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Chronique de 1831 à 1862, Tome 2 (de 4)

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1838

Rochecotte, 1er janvier 1838.—Malgré ma faiblesse, je suis restée jusqu'à minuit au salon pour embrasser M. de Talleyrand, mes enfants et ma sœur, au passage d'une année sur l'autre.

Je dois sortir en voiture aujourd'hui, puis dîner à table, enfin rentrer peu à peu dans la vie.

Rochecotte, 2 janvier 1838.—Toute la contrée a passé ici hier; j'avais encore du monde le soir; je ne suis pas plus mal ce matin, au contraire, et si ce temps merveilleux veut bien durer encore quelques jours, j'espère redevenir bientôt quite myself [93]. M. de Talleyrand, malheureusement, parle déjà de retourner à Paris.

Rochecotte, 5 janvier 1838.—Je n'ai pas trop bonne opinion politique de l'année dans laquelle nous sommes entrés. En tout, j'ai l'esprit noirci, l'âme triste, les nerfs malades, le cœur gros, et, pour parler comme les femmes de chambre, je me donnerais bien pour deux sols. Nous sommes plongés dans les brouillards depuis deux jours. J'ai cependant été faire mes adieux dans mon voisinage immédiat.

Rochecotte, 6 janvier 1838.—M. de Talleyrand et Pauline viennent de partir pour Paris. Il ne reste plus dans la maison que ma sœur, mon fils Alexandre et moi. Je vais me livrer à mes comptes et à mes préparatifs de départ: nous partons tous trois après-demain. Malgré les tristes souvenirs de maladie qui ont assombri mes dernières semaines d'ici, je ne me sépare de ce bon petit lieu qu'avec regret.

Paris, 11 janvier 1838.—Je suis arrivée hier ici, à dix heures du soir, après une route que neuf degrés de froid et une neige continuelle ont rendue extrêmement pénible. Cependant, nous n'avons pas éprouvé d'accident, et le changement d'air, quelque rude qu'il ait été, m'a plutôt fortifiée et rendu un peu d'appétit.

J'ai dîné, hier, à Versailles, chez Mme de Balbi, que j'ai trouvée fort vieillie; ma sœur, pendant ce temps-là, mangeait un poulet chez Mme de Trogoff, qu'elle a beaucoup connue jadis.

Nous avons trouvé M. de Talleyrand en bonne santé, mais inquiet de notre route. Il m'a dit que le Ministère était dans le coup de feu de l'Adresse; ainsi, on n'en aperçoit aucun des membres pour le moment.

Paris, 12 janvier 1838.—J'ai été fort occupée, hier matin, des toilettes de ma sœur, des miennes et de celles de Pauline; nous sommes, toutes trois, arrivées déguenillées. Puis j'ai été voir Mme de Laval, qui est fort changée. Le soir, j'ai conduit ma sœur entendre les Puritains, dans cette même loge du Théâtre-Italien que j'avais l'année dernière. Rubini a bien perdu un peu sa voix, et Mme Grisi s'est mise à crier!

Je crois bien qu'on est fort agité dans le monde politique mais je ne fais pas une question, je ne lis pas un journal et je conserve ma chère ignorance, par paresse et par habileté.

Paris, 13 janvier 1838.—Ma sœur voulait aller une fois à la Chambre des députés, spectacle tout nouveau pour elle. L'ambassadeur de Russie nous a donné ses billets, et nous avons passé, hier, notre matinée au Palais-Bourbon. M. Molé a dépassé mon attente, il a ravi ma sœur et m'a charmée. Rien de plus digne, de plus clair, de mieux pensé, de mieux dit que son discours. Aussi son succès a-t-il été complet. J'ai vu Mme de Lieven, à la Chambre. Ma sœur et elle ont évité de se regarder; elles se détestent sans se connaître; cela ne m'est pas commode [94]. M. Guizot est monté dans notre tribune, je l'ai trouvé fort changé.

Je suis tout ahurie d'une manière de vivre si différente de celle des derniers six mois!

Paris, 14 janvier 1838.—J'ai eu, hier, une très longue et très aimable visite du Prince Royal, que j'ai trouvé fort calme, et dans une disposition d'esprit très sage et très douce.

J'ai été, ensuite, chez la princesse de Lieven, qui m'a initiée à tous les détails de sa situation intérieure, ce qui a eu l'avantage d'exclure toute autre conversation et de me réduire au rôle d'auditeur. Elle se croit sûre de pouvoir rester ici ad vitam æternam, sans y être molestée. Je le désire pour elle.

J'ai été le soir aux Tuileries, faire ma cour à la Reine.

Paris, 15 janvier 1838.—Les grands incendies sont bien à la mode. Celui de la Bourse de Londres vient faire le pendant à celui du Palais d'Hiver à Saint-Pétersbourg, avec cette différence qu'en Russie cent personnes ont péri, tandis qu'en Angleterre, on n'a rien eu de semblable à déplorer. Paul Medem m'a dit que le Palais d'Hiver était trois fois grand comme le Louvre, que six mille personnes y demeuraient; que la pharmacie impériale était située au milieu du Château, et qu'une explosion, à la suite d'une expérience chimique qu'on y avait faite, avait causé l'incendie.

Je ne suis pas sortie hier. M. de Sainte-Aulaire est venu déjeuner avec ma sœur et moi. Plus tard, j'ai eu une visite de M. Royer-Collard, qui se porte bien mieux cette année. J'ai vu MM. Thiers et Guizot chez M. de Talleyrand. Nous avions un ennuyeux et grand dîner de famille, après lequel ma sœur et moi n'avons rien trouvé de mieux à faire que de nous coucher à neuf heures et demie. Je ne suis pas en force. Une conversation avec le docteur Cruveilhier, trop semblable à celle que j'ai eue, à Tours, avec le docteur Bretonneau, a fort contribué à me rejeter dans une disposition sombre et découragée.

Paris, 16 janvier 1838.—Lorsque j'écrivais, hier, je ne savais encore rien de l'incendie qui avait dévoré, la nuit précédente, le Théâtre italien. Le sous-directeur et quatre pompiers ont péri. C'est une perte, c'est une catastrophe; puis c'est consternant pour les pauvres gens dont le seul plaisir était l'opéra italien, comme c'est mon cas. J'y suis tout particulièrement sensible.

Lady Clanricarde est venue, hier, déjeuner avec moi, et je l'ai revue avec un grand plaisir, c'est une très aimable personne. Nous avons repassé dear, ever dear England, et c'est un sujet inépuisable pour moi.

J'ai mené le soir Pauline chez M. le duc d'Orléans, à un bal qui était charmant et arrangé à merveille. Nous sommes parties, en sortant du souper, à deux heures du matin, ce qui était beaucoup pour moi. Du reste, à un fort mal de tête près, je n'ai pas trop à me plaindre de la manière dont j'ai traversé cette corvée; malheureusement, j'en ai d'autres, semblables, en perspective et leur multiplicité m'effraye. Rien ne m'a frappée à ce bal, si ce n'est l'air délicat de Mme la duchesse d'Orléans, qui, malheureusement, ne s'explique pas par une grossesse. Je trouve, aussi, notre excellente Reine vieillie, et M. le duc de Nemours terriblement maigri. Il se fait pousser une barbe moderne, mais tellement blonde que c'est affreux.

Paris, 17 janvier 1838.—J'ai passé, hier, avec ma sœur, ma matinée à faire ce que je déteste le plus au monde, une tournée effective de visites indispensables. Le soir je l'ai conduite aux Tuileries. Elle était très noblement et très magnifiquement arrangée. Elle a été un peu étonnée de la forme de présentation ici. Cela m'a frappée, moi-même, plus que de coutume.

Paris, 23 janvier 1838.—Je me suis enrhumée, par un affreux courant d'air, qui m'a coupé le dos, hier, à un concert chez M. le duc d'Orléans. C'était le seul tort de cette soirée peu nombreuse, et où la musique a été divine, bien choisie, et pas trop prolongée.

M. de Talleyrand se porte très bien, à ses jambes près; leur faiblesse m'est indifférente, mais elles deviennent douloureuses, surtout les doigts d'un pied, dont la couleur n'est pas toujours naturelle. C'est une triste menace. Je m'en trouble extrêmement et lui aussi. En somme, je suis profondément triste, et tout pèse lourdement sur mon cœur.

Paris, 28 janvier 1838.—M. de Talleyrand n'est pas malade, mais sa rage de dîner en ville lui a mal réussi. Hier, chez lord Granville, donnant le bras à la princesse de Lieven, il s'est pris le pied dans les plis de sa robe, et a failli tomber. Il n'a pas fait de chute, mais son genou a ployé, le pied déjà malade a tourné et il s'est donné une entorse du gros orteil. J'ai été fort effrayée, en le voyant rapporter ainsi. Quelle triste année que celle-ci! Le fait est que, depuis le mois d'avril dernier, rien n'a bien marché, et que, si je ne voyais dans tout ceci les épreuves et les préparations à un meilleur monde, je serais bien dégoûtée de celui-ci.

Paris, 30 janvier 1838.—Le pied de M. de Talleyrand le fait souffrir, et ce qu'il y a de pire, c'est qu'il est difficile de découvrir si la douleur tient à la foulure ou à l'état général de ce pauvre pied. Du reste, M. de Talleyrand est calme, toujours entouré, et il fait sa partie de whist chaque soir.

J'ai été, ce soir, chez la Reine, qui avait reçu ce matin la triste nouvelle de l'incendie de ce palais de Gotha dans lequel habitait sa fille, la princesse Marie. La Princesse a failli périr, et elle a perdu beaucoup de choses précieuses, des albums, des portraits, des livres, des journaux de toute sa vie, tout enfin; ses diamants sont fondus dans les montures qui ne sont plus que des lingots, les grosses pierres seules ont résisté et il faut les repolir; et puis, tous les objets chers à son cœur et que l'argent ne peut rendre! Ce premier nuage qui obscurcit un jeune bonheur a quelque chose de cruel parce qu'il met en défiance et rompt la sécurité pour l'avenir. C'est une véritable peine de cœur pour la Reine, d'autant plus que la Princesse étant grosse, le saisissement peut lui avoir fait mal.

Paris, 1er février 1838.—M. de Talleyrand s'inquiète de l'état de sa jambe et du changement que cela porte dans ses habitudes. Je voudrais bien qu'il reprît assez de force, dans ce pied, pour pouvoir remonter en voiture, mais il ne peut pas encore s'appuyer assez pour prendre l'élan nécessaire. L'absence d'air et de mouvement, si cela devait continuer, aurait de graves conséquences. En attendant, il n'est pas seul une minute depuis dix heures du matin jusqu'à une heure après minuit.

Lady Clanricarde est venue déjeuner avec moi hier; elle retourne, sous peu de jours, dans cette chère Angleterre, à laquelle je pense chaque jour avec plus de regrets. Je savais bien tout ce que je perdais en la quittant, et j'ai, du moins, bien mesuré le sacrifice.

Paris, 2 février 1838.—L'état de la jambe de M. de Talleyrand reste à peu près le même quoiqu'elle fût un peu moins enflée hier. Il s'en attriste, et je le crois trop perspicace pour n'en pas mesurer tous les mauvais résultats possibles. Je ne puis dire combien j'ai le cœur et l'esprit en angoisse, quels poids m'oppresse!

Paris, 3 février 1838.—C'était, hier, l'anniversaire de la naissance de M. de Talleyrand, qui a accompli ses quatre-vingt-quatre ans. Heureusement que sa jambe avait un beaucoup meilleur aspect que ces jours derniers. C'était le plus beau bouquet de fête à lui offrir, et à moi aussi.

