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Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)

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THÉATRE DU VAUDEVILLE.—La Route d’Emeraude, drame en cinq parties, de M. Jean Richepin, d’après le roman de M. Eugène Demolder.

Tout rond, tout rose, tout simple et tout bon, M. Eugène Demolder est la plus riche nature qui soit et ses romans amples et savoureux sont le délice même.

En adaptant à la scène un fragment de la Route d’émeraude M. Jean Richepin a tenu, sans aucun doute, à faire part de son ravissement à des milliers de spectateurs en le traduisant dans ce qu’on appelle la langue des dieux.

Nous somme au XVIIe siècle, en Hollande, dans un de ces braves moulins à eau qui sont—déjà—pittoresques et charmants. Le jeune Kobus roucoule avec sa cousine et fiancée Lisbeth. Mais il n’est pas heureux. Il se murmure et il dit tout haut, en hollandais: Anch’io son pittore! Il est peintre, il se sent peintre, il veut être peintre! Et il en a assez de monter des sacs au grenier. Son père, l’admirable meunier Balthazar, le laisserait bien étudier, quoique d’esprit pratique, si un maître l’assurait de son talent. Et pourtant, les artistes, ça tourne mal si vite! Mais qu’est cela? Miteux, magnifique, rapiécé, empoussiéré, la face pourpre et la plume droite au chapeau roussi, un partisan échappé d’une planche de Callot entre au moulin—comme dans un moulin—demande quelques victuailles à la gentille Lisbeth restée seule. C’est un peintre! Exquisement, la fiancée lui montre les croquis de Kobus. Le drille Dirck s’attendrit, s’exalte, admire. Ce n’est rien! Les compagnons avec lesquels il remonte l’Escaut, le prestigieux maître Frantz Krul lui-même, admirent, admirent, admirent. Krul en ôte son chapeau. Kobus sera peintre: Balthazar le donne à la gloire. Lisbeth s’inquiète bien un peu d’une donzelle débraillée et empanachée qui cabriole et pérore sur une table, mais son fiancé la rassure: cette belle furie lui fait horreur. Et la troupe de l’Art s’en va vers la ville, dans de la musique, augmentée d’une unité—et quelle!

Deuxième partie. Le célèbre Krul termine dans son atelier son tableau des syndics qui posent pesamment, gravement, amusés par la verve du joyeux Dirck. Les élèves jalousent Kobus qui est choyé par le patron. Mais la toile est terminée: on va boire. Kobus demeure pour entendre les cris de dame Krul, avaricieuse et ivrognesse, qui veut l’argent des syndics pour recevoir Rembrandt, qui passe par hasard et qui prononce un couplet merveilleux et inutile sur la douleur, mère de l’art, et sur la ténèbre, source de la nuance, pour recevoir aussi—et il l’attendait—la donzelle qui l’avait dégoûté, au premier acte, et dont, comme de juste, il est devenu l’amant, entre mille. Siska—elle se nomme Siska—en a assez d’être modèle: elle est courtisane aussi. Elle demande à Kobus de l’accompagner dans la Babylone de cette époque, j’ai nommé Amsterdam. En vain Dirck, qui rentre en titubant, veut-il arrêter son jeune ami, son pays: il a beau lui crier qu’il connaît l’abîme, qu’il a vécu toutes ces erreurs, toute cette horreur. Il lui faut laisser partir le jeune homme, fou d’amour. Eh bien, il ne le laissera pas partir: il le suivra.

Il l’a suivi. C’est l’enfer. Siska a un amant qui l’entretient. Kobus ne le sait pas. Il l’apprend, grâce à la servante Katje. Et comme ce noble seigneur revient à contre-temps, le pauvre Kobus est bien obligé de le tuer, à l’aide d’un couteau qui lui est prêté par l’inépuisable Dirck.

Il a fallu fuir. On est dans les dunes: la compagnie est un peu mêlée. Ce ne sont que contrebandiers, routiers, anciens soldats devenus coupe-bourses, coupe-jarrets et un peu mieux. Ils ont une certaine considération pour ce trio, Siska, Dirck, Kobus qui n’est pas causeur, mais qui a le prestige de la potence méritée et peut-être proche. Mais Kobus a des remords, Siska a un sentiment nouveau et ardent pour le capitaine des mauvais garçons—et Dirck l’envie de sauver Kobus. Siska fait une déclaration au susdit capitaine qui ne fait pas le dégoûté et l’emmène avec ses hommes, à l’aventure, aux aventures, sur une felouque, pendant que Kobus se démène et que le providentiel Dirck reçoit, au bon endroit, une balle qui n’était pas pour lui.

Et c’est le retour de l’enfant prodigue. La tendre Lisbeth et le bon Balthazar s’inquiètent du fils, du fiancé disparu. Mais le voici: hâve, déguenillé tremblant, il se glisse dans la nuit. Il amène le divin Dirck qui est mourant, qui prend pour lui le crime de Kobus, signe d’une main défaillante, son aveu, fait jurer au jeune homme qu’il sera un meunier incomparable et un peintre de génie et expire en beauté, dans la paix de l’aurore immense et rayonnante au-dessus de l’eau calme et souple—cette route d’émeraude qu’il s’agit de descendre ou de remonter.

Voilà l’épisode. Il est serti, gemmé, orfévré des mille caresses verbales, de tous les trésors d’horreur, de grâce, d’éloquence et d’habileté, de la splendeur infinie, de la virtuosité échevelée et sûre de l’auteur de Don Quichotte et de Miarka. Peut-être y a-t-il un peu trop de rhétorique et d’artifice. Peut-être la prose harmonieuse et sans apprêt du brave Demolder eût-elle mieux convenu, en sa mollesse plastique, à cette histoire à la fois naïve, cynique et morale, que le vers, malgré soi ambitieux, roide et d’une majesté romantique. Et puis le romancier de la Route d’émeraude a ses sujets dans le sang: il y met tout son cœur: c’est sa race, ce sont ses aïeux, ses parents, ses proches. Quoi qu’il en ait, Jean Richepin est assez loin de ses héros et dans ses pires—et ses meilleurs—emportements lyriques, on décèle quelque froideur et une trop constante application: pour un peu, cela ressemblerait à un magnifique et miraculeux devoir, mais, tout de même, à un devoir.

C’est que l’improvisateur incomparable, le magicien de lettres au sang éclatant, à la verve épanouie, au cœur débordant, a eu la coquetterie d’aller butiner dans un jardin qu’il ne connaissait pas bien, loin de sa Touranie coutumière, de sa Rome admirable, de son Espagne et de ses mers personnelles. Le succès est vif, les bravos saluent les couplets et les formules; les vers, bien frappés, retentissent; les décors et les périodes, en couleurs et en nuances, sont applaudis et acclamés: pourtant, il faut le dire, cette pièce a été écoutée avec plus de déférence que d’enthousiasme.

La faute en est un peu à l’interprétation.

L’excellente troupe du Vaudeville se signale unanimement par sa parfaite inaptitude à dire le vers. M. Gauthier, étonnamment jeune, dolent et vibrant, M. Lérand, éloquent, majestueux, inspiré et mélancolique, M. Joffre, bonhomme chaleureux, angoissé et parfait, le violent et rond Bouthors, M. Vial, très remarquable d’attitude, de dignité et de composition, M. Ferré, prévôt très bien habillé, émouvant et ému, M. Bert, joliment sinistre; M. Juvenet, élégant et bien disant en un rôle ingrat, et tant d’autres—ils sont cinquante—luttent d’ardeur et de sincérité. Mlle Carèze est charmante et touchante; Mmes Renée Bussy, Cécile Caron et Ellen-Andrée silhouettent massivement, adroitement, artistement, des commères dodues, criardes et moustachues.

Quant à Mme Madeleine Carlier, il n’a pas semblé qu’elle fût la Siska rêvée. Belle à faire peur, elle manque de fatalité et, en dépit de sa bonne volonté, elle n’a pas eu l’horreur et la séduction d’une Espagnole un peu gitane qui n’a que des sens et pas de cœur. Ce n’est pas un défaut: elle a trop de vertu. Enfin Louis Decori n’a pas à être loué. Il joue de toute son âme un rôle fait à sa taille. Il est mieux que l’acteur ordinaire des drames de Richepin: il en est l’âme, le soutènement, le pilotis. Il est l’outrance, le dévouement, le mauvais garçon sublime, la fantaisie et le regret: il est même—c’est un nouvel aspect—le repentir.

Et ce récit dialogué, simple, à peine sanglant et qui finit bien, dans de beaux décors, apportera à M. Jean Richepin un écho boulevardier et répété de l’apothéose verte qu’il connut, après une autre «route d’émeraude» accomplie, il y a quinze jours, sous la Coupole.

THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—Le Scandale, pièce en quatre actes, de M. Henry Bataille.

Triomphe! triomphe! Toute une salle angoissée, haletante, secouée d’émotion et d’admiration; des affres et des larmes; un enthousiasme pleurant, saignant, profond, unanime, tel est le bilan de la soirée de la Renaissance. Poète d’intimité, de secret et de mystère, peintre d’âmes voilées, déchiffreur de cœurs troubles, réaliste d’idéal, brutal et délicat, M. Henry Bataille vient de donner son œuvre la plus décisive, la plus simple et la plus artiste, la plus cruelle et la plus tendre.

C’est qu’il a bien situé son drame, en décors et en cœurs et que, de l’aventure la plus banale, il a su tirer les effets les plus éloquents et les plus inattendus, qu’il a fait de la souffrance, de la vie, de l’horreur, de l’inconscient. Et la fatalité prend, sous sa plume, un petit air provincial qui ne nuit en rien à sa réputation à elle, et à sa toute-puissante autorité.

Les Férioul et leurs enfants font une saison à Luchon. Maurice Férioul s’amuse de la cure, du jeu de ses amis: décoré, maire, conseiller général, peut-être quinquagénaire, il va être sénateur. Sa femme, Charlotte, dans l’émoi inassouvi de la trentaine, se laisse aller aux séductions, à l’inconnu, à la tristesse d’un Moldo-Valaque, à la moustache noire, aux yeux de nuit, aux dents de lait, au teint et aux mains de bistre. Ce n’a pas été sans remords: elle adore son mari et songe à lui dans les plus criminelles étreintes. Hé! que faire contre les soirs bleutés, les massifs, les pièces d’eau, les musiques, les flammes de Bengale, les feux d’artifice, dans un décor sensuel et sentimental (il est de Jusseaume)? Mais le bel exotique n’a plus son étrangeté et son charme (c’est tout un); il se plaint d’ennuis plus matériels que psychologiques; il accepte une bague de diamant—et Charlotte Férioul, abîmée de dégoût, de désespoir et de honte, fait mine—pour son mari et ses amis—de chercher à terre—et plus bas—le bijou perdu.

Au deuxième acte, elle est revenue chez elle, à Grasse, avec les siens, précipitamment. Son mari s’occupe largement, ensemble, de son industrie-fée de parfums qui jaillissent des fleurs en trombes (et qui a été si joliment chantée par Maeterlinck) et de sa candidature au Sénat. Charlotte, elle, ne vit plus. Le Roumain Artanezzo l’accable de lettres: il a abusé de son nom auprès de son bijoutier Herschenn; il est là, il va voir Maurice Férioul. Malgré tous les efforts de Charlotte, les deux hommes se voient. Charlotte devient folle: elle tâche à deviner les paroles qui s’échangent derrière la porte entre le maître-chanteur et l’époux; elle tâche à s’étourdir; elle écoute, elle devient plus folle encore. Les deux hommes ressortent: elle ne reçoit pas le coup d’œil du mari trompé qu’elle attendait et dont elle mourrait; il ne s’est rien passé! L’angoisse durera! Et Artanezzo, qui a encore une lueur de chevalerie dans son atrocité, lui rend ses lettres, toutes ses lettres: il a pour elle de la reconnaissance et de l’amour; perdu pour perdu—il est dénoncé par le bijoutier qu’il a battu en l’honneur de Charlotte—il veut finir en beauté.

Mais, au trois, la fatalité fait son apparition. Herschenn a fait arrêter Artanezzo, à Paris, et a fait citer Charlotte comme témoin. Heureusement, le greffier Parizot a apporté les citations en catimini. De plus en plus mourante, Mme Férioul va partir pour le tribunal, sous prétexte de voir sa mère malade. Mais Férioul entre: il n’est plus un brave homme neutre et ambitieux; c’est un monstre de force, d’énergie, de jalousie. Avec tous les moyens: peur physique, peur morale, ruine des siens, il arrache son secret au malheureux Parizot. Il lui a juré d’être calme, de ne rien faire! Ah! ah! ah! beau serment! Il est envahi, il déborde de dégoût! Le parfum de sa femme, le papier de sa femme! Horreur! Il veut une exécution publique: il appelle sa mère, ses enfants, l’institutrice, les valets, les servantes; il va faire une exécution publique, chasser, tuer l’épouse indigne, la mère infâme. Ici le public commençait à protester. Mais quand, tous et toutes rassemblés, la triste Charlotte, prise par Férioul à bout de poings et amenée au centre du groupe, échevelée, verte, démente, on a vu le mari la lâcher, hésiter et, après avoir crié, d’une voix tonnante, d’une voix d’agonie de bataille: «Il y a...», devenir pourpre et proférer, en montrant son fils: «Il y a que ce gaillard-là va recevoir la fessée; il a été chassé du lycée!», lorsqu’on a vu ce géant faire front contre sa colère, apaiser en lui la bête hurlante et sanglante, toute la salle a été saisie d’une admiration où il y avait un respect, une sympathie croissante, le passage de la divine pitié et de la plus divine douleur; ç’a été plus grand et plus haut que le théâtre: c’était de la vie humaine, stoïque et évangélique, où il y avait du sang et l’essence même de l’héroïsme et de l’abnégation.

Un autre se fût arrêté là, sur cet effet sans égal. Henry Bataille a joué la difficulté. Son quatrième acte est sans horreur. Pour attendre la misérable Charlotte, qui a été témoigner à Paris, Maurice Férioul a organisé une fête d’enfants, voit un enfant qui est peut-être le sien, une jeune femme qui a été sa maîtresse, réfléchit—il n’a pas dormi—et fait pénitence en soi-même. Mais le scandale a éclaté: on en a jasé, on en a écrit; le journal local en est plein, le préfet s’en inquiète, vient, demande au candidat de divorcer. Le mari chasse le préfet et se démet de tous ses emplois, de toutes ses ambitions. Et la triste épouse revient, anéantie. Le fils et la mère ont juré de ne lui pas faire dure mine. Mais, après des propos menus, comment l’époux ferait-il taire ses yeux? Charlotte les voit enfin, ces yeux qu’elle redoutait depuis si longtemps. Elle comprend. Il sait: «Tue-moi! Tue-moi!» gémit-elle. Férioul ne la tuera pas. Il injurie et maudit un peu, puis, dans la ruine de sa vie, il cherche, pour sa femme accablée et pantelante, des mots qui lui viennent lentement, difficilement, du ciel et de plus haut, et où il est question de paix, de pardon, plus tard... plus tard... Mais Charlotte n’entend plus: la fatigue, la douleur l’ont couchée; elle dort... Et Maurice la laisse dormir.

