Chronique de 1831 à 1862, Tome 2 (de 4)
Rochecotte, 4 novembre 1840.—Je trouve ceci dans une lettre que je viens de recevoir de M. Molé: «Le Ministère qui se retire perdait tout, et, avant trois mois, nous donnait la guerre avec l'Europe entière, et le gouvernement révolutionnaire au dedans. Que fera celui qui arrive? Je l'ignore; mais plus de mal, même autant de mal, je l'en défie. Il s'est formé de manière à ce qu'il ne me reste, à son égard, qu'à m'abstenir; c'est un rôle facile, et que, le plus souvent, je préfère, d'autant plus que quand je participe, ce n'est jamais à demi.»
Rochecotte, 5 novembre 1840.—Mon fils, M. de Dino, m'écrit, de Paris, qu'on y fait de grands préparatifs, pour orner la route par où passera le cortège ramenant les cendres de Napoléon de Sainte-Hélène, et qu'on a eu la singulière idée d'y aligner, en haie, les effigies de tous les Rois de France: seront-ils là pour porter les armes à l'usurpateur? Vraiment, on est fou de notre temps! Du reste, cette belle invention appartient au Cabinet de M. Thiers, et non au Ministère actuel.
Voici ce que contient une lettre de Mme Mollien: «Hier au soir, en plein spectacle, Bergeron, le premier en date de tous les assassins du Roi, est entré dans une loge où était M. Émile de Girardin, le rédacteur de la Presse, et, sans mot dire, lui a donné un soufflet; celui-ci de se lever comme un furieux; sa femme, deux fois grande et forte comme lui, de le retenir par le collet de son habit, en criant: «Ne sortez pas, vous ne sortirez pas; c'est un assassin.» Cela a fait, dit-on, une scène inconcevable; tous les hommes s'en sont mêlés; l'esprit querelleur a chauffé toutes les têtes, et on dit que dans le foyer et dans les couloirs, on n'entendait, de toutes parts, que défis et rendez-vous.»
Voici, pour changer de ton, l'extrait d'une autre lettre: «M. Guizot et Mme de Lieven sont Ministres des Affaires étrangères, et je crains que M. de Broglie n'ait plus que le sort de la Sultane Validé. M. Molé n'a pas été appelé. Le Roi répète beaucoup que M. Molé ne voulait se mêler de rien; cela n'est pas. Les temps sont trop graves pour qu'un homme de cœur comme lui pût tenir un semblable langage; mais l'interprétation est plus commode ainsi. Depuis, le Journal des Débats a eu soin de mettre en jeu les scrupules de M. Molé et de lui dire: «Si vous vous abstenez de soutenir le Cabinet, qui est conservateur, nous aurons la gauche, et ce sera votre faute; c'est un crime envers le pays, etc...» Cela ne vous semble-t-il pas comme ces parents qui, voyant un fils bien malade, disent à une jeune fille: «Si vous ne lui accordez pas un rendez-vous, il mourra et vous serez cause de sa mort!» Si j'étais jeune fille, je vous assure que je resterais rudement honnête femme! Mon conseil est que M. Molé reste académicien, et rien qu'académicien; d'ailleurs, il n'en sera pas pour cela plus mal placé. Savez-vous que Maurice de Noailles se fait prêtre? On dit que Barante sera ambassadeur à Londres. Je le souhaite.»
On a mandé à mon gendre que c'était par désespoir de ne pouvoir épouser la fille du duc de Noailles, que Maurice de Noailles se faisait prêtre; j'avoue que je ne crois pas encore à toute cette histoire, et que j'en attends la confirmation.
Rochecotte, 6 novembre 1840.—Le courrier d'hier m'a apporté une longue lettre de M. de Salvandy: «Nous sortons d'une crise ministérielle. Elle a eu peu d'incidents; il est arrivé que M. Molé est resté au dehors de la combinaison; il éprouve, avec une irritation profonde, la conviction que c'est une influence suprême qui a fait son exclusion. M. de Montalivet, à l'origine de la crise, s'est donné une peine énorme pour que M. Molé fît partie du Cabinet nouveau; il allait, venait, déclarait cet élément indispensable, le déclarait partout, surtout à M. Molé. Je ne pouvais m'empêcher de dire à M. Molé que tant de zèle m'était suspect, et qu'il m'était impossible de n'en pas conclure que cela finirait mal. En effet, il n'a pas été question un seul instant de M. Molé. On n'a pas même songé à employer, à son égard, des formes, qui l'auraient extérieurement désintéressé. On n'a guère tenu plus de compte de tous les hommes qui avaient composé le Ministère du 15 avril. Ce n'est que le dernier jour qu'on y a quelque peu songé. La combinaison a été faite avec tant de légèreté, qu'on n'a pas même fait d'efforts pour entraîner M. Passy, disposé à entrer sans condition, mais attaché à M. Dufaure, qui a fondé ses refus, moins sur des motifs politiques que sur une répulsion toute personnelle contre M. Martin du Nord. M. Passy et M. Dufaure n'avaient aucune objection, ni contre moi, ni contre M. Laplagne. On pouvait donc, avec moins de précipitation, réunir au maréchal Soult et à M. Guizot quelques Ministres du 15 avril et du 12 mai; il y aurait eu là des éléments considérables de majorité, d'une majorité compacte et permanente. Au lieu de cela, on s'est constitué à l'aventure, en comptant sur les périls amassés par M. Thiers, pour donner des votes le premier jour, sans s'inquiéter du lendemain; cependant, le Cabinet formé, on a réfléchi qu'on n'avait ni le centre gauche, ni même le parti conservateur. Alors, on s'est mis en course pour les acquérir: tous les Ministres me sont arrivés. M. Guizot, que je n'avais pas vu depuis la coalition, est venu, la plaque à l'habit, me demander solennellement mon concours. Je ne lui ai pas dissimulé que c'était bien tard; que cette constitution du Ministère, sans voir ni entendre personne, sans honorer M. Molé et son parti par des procédés honnêtes, amassait des difficultés sur une situation qui en était chargée. En écoutant M. Guizot, je me rappelais ce que je disais à M. le duc d'Orléans, il y a quelques jours: c'est que, des deux rivaux, je ne saurais dire lequel est le plus léger; que Thiers a la légèreté en dehors, et Guizot en dedans; en effet, chez celui-ci, pas une vue des dangers intérieurs, des obstacles parlementaires, du péril que crée l'abstention de MM. Passy et Dufaure, qui, avec Lamartine et moi, laissent un Cabinet possible entre celui d'aujourd'hui et celui de M. Odilon Barrot, soit qu'on nous donne M. Molé, M. de Broglie ou même M. Thiers pour chef. Bref, la confiance et la présomption la plus ineffable, et un parfait oubli de l'apostasie de 1839, que ce nouveau changement de foi et de drapeau aggrave encore; la conviction qu'on peut reprendre ses doctrines où on les avait laissées, parler de nouveau conservation, ordre, résistance, avec la même autorité; imprévoyance des fureurs que ce langage va soulever chez les adversaires, en nous trouvant nous-mêmes froids et mécontents. Cependant, nous appuierons, car nous sommes, avant tout, d'honnêtes gens; il me paraît également certain qu'il y aura, dans le principe, une majorité. Thiers a mené les choses à un tel point, que le réintégrer, ce serait à la fois la révolution et la guerre. Mais l'humiliation extérieure à laquelle le Cabinet Guizot vient présider pèsera sur lui de manière à l'écraser. Les honnêtes gens ne pardonnent pas à Thiers d'avoir rendu cette humiliation inévitable; dans trois mois, personne ne pardonnera à Guizot de l'avoir acceptée. Dans ma pensée, il devra prochainement succomber, mais s'il rend le double service de nous faire traverser sans encombre une situation redoutable, et de préparer la reconstruction de la majorité conservatrice, il aura beaucoup fait. Je ne désespère pas, et pour mon compte, assurément, je l'y aiderai. En me quittant, il allait faire une démarche conciliante auprès de M. Molé.
