Chronique de 1831 à 1862, Tome 2 (de 4)
1837
Paris, 17 avril 1837.—Le nouveau Ministère, qui s'est constitué avant-hier, et qui est destiné à illustrer la date du 15 avril, puisque c'est par des dates qu'on désigne les différentes administrations, le nouveau Ministère, dis-je, aura une rude guerre à soutenir; je désire, pour son chef, M. Molé, qu'il s'en tire honorablement. Le Journal de Paris fait de la franche opposition doctrinaire; le Journal des Débats, après l'oraison funèbre des sortants, promet paix et secours aux entrants; tout cela n'est ni sérieux, ni sincère, ni fidèle, ni stable, et je ne sais plus ni à qui, ni à quoi il est raisonnable de se fier dans les relations politiques. M. Royer-Collard est venu me voir ce matin avant d'aller à la Chambre des Députés; il n'avait pas l'air de croire que le nouveau Ministère pût traverser la session [62].
Nous avons eu parmi nos convives, à dîner, M. Thiers qui a beaucoup causé, comme de coutume. Il venait de la Chambre où on avait vainement attendu la communication officielle du nouveau Ministère qui avait été annoncée. Le Roi devait mener l'Électrice [63], qui est à Paris en ce moment sous le nom de Comtesse d'Arco, visiter Versailles; mais au lieu de cela, le Conseil ayant duré de dix heures du matin à cinq heures de l'après-midi, le Roi n'a pu sortir, ni les Ministres se rendre à la Chambre. Cela y a fait un très mauvais effet; on la dit irritée et méprisante.
Paris, 19 avril 1837.—Mme de Castellane, qui est venue chez moi ce matin, et qui était encore dans un état d'émotion très pénible de la séance de la veille à la Chambre, m'a appris que l'extrême longueur du Conseil d'hier avait tenu à une vive discussion sur le retrait absolu de la loi d'apanage, et sur la convenance de laisser en blanc le chiffre de l'apanage de Mgr le duc d'Orléans dans la loi qu'on va présenter à la Chambre à l'occasion de son mariage avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin; M. le duc d'Orléans, qui assistait au Conseil, voulait qu'on laissât le chiffre en blanc et il a fini par l'emporter.
A peine Mme de Castellane était-elle sortie de chez moi, que Mme de Lieven est entrée; elle venait me demander à dîner pour aujourd'hui. Elle m'a conté un mot qui court sur le nouveau Ministère, et qui est pris d'une nouvelle invention: on l'appelle le Ministère inodore.
J'ai eu, à la fin de la matinée, la visite de M. de Tocqueville, qui venait de la Chambre, où il avait assisté à l'entrée solennelle du Ministère. Il dit que cette entrée s'est faite au milieu du silence le plus absolu: pas une parole, pas un geste, comme si les banquettes avaient été vides et comme si on eût été au milieu des glaces du lac Ladoga, ainsi que le disait plus tard Mme de Lieven. Le même silence a régné pendant le discours de M. Molé, mais, au moment où le Ministère s'est retiré en masse pour aller à la Chambre des Pairs, il y a eu un mauvais murmure qui a fait rebrousser chemin à MM. de Salvandy et de Rosamel, qui sont venus se rasseoir sur le banc ministériel. Dans la discussion qui a suivi, le maréchal Clauzel paraît avoir été pitoyable, mais M. Jaubert très incisif; à son mot sur l'état provisoire des choses, les rires les plus désobligeants pour le Cabinet ont éclaté de toutes parts. En somme, l'impression était fort décourageante pour le nouveau Ministère.
Après notre dîner, le duc de Noailles est venu à son tour nous raconter l'entrée ministérielle à la Chambre des Pairs. M. Molé a dit quelques mots courts et troublés; M. de Brézé a dit qu'il les trouvait trop vagues, et a demandé quelques explications sur les causes qui avaient amené la rupture du dernier Cabinet. M. Molé a voulu y répondre sans trop y parvenir, au point qu'en se trompant, sans doute, il a fini par se servir du mot catégorique pour désigner la netteté de ses paroles. A ce mot de catégorique, M. Villemain a dit, méchamment, que le discours du Président du Conseil était tout, excepté catégorique, et qu'il désirait savoir ce que l'on ferait de la loi de non-révélation; M. de Montalivet a parlé alors, et très bien, dit-on; il aurait laissé la Chambre sur une très bonne impression, si M. Siméon, rapporteur de la loi de non-révélation, n'était pas venu annoncer que son discours était prêt, ce qui sera une grande gêne pour le Ministère, qui aurait voulu laisser tomber ce projet de loi en oubli.
Paris, 22 avril 1837.—J'ai eu, aujourd'hui, la visite de M. le duc d'Orléans: il venait d'apprendre le vote de la Chambre sur sa dotation, et le fond et la forme lui convenaient. Il m'a paru disposé à employer la moitié du million de frais d'établissement en œuvres de bienfaisance, aux ouvriers de Lyon, en livrets achetés pour des malheureux aux différentes caisses d'épargne du pays, à vêtir un grand nombre d'enfants dans les salles d'asile, enfin, en fort bonnes actions. Il est fort heureux de son mariage et de belle humeur. La princesse Hélène désire être escortée depuis Weimar par un envoyé de France; on cherche quelqu'un pour cette mission. Je voudrais qu'on en chargeât le baron de Montmorency. La Princesse verra le Roi de Prusse à Potsdam. Son portrait n'est pas encore arrivé. On espère toujours que le mariage se fera avant le 15 juin. La Princesse, n'étant pas mariée par procuration, et n'étant pas encore, par conséquent, Duchesse d'Orléans, sa maison n'ira pas la chercher à la frontière. Elle y trouvera seulement quelqu'un de la maison du Roi, et, peut-être, une des Dames de la Reine; elle vient, du reste, avec sa belle-mère, Mme la grande-duchesse douairière de Mecklembourg.
Meunier [64] aura probablement sa grâce à l'occasion du mariage. Ce procès Meunier n'a aucun intérêt par le caractère des individus, ni leur langage rien de dramatique; c'est fort au-dessous de Fieschi, et même d'Alibaud; du dégoût, voilà tout ce que cela produit. Cela vaut, du reste, beaucoup mieux comme effet sur le public.
Le ridicule compliment de M. Dupin au Prince Royal est fort bien relevé, ce matin, dans le Journal de Paris. Le Roi n'a pas voulu que son fils reçût, ailleurs qu'auprès de lui, les félicitations des Chambres, ce qui faisait dire à M. de Sémonville qu'il aurait cru abdiquer en faisant autrement.
J'ai dîné chez M. et Mme Mollien avec M. et Mme Bertin de Veaux, M. Guizot, M. de Vandœuvre. On y a beaucoup parlé du discours embarrassé de M. Barthe, à la fin duquel il est resté court; de l'extrême pâleur du Ministère et de la presque infaillibilité d'un duel entre MM. Thiers et Guizot dans le cours d'une session qui doit amener encore tant de questions palpitantes, comme on dit maintenant; les deux champions se battront sur le dos du Ministère, qui pourrait bien succomber sous leurs coups. Ce dire est assez général et ne m'appartient pas en propre. Hier, on n'a fait qu'escarmoucher.
Paris, 26 avril 1837.—On me parle de discussions en Angleterre sur la question espagnole. M. Thiers assurait, l'autre jour, que le Ministère anglais était près d'abandonner l'Espagne à ses propres destinées; il en tirait avec effroi, pour la dynastie française actuelle, la conclusion du triomphe de Don Carlos. Il est vrai que cette question rentre dans celle de l'intervention à laquelle il tenait tant.
La duchesse d'Albuféra a été fort troublée par ce duel de son gendre, M. de La Redorte, qui s'est battu avec le gérant du Corsaire pour un article injurieux, paru il y a deux jours dans cette vilaine feuille, et dans lequel la personne aussi bien que les opinions de M. de La Redorte étaient violemment attaquées. On s'est battu au pistolet, le gérant a été blessé à la main; on croit qu'il perdra le doigt. L'état social est détruit par les excès de la presse!
Paris, 27 avril 1837.—J'ai vu, ce matin, Madame Adélaïde, qui m'a dit que le Roi venait de signer la commutation de peine de Meunier. J'ai appris aussi, chez elle, que la princesse de Mecklembourg et sa belle-mère seront le 25 mai à la frontière de France; le 28, jour de Saint-Ferdinand, fête de M. le duc d'Orléans, à Fontainebleau; et que le mariage aurait lieu le 31.
Nous avons eu à dîner la princesse de Lieven, le duc de Noailles, Labouchère, M. Thiers et Matusiewicz, qui revient très vieilli, de Naples, dont il parle très mal, comme climat et comme ressources sociales. La composition de ce dîner était assez disparate, ce qui a tenu aux distractions de M. de Talleyrand, mais enfin, cela s'est bien passé, et la conversation a été vive, surtout entre M. Thiers et Mme de Lieven. Elle est dans des coquetteries positives à son égard, et je me sers du mot coquetterie parce qu'il est le seul qui dise bien le vrai. M. Thiers a raconté la Chambre, en répétant sans cesse, d'un accent particulier qui fait rire malgré soi: ce pauvre Ministère! Il le protège cependant, mais ne consentirait jamais, je pense, à être protégé à ce prix! Il lui est commode de le faire vivre jusqu'à la session prochaine, mais on doute qu'il y réussisse, car, comme il dit lui-même, on peut faire vivre un malade, mais non pas un mort. Dans la séance d'hier, le Ministère a tergiversé, comme de coutume; il a fini par se décider contre le maréchal Soult, ce qui a donné beaucoup d'humeur à la gauche, parce que les Doctrinaires criaient de toutes parts: «Prononcez-vous; allons, prononcez-vous donc!» On dit que cela a été fort scandaleux. Mme de Lieven partie, ces Messieurs sont restés encore assez longtemps, et on a parlé des changements que le schisme, dans le juste milieu lui-même, avait apportés dans la société; de l'influence des salons, et de celle des femmes qui les gouvernent. Voici comment M. Thiers les a classés: le salon de Mme de Lieven, c'est l'observatoire de l'Europe; celui de Mme de Ségur, c'est la Doctrine pure, sans conciliation; la chambre de Mme de La Redorte est à M. Thiers sans partage; chez Mme de Flahaut, on veut ce qui est commode à M. le duc d'Orléans; chez M. de Talleyrand, ce qui est commode au Roi; la maison de Mme de Broglie est au 11 octobre, à la conciliation, mais à la plus aigre des conciliations; le cabinet de Mme de Dino est seul gouverné par la plus parfaite indépendance de l'esprit et du jugement: ma part n'est pas la plus mauvaise; à la vérité, elle est faite en ma présence!
Les journaux allemands annoncent la mort de M. Ancillon. Malade depuis longtemps, le médecin lui ordonne une potion intérieure et un liniment; il explique cela à Mme Ancillon, qui part pour un concert; en rentrant, elle s'aperçoit qu'on s'est trompé et peu d'heures après, le malade meurt! Le pauvre homme n'a pas eu le mariage heureux! Il avait d'abord épousé une femme qui aurait pu être sa mère, puis une autre qui pouvait être sa fille, et enfin cette beauté belge qui était, je crois, la pire des trois.
Paris, 29 avril 1837.—J'ai vu, ce matin, M. Royer-Collard, qui m'a parlé de la séance de la veille à la Chambre des Députés, où on a voté le million de la Reine des Belges. Le résultat, pour lequel lui aussi a voté, a sans doute été bon, mais il paraît que la discussion a été triste pour le gouvernement, et que M. de Cormenin, bien loin de recevoir les étrivières, a eu le dessus. Cette même impression m'a été rendue par deux autres personnes qui assistaient à la séance.
Paris, 20 avril 1837.—M. Thiers est venu me voir, ce matin, avant la séance de la Chambre: il m'a confirmé le dire général sur la séance du million de la Reine des Belges; mais le but de sa visite était de se plaindre de la princesse de Lieven. Il a très bien avisé ce que j'avais prévu depuis longtemps, c'est qu'elle ne le prenait pas au sérieux, qu'elle le produisait, le promettait et le mettait en scène comme acteur; il a trop d'esprit pour n'en pas sentir le ridicule et même pour ne pas le ressentir! Il m'a demandé si je m'en étais aperçue, et si d'autres s'en étaient aperçus. Je lui ai répondu que personne ne m'en avait fait la réflexion, mais que je croyais qu'un peu de réserve dans son langage, dans un salon que lui-même appelait l'observatoire de l'Europe, ne pourrait avoir que de l'avantage. Je l'ai engagé, cependant, à rester en bons termes avec la Princesse à laquelle il plaît au fond beaucoup, et dont l'esprit et la conversation facile et rapide lui plaisent aussi. Je crois qu'il a déjà trouvé, l'autre jour, l'occasion de lui glisser quelques mots qui l'ont fort effarouchée. Il n'y a pas de mal, c'est une personne avec laquelle il faut rester bien, mais qu'il faut contenir.
Paris, 1er mai 1837.—Le duc de Broglie va au-devant de la princesse de Mecklembourg, à Fulda, en deçà de Weimar, non pas pour épouser, mais pour complimenter et escorter. C'est la maréchale Lobau qui sera Dame d'honneur de la Princesse.
J'ai eu, hier, une lettre de l'Archevêque de Paris, qui m'envoie la copie de la réponse de Rome, qu'il venait de recevoir, relativement à ses dernières difficultés à l'occasion du terrain de l'Archevêché. Rome approuve entièrement sa conduite, le laissant libre cependant de faire telle transaction qui pourrait concilier tous les intérêts; cette dernière phrase est très vague. J'irai, probablement après-demain, remercier l'Archevêque et savoir quelques détails de plus; il ajoute, dans sa lettre, qu'il est certain que le gouvernement a reçu une réponse semblable à celle qu'il me communique.
Paris, 2 mai 1837.—On assure que c'est le baron de Werther, le Ministre de Prusse ici, qui remplacera M. Ancillon à Berlin; il fait seulement quelques difficultés d'accepter, mais on croit qu'il finira par là.
On a surnommé le marquis de Mornay, le Sosthène de la révolution de Juillet: c'est très drôle et assez vrai.
J'ai vu M. Royer-Collard, qui croyait que la loi sur les fonds secrets passerait, mais en blessant mortellement le Cabinet.
J'ai été, hier soir, à la réception de la Cour pour le 1er mai [65]. Il y avait un monde énorme, du beau et du laid, du joli et du malpropre, de tout enfin. M. le duc d'Orléans n'a pas paru, à cause d'un grand mal de gorge auquel se joint une fluxion sur l'œil. Il fait bien de se soigner, car il n'a plus que trois semaines pour cela.
On m'a dit au Château que, dans la séance de la Chambre ce matin, M. Jaubert avait écorché vif le Ministère et que la journée d'aujourd'hui pourrait bien en amener le renversement; je ne le crois pas, parce que personne n'est pressé de son héritage immédiat.
Le bruit circulait aussi d'une victoire importante qui aurait été remportée par don Carlos.
Il me semble que je n'ai pas mandé ce que Matusiewicz m'a raconté de la nouvelle Reine de Naples, sur laquelle je l'ai fort questionné; c'est l'archiduchesse Thérèse dont il était tant question l'année dernière. Il dit, donc, qu'elle est agréable, spirituelle, gracieuse, surtout gentille; point de grand air, ni de belles manières; point du tout Princesse. On dit que le Roi en est fort amoureux.
Paris, 4 mai 1837.—J'ai été hier au Sacré-Cœur, voir Mgr l'Archevêque; je l'ai trouvé enchanté des réponses de Rome, ne voulant pas en faire publiquement parade, et désireux, pour peu que de l'autre côté on y mette des formes, d'user de la latitude que lui laisse Rome pour traiter tout à l'amiable; enfin, plus calme, plus doux que je ne l'avais vu depuis longtemps.
Paris, 5 mai 1837.—M. Molé, qui a dîné hier chez nous, disait que son collègue, M. Martin du Nord, ferait, aujourd'hui même, une espèce d'amende honorable à la Chambre pour son équipée d'avant-hier. M. Thiers a harangué ses soldats et les a calmés.
Les ratifications du contrat de mariage de M. le duc d'Orléans sont arrivées du Mecklembourg; la maladie de M. de Plessen, le ministre mecklembourgeois, l'ayant empêché de se rendre à l'endroit où l'échange des ratifications devait se faire, on a craint des retards qui auraient été d'autant plus prolongés que M. de Plessen est mort depuis. M. Bresson lui a, en conséquence, envoyé quelqu'un qui lui a porté l'acte; il était presque agonisant quand il a signé; trois heures après, il est mort.
M. de Lutteroth mande que le portrait du Prince Royal, qu'il était chargé de porter à la princesse Hélène, a eu le plus grand succès. Deux accès de grippe, dont la Princesse a été atteinte, ont empêché d'achever le sien; à sa place, je n'en enverrais pas du tout! M. de Lutteroth ne tarit pas sur les agréments de la Princesse, bien qu'il convienne qu'elle ait un nez peu distingué et d'assez mauvaises dents. Le reste est très bien, surtout la taille, qui est charmante. Le jour où il a dîné avec elle, elle avait des gants trop larges et des souliers noirs qui, évidemment, n'avaient point été faits à Paris. Ce qui est fâcheux, c'est que M. le duc d'Orléans ait un échauffement de poitrine qui se prolonge. Il tousse beaucoup et a une forte extinction de voix; il se soigne, et il fait bien.