Il n’est pas de fin plus douloureuse et plus belle. Terminer en sourdine cette œuvre de terreur et de violence, c’est du plus grand art, c’est de l’art de l’auteur de la Chambre blanche. Et c’est un peu de repos dans l’horreur.

M. Bataille a des interprètes sans reproche et non sans gloire. Dans un rôle épisodique à émotion et à assent, Mlle Desclos a été exquise. Mme Marie Samary est une mère Férioul despotique et tendre, une octogénaire sur la brèche qui a des proverbes, de la poigne et du cœur.

Mmes Delys, Syntis, Barella, Gravier et Clarens, arborent, non sans pittoresque ou éloquence, des coiffes et des chapeaux de couleurs. M. André Dubosc est un jeune médecin très dévoué; M. Mosnier un préfet plein de zèle; MM. Berthier, Collen et Trévoux incarnent, avec dévouement, des personnages plus épisodiques les uns que les autres. M. Armand Bour est tout à fait remarquable dans le rôle du greffier Parizot: sa sobriété, sa simplicité, son dévouement, son héroïsme humble et bonhomme tout en lui est une merveille de composition.

Pour Lucien Guitry et Berthe Bady, ils se sont surpassés: Guitry a été inouï de colère, de furie, de violence, de maîtrise de soi, de ressentiment et de renoncement final. Bady, d’abord pâmée de nouveauté et d’amour inconnu, puis courbée de terreur tâchant à s’étourdir, ivre de silence et de désir d’ignorance, a été toute l’angoisse, toutes les tortures: c’est la fièvre et l’insomnie qui tâchent à sourire et à mourir, à disparaître, à s’évanouir en une fumée sans traces. Pierre Magnier est un rasta suffisamment fatal et miteux. Enfin, il faut citer M. Angély qui, dans un rôle de loup de mer phraseur, reproduit exactement le physique du regretté amiral Pottier, sans en avoir, malheureusement pour les oreilles délicates, le savoureux vocabulaire.

THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—J’en ai plein le dos, de Margot! comédie en deux actes, de MM. Georges Courteline et Pierre Wolff; le Juif polonais, drame en trois actes, d’Erckmann-Chatrian.

C’est dans la banlieue. Le sieur Lauriane, rond-de-cuir laid, aigri, tâtillon, vaniteux et plat, accable de piqûres d’épingle, d’injures et d’outrages sa jeune compagne, la charmante Margot. Une déception terrible—il n’a pas eu les palmes académiques—le rend plus grossier et plus injuste que jamais. Margot s’en va. Le peintre Lavernié prend la défense de la pauvre enfant. Lauriane s’énerve de plus en plus, lâche sa bile et son fiel. «J’en ai plein le dos de Margot! Elle te plaît? Prends-la! Tu me feras plaisir!» Et il va prendre le café à côté. Margot revient, les yeux rouges, conte sa pauvre vie de chien battu, d’honnête fille sans volonté, avoue qu’elle n’aime pas son amant et qu’elle aime quelqu’un.

«Qui?» demande Lavernié déjà attendri et qui ne résiste que par honneur. Elle ne répond pas, s’en va, revient et tombe dans les bras du peintre.

Au deuxième acte, nous sommes dans l’atelier du peintre Lavernié. Margot est là comme chez elle, câline, délicieuse, un peu gourde. Du monde arrive: elle se cache. Ce n’est que Lauriane. Il se plaint de ne plus voir son vieil ami. Le peintre se dérobe, s’excuse, puis, tout à trac, clame qu’il est l’amant de Margot. C’est très drôle! Le rond-de-cuir, si j’ose dire, tape sur les cuisses et s’en va. Mais il revient, terrible. Une femme jalouse a confirmé la nouvelle. C’est vrai! c’est trop vrai!

—De quoi te plains-tu? dit Lavernié. Tu me l’as donnée.

—Moi! moi!

La scène entre les deux hommes—deux amis de trente-cinq ans—serait pénible sans la dignité triste du peintre et la pleutrerie aiguë de Lauriane. Lavernié interdit à celui-ci de toucher à Margot et les laisse en tête à tête. Lauriane accuse, geint, menace, supplie la pauvre fille de plus en plus silencieuse. Enfin, après un tas de fausses sorties, il lui propose de l’épouser. Et Margot se décide. Elle le suivra parce qu’elle finirait bien par le suivre. Autant tout de suite que plus tard: elle n’a pas de volonté. Et le pauvre Lavernié revient pour les voir partir. Le cœur gros, il a le dernier héroïsme de mentir, de jurer qu’il n’a jamais été qu’un frère pour la future épouse.

—Parbleu, dit Lauriane, je le savais!

Et le peintre, resté seul, tout seul, enferme le gant qui est l’unique souvenir de Margot, et, après un silence infini, reprend ses pinceaux, puisque, dans la détresse comme en tout, il faut toujours faire quelque chose. Dans sa tendresse lasse et résignée, il ajoute: «Ça vaut peut-être mieux ainsi!»

Je n’ai pu donner une idée, dans ce résumé, de la fantaisie, de l’observation, de la vérité ornée et nue de cette pièce au titre familier, d’un fonds mélancolique et résigné, de forme tantôt élégamment lâchée, tantôt forcenément recherchée, toujours vivante et pittoresque, en relief et en nuances, en trouvailles. «Comme c’est cela!» a-t-on envie de dire à chaque phrase—ou presque. La misanthropie plutôt misogyne de Georges Courteline, la pitié pour les femmes de Pierre Wolff se sont fondues en une teinte d’amertume amusée; les gens ne sont ni bons ni mauvais; à part Lavernié, qui est héroïque, il y a une petite dinde, Margot, faite pour être bécotée et martyrisée sans s’en apercevoir; un mufle, Lauriane, qui finit par être touchant: c’est la vie.

Margot, c’est Mlle Desclos, exquise, dolente, simple dans la trahison et le triomphe; Lauriane, c’est Galipaux, grotesque, trépidant, âcre, pitoyable, parfait de suffisance, d’aplatissement et de crédulité douloureuse et volontaire; Guitry est un Lavernié sincère, protecteur, tendre, plein d’autorité et de tristesse contenue; Mme Marguerite Caron est suffisamment odieuse en maîtresse jalouse; Mme C. Delys, magistrale en servante apeurée et bousculée; enfin, M. Berthier dresse une ample silhouette de pêcheur à la ligne vermeil, barbu, vaseux, inoubliable.

Pour accompagner ce problème psychologique très attendu et très applaudi, M. Guitry a remonté le Juif polonais, qui a hérissé les cheveux de plusieurs générations. Je ne relate le sujet que pour le plaisir de ressasser une belle et morale histoire. C’est une salle d’auberge de la vieille Alsace. Le vent, au dehors, et la neige font rage. On parle des fiançailles de la fille de la maison avec le bel et jeune maréchal des logis de gendarmerie Christian; on parle du froid, de la tempête qui rappellent un hiver semblable, il y a quinze ans, resté mémorable par l’assassinat d’un juif polonais qui vint dans cette auberge, dit: «La paix soit avec vous, bonnes gens!» et qu’on ne revit plus. En fumant leurs pipes, les braves consommateurs font l’éloge du propriétaire de l’auberge, le bourgmestre Mathis, qui est à la ville. Il revient, formidable, cordial, s’ébroue, parle d’un magicien—un songeur—qu’il a vu là-bas, qui fait avouer leurs secrets aux gens qu’il endort. Lui, il n’a pas voulu être endormi. Le vent, qui redouble, fait reparler du juif polonais: c’est le seul mystère du pays. Le bourgmestre met les bouchées triples et les coups de vin blanc aussi. Là-dessus, sur une bourrasque, la porte s’ouvre: un juif polonais entre, dit: «La paix soit avec vous!» Les clients se lèvent, hagards: Mathis s’abat, roide.

Il n’est pas mort malheureusement. Au deuxième acte, abêti et se raidissant, il résiste au médecin et veut le mariage immédiat de sa fille Annette et du gendarme Christian. Il compte l’or de la dot, mais un bruit de grelots—les grelots du cheval du juif—couvre le bruit de l’or, couvrira la parole du notaire pendant le contrat, couvrira les chants, les chansons, la musique, les danses mêmes—et pourtant, des bottes de gendarmes et d’Alsaciens!—et le misérable Mathis sent que lui seul entend cet écho gigantesque de malédiction, tâche à se ressaisir, s’abandonne, fait un effort démoniaque et s’enfonce de plus en plus dans l’horreur secrète.

Voici le troisième acte. Les noces s’achèvent. Mathis veut rester seul et s’enferme dans une sorte de réduit d’où l’on n’entendra pas ses cauchemars. Il se couche. Il va dormir. Il dort. Une voix le réveille: «Accusé, vous avez entendu?...» Il n’a rien entendu. Il se retourne sur sa couche, grommelle, ne veut rien savoir. Mais après la voix qui se précise, des ombres apparaissent, qui blanchissent, qui rougissent: c’est un cauchemar! La Cour d’assises! Le président a la tête de son médecin, les juges ont les perruques du siècle passé: dormons, que diable! dormons! Il ne va que trop dormir. Puisqu’il n’avoue pas son crime, le président fait venir le «songeur». Mathis ne veut pas, ne veut pas! Ce n’est pas légal! Mais déjà le songeur est là. Déjà il fait lever Mathis, hypnotisé—déjà!—déjà il a réveillé le Mathis d’autrefois, le jeune Mathis, et lui fait revivre la nuit maudite d’il y a quinze ans! Et, les yeux fermés, l’aubergiste se retrouve—et se perd. Des mots, des râles révèlent sa détresse d’homme endetté, sur le point d’être jeté à la rue, sa tentation en voyant la ceinture pleine d’or du juif, ses hésitations, sa détermination scélérate, sa poursuite, ses arrêts, l’acte, l’acte abominable et sauvage et l’enfournement du corps brûlé avec du plâtre, furieusement. Puis, après une condamnation à la pendaison, un peu inutile, ses invités trouvent dans le réduit noir un cadavre écarlate: Mathis est mort de congestion.

—Quelle belle mort! dit quelqu’un; il n’a pas souffert!

Le bourgmestre sera inhumé avec honneur: sa fille et son gendre feront souche de petits gendarmes, tous plus gentils et plus honnêtes les uns que les autres.

Ce drame sobre et affreux est plein de cette bonhomie savoureuse de notre pauvre Alsace: ce ne sont que des braves gens. Il est joué excellemment. Mme Dux est une épouse dévouée et exquisement effacée; Mlle Blanche Denêge porte délicieusement le tablier rouge et le bonnet doré nationaux; M. Magnier arbore avec élégance un uniforme d’ailleurs faux et un sabre allemand; MM. A. Dubosc, Angély, Mosnier, Berthier et Collen sont parfaits d’accent, de pittoresque et ont les perruques, les chapeaux ou les pipes les plus inénarrables, les plus sympathiques et les plus nature.

Mais c’est la soirée de Lucien Guitry. On sait la coquetterie qu’a ce grand maître de la veulerie contemporaine et du nonchaloir, d’interpréter, de temps en temps, les rôles les plus épuisants. Ici, il s’est surpassé. Depuis son entrée, au premier acte, en burgrave d’auberge, tout puissant et toute considération, il révèle, il accuse l’inquiétude, l’angoisse, la résistance; c’est un drame intime qui se multiplie, qui semble s’apaiser, qui reprend, qui gagne, qui passe la rampe et qui étreint tous les spectateurs; pas de cris, pas de soupirs, pas d’effets d’yeux: des contractions de visage, une pesanteur de pas, une lippe: c’est terrible! A l’acte du cauchemar, Guitry ne se livre pas. Il a des plaintes de gorge qui ne sortent pas, des détresses de bras pas appuyées, de petits refus d’enfant qui va être grondé. Puis, quand il est contraint à la confession, quand il conte son histoire, ce n’est plus du récit, c’est presque de la pantomime, avec des paroles d’outre-tombe: ah! son expression de la tentation, du besoin, son effort pour ne pas tuer, les reflets de bonté qui transparaissent sous sa face et jusqu’en son rictus désespéré lorsqu’il croît que le crime est impossible, ses gestes d’aveugle pour tâter s’il y a des pistolets dans le traîneau du juif, l’âpre volupté qu’il a de laver, dans la bonne neige blanche, ses mains de sang et son visage en feu! Ce n’est pas du théâtre, c’est de la vie—et quelle vie! Il a l’air de ne pas se donner: il ne clame pas. On croit que c’est fait avec rien. Il ne s’agit que de flamme intérieure... Lucien Guitry est incomparable. Son triomphe aussi.

THÉATRE DU VAUDEVILLE.—L’Ex, comédie en quatre actes, de M. Léon Gandillot.

Le bon Léon Gandillot a été quelque temps, avant Georges Feydeau, le Napoléon du vaudeville: il régnait sur Déjazet, Cluny et autres lieux de haulte gresse; il était dieu du rire—et Francisque Sarcey était son prophète. Grand, gros et rond, la main tendue, le sourire franc, le cœur droit, sûr et pur, il incarnait la saine et folle joie, la loyauté et l’espérance. C’était—et c’est encore—le meilleur des conseillers et des amis, la crème des hommes et des âmes.

Avec l’âge, l’auteur des Femmes collantes connut la lassitude des succès faciles. Une teinte d’amertume, de tendresse et de mélancolie le haussa à la comédie sentimentale et, dans ce délicieux et dolent Vers l’Amour, nous connûmes, il y a quatre ans, un peintre qui faisait «le tour du lac», au Bois, par en-dessous. Hier, la pièce que représenta le théâtre du Vaudeville nous parla encore d’un suicide, au moins, mais nous ne le vîmes pas. Les quatre actes de l’Ex ne sont cependant point exempts de tristesse: la trop grande conscience de M. Gandillot les a bourrés de détails psychologiques et pittoresques, de couplets et d’épisodes qui s’emboîtent mal et ne se rejoignent pas, de mille détails exquis et peu en place, de mots comme plaqués qui traversent l’action sans la faire rebondir, qui amènent des lenteurs, du papillonnement et jusqu’à une certaine gêne, de-ci de-là.

Le thème initial est ingénieux et joli, avec un rien de sublime: il s’agit d’une maîtresse d’hier, encore aimante, et qui assure le bonheur de son ancien soupirant en dissipant le malentendu qui existe entre sa jeune épouse et lui, qui leur apprend, si j’ose dire, à se connaître, à s’éprendre et à se prendre, qui joue le rôle d’une belle-mère ou d’une mère expérimentée, morale et providentielle à l’orée d’une nuit de noces passionnée et sans fin. C’est tout sacrifice—si je ne me trompe.

Ce pouvait être le plus fin, le plus émouvant, le plus exquis proverbe en un acte. C’est une comédie en quatre actes. Voyons.

L’Ex s’appelle Renée. Comédienne réputée et inégale, elle ne se console pas du mariage de son amant officiel, Maurice Dubourg. Elle résiste aux sollicitations de ses amis plus ou moins désintéressés, qu’elle traite, en attendant, et qui, par délicatesse, pour n’être pas les hôtes et les obligés d’une femme seule, lui offrent, qui un prince russe ou un Jeune-Turc, qui leur propre personne et leur fortune plus ou moins propre. Mais voici l’ancien seigneur et maître, Maurice, qui s’est échappé d’une soirée, à côté. Il n’est pas heureux: sa femme, une jeune fille du meilleur monde et, naturellement, très mal élevée, ne l’aime pas, l’humilie, le rabroue et ne fait nulle attention à lui. L’excellente Renée tâche à le consoler, à l’éduquer, lui apprend des gestes et des attitudes. Mais cela ne suffit pas: elle excitera la jalousie de la jeune Mme Dubourg, demain, à l’exposition du mobilier d’une cocotte qui s’est suicidée—et les époux, grâce à elle, seront réunis.