Paris, 5 février 1838.—Ma sœur avait réuni chez elle, hier soir, des Autrichiens et des Italiens, et avait fait venir un groupe de musiciens napolitains qui se trouvent ici. Elle leur a fait chanter des airs nationaux fort jolis. On a porté M. de Talleyrand en haut, dans l'appartement de ma sœur, et il y a fait sa partie. L'aspect de sa jambe continue à être meilleur, mais son pied foulé reste faible et douloureux. Je ne sais s'il pourra jamais marcher encore. Si, du moins, il pouvait monter en voiture! Car l'absence d'air m'inquiète.

Il est triste et se tourmente! Une chose très remarquable, c'est qu'il a désiré faire la connaissance de l'Abbé Dupanloup, et m'a chargée de l'inviter à dîner pour le jour de ma fête. Je me suis hâtée de le faire, l'Abbé a accepté d'abord, refusé ensuite; je soupçonne l'Archevêque d'être là-dessous. Je le verrai demain, je veux en avoir le cœur net. M. de Talleyrand, en apprenant le refus de l'Abbé, m'a dit: «Il a moins d'esprit que je ne croyais, car il devait désirer pour lui et pour moi venir ici.» Ces paroles m'ont frappée, et ont augmenté mon impatience du refus de l'Abbé.

Paris, 7 février 1838.—J'ai été, hier, malgré un froid très vif, chez l'Archevêque, que j'ai trouvé fort gracieux. Il m'a donné, pour la Sainte-Dorothée, ma fête, qui était hier, un superbe exemplaire de l'Imitation de Jésus-Christ; pour M. de Talleyrand, le même; pour ma sœur, un portrait de Léon XII, le Pape qui avait reçu son abjuration; pour Pauline, un beau livre de piété. Il a été très surpris et affligé du refus de dîner que nous a fait l'abbé Dupanloup; enfin, j'en ai été très satisfaite.

Je l'ai été encore plus de la manière dont M. de Talleyrand a reçu le cadeau de l'Archevêque et de la façon dont il a écouté le récit de mon entretien avec lui. Il désire que l'Archevêque use de son autorité pour décider l'abbé Dupanloup à venir ici. Je ne puis m'empêcher de rattacher ses bonnes dispositions à celles que j'ai pu témoigner dans ma dernière maladie, et aux paroles qu'à cette occasion j'ai pu lui adresser. Je bénis Dieu de l'épreuve que, dans ses voies cachées et toujours admirables, il lui a plu de m'envoyer! Et si, pour achever cette grande œuvre, il me fallait porter un sacrifice encore plus complet, je suis joyeusement prête.

Paris, 9 février 1838.—M. de Talleyrand est sorti en voiture, hier, pour la première fois, uniquement pour se promener, et cela lui a fait du bien, ou, pour mieux dire, du plaisir. Les effets de la foulure disparaissent vite, mais il n'en est pas de même de l'état général du pied, qui reste assez mauvais. On l'a porté jusque dans sa voiture, et retiré à bras; cela a été moins difficile que je ne pensais, mais ces démonstrations d'infirmité me sont douloureuses à regarder, plus que je ne puis le dire.

On commence à ajouter foi aux bruits de grossesse de Mme la duchesse d'Orléans. Je crois, cependant, qu'il faut encore attendre un peu pour être parfaitement assuré de ce fait.

Paris, 10 février 1838.—On dit que le différend entre les Flahaut et le général Baudrand s'arrangera [95], mais je ne pense pas que cela dure. Mme de Flahaut vient, le soir, voir M. de Talleyrand, et le mari chaque matin; ils sont doux et gracieux comme des menacés.

M. Royer-Collard, que j'ai vu un instant, hier, était enchanté d'avoir, par ses discours de l'autre jour, déchiré le costume que l'on voulait faire reprendre aux Députés. Nous nous sommes un peu querellés à cette occasion. Il y a, dans son âme, une goutte trop forte d'amertume, qui le rend quelquefois, et à son insu, bien mischievous.

Paris, 11 février 1838.—M. de Talleyrand a pu aller, hier, chez Madame Adélaïde; c'était le grand événement de sa journée, par conséquent de la mienne. Celui d'aujourd'hui est la neige, qui tombe à gros flocons, sans discontinuer, et qui nous replonge dans l'hiver.

L'abbé Dupanloup est venu me faire, hier, une longue visite, dont je suis parfaitement satisfaite. Il dînera chez nous dans huit jours.

Nous avons eu aussi du monde à dîner, toute la famille d'Albuféra, les Thiers, les Flahaut, et il vient chaque soir quelques personnes.

Paris, 15 février 1838.—M. de Talleyrand s'occupe fort d'un petit éloge de M. Reinhard, qu'il veut prononcer, au commencement du mois prochain, à l'Académie des Sciences morales et politiques. Il y met du soin et cela nous a pris quelques heures hier.

L'affaire Baudrand et Flahaut n'est point encore terminée. Ce sont des prétentions, des hésitations, des tergiversations de tous côtés, qui finissent par donner un ridicule amer aux deux rivaux, et qui pis est, au Prince Royal.

Paris, 23 février 1838.—Nous vivons toujours dans le froid et dans la neige.

M. le duc de Nemours a eu un mal de gorge qui a menacé de tourner en esquinancie, mais cette indisposition n'a empêché aucune fête de Cour, et il assistait avant-hier au bal que donnait la Reine.

M. de Talleyrand a du rhume, les jambes faibles. Voilà deux points par lesquels il est atteint: le premier n'est que très passager; l'autre, grave dans ses conséquences éloignées, n'a rien d'imminent. Voilà le vrai.

Paris, 25 février 1838.—J'ai été avertie, de grand matin, que M. de Talleyrand éprouvait une espèce de suffocation. Cette suffocation était purement mécanique, et tenait à ce qu'il a glissé au fond de son lit, qu'il s'est trouvé comme enseveli sous ses énormes couvertures, et qu'il en est résulté une sorte de cauchemar. Je viens de le quitter, dormant paisiblement dans un fauteuil. Ce que je n'aime point, c'est que, depuis deux jours, il a toujours plus ou moins de fièvre, et que, ne voulant rien, ou presque rien manger, de peur de l'augmenter, il est très faible. L'absence du docteur Cruveilhier, qui est à Limoges, est aussi une mauvaise condition; enfin, sans inquiétude immédiate, je suis loin cependant d'être rassurée sur l'issue de cet état morbide, qui prouve l'ébranlement général de la machine.

Paris, 3 mars 1838.—C'est dans deux heures que M. de Talleyrand va à l'Académie, par une pluie froide qui est très déplaisante. Je crains aussi beaucoup l'émotion pour lui. Il y aura un grand concours de monde; pas de femmes, cette Académie n'en admet pas. J'espère que la journée se passera bien, mais je voudrais être à demain.

Paris, 4 mars 1838.—M. de Talleyrand est très agité et très faible ce matin. C'est que l'effort a été bien grand, et quelque succès qu'il ait eu, je crains que ce dernier éclat n'ait été payé bien cher. Ce succès a dépassé mon attente; les rapports de cinquante personnes qui ont assailli ma chambre après la séance ne me laissent aucun doute à cet égard. Il avait retrouvé toute sa voix, il a lu à merveille, il a marché, il était jeune, il était tout entier. Mais deux heures après, il était terrassé, et hors d'état de lutter. Je ne sais ce que diront les journaux de ce discours, mais si quelque chose pouvait désarmer, il me semble que ce devrait être un si grand âge, un passé si riche, une telle énergie employée à adresser au public des adieux si nobles, si pleins de droiture et de bonnes doctrines [96].

Paris, 5 mars 1838.—La journée s'est mieux passée que je ne l'espérais, pour M. de Talleyrand. Le Journal général de France, qui appartient aux Doctrinaires, contenait le meilleur, le plus spirituel et le plus agréable article, sur le discours de M. de Talleyrand. Les uns l'attribuent à M. Doudan, les autres à M. Villemain. Celui des Débats est obligeant, mais lourd; celui du Journal de Paris, bien; celui de la Charte, bête et mal écrit; la Gazette de France, suffisamment bien; le Siècle et la Presse, insignifiants; le National, nul. Contre mon habitude, qui, depuis mon retour de la campagne, a été de ne pas ouvrir un seul journal, je les ai tous lus hier, j'en ferai encore autant aujourd'hui, puis je reprendrai le cours de mon ignorance.

Paris, 6 mars 1838.—M. de Talleyrand a eu une défaillance, hier, avant le dîner. Je crois qu'elle tient à sa diète trop rigoureuse; celle-ci, à l'embarras glaireux de la poitrine et de l'estomac, qui lui ôte l'appétit. Le vésicatoire qu'on va lui mettre le délivrera, je l'espère. Les journaux d'hier n'étaient pas tous également satisfaisants sur son discours, mais cela ne l'a pas ému, car son succès a été véritable auprès du public sain et honnête. La maison ne désemplit pas, des gens qui viennent le féliciter. M. Royer-Collard me disait hier: «M. de Talleyrand a été solennellement amnistié de ce qu'il y a eu de fâcheux dans sa vie, et publiquement glorifié de ce qu'elle a eu de bon et de grandement utile.»

Paris, 7 mars 1838.—M. de Talleyrand n'a pas eu de défaillance hier, mais il a mauvais visage, et je le trouve très changé. J'apprends que son frère, le duc de Talleyrand, mon beau-père, est aussi dans le plus triste état. La vicomtesse de Laval a de la fièvre, un catarrhe, de l'insomnie. Tout cela est sombre, et ces images de destruction me retombent bien lourdement sur le cœur.

Paris, 8 mars 1838.—M. de Talleyrand a mieux passé la journée d'hier; on le soigne beaucoup, et quand je suis rentrée d'un dîner donné à ma sœur par les Stackelberg, et de chez la Reine, où j'avais été ensuite, je l'ai trouvé entouré de belles dames, et d'assez bonne humeur.

Le matin, j'avais mené Pauline quêter M. l'Archevêque. Ma sœur avait voulu nous accompagner, ce qui fait que je n'ai pas pu causer avec M. de Quélen.

Les Flahaut n'ont plus rien de commun avec le Pavillon Marsan, excepté les bonnes grâces du Prince Royal qu'ils paraissent emporter. Au Pavillon de Flore, malgré beaucoup de belles phrases, on est ravi de leur départ. Les Flahaut ne croient pas au vrai, et s'en prennent à une intrigue doctrinaire à laquelle se serait joint le duc de Coigny. Ils partent, bientôt, pour l'Angleterre, où ils feront, je crois, un assez long séjour.

Paris, 10 mars 1838.—L'abbé Dupanloup est venu me voir hier; il a demandé ensuite à voir M. de Talleyrand, pour le remercier de l'exemplaire de son discours qu'il lui avait envoyé; Pauline l'y a conduit. Il est resté seul pendant vingt minutes avec M. de Talleyrand, sans qu'il se soit rien dit de direct; mais il y a eu de bonnes paroles jetées, et quand l'Abbé est remonté chez moi, il m'a paru concevoir quelques bonnes espérances. Il y a mis, d'ailleurs, une grande discrétion et une mesure parfaite, et je le trouve d'une raison extrême; c'est lui qui s'est retiré le premier, et on lui a dit qu'on espérait qu'il reviendrait. Tout cela est bon, mais pourvu que nous ayons le temps! Car je trouve non plus de la maladie, mais un grand abattement, une altération sensible des traits, et il n'y a rien à brusquer avec un tel esprit! Mon Dieu, quelle tâche! Et que j'en serais effrayée, si je ne me disais que l'instrument le plus indigne, quand il plaît à Dieu de le choisir, peut devenir plus puissant que le plus grand saint, s'il n'entre pas dans les voies de Dieu de s'en servir!