«La cause immédiate de la rupture du Roi avec Thiers est celle-ci: dans le discours, Thiers demandait des mesures nouvelles, c'est-à-dire cent cinquante mille hommes de plus, en tout six cent cinquante mille hommes,—la mobilisation de la Garde nationale,—des camps sur le Rhin et sur les Alpes; c'était la guerre. Le Roi offrait, par accommodement, de dire que ses Ministres exposeraient ce qu'ils avaient fait, et ce qu'ils comptaient faire. Thiers refusa: selon toute apparence, on n'était sincère ni d'un côté ni de l'autre. M. Thiers sentait que la position n'était plus tenable: la gauche était frémissante; les conservateurs avaient peur jusqu'à tout oser; ses folies ne soutenaient pas la discussion. Le Roi, de son côté, avait le courage de trouver, dans l'attentat de Darmès, un point d'appui suffisant pour attirer à lui la lutte et renverser son cardinal de Retz, en ne courant pas de risques pour son pouvoir, mais en en courant beaucoup, d'énormes même, pour sa vie.
«Tandis que le parti conservateur semble se reconstruire par le retour de la grande majorité des Doctrinaires et le vote probable des centres gauches effrayés, les Doctrinaires se divisent: M. Duvergier de Hauranne et M. Piscatory suivent M. de Rémusat et M. Jaubert de la gauche; M. de Broglie est déchiré entre les deux camps; M. Thiers compte toujours sur lui, et se flatte d'être hautement défendu par lui à la Chambre des Pairs; M. Guizot, au contraire, se croit sûr de son acceptation de l'ambassade de Londres. Il y met une grande importance, quoique M. de Broglie ne pourra pas lui apporter, il s'en faut, toutes les forces qu'il ôtera à Thiers, mais enfin, il ne lui en ôterait pas, et c'est quelque chose. A son défaut, Mmes de Barante et de Sainte-Aulaire se disputent Londres.—On ne doute pas de la démission de M. de La Redorte, qui a joué un triste rôle dans la Péninsule: ce serait un mouvement dans le Corps diplomatique; je sais qu'il est question de m'offrir une ambassade, je ne me suis pas encore demandé quelle serait ma réponse. M. Guizot n'apporte rien de Londres; on pourrait obtenir quelque chose de lord Melbourne, rien de lord Palmerston, et il n'est pas bien sûr que l'Europe soit plus loin des dispositions du premier que du second.—On reste alarmé pour le comte de Paris. Chomel, auquel j'ai parlé, mais qui, à la vérité, voit en noir, n'espère rien, sinon que le pauvre jeune Prince vivra assez pour ne pas mêler une effroyable douleur aux couches de Mme la duchesse d'Orléans.»
Rochecotte, 8 novembre 1840.—M. d'Entraigues, notre Préfet, qui est ici depuis avant-hier soir, a reçu, hier, par une estafette, la nouvelle télégraphique arrivée pour lui à Tours, et portant la nomination du Président, des vice-Présidents et des bureaux de la Chambre des Députés. Ces choix sont, Dieu merci, favorables au Cabinet, et faits par une bonne majorité. Ce début est un peu réconfortant. Tant mieux si la peur inspire la sagesse!
J'ai eu une lettre du duc de Noailles, qui me dit qu'il n'y a rien de vrai dans la prêtrise de M. Maurice son cousin. Vraiment, on est merveilleux pour inventer et propager des histoires, et leur donner tant d'accessoires de détails qu'on finit par ajouter foi à ce qui n'a pas le moindre fondement. Le duc de Noailles me mande en outre ceci: «La séance royale [149] a eu, m'a-t-on dit, un aspect lugubre. D'un côté des cris très vifs et avec une intention marquée, et, du côté de la gauche, un silence menaçant; au milieu, le Roi, versant des larmes à un certain passage de son discours. Le discours manque de noblesse: il pourrait être plus noblement pacifique. C'est Guizot qui l'a fait. Le désir de la paix y tient trop de place; il n'a pas réussi. La majorité est assurée au Ministère pour quelque temps: à mesure que les craintes de guerre s'éloigneront, il la perdra.—On a fait, dans le gouvernement, son deuil de la Syrie. Si le Pacha se soumet, tout sera fini; s'il résiste et qu'on l'attaque en Égypte, il est difficile que la bombe n'éclate pas ici.—Thiers a dit à Guizot, à son arrivée: «A votre tour; il n'y a que deux hommes en France, vous et moi; je suis le ministre de la Révolution, vous êtes celui de la Conservation; quand ce n'est pas l'un, c'est l'autre; nous ne pouvons pas marcher ensemble, mais nous pouvons bien vivre ensemble; je ne vous ferai pas obstacle; je ne vous serai pas incommode.» Néanmoins, il intrigue déjà beaucoup dans la Chambre, et on s'agitera pour lui.»
Rochecotte, 12 novembre 1840.—L'abbé Dupanloup est arrivé hier ici, pour bénir ma chapelle. La cérémonie va se faire tout à l'heure.
Le courrier d'hier nous a apporté la nouvelle des couches de Mme la duchesse d'Orléans. Je suis charmée de la naissance de ce second fils [150].
Mme de Lieven m'écrit; elle est fort satisfaite des débuts du Ministère.
Rochecotte, 14 novembre 1840.—J'avais désiré que la première messe qui se dirait dans ma chapelle le fût pour le repos de l'âme de M. de Talleyrand, mais une messe d'inauguration ne pouvant être une messe noire, celle d'avant-hier avait été dite en couleur et en l'honneur de saint Martin. Celle d'hier a été pour notre cher défunt. L'autel est précisément à la place où était son lit, dans la chambre que la chapelle a remplacée. Cela m'a fort émue...
Rochecotte, 17 novembre 1840.—M. de Salvandy, qui, très obligeamment, s'est mis à m'envoyer un petit bulletin hebdomadaire, me dit que le Corps diplomatique à Paris s'est trouvé presque aussi vivement ému de la dernière note de lord Palmerston [151] que la Chambre elle-même.
Il paraît que le comte Apponyi a écrit partout, pour représenter le danger de pousser la France à la révolution et à la guerre, quand elle fait effort pour secouer le joug de l'anarchie. Lord Granville et M. de Bülow désavouent lord Palmerston. S'il voulait décidément pousser la France à bout, on peut croire que ni l'Autriche ni la Prusse ne le seconderaient. Le langage même de la Russie semble modifié.
Mon gendre m'écrit de Paris, le 15: «Tout m'a paru, ici, fort confus en apparence. La transition, de la provocation révolutionnaire à l'humilité, ne peut se faire qu'au milieu du bruit, pour mettre la pudeur en défaut. C'est à quoi tout le monde concourt; on braille des bravades du côté de la paix et du côté de l'ancien Ministère; on crie généralement contre la lâcheté et l'avilissement du pouvoir, sans dire exactement ce qu'on aurait fait. Ces attaques, non spécifiées, ne mettent jamais dans une position vraiment embarrassante, et comme elles font du bruit sans faire de mal, elles donnent, à ceux auxquels elles s'adressent sans les atteindre, l'apparence d'un succès. Il me paraît donc généralement admis que le Ministère aura la majorité. Aussi M. Guizot disait-il, avant-hier, dans son salon (d'un air héroïque auquel se reconnaît aisément le général Guizot): «Messieurs, nous venons d'entrer en campagne; la guerre sera longue et rude, mais j'espère que nous remporterons la victoire.» Ce n'est pas que la Chambre, tout en voulant la paix à tout prix, soit commode: plus elle craint, plus elle crie, sauf à tomber, sans regret, de toute la hauteur à laquelle elle s'élèvera, comme le Roi. Ainsi, l'Adresse, dont le rédacteur sera, dit-on, M. Passy, ou M. de Salvandy, sera fort belliqueuse, au point de vue d'embarrasser le gouvernement, quoiqu'il soit décidé à s'embarrasser peu de ces choses-là.