Ça ne tourne pas aussi bien qu’on le croyait: Marcelle Dubourg est une pimbêche insolente et presque vicieuse: dans sa visite aux reliques de la petite courtisane morte d’amour, elle est en compagnie, flirte, plaisante, fait l’esprit fort. En apercevant Renée, elle se présente, présente ses amies: c’est un assaut de compliments, d’abord, d’allusions, d’insolences, ensuite, un tournoi entre le monde et le demi-monde où le monde, tout court, reçoit son paquet. On se sépare fraîchement. Mais Renée a vu rôder autour des jupes, pardon! du fourreau de Marcelle Dubourg le terrible, inévitable et fatal Guernoli; elle a surpris une provocation, des gestes d’intelligence et ne veut pas que Maurice soit cocu; elle prie le susdit Guernol de lui venir parler le soir même.

Renée entre dans son cabinet de toilette, accompagnée du vieux banquier Vaudieu, sigisbée impatient—et qui annonce sa flamme toute proche et son actif retour. Elle reçoit Maurice, plus accablé que jamais, et qui ne se dégèle pas en la voyant se déshabiller, en l’aidant, même, à enlever des épingles ou à dénouer des cordons. Elle s’exaspère de son échec, de l’inefficacité de sa beauté dénudée et met en garde le triste époux contre l’irrésistible Guernol. Mais cette jeune ganache de Dubourg hausse les épaules: ah! oui, Guernol! Renée en parle parce qu’elle a été sa maîtresse, elle! Et il s’en va: c’est Guernol qui entre. Ça ne devrait pas traîner: ça traîne. Ce bellâtre est un escroc: il a emprunté violemment vingt mille francs à Renée et ne fait la cour à Mme Dubourg que pour son argent: il a besoin de deux cent mille francs pour une affaire de tramways en Amérique. Et, par mépris, pour sauver la femme de son ex-amant, par une reprise des sens aussi, Renée fait partager sa couche au Guernol-Adonis qui, heureux, désarmera.

Mais Marcelle Dubourg a suivi son époux, elle l’a vu entrer chez Renée, où il a séjourné. Pour se venger, elle vient chez Guernol, elle s’offre, se donne à lui. Ce séducteur est obligé de céder, il embrasse la belle. Ce baiser la rend à elle-même, à son horreur; elle se débat, trop tard! Non! Renée vient, se venge des dédains passés, la flagelle de son dégoût, puis la sauve. Et Maurice peut venir, interroger, menacer, s’affaler en larmes: le blanc repentir de sa moitié reconquise, les paroles de paix, de conciliation, de savante humanité de l’Ex arrangeront les pires choses: toutes et tous seront heureux.

Cette comédie est admirablement montée, habillée et déshabillée. MM. Porel et Peter Carin ont, à leur ordinaire, fait des prodiges; les décors sont fastueux, les chapeaux fantastiques, les meubles à souhait. M. Louis Gauthier fait un Maurice Dubourg étrangement veule et inexistant, c’est une merveille d’abnégation. M. Joffre est un financier terriblement commun et vorace; M. Levesque, une sorte de rosse dévouée, cordiale et parfaite; M. Larmandie porte avec aisance une barbe immense et représente crânement le dernier des pleutres; M. Lérand (auquel on fait décidément trop de rôles sur mesure) est un vieux baron délicieux de naturel, de comique inconscient et de tenue; M. Mauloy (Guernol) fait tout ce qu’il peut, non sans trémolos, d’un personnage odieux, auquel il ne manque même pas le ridicule d’avoir un reste de cœur noyé dans la pire fatuité.

Pour sa rentrée, Mlle Yvonne de Bray (Marcelle Dubourg) a été charmante, évaporée, garçonnière, mutine, taquine, indignée, écroulée et tendre, Mlle Dherblay, gentiment insupportable; Mlle Lola Noyr est très amusante en baronne curieuse, indulgente et bavarde, et Mlle Ellen Andrée très touchante, très juste d’accent et de cœur dans un rôle de confidente active et sacrifiée. Pour Mme Jeanne Rolly (Renée), elle s’est donnée toute. Éclatante de santé, de franchise, de simplicité attendrie et passionnée, maternelle et fraternelle, noyée d’ironie, écrasante de mépris, elle a été toute vie et toute joie dans l’attaque, dans la riposte, dans la façon de se refuser, de s’offrir et de se donner.

COMÉDIE-FRANÇAISE.—Connais-toi, pièce en trois actes, en prose, de M. Paul Hervieu.

Depuis les quelque vingt-cinq ans que M. Paul Hervieu, délaissant la fantaisie satirique, nous offre des peintures profondes et cruelles de mœurs et de caractères qui n’en sont pas, depuis quinze ans qu’il exerce au théâtre le plus généreux et le plus sévère apostolat, il nous a accoutumés à des titres simples et orgueilleux, d’une majesté antique. Tout le monde se souvient de Peints par eux-mêmes, des Tenailles, de la Loi de l’homme, de la Course du flambeau. En inscrivant la terrible formule de Socrate en tête de sa nouvelle pièce, l’auteur de Diogène le chien n’a pas eu la prétention de résoudre un problème impossible. Une vie entière n’y suffit point et Hegel ne l’a que trop prouvé.

Fidèle à son principe strict et hautain, Paul Hervieu nous a mis en face d’un cas de conscience qu’il a traité avec cette éclatante sobriété, avec cette tendresse et cette rigueur, cette pitié mathématique dont il garde le secret.

Voyons l’hypothèse, le schéma, la crise dont il tire le drame et la démonstration.

Jeune divisionnaire, c’est-à-dire assez vieil homme, le général de Sibéran est une barre de fer étoilée. Il a toujours douté de tout, sauf de soi, de ce qui l’environne et de ce qu’il touche. Il est le centre du monde, tout héroïsme, toute droiture, tout orgueil. Il ne veut vivre que sur l’admiration et la reconnaissance, dans une apothéose et un rayonnement. C’est une idole qui s’adore elle-même et qui se sacrifie des victimes, sans s’en apercevoir. Il a épousé, en secondes noces, une jeune fille sans fortune qu’il a accablée de bienfaits dont il ne cesse de lui faire sentir le poids. Il a, un soir de grève, recueilli un orphelin dont il avait peut-être tué le père sur une barricade et qu’il a conservé auprès de lui comme officier d’ordonnance pour mieux le surveiller et parce qu’il redoute que, échappant à son émanation, ce lieutenant Pavail retourne à ses instincts, à son atavique vomissement d’anarchie. Or, ce jour-là, le général débouche dans le salon de sa femme, au paroxysme de l’indignation. Au cours d’une promenade avec son cousin Doucières, qui est son hôte, il a vu une femme s’enfuir de la maison de Pavail: elle a perdu un gant que Doucières a ramassé—et c’était le gant de Mme Doucières. C’est abominable! Clarisse de Sibéran est atterrée: Pavail venait de lui devenir très sympathique en raison de leur commun servage. Et quand Anna Doucières confirme et avoue son imprudence, Clarisse est très malheureuse et fort irritée. Mais voici l’infortuné mari et le général. Doucières, accablé et pantelant, voudrait pardonner, ramasser des morceaux de bonheur. Fi donc! Sibéran se cabre. C’est à lui, à sa famille que l’injure a été faite. Sa femme à lui ne pourra plus voir la coupable et l’époux trop indulgent. Il faut divorcer. La mort dans l’âme, Doucières divorcera. Le général le félicite. Et quant à Pavail!...

Le voilà, Pavail. Et il en prend pour son grade, le séducteur! Sibéran ne mâche pas les mots: abus de confiance, vol qualifié! Le lieutenant va se révolter, mais il est brisé par son chef: il ira au Tonkin. Il est resté seul pour écrire la lettre qui l’exilera, quand Clarisse entre, dédaigneuse. Pourquoi lui avoir fait, le matin, de fausses confidences! Pavail sent tout son courage l’abandonner: le coupable, si coupable il y a, ce n’est pas lui, c’est son camarade d’enfance, son frère d’élection, le propre fils du général, Jean. Il veut bien souffrir, mais encourir le mépris de Clarisse, jamais! Et, peu à peu, l’aveu lui vient aux lèvres: s’il est resté jusqu’ici, c’est qu’il aimait la générale, d’un amour triste de captif à captive, puis d’une passion fervente; il peut le dire puisqu’il s’en va, puisqu’il ne reviendra pas. Clarisse s’abandonne, se ressaisit, domine son trouble: elle ne pleurera que lorsque Pavail sera parti. Voici les coupables: la frivole Anna, d’abord, qui a laissé accuser un innocent parce que c’était ainsi, et qui n’a pas donné de nom parce qu’on ne lui en demandait pas—et, au reste, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat; puis Jean, vibrant, qui brûle de se dénoncer. En vain Clarisse l’objurgue, en voulant détourner de soi le danger qu’est la présence de Pavail. Au général abasourdi, défaillant de honte et de colère, Jean se confesse, atteste sa faute, demande un châtiment. Sibéran, malgré soi, est plus mou envers son fils. Jean lui fait remarquer son changement d’opinion, puis il se monte; son crime, il le réparera: il épousera Anna. Le général n’en croit ni ses yeux, ni ses oreilles: il éclate de fureur. Sa hautaine chasteté, son affreuse vertu, son démon de devoir et d’honneur vont le tuer. Non! Il est promis à un pire destin.

Le soir est tombé. Anna et Jean se voient un instant, juste le temps de s’apercevoir qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre et que leur flamme était une flammèche de rien du tout. La vraie flamme, la voici, dévastatrice. C’est Pavail qui se précipite à l’assaut de Clarisse, qui reste, qui restera. Jamais! Jamais! Clarisse, en une grande vague de sincérité et de dignité, convient qu’elle l’aime déjà, qu’elle l’aimera, mais pas de partage! A l’heure où elle sera sûre de son cœur et de l’éternité, elle ira rejoindre pour toujours son élu, dans la misère et le besoin. Le lieutenant veut un gage, un triste gage, un baiser. A l’instant de l’échange du serment et des deux âmes, le général paraît. Un hoquet, un sursaut, la folie: Sibéran va écraser d’un bronze massif le couple injurieux, mais après un simulacre de lutte, il lâche son arme et chasse Pavail que Mme de Sibéran laisse aller: elle le rejoindra.

Quelle explication entre les deux époux! Le général voit se briser sa foi, son culte pour celle qui portait son nom, pour son nom, surtout—car la femme ne l’intéressait que comme sa chose! C’est une esclave rebelle, pas même, une chose, une chose à lui qui n’a plus de valeur! Mais, avant de s’en aller, cette chose parle, clame, accuse. A-t-elle jamais existé? A-t-elle jamais eu un respect, une attention pour elle, un amour pour soi? Elle faisait partie du décor, était choyée ou piétinée sans qu’on y prît garde, caressée, rudoyée, terrorisée, hagarde comme les chevaux de selle du général quand il leur portait du sucre dans la main et que leurs yeux cherchaient la cravache. Ce n’est plus une chose, c’est une femme, une chair et une âme en soif de liberté, qui peut, qui veut réclamer de l’air et des ailes, qui s’en va, qui s’enfuit, qui s’envole!... Alors... alors, le général s’effondre. C’est lui qui demande pardon, en sa rigueur d’équité, mais pourquoi, pourquoi sa femme n’a-t-elle rien dit, dans sa vertu? C’est que la vertu ne comporte pas d’éloquence. La passion... Et le général supplie, balbutie... Le scandale, la honte, les gens: il se tuera. Et Clarisse est frappée plus haut que le cœur, dans les ailes: elle ne peut abandonner ce vieillard. Très humble, résignée, elle murmure: «Gardez-moi!» Ce sont de très pauvres gens qui cultiveront l’art d’être malheureux. Doucières ne divorcera pas. Il s’étonnera du revirement de Sibéran, qui lui ordonne de reprendre Anna; c’est que Sibéran ne se connaissait pas. Il se connaît maintenant! Hélas! Où est la splendeur? Où est le panache? Et l’idéal? Et la gloire? Et le rayonnement?

Le troisième acte a été acclamé. Sa douleur et son amertume, sa grandeur de renoncement et son humilité ont frappé et l’ont emporté sur les quelques sourires du deuxième acte qui, par instants, faisaient croire à une pièce gaie. On sait que Paul Hervieu va droit à son but et gradue ses effets à travers des épisodes variés. L’ironie attristée de ce sujet et son pessimisme avaient besoin de quelques gentillesses à côté. Mais l’impression suprême est de la plus noble tristesse et du désenchantement le plus résigné.

Cette œuvre d’une si haute philosophie et d’une langue précieuse est admirablement jouée. Le Bargy fait un général de Sibéran svelte, fier, titanesque jusques au moment où il est foudroyé. Il ne parle pas: il crie, ordonne, tonne. C’est que ce n’est pas ce général-ci ou un général: il pourrait aussi bien être empereur; c’est l’autorité, l’infatuation, Jupiter, que sais-je? c’est une entité. Grand (le lieutenant Pavail) est merveilleux de jeunesse, de douleur, de fougue, de passion retenue et débordante: il attendrira jusqu’aux tigres de l’Indo-Chine. Raphaël Duflos est un Doucières parfait, aussi triste, aussi mou, aussi résigné que possible. Dehelly a la demi-ardeur et la jolie insignifiance de son personnage de Jean de Sibéran. Mme Leconte est délicieuse d’inconscience, de gentillesse, de mondanité pleurante, souriante, dégoûtée dans le rôle d’Anna. Pour Mme Julia Bartet, elle a été une Clarisse de Sibéran sans cesse triomphale. Dans sa dignité, dans sa révolte, dans son ennui, dans son éloquence consolante, dans ses larmes, dans ses cris, dans ses silences, elle a été toute humanité, toute pudeur, toute passion, toute suavité et toute grâce. Lorsque, au dernier acte, elle a dit: «Gardez-moi!» toute la salle a frémi d’une admiration angoissée. On voyait les ailes se fermer, la porte de l’ergastule tomber sur les rêves, l’esclavage et le dévouement consentis, dans du noir, dans du gris. C’est un geste, c’est une attitude qui dépasse tout applaudissement—et qui va à l’âme.

COMÉDIE-FRANÇAISE.—La Rencontre, pièce en quatre actes, en prose, de M. Pierre Berton.

Deux êtres sont en présence, M. Serval et Mme de Lançay, très défiants l’un de l’autre. Le premier est un avocat célèbre, homme d’État de gauche, ministre de demain. Mme de Lançay est la veuve d’un viveur dont elle était séparée: l’avocat croit que la veuve a eu des torts envers son mari, l’autre a entendu Mme Serval, son amie d’enfance, lui présenter son époux de la belle façon: commun, gauche, fils de petites gens vulgaires, incapable d’inspirer l’estime et l’amour. Il se trouve que, au cours d’une conversation d’affaires, la franchise réciproque des deux interlocuteurs révèle deux âmes d’élite, deux sensibilités tendres et fières—et la noble dame est émue aux larmes en apprenant que le plébéien politique doit ses qualités de cœur et d’esprit, sa sublime et éloquente conscience à ce père, à cette mère dont s’était gaussée la frivole Mme Serval et qui étaient le modèle des vertus. Nous sommes très émus, nous aussi: c’est une idée de génie, la scène des portraits d’Hernani transposée, en prose, pour daguerréotypes.