Les Princesses de Mecklembourg n'ont pas de dot, seulement, quand elles se marient, les États votent deux ou trois cent mille francs de don volontaire. M. le duc d'Orléans les a refusés, ce qui, dit-on, a fait grand plaisir aux Mecklembourgeois. Le duc de Broglie sera accompagné, dans sa mission, de M. le comte Foy, fils du général célèbre, du comte d'Haussonville, de M. Léon de Laborde, de Philippe de Chabot, et de M. Doudan, celui-ci avec le titre de premier secrétaire d'ambassade [66].
Paris, 6 mai 1837.—Après une visite de M. Royer-Collard, et comme contraste, je suis allée hier matin faire une assez longue station chez Mme Baudrand, la célèbre marchande de modes. Je voulais choisir des chiffons, pour les fêtes de Fontainebleau; je m'y suis amusée. D'abord, les plus jolies choses du monde; puis une foule, qui attendait un tour de faveur; des messages du Château qui appelaient en hâte ce grand personnage. En vérité, on aurait pu se croire chez le chef de la Doctrine ou du Tiers-parti!
J'ai eu, hier soir, un billet de Mme de Castellane; écrit après la séance de la Chambre, et qui en fait le récit suivant: M. Martin du Nord a donné quelques mots d'explication raisonnables; M. Augustin Giraud a vivement attaqué M. Molé, qui lui a extrêmement bien répondu; M. Vatry a appelé les grands athlètes dans l'arène, en proposant un amendement; M. de Lamartine, dans un ennuyeux discours parfaitement étranger à la question, a provoqué M. Odilon Barrot, qui, alors, a fait un de ses plus beaux discours; M. Guizot, à son tour, lui a répondu admirablement.
On m'a éveillée tout à l'heure pour un billet de M. Molé qui me dit que M. Thiers, ébranlé, retourné même par la séance d'hier, veut renverser le Ministère pour forcer M. Guizot à se présenter, avec ses amis, et le renverser à son tour; il ajoute que M. Dupin a rappelé à M. Thiers ses engagements, en lui disant qu'en agissant comme il voulait le faire, il ferait une mauvaise action. M. Thiers a paru de nouveau ébranlé et a annoncé qu'il réunirait de nouveau ses amis. M. Molé me mande ces nouvelles en me priant d'en causer avec M. Thiers dans le même sens que Dupin. C'est se fort mal adresser, car chat échaudé craint l'eau froide, et je me souviens trop bien des scènes de l'année dernière pour me jeter dans un pareil guêpier; je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas! Mais, enfin, la journée d'aujourd'hui sera décisive pour le Ministère.
Paris, 7 mai 1837.—Je ne suis pas sortie hier matin, et j'ai laissé ma porte ouverte; cela m'a valu des visites: M. Jules d'Entraigues, le duc de Noailles, la petite princesse Schœnbourg. Chacun arrivait encore tout ému de la séance de la veille et du magnifique discours de M. Guizot. Il est, en effet, admirable, et a occasionné la plus forte émotion parlementaire au sein de la Chambre.
Vers cinq heures, M. de Tocqueville est arrivé. Il sortait de la séance et venait d'entendre Thiers, qui avait répondu à Guizot. Il paraît que jamais on n'a eu plus d'esprit: c'est lui qui a sauvé le Ministère et fait passer la loi [67].
Il a ajouté que Thiers avait parlé bas, froidement, avec l'affectation de montrer qu'il ne cherchait aucun effet de tribune, et ne voulait rivaliser en rien sous le rapport dramatique, mais porter coup, et on dit que c'est fait!
A dîner, nous avons eu la duchesse d'Albuféra, M. et Mme de La Redorte, MM. Thiers et Mignet. M. Thiers était fort satisfait de sa journée, rendant une éclatante justice à M. Guizot et établissant bien qu'il n'aurait jamais fait la bêtise de chercher à l'éclipser, attendu que cela ne se pouvait pas; mais qu'il avait cherché à le rendre impossible et qu'il croyait y être parvenu. Il nous a dit alors son discours: il m'a paru d'une clarté, d'un bon sens et d'une application frappants. Il m'a conté que M. Royer-Collard l'avait presque embrassé en lui disant: «Vous les avez tués!»
J'ai été, le soir, chez Mme Molé, pour y payer le dîner que j'avais fait dernièrement avec l'Électrice: il n'y était question que de la séance de la Chambre. Le Ministère en jouissait comme d'un succès; assurément, il n'y avait pas, pour lui, moyen d'en triompher. Je suis revenu par chez Mme de Lieven: elle avait été entendre M. Guizot la veille, mais non pas Thiers le matin; elle était donc restée toute Guizot, ce qui avait d'autant plus d'à-propos, qu'il est arrivé lui-même, fort enchanté du concert d'éloges qui l'a accueilli; mais, au fond, il était atteint. Cela m'a paru sensible, à moi qui le connais bien!
Je suis tout étourdie, en écrivant, par le bruit du tambour qui bat sans discontinuer, pour la grande revue de la Garde nationale que le Roi doit passer aujourd'hui. Dieu veuille qu'elle se passe bien! J'en suis dans une grande anxiété.
Je sais que MM. de Werther et Apponyi se montrent médiocrement satisfaits des doctrines politiques exprimées par M. Guizot, dans son discours d'avant-hier; ils s'attendaient à un système moins rétréci, moins bourgeois! En cela, ils avaient tort, car le système social de M. Guizot est le seul approprié au temps et au pays, tel qu'il est fait maintenant!
Paris, 8 mai 1837.—Je serais charmée si la nouvelle que j'ai apprise se réalisait, et que la grande-duchesse Stéphanie mariât sa fille au duc de Leuchtenberg; il n'y aurait plus de chances, alors, pour la marier à un de nos Princes, et j'en serais également contente, parce que je ne me soucie pas d'en voir un neveu du Préfet de Blois [68].
Avant-hier soir, chez Mme de Lieven, j'ai rencontré le marquis de Conyngham; il a raconté que la duchesse de Kent, qui ne manque jamais de faire des gaucheries, a invité dernièrement à dîner lord Grey, en même temps que lady Jersey. Leur rang réciproque indiquait que lord Grey devait conduire lady Jersey à table; sir John Conroy est venu le dire à lord Grey, qui s'y est positivement refusé, de façon que lady Jersey a été conduite par un inférieur en rang. Cela a déplu vivement aux uns et aux autres.
Il paraît certain que la duchesse de Saint-Leu se meurt. C'est le chirurgien Lisfranc, revenu d'Arenenberg, qui l'a dit; la pauvre femme a beau avoir mal gouverné sa vie et sa situation, l'expiation est trop cruelle. Survivre à son fils aîné, mourir loin du second, dans un isolement complet de tous les siens, c'est affreux! Et cela désarme tout jugement sévère qu'on pourrait être tenté de porter sur elle.
Hier, à l'occasion de la grande revue, toutes mes chambres n'ont pas désempli depuis onze heures du matin. On voyait parfaitement, de nos fenêtres, la défilade, qui suivait toute la rue de Rivoli, et passait ensuite devant l'Obélisque, où se trouvaient le Roi, la Reine, les Princes et un très nombreux entourage. Les soixante mille gardes nationaux, et vingt mille hommes de troupes de ligne ont défilé. Avant cela, le Roi avait passé dans tous leurs rangs tant dans l'intérieur de la cour du Carrousel que sur l'Esplanade des Invalides. La Garde nationale a fort bien crié: «Vive le Roi!» et la troupe de ligne encore mieux. Le vent était aigre et froid, mais le soleil brillant. Le Roi est rentré au Château par le milieu du jardin des Tuileries. Voilà donc enfin le Roi débloqué! C'est excellent. il faut espérer que, d'une part, on ne se croira plus obligé de renouveler souvent ce genre de solennité, et que, de l'autre, on pourra, peu à peu, se relâcher de cet excès de précautions qui nuisent au bon effet, et qui, hier, étaient telles, que je n'ai rien vu au monde de plus triste et de plus pénible: les quais, la rue de Rivoli, la place, les Tuileries, ont été interdits à tout le monde, excepté les uniformes; hommes, femmes, enfants, petits chiens, enfin tout être vivant, repoussé, refoulé; un vide complet; chacun bloqué dans sa maison; mon fils Valençay, pour venir de chez lui, rue de l'Université, ici, obligé de passer par le pont d'Auteuil! Il en a été ainsi jusqu'au moment où le Roi est rentré dans ses appartements. Toute la police sur pied et les gardes nationaux doublés, de chaque côté, d'un rang de sergents de ville et de gardes municipaux, dans toute la longueur du groupe royal; on aurait dit une ville déserte, pestiférée, et dans laquelle passait une armée conquérante, sans trouver ni arrêt, ni habitants!
Après notre dîner, j'ai été savoir des nouvelles de la Reine et faire mes adieux à Madame Adélaïde, qui part ce matin pour Bruxelles. Il y avait eu un grand dîner militaire de deux cent soixante personnes, dans la salle des Maréchaux: on était fort paré, fort content, fort animé.
J'ai fini ma soirée chez Mme de Castellane, où j'ai trouvé M. Molé, très fier de l'issue de la revue.
J'ai recueilli, dans mes différentes courses, que le dernier discours de M. Thiers pénétrait de plus en plus avant dans les esprits. On trouve que, sans se perdre dans les théories générales, il ouvrait une route pratique qui satisfait tous les esprits positifs; on lui sait gré de s'être, dans ce discours, par deux fois isolé de la gauche, sans la blesser; enfin, il a diminué, par ses habiles paroles, une partie des craintes qu'il inspirait, et levé quelques-uns des obstacles qui se plaçaient entre lui et le pouvoir. J'ai recueilli cette impression de bien des côtés différents, et excepté la doctrine pure, et la pointe gauche, tout le monde y arrive.
Paris, 9 mai 1837.—J'ai eu, hier, une longue visite de M. Royer-Collard, dont l'admiration pour le discours de M. Thiers est à son comble: il en loue l'à-propos, la convenance et avant tout la vérité! Et non seulement la vérité personnelle, c'est-à-dire la sincérité individuelle, mais la vérité sur la situation réelle des esprits, que lui seul a justement appréciée! Il dit que c'est un de ces discours qu'on ne saurait assez méditer, qui pénètre de plus en plus, et dont l'effet ira croissant. Il convient que la séance de MM. Odilon Barrot et Guizot avait offert le spectacle le plus intéressant; que les deux acteurs avaient supérieurement joué, mais qu'ils avaient joué; qu'ils avaient été de bons orateurs, mais non pas des hommes d'État; que l'un et l'autre s'étaient placés dans la vétusté de leurs opinions extrêmes; que M. Guizot surtout n'était plus de son temps, que c'était un émigré, et que c'était là ce que Thiers avait admirablement relevé. M. Royer trouve le discours de Guizot imprudent et irritant, en quoi il dit qu'il a obéi à son tempérament arrogant. Enfin, il dit bien des choses; il les dit dans mon cabinet, mais il les répète à la Chambre, à l'Académie, à chacun, à tous; il s'en fait une affaire! Cela est très utile à M. Thiers, dans le discours duquel il y a quelque chose de trop fin, de trop subtil, pour être saisi sans commentaires.
Je ne suis pas sortie après la visite de M. Royer et je suis restée à lire la Vie de Raphaël, par M. Quatremère: cela manque de chaleur et de vivacité, mais c'est bien écrit, et il y a un grand repos, par le temps qui court, à se replacer dans l'art et dans l'art exquis d'une époque où les hommes de génie étaient complets, parce qu'ils possédaient toutes les nuances, pour ainsi dire, du génie. Ce genre de lecture me donne des rages d'Italie inexprimables!
Le soir, j'ai été un moment à l'Ambassade d'Autriche, où Mme de Lieven m'a raconté une quantité de commérages de Londres. En voici un; au dernier Lever, le Roi, par le moyen d'un interprète, et à haute voix, a remercié l'ambassadeur de Turquie d'avoir, à l'occasion de la mort de lady de l'Isle, sa fille naturelle, remis un dîner qu'il comptait donner, et de lui avoir ainsi témoigné des égards qui lui avaient été refusés dans sa propre famille; ceci s'appliquait à la duchesse de Kent. Au dernier «drawing-room» auquel la Reine, malade, n'a pas pu assister, mais qui a été tenu par la princesse Auguste, la duchesse de Kent est arrivée avec sa fille: le Roi a fort embrassé celle-ci, sans regarder la mère, et voyant sir John Conroy dans la salle du Trône, il a ordonné à son grand chambellan de l'en faire sortir. Enfin, le prince de Linange étant arrivé chez sa mère, la duchesse de Kent, avec sa femme (qui n'est pas ebenbürtig) [69], le Roi a envoyé lord Conyngham chez la Duchesse, lui dire qu'il recevrait sa belle-fille, mais qu'il ne pouvait lui accorder les entrées intérieures; la Duchesse n'a pas voulu recevoir lord Conyngham, et lui a fait dire que s'il venait en particulier lui rendre visite, elle le verrait avec plaisir, mais qu'elle ne le recevrait pas comme envoyé du Roi, et qu'il n'avait qu'à mettre par écrit ce qu'il avait à lui dire; à la lettre que lord Conyngham lui a, alors, adressée, elle a répliqué par une épître de douze pages, dans laquelle elle a énuméré tous les griefs qu'elle croit avoir contre le Roi, et elle finit en disant que si sa belle-fille n'est pas reçue en Princesse, elle ne mettra plus jamais le pied chez le Roi. Elle a fait faire plusieurs copies de cette lettre, et les a adressées à tous les membres du Cabinet. Lord Conyngham, qui a raconté tout cela à Mme de Lieven, tout whig qu'il est, a encore dit que la position du Ministère anglais était mauvaise, désagréable auprès du Roi et dépopularisée dans le pays; que les embarras de la Banque et la tournure des affaires en Espagne étaient des incidents extrêmement fâcheux pour le Cabinet.
C'est décidément le duc de Coigny qui sera le Chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans. Il est bien peu poli dans sa nature, sauvage dans ses habitudes, et puis manchot, ce qui ne lui permettra pas d'offrir la main à la Princesse. Un choix également arrêté, c'est celui de la comtesse Anatole de Montesquiou, comme première Dame pour accompagner la Princesse, et pour remplacer la Dame d'honneur [70], que sa santé délicate empêchera souvent de faire son service. Ce choix est excellent: Mme de Montesquiou a quarante-six ans, une réputation parfaite, elle a été jolie, elle a encore un extérieur agréable, des manières convenables et simples, reflet exact de sa vie et de son caractère; on ne pouvait choisir personne de mieux et de plus approprié à cette situation.
J'ai vu, dans les journaux, qu'on colportait, à la Chambre des Députés, une souscription pour la réimpression du discours de M. Guizot à cinquante mille exemplaires. M. Martin du Nord, un des membres du Cabinet actuel, a souscrit, ce qui a confirmé l'opinion, déjà accréditée, qu'il était un doctrinaire caché, et un traître dans le Cabinet. Là-dessus, M. Molé est allé chez le Roi, demander le maintien de M. Martin du Nord, ou offrir sa démission. J'ignore encore la conclusion de cette complication nouvelle.
Paris, 10 mai 1837.—Lorsque j'écrivais, hier, je n'avais pas encore lu le Moniteur, qui annonçait l'amnistie [71]. Je savais que depuis longtemps M. Molé avait le désir de faire adopter cette mesure, mais je crois que c'est le discours de Thiers qui en a encouragé et hâté l'exécution. Toute la journée, je n'ai pas entendu parler d'autre chose; cela occupe tous les esprits et empêche de faire attention à la Pairie donnée à M. Bresson, et qui, d'ailleurs, s'explique par le mariage. Quelle fortune que la sienne! Sans doute, il est capable, mais les circonstances l'ont servi avec une rapidité et une constance qui se rencontrent rarement dans la destinée humaine. Pour en revenir au grand événement de l'amnistie, je dirai que le beau monde l'approuve fort, et d'autant plus qu'elle est arrivée quand on ne s'y attendait pas, qu'elle n'est donc pas arrachée par l'importunité des partis, qu'elle est vraiment un acte de clémence et non pas de faiblesse. Les habiles y voient bien plus un acte d'hostilité contre les Doctrinaires, que de magnanimité pour les détenus politiques; en effet, c'est dire: la mesure n'a pu s'effectuer tant que les Doctrinaires étaient dans les affaires, mais séparés d'eux, nous nous hâtons de l'accorder. C'est, de plus en plus, les isoler dans le pays. Je le répète, il y a des gens qui voient, dans cette mesure, la suite du discours de M. Thiers et jusqu'à son influence ad hoc! Les Doctrinaires en sont dans la plus violente fureur, et les Pairs de leurs amis annoncent que tous les contumaces vont se présenter pour se faire juger, et qu'alors eux, Pairs, au lieu de siéger, ils iront à la campagne se reposer. Voici ce qui se racontait beaucoup, hier. M. Jaubert, parlant de l'amnistie à M. Dupin, lui disait: «Il est un peu dur qu'après nous avoir laissé tout l'odieux des mesures de rigueur, que nous avons courageusement défendues pendant les crises et les dangers, on nous ôte les mesures de clémence.» M. Dupin lui a répondu: «En effet, c'est bien triste; mais vous avez une consolation, c'est que c'est Persil qui fera frapper la médaille.» (M. Persil est Doctrinaire et Directeur de la Monnaie.) Le mot est piquant. Les approbateurs de l'amnistie disent encore, et non sans fondement, qu'elle efface le mauvais effet qu'avait produit l'excès des précautions, le jour de la revue.