«Vous avez lu la réponse de lord Palmerston au Mémorandum du 8 octobre: c'est une grosse affaire. Le mépris pour nous y est évident; il n'est pas même accompagné de formes. Il paraît, du reste, que ce sentiment à notre égard s'est singulièrement accru depuis quelque temps. La note a, cependant, beaucoup embarrassé M. Guizot, qui avait dit à tout le monde que, depuis son Ministère, les choses avaient changé de face en Angleterre, et lord Palmerston de caractère, ce qu'il résumait par ces mots: «J'apporte la paix dans ma poche.» Voici comment il a expliqué la note de lord Palmerston, chez le Président de la Chambre [152], il y a deux jours: «Lord Palmerston est un esprit théologique; il a le goût de ne laisser aucune objection sans réponse; c'est pourquoi ceci ne veut rien dire: ce n'est qu'une question de principes.» M. Dubois (de la Loire-Inférieure), qui est un homme d'esprit, et fort ami du nouveau Ministère, a pris là-dessus M. Guizot à part, et lui a dit qu'il se ferait tort, s'il répétait cela à la Chambre. L'autre, pour toute réponse, a répété sa proposition, dont il était si charmé, qu'il l'a fait insérer le soir même dans son journal, le Messager, sous la forme d'une note, au bas du Mémorandum, en supprimant seulement le théologique. Cela a fait, néanmoins, une petite affaire, qui dure même encore, et qui imprimerait un cachet de ridicule sur M. Guizot, si quelque chose faisait quelque chose dans ce pays-ci. Le Ministère va faire la paix, tout le monde croit qu'il y réussira. Après, il périra, sans savoir pourquoi, dans une bourrasque; c'est ce qu'on me paraît aussi croire assez généralement. Puis, viendra M. Molé, qui reste seul, et qui sera reçu par tout le monde peut-être, non qu'il soit plus favorisé à la Chambre qu'il n'était, mais l'énergie de tout le monde est fort usée, et le Roi est le maître; cela dépendra du Roi, lequel est mal disposé pour M. Molé dans ce moment-ci, et a dit sur lui un mot, que d'autres attribuent à M. Guizot, et qui ne mérite pas d'avoir deux pères: «M. Molé est un excellent spectateur, mais c'est un mauvais acteur.» Il me semble que le mot est de moi, et que quelqu'un me l'a volé, il y a cinq ans!
«La campagne de Syrie est décidément très bonne pour les alliés. Les Anglais s'y conduisent avec énergie; ils mènent les Turcs se battre à coups de bâton et tout plie: la force d'Ibrahim était un fantôme. On s'attend, à tout moment, à recevoir la nouvelle de la prise de Saint-Jean d'Acre, ce qui sera une grosse affaire là-bas et ici. Ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'il n'est pas du tout sûr qu'on sauve l'Égypte. Déjà, il court des bruits d'une révolte probable à Alexandrie, de l'assassinat, de l'empoisonnement du Pacha, et vous avez vu que lord Palmerston, avec son esprit théologique, ne parle plus de la déchéance du Pacha, comme il en parlait il y a trois semaines. Il n'est nullement sûr que l'on ne cède, ici, sur cela même, ce qui serait une énorme reculade.
«Voilà le présent, parlons un peu du passé. Thiers a diminué aux yeux de tout le monde; sa timidité a été, tout le temps, aussi grande que son imprudence, et sa légèreté aussi. Il a destitué le Consul de France à Beyrouth, parce qu'il avait voulu servir le Pacha en Syrie, en calmant la révolte, et jamais on n'a pu le décider à envoyer en Syrie des agents sûrs, pour connaître exactement la force de résistance d'Ibrahim, ce qui fait qu'on a été trompé, et que toute la conduite de la France a été réglée dans l'attente d'un résultat qui n'est pas arrivé. M. de Broglie pense que le Roi a eu grand tort de renvoyer le Ministère de M. Thiers, parce que, sans cela, il tomberait dans ce moment-ci, au bruit de la dérision publique; opinion basée sur ceci: que quand on joue gros jeu sur une carte et qu'elle ne sort pas, tout le monde se moque de vous. La personne à laquelle il le disait hier soir pensait, au contraire, que la Chambre, tout en redoutant la guerre, n'aurait pas eu l'énergie de renverser le Cabinet.
«Le discours rédigé par Thiers ne proposait pas une levée nouvelle de cent cinquante mille hommes, mais seulement d'avancer de trois mois la levée nouvelle, de paix ou de guerre, qui se fait ordinairement au printemps; du reste, il était modéré; mais, au total, ni lui, ni le Roi n'étaient sincères, et c'était, des deux côtés, un prétexte.
«Il y a eu une crise ministérielle, sans que nous nous en doutions, après la prise de Beyrouth: le Ministère voulait, comme démonstration, envoyer la flotte devant Alexandrie; le Roi, non. M. de Broglie a été nommé médiateur par les deux parties et les a raccommodées, sur cette idée, qu'il était impossible, dans le moment donné, sur cette retraite ainsi motivée, de nommer un Ministère durable; et il n'a pas voulu que la flotte fût envoyée à Alexandrie, sur cette autre idée, que la mesure était bonne en soi, comme propre à inquiéter les alliés, sans leur donner aucun droit de se plaindre, et qu'un gouvernement absolu aurait bien fait de l'exécuter, mais qu'en pratique française, la presse, sur cette mesure, aurait, bon gré mal gré, fait battre la flotte, et que c'eût été la guerre. Tout ce raisonnement, du reste, est basé sur ce que cette mesure, ou toute autre du même genre, ne pouvait s'obtenir que par des moyens violents, et nécessairement publics, comme démission, crise, etc.; car, si on l'avait arrangée à l'amiable, et en secret avec le Roi, il en eût été tout autrement. Aussi, la bienveillance de M. de Broglie pour le Roi n'est pas grande. Il dit, au reste, que tout lui est devenu égal, sauf le trouble matériel; qu'il appuiera tous les Ministères possibles; que non seulement il ne fera rien pour les renverser, mais pas même pour les ébranler, attendu qu'un Ministère, quel qu'il soit, aura toujours plus raison que la Chambre; qu'il se déclare enfin du bagage ministériel, ce que personne n'avait encore osé avouer, et qu'il vous envie beaucoup de passer l'hiver à la campagne. Il est d'une sérénité olympique, saupoudrée d'une ironie amère et perçante.
«M. Guizot dit, en confidence, à ses amis, qu'il a décidé M. de Broglie à accepter l'ambassade de Londres. Je n'en crois absolument rien, mais j'ai oublié de le demander à celui-ci, hier au soir.
«M. Molé m'a paru au dernier degré de l'abattement. Il met Jérémie en madrigaux; il est fort changé.»
Rochecotte, 22 novembre 1840.—Mon gendre a mandé hier, à sa femme, que la lecture des pièces diplomatiques faite dans le sein de la Commission de l'Adresse, à la Chambre des Députés, fait de M. Thiers un ministre incapable et impossible; de M. Guizot, un ambassadeur sagace et un auxiliaire périlleux, et de lord Palmerston l'esprit ferme et résolu de la situation... que Thiers a voulu leurrer, berner, attraper tout le monde, et qu'on s'est moqué de lui... et de la France. Il écrit aussi que M. le duc d'Orléans a dit sa petite improvisation à la Chambre des Pairs, avec un à-propos, une bonne grâce, une élévation admirables.
Il est arrivé une nouvelle note de lord Palmerston, plus bienveillante dans la forme, mais qui inquiète toujours sur l'Égypte.
On envoie M. Mounier, officieusement, à Londres, pour tâcher d'y obtenir quelque chose.
Mon fils Valençay m'écrit que Mme de Nesselrode est à Paris pour six semaines, qu'elle n'ira pas à la Cour, et, par conséquent, pas dans le grand monde, mais elle vivra en garçon, et est ravie de son coup de tête. Je ne sais pas si le comte de Nesselrode en sera également enchanté.
Rochecotte, 23 novembre 1840.—Mon gendre écrit que M. Walewski, qui avait été envoyé en Égypte auprès d'Ibrahim, croyant encore adresser ses dépêches au Ministère du 1er mars, avait écrit que, malgré tous ses efforts, il n'avait pu décider Ibrahim à passer le Taurus. Il paraît que cette dépêche fait grand scandale.
Rochecotte, 24 novembre 1840.—Voici ce que mon gendre m'écrit: «Il y a un bruit vague qu'il va se faire un arrangement en Syrie et en Égypte, qui ne sera pas la destruction du Pacha. Cela est dû à sa soumission absolue aux Puissances, mais nous nous en vanterons ici, et la majorité fera semblant d'y croire. Pour quelque temps, la discussion va être terrible entre Thiers et Guizot, personnellement, et, ce qu'il y a de plus triste pour tous deux, c'est que les assistants donneront raison à chacun contre l'autre. En résultat, ils creuseront le trou dans lequel ils tomberont l'un et l'autre; Thiers est à peu près complètement perdu, et Guizot le sera au printemps, après qu'il se sera épuisé à refaire le lit de M. Molé, qui entrera sûrement si le Roi le veut.»