Au deuxième acte, nous sommes à Ville-d’Avray, dans la résidence d’été des Serval. Le ministrable va être, de plus en plus et sans retard, ministre et président du Conseil, mais que lui importe? Il aime Camille de Lançay, son hôte, qui ne répond pas à ses avances, l’âme déchirée et qui va s’en aller, par devoir, pour ne pas trahir cette futile amie qui ne comprend pas le grand et tendre Serval. Le futur secrétaire d’État part pour une réunion plénière à Paris: tout, dans la villa solitaire, est livré à l’obscurité et va se livrer au sommeil. Mais Camille, qui ne peut dormir, vient chercher un livre. Elle aperçoit deux ombres furtives: c’est Renée Serval qui introduit dans sa chambre son amant, M. de Brévannes; Mme de Lançay chavire de stupeur et de dégoût! Elle n’a pas le temps de s’en dire plus: une autre ombre surgit, c’est Serval! Il n’a rien vu, il n’est sûr que d’une trahison politique: il est lâché par son groupe. Il exhale son amertume, l’horreur de sa solitude; il lutte d’éloquence et de passion avec Camille qui parle avec tout son cœur, qui veut gagner du temps, qui est à la fois héroïque et sincère et qui, beaucoup par amour, un peu pour sauver Serval de sa colère et les amants de l’époux justicier, se donne toute au chef sans soldats, au mari sans femme, à l’âme-sœur en quête, en besoin d’âme et de chair.

Huit jours se passent. Mme de Lançay veut de plus en plus partir; elle ne peut condescendre au partage. Mais Renée apprend que son amant va se marier et que son mari a une maîtresse. Elle accable, de sa rage double, Camille, hautaine et dolente, qui finit par lui confesser son dévouement, de haut. La sotte pécore n’a ni reconnaissance, ni accablement: n’ayant plus Brévannes, elle veut garder Serval. Elle tente même son amie en lui offrant une lettre, preuve de sa trahison à elle. Mais, désespérée et bienfaisante, bâillonnée de sa sublimité et de sa perfection, Mme de Lançay se tait, s’en va, martyre, laissant le pauvre Serval à la petite harpie sans cœur.

Ne pleurez pas: ça finit bien. Au lendemain d’un discours rosse qui donne le pouvoir à notre député, Mme de Lançay, revenue de Munich une minute—le temps de reprendre ses dossiers—ne peut pas se vaincre. Elle arrache des mains de Serval une lettre où celui-ci recommande le hideux Brévannes et se porte garant de sa loyauté. Pas ça! Pas ça! Renée Serval est chassée: les deux êtres d’élite qui se sont rencontrés par hasard et prédestination, seront heureux l’un par l’autre, l’un pour l’autre—et pour la bonté, la force, la patrie et l’humanité.

Ils sont venus à cette félicité par le plus long. C’est que M. Pierre Berton ne nous a fait grâce d’aucun développement, d’aucune habileté, d’aucun rebondissement: il a trop de métier—et est trop du métier.

L’heureux père (avec M. Charles Simon) de cette exquise Zaza ne nous en a pas moins donné une comédie dramatique très, très honorable, très prenante. Elle est sincère, émue, émouvante, d’un style soutenu et soigné et fait résonner, dans la maison de Molière, un latin qui n’a rien de moliéresque.

Car il y a un personnage dont je n’ai pas eu à parler et qui est l’ornement, le pittoresque, la joie de la pièce, qui a été la cause de ses ajournements et de son retard, qui a tué sous lui le pauvre Coquelin cadet, qui a mis hors de combat Leloir—et qui n’apporte rien à l’action. C’est le répétiteur Canuche, négligé et érudit, timide, orateur, fantaisiste et classique. Brunot y a été délicieux de tact et de justesse, un peu gris: on imaginait Cadet tout de même; l’utilité du rôle est morte avec lui. Mais c’est Cadet qui a apporté la Rencontre aux Français!

Georges Grand est parfait d’entrain, de foi, de passion et de désespoir dans le personnage de Serval; Paul Numa est très élégamment mufle dans la peau du séducteur Brévannes, et M. Jacques Guilhène est un secrétaire copurchic et très juvénilement enthousiaste et dévoué.

Camille de Lançay, c’est Mme Cécile Sorel. Elle joue cette grande amoureuse avec religion et un peu du haut de sa tête: elle est majestueuse jusque dans l’abandon, sculpturale dans ses silences, ses hésitations et sa prostration; on ne comprend point qu’elle mette tant de temps à triompher. Plus magnifique que pathétique, elle impose, mais elle touche—splendidement. Mlle Provost (Renée Serval), taquine et insupportable au premier acte, a su habilement parvenir aux pires sommets de l’odieux et à la plus égoïste et sifflante férocité. Il paraît que ce n’est pas de son emploi; je l’en félicite. Mais elle est charmante et acharnée, autant que sa rivale est écrasante et captieuse. C’est une autre Rencontre: le Duel—ou Bataille de dames.

M. Pierre Berton possède le répertoire—terriblement.

THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Beethoven, drame en trois actes, en vers, de M. René Fauchois.

Ce n’est pas un succès: c’est un triomphe. Le rideau s’est relevé dix fois sur une tempête d’acclamations et d’applaudissements, sur une rage renaissante, sur une noble et pure furie d’enthousiasme. Réjouissons-nous, avant tout, de la glorieuse issue d’une aventure qui n’était pas sans péril et qui couronne du plus rare laurier un jeune poète digne de toute estime et un théâtre qui mérite la fortune et le bonheur.

Le drame est très simple. C’est la vie même de Ludwig Beethoven. Les deux premiers actes se passent en 1809. Illustre, adulé par ses musiciens—l’un d’eux, Schindler, le compare superbement au vieux Rhin débordant, jaillissant, sublime—admiré par l’empereur Napoléon, qu’il n’aime plus, par l’archiduc Rodolphe, frère de l’empereur d’Autriche, Beethoven n’est pas heureux. Il souffre dans son orgueil, dans sa famille—son frère Nicolas est par trop bête et presque infâme—; il souffre même, et surtout, physiquement: il se sent devenir sourd. Une dernière douleur lui est réservée: la jeune Giulietta, qu’il aime de toute son âme, lui apprend qu’elle est fiancée à un autre. Il reste seul avec son génie, dans la nuit, au milieu d’un parc qui s’embrume, subit les couplets philosophiques d’un mendiant, Thomas Vireloque avant lettre—et murmure et se plaint.

Au deuxième acte, il est—ou n’est pas—chez lui. Son frère Nicolas, qu’il a fait chasser du concert qu’il dirigeait, exhale sa colère: Schlindler=Schindler le défend, l’exalte. Beethoven paraît, reçoit son ancienne amoureuse Giulietta, qui vient le taper pour son mari joueur et endetté, reçoit l’archiduc Rodolphe et des princes auxquels il fait honte de sa misère et qui lui jurent aide et protection, reçoit enfin la lumineuse et divine Brentano, qui était celle qu’il avait toujours attendue, qui est sa muse et l’ombre ardente de son génie et qui lui apporte le salut de Gœthe. Mais elle est fiancée, elle aussi: elle s’en va. Et le pauvre grand homme, qui s’est senti devenir de plus en plus sourd, ne peut plus dissimuler, ne peut plus douter: il n’entend plus ses exécutants et s’abat, atrocement.

Le troisième acte, c’est la suprême coupe d’amertume. Vingt ans—ou presque—ont passé. Beethoven achève de mourir, abandonné. Il surprend son neveu adoré en train d’embrasser la femme de son oncle Nicolas et le voler lui, Ludwig. Il sanglote: pourquoi n’est-il pas aveugle? Il agonise, solitaire, les infâmes chassés. Il n’a plus ni amis, ni amies, ni famille. Mais voici des apparitions; ses neuf symphonies sortent de la neige, du mur sombre et, vivantes, blanches, immortelles, le consolent, le charment; elles sont ses filles, de chair et d’âme: il est le père de leur immortalité et, quand elles ont disparu doucement, le grand homme, les yeux dardés vers l’immense gloire du ciel, se dresse avec des ailes surnaturelles et s’abîme, géant, dans l’infini.

J’ai dit la fortune de cette pièce noble et haute. M. René Fauchois est manifestement hanté de ce démon intérieur qu’on appelle aussi parfois génie. Il aime les grands sujets. Cette fois, il a été payé de retour. Il jouait cependant une terrible partie: il jouait même la difficulté. Précédés, accompagnés, suivis de fragments de Beethoven lui-même et en pleine maîtrise, ses vers étaient pis que réduits à leur propre éloquence, à leur propre musique: le déchaînement des sonorités et des caresses, de la divination panthéiste, des mille secrets orchestrés de la nature et de l’infini, toutes les voix des ondines et des sirènes, toute l’âme des forêts et des fleuves, toutes les plaintes de la guerre et de l’amour s’en venaient s’imposer à la méditation, à l’émotion, à la volupté des spectateurs, les prendre sur leur fauteuil, les enchaîner dans la nuée du rêve.

Eh bien, non seulement le poème dramatique de M. René Fauchois put résister, mais, se mariant à cette harmonie écrasante, il finit dans un crescendo de détresse et de magnificence, d’horreur et de sérénité plus qu’humaine, par réaliser, si j’ose dire, une symphonie nouvelle.

Il n’est pas de plus bel éloge.

Ce n’est pas toujours parfait: il y a des vers de théâtre, des vers de comédie, des vers authentiquement prosaïques; mais il y a mieux que des couplets, mieux que des morceaux de bravoure: des envolées nombreuses, harmonieuses, énergiques, sublimes: il y a, surtout, toujours un souffle généreux et inspiré, des formules saisissantes, du cœur—et de l’âme. C’est un vrai poète.

Il a des interprètes vaillants et quasi religieux. Mlle Albane est une Brentano mélodieuse, mystérieuse et pure; Mme Barjac une Thérèse effroyable, Mme de Pouzols une Giulietta perverse et dolente. Mme Luce Colas une servante très nature, Mlles Damaury, Pascal, Beylat, Lukas, Merland, Beer, de Villiers, Cassini, Dumoulin les neuf symphonies mêmes, tout charme, toute harmonie, toute grâce et toute gloire. M. Desfontaines est un mendiant pittoresque et prophétique, M. Vargas un bel archiduc chaleureux, costumé en officier d’ordonnance de Napoléon; Joubé est un poète déjà romantique et dolent; Denis d’Inès est très consciencieusement ignoble en ivrogne incestueux et voleur, M. Bernard est—comme toujours—excellent, étonnant et parfait dans le rôle plus qu’ingrat de Nicolas Beethoven; M. Maupré est un jeune peintre enthousiaste, M. Grétillat est un Schindler dévoué, ardent, bien disant, lyrique.

Enfin, il faut louer, comme il le mérite, infiniment, M. Desjardins. Cet artiste hors de pair, dont on a remarqué depuis si longtemps la sobriété, la distinction, la perfection, la conscience, a fait une inoubliable création. Il a toutes les impatiences, toute l’aigreur, toute l’amertume, toute la fièvre, toutes les ailes de Beethoven. Il est humain, douloureux et divin. Il nous a fait frémir, pleurer et nous a enlevés vers l’au-delà.

Et, dans cette journée de pensée et de gloire, comment oublier l’orchestre Colonne, qui a mené le combat avec une piété savante et que Gabriel Pierné a dirigé comme un dieu?

THÉATRE RÉJANE.—L’Impératrice, pièce en trois actes et six tableaux, en prose, de Catulle Mendès.

Lorsque Mme Réjane, dans la noble émotion qui ne la quitta pas de la soirée, vint hier prononcer ces paroles: «La pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est de notre regretté maître Catulle Mendès», un silence auguste précéda les applaudissements qui, tout de suite après, jaillirent et éclatèrent longuement, comme des sanglots. Toute la salle avait communié, dans l’infini, avec le génie, la tristesse et la grandeur, avec la fatalité et l’immortalité; un grand souffle avait passé sur elle; ce n’était plus ni du théâtre ni de la vie, c’était de la beauté et de la douleur, toute douleur et toute beauté qui ouvraient leurs ailes jumelles dans un ciel de gloire.

C’est que, moins de deux mois après sa fin terrestre, l’auteur de l’Impératrice est visible et présent, chair, sang, âme et cris, dans son drame de pitié, de tendresse, de désespoir et d’espérance, dans ce drame traversé de pressentiments et de présages, et si vaillant, si héroïque dans sa nostalgie, dans ce drame que les soins pieux d’une veuve au deuil fervent ont dressé si grand, si vivant au-dessus d’une fraîche tombe, qu’on ne peut plus songer à la mort et que l’éternité rejoint la vie, en une active apothéose. Mais Catulle Mendès s’irriterait et s’irrite de ce préambule. Pour lui, dans l’existence d’ici et d’au-delà, il n’y avait, il n’y a que le labeur. Voyons la pièce.

Nous sommes en Pologne, dans cette Pologne que le poète aima toujours, d’amour, et qui lui donna, entre autres chefs-d’œuvre, ses admirables Mères ennemies. Vieux, usé, ivrogne, débauché et cruel, le comte Walewsky achève crapuleusement de mourir. Il a horreur de Napoléon qui, détrôné, croupit à l’île d’Elbe, des Bourbons qui l’ont mal remplacé, de tout: lui seul sait être tyran.

A table, entre deux attaques et trois vins, il se permet de nouveaux et pires sarcasmes contre M. de Buonaparte. Sa femme s’en va: il n’y prend pas garde—et continue. Mais voici passer des malles et des bagages: c’est la comtesse Walewska qui s’en va pour ne plus revenir. Le comte s’étonne, s’indigne. Mais Marie-Ange Walewska se redresse, fait venir ses domestiques, ses serfs, ses paysans et se confesse, se proclame; elle a été la maîtresse de l’empereur Napoléon, presque poussée dans ses bras par son ignoble époux; son fils est le fils de l’empereur, et, puisque Napoléon est vaincu, exilé, solitaire, elle va le rejoindre avec son jeune enfant. Qu’on l’empêche! Les Polonais tombent à genoux. Le comte Walewski s’abat, agonisant. Et Marie-Ange va à son angélique mission de consolation, de réparation, d’abnégation.

L’île d’Elbe. Un grouillement de mercantis plus ou moins espions, de filles grappilleuses de baïocchi et de soldi, des grenadiers qui jouent aux boules, tout un petit, tout petit monde, besogneux, hargneux, mauvais. C’est la nouvelle et dérisoire capitale de Napoléon le Grand. Et voici son aide de camp, le général Drouot, accompagnant une jeune fille, Enriquetta, qui le courtise et qu’il aime, mais qu’il ne veut pas épouser; il se condamnerait à l’inaction dans cette île trop charmante et annihilante où il n’y a plus place pour la volonté, où l’Empereur, l’Empereur lui-même a cent ans, les pieds pesants, l’âme lourde, où il désespère, où il meurt sans fin au lieu d’agir! Tenez! Après des touristes irrespectueux, Napoléon descend l’escalier, interminablement, plus vieux que Frédéric II et Frédéric Barberousse ensemble, écrasé sous le poids de ses vaines conquêtes, de tous les pays conquis et abandonnés, sous le poids de tous les abandons dont il est victime! Il y a là un colonel anglais qui le garde et qui le fait espionner, tous ces traîtres de toutes les nationalités, toute cette médiocrité d’une île minuscule, tout cet affront d’une souveraineté illusoire, ironique, injurieuse!...