Paris, 11 mars 1838.—Voilà le Ministère anglais sorti victorieux d'une épreuve qu'on annonçait devoir lui être fatale. Le nôtre se tirera-t-il aussi bien de l'épreuve de la semaine prochaine, celle des fonds secrets? Il y a bien des batteries dressées contre lui, des agitations sourdes de tous les côtés; on dit que de tous les bouts de la Chambre, on tirera des feux convergents sur les bancs ministériels, quitte, après, je suppose, à s'entre-tirailler sur le champ de bataille. Tout cela est pitoyable!

Paris, 14 mars 1838.—J'ai passé hier deux heures avec Mgr l'Archevêque. J'ai été plus contente de ses sentiments que de ses décisions; cependant tout est resté livré à ses méditations. Il m'a dit de lui écrire mes idées, et j'espère, avec la grâce de Dieu, qui jettera la lumière ici et là-bas, arriver à une fin consolante, et pour ceux qui partiront, et pour ceux destinés à continuer leur pèlerinage.

En quittant l'Archevêque, j'ai été chez la vicomtesse de Laval, toujours faible et vacillante de corps, toujours vive de cœur et d'esprit.

Je suis revenue et j'ai trouvé M. de Talleyrand triste et mal à l'aise; il s'est remonté en causant avec moi. Il a mangé un peu mieux que ces jours passés; le soir, il était moins faible et je viens d'apprendre que sa nuit a été fort tranquille. Je passe sans cesse par les hauts et les bas les plus agitants. Je suis soutenue par le sentiment d'être utile, peut-être même nécessaire, et j'espère que les forces, si elles doivent me manquer, me resteront jusqu'au bout de ma tâche; après quoi, le sacrifice est fait, je l'ai fait pendant ma maladie à Rochecotte.

Paris, 15 mars 1838.—J'ai accompagné, hier, ma sœur, qui voulait aller encore une fois, avant son départ, à la Chambre des députés. J'y ai éprouvé beaucoup d'ennui. Les paroles de M. Molé ont été fort bonnes; M. Barthe a parlé avec une trivialité insupportable, M. Guizot a fait le plus ennuyeux de tous les sermons, M. Passy a été grossier sans être piquant, M. Odilon Barrot a été très habile, très spirituel, il n'a rien laissé à dire, ni à Thiers ni à Berryer, mais son débit est si déclamatoire et si peu soutenu, que c'est une grande fatigue de l'écouter. A tout prendre, les honneurs de la séance sont restés à M. Molé, ou, pour mieux dire, si le Ministère n'a rien gagné, ses adversaires ont perdu beaucoup, ce qui, comme résultat momentané, revient au même.

Paris, 16 mars 1838.—J'ai mené Pauline hier à la messe, au sermon, et au salut, après lequel elle a quêté. Deux enterrements ont interrompu cette quête, en empêchant la moindre sortie, et une pluie battante les a encore retardés, ce qui fait que nous sommes restées éternellement sur nos jambes, à la porte de l'église. Du reste, le sermon de l'abbé de Ravignan [97], sur l'indifférence en matière de religion, et sur ses différentes causes, m'a fait un grand plaisir, et si ce n'est pas le plus beau des sermons que j'aie lus, c'est du moins le meilleur que j'aie jamais entendu.

M. Molé, qui dînait ici, disait que ce matin, à la Chambre, dans la formation des bureaux, l'alliance entre les hommes ennemis il y a quelques mois encore était flagrante.

Paris, 17 mars 1838.—J'ai passé longtemps hier matin, au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, dont l'abbé Dupanloup est supérieur. J'y ai été fort contente de ce bon Abbé, qui a bien voulu être aussi satisfait du petit écrit que je lui ai montré [98].

D'ici à un mois, nous aurons un nouveau poème de M. de Lamartine, intitulé l'Ange déchu [99], puis des Mélanges littéraires, de M. Villemain, et un ouvrage de M. de Chateaubriand sur le Congrès de Vérone. Enfin, des provisions de lecture pour l'été!

M. de Talleyrand dit qu'il ira le 1er mai à sa terre de Pont-de-Sains en Flandre, qu'il y restera tout l'été, qu'il en partira le 1er septembre pour Nice, en voyageant lentement, et qu'il reviendra au mois de mai 1839 à Valençay. Il y a quelque chose de bien hardi dans des projets si étendus et de peu raisonnable à affronter l'humidité flamande dès le 1er mai; je laisse dire, et me confie au grand Régulateur.

Je trouve bien jolie la devise, ou plutôt la fin de lettre que je viens de trouver dans un vieux livre: «A Dieu soyez.» Je l'adopte.

Paris, 22 mars 1838.—La princesse Marie, qui est ici depuis le 19, a failli faire une fausse couche, hier, à la suite d'une trop longue promenade, et Mme la duchesse d'Orléans n'en évite une qu'en ne quittant pas sa chaise longue.

M. de Rumigny, notre ambassadeur à Turin, s'y est fait une mauvaise querelle. Querelle personnelle avec le Roi, pour une question d'étiquette; il est arrivé des plaintes sur lui. Cette histoire est la plus sotte du monde, car il s'agit des barbes blanches ou noires portées par les femmes. L'étiquette sarde ne les permet qu'à la Reine. Comme cela est bête!

Une alliance paraît flagrante entre MM. Thiers et Guizot, mais le récri contre ce rapprochement est tel, dans le public, que chacun en est embarrassé, et qu'il avortera probablement avant d'avoir porté ses fruits. M. Guizot, surtout, en éprouve du malaise, parce que sa considération en souffre cruellement, et que c'était dans cette considération, plus que dans son talent, qu'il cherchait et qu'il trouvait son importance. Le fait est qu'après tout ce que, des deux côtés, on s'est dit, après les discours qui ont clos la session dernière, et les propos qui en ont rempli l'intervalle, il y a quelque chose de trop cru dans cette alliance que M. Royer-Collard appelle une union impie.

Il est fort question d'un voyage du Roi à Nantes et à Bordeaux pour le mois de juin, ce qui nous ramènerait en Berry et vers la Touraine. M. de Talleyrand avait, jusqu'ici, uniquement en vue le Pont-de-Sains, ce qui était calamiteux.

Paris, 25 mars 1838.—J'ai bravé, hier, une tempête équinoxiale pour aller voir Mgr. l'Archevêque. Nous nous rapprochons, peu à peu, dans les termes de la lettre, et j'espère que nous arriverons à quelque chose de bien; mais il nous faut du temps, et que les circonstances extérieures nous aident, ce qui ne dépend pas de nous, et ce qu'il faut demander à plus puissant que nous. Au reste, si là-haut on peut être importuné par les prières d'ici-bas, on doit l'être pour celles qui y sont adressées à ce sujet.

Paris, 28 mars 1838.—J'ai eu, hier, la plus importante des conversations avec M. de Talleyrand, et j'ai trouvé, en lui, des accès ouverts qui me paraissent miraculeux. J'espère marcher maintenant dans une voie assurée, et, quoique le but soit encore éloigné, j'espère qu'aucun précipice ne se placera entre lui et mes efforts.

On meurt ici d'une façon effrayante. Voici M. Alexis de Rougé qui a disparu en douze heures, foudroyé par l'apoplexie. Cela jette beaucoup de monde dans un très grand deuil.

J'ai été chez Madame Adélaïde où j'ai su tout le bien que disait la duchesse de Würtemberg de l'Allemagne. Mme la duchesse d'Orléans sent remuer son enfant, et je crois que d'ici à quelques jours, sa grossesse sera officiellement publiée.

On dit que la jeune Reine d'Angleterre galope, à travers les omnibus et les cabriolets, dans les rues de Londres, ce que ses vieilles tantes trouvent très choquant, et ce qui l'est en effet.

Il y a, dans le Parlement anglais, une alliance non moins étonnante que celle de chez nous entre MM. Thiers et Guizot: c'est celle de lord Brougham et de lord Lyndhurst.

Paris, 1er avril 1838.—J'ai été, hier, avec ma sœur, voir, dans la cour du Louvre où elle est momentanément exposée, une statue en bronze, qui part dans quelques jours pour Turin. C'est celle d'Emmanuel-Philibert de Savoie, à l'issue de la bataille de Saint-Quentin, arrêtant son cheval et remettant son épée dans le fourreau; elle est faite par Marochetti; c'est une admirable chose, pleine de grâce, de noblesse et de mouvement. J'en ai été ravie, et il me semble qu'en général elle est fort approuvée.

Paris, 3 avril 1838.—J'ai remis hier à M. de Talleyrand le petit écrit que j'avais préparé pour lui. La remise s'est faite sans bourrasque. Je suppose qu'hier au soir, il en aura fait une lecture approfondie, et je vais voir, aujourd'hui, si l'horizon ne s'est pas obscurci.

Paris, 4 avril 1838.—Mon petit écrit a eu plein succès.

J'ai mené ma sœur, hier, à Saint-Roch, pour y entendre prêcher l'abbé de Ravignan. Il nous a fait grand plaisir; il a une belle figure, un beau son de voix, une excellente prononciation, de la foi, de la conviction, de la chaleur, de l'autorité, une argumentation vive et serrée, de la clarté, un langage noble, une parole ferme; il n'est pas prolixe et jamais diffus; il manque d'onction, ce qui le rend plus doctrinal qu'évangélique, aussi était-il dans la parfaite liberté de son talent, hier, en prêchant sur l'infaillibilité de l'Église.

M. de Pimodan, grand légitimiste, qui donnait le bras à une des quêteuses, a, insolemment, barré le passage à la Reine; le curé, l'abbé Olivier, qui l'accompagnait à la sortie, et qui est un petit homme trapu et fort comme un Turc, a donné un coup de coude si raide à M. de Pimodan, pour le faire se ranger, que celui-ci est entré en fureur et a fort rudement demandé au curé ce qu'il avait prétendu par ce coup de coude; l'abbé lui a répondu tranquillement: «J'ai entendu, Monsieur, faire faire place à la Reine.» Sur quoi le monsieur a tenu de très insolents propos entre ses dents, qu'on a fait semblant de ne pas entendre.

La princesse de Bauffremont, qui devait être une des quêteuses, ayant appris, la veille, que Mme de Vatry devait aussi quêter (elles étaient six quêteuses, prises dans les différentes sociétés de Paris, afin de faire délier le plus de bourses possible), a fait dire qu'elle ne voulait pas se trouver en compagnie de la fille de M. Hainguerlot, et s'est retirée. Comprend-on quelque chose de si impertinent et de si peu charitable?

Paris, 8 avril 1838.—La séance à la Chambre des Pairs occupait fort tout le monde hier. Le discours de M. de Brigode, prononcé la veille, avait donné l'éveil; la part active que le duc de Broglie a prise dans cette discussion paraît un événement, et se lie au mouvement hostile et à l'alliance impie de la Chambre des Députés. Le Ministère a très bien répondu aux attaques de MM. de Broglie et Villemain; M. Pasquier, qui a de l'humeur qu'on veuille borner ses attributions, a fort mal présidé. Le Ministère est inquiet de la semaine de Pâques.

Le duc de Talleyrand, frère cadet du prince de Talleyrand, mourut le 28 avril 1838: le duc et la duchesse de Dino héritèrent alors de son titre, qu'ils portèrent depuis. Le 17 mai suivant, le prince de Talleyrand expirait à son tour, des suites d'un anthrax, après quatre jours de maladie.


La lettre qui suit a été écrite le 10 mai 1839, mais elle a été placée à cet endroit de la Chronique par l'auteur même.

Lettre adressée par Mme la duchesse de Talleyrand à M. l'abbé Dupanloup, à l'occasion du récit fait par celui-ci des derniers instants de M. le prince de Talleyrand.

«J'ai lu, vous n'en doutez pas, avec une profonde émotion, Monsieur l'Abbé, le précieux manuscrit [100] que j'ai l'honneur de vous renvoyer.