Rochecotte, 25 novembre 1840.—J'ai lu, avec admiration, les nobles adieux de la Reine Christine à la nation espagnole [153]. Il me paraît que c'est d'un autre temps, et d'un siècle où le langage des Rois était encore celui de Dieu. On dit que c'est M. d'Offalia (qui, lui aussi, a quitté l'Espagne) qui a rédigé ce touchant manifeste.
Rochecotte, 26 novembre 1840.—Quel discours que celui de M. Dupin! Certes, je suis la créature la plus pacifique de France, mais je ne comprends pas qu'on puisse aller jusqu'à une telle platitude; platitude si inutile, si gauche, si maladroite, qu'en vérité, cela semblerait une gageure!
La maréchale d'Albuféra me mande que la comtesse de Nesselrode a rencontré, chez elle, M. Thiers, qui a fait feu des quatre pieds, et qui a charmé la comtesse. Avec les engouements de Mme de Nesselrode, elle peut arriver à de l'exaltation, même pour M. Thiers!
Les Anglais ont pris Saint-Jean d'Acre. Leur petite Reine est accouchée d'une fille [154].
Rochecotte, 28 novembre 1840.—Le duc de Noailles m'écrit: «Vous verrez, par la lecture de la séance d'hier, à la Chambre des Députés, toute l'agitation de l'Assemblée. Tout cela établit et confirme la paix dans la honte. Ce qui se passe pèsera sur l'avenir de la dynastie actuelle. La conséquence intérieure me paraît devoir être une quasi réforme dans la Chambre, qui amènera une dissolution, et cette dissolution, une Chambre avec laquelle on sera obligé de subir un Ministère de gauche avec Thiers à la tête.»
Mme Mollien me mande: «La Reine Christine est jolie; son teint est superbe, sa peau fine et blanche, son regard très doux, son sourire gracieux et fin; mais il ne faut pas, pour la trouver charmante, que les yeux qui l'examinent descendent plus bas que la tête; en détaillé, c'est quelque chose de monstrueux, et qui ne le cède en rien à sa sœur l'Infante. Elle est venue en France sans Dames, quoique les journaux s'amusent à parler de je ne sais quelle Doña, qui, si elle existe, n'est, vraisemblablement, qu'une femme de chambre. Il y a, à Paris, des dames espagnoles qui feront une espèce de service auprès d'elle; dans ce moment, c'est la duchesse de Berwick. La suite ne se compose que de deux hommes, tous deux jeunes: l'un surtout, le comte de Raquena, n'a pas l'air d'avoir plus de vingt ans; c'est un petit blondin à moustaches, vraie tournure de lieutenant de comédie. Je ne sais quand la Reine partira: elle dit qu'elle se plaît beaucoup ici. J'ai peur qu'elle ne s'y plaise trop, et n'y reste trop longtemps; ces visites royales sont toujours des dérangements dont on est bien vite fatigué aux Tuileries. Elle y dîne tous les jours, bien qu'elle demeure au Palais Royal. Son entrevue avec sa sœur a été très froide, mais, enfin, elle a eu lieu sans scène, c'était tout ce que l'on demandait.»
La duchesse de Bauffremont me mande le mariage de son petit-fils Gontran avec la seconde Mlle d'Aubusson; l'aînée épouse le prince Marc de Beauvau. Le mariage de Gontran n'aura lieu que dans un an, la jeune personne n'ayant pas quinze ans. Elle sera énormément riche; sa mère est Mlle de Boissy, son père est malade depuis dix ans, et sa fortune en tutelle. Gontran n'a pas dix-neuf ans, il est fort joli garçon.
Rochecotte, 29 novembre 1840.—Le Journal des Débats, d'avant-hier, était fort curieusement rempli par le discours de M. Passy et par celui de M. Guizot, au milieu desquels M. Thiers n'a pas dû se trouver fort à l'aise. A tout prendre, ces explications ne font grand honneur à l'habileté de personne, si ce n'est à celle de lord Palmerston, et à sa hautaine ténacité. Il me paraît que, jusqu'au petit Bourqueney, il y a éclaboussures pour tous les acteurs français dans tout ceci.
Rochecotte, 30 novembre 1840.—Les discussions de la Chambre me décident à lire le journal in extenso, et je n'y ai pas regret, car c'est un drame curieux, mais dans lequel, cependant, on s'attache bien plus à la situation qu'aux personnages, qui vont toujours en se rapetissant, par ce qui dégrade toujours le plus infailliblement: manque de netteté, de simplicité, de vérité dans la conduite. Du reste, cette discussion est comme le Jugement dernier: bon gré mal gré, chacun s'y trouve dépouillé de tout ajustement, et la vérité y est forcément provoquée. Jusqu'à présent, M. Villemain est celui qui me paraît la dire en termes les plus propres et les plus frappants; seulement, il n'est en position de la dire qu'à un seul côté, qui, d'ailleurs, est, à mon avis, certainement le plus coupable.
Rochecotte, 1er décembre 1840.—Voici ce que dit le duc de Noailles: «J'ai causé longtemps, hier, avec M. Guizot, et je lui ai dit que les derniers événements, et tout ce que la discussion a révélé, pèseront longtemps sur l'ordre des choses actuel. Lui croit, au contraire, que ce n'est qu'un moment difficile à passer, et qu'il en sera, de l'émotion publique, sur ce sujet, comme de l'émotion qui s'est manifestée lors de la guerre de la Pologne, il y a huit ans [155].—J'ai aussi beaucoup causé avec Berryer de son discours. Il y pense et a de bonnes idées; il terminera par une conclusion qui pourrait bien amener un échec au Ministère. Il dira que la guerre est évidemment impossible à cette heure, mais que la paix, telle que la formule le Ministère, n'est pas acceptable par la Chambre, et qu'il faut renvoyer l'Adresse à une nouvelle Commission. Odilon Barrot et M. Dufaure ont déjà mis en avant cette idée qui pourrait bien prendre faveur.—J'ai aussi rencontré Thiers à la Chambre; je me suis promené dix minutes avec lui, et lui ai rappelé que je lui avais prédit ce qui est arrivé, parce que, dans cette grande affaire, on ne pouvait rien sans alliances, et que la France s'était unie à une alliée qui était l'ennemie de ses intérêts, et qui devait, évidemment, l'abandonner. Il m'a répondu que la France, même seule, aurait pu empêcher, mais en montrant une grande énergie, et un grand déploiement de forces. Il rejette tout sur le Roi. Il dit que c'est l'Inertie couronnée, et qu'avec cette inertie en haut, et toutes les inerties naturelles, en bas, dans la nation, il n'y a moyen de rien faire; que si M. le duc d'Orléans eût été Roi, cela ne se serait pas passé de même; qu'il y aurait péri peut-être, mais qu'il y aurait péri avec dignité, et qu'il n'aurait pas laissé la France dans l'humiliation et l'impuissance où elle est pour longtemps. Du reste, il s'est, tout entier, livré à la gauche, et M. Odilon Barrot a resserré le lien hier.—Mme de Lieven est décidément, je crois, sincèrement attachée à Guizot, car elle ne va plus aux séances de la Chambre, et elle se borne à en demander, avec anxiété, des nouvelles.»