Mais une rumeur a couru, un bruit se précise: l’impératrice va venir avec le roi de Rome, elle est annoncée! elle arrive! L’Empereur se reprend à vivre, se hausse, dans son mesquin palais, à l’enthousiasme, à l’élégance, à l’étiquette! Son fils! Sa femme! Il reprend les dames d’honneur sur leur tenue et sur leur mise dont elles ne peuvent mais, commande le grand service, ses costumes de Marengo et d’Austerlitz, met en grande tenue les mamelouks et les grenadiers, mobilise le bataillon corse; il ira au-devant de Marie-Louise en équipage de luxe, de gloire et d’épopée; c’est pour lui un gage de bonheur et de splendeur, une réconciliation avec la toute-puissance, un pacte sacré avec la victoire. Mais son demi-geôlier, le colonel anglais Campbell, le décourage: «Est-il si sûr que c’est Marie-Louise qui vient?» Et le pauvre grand homme, creusé d’un doute, accoutumé aux trahisons de ses maréchaux et de ses dignitaires, le pauvre grand capitaine en jachère, le triste empereur sans peuples se désole: il ira seul ou presque seul, sans faste, à l’hypothétique débarquement de son bonheur et de sa postérité.

Le voilà au bord de la mer, seul avec son immense passé et l’ombre de son avenir; le voilà luttant avec sa misère et tous ses triomphes, se souvenant de ce qu’il fut et se rappelant ce qu’il est, appelant ses légions disparues, esclave de sa gloire, prisonnier de sa défaite, Titan vaincu et frémissant, comédien lassé de sa résignation, quadragénaire fatigué, si fatigué! qui n’a plus que dans le quartz du rocher le reflet brisé de son étoile! Ses emportements d’enfant, son énergie de surhomme, son impatience d’époux et de père, tout se mêle en accablement, en bouillonnement; la salve de coups de canon qui se perd dans la nuit lui remet en mémoire des coups de canon plus efficaces. Enfin, voici des grelots de voiture, enfin voici un groupe, enfin voici un jeune enfant qui accourt: Napoléon l’enlève à bout de bras, l’étreint, l’embrasse passionnément, puis il va à la mère qui, agenouillée, se cache le visage.

«Sire, sire, gémit-elle, pardonnez-moi! ce n’est que moi!»

L’empereur ne peut pas, ne veut pas voir le sublime de ce dévouement. Il a été trompé dans sa fièvre, dans son espoir, dans son extase. Qu’est-ce que cette «servante au grand cœur» en face de son rêve, ambitieux et légitime? Marie-Ange Walewska, un caprice!... Il pleure, pleure... L’enfant, fier et autoritaire—il a de qui tenir—tire Napoléon de ses pleurs. Le souverain de l’île d’Elbe recueillera Marie-Ange et son fils et se résignera à son bonheur: il le cachera.

Et il est heureux dans sa petite maison de la montagne: tout comme Henri IV, il joue à califourchon et à cache-cache avec son fils, l’espiègle petit comte Alexandre Walewski, dorlote sa tendre, aimante et dolente Marie-Ange, mais, entre les caresses et les gentillesses, il y a des mots, des phrases, des allusions involontaires à un autre enfant, à une autre femme. Cet héroïque et sublime Drouot va plus loin: Napoléon est veuf puisque la seule impératrice, la bonne Joséphine, est morte; l’église catholique ne reconnaît pas le divorce; la frivole Marie-Louise n’est qu’une concubine. Que Napoléon épouse Walewska! Qu’il refasse l’indépendance de la catholique Pologne! Alors, le malheureux empereur, déjà si affreusement trahi par les meilleurs de ses lieutenants, croit être trahi une fois de plus. Et dans quelles circonstances! Et par qui? Cette tendre et douce Walewska n’est qu’une intrigante, une ambitieuse et, même si elle agit par amour de sa patrie polonaise, elle ne l’aime pas, lui, Napoléon, déchu et seul. Elle aime sa puissance d’hier, sa puissance de demain! Il chasse la pantelante amoureuse et le fils usurpateur; il chasse l’intègre et bavard Drouot; à peine s’il tempère un instant sa féroce rigueur. Marie-Ange et Alexandre, l’une portant l’autre, s’en iront, s’en iront tout de suite, dans la plus atroce tempête, dans le désarroi forcené de la nature déchaînée.

Walewska est partie, dans la pluie et la foudre, obéissant à son seigneur, comme Agar chassée par Abraham. Il faut qu’elle s’embarque tout de suite, qu’elle fuie l’île maudite et bénie. Mais la mer est démontée, les éléments sont en furie; personne ne sera assez fou pour fréter une embarcation. Affolée, ayant encore dans les oreilles et dans le cœur la colère et le désespoir de l’impérial aimé, Marie-Ange supplie les femmes et les hommes, sur ce rivage sillonné d’éclairs, battu de paquets d’eau: fuir, fuir. Elle offre son argent, ses bijoux. Enfin un pêcheur se dévoue. La tempête redouble. Le naufrage est certain. Les femmes s’agenouillent, sanglotent, hurlent, prient. Le désastre est plus proche. La fiancée du pêcheur dévoué supplie la divinité de la mer, lui sacrifie l’or, les joyaux de la passagère. Mais l’empereur est arrivé. Il n’a pas pu décider les plus fins marins à prendre la mer. Mais il commandera aux éléments. Les ors, les joyaux n’ont rien pu sur la tempête. Napoléon fait un plus grand, un suprême sacrifice: il jette son épée dans la mer. Satisfait de ce don plus que divin, Neptune s’apaise. C’est un miracle merveilleux: Walewska et le jeune Alexandre iront à leur destin. Napoléon attendra le sien. Et les femmes remercient la Vierge.

On voit la grandeur réelle, symbolique, imagée, vibrante et tonnante d’un tel dénouement—surtout lorsqu’on songe à une catastrophe qui n’a pas voulu de rançon. Je n’ai presque jamais vu pareille émotion et plus intense triomphe: il dépasse les larmes.

La pièce a été montée avec une véritable religion; les décors sont ou magnifiques ou sublimes d’horreur; les costumes splendides quand ils ne sont pas superbement exacts,—et il y a des meubles de l’île d’Elbe, prêtés par le prince Roland Bonaparte; un mouchoir authentique de Napoléon, offert par François Castanié, qu’on ne peut oublier. M. Duquesne, dans le rôle trop court du comte Walewski, est effroyable et grandiose d’ignominie. M. Signoret est très souple, très varié et très habile dans le personnage d’un espion à transformations, sans grande utilité. M. Varennes est très chaleureux sous l’uniforme du vertueux Drouot qui parlait un peu moins dans la réalité. M. Fréville a de la sensibilité et le plus joli habit rouge des fastes britanniques. Mlle Monna Gondré représente avec crânerie le jeune Alexandre Walewski: elle ira loin. M. de Max figurait Napoléon. C’est un personnage qui échappe généralement, fatalement, à toute interprétation; il s’est imposé, il ne se renouvelle pas. Cette réserve faite, M. de Max a eu toute la tristesse, toute la force, toute la gaminerie, toute la tyrannie de son personnage; il a été le Titan foudroyé et la foudre même, la ruine et le Dieu. Pour Mme Réjane, elle a été sobrement, la révolte et la caresse qui s’offre, la tendresse et la terreur; elle a été le dégoût et l’adoration, la mère, l’amante, la consolatrice touchante, dolente, l’éternel sacrifice.

Et cette pièce en prose qui triomphe est—ai-je à le dire?—rythmique et musicale, en dehors des airs de M. Reynaldo Hahn, très émouvants au reste. C’est le Crépuscule des Dieux, le crépuscule des héros, la halte amère entre la défaite et l’épopée brisée; il n’est rien de plus mélancolique, de plus fort et de plus charmant. Et Catulle Mendès, dans ce drame, dans ses interprètes, dans son idylle violette, dans son élégie sombre, acclamé; sa jeune éternité viendra, au cours de ce printemps qu’il eût aimé, nimber, dans le pâle soleil, l’Arc de triomphe de l’Etoile.

THÉATRE DE L’ŒUVRE (Salle Marigny).—Le Roi Bombance, tragédie en quatre actes, de M. F. T. Marinetti.

Il serait cruel d’épiloguer sur la mésaventure du charmant confrère et du galant homme que ses cartes de visite appellent il poeta Marinetti. Après avoir offert dans une revue à lui, à Milan, la plus large hospitalité aux poètes français de ses amis, il est venu demander à Paris ses lettres d’investiture et ses éperons de chevalier, pardon! de prince lyrique. Il repassera. La stricte vérité nous oblige à dire qu’à la répétition générale, tout au moins, le spectacle fut plus dans la salle que sur la scène, non sans indignation exagérée et enthousiasme hors de saison, avec des cris, des rires, des gloussements qui n’étaient pas dans le programme. Nous avons été rajeunis de treize ans: c’était en rinforzando, la soirée d’Ubu roi. De là à la journée d’Hernani, il y a, je crois, de la marge.

Ce n’est pas que Le Roi Bombance manque de qualités, de verve, d’outrance, de générosité, de farce tragique: c’en éclate, pour ne pas employer un mot qu’on trouve un peu trop dans la pièce—et cela seul me dispenserait d’en dire plus long. Mais il est des choses qui sont à lire, de temps en temps, et qui ne sont pas bonnes à entendre. Et ce ne sont pas toujours des paroles.

Que puis-je citer, s’il faut des citations?

—Mes bien-aimés Bourdes, recueillez-vous: le roi va roter!...

—Mes bien-aimés Bourdes, Deo gratias, le roi a roté!

La reine écrit à Bombance «Mon pet bien-aimé...» Mais il est tant question de pets que, lorsqu’il y a eu du tumulte, un enthousiaste a traité les protestataires de «Tas de constipés!». Je passe sur les «intestins desséchés» et autres gentillesses; ça ne vaut pas le «Corne-gidouille!» du bon et pauvre Alfred Jarry.

C’est du symbole trop clair ou trop bruyant, avec de l’obscurité, des nuages, de l’odeur. En somme, c’est la vieille fable du bon La Fontaine, Les Membres et l’Estomac. Le peuple des Bourdes (sic) détrône son chef, le roi Bombance, chasse toutes les femmes, s’abandonne aux cuisiniers Tourte, Syphon et Béchamel, est opprimé par lesdits marmitons, mange le roi, ses ministres et ses maîtres-queux, est obligé de les vomir,—c’est comme j’ai l’honneur de l’écrire,—et les rois, prêtres, ministres, reprennent le pouvoir et la tyrannie jusqu’au moment où Sainte-Pourriture et le vampire Ptio-Karoum s’en viennent faire justice de tout ce joli monde et le rendre au néant d’où jamais il n’eût dû sortir. J’allais oublier un poète qui s’appelle l’Idiot et broche sur le tout, et qui, battu, avalé et rendu comme les autres, broie du noir et de l’azur et vend de l’idéal pour rien.

Les décors variés et éloquents de Ronsin, les costumes fantaisistes et truculents du pauvre Ranson, la vaillance héroïque des acteurs n’ont pas défendu le premier acte de l’indifférence unanime, les autres d’un hourvari sans respect. M. Marinetti aura sa revanche. Au fond, il n’est peut-être pas mécontent: inventeur du futurisme, il compte pour rien le présent. Qu’il se méfie, cependant, de certains blasphèmes inutiles, d’une verve aussi sacrilège que factice et d’un vocabulaire culinaire qui n’a pas d’ailes. J’aime mieux Messer Gaster du divin bonhomme que Le Roi Bombance. Il faut louer, parmi les artistes, M. Garry, poète éthéré et étoilé; M. Jehan Adès, panse auguste et plus que royale; M. Henry-Perrin, moine pis que rabelaisien; M. Maxime Léry, très ardent et très bien disant en marmiton-politicien, et tant d’autres qui piaillent, qui hurlent, qui éructent, qui tuent, qui meurent et qui renaissent à qui mieux mieux.

Tout de même, mon cher Aurélien-François Lugné-Poé, les temps héroïques sont passés!

THÉATRE RÉJANE.—Le Refuge, comédie en trois actes, de M. Dario Niccodemi.

C’est une très piquante, très jolie et très heureuse aventure qui arrive au théâtre de Mme Réjane et à M. Dario Niccodemi. Celui-ci, Italo-Argentin, un peu directeur, un peu adaptateur, auteur pour jeunes filles, joué en espagnol dans les Amériques, dans la langue de Goldoni à Bruxelles, fier d’avoir appris, en huit ans, depuis le premier mot de français jusqu’aux pires secrets de notre génie, habile homme, au reste, et avantageux, prêtait presque à sourire, d’avance, au petit monde exclusiviste, léger et sans indulgence qui s’appelle le Tout-Paris des répétitions générales. Et puis, ne s’agissait-il pas d’une pièce montée, répétée, présentée sans éclat d’avant-garde, sans «fla-fla», à «la papa»? Si ç’avait dû être bon et beau, on l’aurait su, n’est-ce pas?

Eh bien, il se trouve que le Refuge est une «œuvre», sans plus, une œuvre de sincérité, de sobriété, de force et de nouveauté, profondément humaine et inhumaine—c’est tout un,—d’un développement tranquille, sûr, impitoyable, sans concessions, sans «trucs», âpre, haute et cruelle, qui commande le respect et l’émotion. Le Refuge a étonné, saisi, tenu en haleine les spectatrices et les spectateurs: on l’a nerveusement et longuement applaudi. Comme il faut des comparaisons, on prononçait le nom du puissant dramaturge de Samson et du Voleur; on disait: «C’est du théâtre à la Bernstein!». C’est aussi bien du théâtre à l’Hervieu et, surtout, à la Becque. Mais, pourquoi chercher? C’est quelque chose, c’est une belle chose, c’est un triomphe qui aura des lendemains. Voyons:

«Le Refuge», c’est une villa, aux pieds des Alpilles, au bord de la mer, dans cet Agay de délice cher à Brieux, à Donnay, à Capus, à Maizeroy, à Willy et à Polaire. Mais le propriétaire, le peintre Gérard de Volmières, n’a plus goût à rien. Il n’aime plus que le silence et la solitude, ne reçoit personne et ignore jusqu’à l’heure qu’il est. Pour parler peuple, «il ne veut rien savoir». Il ne s’inquiète ni du retard prolongé de sa femme et de ses invités et invitées ni de la probabilité d’un accident d’automobile. Mais voilà les rescapés; il s’en désintéresse.

