Chronique de 1831 à 1862, Tome 2 (de 4)
II
Discours prononcé par le duc de Broglie, président du Conseil, à la Chambre des Députés, dans la séance du 6 janvier 1836, au sujet de la Pologne.
Messieurs,
Je rends justice aux grandes idées, aux passions généreuses qui ont inspiré le premier orateur que vous avez entendu [160]; mais je prendrai la liberté de lui rappeler qu'il n'a pas rendu une entière justice au gouvernement et au Ministère qui existait en 1831, lorsqu'il a paru croire que les embarras de cette époque avaient interdit à notre Cabinet de prendre, à la nation polonaise, l'intérêt qu'elle inspirera toujours à un gouvernement français.
A cette époque même, à cette époque si difficile et si périlleuse, où les circonstances intérieures de la France étaient si embarrassantes, le gouvernement français a fait pour la nation polonaise tout ce qu'il dépendait de lui de faire. Il a fait plus que toute autre nation, et si jamais l'histoire révèle la correspondance diplomatique du gouvernement français à cette époque, j'ose croire que l'on rendra alors justice à l'homme illustre [161] qui présidait le Cabinet.
Ce qui a été fait à cette époque, dans l'intérêt de l'humanité, dans l'intérêt de la justice, le gouvernement n'a jamais cessé de le faire, tant qu'il a dû croire que son intervention serait utile à la population de la Pologne.
Ce n'est pas, en effet, en présence d'une Chambre aussi éclairée, que j'ai besoin de rappeler combien l'intervention d'une Puissance étrangère, dans l'administration intérieure d'un autre État, doit être conduite avec égards et ménagements; combien, souvent, il est à redouter que cette intervention, loin de calmer les irritations, les excitations, loin d'affaiblir les animosités politiques, les irrite davantage; combien, en un mot, il faut prendre de soins et de précautions, en remplissant une pareille tâche.
La Chambre me comprendra, je l'espère, si je lui dis que le gouvernement français n'a négligé, dans une circonstance quelconque, son intervention dans l'humanité; mais la Chambre comprendra que, peut-être, ce n'est pas un bon moment de servir l'humanité, que c'est même aller contre l'intention de la Chambre, que de venir presser, à cette tribune, le gouvernement d'en faire davantage. Il est à craindre, souvent, que des paroles dictées par un sentiment généreux ne produisent, en réalité, un effet tout contraire au sentiment qui les inspire, qu'elles ne se traduisent, au dehors, en animosités plus grandes; enfin, que la cause de l'humanité, qu'on a voulu servir, ne soit trahie, à l'insu même de ceux qui ont voulu la défendre. (De toutes parts: Très bien!)
Je n'en dirai pas davantage. L'orateur qui descend de cette tribune a lui-même remarqué quelle différence doit exister entre les paroles qui y sont prononcées par l'organe du gouvernement, et celles qu'y peut prononcer un membre isolé de la Chambre.
La Chambre comprendra certainement qu'il ne m'appartient point de répondre, une à une, aux observations qui vous ont été soumises, parce que ma réponse à ces observations aurait dans ma bouche une tout autre gravité.
Quant à l'autre branche de la question, quant à l'existence des traités dont le premier orateur a parlé, et dont le second [162] a dit aussi quelque chose, je la traiterai, et j'essaierai d'être court. Personne, que je sache, en Europe, personne sans exception, ne conteste que les traités ne doivent être exécutés fidèlement, selon leur lettre et selon leur esprit; mais dans l'article du traité auquel les deux orateurs ont fait allusion, se trouvent des principes différents, des principes qui ne sont point inconciliables, et qui ont, cependant, besoin d'être conciliés; à savoir, l'indépendance de la Pologne, d'une part, et, de l'autre, l'union de la Pologne avec la Russie. On a, dans cet article, posé le principe d'une représentation et de diverses institutions nationales, mais on a abandonné à l'exécution, de savoir quelles seront ces institutions, et sous quelle forme elles seront établies.
Cet article n'est pas rédigé avec autant de clarté, peut-être, que cela serait à désirer; il laisse par conséquent la possibilité, aux diverses Puissances qui ont signé le traité de 1815, de lui donner des interprétations différentes, de pousser plus ou moins loin les principes dont il se compose. Il se peut (je ne parle ici que par hypothèse) que les diverses Puissances ne se trouvèrent pas d'accord sur l'application de ces mêmes principes, et sur ce qu'il y a à faire. Est-ce à dire que, dès l'instant où il y aurait divergence entre les Puissances, il fallût aussitôt même recourir aux armes? La Chambre ne saurait avoir cette pensée. Il en est du maintien des relations entre les Puissances, comme de l'harmonie entre les pouvoirs publics. Par cela seul qu'il y aurait divergence d'opinions, ce n'est pas un motif pour faire un appel à la force; c'est à la discussion, à la raison, au temps, à faire prévaloir la vérité.
Eh bien! Messieurs, j'en ai la confiance, la Chambre comprendra, sans en dire davantage sur la question qui l'occupe en ce moment, qu'il existe, sur certains points, divergence d'opinions entre diverses Puissances; nous avons pensé que c'était aux négociations, à la raison et au temps, de faire triompher la vérité. Nous espérons que vous serez sur ce point d'accord avec nous. (Vive approbation.)
(Nous reproduisons ce discours d'après le texte donné par le Journal des Débats du 7 janvier 1836.)