Voici maintenant un extrait de ce que m'écrit la princesse de Lieven elle-même: «Thiers semble avoir pris son parti de ne plus servir le Roi; il dit qu'il attendra le duc d'Orléans.—La Syrie est perdue pour le Pacha. On espère, et on croit, qu'il se soumettra à la sommation de l'amiral anglais Stopford. Je suppose que le gouvernement français l'y engage. Alors, la chose sera terminée, pas brillamment pour la France, il faut en convenir, et à la plus grande gloire de Lord Palmerston. Il y a bien des gens auxquels cette dernière conséquence déplaît beaucoup. Les Ministres d'ici espèrent une majorité convenable, pour l'Adresse, de cinquante à soixante voix, et puis on vivra comme on pourra. M. Guizot a l'air bien fatigué, mais courageux. A Vienne, on est ravi du changement de Ministère, et plein de confiance dans celui-ci. Je ne sais pas encore ce qu'on en dit à Saint-Pétersbourg. Je suis un peu curieuse d'apprendre ce que nous (public russe) nous dirons de cette grande affaire, réglée sans que nous nous en soyons mêlés activement. Cela nous étonnera un peu. Vous allez me demander, peut-être, s'il y a un public russe? C'est vrai, à peine... mais cependant, pour l'Orient, oui. Je m'étais permis, lorsque j'étais à Londres (Ambassadrice), d'appeler la Turquie notre Portugal. Ma Cour a fort goûté ce mot; les Anglais, très peu.—On ne se presse pas, ici, de nommer un Ambassadeur à Londres. Je crois qu'on voudrait que l'affaire égyptienne fût d'abord réglée; il faudra bien attendre jusqu'à la mi-décembre. Mme de Flahaut ne sait que faire, entre les bouderies opposantes qui lui sont naturelles, et l'envie démesurée qu'a son mari d'avoir un poste diplomatique.—Le Roi a beaucoup désiré que les Ambassadeurs fussent, en corps, chez la Reine Christine; il y a eu de grands scrupules, mais, enfin, on s'est décidé à y aller, en ne la regardant que comme veuve de Ferdinand VII. Au fait, elle n'est plus que cela maintenant. La Reine d'Angleterre est, dit-on, accouchée trop aisément. Elle aura dix-sept enfants, comme sa grand'mère.—Mme de Nesselrode vit à la Chambre des Députés. Elle est éprise de Thiers, et se place dans la plus vive opposition. Elle s'amuse parfaitement ici. Je la vois peu, tant elle est occupée des débats de la Chambre et des spectacles. Mon Ambassadeur croule sous le poids de toutes les grandes dames russes amoncelées à Paris. Je le plains, car je crois que c'est très ennuyeux!»
J'aurais parié que Mme de Nesselrode s'engouerait de Thiers, ne fût-ce que pour fronder l'engouement de Mme de Lieven pour Guizot.—En lisant le discours de M. Barrot, et la série d'invectives adressées, par lui, à bout portant à M. Guizot, je me suis demandé hier comment il se peut faire que de pareilles choses se disent et s'écoutent, sans qu'il en résulte des explications armées.
Rochecotte, 3 décembre 1840.—Voici les principaux passages du bulletin que m'envoie M. de Salvandy. En date du 1er décembre, avant et pendant la séance de la Chambre: Sait-on, à Rochecotte, un mot très joli de Garnier-Pagès, qui doit parler aujourd'hui? «Je les mettrai tout nus, tous deux, et on verra comme ils sont laids.» Ce mot résume très bien la situation. M. Thiers conserve une position révolutionnaire, mais voilà tout; il reste, pour beaucoup, incapable, pour tous, impossible. M. Guizot est loin d'avoir gagné tout ce que M. Thiers a perdu. Un immense talent, une force d'esprit et d'âme admirable dans la tempête, le don d'imposer à toutes les révoltes hostiles dans l'Assemblée, et l'art d'élever son auditoire en élevant la question de prime abord à un point de vue plus général, voilà les avantages qui lui sont propres, et dont il ne s'était jamais prévalu à ce degré; et, avec tout cela, il grandit sans se fortifier, il pose sur la majorité sans s'y établir. Le sol est rebelle. M. Thiers est comme une fille entretenue, à laquelle on ne demandait que d'être bonne fille; on lui passait tout; sa considération ne souffrait de rien. M. Guizot est la femme austère qui a failli; tout lui est compté. Cette lutte de l'Ambassadeur et du Ministre, malgré les ménagements qu'il y a mis, blesse la Chambre et l'opinion. On ne lui pardonne même pas son abandon résolu des maximes de la coalition; il semble qu'on aurait voulu le voir fidèle à l'infidélité même. Le discours de Dufaure paraît, à beaucoup de gens, un drapeau placé entre le Cabinet et M. Thiers. On s'inquiète de l'action de Passy et de Dupin en ce sens. On m'y associe, parce qu'on n'imagine pas que les Ministres en disponibilité ne soient pas des mécontents en activité. On fait planer M. Molé sur tout cela, quoiqu'il n'ait, avec la zone du Ministère du 12 mai, aucun rapport, et qu'elle mette son honneur, je crois, à rester conséquente en éloignant M. Molé, comme Jaubert croit le rester en continuant à siéger au milieu des autres, qu'il blesse et désole par ses perpétuels cris de fureur contre le Roi, et ses enthousiasmes pour M. Barrot. Voilà où nous en sommes. On sent déjà la position craquer. Pauvre pays, qui veut être fort, et qui n'est pas gouvernable! Notre Chambre est vraiment l'Œil-de-bœuf de la démocratie [156]. Les favoris et même les favorites troublent tout par leurs intrigues, et passent le temps à se renverser, ce qui fait que tout s'écroule avec eux.—Je vais à la Chambre où MM. de Lamartine et Berryer croiseront le fer. J'y fermerai cette lettre.»
«P.-S.—Berryer vient de parler. Il a fait un discours habile, éclatant, perfide. Il a couvert Thiers, en allant droit aux Tuileries. Il a promené là la foudre et envoyé sur M. Guizot, Ambassadeur, des anathèmes qu'un tiers de l'Assemblée a matériellement applaudis trois fois. M. de Lamartine monte à la tribune pour répondre.»
Rochecotte, 4 décembre 1840.—Le discours de M. Berryer révèle l'état du pays dans un sens, et celui de M. de Lamartine dans un autre. Ces deux discours me paraissent être, jusqu'à présent, ce qu'il y a de plus brillant pour l'un, de plus élevé pour l'autre, dans toute cette discussion de l'Adresse. M. de Lamartine, qu'en général j'admire médiocrement, m'a fait grand plaisir dans sa réponse. Je la trouve sage, pleine de faits, bien pensée, bien dite, avec de beaux mouvements et un sentiment honnête prévalant dans l'ensemble.
On assure que la mission de M. Mounier à Londres a pour but d'obtenir le concours de l'Angleterre en faveur du mariage de l'innocente Isabelle avec son cousin Carlos, prince des Asturies.
Voilà les cendres de Napoléon à Cherbourg. A Paris, rien n'est prêt encore, dit-on, pour cette cérémonie qui, à mon sens, sera fort ridicule.
Rochecotte, 5 décembre 1840.—J'ai eu hier une lettre de M. Royer-Collard, dont voici un piquant extrait: «Il y a huit jours, Madame, que je suis enfermé à la Chambre suivant avec application et intérêt le grand débat de l'Adresse. Les assistants ont donné, alternativement, tort aux deux principaux acteurs, mais ce n'est pas le même tort. Les fautes de Thiers sont du Ministre, celles de Guizot de l'homme. Je ne sais si vous avez remarqué, dans les journaux, que j'ai été conduit à rendre à Guizot, dans un moment difficile, un témoignage dont il avait grand besoin, car on ne croyait pas un mot de ce qu'il disait, bien que ce fût la vérité. Il est venu m'en remercier, le lendemain, à ma place, en traversant courageusement toute la Chambre. Je n'ai point accepté le remerciement. Je lui ai répondu que je n'avais rien fait pour lui, que je n'avais pensé qu'à moi. Il m'a abordé, depuis, dans un couloir. Je lui ai tenu même rigueur, et refusé la conversation. Il y a cette différence entre les deux hommes, que Dieu n'a pas donné à Thiers le discernement du bien et du mal; mais Guizot, qui a ce discernement, passe outre. Il est donc plus coupable, mais il n'est peut-être pas le plus dangereux. Si on pouvait regarder quelque chose comme irrévocablement accompli aujourd'hui, je dirais qu'ils sont tous deux perdus sans retour. Je le voudrais bien, mais je n'en suis pas sûr.»
On mande à mon gendre que l'effet du discours de Berryer a été immense. Il paraît qu'il a tué M. Guizot et porté un rude coup plus haut. Les Carlistes en sont dans l'enivrement. Je suis tentée de croire qu'ils donnent à cet effet une portée plus profonde que la réalité. Thiers encense Berryer, et dit à qui veut l'entendre, que, comme art, rien n'est au-dessus et qu'en 1789, on ne faisait pas mieux.
La princesse de Lieven, à laquelle quelqu'un ne dissimulait pas le coup porté à Guizot, a répondu qu'il n'en était pas atteint.