«Il dit tout avec une vérité et une simplicité qui me paraissent devoir toucher les plus indifférents, convaincre les plus incrédules. Il ne me reste rien à ajouter à votre récit, car il retrace parfaitement toutes les circonstances de l'événement douloureux qui s'est, si miséricordieusement, accompli sous nos yeux. Mais peut-être suis-je, seule, en mesure d'indiquer le travail intérieur qui, depuis quelques années, avait certainement commencé à modifier les dispositions de M. de Talleyrand; travail gradué, et qu'il n'est pas sans intérêt de suivre, dans la marche lente, mais sincère, qui l'a conduit, enfin, au terme, d'une manière si consolante.

«Je vais donc essayer de retrouver mes souvenirs à cet égard, et je ne pense pas remonter trop loin, en les reprenant à la première communion de ma fille, qui eut lieu à Londres, le 31 mars 1834. Elle vint, ce jour-là, demander la bénédiction de M. de Talleyrand, qu'elle appelait son bon oncle. Il la lui donna avec attendrissement et me dit ensuite: «Que c'est touchant, la piété d'une jeune fille, et que l'incrédulité, chez les femmes surtout, est une chose contre nature!» Cependant, peu après notre retour en France, M. de Talleyrand s'alarma de la piété vive de ma fille; il craignit qu'on ne lui apprit à se défier de lui, à le juger avec sévérité; il me demanda même de savoir dans quel sens le confesseur de Pauline lui parlait à son sujet. J'en fis tout simplement la question à ma fille, qui me répondit, avec la candeur que vous lui connaissez, que son oncle n'étant pas un péché pour elle, jamais elle n'en parlait à son confesseur, qui, de son côté, ne le lui nommait que pour l'engager à beaucoup prier Dieu pour lui. M. de Talleyrand fut touché de cette réponse, et me dit: «Cette conduite est d'un homme d'esprit et de mérite.»

«Il voulut, dès lors, que Pauline eût encore plus de facilité à se rendre à l'église, et à aller jusque dans un quartier éloigné chercher vos sages directions; il lui offrait sa voiture, et je l'ai vu, parfois, se gêner dans ses sorties, pour la plus grande commodité de la petite.

«Il avait fini par tirer une certaine vanité personnelle de la piété de Pauline; il se montrait flatté que, sous ses yeux, elle eut été aussi religieusement élevée; et souvent il disait, en parlant de Pauline: «C'est l'ange de la maison.» Il trouvait un plaisir extrême (celui des belles âmes), à mettre en lumière le mérite des autres; personne ne louait avec plus de grâce, plus de mesure, plus utilement, plus à propos. On valait tout ce qu'on pouvait valoir, quand on était raconté, cité par lui. Il lui arrivait sûrement de blâmer quelquefois, mais c'était rare, et il ne s'y appliquait pas comme à la louange. Il ménageait surtout les ecclésiastiques, et quand il les désapprouvait, ce n'était guère que sous des rapports politiques, jamais dans l'exercice de leur ministère, et toujours avec beaucoup de mesure. Il respectait, il admirait l'ancienne Église de France, dont il parlait comme d'une grande, belle et éclatante chose! J'ai vu, dans sa maison, des Cardinaux, des Évêques, de simples curés de village; tous y étaient reçus avec des égards infinis, et entourés de soins délicats. Jamais un mot déplacé ne s'est prononcé devant eux; M. de Talleyrand ne l'eût pas souffert. J'ai vu l'Évêque de Rennes (l'abbé Mannay) passer des mois à Valençay; l'Évêque d'Évreux (l'abbé Bourlier) demeurer à l'hôtel Talleyrand, à Paris, et y vivre avec la même sainteté, avec la même liberté, y recevoir les mêmes égards que dans leur diocèse. M. de Talleyrand fut, pour son oncle, feu M. le Cardinal de Périgord, un neveu soigneux, tendre et déférent. On le voyait souvent, à l'Archevêché, où il causait de préférence avec M. l'abbé Desjardins, dont il aimait la conversation douce, fine et variée.

«Je me suis souvent étonnée de l'extrême aisance de mon oncle dans la société des ecclésiastiques, et je ne me la suis expliquée que par l'illusion, étrange mais réelle cependant, dans laquelle il est resté longtemps sur sa véritable position vis-à-vis de l'Église. Il savait bien qu'il avait affligé l'Église, mais il croyait que sa sécularisation, à laquelle il donnait une trop grande portée, avait, sinon tout effacé, du moins tout simplifié [101]. Sa situation lui apparaissait donc comme à peu près nette, et, par conséquent, facile. Cette erreur a duré autant que sa vie politique, et ce n'est qu'après s'être retiré des affaires qu'il a songé à éclaircir plus exactement ses rapports avec le Saint-Siège. Mais avant cette époque, un instinct vague lui faisait sentir que si, dans son opinion, il ne devait pas précisément une réparation, il devait, du moins, quelques consolations à ceux qu'il avait contristés. Aussi se montrait-il, en toutes circonstances, favorable aux intérêts du clergé, et jamais il n'a refusé l'aumône, ni à un prêtre malheureux, ni à un boiteux; il se reconnaissait, tacitement, dans l'un comme dans l'autre. Sa charité était grande, et je lui fis beaucoup de plaisir en lui rapportant un mot dit sur lui par une personne de grande vertu. Le voici: «Soyez tranquille, M. de Talleyrand finira bien, car il est charitable.» J'eus occasion de lui rappeler ce mot à l'heure la plus solennelle de sa vie; vous pouvez vous en souvenir Monsieur l'Abbé, et vous souvenir avec quelle consolation il l'entendit. Sa reconnaissance a toujours été vive pour ceux qui, retirés du monde, au fond des couvents, priaient pour lui. Il ne l'oubliait pas, et disait: «J'ai des amies parmi les bonnes âmes.» Son cœur en était touché, parce qu'il était bon, oui, très bon; lui-même en avait la conscience, lorsqu'il me disait: «N'est-ce pas que je suis meilleur qu'on ne le croit?» Assurément, il était meilleur qu'on ne le savait; ses proches, ses amis, ses serviteurs pouvaient seuls mesurer cette bonté simple, attentive, aimable, fidèle. Vous avez vu nos larmes! Les bons seuls sont pleurés ainsi!

«Il reçut successivement, depuis son retour d'Angleterre en France, deux impressions vives et salutaires, par la mort chrétienne du duc de Dalberg, et par les habitudes religieuses qui marquèrent les derniers temps de la vie du docteur Bourdois, son contemporain, son ami et son médecin. Il sut gré à M. Bourdois de l'avoir confié aux mains habiles de M. Cruveilhier; il se fiait à son talent et s'honorait d'être si bien soigné par un homme aussi religieux: il semblait puiser, dans la piété de son médecin, une sécurité de plus.

«Pie VII fut, de tout temps, l'objet de sa grande vénération. Il a consacré plusieurs pages de ses Mémoires à la lutte de ce Pape avec l'Empereur Napoléon; son récit est tout entier à l'avantage du Souverain-Pontife. Il prisait fort la politique du Saint-Siège, comme habile, lente, douce et toujours égale, qualités qu'il mettait au premier rang en affaires.

«Pendant tout le temps du pontificat de Pie VII, mon oncle s'est cru assez bien en cour de Rome. Souvent, il m'a cité, à l'appui de cette conviction, un mot dit par le Saint-Père à son occasion; le Pape se trouvait alors à Fontainebleau, où s'adressant à Mme la marquise de Brignole, amie de M. de Talleyrand, et lui parlant de mon oncle, il lui dit: «Que Dieu veuille avoir son âme, mais, moi, je l'aime beaucoup.»

«M. de Talleyrand n'ignorait pas que j'avais assez souvent l'honneur de voir Mgr l'Archevêque de Paris, et il avait fort bien deviné que ces relations avaient pour motif principal, du côté de M. de Quélen, le désir de conserver quelques relations avec mon oncle. M. de Talleyrand n'en était nullement importuné, au contraire, et quoique plusieurs lettres, adressées par Mgr de Paris à M. de Talleyrand eussent, à différentes époques, manqué leur but, il ne s'en montrait pas moins touché, d'avoir inspiré un intérêt aussi persévérant à un Prélat dont il honorait le caractère, et dont il appréciait le zèle sincère, ainsi que la généreuse charité. Lui-même portait beaucoup d'intérêt à M. de Quélen, à sa position politique qu'il aurait désiré pouvoir simplifier. Je l'ai vu, dans plusieurs circonstances, chercher à lui être utile, soit par des conseils qu'il croyait bons, soit en lui rendant, en toute occasion, les témoignages les plus honorables. Il le faisait non seulement par amour pour la vérité, mais aussi comme un hommage rendu à la mémoire de feu M. le Cardinal de Périgord. Il disait souvent: «Je regarde M. de Quélen comme nous ayant été légué par mon oncle le Cardinal; il nous aime, il aime notre nom, et tout ce qui se rattache au Cardinal.» Au jour de l'an, il me chargeait de le faire écrire chez Mgr l'Archevêque, et me disait: «Nous devons toujours le traiter en grand parent.» Jamais il ne me voyait partir pour Saint-Michel ou pour le Sacré-Cœur [102], qu'il ne me chargeât d'offrir ses hommages à Mgr l'Archevêque. Quand je rentrais, il me demandait de ses nouvelles, voulait savoir s'il avait été question de lui, et ce que M. de Quélen en avait dit. Il écoutait mes réponses avec attention, souriait et finissait par dire: «Oui, oui, je sais qu'il a bien envie de gagner mon âme et de l'offrir à M. le Cardinal.» Tout cela, jusque dans la dernière année, se disait sans grand sérieux, mais avec une grande bienveillance.

«Le 10 décembre 1835, on vint de très bonne heure me dire la mort de la princesse de Talleyrand. Il fallut l'annoncer à mon oncle: je ne le fis qu'avec une extrême répugnance, car c'était précisément à l'époque où il fut atteint de violentes palpitations, qui nous faisaient redouter une mort subite. Les émotions surtout devaient lui être évitées, et je pouvais craindre que cette nouvelle ne lui causât un certain trouble. Il n'en fut rien et il me répondit sur-le-champ, avec calme, ces mots qui ne laissèrent pas de me surprendre: «Ceci simplifie beaucoup ma position.» Au même moment, il tira, de la poche de son gilet de nuit, plusieurs lettres, et me dit de les lire. La première était écrite par une dame religieuse au Sacré-Cœur. M. de Talleyrand l'avait beaucoup connue jadis, lui avait rendu quelques services, et l'appelait toujours sa vieille amie, Mme de Marbœuf. Dans cette lettre, elle lui parlait de Dieu, et lui envoyait la médaille que toujours il a portée depuis, et qui, aujourd'hui, est à vous, Monsieur.

«La seconde lettre lui était adressée par un curé des environs de Gap, qui lui était parfaitement inconnu. Lui aussi parlait de Dieu, avec une admirable et touchante simplicité.

«La troisième lettre enfin, dictée par la foi la plus vive, la charité, la raison, et un intérêt sincère, abordait courageusement la position religieuse de mon oncle. Il écrivit quelques lignes à Mme la duchesse Mathieu de Montmorency pour l'en remercier. Il a constamment porté cette lettre sur lui, dans un petit portefeuille de poche, dans lequel je l'ai retrouvée après sa mort. Souvent, il reparlait de cette lettre, et de la noble et malheureuse personne qui la lui avait écrite, et toujours avec un tendre respect!

«Il sut aussi qu'une de mes cousines, Mme de Chabannes, religieuse aux grandes Carmélites de Paris, priait sans cesse pour lui. Il en fut touché et me disait en parlant de toutes ces saintes personnes: «Les bonnes âmes ne veulent pas désespérer de moi». Je ne connais rien de si doux, de si aimable que cette sainte parole. Elle prouvait bien qu'il ne fallait pas craindre que Dieu l'abandonnât!