J'ai été hier à l'École des beaux-arts, où Sigalon, qui arrive de Rome, venait de placer la superbe copie du Jugement dernier de Michel-Ange, ce chef-d'œuvre qui s'efface, comme toutes les fresques du Vatican. La copie est dans les mêmes proportions que l'original et fait le fond d'une salle à laquelle on a donné la forme et les dimensions de la Chapelle Sixtine. C'est la plus belle et la plus surprenante chose qui se puisse imaginer. J'en ai été tout étourdie; variété, richesse, hardiesse de composition, tout s'y trouve réuni; on reste pétrifié devant la puissance d'un tel génie. On a déposé, dans la même salle, des plâtres des différentes statues de Michel-Ange, qui arrivent aussi d'Italie, et qui complètent l'admiration pour ce grand homme. La statue de Laurent de Médicis, celle du Jour et de la Nuit, sont d'admirables figures. Nous avons vu ensuite le charmant portail du château d'Anet et la ravissante porte de celui de Gaillon, deux chefs-d'œuvre de la Renaissance; puis, la cour intérieure, ornée de bassins, de fragments d'antiquité, et qui est très élégante. L'édifice, en lui-même, est d'un fort bon style. Il contient, et contiendra de plus en plus, les beaux modèles de tous les genres et de toutes les époques; c'est un ensemble aussi curieux qu'intéressant, et une nouvelle richesse pour Paris.
De là, nous avons été à la nouvelle église de Notre-Dame de Lorette. Elle m'a paru extrêmement lourde, bariolée d'ornements, et, sans quelques très beaux tableaux que j'y ai vus, je n'y aurais eu aucun plaisir. On dit qu'elle est dans le goût des églises d'Italie; je ne connaissais pas ce genre, et, d'après cet échantillon, je sens que j'aimerai toujours mieux prier Dieu sous les voûtes élevées, hardies, austères, des pierres découpées et gothiques de Notre-Dame et de Saint-Étienne-du-Mont, qu'au milieu du clinquant de cette imitation méridionale. Nous avons terminé en visitant l'église de la Madeleine. L'intérieur répond, jusqu'à présent, parfaitement au dehors, et il semble que Calchas va y immoler Iphigénie, tant la mythologie paraît seule en possession de ce beau monument. On commence déjà à dorer les voûtes et les chapiteaux des colonnes, sous prétexte que la pierre blanche, fort enrichie, d'ailleurs, de marbres divers, est trop froide à l'œil. On prépare ainsi un contraste désagréable entre le dehors et le dedans. Je n'y comprends pas bien, non plus, le culte chrétien.
Le soir, j'ai vu, chez Mme de Lieven, Berryer, qui, en fait d'admiration pour le discours de M. Thiers, ne le cède pas à M. Royer. J'ai appris que M. Martin du Nord avait reculé sur la souscription au discours Guizot, comme sur le reste. Pour quelqu'un qui se dit dans la résistance, il me semble qu'il ne résiste guère!
Paris, 11 mai 1837.—J'ai eu, hier, la visite de l'excellent abbé Dupanloup. Nous avions, réciproquement, le désir de nous voir, dans l'intérêt de Pauline, avant l'éparpillement général pour la campagne. Comme de coutume, j'ai été touchée et satisfaite de sa douce et spirituelle raison. Nous avons parlé de notre espoir, que l'amnistie donnera, au gouvernement, le courage de rouvrir l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, dont la clôture est le plus grand scandale de la révolution de Juillet; et quand la clémence s'étend depuis Ham jusqu'à la République et la Vendée, bouder contre l'Église, et laisser la croix brisée, me paraîtrait un vrai contre sens. On doit rouvrir l'église, sans regarder aux difficultés que peut élever l'Archevêque, le forcer ainsi à nommer un curé sage, et à aller ensuite remercier aux Tuileries; mais il faut s'y prendre tout de suite, pendant que l'effet de l'amnistie est encore tout-puissant; dans un semblable moment, il n'y a pas d'émeute à craindre dans le quartier, et c'est donner, d'ailleurs, la plus ferme réponse aux Doctrinaires, dont la tactique est de représenter l'amnistie comme le prix du pacte fait avec la gauche. Rouvrir Saint-Germain-l'Auxerrois, c'est retrouver l'équilibre. Je crois que ce serait autant un coup politique qu'une réparation religieuse. Si on tarde trop, les journaux religieux et les dévots vont crier, et avec raison, à l'injustice, et ce que l'on fera plus tard aura l'air d'avoir été concédé à leurs plaintes, ce dont les ennemis s'empareront pour irriter contre la mesure. Il faut donc que tout soit spontané, la réparation religieuse comme l'a été la clémence royale. Je pense qu'on va s'en occuper. Il me semble que cela devrait déjà être fait.
Paris, 14 mai 1837.—Le Moniteur d'hier contenait, Dieu en soit loué! l'ordonnance en vertu de laquelle l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois sera rendue au culte. J'en suis ravie. Le baron de Montmorency, qui est venu chez moi ce matin, avait dîné hier au Château, où la Reine en pleurait de joie.
J'ai été le soir faire mes adieux à l'hôtel de Broglie, où on est fort monté contre l'amnistie, Mme de Broglie fort occupée de maintenir la princesse Hélène dans le protestantisme.
J'ai été, de là, chez la duchesse de Montmorency, où l'on m'a donné de fort mauvaises nouvelles du prince de Laval. Il a pris une petite grippe, il ne s'est pas soigné, il a été aux courses de Chantilly par un temps très aigre. Son mal a empiré, et donne maintenant de graves inquiétudes. Je serais désolée qu'il lui arrivât mal, car avec toutes ses manies et ses ridicules, il a un excellent cœur et c'est un très bon ami.
J'ai fini ma soirée chez Mme de Castellane où est venu M. Molé, qui nous a dit que Mgr. l'Archevêque, accompagné de deux de ses grands vicaires, était venu ce soir-là même chez lui et chez le Garde des Sceaux, après avoir été chez le Roi. Il paraît que cette apparition dans les salons ministériels y a fait grande sensation. Avant sa visite, l'Archevêque avait fait bénir l'église à petit bruit. On y dit la messe ce matin; la semaine se passera en restaurations convenables, et dimanche prochain on y installera le nouveau curé. M. Dupanloup ayant refusé cette cure, le choix est tombé sur M. Demerson, curé de Saint-Séverin, incontestablement l'ecclésiastique le plus distingué du diocèse; il est le confesseur de Mme Andral, et l'ami de son père, M. Royer-Collard, qui m'en a beaucoup parlé et en fait grand cas.
Paris, 15 mai 1837.—J'ai été, hier au soir, aux Tuileries; j'ai trouvé le Roi radieux d'une visite qu'il avait faite le matin au Jardin des Plantes, pour y voir les nouvelles serres qui y sont établies. Il avait été extrêmement applaudi sur son passage; enfin, il avait l'air de renaître. On est fort satisfait auprès de lui. Il y avait été sans escorte et s'est promené pendant deux grandes heures avec les Ministres de l'Intérieur et de l'Instruction publique, le Préfet de police, et un seul aide de camp. La foule a été toujours grossissant, et ces Messieurs, qui voyaient toutes les abominables figures de la rue Mouffetard et de ce quartier se presser autour du Roi, mouraient de peur; mais il n'y a pas eu moyen de faire rentrer le Roi, qui était ravi. Il a été applaudi, on ne saurait davantage, par tout ce peuple. Je crois, cependant, qu'il vaudrait mieux ne pas trop souvent recommencer de pareilles épreuves.
Paris, 16 mai 1837.—Le prince de Laval ne va pas bien. On a été obligé de le saigner une seconde fois; les médecins disent que son état est grave.
Il se pourrait que M. Dupanloup fût ambitieux; je ne le connais pas assez pour dire oui ou non. Douceur, sagesse, mesure, connaissance du monde, bon langage, discrétion infinie, conversation fine, il réunit tout ce qui est convenable pour diriger parfaitement une personne du monde. Toutes ses pénitentes, toutes les mères de ses pénitentes en font le plus grand cas. Cela n'exclut pas l'ambition! Je sais qu'il se tient fort à l'écart de la politique, mais que, vis-à-vis de l'Archevêque, il a le petit tort de le pousser à aller aux Tuileries, et d'y aller lui-même, à la suite du curé de Saint-Roch dont il est le vicaire et l'ami. Mais la robe de l'ambition est comme celle du caméléon, et on la voit selon le reflet sous lequel on est placé. Je ne garantis donc rien, si ce n'est qu'il a refusé deux cures considérables de Paris. Je sais que l'Archevêque le destine in petto à la cure de la Madeleine quand elle deviendra vacante, et, en effet, c'est une paroisse de beau monde qui lui va le mieux.
Paris, 18 mai 1837.—J'ai été, hier, dans la matinée, chez Madame Adélaïde, où j'ai vu le Roi. On est uniquement occupé, au Château, des préparatifs du mariage, et du voyage de Fontainebleau qu'on veut rendre splendide. J'en suis charmée. Je le serais encore plus, si je n'avais appris qu'on comptait, non seulement sur les mères, mais aussi sur les filles; j'ai fait tout au monde pour que la mienne fût dispensée, parce que j'y vois des inconvénients infinis, mais M. de Talleyrand est arrivé chez Madame, à travers tout cela, et, au lieu de me soutenir, il s'est mis contre moi. Cela me paraît fâcheux.
Paris, 19 mai 1837.—La mort de ce pauvre jeune comte Putbus est un bien triste événement pour sa famille et pour la malheureuse comtesse Buol. Elle me fait grande pitié, et son mari me semble manquer de cœur et de délicatesse. Dans une position telle que la sienne avec sa femme, on peut se séparer avec autant d'éclat qu'on veut, mais quand, par des considérations d'argent, on ne le fait pas, il faut alors rester doux, ou du moins humain. Du reste, je persiste à dire, pour ce qui la concerne, qu'il vaut mieux pleurer son amant mort qu'infidèle, et que, toute malheureuse qu'elle est, elle le serait bien davantage encore si M. de Putbus l'avait abandonnée. Le danger, pour une femme, de trouver son amant infidèle, c'est d'être portée à la vengeance, et de perdre les illusions qui abritent, non contre une faute, mais contre la sécheresse du cœur et la galanterie proprement dite. La mort laisse toutes les illusions du cœur; elle les encourage même...
Paris, 21 mai 1837.—Nous sommes invités, M. de Talleyrand, M. et Mme de Valençay, Pauline et moi, pour toute la durée du séjour de Fontainebleau, c'est-à-dire pour y arriver le 29 mai et y rester jusqu'au 3 juin inclusivement. C'est une faveur, car presque tout le monde est échelonné par vingt-quatre heures.
Une de mes amies d'Allemagne, chanoinesse, personne d'esprit et de discernement [72], m'écrit ce qui suit, sur la princesse Hélène de Mecklembourg: «La plus aimable, la plus instruite, la plus douce des Princesses allemandes va orner le trône de France. Je suis sûre qu'elle vous plaira beaucoup; elle est gaie comme une enfant de quinze ans, et solide comme une personne de trente. Elle réunit le charme de tous les âges.»
Le marquis de Praslin et le duc de Trévise sont les deux chevaliers d'honneur nommés comme adjoints au sauvage duc de Coigny qui sera leur chef.
Paris, 22 mai 1837.—M. le duc d'Orléans ira d'abord à Verdun, voir sans être vu, et ensuite à Melun pour être vu. Henri IV, déguisé, fut à la frontière voir souper Marie de Médicis, et Louis XIV en fit autant à Fontarabie!
Parmi les personnes invitées à Fontainebleau, il y en a une qu'on a eu bien raison, ce me semble, de ne pas oublier, c'est la grande Mademoiselle Palmyre, la fameuse couturière! A la vérité, elle a travaillé sur un modèle envoyé de Mecklembourg, mais il ne me paraît pas certain que ce modèle soit bien bon, ni bien fait. Les quatre-vingts robes de la corbeille pourraient donc fort mal aller, et on fait bien d'avoir là quelqu'un tout prêt à rajuster ce qui pourrait en avoir besoin. Du reste, les marchands, les ouvriers, les diligences, les postes, tout cela ne sait où donner de la tête. C'est inouï tout ce qui se dépense, se commande et s'emploie. On ne peut rien se procurer, et, certes, le commerce n'a pas le droit de crier, car le mouvement est énorme. Il arrive aussi une foule d'étrangers à Paris, surtout des Anglais.
Les Werther partent décidément aussitôt après le mariage du Prince Royal, sans même attendre les fêtes, car M. de Werther a accepté de remplacer Ancillon. Ce sont de très braves gens, qu'on regrettera à Paris, et qui, de leur côté, partent avec de sincères regrets.
Paris, 25 mai 1837.—Pour le 29 et le 30, qui sont les jours d'arrivée et de mariage, on a invité à Fontainebleau les Maréchaux, les bureaux des deux Chambres, les Ministres du 11 octobre, du 22 février, du 6 septembre et tout le Cabinet actuel. J'ai toujours dit que Fontainebleau était un Château chronologique! On n'a pas voulu remonter plus haut que le 11 octobre pour éviter M. Laffitte. On a invité aussi tous les premiers Présidents des Cours. En Corps diplomatique, M. et Mme de Werther [73], M. et Mme Lehon [74]; le reste pour les autres jours, deux par deux.
Il faut que je raconte un trait de Mme Molé, qui végète plus qu'elle ne vit. L'autre soir, chez la duchesse de Montmorency, on parle de la tristesse des Werther; elle demande pourquoi ils sont tristes: «Mais de quitter Paris!» Elle reprend: «Mais aller à Fontainebleau n'est ni bien triste, ni bien fatigant.—Mais, Madame, M. de Werther va à Berlin remplacer M. Ancillon!—Ah! c'est donc M. Ancillon qui vient ici?» Je ne pense pas qu'après un pareil trait on accuse M. Molé de livrer les secrets de la diplomatie à sa femme!
La Reine d'Angleterre a écrit une lettre charmante à la Reine des Français sur le mariage du Prince Royal, et, se prévalant de sa très proche parenté avec la princesse Hélène, elle envoie à celle-ci un magnifique châle des Indes, l'un des plus beaux qui soient jamais sortis des magasins si riches de la Compagnie! On dit que c'est une merveille. Je le verrai à Fontainebleau, où on exposera la corbeille.
Paris, 26 mai 1837.—Le Roi d'Angleterre a tenu, assis, le dernier «drawing-room». Depuis, il s'est senti encore plus mal; on en est inquiet. Il aura voulu vivre juste assez pour jouer le mauvais tour à la duchesse de Kent de ne pas lui laisser un seul jour de Régence, puisque la princesse Victoria a atteint depuis deux jours sa majorité.
On dit que l'anarchie est à son comble à Madrid, mais qu'aussi Don Carlos est à bout de voies.
Le duc de Broglie et les Messieurs de sa suite écrivent des lettres transportées sur la princesse Hélène. Tous disent qu'elle est très agréable d'extérieur; tous en ont l'air amoureux; puis ils ne tarissent pas sur sa bonne grâce et disent qu'elle est très bien mise. Le trousseau, commandé par ses ordres ici, est, dit-on, très magnifique.
Fontainebleau, 30 mai 1837.—C'est un tour de force que d'écrire ici! Le temps a été trop beau hier, de sorte qu'un gros orage s'en est suivi; il a éclaté le matin et s'est dissipé dix minutes avant l'arrivée de la Princesse, qui a été reçue par le plus beau soleil et par des cœurs bien émus. L'arrivée a été fort belle; une scène de famille très intime au milieu de la pompe la plus royale. La Princesse a eu beaucoup d'émotion, aucun embarras, de la bonne grâce, de la noblesse, de l'à-propos. Je ne sais pas si elle est jolie. On n'y regarde pas, tant elle a d'obligeance. Elle rappelle un peu Mme de Marescalchi, mais avec un type beaucoup plus allemand et un bas de visage un peu fuyant. Elle a de beaux cheveux, de la couleur la plus correcte, enfin elle est fort bien, et le Prince Royal très satisfait.
Pauline n'a pas quitté mon côté, pas même à dîner, où j'ai été conduite par M. de Werther. Il était entre Mme la grande-duchesse de Mecklembourg et moi. M. de Talleyrand était à bout hier, mais faisait bonne contenance à force de volonté. J'en ai été tout le temps dans une grande inquiétude.
Nous sommes, jusqu'à demain, deux cent quatre-vingts personnes à table. Ma journée d'hier a commencé à cinq heures et demie du matin à Paris, et a fini ici à une heure de la nuit. Il faut être tout habillée à dix heures, à la messe de la Reine.