On dit que c'est le 15 de ce mois qu'aura lieu la cérémonie pour les cendres de Napoléon. Comme son ombre arrive à propos!
Rochecotte, 6 décembre 1840.—On m'écrit ceci: «Je n'ai pas entendu confirmer la mort de Demidoff, mais je sais, de source certaine, qu'il a fait un fort désagréable voyage à Rome, où il a eu des scènes fâcheuses avec le Cardinal secrétaire d'État, et avec le Ministre de Russie, après lesquelles il a dû quitter, par ordre, les États du Pape. L'émotion qu'il a éprouvée lui a donné un de ses plus terribles accès. Il paraît qu'il aurait dit au prêtre grec que ses enfants seraient tous élevés dans la religion grecque, et à l'autorité catholique, qu'ils le seraient catholiquement. De plus, il a dit, avec son assurance habituelle, qu'avec de l'argent, on obtenait tout de la Cour de Rome, et qu'il avait envoyé cent mille francs au Pape pour les dispenses qu'il a obtenues. Le cardinal Lambruschini, indigné de ce bruit, a fait insérer, dans la Gazette romaine, un article, que partout on répète, et qui dément le fait, en établissant très positivement que M. Demidoff n'avait payé, pour ses dispenses, que la somme de quatre-vingt-dix francs, pour frais d'expédition. Le Ministre de Russie ayant refusé de traiter, pour le côté Demidoff, avec la Cour de Rome, M. Demidoff a été lui dire des injures; et, après toutes ces belles équipées, il lui a fallu quitter Rome, et s'il n'est pas mort de rage, il n'en est pas moins embarrassé.»
Rochecotte, 7 décembre 1840.—La grande nouvelle du jour est le rejet de l'amendement de M. Odilon Barrot, à plus de cent voix de majorité.
Voici plusieurs bons mots qui se disent à Paris: On appelle MM. Jaubert, Duvergier de Hauranne, enfin le groupe détaché des Doctrinaires passés à gauche, les schismatiques effrénés de la Doctrine. Dans un autre ordre de choses, on appelle les partisans de Mgr Affre, Archevêque de Paris, les affreux. Il faut toujours que les plaisanteries aillent leur train.
Rochecotte, 9 décembre 1840.—Mme Mollien me mande que la préoccupation des esprits, maintenant que l'Adresse est votée, commence à se tourner vers la Fête des cendres, comme dit le peuple à Paris. La cérémonie coûtera un million. Des milliers d'ouvriers sont occupés aux préparatifs jour et nuit, et des milliers de badauds les regardent, tant que le jour dure. Quelle sottise que toute cette comédie! Arrivant à quel moment! Dans quelles conjonctures! Il me semble que le rocher de Sainte-Hélène était une tombe plus touchante, et peut-être même un asile plus sûr, que l'orageux et révolutionnaire Paris.
Rochecotte, 10 décembre 1840.—M. Raullin m'écrit qu'à la séance de la Chambre où on a traité des tripotages de Bourse, M. Thiers pleurait. Il me dit aussi qu'on n'a rien vu de pareil aux haines et aux violences qui agitent tout ce monde, que l'on ne peut plus causer avec personne, à moins d'entrer dans leur folie. Thiers voulait se battre avec M. de Givré; Rémusat l'en a empêché. M. Jaubert est, aussi, un peu piqué par la tarentule. Mme Dosne est dans son lit, à la suite de la dernière séance de la Chambre, à laquelle elle assistait. Les révélations sur les tripotages de Bourse l'ont bouleversée.
M. de Sainte-Aulaire m'écrit, de Vienne, qu'il va se présenter pour l'Académie française. Il se montre fort dégoûté des affaires. Il est impossible, en effet, que ce dégoût ne devienne pas général.
Rochecotte, 13 décembre 1840.—Hier, dans ma solitude, plus complète que de coutume, je me suis replongée, ce que je fais d'ailleurs sans cesse, dans mes souvenirs du passé, et il m'est venu d'écrire quelques lignes sur un des côtés de l'esprit et de la nature de M. de Talleyrand; les voici:
Son esprit était ferme, mais sa conscience était faible, car elle manquait de lumières. Son époque, son éducation, sa position forcée étaient ennemies des réflexions qui éclairent l'âme. Son insouciance naturelle le détournait, d'ailleurs, du travail sérieux de la conscience, et le laissait dans les ténèbres. Aussi n'appliquait-il guère sa rare intelligence qu'aux intérêts de la politique. Entraîné par le terrible mouvement de son siècle, il lui réservait toute l'activité dont il était capable. Au besoin, cette activité était grande. Il savait vivre sans repos, sans loisirs; il en privait alors les autres et lui-même; mais, le but atteint, il retombait pour longtemps dans une nonchalance dont il défendait habilement les abords; il s'y barricadait, et rendait sa paresse si gracieuse qu'on se serait reproché de la troubler. Son coup d'œil était rapide, juste et fin; son démêlé pénétrant, son esprit fortement trempé dans un admirable bon sens; son action rare, lente au début, mais vive et précipitée vers le dénouement. L'état habituel d'incurie, dont il ne sortait que le moins possible, a été très nuisible à sa vie privée, car il y poussait cet état à l'excès. De là, cette porte toujours ouverte, cette chambre toujours envahie, et cette déplorable indifférence sur la sûreté et la valeur morale de ceux qui s'y introduisaient. Et néanmoins, avec l'œil demi-fermé, il voyait tout; mais il prenait à peine le soin de juger, encore moins d'écarter ceux-là même dont il faisait le moins de cas. Pourvu que, dans la conversation, il n'eût rien de direct à repousser, il laissait dire, ou faire; mais s'il se sentait touché, le réveil était immédiat, et la leçon un coup de massue. Il terrassait sur place, sans, du reste, garder la moindre rancune. Il retombait bientôt dans son insouciance et oubliait aussi facilement l'inconvenance, qu'il pardonnait sincèrement l'injure. Il était, d'ailleurs, bien rarement appelé à se défendre. Sa dignité était si naturelle, si simple, si bien protégée par sa réputation, par sa grande existence, et par ce demi-sommeil même dont on sentait bien qu'il fallait se méfier, que je n'ai guère vu les plus mal élevés, risquer de l'être avec lui. Je lui ai souvent entendu dire ceci, avec une véritable satisfaction: «J'ai été ministre du Directoire; toutes les bottes ferrées de la Révolution ont traversé ma chambre, sans que jamais personne ait imaginé d'être familier avec moi.» Il disait vrai: chacun, même les plus proches, les plus intimes, ne l'abordait qu'avec une respectueuse déférence. Je suis, d'ailleurs, restée convaincue, que ce qui aidait à le rendre si imposant, c'était un trait de sa nature, qui se sentait à travers son indolence. C'était ce courage plein de sang-froid et de présence d'esprit, ce tempérament hardi, cette bravoure instinctive, qui inspire un goût irrésistible pour le danger sous toutes ses formes, qui rend le péril séduisant, et donne tant de charme aux hasards. Il y avait, sous la noblesse de ses traits, la lenteur de ses mouvements, le sybaritisme de ses habitudes, un fond de témérité audacieuse, qui étincelait par moments, révélait tout un ordre nouveau de facultés, et le rendait, par le contraste même, une des plus originales et des plus attachantes créatures.
Rochecotte, 14 décembre 1840.—Dans les lettres que j'ai reçues, hier, il y en avait une de Berlin, de M. Bresson, qui dit ceci: «Francfort n'est pas une disgrâce pour M. de Bülow, qui l'a beaucoup désiré, dans les intérêts privés; le rang de ce poste est au moins égal à celui de Londres. La singulière issue des affaires d'Orient a relevé les négociateurs dans l'opinion; ceux qui criaient le plus haro et anathème, contre Bülow, sont aujourd'hui ceux qui le louent le plus. Nous faisons si beau jeu à ceux qui osent, que je suis, moi-même, tenté de leur donner raison.—Humboldt n'a aucune influence politique sur le Roi de Prusse. Personne, jusqu'à présent, n'en exerce, et on ne saurait dire encore, au juste, où il se placera. Quelques nominations récentes parmi les Piétistes ont porté quelque atteinte à sa popularité; son penchant pour eux n'est pas partagé par le pays.—Lord William Russell étend, de plus en plus, ses distractions; il est partagé entre trois dames, dont l'une le conduit même assez souvent en Mecklembourg.—Le prince Wittgenstein ne participe plus en rien aux affaires; il a des attaques répétées et ne vivra pas longtemps.—Je n'ai pas besoin de vous parler de ce que la discussion de l'Adresse m'a fait souffrir; les conditions actuelles rendent le séjour à l'étranger odieux. Est-il vrai que Flahaut aille à Vienne, remplacer Sainte-Aulaire? Si le fait est exact, il est clair qu'on me laissera ici. Je n'ai pas le vent de la faveur: certaine rue, certaine maison, que vous avez tant connues, ne me sont pas aussi favorables qu'autrefois.» Ce dernier passage fait allusion à l'hôtel Talleyrand, rue Saint-Florentin, où demeure maintenant Mme de Lieven.