«Pour qui le connaissait aussi bien que moi, il y aurait eu de la maladresse à le pousser trop virement dans cette voie. Il fallait, au contraire, laisser à ces différentes impressions le temps de se développer, et rien ne se faisait vite chez lui. Il avait une confiance infinie dans le temps, qui, en effet, lui a été fidèle jusque dans la mort.

«Chaque fois que j'avais parlé à mon oncle de son mariage, et cela m'était arrivé souvent, je ne craignais pas de lui montrer ma surprise d'une faute aussi inexplicable aux yeux des hommes qu'elle était fatale aux yeux de Dieu. Il me répondit alors: «Je ne puis, en vérité, vous en donner aucune explication suffisante; cela s'est fait dans un temps de désordre général; on n'attachait alors grande importance à rien, ni à soi, ni aux autres. On était sans société, sans famille, tout se faisait avec la plus parfaite insouciance, à travers la guerre et la chute des Empires. Vous ne savez pas jusqu'où les hommes peuvent s'égarer aux grandes époques de décomposition sociale.» Cette même pensée se retrouve dans son projet de déclaration au Pape, dont l'original est resté entre mes mains, quand il écrit: «Cette révolution qui a tout entraîné et qui dure depuis cinquante ans.»

«Vous voyez que, non seulement il ne cherchait pas à justifier son mariage, mais qu'en vérité, il n'essayait pas même de l'expliquer. Il en avait été très malheureux dans sa vie domestique. Sous l'Empire, sous la Restauration, depuis encore, je l'ai toujours vu embarrassé, honteux de cet étrange lien, dont il ne voulait plus porter, et dont il ne pouvait entièrement rompre la pénible chaîne. Aussi, quand la mort vint la briser, il sentit pleinement sa délivrance.

«Quelque temps après, au mois de mars 1836, un de ses domestiques fut atteint d'une maladie qui bientôt fut déclarée mortelle. Ma fille décida cet homme à voir un prêtre et à recevoir les sacrements. M. de Talleyrand le sut et s'en montra satisfait. Il me dit à cette occasion: «Le contraire, dans cette maison, eût été un scandale qu'on n'eût pas manqué de relever désagréablement; je suis charmé que Pauline l'ait empêché.» Le soir même, il raconta ce fait à Mme de Laval, et s'étendit avec complaisance sur l'empire que la piété modeste et ferme de Pauline exerçait sur toute la maison.

«Au printemps de 1837, mon oncle voulut quitter Fontainebleau (où le mariage de Mgr le duc d'Orléans nous avait conduits), avant même la fin du séjour de la Cour. Il me dit d'y rester et même d'assister à la grande fête donnée, quelques jours plus tard, par le Roi à Versailles. Je le rejoignis plus tard en Berry, où il avait voulu arriver à temps pour recevoir, à Valençay, Mgr l'Archevêque de Bourges, qu'une tournée épiscopale y amenait. J'appris, par Pauline, que M. de Talleyrand avait été tout particulièrement attentif pour le Prélat, au point de changer ses habitudes personnelles; il ne permit, le vendredi et le samedi, aucun mélange de gras et de maigre sur sa table. Tous les repas furent servis au maigre seulement.

«Dans le courant de l'été de cette même année 1837, le supérieur des sœurs de Saint-André établies à Valençay, par les soins de M. de Talleyrand, vint inspecter cette communauté. Il fit une visite au Château, où il fut prié à dîner. En sortant de table, M. de Talleyrand me dit: «J'ai dans l'esprit que l'abbé Taury est Sulpicien; allez le lui demander.» Je lui rapportai une réponse affirmative: «J'en étais sûr,» reprit-il avec satisfaction, «il y a une réserve, une douceur, une convenance dans MM. de Saint-Sulpice (il les nommait souvent ainsi), qui ne me permet pas de m'y tromper.»

«Les jours de dimanche et de grandes fêtes, M. de Talleyrand ne manquait jamais la messe quand il était à Valençay; à ses deux fêtes, la Saint-Charles et la Saint-Maurice, il n'y manquait pas davantage, et aurait été blessé que le Curé ne fût pas venu la dire au Château. Son maintien, à la chapelle, était fort convenable, et malgré ses infirmités, il se mettait à genoux dans les moments indiqués. Si on se dispensait de la messe, si on y arrivait tard, ou qu'on y fit du bruit, il le remarquait comme une inconvenance. Pendant la messe, il lisait attentivement, soit les Oraisons funèbres de Bossuet, soit le Discours sur l'Histoire universelle. Un dimanche, cependant, au mois de novembre 1837, ayant oublié son livre, il en prit un des deux que Pauline avait apportés pour elle-même: c'était l'Imitation de Jésus-Christ. En le lui rendant, il se tourna vers moi, et me pria de lui donner un exemplaire de cet admirable livre; je lui offris le mien, qu'il a, depuis, porté préférablement à tout autre, à la messe.

«Il tenait à ce que le Curé officiât convenablement, et lui citait souvent Mgr l'Archevêque de Paris comme l'ecclésiastique qui, à son gré, officiait le mieux, et avec le plus de dignité. Je me hasardai, un dimanche, à lui dire que, pendant la messe, j'avais eu des distractions à son sujet. Il voulut les connaître, et je me permis alors de lui dire que je m'étais demandé quelles pouvaient être ses pensées, en se souvenant qu'il avait été, lui aussi, revêtu du même caractère que le prêtre officiant devant lui. Sa réponse me parut être une preuve évidente des illusions dans lesquelles il était sur sa véritable position ecclésiastique; la voici: «Mais pourquoi voulez-vous donc que ce soit une chose étrange que de me voir à la messe? J'y vais comme vous, comme tout le monde; vous oubliez toujours ma sécularisation, qui rend ma position fort simple.» Il voulut même, alors, me montrer le bref de sécularisation, mais il était resté à Paris; je l'ai retrouvé, depuis sa mort, avec toutes les pièces relatives à cette affaire, et qui sont fort curieuses. Je les ai examinées avec soin; elles m'ont prouvé que son mariage, seul, était resté le grand obstacle à sa réconciliation avec l'Église; les autres offenses avaient été pardonnées, et les censures ecclésiastiques levées, à Paris, par le cardinal Caprara au nom du Pape.

«J'ai parlé, plus haut, de l'attention avec laquelle M. de Talleyrand lisait le Discours sur l'Histoire universelle de Bossuet. A ce sujet, il me revient à l'esprit une circonstance qui me paraît remarquable. Un jour, à Valençay, je crois dans l'année 1835, il me fit dire d'entrer dans sa chambre; je l'y trouvai lisant. «Venez,» dit-il, «je veux vous montrer de quelle manière il faut parler des mystères; lisez, lisez tout haut, et lisez lentement.» Je lus ce qui suit: «L'an quatre mille du monde, Jésus-Christ, fils d'Abraham, dans le temps, fils de Dieu dans l'éternité, naquit d'une vierge.»—«Apprenez ce passage par cœur», me dit-il, «et voyez avec quelle autorité, quelle simplicité, tous les mystères se trouvent concentrés dans ce peu de lignes. C'est ainsi, ce n'est qu'ainsi qu'il convient de parler des choses saintes. On les impose, on ne les explique pas; cela seul les fait accepter; toute autre forme ne vaut rien, car le doute arrive dès que l'autorité manque, et l'autorité, la tradition, le maître ne se révèlent suffisamment que dans l'Église catholique.» Il trouvait toujours quelque chose de désagréable à dire sur le protestantisme. Il l'avait vu de près en Amérique, et lui avait conservé mauvais souvenir.

«Je tombai gravement malade, au mois de décembre 1837. Nous nous trouvions alors chez moi à Rochecotte, où, malheureusement, il y a peu de ressources spirituelles. Cependant, me sentant en quelque danger, je voulus appeler le Curé. Mon oncle le sut, et, dans ma convalescence, il m'en témoigna quelque surprise: «Vous en êtes donc là?» me dit-il, «et par où êtes-vous arrivée?» Je le lui dis avec simplicité; il m'écoutait avec intérêt, et, lorsqu'en finissant j'ajoutai, qu'au milieu de beaucoup de considérations sérieuses, je n'avais pas omis celle de ma situation sociale, qui m'obligeait d'autant plus qu'elle était plus élevée, il m'interrompit vivement et dit: «En effet, il n'y a rien de moins aristocratique que l'incrédulité.» Deux jours après, il reprit, de lui-même, une conversation semblable, me fit répéter les mêmes détails, puis me regardant fixement, il dit: «Vous croyez donc?—Oui, Monsieur, fermement.»

«C'est pendant ce dernier séjour que nous fîmes ensemble à Rochecotte qu'il apprit l'arrestation de l'Archevêque de Cologne. Il en fut frappé, comme d'un événement important: «Voilà qui peut nous rendre la ligne du Rhin», dit-il aussitôt; «en tous cas, c'est de la graine catholique jetée en Europe; vous la verrez lever et pousser vivement.»

«Je lus, à cette époque, un morceau sur les limites du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, qui se trouve dans le discours prononcé par Fénelon au sacre d'un Archevêque de Cologne. Je portai ce beau passage à mon oncle qui en fut ravi et me dit: «Il faut le copier et l'envoyer au Roi de Prusse.»

«Revenu à Paris au mois de janvier 1838, M. de Talleyrand fut bientôt privé du peu d'exercice dont, jusque-là, il avait gardé la possibilité. Il se foula le pied chez l'ambassadeur d'Angleterre, où il dînait le 27 janvier. L'hiver était très froid; les douches qu'on lui fit prendre sur le pied malade, pour lui rendre de la force, l'enrhumèrent. Ce rhume devint un catarrhe, il perdit bientôt le sommeil et l'appétit. Chaque matin il se plaignait de ses fatigantes insomnies, «pendant lesquelles», disait-il, «on pense à terriblement de choses». Une fois il ajouta: «Durant ces longues nuits, je repasse dans mon souvenir bien des événements de ma vie.—Vous les expliquez-vous tous?» lui demandai-je.—«Non, en vérité, il y en a que je ne comprends plus du tout; d'autres que j'explique, que j'excuse; mais d'autres aussi que je blâme, d'autant plus sévèrement que c'est avec une extrême légèreté que j'ai fait les choses qui, depuis, m'ont été le plus reprochées. Si j'avais agi dans un système, par principe, à la bonne heure, je comprendrais. Mais non, tout s'est fait sans y regarder, avec l'insouciance de ce temps-là, comme nous faisions à peu près toutes choses dans notre jeunesse.» Je lui dis que j'aimais mieux qu'il en fût ainsi que s'il avait agi par suite de mauvaises doctrines. Il convint que j'avais raison.