Fontainebleau, 31 mai 1837.—Les deux journées les plus fatigantes sont passées, et j'en bénis le ciel, car j'ai tremblé tout le temps pour M. de Talleyrand, qui a traversé, avec une témérité incroyable, de si rudes épreuves. Enfin, il a été témoin de tout, et, à un peu de fatigue près, il s'en est tiré.
Les personnes correctes suivent ici la Reine à sa messe matinale et particulière. Pauline vient de m'y conduire dans une petite chapelle charmante, souvenir de Louis VII le Jeune.
On n'a pas vu hier les deux Princesses allemandes pendant toute la matinée. Des promenades, pour ceux qui en ont été tentés (je n'étais pas du nombre), l'inspection de la corbeille pour les autres (et j'étais de ceux-ci) ont rempli l'avant-dîner. Les cadeaux, les chiffons, tout est magnifique et élégant, surtout le meuble de Boule qui renfermait les châles, et qui est une des plus belles choses que j'aie vues. Le tout exposé dans l'appartement des Reines mères. Les diamants sont beaux, les bijoux de fantaisie nombreux, mais pas une perle. M. le duc d'Orléans ne les aime pas; la Princesse pourra, d'ailleurs, porter celles de la Couronne.
La famille Royale a dîné en particulier. C'est Mme de Dolomieu et le général Athalin qui tenaient la table de deux cent quatre-vingts couverts, dans la galerie de Diane. Pauline a été encore près de moi à dîner, et M. Thiers de l'autre coté.
A huit heures et demie, le mariage civil a eu lieu, dans la salle de Henri II. C'était superbe; c'est le plus beau local imaginable, et il était éclairé magnifiquement. Le Chancelier, nouvellement nommé à ce poste, M. Pasquier, en simarre, était devant une immense table rouge et or autour de laquelle étaient tous les assistants, et en face les mariés. On s'y était rendu en cortège. De là, on s'est transporté à la grande chapelle ornée des écussons de France et de Navarre. Le discours de l'Évêque de Meaux [75] a été aussi court que mesuré. Malheureusement, il y a obligation aux mariages mixtes de laisser de côté beaucoup de cérémonies, qui auraient ajouté à l'éclat de la chose. Le curé de Fontainebleau, qui est le fameux abbé Lieutard, et, jusqu'à présent, un des grands opposants au gouvernement actuel, assistait l'Évêque, et avait même réclamé cela comme un droit. La salle arrangée en temple protestant nous contenait avec peine, on y suffoquait; le discours du Pasteur, M. Cuvier, a été très long, très lourd, remontant à l'origine de la création, et revenant sans cesse sur la progéniture. C'était le puritain parfait! Avant la bénédiction, il a demandé à la mariée la permission de s'acquitter de la mission dont il était chargé par la Société Biblique, en lui offrant une Bible dans laquelle il l'a engagée à lire souvent. J'ai trouvé cela bien déplacé dans un pareil moment, et d'un grand manque de respect pour la Reine, qui, sous le rapport religieux, fait un grand sacrifice.
La Princesse a été tout le temps d'un calme parfait. Je n'ai aperçu aucun trouble et moins d'émotion qu'à son arrivée. Elle était parfaitement bien arrangée; malheureusement elle n'a pas de couleur, ce qui lui donne quelque chose de terne, mais, malgré sa maigreur, elle a bien bonne grâce, et, de plus, une simplicité charmante. Son pied est très long, mais bien fait, sa main blanche et fine; en tout, beaucoup de choses agréables.
On s'est séparé après toutes ces cérémonies. J'ai encore été veiller chez M. de Talleyrand dont j'étais inquiète, et que j'ai trouvé bien. M. Molé y est venu. Il a de l'humeur. En effet, c'est singulier que dans tout ceci il n'ait obtenu aucune grâce d'aucun genre.
Fontainebleau, 1er juin 1837.—Il n'y a rien à savoir, ici, de la politique. Les Princes sont absorbés en eux-mêmes; M. de Salvandy, le seul Ministre resté de garde auprès du Roi, en fait autant. La curiosité est ailleurs, et il y a beaucoup ici pour l'exciter et la satisfaire.
Voici le récit de la journée d'hier:
Après le déjeuner, une très longue promenade dans la forêt; vingt-six voitures, attelées chacune de quatre chevaux, le grand char de la famille Royale de huit chevaux, puis quatre-vingts chevaux de selle, le tout conduit par la riche livrée d'Orléans, offraient, dans la grande cour du Cheval blanc, des ressources de promenade pour tout le monde. Chacun s'est empressé de suivre le Roi et de parcourir les plus beaux points de la forêt. Beaucoup de curieux, qu'on voyait galoper fort imprudemment dans les rochers, joints à tout le cortège royal, animaient le bois et lui donnaient un aspect charmant.
J'oubliais de dire que le déjeuner avait été précédé d'une messe dite par l'Évêque de Meaux dans la grande chapelle. Tout le monde y a assisté, ainsi que la famille Royale, y compris Mme la duchesse d'Orléans. J'aurais voulu qu'au moins hier, où il n'était plus question de mariage mixte, et où c'était tout simplement la messe du Roi, le culte fût splendide, et qu'il y eût de la musique religieuse. Au lieu de cela, il n'y a rien eu du tout; pas de clergé, pas un son, on avait oublié jusqu'à la sonnette pour l'élévation. Les méthodistes ont bien plus de charlatanisme dans leur simplicité prétentieuse et leur parole affectée et solennelle, mais aux messes où la parole ne s'entend pas, il faut de la pompe extérieure, de l'encens, de la musique, des fleurs, de l'or, des cloches, tout ce qui émeut en élevant l'âme à Dieu, sans qu'on ait besoin d'entendre articuler des mots.
Il est parti beaucoup de monde, il en est venu d'autre; parmi les nouveaux arrivés, l'Ambassadeur de Turquie [76], qui était, à table, à côté de Pauline. La salle de spectacle n'est point encore restaurée; elle a un air terne; l'orchestre, qui ne venait pas de Paris, était abominable; Mlle Mars, vieillie, et ne détaillant plus ses rôles; les autres acteurs fort médiocres, le choix des pièces peu heureux. C'étaient les Fausses confidences et la Gageure imprévue. La Princesse Royale était en grande loge, au fond de la salle, entre le Roi et la Reine. Elle écoutait avec attention, mais sa physionomie exprime peu ce qu'elle éprouve et n'est pas variée: toujours douce et calme; elle l'est jusqu'à l'immobilité, dans sa personne; elle ne fait pas de gestes, ce qui est distingué; le grand repos donne beaucoup de dignité, et quand elle marche ou qu'elle salue, elle a une grâce parfaite.
M. Humann, en partant d'ici, hier, a été emporté, par les chevaux de poste, à la descente de Chailly: il a voulu se jeter hors de la voiture, il a eu le visage tout meurtri et l'épaule démise.
Fontainebleau, 2 juin 1837.—La journée d'hier a été moins remplie que les précédentes, puisque après la messe, le déjeuner et le cercle qui l'a suivi, on s'est séparé avec quelques heures de liberté. Je les ai passées, soit chez M. de Talleyrand, soit à une visite dans la ville. M. de Talleyrand est allé voir Madame Adélaïde, à laquelle il voulait donner une nouvelle, qui nous venait des Bauffremont, qu'elle intéresse, et qui, à juste titre, a été amère ici: c'est celle du mariage du comte de Syracuse, frère du Roi de Naples, avec Philiberte de Carignan; cette jeune personne est la petite-fille du comte de Villefranche, Prince de la maison de Carignan, qui, par un coup de tête, avait épousé, en 1789, la fille d'un armateur de Saint-Malo, Mlle Magon-Laballue; la Cour de Sardaigne n'avait consenti à reconnaître ce mariage qu'à la condition que les enfants qui en naîtraient entreraient dans les ordres, mais la Révolution ayant délié tous les engagements, le fils est entré au service et a épousé Mlle de La Vauguyon, sœur de la duchesse douairière actuelle de Bauffremont, et qui est morte brûlée en 1820. Ce n'est qu'après sa mort, et à l'avènement du Roi de Sardaigne actuel, que ses deux derniers enfants ont été reconnus Princes du sang et traités comme tels. La fille aînée, mariée avant cette reconnaissance, a épousé un particulier de grande maison, mais enfin un particulier, le prince d'Arsoli, d'une famille de Rome. Philiberte, fille et petite-fille de mariages contestés ou très ternes, devient ainsi Princesse de Naples: le mariage par procuration a dû se faire avant-hier; on y met beaucoup de hâte et de précipitation. On comprend l'espèce de déplaisir que cela cause ici. C'est le Roi de Naples qui fait ce mariage.
Hier, après le dîner, on est allé entendre Duprez dans une partie de l'opéra de Guillaume Tell, et les Essler ont dansé dans un joli divertissement. J'ai été étonnée que le calme de la Princesse Royale ne l'abandonnât pas, même dans les moments les plus entraînants de Duprez: je n'ai surpris ni un mouvement de tête, ni un geste, ni une expression plus animée. Il en a été de même au ballet, ce que je comprends davantage.
Fontainebleau, 3 juin 1837.—M. de Talleyrand est parti ce matin avec Pauline; on veut me garder ici jusqu'à demain. Il est impossible d'avoir été plus environné d'égards et d'attentions que ne l'a été M. de Talleyrand: il en est parti tout ému. Le Roi et Madame Adélaïde ont exigé son retour à Paris pour l'hiver prochain; je doute cependant qu'il renonce à son projet de Nice.
Le séjour que Pauline a fait ici ne lui a pas nui. Elle y a été à merveille, d'un maintien toujours parfait; j'étais contente d'elle; elle était charmée d'habiter la même chambre que moi, ses toilettes étaient de fort bon goût; elle est partie, ravie d'être venue, mais bien aise de partir et nullement dissipée de cœur ni d'esprit.
Presque tout le monde est parti; il ne reste plus que le service strict et les intimes. Je pars demain, en même temps que la Reine et avec la duchesse d'Albuféra, qui est arrivée ici hier. La promenade dans le camp a été fort jolie, très animée et très populaire. On a été ensuite dans la plus belle partie de la forêt, appelée le Calvaire, d'où la vue est admirable; du fond des ravins sur lesquels on était suspendu, des chanteurs allemands, qu'on y avait placés, ont fait entendre leurs chants; c'était charmant, et le temps, merveilleux donnait tant de mérite à la promenade, qu'on a songé à l'allonger; on est enfin rentré en longeant la grande treille et le canal.
Après dîner, on nous a donné un ennuyeux opéra-comique, l'Éclair, suivi du Calife de Bagdad, que le Roi a demandé comme ancien souvenir. Le tout a fini fort tard, et ma veillée, ensuite, chez M. de Talleyrand, a fort abrégé mon sommeil, d'autant plus que son départ matinal m'a forcée à être prête de très bonne heure. Le Roi et Madame sont venus lui dire adieu dans sa chambre. Après le déjeuner, le Roi s'est amusé à montrer le Château à trois ou quatre convives: j'ai été ravie du Château et du cicerone.
Paris, 5 juin 1837.—Je suis revenue hier de Fontainebleau. Nous avions eu la messe à six heures du matin, puis le départ. Je me suis trouvée comprise dans le cortège royal, aussi suis-je arrivée avec une rapidité admirable, et je ne me suis séparée du cortège que lorsqu'il s'est détourné pour prendre vers Saint-Cloud. La dernière journée de Fontainebleau, celle d'avant-hier, a été remplie, fort à mon gré, par une promenade historique; le soir, nous avons eu une représentation par les acteurs du Gymnase. Le séjour entier de Fontainebleau a été fort agréable pour moi, par les attentions et les bontés dont j'ai été l'objet.
Aussitôt arrivée, hier, j'ai été aux Champs-Élysées, chez Mme de Flahaut, qui m'y avait engagée de la manière la plus pressante, pour voir l'entrée royale, qui a été servie par un temps superbe. Il y avait un monde innombrable, le cortège était très brillant, la Princesse saluait avec une grâce parfaite. Le coup d'œil, de la place Louis XV et des Champs-Élysées, était magnifique. Tout était bien, mais pas assez de cris; beaucoup plus de curiosité que d'enthousiasme; on ouvrait les yeux, mais fort peu la bouche. Enfin, l'essentiel, c'est qu'il n'y a pas eu de coup de pistolet, que le Roi a pu se montrer aux flots de la population, sans aucune précaution apparente.
Paris, 6 juin 1837.—J'ai vu, hier, M. Royer-Collard, qui était en aigreur sur le mariage du Prince Royal, comme pourrait l'être un homme du faubourg Saint-Germain. Cela m'a impatientée, et nous nous sommes un peu querellés. Il a l'esprit partial et la conversation intolérante à un point inimaginable.
Avant-hier, dans le jardin des Tuileries, où il y a eu plus de soixante mille personnes, depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir, il y a eu un enthousiasme réel, au point d'obliger le Roi à quitter son grand dîner dans la salle des Maréchaux pour venir, avec sa famille, sur le balcon, du haut duquel il a adressé quelques mots de remerciements, qui ont été reçus avec des transports infinis. Depuis le moment de l'entrée dans le jardin jusqu'à la défilade des troupes, la famille Royale s'est tenue au Pavillon de l'Horloge, d'où le coup d'œil était magnifique. Le soleil couchant dorait la cime de l'Obélisque et le sommet de l'Arc de triomphe, et se reflétait sur les cuirasses et les armes des troupes; les baïonnettes de la garde nationale étaient ornées de bouquets. C'était, à ce que l'on m'a assuré, une vraie magie.
Il me semble qu'on penche beaucoup vers une dissolution de la Chambre, du moins M. Molé; M. Royer-Collard l'y pousse vivement.
L'Ambassadeur turc ici dit quelques mots de français. C'est à moi que cette découverte est due, car tout le monde avait si bien pris son ignorance à la lettre, que personne ne lui adressait la parole; cela m'a fait de la peine, il avait l'air si triste; je me suis risquée: il a un peu répondu, et cela m'a valu de voir le portrait du Sultan Mahmoud, qui paraît avoir un très beau visage.
Paris, 7 juin 1837.—J'ai été, hier, chez la Reine, faire mes remerciements pour Fontainebleau. Mme la duchesse d'Orléans était chez sa belle-mère, gracieuse, embellie, aimable. C'est une vraie trouvaille que cette Princesse, son succès est général. Elle a ravi le Conseil d'État, les Pairs, les Députés, ajoutant une phrase aimable aux réponses faites par son mari aux différentes harangues; elle a parlé à chaque Pair individuellement, jamais de banalités; ils en sont tous enchantés.
Mon réveil ce matin est bien triste. On est entré chez moi avec la nouvelle de la mort d'Adrien de Laval. C'était un ami sincère: ils sont rares. Je le regrette vivement, pour lui-même, et aussi pour sa tante, la bonne vicomtesse de Laval, qui n'est guère en état de supporter un coup pareil, et si elle aussi s'en va, quel coup pour M. de Talleyrand!
Paris, 8 juin 1837.—Les succès de la Princesse Royale vont toujours croissant. Elle a parlé au général Neigre de l'artillerie d'Anvers! M. le duc d'Orléans est d'une fierté et d'un bonheur extrêmes de tant de distinction. Il est certain que sa femme lui donne, par sa valeur personnelle, une importance excessive, et je vois déjà le Pavillon Marsan s'élevant au-dessus du Pavillon de Flore [77]. Je ne suis pas sûre que cela n'ait pas déjà jeté quelques semences de jalousie.
Voici une histoire que l'on raconte comme certaine: on prétend que Mme la duchesse d'Orléans, ayant vu son mari lorgner longtemps du côté de Mme Lehon, aurait été à lui, et, moitié jouant, moitié sérieusement, lui aurait ôté le lorgnon, en disant: «Ce que vous faites là n'est pas aimable pour moi, ni poli pour la personne que vous lorgnez.» Il se serait laissé faire, tout doucement... Ceci mérite attention, si cela est vrai.
M. de Flahaut est furieux de n'avoir pas eu le grand cordon de la Légion d'honneur; il voulait donner sa démission de premier écuyer, mais il s'est ravisé. On dit que le duc de Coigny ne lui laisse d'autorité que sur l'écurie.
Paris, 11 juin 1837.—Je ne puis donner beaucoup de détails sur la fête de Versailles, hier. Je suis partie à une heure après midi, en grande toilette, avec la duchesse d'Albuféra, et nous sommes revenues ensemble à quatre heures du matin. Le temps était charmant, le lieu admirable, les jardins pompeux, l'intérieur splendide, le spectacle magnifique: il a duré cinq heures. J'ai les yeux brûlés de l'éclat des lumières. Quinze cents personnes invitées, et cependant des mécontents! J'avoue que j'aurais fait les listes autrement.
J'ai eu l'honneur de dîner à la table du Roi, dont c'était le plus beau jour. A la dernière décoration, on a prodigieusement crié: «Vive le Roi!» et on le devait bien.
Le comte de Rantzau, qui accompagne la grande-duchesse douairière de Mecklembourg, a été fort touché de voir là, en honneur, le portrait du maréchal de Rantzau, qui a servi sous Louis XIV et dont il est le descendant. Il dînait à côté de moi, et je l'ai beaucoup fait causer sur ses Princesses, dont j'ai chaque jour meilleure opinion.