On me mande la mort de la jeune Marie de La Rochefoucauld, fille de Sosthène, et petite-fille de la duchesse Mathieu de Montmorency: cette pauvre femme survit à ses contemporains, à ses enfants, à ses petits-enfants. Dieu éprouve rudement le grand courage et la foi profonde dont elle est douée!
On m'écrit aussi qu'à la fameuse cérémonie des Cendres, la Reine et les Princesses seront en mante de deuil comme pour Louis XVIII. Tout le monde est donc fou! Les journaux ne parlent que de la marche funèbre ou plutôt triomphale, et des honneurs religieux que les restes de l'Empereur reçoivent partout. Après tout, Napoléon, deux fois en quarante ans, aura rendu le même service aux Français: il les aura réconciliés avec la religion; car il paraît que c'est quelque chose de curieux, de voir les populations s'agenouiller, entourer le clergé qui bénit cette dépouille; vouloir, partout, pour leur héros, les bénédictions de l'Église. Singulier peuple, qui, au milieu d'une véritable anarchie, accepte l'ordre lui-même, pour la cause d'une idée révolutionnaire! Car il me semble évident qu'il n'y a pas autre chose sous ces hommages: ce n'est pas le législateur qu'on exalte, ce n'est que l'usurpateur et le conquérant.
Rochecotte, 15 décembre 1840.—J'ai eu, hier, des nouvelles de Mme de Lieven dont je vais transcrire le principal: «Voilà l'Égypte finie: Napier a été un peu rude, et il n'avait pas mission de l'être; c'est égal, il a réussi. Napier a voulu être érudit, et il invite le Pacha à renouveler le règne des Ptolémées. Pour un vassal, ce serait drôle! C'est égal aussi. A Constantinople, on va reconnaître l'hérédité dans sa famille, et il rendra la flotte après. A Londres, ce sont des joies immenses, et lord Palmerston ne touche pas terre. La situation entre les deux pays reste bien tendue; ce n'est pas la guerre, mais ce n'est pas absolument la paix.—On ne parle plus de la discussion de l'Adresse; elle est oubliée pour les funérailles de Napoléon. Elles seront superbes; j'espère qu'elles ne seront pas autre chose.
«La reine Christine est partie, ayant fait la conquête de votre Roi. Elle ira jusqu'à Rome, mais point à Naples où on n'a pas reconnu sa fille.—Toute la Russie féminine est ici: cinq dames du Palais à Paris. Il n'en reste que quatre à Saint-Pétersbourg!—Les Ambassadeurs ont déclaré qu'ils n'assisteraient pas aux funérailles. Pour la plupart d'entre eux, je sais que c'est de leur propre tête; lord Granville a demandé des ordres. Après un peu d'hésitation, on lui a dit de faire comme les autres.—La Reine d'Angleterre est accouchée comme les poules pondent, tout aussi facilement.»
Rochecotte, 17 décembre 1840.—Nous ne savons pas encore comment les funérailles se sont passées avant-hier à Paris. On n'y était pas sans inquiétudes. La duchesse de Montmorency me mandait ceci: «On sait qu'on a le projet de se porter à l'Ambassade d'Angleterre, et de démolir la maison; aussi a-t-on enfermé de la troupe dans l'hôtel et lady Granville a-t-elle déménagé. On estime qu'il y aura 800 000 personnes en mouvement. Mes enfants ont été au Pecq, et ont tout trouvé fort convenable: grand silence à l'arrivée du bateau, tous les chapeaux bas; le général Bertrand à droite du cercueil, le général Gourgaud à gauche, M. de Chabot devant; le prince de Joinville allant et venant pour donner des ordres, ayant fait ôter tous les ornements qui n'étaient pas religieux; des prêtres, des surplis, beaucoup de cierges, mais rien de mondain ni de mythologique.»
Les journaux indiquent une grande fermentation. Je serai charmée quand la poste de ce soir nous aura dit comment tout s'est terminé.
J'ai écrit pour qu'on fît voir ce spectacle à Boson, mon petit-fils; quelque mal conçue, incohérente, contradictoire et ridicule, par les circonstances, que soit cette cérémonie, l'arrivée solennelle de ce cercueil, revenant de Sainte-Hélène, sera une chose très imposante, et dont il sera curieux, un jour, d'avoir été témoin. Malheureusement, à son âge, il se bornera à être saisi du spectacle, sans pouvoir faire tous les rapprochements étranges qu'il inspire: l'oubli complet de l'oppression, de la malédiction générale dont l'Europe retentissait il y a vingt-six ans; et, aujourd'hui, ce souvenir unique de ses victoires, rendant sa mémoire si populaire. Paris se disant avide de liberté, la France humiliée devant l'étranger, célébrant à l'envi celui qui a le plus enchaîné cette liberté, et qui a été le plus terrible des conquérants.
Nous lisons, dans les journaux, la description des décorations des Champs-Élysées, avec cette haie de Rois et de grands hommes. On aurait dû, au moins, n'y point placer le Grand Condé! Condé offrant une couronne à l'assassin de son petit-fils!—Ce qui me paraît devoir être beau, c'est le char. J'aime Napoléon rapporté en France sur un bouclier...
Rochecotte, 18 décembre 1840.—Nous attendions hier le courrier avec impatience, et par une espèce de fatalité, la malle a cassé, et il a fallu nous coucher sans lettres. Heureusement que mon fils Dino, qui avait été à Tours, nous a rapporté la copie d'une dépêche télégraphique reçue par le Préfet, et qui dit que tout s'est bien passé, à l'exception d'une petite démonstration, faite par une cinquantaine d'hommes en blouse, qui, sur la place Louis XV, ont voulu forcer la ligne, mais qui ont été repoussés.
Rochecotte, 19 décembre 1840.—Nous avons donc enfin nos lettres! Mme Mollien, qui était à l'église des Invalides à la suite de la Reine, me dit ceci: «Autant cette fête était populaire dans les rues de Paris, autant elle l'était peu, là où je me trouvais; pour toutes sortes de raisons, on est enchanté d'être au lendemain d'hier.—Avant d'entrer dans l'église, on s'est réuni dans une espèce de salon, ou plutôt de chapelle sans autel, qui avait déjà servi au même usage, lors de la cérémonie funèbre des victimes de Fieschi. La famille Royale, le Chancelier, les Ministres, les Maisons et jusqu'aux précepteurs, tout cela réuni a attendu deux heures. La grande occupation était de conjecturer la marche du cortège, et surtout, sans se priver du feu de deux énormes cheminées pratiquées à la hâte, de conjurer l'effroyable fumée qu'elles vomissaient à flots. Le souvenir de l'Empereur n'était dans la pensée de personne. On causait de tout, excepté de lui. Le Chancelier [157] se faisait remarquer par sa jovialité et ses comiques impatiences contre la fumée. La Reine avait la fièvre; rien n'a pu l'empêcher d'accompagner le Roi; elle est rentrée vraiment malade des Invalides.—Je ne vous parlerai pas de la scène de l'église; j'étais tellement renfermée dans la tribune que je n'ai rien vu, et à peine entendu l'admirable messe de Mozart, divinement chantée.»