«C'est à la fin d'une de ces conversations qu'arriva votre lettre, Monsieur l'Abbé, celle que vous citez dans votre intéressante narration. Après me l'avoir fait lire, il me dit assez brusquement: «Si je tombais sérieusement malade, je demanderais un prêtre; pensez-vous que l'abbé Dupanloup viendrait avec plaisir?—Je n'en doute pas», lui dis-je, «mais pour qu'il pût vous être utile, il faudrait que vous fussiez rentré dans l'ordre commun, dont vous êtes malheureusement sorti.—Oui, oui,» reprit-il, «j'ai quelque chose à faire vis-à-vis de Rome, je le sais, il y a même assez longtemps que j'y songe.—Et depuis quand?» lui demandais-je, surprise, je l'avoue, de cette ouverture inattendue: «Depuis la dernière visite de l'Archevêque de Bourges à Valençay, et depuis, encore, que l'abbé Taury y est venu. Je me suis demandé, alors, pourquoi l'Archevêque, qui, là, était plus directement mon pasteur ne me provoquait pas? Pourquoi ce bon Sulpicien ne me parlait de rien?—Hélas, Monsieur,» repris-je, «ils n'auraient pas osé.—«Je les eusse, cependant, fort bien reçus.» Vivement émue d'aussi bonnes paroles, je lui pris les mains, et, me plaçant devant lui, les larmes aux yeux, je lui dis: «Mais pourquoi attendre une provocation? Pourquoi ne pas faire spontanément, librement, généreusement, la démarche la plus honorable pour vous-même, la plus consolante pour l'Église et pour les honnêtes gens? Vous trouveriez Rome bien disposée, je le sais; Mgr l'Archevêque de Paris vous est fort attaché, essayez...» Il me laissa dire, et je pus entrer plus avant dans le fond de cette question délicate, épineuse même, mais que je savais bien, puisqu'elle m'avait été expliquée à plusieurs reprises par M. de Quélen, qui avait tenu à me la faire bien comprendre. Nous fûmes interrompus avant que j'eusse pu tout dire, mais, remontée chez moi, j'écrivis à M. de Talleyrand une longue lettre dictée par mon profond dévouement. Il la lut avec cette confiance qu'il voulait bien accorder à mes instincts quand il s'agissait de sa renommée et de ses véritables intérêts. Ma lettre lui fit donc impression, quoiqu'il ne me le dît que quelque temps après, en me remettant, pour M. de Quélen, un papier dont je parlerai plus tard.

«Au mois de mars 1838, il lut, à l'Académie des Sciences morales et politiques, un éloge de M. Reinhard. Son médecin craignait, pour lui, la fatigue d'une telle entreprise. Nos instances pour l'en détourner furent vaines: «Ce sont mes adieux au public,» dit-il, «rien ne m'empêchera de les lui faire.» Il tenait à saisir cette occasion de développer ses doctrines politiques, et à montrer que c'étaitent celles d'un honnête homme. Il espérait, même, être, ainsi, de quelque utilité encore à ceux qui suivaient la carrière diplomatique. La veille de la séance, parcourant avec moi son discours, il me dit ces mots: «La religion du devoir, voilà qui plaira à l'abbé Dupanloup.» Quand nous arrivâmes au passage sur les études théologiques, je l'interrompis pour lui dire: «Convenez que ceci est bien plus à votre adresse qu'à celle de ce bon M. Reinhard.—Mais sûrement,» reprit-il, «il n'y a pas de mal à ramener le public à mon point de départ.—Je suis ravie,» lui dis-je alors, «de vous voir placer la fin de votre vie à l'ombre des souvenirs et des traditions de votre première jeunesse.—J'étais sûr que cela vous plairait,» fut sa bonne et gracieuse réponse.

«M. de Talleyrand supporta singulièrement bien cette fatigante séance, où il eut tous les genres de succès: succès littéraire, succès politique, succès de grand seigneur et d'honnête homme. Rentré chez lui, il envoya, sur-le-champ, les premières épreuves de son discours à M. de Quélen, et à vous, Monsieur. Il espérait votre approbation et y fut sensible.

«Sa santé, alors, parut se remettre; il reprit ses forces, fit des projets de voyage, parla de Nice pour l'hiver suivant; il se sentait renaître, et s'en rendait compte avec plaisir. Cependant, en apprenant, le 28 avril, la mort de son frère, plus jeune que lui de huit ans, il mit les mains sur ses yeux, et me dit: «Encore un avertissement, ma chère enfant; savez-vous si mon frère a retrouvé sa mémoire avant de mourir?—Non, Monsieur, malheureusement.» Il reprit alors, avec une extrême tristesse: «Savez-vous que c'est affreux de tomber ainsi, de la vie la plus mondaine dans l'enfance, et de l'enfance dans la mort?»

«Cette pénible secousse ne ralentit pas les progrès de sa santé, et nous pûmes le croire rendu à la vie. Je le remarque avec d'autant plus de soin, que ce fut le moment où toute idée de fin prochaine s'était éloignée, qu'il choisit pour s'occuper sérieusement de sa soumission au Pape; il rédigea un projet de déclaration, sans m'en parler; c'était comme une agréable surprise qu'il voulait me ménager. Un jour où il me vit prête à aller à Conflans, chez M. de Quélen, il tira du tiroir de son bureau, celui-là même sur lequel j'écris en ce moment, une feuille de papier, écrite des deux côtés, et raturée, même, en plusieurs endroits. «Tenez», me dit-il, «voici quelque chose qui vous fera bien recevoir là où vous allez, vous me direz ce qu'en pensera M. l'Archevêque.» A mon retour, je lui dis que ce papier avait vivement touché M. de Quélen; mais qu'il désirait que les sentiments qui y étaient exprimés fussent présentés sous une forme plus canonique, et qu'il comptait lui envoyer dans peu de jours la formule ecclésiastique.

«Vous savez, mieux que personne, Monsieur, que c'est en effet ainsi que les choses se sont accomplies. M. de Talleyrand me parla aussi, le même jour, de son intention d'écrire une lettre explicative au Pape, en lui adressant sa déclaration. Il entra dans beaucoup de détails, et appuya sur sa volonté de parler de Pauline dans cette lettre. Il finit par un mot, qui a, ce me semble, une grande portée: «Ce que je ferai devra être daté de la semaine de mon discours à l'Académie; je ne veux pas qu'on puisse dire que j'étais en enfance.» Cette pensée s'est reproduite sur son lit de mort, et a reçu son exécution, comme il le désirait.

«Mais je m'arrête ici. Quelque riche que soit le sujet, votre récit en contient tous les détails; d'ailleurs, dans la maladie de mon oncle, je n'ai été que sa garde-malade, et mon action s'est bornée, du reste, à réclamer votre consolante présence, Monsieur l'Abbé, et à obéir à mon oncle, en lui lisant les deux pièces pour Rome, avant qu'il y mît sa signature. J'ai eu la force de faire cette lecture, avec lenteur et gravité, parce que je ne voulais, ni ne devais rien ôter au mérite de son action. Il fallait qu'il pût se rendre parfaitement compte de ce qu'il allait accomplir. Ses facultés étaient, Dieu en soit loué, trop intactes, son attention trop présente, pour qu'une lecture troublée, précipitée eût pu le satisfaire; je devais justifier sa touchante confiance, qui lui avait fait désirer que ce fût moi qui lui fisse cette lecture importante; je ne le pouvais que par la fermeté et la clarté de mon accent. C'était lui laisser, jusqu'à la dernière minute, avec la connaissance exacte de la chose, pleinement son libre arbitre. C'est dans cet effort difficile que j'ai puisé la parfaite indifférence que j'ai opposée, depuis, aux doutes, aux attaques et aux calomnies dont j'ai été l'objet.

«Non, je puis le dire devant Dieu, il n'y a eu ni ignorance, ni faiblesse de la part de M. de Talleyrand; ni obsession, ni abus de confiance de la mienne. Sa généreuse nature, les souvenirs de sa première jeunesse, les traditions de sa famille, les nombreux enseignements d'une longue carrière, les exemples de Pauline, quelques éclaircissements que je fus chargée de lui donner, la confiance que vous sûtes lui inspirer, la révélation que chacun trouve à la porte du tombeau, et, avant tout, les grâces infinies d'une miséricordieuse Providence, voilà ce qui nous a permis de l'honorer aussi sincèrement dans la mort que nous l'aimions dans la vie.

«Entraînée par un sujet qui m'est cher, j'ai dépassé les limites que, d'abord, je m'étais tracées; mais je ne crains pas de vous avoir fatigué, en ramenant votre attention sur des souvenirs, qui, je le sais, vous sont précieux, et qui ont, à mes yeux, le mérite particulier d'avoir établi, Monsieur l'Abbé, entre vous et moi, un lien que rien ne saurait rompre ni affaiblir.»

«Duchesse DE TALLEYRAND,
princesse DE COURLANDE.»

Heidelberg, 27 août 1838.—Je suis ici depuis hier soir avec ma fille. Ma sœur, la duchesse de Sagan, y était depuis la veille. Ce matin, à six heures, fidèle à mes habitudes de Bade, je suis sortie, pendant que ma sœur et ma fille dormaient encore, et, cherchant à retrouver mes souvenirs, j'ai gagné le pont, je me suis arrêtée devant la statue de l'Électeur Charles-Théodore, j'ai été sur l'autre rive et me suis promenée sur les bords du Neckar pendant trois quarts d'heure, ayant, à ma droite, la ville dominée par le vieux château. Ce joli paysage qui, par le cours de l'eau, la situation de la ville, et même la nature de la culture, m'a rappelé les coteaux d'Amboise et ma chère Loire, était fort gracieusement éclairé par les rayons brisés du soleil, qui luttait contre de légers nuages.

Je sais, maintenant, qui est l'auteur de l'article sur M. de Talleyrand, paru dans la Gazette d'Augsbourg. Ma sœur l'a lu en manuscrit. C'est le ministre Schulenbourg, qui est homme d'esprit, qui a beaucoup connu jadis M. de Talleyrand; il est l'ami de la vicomtesse de Laval, et a revu, chez elle, M. de Talleyrand, lorsqu'il est venu à Paris, il y a dix-huit mois. Il tient à ce qu'on ne sache pas qu'il a écrit cet article.

Paris, 6 septembre 1838.—Je suis ici depuis avant-hier. J'y ai trouvé une lettre qui me dit que, sur le refus de M. Molé de faire alliance avec M. Guizot, celui-ci avait fait son traité avec M. Thiers: le premier arriverait à la présidence de la Chambre des Députés, l'autre serait premier Ministre; tout cela devrait éclater et s'arranger à la discussion de l'Adresse. Je ne garantis pas ma version. Le Roi est à la ville d'Eu et je ne verrai la Cour qu'à mon retour.

Je suis à la fin du dernier ouvrage de Villemain [103]. Le premier chapitre du second volume est sur Montesquieu, le deuxième est une analyse détaillée de l'Esprit des lois, fort au-dessus de ma portée; les chapitres suivants sont consacrés à passer en revue toute la mauvaise philosophie du dix-huitième siècle, dans ses prophètes, ses sectateurs et ses prôneurs; la fin du volume est consacré à Rousseau, au charme duquel Villemain me paraît trop visiblement soumis. Je n'ai aucune indulgence pour Rousseau, car c'était un hypocrite; le cynisme de M. de Voltaire est, peut-être, moins révoltant. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a moins de mauvaises actions positives à citer de Voltaire que de Rousseau, et le talent, à lui seul, ne doit pas plus justifier l'un que l'autre.

Mes enfants m'écrivent, de Valençay, que le concours, pour la cérémonie des funérailles, est prodigieux [104]: depuis Blois, le convoi a trouvé partout les populations sur pied, dans un grand recueillement, et, à la nuit, tous les habitants des villages avec des torches. Sur la voiture contenant le cercueil de M. de Talleyrand et celui de ma petite-fille Yolande, étaient Hélie et Péan [105]: dans une calèche de suite, mon fils Alexandre; tout le clergé des environs offrait ses services. Mon fils Valençay m'envoie le programme de la cérémonie même, qui me paraît fort bien entendu. J'approuve, surtout, une très large distribution de secours aux pauvres; il ne faut jamais les oublier, ni dans les peines, ni dans les plaisirs.

Avant de partir d'ici, on a fait garnir le cercueil de M. de Talleyrand de velours noir, avec des clous d'argent; il portait un écusson avec ses armoiries, ses noms et ses titres; le cercueil de Yolande a été couvert de velours blanc. On dit que rien n'était plus imposant que l'arrivée du char funéraire dans la cour du château de Valençay, à dix heures du soir, éclairée par le plus magnifique clair de lune. Un silence profond, pas un bruit qui interrompît le seul bruit du char, passant, au pas, sur le pont-levis. Les corps ont passé la nuit dans l'église, entourés des prières du clergé. Le cercueil du duc de Talleyrand, accompagné du médecin qui l'a soigné, était arrivé deux heures plus tard.