Paris, 12 juin 1837.—Je pars demain pour rejoindre M. de Talleyrand à Valençay.
Le Roi d'Angleterre est au plus mal. On ne le soutient plus qu'avec du curaçao et de la viande crue. Il sait qu'il meurt et appelle autour de lui tous ses enfants, les Fitzclarence, même lord Munster. On assure que M. Caradoc supplante sir John Conroy près de la duchesse de Kent, pour laquelle il fait venir des cadeaux que paye la princesse Bagration. On dit que si le Roi meurt, la duchesse de Kent appellera lord Moira à la tête du Ministère: c'est un grand radical. D'autres disent que le Roi Léopold conseille à sa nièce de prendre lord Palmerston, mais que la petite Princesse penche pour lord Grey.
Valençay, 14 juin 1837.—Je viens d'arriver ici, ayant fait ma route assez péniblement, par une chaleur affreuse et deux gros orages.
M. de Talleyrand se porte à merveille, ainsi que Pauline.
Valençay, 17 juin 1837.—Madame Adélaïde a mandé à M. de Talleyrand les détails des accidents arrivés le jour du feu d'artifice: vingt-trois personnes étouffées dans la foule, et trente-neuf blessés! Cela donne naturellement beaucoup de tristesse. Mme la duchesse d'Orléans désirait ne pas aller à la fête de l'Hôtel de Ville, et faire cesser les bals, mais on a représenté que ce serait désappointer beaucoup de monde, et faire perdre beaucoup de frais; on s'est donc borné à remettre les fêtes après l'enterrement des victimes.
Il paraît que le feu d'artifice, les illuminations et surtout la petite guerre ont été quelque chose de remarquablement beau. Il n'y a guère de fêtes populaires sans accidents, c'est ce qui me les fait toujours redouter. Les victimes appartenaient toutes à la classe ouvrière, ce qui les rendait plus intéressantes encore, puisque quelques-unes laissent leurs familles dans la misère.
Valençay, 18 juin 1837.—Pauline a fait la conquête de l'Archevêque de Bourges, Mgr de Villèle, qui s'est arrêté ici avant mon arrivée. On dit qu'elle lui a fait merveilleusement bien les honneurs du Château, avec une aisance, une grâce et une convenance remarquables. Je ne suis pas fâchée qu'elle ait été obligée de s'essayer.
On fait des restaurations considérables dans notre grand château; on a nettoyé la partie nord des fossés, on a détruit tous les mauvais petits jardins qui les encombraient; la promenade règne maintenant tout autour. Le clocher, sur l'église de la ville, fait un très joli effet. Tout me paraît avoir gagné.
Les mauvais journaux s'efforcent de comparer les malheurs du feu d'artifice aux tristes scènes du mariage de Louis XVI et à la catastrophe du bal Schwarzenberg, lors du mariage de l'Empereur Napoléon. Ils tirent de fâcheux augures de ces rapprochements. Mais quels plus désastreux rapprochements pour la branche aînée des Bourbons, que l'assassinat de M. le duc de Berry et la révolution de 1830? Et cependant, aucun malheur n'était arrivé au mariage de ce Prince. Ce n'est pas par des accidents particuliers que les Rois perdent leur trône.
Le Conseil municipal de Paris a voté cent cinquante mille francs pour les nouveaux frais de la fête. Tout est sur une si grande échelle, qu'il y a pour quatre mille francs de location de verres et de carafes; pour vingt mille francs de glaces et de rafraîchissements qui ont été distribués, le jour où la fête a été remise, aux ouvriers et aux hôpitaux. Les malades auront fait bombance: les bons mots ne manquent pas sur les prétendues indigestions qu'on leur a données.
Valençay, 19 juin 1837.—L'histoire d'un journal allemand sur la vision qu'aurait eue Mme la duchesse d'Orléans et sur sa pensée de jouer le rôle d'une seconde Jeanne d'Arc est, sans doute, stupide; cependant, il est vrai qu'il y a eu quelque chose de mystique dans sa volonté de venir en France, car M. Bresson lui-même, le prosaïque M. Bresson, m'a répété plusieurs fois ceci: «Elle se croit une vocation, et a vu un appel particulier de la Providence, dans le mariage qui lui a été proposé; sa belle-mère, qui appartient un peu à la secte des piétistes, a été dirigée par la même pensée.»
Voici encore ce qui m'a été dit par M. de Rantzau. Le jour où il lui a appris l'attentat de Meunier sur la vie du Roi, les négociations de mariage étaient déjà entamées; il n'a pas pu cacher à la Princesse son effroi du sort vers lequel elle penchait; elle lui répondit: «Arrêtez-vous, Monsieur; l'événement que vous m'apprenez, bien loin de m'ébranler, me confirme plutôt dans ma volonté: la Providence m'a, peut-être, destinée à recevoir le coup dirigé contre le Roi, et à lui sauver ainsi la vie. Je ne reculerai pas devant ma mission.»
Il y a, en elle, beaucoup d'exaltation, ce qui ne nuit pas à l'extrême simplicité de ses manières, ni au calme remarquable de son maintien; c'est une combinaison si rare, que j'en ai été beaucoup plus frappée encore que de tous ses autres avantages.
Valençay, 22 juin 1837.—Madame Adélaïde a écrit une longue lettre détaillée à M. de Talleyrand, sur la fête de l'Hôtel de Ville, qui paraît avoir été la plus belle chose du monde, incomparablement plus magnifique que tout ce qui avait été fait, jusqu'à présent, dans ce genre. L'accueil fait partout au Roi, sur son passage et à l'Hôtel de Ville, a été admirable. Il y avait cinq mille personnes à cette fête. La princesse Hélène a trouvé le diorama de Ludwiglust [78] d'une ressemblance parfaite.
Valençay, 25 juin 1837.—Voilà donc le vieux Roi d'Angleterre mort. J'ai lu, avec intérêt, la manière dont le règne de la jeune Reine a été proclamé à Londres, en sa présence, du haut du balcon de Saint-James. Cette scène, belle et touchante, a un caractère reculé qui me plaît.
Valençay, 28 juin 1837.—On dit beaucoup, à Paris, que M. Caradoc veut faire casser son mariage avec la princesse Bagration, chose très aisée; qu'il serait fait Pair, et qu'il deviendrait le mari de la jeune Reine. Il se prétend descendant des Rois d'Irlande! Tout cela est absurde, je crois, mais, en attendant, la petite Reine est si charmée de lui qu'elle ne fait et ne dit rien sans le consulter.
Voici un autre conte: Charles X avait donné au duc de Maillé un tableau pour l'église de Lormois. La famille vient de le vendre pour cinquante-trois mille francs à un marchand. Cela fait un procès avec la Liste civile, qui dit que Charles X n'avait pas le droit de donner le tableau. Il y a des mémoires imprimés pour et contre. Si le marchand est obligé de rendre le tableau, il exigera de la famille de Maillé la restitution des cinquante-trois mille francs qu'il a donnés; et la famille n'a recueilli, excepté ce tableau, que des dettes dans la succession du duc de Maillé! Il est certain que si le tableau provenait d'un des Musées ou d'un des Châteaux royaux, Charles X n'avait pas le droit de le donner!... Mais tout cela est désagréable.
Valençay, 29 juin 1837.—M. de Sémonville ayant été présenté le soir, à la table ronde, par la Reine elle-même, à Mme la duchesse d'Orléans, il a dit à la Princesse qu'il fallait toute la bonté de la Reine pour qu'il osât lui présenter une aussi vieille figure: «Vous voulez dire une aussi vieille réputation,» a repris la Princesse. Le vieux chat a rentré ses griffes, et a été content.
Valençay, 1er juillet 1837.—On m'a écrit de Paris que la situation publique est considérée comme bonne en ce moment, quoique les élections municipales aient été généralement assez mauvaises. A Strasbourg, Grenoble et Montpellier, elles ont été positivement républicaines. Beaucoup de gens prétendent que le Ministère devrait dissoudre la Chambre, qui est usée. Ils ajoutent que le mariage du Prince Royal et l'amnistie rendent le moment favorable; que, plus tard, les circonstances ne seront peut-être plus aussi avantageuses, mais que le Roi s'y refuse. M. Royer-Collard m'écrit sur le même sujet: «Je crois que M. Molé penche pour la dissolution, et le Roi lui-même, qui ne l'accepte pas encore, y sera conduit par la force des choses; cette Chambre est éreintée et ne peut plus marcher.» Et en post-scriptum, il ajoute: «J'ai vu longuement M. Molé, et je dois le revoir: il est décidé à proposer, et, par conséquent, à faire prévaloir la dissolution. Je ne le presse point, mais je suis de son avis. Cette Chambre ne peut plus marcher, et il suffit que la dissolution soit désirée et attendue pour qu'elle soit nécessaire.»
Enfin, voici ce que Mme de Lieven m'écrit au moment de partir pour l'Angleterre: «M. de Flahaut voulait la mission de compliment à Londres. Il a fallu reculer devant le général Baudrand, ce qui ajoute à la mauvaise humeur du mari et de la femme. Sébastiani est si malade qu'il n'est plus bon à rien à Londres. Je ne sais, vraiment, qui tient votre Cour informée. Mme de Flahaut travaille tant qu'elle peut à chasser Granville de Paris et à y faire nommer lord Durham, par le double motif de débarrasser Palmerston d'un compétiteur et d'avoir à Paris un ambassadeur bien intrigant. Granville avait le mérite de ne pas l'être. Dans mon opinion, il faudra contenter Durham, qui ne veut plus rester à Pétersbourg, et qui veut mieux. On dit que vos Députés s'en vont inquiets, mécontents; M. Molé dit qu'il veut la dissolution, mais que le Roi ne la veut pas.
«La dernière soirée a été nombreuse chez M. Molé. A celle de M. Guizot, il est venu cent cinquante Députés.
«Thiers a écrit, de Lucques, que la mer avait fait grand mal à sa femme.»
Valençay, 6 juillet 1837.—Voici un extrait d'une lettre de Mme de Lieven, datée de Boulogne: «J'ai vu M. Molé et M. Guizot au dernier moment. Le premier avait reçu une lettre de Barante: l'humeur de mon souverain ne s'adoucissait pas; c'était même pire que jamais, et c'est a hopeless case [79]; il y a de la folie. M. Molé est décidément jaloux de Guizot: il y aurait des choses bien risibles à vous conter sur ce sujet-là, et tout cela est nouveau depuis votre départ. Il y a de drôles de caractères dans ce monde; et comme je suis rieuse, je ris.»
J'aimerais assez à savoir les détails de cette rivalité, qui, je l'avoue, à cause de l'objet, me paraît si invraisemblable, que je crois la Princesse un peu égarée par de la vanité féminine. Elle confond la jalousie avec ce qui n'est que la susceptibilité inhérente au caractère.
J'ai eu une lettre du baron de Montmorency, exécuteur testamentaire du prince de Laval, qui m'annonce que celui-ci, par une note écrite au crayon, la veille de sa mort, m'a laissé un souvenir qu'il m'envoie. Je suis extrêmement touchée.
Rochecotte, 11 juillet 1837.—Je suis arrivée hier ici, où je viens faire une course pour mes affaires: la vallée de la Loire est superbe. Les retards éprouvés, cette année, par la végétation, ont laissé une fraîcheur inaccoutumée dans cette saison. Toutes mes plantations ont fort bien poussé: les fleurs sont en abondance, les plantes grimpantes très vivaces; j'ai tout trouvé à merveille.
Rochecotte, 12 juillet 1837.—J'ai fait, hier, tout le tour de ma maison. Les petits perfectionnements arrivent peu à peu.
Je suis très frappée de l'effet que produit, dans le salon, la Vierge Sixtine, qui a remplacé la Corinne. Celle-ci a passé dans le salon de la maison de l'Abbé. Ce changement est comme symbolique et montre la différence entre ce qui a présidé à mon passé et ce qui domine maintenant, ou, pour mieux dire, ce qui commence petit à petit à gagner du terrain: les progrès sont bien peu rapides!
Rochecotte, 13 juillet 1837.—Il n'a plu, hier, que pendant la moitié de la journée; j'ai pu faire le tour de mon petit empire que j'ai trouvé en très bon état. Je vais avoir du chagrin à m'en arracher tout à l'heure. Je vais dîner et coucher à Tours, et serai demain soir de retour à Valençay.
J'ai pu, enfin, visiter, hier, mes béliers hydrauliques [80]; rien ne tient moins de place, ne fait moins de bruit et n'opère un meilleur résultat. Beaucoup d'ouvriers viennent les visiter, plusieurs propriétaires veulent les imiter; c'est vraiment une admirable invention. J'ai maintenant de l'eau à la cuisine, aux écuries, partout, et, l'année prochaine, je me donnerai une pompe à incendie.
Valençay, 15 juillet 1837.—J'ai quitté Tours hier matin; j'ai eu, avant de partir, le triste spectacle d'un homme foudroyé par le tonnerre; son compagnon n'avait que les jambes fracassées: on le portait à l'hôpital pour les lui faire couper toutes deux.
J'ai déjeuné à Loches, où j'ai tout visité en détail; le tombeau d'Agnès Sorel, l'oratoire d'Anne de Bretagne, une église curieuse, la prison de Ludovico Sforza; j'ai admiré le panorama, qui, du haut des tours, se déploie avec magnificence. Nous nous sommes arrêtés ensuite à Montrésor, pour inspecter une des plus jolies églises de la Renaissance que j'aie vues: elle est bâtie à côté d'un vieux castel, qui doit son origine au fameux Foulques Nera, le plus grand bâtisseur avant Louis-Philippe.
Aux forges de Luçay [81], j'ai trouvé les chevaux de la maison, qui m'ont amenée grand train ici.
Valençay, 18 juillet 1837.—A propos du procès du général de Rigny, je peux dire que le général, fort blessé, avec raison, que le gouvernement voulût le punir, après son éclatant acquittement devant le Conseil de guerre, a déclaré au Ministre de la Guerre que, si on choisissait le moment actuel pour le priver du commandement de Lille, il attaquerait le maréchal Clausel en calomnie devant les tribunaux civils, et sans aucun des ménagements qu'il avait cru devoir garder à Marseille. Le Ministre de la Guerre lui a dit que son avis avait été qu'on lui rendît le commandement, mais que le Roi s'y opposait. M. Molé et tout le Conseil tenant le même langage, le baron Louis, oncle du général de Rigny, s'est trouvé fondé à aller à Neuilly et à demander une explication au Roi. Celui-ci a dit qu'il restait prouvé que le général s'était rendu coupable d'insubordination, à quoi le pauvre vieux oncle a répliqué: «Mais Votre Majesté ne veut donc pas reconnaître la chose jugée; car le Conseil de guerre a reconnu que les propos attribués à mon neveu étaient calomnieux; il ne nous reste donc qu'à poursuivre le Maréchal à outrance.» Le Roi, alors, a dit: «Ah! je ne savais pas cela; je vais me faire soumettre les détails de la procédure, puis nous verrons [82].»
Le fait est qu'on a toujours été mal, au Château, pour tout ce qui s'appelle Rigny, par la raison inverse de celle qui a fait la fortune de M. Bresson. Il ne suffit pas d'être serviteur dévoué du gouvernement; il faut, avant tout, être et avoir été toujours orléaniste.
J'ai reçu la première lettre de Mme de Lieven de Londres: elle me paraît enchantée de la magnificence de ses hôtes, le duc et la duchesse de Sutherland, et aussi de l'empressement de ses amis. Elle dit que la jeune Reine est une merveille de dignité et d'application; qu'elle n'est point menée, pas même par sa mère. Elle règle toute sa Cour elle-même, et la Princesse voit, chez la duchesse de Sutherland, qui est mistress of the robes, des notes que la Reine lui écrit à l'occasion de ses fonctions, et qui sont pleines d'ordre et de convenance. La duchesse de Sutherland est chargée de tous les arrangements, placée au-dessus même du grand chambellan; il ne tiendra qu'à elle, à ce qu'il paraît, d'être une seconde duchesse de Marlborough. Quand la Reine reçoit des adresses, sur son trône, la duchesse de Sutherland est debout à sa droite, et la duchesse de Kent, mère de la Reine, est assise au bas du degré. La Reine veut passer les troupes en revue, et cela à cheval; et ce qu'elle veut, elle le fait. Lord Melbourne est tout-puissant, et les whigs triomphent. Les élections seront vivement disputées; c'est la dernière chance des tories. Lord Durham a repris sa domination sur les radicaux, qui l'encensent: la Reine n'a pas le goût de sa mère pour lui.
La couronne d'Angleterre n'a pas de diamants; ceux, très beaux, de la Reine douairière, lui appartenaient en propre, et lui viennent de sa belle-mère, la vieille Reine Charlotte, qui les a légués à la couronne de Hanovre. Celle-ci se trouvant, maintenant, séparée de la couronne d'Angleterre, le duc de Cumberland réclame les diamants, comme Roi de Hanovre. La Reine Victoria se trouve donc n'en point avoir, et quoiqu'elle ne se presse pas de renvoyer ces bijoux, elle ne veut pas, néanmoins, les porter.
