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Chronique de 1831 à 1862, Tome 2 (de 4)

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V

Manifeste à la nation espagnole.

Espagnols!

En m'éloignant du sol espagnol, en un jour, pour moi, plein de deuil et d'amertume, mes yeux baignés de larmes se tournèrent vers le Ciel, pour supplier le Dieu des miséricordes de répandre sur vous sa grâce et ses bénédictions.

Arrivée sur une terre étrangère, le premier besoin de mon âme, le premier mouvement de mon cœur, a été d'élever une voix amie, cette voix que je vous ai toujours fait entendre avec un sentiment d'ineffable tendresse, aussi bien dans la bonne que dans la mauvaise fortune.

Seule, abandonnée, en proie à la plus profonde douleur, mon unique consolation dans cette grande infortune, est de m'ouvrir à Dieu et à vous, à mon père et à mes enfants.

Ne craignez pas que je me laisse aller à des plaintes et à des récriminations stériles; que, pour mettre en lumière ma conduite comme Régente du Royaume, j'en vienne à exciter vos passions. Non, j'ai tout fait pour les calmer, et je voudrais les voir éteintes. Un langage mesuré est le seul qui convienne à mon affection, à ma dignité et à ma gloire.

Quand je quittai ma patrie pour en chercher une autre dans les cœurs espagnols, la renommée avait porté jusqu'à moi l'histoire de vos grandes actions et de vos grandes qualités. Je savais que dans tous les temps, vous vous étiez élancés au combat avec la plus noble et la plus généreuse ardeur, pour défendre le trône de vos Souverains; que vous l'aviez défendu au prix de votre sang, et que, dans des jours de glorieuse mémoire, vous aviez bien mérité de votre patrie et de l'Europe. Je jurai alors de me consacrer au bonheur d'une nation qui avait versé son sang pour briser la captivité de ses Rois. Le Tout-Puissant entendit mon serment. Vos témoignages d'allégresse me prouvèrent que vous l'aviez pressenti. J'ai la conscience de l'avoir tenu.

Quand votre Roi, au bord du tombeau, remit de sa main défaillante les rênes de l'État dans mes mains, mes yeux se dirigèrent alternativement vers mon époux, vers le berceau de ma fille, et vers la nation espagnole, confondant ainsi en un seul ces trois objets de mon amour, afin de les recommander à la protection du Ciel dans une même prière. Mes douloureuses épreuves, comme mère et comme épouse, tandis que restaient en péril la vie de mon époux et le trône de ma fille, ne parvinrent pas me distraire de mes devoirs de Reine. A ma voix, s'ouvrirent les Universités; à ma voix disparurent des abus invétérés et commencèrent à se formuler des réformes utiles et sagement méditées; à ma voix, enfin, retrouvèrent des foyers, ceux qui, vainement, en avaient cherché, proscrits et errants sur les terres étrangères. Votre joyeux enthousiasme pour ces actes solennels de justice et de clémence ne put être comparé qu'à l'étendue de la douleur, qu'à la grandeur des amertumes auxquelles je restai livrée. J'avais réservé, pour moi, toutes les tristesses, pour vous, Espagnols, toutes les joies.

Plus tard, lorsque Dieu eut appelé à lui mon auguste époux, qui me laissait le gouvernement de toute la Monarchie, je travaillai à régir l'État en Reine Régente (justiciera) et clémente. Dans la courte période écoulée depuis mon élévation au pouvoir, jusqu'à la convocation des premières Cortès, ma puissance fut une, mais non despotique, absolue, mais non arbitraire, car ma volonté y posa des bornes. Lorsque des personnes élevées en dignité, et le Conseil de gouvernement que, selon la dernière volonté de mon auguste époux, je devais consulter dans les occurrences graves, me représentèrent que l'opinion publique exigeait de moi d'autres garanties, comme dépositaire du pouvoir souverain, je les donnai; et de ma volonté libre et spontanée je convoquai les Proceres de la nation, et les Procuradores du Royaume.

J'octroyai le Statut Royal, et je ne l'ai pas enfreint; si d'autres l'ont foulé aux pieds, c'est à eux que la responsabilité en appartiendra, devant Dieu qui a voulu que les lois fussent saintes.