Sa femme, Juliette, vient lui faire honte de son indifférence: il ne répond pas. Les reproches, les supplications, les menaces glissent sur son mutisme—et ça dure, ça dure!... Mais Juliette vient de lui dire qu’elle a écrit à sa mère de venir: sa mère! Gérard ne veut pas mêler sa sainte et vieille mère à cet enfer; il éclate. Par petites phrases d’abord, par éclats ensuite, il apprend à Juliette qu’il sait qu’elle l’a trompé, qu’il connaît son amant: il s’est enfui; il s’est tu des années et des années, mais l’idée de sa mère!... Et il s’est vengé: il aime, il a une maîtresse qui l’adore. Il ne prend pas garde à l’accablement de Juliette, écrasée de remords, bouleversée de la révélation, défaillant de tristesse et de jalousie. A peine s’il la rappelle, en la chassant à son bridge coutumier, pour lui dire de télégraphier à la comtesse de Volmières de ne pas se mettre en route. Et, tout de suite après, il tombe dans les bras de son aimée, Dora Lacroix, jeune fille de vingt-huit ans, fiancée du sieur Louis de Saint-Airan, amant en titre de Juliette. Et il ne songe plus qu’à sa passion et à son délice.

Il y a songé trop longtemps. Tout le monde est debout dans la villa. Le père, la mère, la petite Lacroix, le fiancé et les comparses s’affolent de la disparition de Dora. Les deux amants entendent les cris et s’affolent aussi. Gérard cache sa maîtresse et reçoit sa femme. Il veut bien lui pardonner—l’inconscient!—si elle demande le divorce, si elle le laisse à Dora—car il avoue, il proclame sa faute: mais Juliette ne peut pas et s’enfuit, excédée, torturée d’amour, de haine, de fièvre. Et c’est l’amant de l’une, le fiancé de l’autre qui entre. Celui-là est un parfait et lourd coquin. Il oblige Gérard à lui crier son ignominie—et il veut épouser tout de même, de plus en plus, Dora décriée et déshonorée.

Le mari outragé lui jette en vain à la face ses rancœurs, ses dégoûts, des offres d’argent, son jeune amour partagé: Saint-Airan épousera. Et quand Dora paraît, le drôle trouve le mot effroyable qu’il faut; oui, il a été l’amant de Juliette, oui, il est son fiancé à elle, Dora: eh bien, elle n’a pas été l’amour de Gérard, mais sa vengeance! L’époux trompé a voulu prouver, se prouver qu’il pouvait encore être chéri: Dora n’a été que le sujet d’une expérience désespérée, la rançon, la vengeance! Et l’amante s’affale, dans l’horreur.

Toutes et tous sont au courant: la honte de Dora est publique. Volmières veut divorcer, et l’épouser: elle refuse avec dégoût. La revanche! la revanche! Elle crie, tempête, repousse. La terreur règne.

Alors, par un geste d’amour dolent et sublime, dans une crise d’abnégation définitive et magnifique, Juliette de Volmières vient adjurer sa rivale d’épouser son mari. Elle fait litière de son bonheur, de sa fierté, de sa jalousie, descend jusqu’au mensonge, monte jusqu’au pieux parjure, affirme, la haine aux dents et au cœur, par une grandeur d’âme atroce, que jamais Gérard ne l’a aimée, elle, que sa trahison l’a laissé calme et qu’il pleure, qu’il va mourir du refus de Dora. Et, si elle ne peut aller jusqu’à se laisser embrasser par la rivale heureuse, si elle montre le poing à la porte par où sort cette épouvantable jeune fille, si elle résiste à la joie stupide, puérile de Gérard régénéré, si elle subit même l’assaut de la tendresse sénile de la vieille mère de Gérard qui remarque que jamais son fils n’a été aussi heureux et aussi jeune depuis ses fiançailles, c’est qu’il faut qu’elle épuise toutes les douleurs, qu’elle soit, jusqu’au bout, la sacrifiée, la grande victime et que le Refuge soit le tombeau de sa beauté, de son cœur incompris, de sa solitude sans rémission et sans consolation.

Il est inutile de dire la maîtrise et l’abandon de Réjane, dans ce rôle de Juliette. C’est la nature—et quelle nature!—la douleur, la honte, l’effort pour se perdre et pour vivre, ce sont les accents les plus déchirants, c’est la crise et le pathétique le plus vrai, le plus inattendu, rauque et harmonieux, qui râcle l’âme. Mme Daynes-Grassot est une mère gentiment et savamment septuagénaire qui apporte au supplice de sa bru le poids de la sainte ignorance qu’on lui doit; Mlle Blanche Toutain est une Dora libérée et passionnée, qui a les plus riches soupirs et les cris les plus émouvants; Mme Miller est très bruyante; Mlle Fusier très touchante, et Mlle Branghetti tout à fait gentille. M. Castillan est un séducteur bavard, insupportable, cynique, très traître de mélo; M. Duquesne est, naturellement, le plus noble des pères; M. Bosman un domestique dévoué et exquis; MM. Tréville, Léon Michel et Noret jouent excellemment des rôles trop courts. M. Claude Garry s’est définitivement classé et imposé dans le personnage de Gérard; son dédain, sa tristesse, sa tendresse, son indignation, son désespoir, sa résignation au bonheur sont très justes et se joignent en une progression, en un accent toujours harmoniques et non sans autorité; il pourra remplacer Guitry lorsque ce maître de la veulerie éloquente aura décidément chaussé les bottes de Mélingue et le panache de Frédérick Lemaître.

THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.—La Glu, drame en cinq actes et six tableaux, de M. Jean Richepin. (Reprise.)

L’Académie française qui, sur l’injonction de M. Emile Ollivier, fit faire défense à Henri Lavedan de se parer du titre d’immortel sur l’affiche du Vieux Marcheur, ne demandera certainement point à Jean Richepin un pareil sacrifice à l’occasion de la Glu. Rien n’est plus moral, plus édifiant, plus «prix de vertu». Et cependant, lors de la première de son drame coloré et simplet, l’auteur de la Chanson des Gueux et des Blasphèmes ne songeait point à devenir le collègue de Mgr le duc d’Aumale, de M. Octave Feuillet et de M. Xavier Marmier. Mais déjà, en janvier 1883, dans la poitrine touranienne du poète de la Mer, sous son tricot, grouillait un futur rapporteur des justes libéralités de feu M. de Montyon.

La Glu, vous le savez, c’est «la mauvaise femme», dans toute son horreur, dans sa beauté du diable, qui n’est ni de la joliesse, ni de la jeunesse ni de la grâce, c’est la mangeuse d’hommes qui s’offre à la fois «le petit crevé» Adelphe, son grand-oncle, le comte de Kernan, et le gas, le brave gas Marie-Pierre, pêcheur de homards, robuste, frais et pur, qu’elle ensorcelle si bien qu’il découche pour la première fois, qu’il fait des infidélités à l’Océan—nous sommes au Croisic—qu’il laisse sa pauvre mère s’affoler et qu’il lève même, de haut, la main sur elle! Mais le gas abêti et las de luxure, regrette la chère maisonnée, le bon cidre et le rude pain de chez lui et, quand sa vorace maîtresse a été faire un tour à la grand’ville, à la ville de perdition—j’ai nommé Nantes—il suffit d’un air de banjo du divin vieux Gillioury, il suffit surtout de l’apparition de la maman, Marie des Anges, pour qu’il se laisse emporter dans la mante de l’une, dans les airs de l’autre, loin du vice, du luxe et du stupre.

Comme il a bien fait! Il est heureux de vivre et de travailler. Bien plus! C’est le jour de la fête des sardinières: c’est sa fiancée Naïc qui est reine et elle le choisit comme roi! Quelle gloire! quelle joie! Mais le cabaretier François, en bavardant, lui révèle que la Glu a été à Nantes avec le comte de Kernan pour la godaille, et, ivre de cidre et de fureur, le pauvre gas retourne chez la sinistre Parisienne du chalet de la baie des Bonnes-Femmes, laissant en plan tout le cortège en pleurs et la douce petite reine évanouie.

La Glu n’a pas eu de peine à expliquer son voyage au gas Marie-Pierre, plus énamouré que jamais, mais un discours du comte qu’il a entendu derrière la porte—fi! le laid!—le renseigne atrocement: il se précipite, veut tout étrangler, ne se retire, haletant, que devant un revolver braqué. Mais quoi? Voilà que le bon docteur Césambre entre et reconnaît dans la Glu sa propre femme, sa femme légitime, celle qui a brisé son avenir, sa vie! C’en est trop! Marie-Pierre se casse la tête contre les murs et est enlevé sanglant, mourant. Démoniaque, la Glu veut reprendre son époux, qui résiste et s’en va. «Cocu! Cocu!» hurle la Glu, restée seule.

Elle ne veut pas avouer sa défaite. Elle a, au reste, un coup de cœur pour ce garçon qui s’est tué—ou à peu près—pour elle. Elle va le chercher dans son calme et douloureux bonheur, dans son sommeil de malade, veillé par l’héroïque mère Marie des Anges, par la tendre fiancée Naïc, qui a reconquis son promis, par l’inépuisable barde Gillioury. La mère l’écrase. Et le docteur prend le meurtre à son compte: il ne risque rien et tout le monde sera heureux.

Cette brave pièce, très bien accueillie, a accusé, à certains moments, des rides, des cheveux blancs et des trous; on a souri, de-ci, de-là, mais le décor de la falaise des Bonnes-Femmes et les deux derniers actes, la Chanson du Pauv’ Gas, surtout, ont retrouvé leur succès d’hier—ou d’avant-hier. C’est Mlle Polaire qui faisait la Glu. Je n’ai pas vu Réjane dans ce rôle et je n’aime pas les comparaisons. Polaire est pis que collante: elle est corrosive et visqueuse: c’est un lasso vivant, des yeux d’empoigne et un corps de liane. Elle n’a pas un instant l’air d’avoir été mariée: elle est canaille et quasi animale, pieuvre et panthère. Elle joue de tout son être, de ses bras, de ses dents, de ses cheveux: son jeu est électrique et elle meurt en faisant le saut périlleux sur place: c’est très émouvant.

Mlle Lucie Brille est une très pathétique Marie des Anges, une mère tout en cœur et en âme, une âme à laquelle, à la fin, il pousse des ongles meurtriers et sauveurs; elle a soulevé les spectateurs en disant la Chanson du cœur qui pleure le fils assassin; Mlle Annette Jary est une Naïc gentille, brave, et angélique, et Mlle Jeanne Ugalde est un joli diable paresseux, coquet et gnangnan.

M. Monteux est un Marie-Pierre ensorcelé, affamé, geignant, fou et repentant; M. Laroche, un docteur Césambre un peu conventionnel, mais convaincu; M. Fabre, un roquentin convenable; M. Deschamps, un jeune daim très nature; M. Chabert, un aubergiste empressé qui débouche le cidre comme il lâcherait les grandes eaux à Versailles.

Enfin, Jean Coquelin, après la douloureuse et pieuse retraite que l’on sait, s’est donné tout entier dans le personnage pittoresque, providentiel, sonore, sourd, patoisant et grommelant de Gillioury. C’est la cordialité, la rondeur, la Bretagne et la mé. Il a semblé nous ramener plus que lui-même et on a applaudi en lui, en même temps que son jeu sincère et vibrant, en même temps que son sûr et harmonieux effort, une âme encore proche et toute haute et toute vivante.

COMÉDIE-FRANÇAISE.—La Veille du Bonheur, comédie en un acte, en prose, de MM. François de Nion et G. Buysieulx; le Stradivarius, pièce en un acte, en prose, de M. Max Maurey.

Rien n’est plus mélancolique qu’un renoncement. Il y a des renoncements héroïques, il en est de piteux. Le héros—si héros il y a—que nous présentent MM. de Nion et de Buysieulx n’a rien d’héroïque.

Poète célèbre et retiré du monde, il va se rencontrer avec une de ses correspondantes, l’Américaine Minna Lorgant. Ils ont eu ensemble un long roman par lettres, ils s’aiment, se plairont et s’épouseront. La fatalité conduit au vague Palace, où ces deux êtres prédestinés se vont aborder, une ancienne maîtresse du poète, une marquise sur le retour qui le confesse—il s’appelle Huguin-Senonges—qui le raille, qui, par dépit et par tendresse rosse, fait peser sur les épaules du Céladon grison des cinquante-six ans, sa lourdeur, sa lassitude. Et quand l’exotique admiratrice est venue, le poète, tout attendri, tout saisi, tout passionné, n’ose pas se nommer, se déclare à peine, se donne pour un autre et, meurtri, vieilli encore, si possible, blessé à mort, laisse aller le délice tout proche et retombe à sa nuit: il y a eu erreur sur la personne sinon sur l’âme: il n’est plus que l’ombre de son génie et de son ombre. Il a peur de tout—et de soi—et mourra solitaire.

Cette grisaille délicate, touchante, un peu pénible et élégante, est jouée parfaitement, par M. de Féraudy qui s’est fait la tête du regretté Sully-Prudhomme (à moins que ce ne soit celle de M. Camille Pelletan), qui est ému, pesant, délicieux d’espoir, de résignation et d’accablement, qui a la timidité la plus jolie et les nuances les plus attendries; par Mme Devoyod (la marquise), terriblement avertie, ironique et câline, trop jeune pour son rôle, et exquise, et par Mme Piérat, qui est une Américaine très flirt, académique et littéraire, inconsciemment féroce. Elle a un chapeau vertigineux. N’oublions pas M. Berteaux, qui est un maître d’hôtel beaucoup trop chic, mais délicieux, déférent et narquois.

Voilà pour le sentiment. Passons au comique. On sait le goût qu’a M. Max Maurey pour le fait divers et combien il sait tirer parti de la moindre situation et de la plus anodine aventure. Il aime d’amour l’escroquerie pittoresque, et, après M. Lambert, marchand de tableaux, où il avait dramatisé en joie l’infortune classique de l’aliéniste Legrand du Saulle, il nous relate l’histoire légendaire de l’humble violon, plus ou moins laissé en gage pour quelques sols, reluqué par un riche amateur, acheté d’avance pour un stradivarius, arraché à grand’peine et à grands frais à son légitime propriétaire et qui reste pour compte à l’avide marchand, dupé comme il est juste.

Mais M. Maurey est bien trop fin pour avoir mis en scène le petit Italien que nous connaissons. Il a inventé des escrocs sympathiques, un vieil artiste bohème et un encadreur qui sort d’un de ses cadres, en haut apparat; il a fait endosser la cupidité naïve du mercanti à un antiquaire en pied; enfin, il a fait acheter le violon, à bénéfice, par un passant dont nous n’avons cure. On rit—et l’on rit de tout le monde et de personne, on rit pour les observations qui sont justes, pour les mots qui sont drôles, pour tout—et pour rien.

M. de Féraudy est un homme inspiré et crapuleux, d’un tact, d’un sentiment, d’une sensibilité presque sincères, inventif par gêne et sans horreur dans le rôle de M. Flure; M. Paul Numa est un comte Krabs (l’encadreur) d’une allure et d’un cynisme exquis; M. Hamel est une poire, éclatant de suffisance roublarde; M. Croué est un M. Flack (l’antiquaire) mielleux, obséquieux, hautain, criard, soufflant et désopilant.

Mais où diable M. Maurey a-t-il rencontré cette espèce de marchand? L’antiquaire ne propose pas: il dispose. Il n’offre pas: il laisse choisir. Sa force, c’est sa nonchalance philosophe et calculatrice. L’antiquaire du Stradivarius est une figure de pure comédie. Et cela n’est certes pas une critique. Au contraire!