C'est le comte Orloff qui est envoyé à Londres pour complimenter la Reine. Mme de Lieven compte savoir, par lui, jusqu'à quel point elle peut braver l'Empereur, son maître.
M. Thiers lui écrivait, de Florence, qu'il était mécontent du traité qu'on avait fait avec Abd-el-Kader.
Valençay, 20 juillet 1837.—D'après les lettres que nous avons reçues hier, il paraît qu'on est revenu sur la résolution de dissoudre la Chambre, ou, du moins, qu'on est rentré, à cet égard, dans l'hésitation. La téméraire déclaration du Roi de Hanovre, les succès de Don Carlos, et la crainte de voir les élections anglaises tourner au radicalisme, voilà, dit-on, ce qui fait craindre ici des mandats impératifs et des tendances républicaines, dans de nouvelles élections générales.
La Cour est à la ville d'Eu et ira de là à Saint-Cloud. La grande-duchesse douairière de Mecklembourg est de tous ces voyages. On l'aime et on la respecte; et elle-même, qui sent que sa position ne sera pas agréable en Allemagne, n'est pas pressée d'y retourner, et redoute un peu la solitude qui l'y attend.
J'ai eu, hier, de Paris, une lettre de M. Royer-Collard dont voici un extrait: «La dissolution retentit dans toutes les correspondances, même dans celles qui viennent du Ministère de l'Intérieur. On y fait cependant des réserves: si don Carlos n'arrive point à Madrid, si le Roi de Hanovre n'est point culbuté, si les élections anglaises n'effrayent pas. Ces réserves sont dans le caractère et la politique du Roi, qui n'aime point les hasards, et qui a eu, pour les doctrinaires, le ménagement de leur laisser l'espérance. La décision est à M. Molé, qui ne veut rien leur laisser; il ne s'agit, de part ni d'autre, de la mesure en elle-même, comme bonne ou mauvaise: «Cela passe par-dessus les têtes»; pour moi, s'il m'est permis d'avoir un avis, c'est précisément dans les cas qu'on regarde comme des cas d'ajournement, que je n'ajournerais pas. Je ne sais ce que sera la Chambre renouvelée, et je n'attends pas d'elle des miracles, mais je tiens la vieille Chambre comme insuffisante, et hautement incapable, s'il y a quelque résolution importante à prendre.»
J'ai aussi une lettre de Florence, de M. Thiers, qui paraît inquiet et triste de l'état de sa femme; il en parle avec une vive et tendre sollicitude; il dit que c'est son seul chagrin et qu'il défie la politique de lui en donner désormais. Il ajoute: «Je suis redevenu homme de lettres et philosophe dans l'âme. Je me donne, comme dit le classique Bossuet, je me donne le spectacle des choses humaines par les monuments et les livres, c'est-à-dire par tout ce qui reste des hommes d'autrefois. J'ai la prétention de savoir deviner ce qu'on ne me dit qu'à demi, et comme c'est là la manière de l'histoire, je crois savoir et comprendre le passé très bien. Grâce à cette vanité, qui ne fait de mal à personne, ni à M. Guizot, ni au Roi Louis-Philippe, ni au prince de Metternich, je vivrais très content, très occupé, et vraiment très heureux, si mes chagrins de famille ne venaient me troubler. Je ferai donc tout ce que je pourrai pour rester ce que je suis; je veux devenir mieux que je ne suis; je veux agrandir mon esprit, élever mon âme; on fait tout cela dans la retraite beaucoup mieux que partout ailleurs, parce qu'on y réfléchit, on y étudie et on y est désintéressé. Si, quand je vaudrai ce que je puis valoir, un beau rôle se présente un jour, à la bonne heure; mais passer sa vie entre le Roi qui demande l'apanage et la Chambre qui le refuse, être tiraillé sans cesse entre les Tuileries et le Palais-Bourbon, entre gens qui ne vous savent gré de rien et qui vous imputent leurs torts réciproques, sans le seul dédommagement des peines du pouvoir, celui de faire du bien, cela n'en vaut pas la peine. Je dis ceci du fond de mon âme, et comme j'ai le bonheur de voir ces sentiments partagés par ceux qui m'entourent, je persiste; ainsi donc, vous me verrez bien libre cet hiver.»
Valençay, 1er août 1837.—M. de Vandœuvre nous est arrivé hier. Il racontait fort drôlement que Mme de Boigne, ayant été invitée à dîner chez M. et Mme de Salvandy, y arrive, ne trouve que la femme, qui lui fait des excuses sur ce que son mari, malade, ne peut se mettre à table; on y va sans lui; mais, en rentrant dans le salon, on y trouve le jeune ministre, ainsi qu'il s'intitule, étendu nonchalamment sur une chaise longue, en pantoufles turques, en belle robe de chambre à ramages, et, sur l'oreille, un bonnet grec, brodé par des mains féminines. On dit que la figure prude et pincée de Mme de Boigne, à ce moment-là, était impayable!
La fille de la duchesse de Plaisance est morte à Beyrouth, en Syrie, d'une fièvre typhoïde: son père me l'annonce. Le sort de la malheureuse mère, dont j'ignore la destinée actuelle, m'afflige et m'inquiète. Elle m'a été une très bonne amie, dans un temps où je n'en avais guère: c'est ce que je ne saurais oublier.
Valençay, 4 août 1837.—J'ai lu, dans la Revue des Deux Mondes, l'article sur Mme de Krüdener. Elle était Courlandaise, et je l'ai vue chez ma mère, avec laquelle elle eut un commencement d'amitié. Ma mère se croyait d'ailleurs, avec raison, obligée de protéger tous ses compatriotes. Mme de Krüdener avait une vraie nature d'aventurière, et si elle n'avait pas été de si bonne naissance, elle n'aurait pas attendu d'être arrivée à ses dernières extravagances pour être reconnue comme telle. Depuis 1814 jusqu'à sa mort, elle a vécu entourée d'un tas de vagabonds qu'elle traînait à sa suite dans toute l'Europe, et qui donnaient, partout, un fort vilain spectacle, rien moins qu'évangélique. C'étaient de singuliers apôtres.
Les gens prompts à s'exalter, à s'animer, à changer, également prêts à tout, séduits par les choses les plus opposées, passent souvent pour hypocrites, uniquement parce qu'ils sont mobiles: on est toujours tenté de douter de leur sincérité. C'est le cas de M. Thiers. Je suis sûre qu'il est très heureux, comme il l'écrit, à la villa Careggi [83], au milieu des souvenirs des Médicis, et qu'il est aussi fort dégoûté de Paris. Le malheur des natures ardentes, impétueuses, et également propres à toutes choses, c'est d'être généralement mal interprétées par les natures qui conservent un plus heureux équilibre; j'en sais quelque chose par ma propre expérience! Sûrement, nous reverrons M. Thiers dans la politique et l'ambition, mais, aujourd'hui, c'est très sincèrement qu'il croit en être séparé pour toujours. L'avantage des natures comme la sienne (comme la mienne peut-être), c'est de n'être presque jamais mortellement accablées, et d'être, au contraire, si élastiques et si souples, qu'elles tirent parti de toutes les différentes conditions humaines; mais leurs inconvénients sont graves, cela est vrai: elles arrivent, trop vite, au bout des choses et des personnes; les découvertes sont trop rapides, la part de chacun et de chaque chose trop promptement, trop complètement faite. A force de gravir rocher sur rocher, on est toujours prêt à perdre l'équilibre, on le perd même quelquefois; on tombe alors dans un abîme dans lequel les personnes qui ont su se maintenir à une hauteur fixe vous trouvent parfaitement à votre place, ne sont pas même fâchées de vous voir, et se montrent toutes disposées à vous laisser. Que j'ai vu et éprouvé de cela! Et le pis, ce n'est pas d'être accusé de folie, mais d'hypocrisie. Il y a, d'ailleurs, pour ces natures, une ressource infaillible quand on a la force d'y avoir recours: c'est de se forcer à retrouver de l'équilibre et à s'imposer de la mesure; c'est un long travail, qui dure, nécessairement, autant que soi; c'est là précisément son mérite, puisqu'on n'en peut jamais voir le bout.
Le duc de Noailles m'écrit que son oncle est mort en quelques heures avec tous les symptômes du choléra. Je ne sais si je me trompe, mais tout est, pour moi, sous un voile noir et très noir, et j'ai comme une appréhension instinctive d'une catastrophe. Pourvu qu'elle ne frappe ni M. de Talleyrand, ni mes enfants! Quant à moi, à la volonté de Dieu; je me prépare du mieux que je puis! Mais que d'arriérés à solder, et que j'en serais effrayée sans ma confiance parfaite dans la miséricorde divine!
Valençay, 5 août 1837.—M. de Montrond mande, de Paris, à M. de Talleyrand, que chez les Flahaut, on racontait ceci de la jeune Reine Victoria: la duchesse de Sutherland s'étant fait attendre, la Reine fut à elle lorsqu'elle arriva et lui dit: «Ma chère Duchesse, je vous en prie, que ceci ne se renouvelle pas, car nous ne devons, ni vous, ni moi, faire attendre personne.» Cela n'est-il pas très bien dit?
Valençay, 8 août 1837.—J'ai reçu, hier, une lettre de Mme de Lieven, commencée en Angleterre, finie en France, en route vers Paris. Elle a vu Orloff à Londres, et elle croit, par lui, avoir assez bien arrangé ses affaires, pour pouvoir risquer de revenir à Paris. Elle m'écrit des choses curieuses sur la jeune Reine: «Tout le monde a été sa dupe; elle s'est préparée en secret, depuis longtemps, au rôle qui lui était destiné. Aujourd'hui, elle déverse son cœur tout entier dans celui de lord Melbourne. Sa mère voulait lui faire prendre des engagements politiques vis-à-vis des radicaux, et personnels à l'égard de Conroy; il paraît que, dominant la mère, Conroy avait de très brutales façons vis-à-vis de sa fille, jusqu'à la menacer, trois jours avant son avènement, de l'enfermer si elle ne lui promettait pas la Pairie et la place de sir Herbert Taylor. Elle lui a donné trois mille louis de pension et lui a défendu le Palais! La mère n'entre chez sa fille que lorsqu'elle est demandée. La duchesse de Kent se plaint beaucoup, et on voit que le chagrin la dévore: Caradoc, qui s'était, par faux calcul, attaché à cette fortune-là, a partagé la disgrâce et quitté l'Angleterre. La jeune Reine a beaucoup d'affection et d'égards pour son oncle, le Roi Léopold, qui n'aimait pas Conroy, et protégeait la jeune fille contre sa mère. Melbourne est tout-puissant. Il adore sa jeune souveraine. Elle a un aplomb incroyable. On en a une peur extrême; elle tient tout le monde in order, et je vous assure que cela a une tout autre tournure que sous le feu Roi. La Reine porte toute la journée l'Ordre de la Jarretière en plaque sur l'épaule et le motto au bras. Elle est restée très petite, ce qui fait qu'elle a adopté, même le matin, les robes à queue. Elle a l'air distingué, sa physionomie est charmante, et ses épaules superbes. Elle ordonne en Reine; sa volonté doit être obéie sur-le-champ et sans contradiction. Tous les courtisans ont l'air ahuri!»
Valençay, 15 août 1837.—Je connaissais le goût de Mme de Lieven pour s'incruster à Paris, mais je ne croyais pas qu'il allât jusqu'à vouloir confisquer l'ambassade de Russie à son profit. C'est, de toutes façons, un mauvais calcul, car autant elle trouve de bienveillance dans sa situation actuelle, qu'on regarde comme neutre et sans conséquence, autant une position officielle lui attirerait d'embarras inextricables.
Valençay, 17 août 1837.—Voici un extrait d'une lettre de Mme de Lieven, reçue hier: «Pour le moment, le conservatisme est très à la mode en Angleterre: la nouvelle Chambre des Communes sera de bien meilleure compagnie que les dernières. Tout cela amènera, je l'espère et je le crois, un rapprochement avec les tories modérés. Ceux-ci y sont préparés; je peux parler de sir Robert Peel et du duc de Wellington: ils s'engagent à appuyer, à soutenir, et cela gratis, pour le moment. En acceptant, lord Melbourne perd l'appui du parti radical, et se verra, dans peu de temps, forcé de faire entrer des tories dans le Cabinet; mais c'est cependant le meilleur marché à conclure, et lord Melbourne y est disposé plus que ses collègues. Nous verrons s'il aura du courage; je l'ai laissé dans la disposition d'en avoir. La Reine ne se mariera pas, et n'y songera pas, d'au moins un an ou deux. Vous pouvez compter sur ce que je vous dis là. La duchesse de Kent est complètement nulle, et même un peu trop mise de côté par sa fille; Conroy n'ose pas paraître devant la Reine. La Reine! La Reine! Elle est étonnante, trop étonnante! A dix-huit ans, avec tant de volonté. Qu'est-ce que ce sera à quarante?
«Les Clanricarde sont brouillés avec le Ministère: elle est heureuse de pouvoir être tory bien à son aise.
«La diplomatie est pitoyable à Londres, depuis que nous n'y sommes plus, vous et moi. Ah! mon Dieu, qu'ils ont l'air «shabby» [84]! Ils n'ont l'air de rien: ils n'ont ni considération, ni position, ne savent pas une nouvelle, les demandent à tout le monde, viennent vous raconter à l'oreille une affaire de Cour, quinze jours après qu'elle est oubliée. J'en ai rougi pour feu mon métier.
Esterhazy a pris par Bruxelles. Cela fait effet à Londres; c'est un premier hommage à la Royauté belge, mais, aussi, la politique de la Reine Victoria vient de là.»
Valençay, 20 août 1837.—On mande, de Paris, que M. le duc d'Orléans a du rhume, qu'il maigrit; on craint pour sa poitrine, et on prétend qu'il fait trop d'exercice. On craint la fatigue du camp de Compiègne. Sa femme est, à la lettre, adorée par la famille Royale et par tout ce qui rapproche.
J'ai une charmante lettre de la duchesse de Gloucester; il paraît que, pour ces vieilles Princesses, la mort du dernier Roi est fort triste.
Valençay, 25 août 1837.—Le Roi et la Reine des Belges seront à Londres le 26 de ce mois, c'est-à-dire demain. On croit que lui régnera auprès de sa nièce, mais qu'il ne rétablira pas les relations de la duchesse de Kent avec la Reine, et qu'il ne l'épargnera même pas, trouvant assez sa convenance de cette désunion.
La princesse de Lieven est fort en colère contre son mari, qui ne veut pas accepter le rendez-vous qu'elle lui avait donné au Havre. Elle fait des pieds et des mains à Pétersbourg pour qu'on remette l'esprit de son mari, auquel, d'après ses propres expressions, «il en reste fort peu». Elle répète qu'elle ne peut quitter Paris sans risquer sa vie. Je lui crois une très médiocre envie de revoir le pauvre Prince. Elle me dit que M. Guizot est à Paris, qu'il la vient voir chaque jour, et qu'il fait déserter M. Molé dès qu'il entre. M. Molé est prié au camp de Compiègne du 1er au 4 septembre, M. Guizot du 5 au 8. Toute la France y sera conviée à tour de rôle.
Valençay, 29 août 1837.—J'ai eu hier une journée pénible: Mme de Sainte-Aldegonde nous est arrivée, amenant ses filles et M. Cuvillier-Fleury, précepteur de M. le duc d'Aumale et écrivain au Journal des Débats. Il a fallu faire des frais, tout montrer; aussi j'ai été ravie quand, à neuf heures du soir, ils sont repartis pour Beauregard. M. Fleury a quitté momentanément son élève, pour venir faire un voyage de six semaines. Il envoie au Journal des Débats des articles sur les châteaux qu'il visite. Je ne connais rien de si désagréable que ce genre-là. Il lui a été fort indiqué, ici, qu'on n'aimerait pas à se voir imprimé.
Mme de Sainte-Aldegonde dit Mme la duchesse d'Orléans positivement grosse; elle dit aussi que la princesse Marie doit épouser le duc Alexandre de Würtemberg au mois d'octobre prochain, et aura son établissement en France.
M. Mignet, qui est ici depuis deux jours, ne dit aucune nouvelle. Il se borne à de longues dissertations historiques, quelquefois intéressantes, le plus souvent assez pédantes.
Mme de Jaucourt mande que le baron Louis, frappé d'apoplexie, se meurt. Le chagrin de l'affaire de son neveu de Rigny est pour beaucoup dans cette mort [85].
Valençay, 2 septembre 1837.—J'ai reçu une lettre du duc de Noailles, qui me donne quelques petites nouvelles. Je n'ai jamais vu quelqu'un de grave savoir moins tenir chez lui. A Paris, il fait des visites quotidiennes, matin et soir, qui prennent tout son temps; jamais il ne refuse une invitation à dîner. L'été, il court les châteaux, les eaux, et profite sans cesse du voisinage de son château et de Paris, pour faire des courses en ville. Les natures stériles, quand d'ailleurs elles sont intelligentes, ont un bien plus grand besoin de changer de lieux que les autres. Du reste, cela fait, ainsi, qu'il sait toujours des nouvelles. A Paris, il les garde pour lui, et questionne plus qu'il ne dit; mais en écrivant, il dit tout ce qu'il sait, ce qui fait que ses lettres sont toujours agréables.