La Constitution de 1837 ayant été acceptée et jurée par moi, j'ai fait, pour n'y pas porter atteinte, le dernier et le plus grand de tous les sacrifices: j'ai déposé le sceptre, et j'ai dû abandonner mes filles.

En rapportant les faits qui ont attiré sur moi de si cruelles tribulations, je vous parlerai, comme le veut ma dignité, avec retenue et avec mesure.

Servie par des Ministres responsables, qui avaient l'appui des Cortès, j'acceptai leur démission, impérieusement exigée par une émeute à Barcelone. Dès lors, commença une crise qui n'a trouvé de terme que dans la renonciation que j'ai signée à Valence. Durant cette déplorable période, la municipalité de Madrid s'est mise en rébellion contre mon autorité, et les municipalités d'autres villes considérables avaient suivi son exemple. Les révoltés exigeaient que je condamnasse la conduite de Ministres qui m'avaient loyalement servie; que je reconnusse la révolte comme légitime; que j'annulasse, ou au moins que je suspendisse la loi des municipalités, sanctionnée par moi après avoir été votée par les Cortès; que je misse en question l'unité de la Régence.

Je ne pouvais accepter la première de ces conditions sans me dégrader à mes yeux; je ne pouvais accéder à la seconde sans reconnaître le droit de la force, droit que ne reconnaissent ni les loi divines ni les lois humaines, dont l'existence est incompatible avec la Constitution, comme elle est incompatible avec toutes les Constitutions; je ne pouvais accepter la troisième sans enfreindre la Constitution, qui appelle loi tout ce que votent les Cortès et que sanctionne le Chef suprême de l'État, et qui place hors du domaine de l'autorité royale, une loi sanctionnée; je ne pouvais accepter la quatrième sans accepter mon ignominie, sans me condamner moi-même et énerver le pouvoir que le Roi m'avait légué, que, depuis, confirmèrent les Cortès constituantes, et qui était conservé par moi comme un dépôt sacré que j'avais juré de ne pas livrer aux mains des factieux.

Ma constance à résister à ce que ne me permettaient d'accepter, ni mes devoirs, ni mes serments, ni les plus chers intérêts de la Monarchie, a accumulé sur cette femme sans défense, dont la voix s'adresse aujourd'hui à vous, une telle suite de douloureuses et pénibles épreuves, qu'elle ne pourrait être exprimée dans aucun langage humain. Vous ne l'aurez pas oublié, Espagnols, j'ai porté mon infortune de cité en cité, recueillant partout l'insulte et l'affront, car Dieu, par un de ces décrets qui sont pour l'homme un mystère, avait permis à l'iniquité et à l'ingratitude de prévaloir. C'est pour cela, sans doute, que le petit nombre de ceux qui me haïssaient, s'étaient enhardis jusqu'à m'outrager, et que le grand nombre de ceux qui m'aimaient avaient faibli de cœur jusqu'au point de ne m'offrir, en témoignage de leur affection, qu'une compassion silencieuse. Il en fut qui m'offrirent leur épée; mais je n'acceptai pas leur offre, aimant mieux être seule martyre que de me voir condamnée un jour à lire un nouveau martyrologe de la loyauté espagnole. Je pouvais allumer la guerre civile; mais la guerre civile ne devait pas être suscitée par moi qui venais de vous donner une paix telle que la souhaitait mon cœur, paix cimentée dans l'oubli du passé. Mes yeux maternels se détournèrent donc d'une pensée si horrible; je me dis à moi-même que, lorsque les enfants sont ingrats, une mère doit souffrir jusqu'à la mort, mais qu'elle ne doit pas provoquer la guerre entre eux.

Les jours s'écoulèrent dans une si affreuse situation; je vis mon sceptre réduit à n'être plus qu'un roseau inutile, et mon diadème changé en une couronne d'épines; mes forces s'épuisèrent enfin;... je déposai ce sceptre, je détachai cette couronne pour respirer un air libre, victime malheureuse, mais le front calme, la conscience tranquille et sans un remords dans l'âme.

Espagnols, telle a été ma conduite. En vous la présentant pour qu'elle ne puisse être souillée par la calomnie, j'ai accompli le dernier de mes devoirs. Celle qui fut votre Reine ne vous demande plus rien, si ce n'est d'aimer ses filles et d'honorer sa mémoire.

Marseille, le 8 novembre 1840.

Signé: Marie-Christine.

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