Paris, 7 septembre 1838.—La princesse de Lieven, que j'ai vue hier, m'a dit qu'elle ne recevait plus du tout de lettres de son mari. Elle m'a fort questionnée sur ce que j'aurais pu apprendre en Allemagne, de son Empereur, qu'elle hait, je crois, au fond, autant que peuvent le haïr les habitants de Varsovie, mais si elle se retrouvait sous sa griffe, ou seulement hors de France, elle ferait le plongeon à l'égal d'une vieille barbe moscovite. Elle m'a dit qu'à Münich, l'Empereur Nicolas avait fait une sortie violente au Ministre de Russie, sur les frais énormes que celui-ci avait faits pour la réception de l'Impératrice, disant: «Vous voulez donc encore augmenter notre impopularité?» Elle a beaucoup insisté sur le peu de ménagements physiques du père pour le fils, ajoutant, à la rapidité du voyage et au peu de nourriture qu'il lui laisse prendre en route, de faire tenir, au Grand Duc, ses jambes constamment hors de la calèche, par quelque temps qu'il fasse, pour ne pas gêner celles de son père!

On m'assure que la Reine Victoria, qui s'est montrée si désireuse d'échapper au joug maternel, tend à se soustraire aussi maintenant à l'influence de son oncle, le Roi Léopold.

Les Flahaut ont tenu les plus vilains propos, à Londres, sur les Tuileries, et les Tuileries le savent.

La France a abandonné la Belgique, dans la négociation qui se suit à Londres, et la force à céder sur toutes les dispositions territoriales, mais elle la soutient sur celle d'argent, et il y a, entre le chiffre de Léopold et celui du Roi Guillaume, une différence de seize millions! Les puissances veulent faire une cote mal taillée, Léopold s'y refuse et ne lâchera son Limbourg que contre des écus.

En Espagne, la Reine Christine trafique de tout et se fait donner de l'argent pour chaque place qu'elle accorde. Elle ne songe qu'à amasser de l'argent, et à le dépenser tranquillement, hors d'Espagne, ce qui pourrait bien lui arriver promptement; sa sœur qui, par son esprit pratique, a déjà pris un certain ascendant ici, et qui pourrait bien marier la plus jolie de ses filles à M. le duc de Nemours, est en pleine intrigue contre elle.

M. Thiers a passé trois heures avec M. de Metternich, près de Côme, et, dans cet entretien, s'est montré fort détaché de l'Espagne. Néanmoins, on ne s'est pas pris, et les préventions sont restées les mêmes.

Bonnétable, 17 septembre 1838.—Je suis arrivée, hier, dans ce lieu singulier, une heure avant le dîner; le pays est très joli, mais le château au bout d'une petite ville, sans autre vue que celle de la grande route qui longe les fossés. C'est un vieux manoir à grosses tourelles, à murs épais, à fenêtres rares et étroites; peu meublé, point orné, mais solide, propre, et où le nécessaire en tout genre se trouve, depuis l'aumônier jusqu'à une bassinoire. La maîtresse de la maison, active, agissante, de bonne humeur, répandant autour d'elle avec grande intelligence les œuvres les plus utilement charitables, menant réellement la vie des veuves chrétiennes, dont parle saint Jérôme. Enfin, il est permis de se croire ici dans un pays bien loin de la France, et dans un tout autre siècle que le dix-neuvième. La prière du soir, qui se fait en commun, à neuf heures, dans la chapelle, et qui est dite, à haute voix, par la duchesse Mathieu de Montmorency elle-même, m'a fort touchée; la prière, surtout, pour le repos des trépassés, prononcée par une personne qui a survécu à tous ses parents, plus âgés, contemporains et plus jeunes qu'elle, qui reste seule, sans ascendants, ni descendants, avait quelque chose de bien triste. Cet autre être isolé, la pauvre Zoé [106], répondant aux litanies, complétait le tableau et l'impression, qui m'ont été au cœur. Tous les domestiques y assistent. Il est impossible d'avoir sous les yeux un spectacle plus édifiant que celui qu'offre cette vieille et grande maison. Son origine est fort noble: elle est venue à la duchesse par les Luynes, qui, par mariage, en avaient hérité de la duchesse de Nemours, dont l'un d'entre eux avait épousé la nièce.

Bonnétable, 18 septembre 1838.—Si le temps n'était pas très humide, je ne me déplairais pas dans ce lieu, qui ne ressemble à aucun autre; la messe réunit toute la maison chaque matin à dix heures; on ne déjeune qu'à onze, il reste une demi-heure pour se promener dans les fossés desséchés et plantés par les soins de la Duchesse, qui, de plus, nous a promenées dans ses potagers et dans tout son singulier manoir. Après le déjeuner, nous avons travaillé autour d'une table, à un tapis d'autel. M. le Prieur a fait la lecture des journaux. A une heure, nous avons été visiter le très bel hospice et les écoles fondées par la Duchesse: tout y est parfaitement entendu, et beaucoup plus soigné qu'au Château; six lits d'hommes, six lits de femmes, un pensionnat interne de douze jeunes filles, des classes d'externes et d'indigentes; une grande pharmacie; tout y est réuni avec les dépendances nécessaires. Huit Sœurs desservent l'établissement; c'est vraiment très beau. La Duchesse nous a fait monter, ensuite, dans une vieille voiture dont la doublure était mangée aux vers, mais qui était traînée par quatre jolis chevaux menés à grandes guides, fort adroitement, par un des cochers de Charles X. Tout est contraste dans Mme de Montmorency. Elle a hérité de sa mère le goût des chevaux, et ne se refuse pas de le satisfaire; elle n'a pas celui des voitures et il lui est égal que le carrosse dépare les chevaux. Traînées ainsi, nous avons atteint, par de fort mauvais chemins, une magnifique forêt, toute en futaies, dont les beaux arbres ne se coupent que tous les cent ans; c'est vraiment superbe. Au centre de cette forêt, où six routes aboutissent à un carrefour, il y a une immense clairière. La Duchesse y a fait construire une faïencerie, avec toutes les dépendances nécessaires; c'est presque un village. Elle y a dépensé beaucoup d'argent, et convient elle-même qu'il n'est pas très lucrativement placé, mais elle y occupe soixante-huit personnes, et s'est créé là un joli but de promenade et une occupation de plus. J'ai fait quelques emplettes et Pauline s'est amusée à voir mouler, chauffer, peindre et émailler cette faïence.

Après dîner, il est venu des Curés en visite, pendant que nous brodions, comme après le déjeuner, la conversation roulant sur les intérêts de localité; puis la prière, le bonsoir et le sommeil.

Bonnétable, 19 septembre 1838.—Il a plu, hier, pendant tout le jour; personne n'est sorti que les Curés allant à la retraite du Mans, et qui s'étaient arrêtés ici pour saluer Mme la Duchesse; les Sœurs sont aussi venues prendre ses ordres. La Duchesse est de très bonne humeur; elle a le don de raconter, et a très bien soutenu la conversation, pendant une longue journée, sans que jamais la moindre médisance se fasse jour dans son entretien. Quand je suis descendue chez moi, elle m'a prêté le livre manuscrit de ses pensées: elle écrit à merveille, et, dans ses écrits, il y a une richesse et une diversité de formes étonnantes; les épanchements de son cœur, depuis la mort de son mari, sont particulièrement touchants, et révèlent une tendresse que son aspect extérieur ne laisserait pas deviner. Je vais la quitter, pénétrée de son bon accueil, de ses vertus, et du bel exemple qu'elle donne ici.

Rochecotte, 27 septembre 1838.—J'ai reçu, hier, la nouvelle la plus inattendue, et qui m'a profondément touchée: Mme de Broglie, morte d'une fièvre cérébrale; elle, si jeune encore, du moins pour mourir; un an de moins que moi! si belle, si saine, si heureuse, si utile, si distinguée, si comptée! Enlevée en une petite semaine, mais préparée par sa persévérante vertu. La surprise n'a pas été pour elle!

Presqu'au même jour mourait, non moins vite, au milieu des dissipations d'une vie trop mondaine, lady Élisabeth Harcourt, du même âge, belle aussi, et, je crois, nullement préparée au terrible passage.

Avec la mort de mon beau-frère, le prince de Hohenzollern-Hechingen, cela en fait trois que j'apprends depuis huit jours que je suis ici. Le mois dernier, Anatole de Talleyrand; au mois de juillet, Mme de Laval; le 17 mai, M. de Talleyrand; le 28 avril, mon beau-père; au mois de mars, mon oncle Medem. En moins de sept mois, huit personnes qui disparaissent, de celles qui me tenaient par les liens du sang, de l'amitié ou des relations du monde! La mort me cerne de toutes parts, et je ne sais plus me fier, ni à la fraîcheur de ma fille, ni aux soins que prennent les autres. Il n'y a que la bonté de Dieu qu'on puisse croire infaillible, et c'est à sa miséricorde infinie qu'il faut se remettre, et confier ce qu'on aime.

Les deux derniers jours de sa vie, Mme de Broglie a eu le délire, pendant lequel elle chantait des psaumes, à si haute voix qu'on l'entendait d'un bout du château de Broglie à l'autre; et quand elle ne chantait pas, elle parlait à son frère et à sa fille, morts depuis des années.

Valençay, 3 octobre 1838.—Me voici dans ce beau lieu, si riche de souvenirs, si dépouillé de vie et de mouvement. J'y suis arrivé hier, par le clair de lune qui lui sied si bien, et que M. de Talleyrand nous faisait toujours tant admirer. Nous n'avons pas fait trop bon voyage: des voitures cassées, des chevaux abattus, de mauvais postillons, des harnais déchirés, des routes abominables, précisément parce qu'on les répare ou qu'elles sont en construction, enfin, une série de petits accidents qui nous a inquiétés, contrariés et retardés. Carlos, le vieux chien de M. de Talleyrand, était d'une agitation inexprimable à notre arrivée, tirant Mlle Henriette par sa robe, ayant l'air de dire: «Venez chercher avec moi celui qui manque.»

Paris, 9 octobre 1838.—Me voici rentrée dans Paris, dont je ne puis dissimuler que le séjour m'accable de tristesse plus que jamais. Que je regrette mes ouvriers, mon jardin, le doux ciel de Touraine, la quiétude de la campagne, le repos des champs, le loisir des pensées et du recueillement, dont mille affaires et tracas me privent incessamment ici!

Paris, 12 octobre 1838.—J'ai été, hier, au couvent du Sacré-Cœur, où je suis restée longtemps avec M. l'Archevêque de Paris: il m'a donné la traduction exacte du bref de sécularisation de Pie VII à M. de Talleyrand. Il est curieux, et prouve que si M. de Talleyrand, avec la nonchalance qui lui était naturelle, avait égaré le texte, le sens général lui était resté présent, et qu'il avait des motifs pour dire que Rome, sans se mettre en contradiction avec elle-même, ne pouvait pas se montrer trop exigeante. Cependant, ce bref ayant précédé le mariage de M. de Talleyrand, et l'Église ne l'autorisant pas, il y avait réellement nécessité d'une rétractation: elle s'est faite, in verba generalia, comme l'admettait Rome; ainsi chacun doit être satisfait.

Rentrée chez moi, j'ai fait fermer ma porte, pendant la soirée, et je me suis occupée à mettre quelque ordre dans les papiers que j'ai trouvés chez M. de Talleyrand: je ferai cela peu à peu, car j'ai senti que cela me causait une très vive émotion. Je suis tombée, par exemple, sur un billet que M. de Talleyrand m'écrivait, de sa chambre à la mienne, le 6 février 1837 [107], et où il me dit qu'à son heure suprême, sa seule inquiétude sera mon avenir et mon bonheur. On ne saurait croire combien ce petit chiffon de papier m'a troublée!