J'ai eu aussi une lettre de M. Thiers, de Cauterets; il y court la chasse aux isards avec les Basques, dont il raffole, quoique les Pyrénées lui paraissent mesquines en venant du lac de Côme. Il est plus satisfait de la santé de sa femme et s'annonce ici pour la fin du mois, mais avec armes et bagages, ne pouvant quitter ces dames, qu'il escorte. Cela me plaît médiocrement, mais comment refuser?
Il paraît que vraiment l'expédition de Constantine va avoir lieu, et que le Prince Royal la dirigera. Cette campagne, pour le Prince Royal, me semble bien étourdie.
Je viens de lire de prétendus Mémoires du chevalier d'Éon qui sont ennuyeux, invraisemblables, absurdes. La supposition, surtout, qu'il aurait été en galanterie avec la vieille reine d'Angleterre, la femme la plus laide, la plus prude et la plus sévère de son temps, est de trop grossière invention!
Valençay, 6 septembre 1837.—Les journaux disent maintenant que c'est M. le duc de Nemours, et non pas le Prince Royal, qui commandera l'expédition de Constantine. Je trouve que c'est un bien meilleur arrangement.
La princesse de Lieven m'écrit ceci: «Il est question d'un double mariage: la princesse Marie avec le duc Alexandre de Würtemberg, et la princesse Clémentine avec le fils aîné du duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha. Mais ici se présente l'embarras. Les enfants à venir doivent être luthériens, ce que ne veut pas la Reine, et au premier mariage, il y aurait peut-être l'embarras que le Roi de Würtemberg ne consentirait pas. On dit que les négociations ne sont ni avancées, ni rompues.—J'ai eu une lettre de mon frère, qui me prouve qu'Orloff a tenu parole. Il dit qu'il n'y a que Paris qui me convienne, et personne ne proteste contre. Maintenant, donc, je n'ai plus à faire qu'à mon mari, et comment puis-je penser qu'il ait des objections, la Cour n'en ayant pas? Tout cela doit se débrouiller, mais pas avant un mois ou six semaines, car il faut à mon mari des avis de l'Empereur, et toute cette tracasserie fait le tour de l'Europe. De Paris à Odessa, et d'Odessa à Ischel, et d'Ischel à Paris. Imaginez!» Voilà ce que dit ce grand et vieux enfant gâté.
Valençay, 8 septembre 1837.—Les nouvelles que Mme de Sainte-Aldegonde nous avait données étaient prématurées. Madame Adélaïde écrit à M. de Talleyrand que Mme la duchesse d'Orléans n'est pas grosse; que le Roi ne viendra pas à Amboise cette année et que le mariage de la princesse Marie avec le duc Alexandre de Würtemberg est à espérer, mais non pas absolument arrêté, quoiqu'en bon train.
Valençay, 9 septembre 1837.—J'arrive d'une course que j'ai faite à Châteauvieux et à Saint-Aignan, et qui a employé toute la journée d'hier et celle d'aujourd'hui. J'étais merveilleusement bien et in spirits chez M. Royer-Collard, aujourd'hui je suis brisée, morte, abîmée. Tout cela n'a pas le sens commun! Je ne sais plus ce qui me fait du bien, ni ce qui me fait du mal; je souffre de ce que je crois salutaire, je triomphe de ce qui devrait m'abattre; je suis un petit animal fort étrange, le médecin me répète chaque jour que c'est un état nerveux, fantasque, capricieux; ce qui est sûr, c'est que j'ai des entrains, des gaietés, des tristesses par accès; que je me gouverne fort mal, ou plutôt que mes nerfs me gouvernent, que je suis prodigieusement ennuyée de moi-même, et pas mal des autres.
Valençay, 11 septembre 1837.—Que dire du mandement de l'Archevêque de Paris, et de l'article qui le suit dans le Journal des Débats! La profanation de Sainte-Geneviève est évidente, et le scandale du fronton affligeant pour tous les honnêtes gens [86]. Il était difficile, il aurait été, à mon sens, blâmable, que devant une telle énormité, la voix plaintive du premier pasteur ne fît pas entendre un cri de douleur, mais ce cri est poussé avec violence, amertume, et sans aucun de ces ménagements évangéliques qu'il est toujours bon et habile d'observer. On retrouvera, en toute occasion, dans M. de Quélen un excellent prêtre, courageux et dévoué à ses convictions, mais la gaucherie ne le quittera jamais, et gâtera éternellement son rôle, sa parole et son action. J'en ai du chagrin, pour lui auquel je m'intéresse, et pour la religion, qui est encore plus offensée par ces tristesses et par ces scandales gouvernementaux! La légèreté avec laquelle on a laissé faire ce fronton, l'hésitation évidente du Ministère pour savoir si ce fronton serait découvert ou non, la faiblesse qui l'expose aux yeux du public, et le petit ton dégagé dont les journaux en parlent, sont autant de démentis donnés à ce système d'ordre et de résistance qu'on a la prétention de faire sien. Après le pillage de l'Archevêché, la destruction des croix et le reniement des fleurs de lys, rien ne me paraît plus bourbeusement révolutionnaire que ce hideux fronton. Cela fait fuir les honnêtes gens bien plus que l'usurpation.
Valençay, 12 septembre 1837.—On a grand tort, dans le parti carliste, d'accuser le duc de Noailles de vouloir se rallier au gouvernement actuel. Il en est très éloigné. Je lui en ai vu la tentation pendant trois ou quatre mois, pendant le voyage des deux Princes en Allemagne, et lorsqu'on pouvait croire à un mariage avec l'archiduchesse Thérèse. Depuis le coup de pistolet d'Alibaud et le refus de l'Autriche, il n'y a plus songé, et je le crois plus déterminé que jamais dans sa ligne actuelle, quoique la justesse de son esprit et la mesure de son langage l'empêchent toujours d'être parmi les aboyeurs de son parti.
Voici un extrait d'une lettre de Mme de Lieven: «Mon mari m'écrit, me propose la rive droite du Rhin, et affirme qu'il ne lui est pas possible de le passer. Nous verrons cela! J'espère, et je crois, qu'il changera de résolution. M. Molé et M. Guizot se rencontrent chez moi. Ils commencent à se parler! Le consentement du roi de Würtemberg au mariage de son cousin est arrivé. M. Guizot est revenu de Compiègne, enchanté de l'esprit et de l'instruction de la duchesse d'Orléans. Mme de Flahaut est tenue très éloignée de la Princesse. Elle en a de l'humeur. Elle a eu ses quatre jours de Château comme les autres invités, puis elle est retournée à son appartement, dans la ville de Compiègne. Lady Jersey écrit qu'elle viendra passer l'hiver à Paris pour y voir le prince de Talleyrand. Mon mari a vu les Majestés Hanovriennes à Carlsbad. Il a trouvé un redoublement de grand air.»
Valençay, 18 septembre 1837.—J'ai reçu, hier, une lettre fort gracieuse de M. Molé. Il me dit qu'il est obligé d'ajourner le mouvement diplomatique. Il veut faire des Pairs, mais il est assez gêné par les stupides catégories. Il parle avec aigreur des soins extrêmes de M. Guizot pour Mme de Lieven, acceptés avec empressement par celle-ci.
Alava, qui est ici depuis hier, nous a dit que la fille, bossue, du duc de Frias, épousait le prince d'Anglona. Mlle Auguste de Rigny est décidément l'unique héritière du baron Louis, qui laisse soixante-dix mille livres de rente. Elle a, à elle, dix-huit mille livres de rente. Le testament est si simple et si péremptoire qu'il est inattaquable [87].
Valençay, 19 septembre 1837.—M. de Salvandy, que M. de Talleyrand avait invité à venir ici, nous est apparu hier, à l'heure du dîner. Il repart ce soir, ayant placé cette course, élégamment, entre deux Conseils. Je me suis épuisée en gracieusetés, et en conversation, qui n'est pas très aisée, avec quelqu'un de spirituel, sans aucun doute, mais dont l'emphase est extrême et le besoin de faire de l'effet continuel. Il est, du reste, d'une obligeance très grande pour moi. Il m'a dit que le duc Alexandre de Würtemberg n'avait que cinquante mille livres de rente. Le roi de Würtemberg a mis beaucoup de politesse et d'empressement dans toute cette affaire, qui est bien médiocre pour notre jeune Princesse; ce n'est absolument qu'un mari. Il n'est pas vrai qu'elle restera en France. Elle habitera, l'été, un château de son mari, à quinze lieues de Cobourg, et, l'hiver, un petit palais à Gotha; quand ils viendront à Paris, en visite, on les logera à l'Élysée. Ils vont en Allemagne aussitôt après le mariage, qui se fera dans la première quinzaine d'octobre.
Les élections en France auront lieu le 15 novembre, et la Chambre se réunira le 5 décembre.
M. de Salvandy m'a beaucoup parlé, aussi, de la duchesse d'Orléans, qu'il croit, et je pense avec raison, être éminemment une personne habile, et qui, pour gouverner un jour trente-deux millions d'âmes, s'applique, chaque jour, à les gagner une à une.
Valençay, 20 septembre 1837.—M. de Salvandy nous a quittés hier, après dîner. Dans la matinée, il m'a cité, tout en causant, une preuve du crédit naissant de Mme la duchesse d'Orléans sur son mari. Celui-ci, avant son mariage, faisait si peu de cas de la messe, qu'au mois de mai dernier, c'est-à-dire quelques semaines avant de se marier, étant aux courses de Chantilly le jour de la Pentecôte, il n'avait pas même songé à y aller. Dernièrement, à Saint-Quentin, il y a été in fiocchi, faisant dire à la Garde nationale qu'on était libre de l'y suivre ou non. Elle s'y est rendue en totalité. Saint-Quentin, cependant, comme toutes les villes manufacturières, est très peu dévote.
Le Pape est très vivement blessé de l'affaire du fronton de Sainte-Geneviève. Il a fait faire des représentations sévères par Mgr Garibaldi. Le Roi, qui avait beaucoup de répugnance à ce scandale, a été très embarrassé, vis-à-vis de Rome, d'avoir cédé à M. de Montalivet, qui, malheureusement, a pour entourage le vilain monde des mauvais journaux, avec lequel il compte trop. M. Molé, qui était contre le fronton, a cédé aussi! M. de Salvandy fulmine, lui aussi, mais je m'imagine que, quand il a fait une phrase redondante, il croit s'être acquitté.
Valençay, 22 septembre 1837.—M. de Salvandy a écrit du Conseil même, en arrivant à Paris, à M. de Talleyrand, qu'il avait trouvé tout le monde ému des nouvelles d'Espagne. On s'attend à apprendre l'entrée de don Carlos à Madrid. Je ne sais si cela ne troublera pas un peu la dissolution de la Chambre et les élections.
Valençay, 28 septembre 1837.—Madame Adélaïde mande que le mariage de sa nièce avec le duc Alexandre de Würtemberg aura lieu à Trianon, le 12 octobre. Mme de Castellane m'écrit que rien n'égale les coquetteries Lieven-Guizot; il lui fait lire Dante, le Tasse, et ne bouge de chez elle. Depuis qu'il est à la campagne, il lui écrit des lettres de dix pages. En son absence, la Princesse est allée chez lui, s'est fait ouvrir les portes, a examiné avec soin tout son appartement, sur lequel elle fait des morceaux sensibles et assez étranges. Il a paru, sur tout cela, un article dans le journal le Temps, dont elle a été furieuse, et à propos duquel elle a fait une scène très vive à M. Molé, parce qu'on dit que le Temps est assez sous l'influence ministérielle. Il en est résulté un peu de froid entre le premier Ministre et elle. Tout cela est fort ridicule, et je suis charmée de ne pas être à Paris, au milieu de tout ce commérage.
Je suis d'ailleurs ravie de vivre retirée; on se gaspille trop dans la vie du monde. Au lieu d'amasser de bonnes provisions pour le grand voyage, on les éparpille, et quand il faut se mettre en route, on se trouve au dépourvu. Terrible dépourvu! Honteuse nudité! J'entre quelquefois dans de grandes terreurs de mon misérable état.
J'ai appris, hier, une mort qui m'a fait de la peine, celle de cette jeune princesse d'Arsoli, fille de feu Mme de Carignan, que le choléra a enlevée, à Rome, dans la même semaine que sa belle-mère, la princesse Massimo. Je l'avais vue naître!...
Valençay, 29 septembre 1837.—Le baron de Montmorency, qui est arrivé hier ici, croit qu'il y a quelque anicroche au mariage würtembergeois. Il paraît que le Roi de Würtemberg a, tout à coup, refusé de consentir, si on ne stipulait pas que tous les enfants seraient protestants, tandis que notre Reine veut qu'ils soient tous catholiques. Si le duc Alexandre cède à la Reine, ce sera encore un mariage pour lequel il faudra se passer du chef de la famille, ce qui a toujours très mauvaise grâce; si la France cède au Roi de Würtemberg, il faudra que la Princesse aille se marier sur la frontière, comme Mlle de Broglie, car le clergé catholique français ne permet les mariages mixtes qu'à la condition que tous les enfants seront catholiques. Il est vraiment inconcevable qu'une question aussi importante n'ait pas été décidée avant la publication du mariage; cela va encore prêter à mille fâcheuses interprétations, et prouver à quel point tout est difficile à notre Cour.
On dit que M. de Hügel, le chargé d'affaires d'Autriche à Paris, devient fou.
Valençay, 1er octobre 1837.—Nous avons eu, hier, notre représentation dramatique, pour laquelle on répétait depuis quinze jours; j'ai joué tout à travers la migraine. On a bien voulu trouver que je dissimulais complètement mon mal sur la scène, mais une fois hors des planches, j'ai été obligée de me coucher tout de suite. Notre spectacle a parfaitement réussi, et quant à Pauline, elle a joué si admirablement dans deux rôles tout différents, que je me demande si je dois lui laisser continuer cet amusement. Notre scène des Femmes savantes était très bien, et M. de la Besnardière, qui est un ancien habitué de la Comédie-Française, prétend que jamais il ne l'a vue si bien jouée; je crois, en effet, qu'elle a été dite avec un nerf, un ensemble et une justesse remarquables. M. de Talleyrand était ravi. On a soupé et dansé après le spectacle, mais je n'y étais plus.
Valençay, 2 octobre 1837.—Tout le voisinage que nous avions ici s'est envolé hier après la messe, mais dans la journée nous est arrivé un certain M. Hamilton, Américain, fils du colonel Hamilton, célèbre dans la guerre de l'Indépendance des États-Unis, dont M. de Talleyrand parle souvent, et avec lequel il avait été très lié en Amérique. Le fils n'a pas voulu quitter le vieux monde, où il vient de faire un voyage d'agrément, sans avoir vu l'ami de son père. Il avait amené son propre fils, jeune homme de vingt et un ans; ni l'un ni l'autre ne parlait français, je me suis épuisée en conversation anglaise; ils repartent ce matin. Ce M. Hamilton appartient, dans son pays, au parti de la résistance; il est homme de bon sens, mais avec ce fond américain qui, chez les meilleurs, est encore assez déplaisant.
Valençay, 7 octobre 1837.—On mande de Paris que, décidément, les difficultés sont aplanies avec le Würtemberg. Le mariage se fait le 14, et tout se passe à la satisfaction générale. Notre Princesse est invitée à Stuttgart. On dit que M. le duc d'Orléans est le seul de la famille peu satisfait de cette union, et qu'il a traité son futur beau-frère plus que légèrement à Compiègne.
Valençay, 9 octobre 1837.—Le duc Decazes nous est arrivé inopinément, hier, à dîner. Il venait de Libourne, tout plein de son charivari bordelais, qu'il me paraît résolu à revaloir au Préfet, M. de Pressac. Il est reparti, après le dîner, pour Paris, où l'appelle le mariage de la princesse Marie. Il avait laissé M. Thiers et tout son monde à Tours; nous les attendons aujourd'hui.
Valençay, 10 octobre 1837.—M. et Mme Thiers, Mme Dosne et sa jeune fille, nous sont arrivés, hier, une heure avant le dîner; ayant pris par la traverse de Montrichard, ils étaient tous brisés et moulus. Mme Thiers ne porte pas sur son visage le moindre signe de souffrance; elle est, peut-être, un peu maigre, mais voilà tout; je crois qu'il y a bien des nerfs dans son état, et que, si elle était de bonne humeur, le mal disparaîtrait vite. Du reste, pour elle, telle qu'elle est, je la trouve assez gracieuse, mais elle a, ainsi que sa mère, un son de voix vulgaire, et des expressions triviales auxquelles je ne puis m'accoutumer. La soirée a été lourde et pesante, malgré tous les enthousiasmes de M. Thiers sur l'Italie. Il m'a paru très frappé de la beauté de Valençay, et je les crois tous fort aises d'y être. Heureusement, le temps est beau; je n'ai jamais tant invoqué le soleil!
Valençay, 11 octobre 1837.—Mme Thiers s'étant trouvée très fatiguée, hier, est remontée après le déjeuner, et n'a reparu que pour le dîner. Elle n'a pas voulu se promener; sa mère lui a tenu compagnie. Nous avons promené le mari; il est de très belle humeur, point aigre, point hostile, voulant aller d'ici à Lille sans passer par Paris, où il ne veut arriver que juste pour les Chambres; mais aussi, il est très moqueur sur les propositions itératives qui lui ont été faites des plus grandes ambassades.