Voici un autre récit: «Ce que j'ai trouvé de vraiment admirable, c'est le char. Rien de plus magnifique et de plus imposant: les étendards de chaque département portés par des sous-officiers faisaient très bien; les trompettes qui poussaient à l'unisson un chant simple et funèbre m'ont saisi. J'ai aimé aussi les cinq cents marins de la Belle Poule, qui, par leur tenue austère, contrastaient avec la splendeur du reste. Mais ce qui était ridicule, c'étaient les vieux costumes de l'Empire, qui avaient l'air de venir de chez Franconi. La marche du char n'était pas assez promptement suivie par la foule, de sorte que le peuple se précipitait d'une façon trop bruyante. Il y a eu de mauvais cris de: «A bas Guizot! Mort aux hommes de Gand!» On a aussi vu quelques drapeaux rouges et entendu quelques chants de la Marseillaise, mais cela a été réprimé et étouffé. Le Prince de Joinville est bruni et maigri, mais beau et fort approuvé. Il a eu grand succès, hier, tout le long du cortège.»
La duchesse d'Albuféra a vu passer le cortège de chez Mme de Flahaut, qui avait invité les vieux restes féminins de l'Empire, la maréchale Ney, la duchesse de Rovigo, etc., mêlés au monde actuel ou à des étrangers. Les quatre-vingt mille hommes de troupes donnaient, dit-elle, l'aspect d'une revue, plutôt que d'un enterrement. La Maréchale regrette, avec raison, l'attitude du peuple, qui n'était ni religieuse, ni recueillie, ni touchante.
J'ai aussi une lettre de M. Royer-Collard, qui, lui, ne parle pas de la cérémonie à laquelle il n'a pas assisté, mais qui me dit ceci en réponse à ce que je m'étonnais qu'il ne m'eût point parlé de l'effet du discours de Berryer: «Si je vous parlais sans nul déguisement de ce que je pense des acteurs principaux de l'Adresse, je serais jeté dans des paroles qui tiendraient de l'outrage. Quant à Berryer, il soutient la cause du bien par le mal, et d'un bien chimérique par un mal certain, la cause de l'ordre par le désordre. Il a l'extérieur de l'orateur, il n'en a pas la réalité; il ne pénètre pas dans les esprits, il n'y laisse point de traces, il ne restera de lui que son nom.—Vous me demandez ce que je fais de M. de Tocqueville? Il a un fond d'honnêteté qui ne lui suffit pas, qu'il dépense imprudemment, mais dont il lui restera toujours quelque chose; je crains que, par impatience d'arriver, il ne s'égare dans des voies impraticables, voulant concilier ce qui est inconciliable. Il se sert à la fois de ses deux mains, donnant la droite à la gauche, la gauche à nous, regrettant de ne pas en avoir une troisième par derrière, qu'il donnerait invisiblement. Il va se présenter à l'Académie française, à la place de M. de Bonald; il n'aura pas ma première voix, que je dois à Ballanche, mais il aura ma seconde. Ses adversaires, et il en a, disent qu'il a déjà tiré, de ses succès littéraires, l'Institut, la Chambre, et un fauteuil chez Barrot, qu'ainsi il peut attendre.» Notre solitaire de la rue d'Enfer a un grand fond de malice à travers toute sa vertu. La troisième main en fait foi; je trouve l'image piquante!
Rochecotte, 20 décembre 1840.—Le duc de Noailles, qui me fait aussi un petit compte rendu des funérailles, me dit que la masse curieuse regardait passer le cortège à peu près comme celui du Bœuf-Gras, et que dans l'église, on n'était occupé que du froid et de s'en garantir; que l'office religieux a été confus, et que personne ne pensait à autre chose qu'à un spectacle mondain. Il me semble que ce que tout cela prouve, c'est qu'il n'y a plus de bonapartistes en France; c'est, qu'en vérité, il n'y a plus rien, dans ce pays, que des articles de journaux.
On mande, à mon gendre, qu'il est question de faire, à la Chambre, une proposition. Celle d'effacer l'effigie de Henri IV de l'étoile de la Légion d'honneur, et d'y remettre celle de Napoléon. Au fait, il ne sera pas plus extraordinaire d'effacer son aïeul que de barbouiller ses propres armes [158].
Rochecotte, 23 décembre 1840.—J'ai reçu une lettre de M. de Salvandy, dont voici l'essentiel, dégagé des phrases redondantes: Il est arrivé une note de lord Palmerston, qui déclare ratifier la convention de Napier, et s'en porter garant au nom de l'Angleterre.
M. Thiers sera président et rapporteur de la Commission des fortifications à la Chambre. Il tiendra ainsi le Cabinet sur la sellette et la Chambre en échec. Il sort, de là, que M. Thiers est moins démoli qu'on ne pensait, M. Guizot peu, ou mal affermi; tout précaire, dès lors tout possible; au dedans, la Chambre en est ébranlée; l'Europe pourrait l'être. L'Autriche avait passé une note fort modérée sur les armements, mais l'Allemagne ne désarmera pas.
M. de Salvandy dit la même chose que mes autres correspondants sur les funérailles. Il se plaint qu'il y avait trop d'or, de l'or partout et toujours; il paraît que les ordonnateurs de la fête ont cru que c'était ce qui ressemblait le plus à la gloire. Il dit aussi que rien n'était moins religieux que la cérémonie religieuse, ce qui se comprend, avec un Archevêque qui ne sait ni marcher, ni prier, ni encenser. J'ai remarqué, dans le Moniteur, une phrase que je trouve incomparable: «Le De profundis a été chanté par Duprez, et l'Oraison par l'Archevêque!»
M. de Salvandy prétend qu'à la cérémonie, M. Thiers était remarquable d'espérance au commencement, de colère à la fin, de préoccupation toujours. Il paraît qu'il comptait sur une journée, qui, Dieu merci, a manqué. Dans l'église même, il a recherché une discussion avec M. Molé sur les pensées et les chances de Napoléon pendant les Cent-Jours...
Voici maintenant l'extrait d'une lettre que Mme de Wolff m'écrit de Berlin: «Jusqu'à présent, rien n'a troublé la parfaite harmonie entre le Souverain et son peuple. Pour les opinions politiques, il n'y a guère de différend chez nous. Nous sommes presque tous orthodoxes à cet égard; mais les opinions religieuses se partagent et s'agitent, et c'est à ce point de vue surtout qu'on observe, avec une sorte d'inquiétude, les premières démarches du Roi. On espère que le Roi ne sacrifiera jamais le vrai mérite à des préventions de sectes. Quant à cette nouvelle noblesse que le Roi vient de créer, il me serait difficile de vous en donner une explication précise, car cette institution paraît être encore vague. Le Roi a cru prévenir les inconvénients d'une noblesse pauvre, comme l'est, généralement, la noblesse prussienne, en attachant les nouveaux titres de noblesse qu'il a donnés, aux propriétés territoriales, de manière que le titre ne passe qu'à ceux des enfants ou descendants qui héritent des terres, et qu'il s'éteigne dès que celles-ci sortiront de la famille. Cette idée n'a pas été fort appréciée jusqu'à présent; on craint qu'il n'en résulte des embarras, des complications, et que cette institution, si peu en harmonie avec les coutumes germaniques, ne puisse pas se soutenir.»
Rochecotte, 27 décembre 1840.—Le duc de Noailles me mande que M. de Tocqueville retire sa candidature académique. Le Duc venait de dîner avec Mgr Affre, chez M. Pasquier. Il dit que c'est un vrai paysan. Tout le monde, même les ennemis de Mgr de Quélen, a remarqué la différence, à la cérémonie des Invalides. C'était Mgr de Quélen qui avait officié pour les victimes de Fieschi. Mgr Affre est vraiment le Prélat de cette vilaine époque, si dénuée de dignité, quelque part qu'on veuille la chercher.
Rochecotte, 30 décembre 1840.—On me mande de Paris qu'il était arrivé une dépêche de Russie, avec ordre de la communiquer au gouvernement, assez douce et assez amicale, disant que c'est avec peine que l'on voit l'isolement de la France, et qu'on est prêt à entrer dans les mesures qu'on pourrait imaginer, pour faire rentrer la France dans les négociations communes, puisqu'on a rétabli à Paris un Ministère conservateur. La dépêche a été lue à M. Guizot, et ensuite au Roi. Serait-ce le témoignage d'un désir de rapprochement particulier? Je ne le crois pas, mais ce que je crois, c'est qu'on veut partout éviter la guerre, la Russie autant que les autres Puissances; qu'on désire calmer la France pour qu'elle désarme et qu'on puisse ensuite désarmer ailleurs, car ces armements généraux ruinent l'Europe.
FIN DU TOME II.