Paris, 13 octobre 1838.—M. de Montrond est venu me voir hier. Il a fait le câlin et le gentil d'une manière marquée; cependant, comme il faut toujours que le bout de l'oreille passe, vers la fin de sa visite, pendant laquelle il n'avait été question que de ses regrets pour M. de Talleyrand, il m'a fait une phrase qui voulait dire ceci: «Allez-vous vous faire une dame du faubourg Saint-Germain?» J'ai pu répondre que je n'avais pas besoin de me faire telle chose, ou telle autre; que j'étais ce que j'étais, grande dame, indépendante, ne sacrifiant ni mes opinions aux uns, ni ma position aux autres; trop attachée à la mémoire de M. de Talleyrand pour ne pas l'être aux Tuileries, de trop bonne compagnie pour ne pas bien vivre avec ma famille et avec les gens de ma sorte. Il a répliqué que je n'avais pas oublié de rédiger comme M. de Talleyrand lui-même; puis, il s'est levé, m'a demandé, en me prenant la main, si je ne voulais pas être bonne pour lui, disant qu'il était seul au monde, qu'il avait bien envie de pouvoir me parler quelquefois de M. de Talleyrand, et puis il s'est mis à pleurer, à pleurer comme un enfant. Je lui ai dit qu'il me trouverait toujours disposée à l'écouter et à lui répondre, quand il me parlerait de M. de Talleyrand; que c'était un sujet inépuisable et précieux pour moi. C'est singulier, la nature humaine, dans son extrême diversité et ses étonnants contrastes.

Paris, 17 octobre 1838.—Je n'ai encore eu que deux satisfactions depuis mon retour ici: celle de l'arrivée de mon fils, M. de Valençay, qui est si bon enfant pour moi, et une longue conversation avec l'abbé Dupanloup, qui a passé, hier, deux heures chez moi. Nos esprits se comprennent, et, ce qui mieux est, se devinent merveilleusement; nous en avons fait tous deux la remarque, par la coïncidence singulière et rapide de nos expressions. Il a un de ces esprits qui vont vite, et c'est en cela qu'il devait si bien convenir à M. de Talleyrand; c'est qu'avec lui, on ne s'embarrasse, on ne s'embourbe, on ne se ralentit jamais dans les idées intermédiaires; cette clarté de l'esprit n'est jamais accompagnée de sécheresse, parce qu'il a une âme très douce et extrêmement affectueuse. Mon long commerce avec M. de Talleyrand m'a rendue difficile pour celui de tout le reste du monde. Les esprits que je rencontre me semblent lents, diffus, arrêtés par les petits côtés; ils enrayent toujours, comme des gens qui descendent; j'ai passé ma vie à sentir qu'on poussait à la roue, comme des gens qui montaient. Du vivant de M. de Talleyrand, je n'étais pas si difficile pour l'esprit et la conversation des autres, parce que j'étais, d'une part, en pleine jouissance du mien avec lui, et peut-être aussi parce que j'avais, quelquefois, besoin de me reposer dans quelque chose de plus terne; mais aujourd'hui, je me sens, moralement, gagnée par ce que les Anglais appellent creasing palsy. Enfin, hier, j'ai un peu secoué mes ailes, et cela m'a fait du bien: je me suis plainte à lui du décousu de mon existence, de la langueur et de l'ennui qui succédaient en moi à une tension excessive. Il m'a parlé de mes lectures, et m'a dit qu'il croyait que je prendrais un goût infini aux Pères de l'Église. Il m'a promis de m'en faire faire un petit cours, en m'indiquant ce qui pouvait être à ma portée. Il n'est pas un convertisseur prêcheur, inquisitif, indiscret; c'est un homme aimable, de beaucoup d'esprit, et d'une âme pure et élevée, plein de mesure et de discrétion, qui ne peut avoir qu'une influence sage, douce, sans excès.

Paris, 18 octobre 1838.—La princesse Chrétien de Danemark, qui est en ce moment à Carlsruhe, n'est plus jeune; mais il y a quinze ans, lorsqu'elle vint à Paris, elle était encore fort bien, surtout un teint, des cheveux et des épaules admirables; les traits étaient moins frappants, et c'est ce qui reste le plus longtemps. Je sais qu'elle et son mari sont restés très bienveillants pour la famille Royale actuelle de France. La princesse Chrétien est la petite-fille de la malheureuse reine Mathilde de Danemark. La première femme du prince Chrétien [108] était une folle dont les mœurs sont horribles. Elle a été se réfugier et se faire catholique à Rome, où elle s'est jetée dans les plus ridicules momeries. Son mari l'adorait, et si le roi de Danemark n'avait pas exigé son éloignement, le prince Chrétien serait resté sous le joug; il est même en correspondance avec elle, et n'a jamais cessé de la regretter. La princesse Chrétien actuelle, quoique plus belle, est parfaitement sage, mais n'a jamais eu de crédit sur son mari, ce qui tient, dit-on, à ce qu'elle n'a point d'enfants. La première femme est mère de ce prince Frédéric, exilé en Jutland.

Paris, 20 octobre 1838.—J'ai été, hier, avec Pauline, à la Comédie-Française, pour entendre Mlle Rachel, qui fait tant de bruit en ce moment. Je n'ai pas du tout été enchantée: ils jouent tous très mal, Mlle Rachel moins mal que les autres, voilà tout. On donnait Andromaque, elle jouait le rôle d'Hermione; l'ironie, le dépit et le dédain! Elle s'en est tirée avec justesse et intelligence, mais elle n'a point de tendresse, point d'entraînement; son son de voix est grêle, elle n'est ni laide ni belle, elle est fort jeune, et pourrait devenir très bonne, si elle avait de bons modèles. Le reste est trop pitoyable! Je me suis ennuyée, et suis rentrée fort engourdie.

Paris, 21 octobre 1838.—La duchesse de Palmella, que j'ai vue hier, m'a dit une chose singulière. C'est que le duc de Leuchtenberg, premier mari de la reine doña Maria, n'avait jamais été son mari, et que le scorbut dont il était atteint en arrivant en Portugal le rendait infect, et dégoûtait fort sa femme, qui adore le petit Cobourg: elle est grosse et au moment d'accoucher.

J'ai été, avec Pauline, chez Mme la duchesse d'Orléans, qui m'a paru très bien remise de ses couches et dont l'enfant, qu'elle a eu la bonté de nous montrer, est vraiment charmant. Elle en est fière et elle a raison.

Nous sommes revenues chez nous pour une audience que me donnait l'infante Carlotta, la femme de don Francisco; ils demeurent tous deux, comme moi, dans l'hôtel Galliffet [109]. Par exemple, cette audience était curieuse: l'Infante est beaucoup plus forte que Mme de Zea, à la vérité plus grande, très blonde, avec une figure fade et cependant dure, avec un parler rude; je me suis sentie très mal à l'aise à côté d'elle, quoiqu'elle ait été très polie. Son mari a l'air d'une chenille rousse, et la cohorte de petits Infants et de petites Infantes, plus abominables les uns que les autres. L'aînée des Princesses est bien élevée, causante, et s'est gracieusement occupée de Pauline. Mon Dieu que cette Infante serait, ce me semble, une incommode souveraine!

Paris, 31 octobre 1838.—J'ai beaucoup vu, dans ces derniers jours, la comtesse de Castellane; elle ne me parle que d'une seule chose, qu'elle désire, et pour laquelle elle se remue d'une manière incroyable! Je ne saurais m'en plaindre, puisque cela prouve le cas qu'on fait de ma fille, qu'elle veut marier avec le jeune Henri de Castellane. J'ai été, hier, consulter à cet égard Mgr l'Archevêque, qui, ainsi que l'abbé Dupanloup, me paraît trouver que, de tout ce dont il a été question jusqu'à présent, Henri de Castellane offrirait, par son mérite personnel, le plus de chances de bonheur intérieur. Ils disent, tous deux, que Pauline doit seule choisir, et cela après examen. Pour examiner, il faut connaître; pour connaître, il faut voir; pour voir, il faut se rencontrer; et me voici arrivée à cette nouvelle phase de la vie, où il me faut admettre dans mon intérieur un jeune homme, afin de voir ce qu'il vaut. Je connais personnellement M. de Castellane depuis de longues années, mais je l'ai longtemps perdu de vue; d'ailleurs, ce n'est pas moi qui l'épouserai, c'est Pauline. Il a de l'esprit et de l'instruction, il est laborieux, je le crois ambitieux; il est très rangé, fort poli; vit assez retiré, mais quand il va dans le monde, ce n'est que dans la meilleure compagnie; il est bon fils et bon frère; il a un beau nom, très beau même, mais ni titre présent, ni avenir; peu d'entourage de famille, et désirant (avec un ménage séparé) demeurer cependant à Paris dans la même maison que moi; respectueux pour sa mère, mais sans confiance avec elle; désirant une femme dévote, sans être pratiquant lui-même: vingt mille livres de rente en se mariant, trente de plus après sa grand'mère et sa mère; avec un oncle sans enfants, possesseur de quarante-deux millions: cet oncle ne veut ni donner, ni promettre, ni assurer rien en ce moment, mais il désire très vivement ce mariage, et, comme il est la bizarrerie même, il peut, un jour, faire dans une proportion énorme. L'abbé Dupanloup m'a conseillé d'en parler à Pauline tout naturellement, ainsi que des autres propositions qu'on m'a faites pour elle. Jules de Clermont-Tonnerre lui déplaît, elle trouve qu'il a l'air commun. Le duc de Saulx-Tavannes lui fait horreur; en effet, il a la tournure d'un éléphant, et, de plus, il y a de tous côtés folie dans sa famille. Le duc de Guiche n'a pas dix-neuf ans, il est absolument sans fortune, avec une quantité de frères et sœurs, une mère assez sotte, et des parents toujours aux expédients. Le marquis de Biron, très riche, bon sujet, veuf sans enfant, mais bête, archi-bête, et carliste exagéré. Pauline qui a vu, dernièrement, deux fois, M. de Castellane, le trouve très bien; mais elle dit qu'elle veut le connaître davantage et s'assurer de ses principes et de sa foi. Je lui dis qu'il ne faut pas se presser, qu'elle peut très bien attendre, et que, d'ailleurs, je ne consentirai à l'accomplissement d'aucun mariage que les affaires ne soient terminées, les comptes de succession rendus et l'anniversaire du 17 mai passé. On comprend cela, mais on voudrait que, sans accomplir le mariage, les paroles fussent données avant. Je comprends aussi qu'on veuille s'assurer de Pauline, mais je ne trouve pas qu'il faille nous laisser juguler ainsi. Madame Adélaïde, qui a très peur que Pauline cesse, par son mariage, d'aller aux Tuileries, désire beaucoup celui de M. Castellane; elle m'a fait dire qu'elle savait que M. de Talleyrand y avait pensé, ce qui est vrai, moins vivement cependant qu'à celui de M. de Mérode, que leurs arrangements de famille rend impossible. D'ailleurs, M. de Castellane plaît beaucoup mieux à Pauline que M. de Mérode. On m'a parlé aussi d'Elie de Gontaut, frère cadet du marquis de Saint-Blancard, mais c'est un jeune éventé, et qui, quoique riche, a excessivement l'attitude d'un cadet, ce qui ne plairait pas à Pauline. Enfin, c'est une rage d'épouseurs, et je ne sais auquel entendre. Ce qui, du reste, est vrai, et que j'établis beaucoup, c'est que c'est elle-même qui choisira [110].

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