COMÉDIE-FRANÇAISE.—Les Tenailles, pièce en trois actes, en prose, de M. Paul Hervieu. (Reprise.)

Il y aura, dans quelques semaines, quatorze ans que nous applaudîmes, pour la première fois, la pièce brève, âpre, mathématique et humaine que la Comédie-Française vient de reprendre, parmi de neufs bravos et une émotion rajeunie.

En septembre 1895, Paul Hervieu était, avant tout, un romancier. Psychologue subtil, cruel et méticuleux, analyste précis et pittoresque, il ne semblait pas fait pour le théâtre, malgré trois batailles vaillantes et indécises. On sait le chemin difficile et triomphal parcouru depuis, dans une ligne sévère, sans concessions, conduisant, non sans rigueur et hauteur, le public où il veut.

Avec les Tenailles, le Théâtre Français nous offre la formule même de l’auteur de la Course du Flambeau, le nid de ses idées et sentiments dramatisés: c’est, dans l’histoire de Paul Hervieu, dans l’histoire du théâtre contemporain, une date—et, heureusement, la pièce ne date pas. Elle a peut-être plus frappé et plus étonné, même, qu’au premier jour. Sa fatalité, sa dignité, sa simplicité, sa rapidité logique commandent l’attention et l’admiration tout ensemble: on a tant à penser qu’on n’a pas le temps d’applaudir.

Tout le monde connaît le thème de ce drame éternel. Irène Fergan est l’épouse sans joie d’un gentleman sec et neutre, vertueux par orgueil, fat pour soi-même, égoïste et insupportable, qui n’a que son droit à la bouche, sans tendresse, sans cœur. Il est en fer, sinon en bois. Irène, aimante et sensible, est plus malheureuse que les pierres. Désabusée, désespérée, elle retrouve, par hasard, un ami d’enfance, le jeune professeur Michel Davernier, apprend de lui qu’il l’a toujours aimée, sent elle-même battre son pauvre cœur, s’avoue qu’elle l’aime. Et elle l’aime si profondément, si purement, qu’elle se refuse à son mari qui revient du cercle, aimable pour une fois, et qu’elle se verrouille, laissant furieux Robert Fergan, qui jure: «Elle me le paiera!»

Et elle le paie. Elle s’est dérobée absolument à l’étreinte conjugale. Le mari, pour la mater, va la mener en exil, à la campagne, au diable. C’en est trop! Mais ce n’est pas assez! Michel, de plus en plus amoureux, de plus en plus repoussé, va partir. Qu’il ne parte pas! Irène divorcera et deviendra sa femme. Faux espoir! Le divorce existe-t-il pour M. Fergan, homme bien pensant, homme du monde, propriétaire? Non, non! Il est époux: il restera époux: tous les droits sont pour lui. Il tient sa femme et ne la lâchera pas. Et l’infortunée, défaillante, anéantie, criminelle sans être coupable, se donne à l’infortuné Michel.

Dix ans ont passé, monotones; Irène n’existe plus que pour son jeune fils, mièvre et délicat. Il n’y a plus de querelles dans le domaine glacé et lointain. Mais Robert, soudain, veut mettre le jeune René en pension. Alors, sourdement, fiévreusement, l’épouse blessée et brisée, l’épouse muette retrouve sa voix et son cri: elle est mère. Et comme Fergan s’obstine dans son immuable droit, elle finit par avouer, par proclamer que l’enfant est le fils de Michel Davernier, mort phtisique, qu’il a besoin de tous ses soins de femme et de mère, qu’il ne partira pas. Et elle ne divorcera pas: elle a besoin d’un nom et d’honneur pour René. Robert Fergan lui a refusé sa liberté à elle: il traînera le boulet. Et tous deux, l’époux et la femme, grâce à la loi ironique et féroce, demeurent face à face comme deux malheureux, comme deux damnés, en présence de ce démon inconscient et caressant: l’enfant adultérin.

Cette conclusion douloureuse, nous venons de la voir dans Connais-toi; mais la douleur à deux et à trois, et seul à seul, n’est-ce pas toute la vie?

Cette œuvre d’angoisse, de style et d’âme, d’ironie exaspérée et de pitié infinie et sobre n’a plus eu pour la servir la fièvre passionnée et stricte de Le Bargy, le génie torturé, réveillé, aimant, griffant, brave et sublime de Marthe Brandès.

Duflos est resté le mari tyrannique, omnipotent et effondré qu’il avait créé en son entière perfection; Dessonnes est un professeur trop mondain, un amant pas assez fatal, un phtisique un peu soufflé: il aura plus d’assurance, et sa chaleur, son élégance, son intelligence lui rendront l’élan, la grâce, la tristesse qu’il a eus hier modérément; Siblot est excellent dans le rôle d’un beau-père philosophe: c’est la nature même. Et Suzanne Devoyod a été charmante, toute bonne, délicieuse de bonne humeur, de tact, d’émotion. Dans le personnage d’Irène, Mme Lara m’a semblé trop constamment, trop délibérément dolente et tragique. Ce n’est qu’un pleur, qu’un dégoût, qu’un navrement: c’est l’amour dans les ruines et dans les larmes. Au troisième acte, un peu trop poudrée, elle a trouvé une force et une énergie qui ont d’autant plus porté qu’on ne s’y attendait pas. C’est une interprétation nouvelle: on a toujours tort de faire des comparaisons. En tout cas, elle a été belle, touchante et terrible.

Mais les Tenailles ne doivent être jouées ou, plutôt, répétées en public que quelques jours, ce mois-ci. C’est l’hiver prochain qu’elles auront leur triomphe définitif et constant. Ce n’est pas une pièce d’été.

THÉATRE NATIONAL DE L’OPÉRA-COMIQUE.—Solange, opéra-comique en trois actes, paroles de M. Adolphe Aderer, musique de M. Gaston Salvayre.

Il n’est pas, au théâtre, d’époque plus pathétique, plus héroïque et plus plaisante que la Révolution française. Elle offre des groupements pittoresques et farouches, des chants et des tonnerres héroïques, les épisodes les plus touchants. Sachons gré à M. Aderer, à M. Salvayre, à M. Albert Carré, à M. Lucien Jusseaume, de nous avoir donné tous ces agréments en vers faciles, en musique simple, alerte, caressante et ferme, en belle et large mise en scène, en décors sincères, chatoyants et nuancés.

Solange est la fille du marquis Benoît de Beaucigny. Elle arrive au château de son père, après la fuite de ce dernier qui s’est décidé à émigrer, avant d’avoir rencontré le fidèle valet Germain qui devait la ramener. Elle tombe dans un désordre de piques, de carmagnoles, de mousquets, de sabres, de hurlements et de désordre: les patriotes sans-culottes—nous sommes en 1794—pillent les salons et les communs. Puisque le marquis est parti, sa fille paiera pour lui. Non! Voici une troupe républicaine qui va à la frontière toute proche. Le lieutenant réclame la ci-devante. Ça, c’est farce! Le maire, tonnelier de son métier, les marie. La horde s’en va. Les jeunes époux restent seuls dans la nuit. Le lieutenant Frédéric Bernier taquine un peu la nouvelle citoyenne Bernier qui s’effare. Mais il a promis de la sauver: il brûle l’acte de mariage: son sang rouge n’a pas besoin de sang bleu; il va le verser pour la Patrie. Solange s’émeut, s’attendrit. Le fidèle Germain revient, admire, et les trois personnages se séparent, non sans mélancolie, sans fierté et sans émotion.

Six ans ont passé. L’émigration a connu et connaît encore des jours amers. Solange est employée chez sa tante, la chanoinesse, qui s’est établie marchande de frivolités (ou modiste) à Worms. C’est une jolie boutique peinte en vert, où l’on fait des chapeaux, où l’on conspire, où le marquis apprend la grammaire française à de jeunes et gauches Allemands, où le cousin de Solange et son prétendu, le comte de Saint-Landry, enseigne aux grosses Allemandes les secrets de la pavane et du menuet. Allemands, Allemandes, émigrés et émigrées s’en vont: il s’agit de s’habiller pour le bal qu’on donne en l’honneur d’un général français, de passage. Le voilà, ce général! Solange, demeurée seule, le reconnaît: c’est Bernier, c’est son mari! Il ne la reconnaît pas, puis joue et lui demande si elle a des enfants! Et lui? Ah! lui! il a eu bien le temps! La mitraille! les bivacs! les blessures! les galons, les étoiles à conquérir! On s’attendrit, on va se reprendre! Mais voilà le farouche et intransigeant marquis, voici le fidèle Germain qui raconte le mariage, la grâce accordée par le Premier Consul au beau-père du général Bernier! Fureur de l’émigré! Et les gens reviennent avec des fleurs. Au bal, au bal!...

Est-il utile de conter le dernier acte? Beaucigny, rentré à Paris, prend de grands airs avec Bernier. S’il y a eu mariage, il faut le divorce. Beaucigny conspire: Bonaparte va disparaître. Coup de foudre: c’est la machine infernale de Saint-Réjant, rue Saint-Nicaise. Mais le Premier Consul est sauvé. Après une longue et tendre explication avec Solange, le général Bernier pardonne et aime. Le marquis, arrêté, est relâché, juste après le temps d’avoir salué, à la Conciergerie, le cachot de Marie-Antoinette. Émotion aristocratique et plébéienne, consentement paternel, douceur exquise, patience et passions récompensées. Solange et Frédéric, dûment et religieusement mariés—ne sommes-nous pas à la veille du Concordat?—feront de petits sangs-mêlés (rouge et bleu) qui seront dignitaires sous le Roi-citoyen.

C’était un thème familier et cher à notre excellent confrère Adolphe Aderer; c’était, en quelque sorte, son «1807», un peu étoffé, en vers aisés, en prose chantée. Notre vénérable et sympathique ami Gaston Salvayre a brodé sur le livret une partition ample et souple, d’une jeunesse, d’une science, d’une bravoure aussi sûres que sans prétentions. C’est clair, bien sonnant et sans mystère. Une aventure dansante et claironnante, où tintent des grelots, des clochettes et des marottes, où des tambours et des clairons résonnent en sourdine, où un écho de harpes et de tocsin lutte de discrétion, de charme et d’intensité, des airs et des ensembles, des récitatifs, des couplets satiriques, comiques et émus, une gentillesse éternelle qui court, qui revient, une sûreté volontairement grise de rythme, d’agrément, d’émotion contenue, une bonne humeur, au fond, qui reste en mesure, voilà les éléments d’un bel et joli opéra-comique d’antan, d’un opéra-comique à la française et qui nous rajeunit de quelque soixante-dix ans. On jurerait voir au balcon M. Grisar qui approuve, ainsi que la bonne Loïsa Puget, MM. Auber et Adolphe Adam qui applaudissent cependant qu’à l’orchestre ce M. Berlioz se réserve méchamment.

C’est une soirée délicieuse, avec des grâces un peu pâles, un peu archaïques, qui eurent des lendemains. L’envahissement du château est un tableau grouillant et gras où se distinguent M. Delvoye, un maire sans-culottes très en écharpe, en voix et en cris, une infinité de tricoteuses de campagne et d’énergumènes, et M. Gourdon, un cuisinier épeuré jusqu’à l’épopée et inoubliable.

Le magasin de modes, au deuxième acte, est un enchantement. Il sort avec ses demoiselles et ses clientes, d’un chapitre de M. Ernest Daudet, d’une estampe de Marillier ou de Chodowiecki. Le divertissement et les danses nous offrent les poses les plus gracieuses, comme malgré elles, les robes les plus seyantes et les plus jolies écharpes. Et lorsque Mlle Vallandri (Solange) chante, accompagnée par ses compagnes, le «Combien j’ai douce souvenance», de Chateaubriand, tous les yeux se mouillent de larmes. Il y a là un effet simple de nostalgie et d’émotion, un patriotisme sans phrases, un rien de regret infini qui sort d’échos de vieilles rondes de France qui sont du plus grand art.

M. Francell manque un peu d’autorité dans un rôle de général: il a la jeunesse la plus souriante, la plus harmonieuse; M. Allard (le marquis) a une voix généreuse dont il fait ce qu’il veut; M. Cazeneuve (Germain) est un comédien très habile et qui chante juste; M. de Poumayrac prête ses grâces de ténor à un Saint-Landry frivole et pleutre et Mme Judith Lassalle est une chanoinesse de manières nobles, d’afféterie et de fureur agréables, souple de voix et de comique. Elle a été très applaudie.

J’ai dit que Mlle Vallandri avait eu un grand succès d’émotion. Elle fut aussi très dédaigneuse, très attendrie, très discrète et eut un triomphe en nuances—comme l’œuvre entière, au reste. Il ne faut crier ni à la révolution ni à la réaction. Il s’agit d’applaudir un opéra-comique de la bonne époque, de tout plaisir et de tout repos, bien chanté, bien habillé, bien campé et qui fait le plus joli honneur à Gaston Salvayre, vétéran chevronné de l’école française.

THÉATRE DU CHATELET (saison russe).—Le Pavillon d’Armide, ballet en un acte et trois tableaux, de M. Alexandre Beners, musique de M. N. Tchérépnine; le Prince Igor, opéra, de Borodine; le Festin, danses, musique de Rimsky-Korsakow, Glinka, Tchaikovsky, et Glazounow.

M. Pierre d’Alheim a publié, il y a un peu plus de douze ans, un livre intitulé: Sur les Pointes, qui était l’histoire de toutes les Russies et de la cour de Russie, vivante, illuminée par les éclairs, les zig-zags, le foudroyant et changeant enchantement des pas et des jetés-battus, des danses et des danseuses et qui était l’épopée intime, galante, souriante et sanglante de ce qu’on appelle le corps de ballet. Eh bien, les ivresses chorégraphiques qui ne peuvent s’expliquer que par l’immensité morose de ce pays infini de glace et de feu pâle, les joies à la fois âpres, cassantes et caressantes, le délice naïf et doux, sauvage et presque animal, emporté et alangui, s’enfonçant dans la terre pour avoir des racines et se jetant au ciel pour retrouver ses ailes, le délice piétinant, lancé, envolé, tournoyant et planant, la volupté pâmée, frémissante et sifflante, lassée et insatiable, la fièvre de mouvement et la volonté d’immobilité plastique, la rage tourbillonnante et ahurissante, la frénésie des talons à éperons et la soif d’étoiles, nous avons eu tout cela, en plein Paris, à trois pas du Palais de Justice, dans un moutonnement, un crescendo, une poussée, un hourvari de musique bêlante, ululante, berçante, crissante, criante, douloureuse et enveloppante, de musique âpre et rauque, gémissante et violente, dans un hourvari de tous les sentiments, de tous les appétits, de toutes les couleurs, de tous les bruits où le cor et la flûte, le tambour et la harpe donnaient l’assaut à notre goût et à notre cœur et où nous finîmes par être abîmés de plaisirs et de séduction, d’admiration quasi animale et de trouble exquisité: ce fut, ce sera un éblouissement pailleté et perpétré, une acrobatie multiple et artiste, un rien inoubliable.

On ne me demandera pas, après cette ouverture, de détailler les livrets.