Valençay, 12 octobre 1837.—M. de Talleyrand a mené, hier, M. Thiers chez M. Royer-Collard; ils sont revenus tous deux fort satisfaits de leur course, ce qui me fait penser qu'ils ont laissé leur hôte également content. Je n'ai pas grande peine avec les dames; la jeune femme paraît aux repas, reste étendue dans un fauteuil au salon pendant une demi-heure après le déjeuner, pendant une heure après le dîner, puis elle remonte chez elle, ne veut pas se promener, et désire qu'on la laisse seule. La mère est beaucoup avec elle, le mari est des plus empressés; c'est la jeune femme qui les gouverne tous, mais elle gouverne en enfant gâté et à coups de caprices, et je crois que le pauvre mari trouve le mariage assez épineux.
Valençay, 13 octobre 1837.—Voilà donc la duchesse de Saint-Leu morte! Que va devenir son fils? Le laissera-t-on sur nos frontières?
Mme Murat est toujours à Paris; on s'étonne que la mort du général Macdonald [88], à Florence, qu'on croyait son mari, et qui, dans tous les cas, lui était extrêmement dévoué, l'ait assez peu émue pour lui permettre d'aller au spectacle, et ne pas montrer les regrets qu'on doit lui supposer.
Ici, il n'est question que des élections qui approchent: elles paraissent être encore très incertaines, et défier tous les calculs. J'ai toujours vu qu'il en était ainsi à toutes les dissolutions de la Chambre. Les instructions ministérielles sont fort capricieuses: en général, proscription des doctrinaires et des gens du mouvement, mais avec tant et tant d'exceptions pour les uns et pour les autres, que nous avons d'étranges rapprochements. M. Thiers est fort calme, de belle et douce humeur politique; il parle beaucoup de ses quarante ans, et des glaces de l'âge; cependant, je ne m'y fierais pas, et si on le provoquait, il pourrait bien croiser le fer très vertement. Il est tout à fait revenu, non pas pour le passé, mais pour le présent, de ses idées d'intervention en Espagne. Je ne l'ai jamais vu si sage et si modéré, ce qui n'arrive qu'à ceux qui ont des goûts assez vifs, et assez de satisfaction d'amour-propre pour ne pas être pressés du pouvoir. Sa femme se déride un peu; elle a valsé hier soir de fort bonne humeur.
Valençay, 15 octobre 1837.—Toute la famille Thiers est partie hier. Quoique la mère ait été fort en frais, la jeune femme gracieuse à sa façon, et le mari, comme toujours, animé, spirituel et bon enfant, je ne suis pas fâchée de ce départ.
Valençay, 22 octobre 1837.—Nous allons avoir une seconde représentation dramatique; j'ai répété mon rôle, hier, avec M. de Valençay, pendant que tout le reste de la société était à la promenade.
J'ai reçu une lettre très soignée de Mme Dosne. En voici un passage intéressant: «Depuis notre arrivée, la maison a été prise d'assaut par des amis, des curieux, des gens intéressés à connaître les dispositions de M. Thiers. Il a vu M. Molé et M. de Montalivet, qui se disputent son amitié, puis il a été reçu, avec effusion, par la famille Royale; vous savez mieux que personne, Madame, à qui il le doit. Enfin, son passage à Paris a été très favorable et très politique. Il veut rester le défenseur du Ministère, tant que celui-ci vivra, et l'aider de son mieux, mais on lui doit réciprocité pour les élections. Demain, nous partons pour Lille où nous resterons autant que ma fille le voudra.»
Valençay, 26 octobre 1837.—Mme de Lieven m'écrit que son mari lui a envoyé son fils Alexandre pour l'emmener, morte ou vive, qu'elle s'y est refusée, que son fils est reparti, muni, du reste, de tous les certificats possibles, des médecins et de l'ambassade, pour constater son impossibilité de mouvoir. Elle se loue fort du comte Pahlen et de mon cousin Paul Medem. Il paraît que l'Autocrate a dit à M. de Lieven qu'il broierait la Princesse si elle s'obstinait à rester en France. Je lui crois quelque argent à elle, hors d'atteinte, qui l'aide à la résistance, mais quelle situation! Cela va devenir tout à l'heure un vrai drame.
J'ai reçu une longue lettre de M. le duc d'Orléans, dans laquelle il me dit que sa sœur, la duchesse de Würtemberg, n'a pas été tout droit à Stuttgart, en quittant Paris, qu'elle commence par Cobourg et ne doit aller en Würtemberg que plus tard. M. le duc d'Orléans me parle à merveille de sa femme, et il me paraît qu'il la considère comme une amie parfaite, ce qui est, ce me semble, le meilleur titre pour une femme, auprès de son mari, et celui qui lui assure l'avenir le plus désirable.
Valençay, 2 novembre 1837.—Je partirai tout à l'heure, pour aller dîner et coucher à Beauregard; je traverserai Tours demain, et serai chez moi, à Rochecotte, pour l'heure du dîner.
J'ai reçu une lettre aimable de M. Guizot, qui me dit que la Chambre nouvelle ressemblera à la précédente, et que, s'il y a différence, elle sera au profit de sa couleur, à lui.
M. Thiers me mande, de Lille, que le cri général des élections est: «A bas les doctrinaires!» et qu'on le sollicite, de cinq départements différents, d'accepter la députation, mais qu'il veut rester fidèle à Aix. Enfin, M. Royer-Collard m'écrit, de Paris, que M. Molé a été joué dans les élections; qu'il ne s'ensuit pas, cependant, que les élections appartiendront aux doctrinaires, mais que ce ne sera pas l'appui ministériel qui manquera à ceux-ci. De ces trois versions, quelle est la plus croyable? Je tiens, moi, pour l'exactitude de la dernière.
Rochecotte, 4 novembre 1837.—Me voici, depuis hier, dans mes propres foyers. J'ai trouvé, le matin, en traversant Tours, le pauvre Préfet aux prises avec la fièvre électorale.
Rien n'est comparable à la confusion des instructions, sans cesse modifiées ou contredites par les intrigues de Paris, selon qu'elles y subissent l'influence Guizot ou Thiers. Aussi le résultat sera-t-il loin de répondre, je crois, au but qu'on s'était proposé en dissolvant la Chambre. Heureusement que le pays est fort calme, que la mesure de la dissolution n'a pas été prise en raison des nécessités du pays, mais uniquement dans des calculs d'intérêts personnels, et que là le mécompte est indifférent. Il est fâcheux, cependant, de remuer inutilement les mille et une petites passions locales, qui, sans s'élever aux dangers et à la violence des passions politiques, nuisent à l'esprit public, en fractionnant de plus en plus le pays.
Rochecotte, 5 novembre 1837.—Les comédies jouées à Valençay ont apporté du mouvement dans ce grand château, qui en a prodigieusement manqué pendant les mois de juin, juillet et août. J'avoue, à ma honte, que, pour la première fois de ma vie, dès que j'ai été reposée des fatigues de Fontainebleau et de Versailles, je me suis fort ennuyée! Les maladies qui nous ont tous visités, les uns après les autres, ont fait succéder la tristesse à l'ennui, aussi n'étais-je pas fâchée de quelques petites secousses et diversions.
Rochecotte, 11 novembre 1837.—Il est arrivé, hier, une lettre de Madame Adélaïde, qui se montre assez contente des élections, et qui le serait encore plus sans l'infâme alliance des légitimistes et des républicains, qui, dans plusieurs lieux, a fait triompher ces derniers: je me sers de ses propres termes. Elle dit aussi que la Princesse Marie est ravie de son mari, de son voyage, de l'Allemagne et de l'accueil qu'elle y reçoit jusqu'à présent.
Rochecotte, 24 novembre 1837.—Je plains la grande-duchesse Stéphanie des torts ou des malheurs de sa fille, la princesse Wasa [89]. Je n'ai jamais eu de goût pour celle-ci, et j'ai été frappée de son mauvais maintien, quand je l'ai vue à Paris, avec sa mère, en 1827; du reste, son mari, que je connais aussi, est fort médiocre, et nullement fait pour diriger une jeune femme.
La duchesse de Massa célèbre, dans ses lettres, les bonnes réceptions et le bel air de la Cour de Cobourg, et le bonheur de la princesse Marie. On me dit aussi que M. le duc d'Orléans parle beaucoup de son bonheur intérieur dans lequel il vit entièrement. Il doit donner une fête, pour le retour de son frère, le duc de Nemours, le vainqueur de Constantine.
Je suis de plus en plus ravie de la Vie de Bossuet, par le cardinal de Bausset. Quelle bonne fortune que d'avoir conservé cette lecture pour un temps ou le goût de lire m'avait passé et où il se ranime par cet excellent ouvrage. Je fais venir la belle gravure de Bossuet: je veux l'avoir. Je trouve ridicule qu'il n'ait pas sa place ici avec mes autres amis du grand siècle, Mme de Sévigné, Mme de Maintenon, le cardinal de Retz et Arnauld d'Andilly. Quoique j'admire tous et chacun de cette grande époque, j'ai mes préférences. Il me faudrait un portrait de la Palatine pour compléter ma collection.
Rochecotte, 30 novembre 1837.—Ma sœur, la duchesse de Sagan, annonce sa très prochaine arrivée ici. Je ne sais si, cette fois, elle réalisera ce projet. Ce n'est pas qu'au fond j'eusse beaucoup de regrets à le voir manquer, car je ne suis pas tout à fait à mon aise avec elle; j'ai été habituée à la craindre dans mon enfance, et il m'en reste encore quelque intimidation. Mais, enfin, les choses annoncées, arrangées, c'est vraiment mieux qu'elle vienne.
Rochecotte, 2 décembre 1837.—J'ai lu, hier, dans le Journal des Débats, le grand factum du gouvernement prussien contre l'Archevêque de Cologne [90]. Il faudrait, maintenant, connaître la défense de celui-ci, pour se permettre un jugement. Ce qui reste certain, c'est qu'une mesure aussi rigoureuse que celle d'enlever un Archevêque de son siège et de l'enfermer, est bien fâcheuse de la part d'un souverain protestant, vis-à-vis d'un prélat catholique, dans un pays catholique: cela sent trop la persécution, même si, au fond, ce n'est que justice. Je suis très curieuse de connaître la fin de cette affaire, dont la portée me semble devoir être grave.
M. de Montrond mande à M. de Talleyrand que toute la maison Thiers professe, depuis son séjour à Valençay, un tel redoublement d'attachement pour nous, qu'on nous tiendra pour responsables et solidaires des faits et gestes de M. Thiers pendant la prochaine session. J'ai bien fait valoir cet argument auprès de M. de Talleyrand, afin de rester ici le plus longtemps possible; avec quel succès? Je l'ignore!
On trouve matin et soir M. Guizot chez Mme de Lieven, et on s'en amuse!
Les lettres de Madame Adélaïde deviennent pressantes pour notre rentrée en ville, précisément par le motif qui me fait désirer n'y pas rentrer.
Rochecotte, 4 décembre 1837.—M. de Sainte-Aulaire m'a mandé que la grande-duchesse Stéphanie avait rajusté l'intérieur de sa fille Wasa: je crains que ce ne soit que partie remise.
Rochecotte, 6 décembre 1837.—J'ai accompli, hier, une entreprise que je voulais exécuter depuis longtemps. J'ai été, avec mon fils Valençay, voir le comte d'Héliaud et Mme de Champchevrier. Nous sommes partis par une belle gelée, nous avons déjeuné chez M. d'Héliaud, et, en revenant, nous avons passé une heure à Champchevrier, chez les meilleures gens du monde, dans un grand vieux château à larges fossés et à grandes avenues, dans un pays de bois et de chasse. De vieilles tapisseries, des bois de cerfs et des cors de chasse suspendus aux murailles composent le principal ornement de ce noble, mais peu élégant manoir. Il est habité par une famille simple, honorable, estimée, qui y vit avec abondance, mais sans aucune recherche, chassant et défrichant toute l'année. A de certaines époques, quarante ou cinquante familles du pays s'y réunissent et s'y amusent. Tout cet établissement mériterait le pinceau de Walter Scott, surtout une vieille grand'mère de quatre-vingt-deux ans, droite, vive, grande, imposante, polie, et dans un costume suranné qui y fait merveille. Nous y avons été très bien reçus. Au retour, j'étais gelée, mais fort aise d'avoir payé mes dettes et rempli ce devoir de bon voisinage.
Le duc de Noailles m'écrit qu'il a rencontré M. Thiers un matin chez Mme de Lieven et qu'il y a parlé comme un petit saint et comme un grand philosophe.
Rochecotte, 10 décembre 1837.—Ma sœur et mon fils Alexandre sont enfin arrivés, hier, d'un voyage long et pénible. Ma sœur est fort engraissée, son visage a vieilli; elle n'en reste pas moins étonnamment conservée pour cinquante-sept ans. Elle parle beaucoup et haut: la Viennoise domine!
Rochecotte, 11 décembre 1837.—J'ai beaucoup promené ma sœur hier; elle trouve ce lieu-ci joli, et ainsi que d'autres personnes me l'avaient déjà dit, elle assure que rien ne lui rappelle autant la bella Italia. A peine étions-nous rentrées de notre grande course, que je l'ai recommencée pour M. de Salvandy, qui nous est tombé ici, fort à l'improviste. Il y a dîné, et après un bout de soirée il a continué sa route vers Nogent-le-Rotrou, où il se rendait à un banquet électoral. Il nous a appris l'arrivée de M. le duc de Nemours au Havre, mais avec le bras cassé, ce qui lui est arrivé à bord d'un mauvais bateau à vapeur. Il a voulu passer par Gibraltar pour éviter un grand bal que la ville de Marseille lui destinait et pour lequel elle s'était mise en grands frais. Le Roi est très mécontent de cette équipée.
Rochecotte, 19 décembre 1837.—Quand, au printemps dernier, j'ai consulté Lisfranc et Cruveilhier, ils m'ont dit, tous deux, que j'étais menacée d'un état inflammatoire. Tout mon régime, depuis ce temps-là, a été calculé pour l'éviter, et j'y étais parvenue; mais, depuis l'arrivée de ma sœur ici, je me suis senti une grande agitation nerveuse qui a toujours été en augmentant, si bien qu'hier l'inflammation s'est prononcée, avec une fièvre très violente. Je suis très abattue, et je crois bien que me voilà pour plusieurs jours dans mon lit ou sur mon canapé.
Rochecotte, 20 décembre 1837.—Le docteur dit que je suis mieux aujourd'hui. Je ne me souviens pas d'avoir jamais été dans un état aussi pénible qu'avant-hier. Je ne quitte toujours pas ma chambre. Je me sens very poorly [91]; mais le docteur répète qu'il n'y a plus aucun danger, et qu'avec quelques jours de soins, ce sera une affaire finie.
Rochecotte, 25 décembre 1837.—La douleur au côté droit s'adoucit et ma faiblesse est moindre. Quand je serai plus en force, je dirai ce qui s'est passé en moi durant les jours si graves que je viens de traverser. La vie intérieure s'éclaircit d'autant plus que l'œil extérieur se voile et se trouble [92].
Rochecotte, 26 décembre 1837.—Je suis mieux. J'en suis fort reconnaissante envers la Providence, qui m'a tirée d'un très mauvais pas, mais je resterai longtemps sous le coup de ce choc. J'ai été très touchée d'apprendre qu'hier, au prône, on m'avait recommandée aux prières des fidèles; tous mes voisins et tout le pays ont été parfaits pour moi; mes domestiques m'ont veillée et servie avec un zèle infini; les deux médecins, MM. Cogny et Orie, ont été très attentifs.
Rochecotte, 28 décembre 1837.—Le temps est magnifique, et à midi on me roulera un moment sur la terrasse.
On ne me mande rien de nouveau de Paris, et je suis dans une grande ignorance des choses d'ici-bas. Il m'a semblé, pendant les deux jours que j'étais le plus malade, que j'entrevoyais quelque chose de celles d'en haut, et qu'il n'était pas si difficile qu'on le croyait de remonter vers son Créateur; que, même, il y avait une certaine douceur à penser qu'on allait enfin se reposer de toutes les agitations de la vie. La Providence sait adoucir toutes les épreuves qu'elle nous envoie, en nous donnant la force de les supporter, et on ne saurait trop pénétrer son âme pour toutes ses grâces.
Rochecotte, 31 décembre 1837.—Ce dernier jour d'une année qui, à tout prendre, ne m'a pas été bien agréable, fait jeter sur la vie un long regard rétrospectif, qui n'apporte rien de bien doux avec lui. Cependant, il serait mal de me plaindre; si les mauvaises conditions ne manquent pas pour moi, il y en a de bonnes, aussi, qu'il y aurait ingratitude à ne pas reconnaître, et on peut se trouver abattue et sérieuse, sans avoir le droit, pour cela, de se sentir ou de se dire malheureuse. Que Dieu conserve, à ceux que j'aime et à moi-même, l'honneur, la santé, et cette paix de l'âme qui la maintient en équilibre, et je n'aurai que des grâces à rendre!