Le Pavillon d’Armide est, proprement, un cauchemar, ou plutôt une boîte à cauchemars où l’horloge lâche le temps et sa faux, le sujet de bronze, les heures en tutu, que sais-je? Un voyageur devient Renaud qui danse éperdument avec Armide—et ce sont des écharpes, des rois de légende, des diablotins, des Polonais, des nègres, des Maures, des guerriers et des esclaves, des odalisques et des eunuques, tout cela dans les plus fines sourdines et les plus sinistres tracas, parmi le plus grand luxe de lumières violettes, jaunes et pourpres, qui font des ventres de salamandres et des halos de spectres.

M. Mordkine a déployé dans ce spectacle une émotion et des jambes appréciables; Mlle Karalli, impérialement belle, a les attitudes, les dédains, les grâces les plus sveltes et les plus rapides; M. Nijinsi a été mieux qu’un prodige et un bolide: un saisissement. Il est ailé et rebondissant; c’est, en dépit d’un visage aigu, Adonis lui-même, en muscles et en chair qui joue à redevenir dieu et qui hésite avant de retourner à la terre: il se joue de toutes les lois de l’équilibre et n’est qu’harmonie, force, grâce et merveille.

Il a retrouvé son triomphe dans une suite de danses, le Festin, qui est comme un pot-pourri des plus célèbres compositions russes et autres. Ce ne furent que saluts, entrées, czardas et mazurkas, pas hongrois, amples habillés, peuplés, classiques et diaboliques, semés de poignards et d’empoignades, de délicatesses et de brutalités, de sourires et de menaces, pleins de sang, de fièvre, d’étreinte et d’envol. Dans un trépak de Tchaïkowsky, M. Rosay fut stupéfiant de force à la fois ramassée et légère, de férocité harmonique, d’épilepsie jolie et divine. Mais les centaines de danseurs et de danseuses auraient droit aux plus vifs éloges—et la place manque.

Dans le Prince Igor, on entend Mme Petrenko chanter la cantilène la plus sauvage et la plus prenante, la plus nostalgique, la plus sensuelle, où il y a de la chatte, de la tigresse, de l’ange exilé et de l’étoile tombée des cieux: c’est rauque et quasi religieux, asiate et préhellénique. MM. Charonow (qui a la tête de M. Tristan Bernard), Smirnow et Zaporojetz ont les voix les plus chaudes et les plus sympathiques. Et dans les ballets sans fin que le Khan vainqueur offre à Igor, prisonnier, pour le consoler de sa captivité, il y a une danse des archers d’une science, d’une spontanéité, d’une habileté virile et professionnelle insensée.

Mais pourquoi louer? Je le répète: c’est un enchantement. Tous les costumes, toutes les coutumes de toutes les Russies et de toutes les légendes, les rythmes les plus lointains et les plus nouveaux, les combinaisons les plus inattendues, les danseuses et les danseurs les plus éminents et les plus énamourés de leur art, se surpassant pour nous, entrant, sortant les uns des autres, s’enlevant, retombant, en mousse d’idéal, en lumière de soleil, impondérables et athlétiques, une musique d’ivresse et de délice, voilà le premier spectacle que nous offre M. Gabriel Astruc. J’allais oublier, dans ce spectacle, l’assistance si dense, qu’il y avait quatre notoriétés pour se disputer un fauteuil, l’encorbeillement du balcon où il y avait tous les yeux, toutes les gorges, tous les cheveux, toutes les épaules, toutes les pierreries de Paris et d’ailleurs, les loges où il y avait toutes les Altesses, toutes les Excellences et jusques à l’ambassadeur de Russie, toute la salle, enfin, si rutilante et débordante de gloire, de richesse et de splendeurs que, par comparaison, le camp du drap d’or ne semblait plus qu’une sorte de kermesse de banlieue ou de foire, à Nijni-Novgorod.

THÉATRE NATIONAL DE L’OPÉRA.—Bacchus, opéra en quatre actes et sept tableaux, poème de Catulle Mendès, musique de M. Jules Massenet.

Bacchus est un dieu qui déborde l’Olympe; sa légende dépasse et culbute toutes les légendes; son cortège bruyant, harmonieux, glorieux et insane est infini parmi les siècles et l’éternité. Le héros lui-même, si on le débarrasse de toutes les gloses de ses poètes, des mille pédanteries de Nonnos le Panopolitain et autres, du poids de ses mystères et des cérémonies plus lourdes que profondes de ses fidèles, femelles et mâles, est un mythe plus ou moins solaire, une entité asiate et grecque, un symbole tout grossier et tout pur, où il y a la guerre et la paix, le trouble et l’harmonie, le rêve hésitant et titubant, qui est le prolongement et l’ombre éclatante de la vie, et la vie surtout, la vie totale, la vie pensante, clamante et vivante, la vie sonore et guerrière, la vie-lumière, la vie-amour, la vie-délices, la vie qui prend à la terre-déesse et aux fruits divins de la terre le secret de la force-joie et de la toujours adolescente immortalité.

C’est un Prométhée d’allégresse et de sérénité passionnée qui fait jaillir du sol le feu du ciel, qui apprend à Jupiter, son père, et aux dieux ses proches, des voluptés nouvelles après en avoir fait hommage aux hommes: c’est le consolateur et l’initiateur, c’est le véritable créateur de l’existence humaine.

Catulle Mendès n’a pas eu la prétention de jeter sur les planches la carrière multiple, contradictoire et millénaire du dieu, ses fastes et ses frasques, sa gloire vermeille et brouillée; tous les théâtres du monde n’y auraient point suffi. Bacchus n’est que la seconde partie de cette Ariane que l’on acclame depuis près de trois ans; de cette Ariane héroïque et mélancolique, harmonieuse et désolée qui était une enfant préférée de sa verte et active vieillesse et à qui la musique inspirée de Massenet avait tressé, à travers les siècles et les plus rares poèmes, la plus suave couronne de lumière et d’ambre chantantes; de cette Ariane de tendresse géniale et de sublimité dévouée que nous avons laissée, abandonnée et expirante sur les bords de l’île de Naxos. Disons tout de suite que l’œuvre nouvelle joint, en perfection, l’œuvre d’hier et que, plus riche en efforts et en effets, plus difficile parfois, bigarrée d’accords, de sentiments, de réalisations mélodiques et symphoniques inespérées, âpre et chaude, câline et féroce, exotique et classique, débordante de fougue, d’ampleur et de majesté, elle apporte à sa jeune aînée, dans ce diptyque de nuances et de relief, tout le mystère de l’Orient, toute énergie et toute fatalité.

Le premier tableau représente les Enfers. Dans ce paysage désolé les ombres grouillent, inquiètes et grises. Seule lumineuse dans le pâle rayonnement de son atroce grandeur, toute blanche dans la nuit, Perséphone songe à la terre qu’elle ne connaît plus depuis si longtemps, s’attendrit au souvenir des fraîches roses que lui apporta, naguère, Ariane «l’épouse au grand cœur». Elle s’inquiète de son destin et la parque Clotho interroge le fuseau des jours et peut rassurer un peu la souveraine infernale. Soudain un cri: le fil s’est cassé et c’est la terreur qui souffle, inimaginable, dans l’antre des terreurs. Lamentations. Mais une splendeur jaillit dans la ténèbre: c’est le dieu Antéros, un surdieu qui, ému de la sensibilité de Perséphone, lui révèle le destin d’Ariane, unie à Bacchus, et qui, les Enfers ouverts pour un instant, fait apparaître le bateau sur lequel Bacchus, ayant pris la figure et l’apparence du fuyard Thésée, a embarqué la délaissée.

Ce n’est plus le char traîné par des lions de la légende et Bacchus ne ravit plus Ariane vers les cieux: il l’entraîne aux Indes.

C’est déjà l’Inde bouddhique qui pousse l’austérité et l’abnégation jusqu’au jeûne et à la macération. Les moines sont atterrés de la venue de cette troupe, de cette horde porteuse de joie et d’ivresse et la reine Amahelli s’exaspère: on voit passer sur une sorte de pont la tumultueuse avant-garde du délicieux conquérant; on déchaînera contre cette invasion de lumière et de pensée joyeuse la sombre masse des brutes, des singes innombrables des forêts. Mais les voilà, les messagers, les apôtres d’ivresse: dans un cortège fervent, Bacchus est traîné sur un trône, Ariane couchée à ses pieds; il se dresse, vêtu de lin, cuirassé de peau de tigre, drapé de pourpre étoilée d’or; il se glorifie d’avoir donné au monde la vie, la joie, l’amour; clame à pleine voix sa gloire:

J’ai massacré la nuit...
Et j’ai tué la mort!...

et c’est le triomphe enamouré, heureux et dansant.

Mais voici des stridences gutturales, des bruits de rocs brandis et assénés, l’écho d’une lutte inégale et inhumaine, le répons de petits cris sourds à la phrase de guerre: «J’ai massacré la nuit» qui clame de moins en moins haut, qui devient désespérée et qui meurt cependant que la nuit bestiale prend possession du champ de bataille, dans le plus lourd et le plus sanglant silence.

Cette victoire n’en est pas une. Visitant avec ses derviches et ses soldats, les ruines héroïques, la reine Amahelli est touchée de la grâce: l’irrésistible Bacchus, sortant à peine de son agonie, l’a subjuguée. La vue d’Ariane évanouie la frappa de jalousie: qu’elle meure! puisqu’elle est très belle et qu’elle est l’épouse. Mais sur la terrasse de son palais, Amahelli est plus encore l’esclave du dieu prisonnier, triomphant dans les fers et qui l’oblige, quoi qu’elle en ait, à servir Ariane.

Bacchus est le maître: il instaure son culte: ce ne sont que danses, initiations, tumultes et joie, parmi des pampres et des ruissellements orgiaques.

Pourtant, il s’en va porter chez des Barbares son secret de lumière et sa claire victoire: Amahelli et Ariane songent ensemble au héros, comme deux épouses fraternellement enamourées, mais la jalousie la plus atroce reprend la reine: Bacchus va revenir et c’est Ariane qui est la préférée. Elle a une invention effroyable: Bacchus doit mourir si quelqu’un ne prend pas sa place sur le bûcher qu’on lui prépare. Ariane n’hésite pas: elle se sacrifie une fois de plus et, après les plaintes les plus douces et les plus suaves adieux à la vie, elle se laisse envelopper du voile noir et va à la mort. Et Bacchus, qui revient, ne trouve qu’Amahelli, Amahelli caressante et perverse, qui s’offre. Mais à toutes ses supplications, le dieu, terrible, ne répond que par ces mots: «Femme, qu’as-tu fait d’Ariane?» Et quand il rejoint, trop tard, Ariane, qui s’est poignardée sur le bûcher, il ne peut qu’appeler la colère de son père Jupiter, que voir le gigantesque coup de tonnerre, la foudre qui abat Amahelli, qui enlève le bûcher,—et l’apothéose où Ariane trouve enfin son juste séjour, l’Olympe.

Je n’ai pas tâché à rendre la variété, la force, la grâce, le pathétique de cette musique de sentiments, de cœur et d’âme où la prière, l’épopée, la passion, la tendresse et le désespoir se succèdent, se mêlent, s’étreignent, où les sonorités épuisent leur paroxysme, où les pleurs et la tristesse, de sourdine en sanglots, font du thème le plus savant, le plus naïf, le plus touchant murmure. Avec une conscience inspirée, M. Massenet a reconstitué ou inventé des rythmes sauvages, pis que tziganes—et les plus célestes mélodies. Et, dans cette œuvre qui a une auguste mélancolie en raison de la perpétuelle image de la mort et du souvenir trop présent, hélas! d’une trop proche catastrophe, la vie finit par triompher, en harmonie et en beauté.

L’interprétation est merveilleuse. Muratore est Bacchus lui-même, jeune, éclatant, triomphant, nimbé d’amour et de joie féconde: sa voix, son geste, sa foi, défient toute perfection. Mlle Lucienne Bréval est une Ariane de délice et de fatalité: elle a les accents les plus puissants et les plus tendres, un don de son âme constant et chantant, une grâce à la fois sculpturale et olympienne, une humanité émouvante et édifiante: c’est du plus grand art.

Mlle Lucy Arbell est une Amahelli forcenément passionnée et tragique, de voix ample et savante, de mouvement juste, de conviction éloquente et prenante: elle a sauvé un rôle écrasant. Mme Laute-Brun est une confidente très dévouée et très en voix. M. Gresse est un révérend très imposant, et d’un timbre qui remuerait les pires cavernes.

Dans les rôles parlés du premier tableau, Mme Renée Parny a incarné, si j’ose dire, une superbe Perséphone, tragique d’attitude, bien disante, émue, majestueuse et toute-puissante malgré soi, Mme Lucie Brille a été la plus vibrante, la plus virile, la plus séduisante Clotho et M. de Max est un Antéros plus dieu encore que le surdieu.

Mais, dans ces décors de pittoresque, de rêve et d’infini, parmi des costumes magnifiquement anachroniques (mais Titien donna-t-il à Bacchus et aux siens leurs vêtements véritables?), dans un grouillement inimaginable de guerriers, de bacchantes, d’indiens, de satyres et de faunes, le ballet a été aux nues avec cette incomparable Zambelli aérienne, charmeresse, qui, dans sa grâce, dans sa noblesse, dans son tourbillon divin, est un souffle de délice et qui laisse, dans la salle, chacun des spectateurs haletant et enthousiaste, le cœur purifié et l’âme emplie d’ailes!

THÉATRE NATIONAL DE L’OPÉRA.—Le Vieil Aigle, opéra en un acte, paroles et musique de M. Raoul Gunsbourg.

Dans l’enchantement et l’éblouissement du gala de la Presse où, entre autres merveilles, nous eûmes l’unique et vrai duo de Roméo et Juliette avec Smirnow et Lipkowska, le Vieil Aigle de Raoul Gunsbourg prit dans ses serres puissantes le cœur et l’âme de Paris.

On avait déjà applaudi à Monte-Carlo cet opéra rapide, chaleureux et nerveux. On le connaît. C’est une œuvre brève, intense, brutale et passionnée. Poète et musicien tout ensemble, l’auteur s’est interdit tout développement, toute digression. Il frappe. Il happe l’émotion et le pathétique. Il a enveloppé étroitement la situation la plus étrange et la plus féroce, les sentiments excessifs, le pathétique le plus humain et le plus inhumain. C’est une gageure et un tour de force de simplicité, c’est la crise, une crise de grandeur et de douleur, de sublime souffrant et saignant.

Tout lutte, le sentiment et l’appétit, la tendresse et la fringale charnelle, et la musique de Gunsbourg naît avec son poème même, sans recherche, mais non sans trouvaille (ou retrouvaille), spontanée, au petit bonheur, dans un grand souffle de fatalité, riche de couleurs et de nuances, révélatrice, énergique, psalmodique et tendre, désespérée et frénétique, rauque et fervente, toute sensualité et toute douceur.

La rivalité amoureuse et fougueuse du vieux Khan Asvad el Moslaïm et de son propre fils Tolaïk autour de la jolie esclave Zina, la misère physique et morale du vieux chef gigantesque qui a juré de donner à son fils tout ce qu’il demanderait, sa magnanime et effroyable résignation, le pacte de mort conclu entre les deux hommes pour la dolente et charmante proie, les câlines effusions de Zina et son ensommeillement enchanté vers la mort, la tristesse surhumaine du Titan esseulé, c’est un seul thème mélodique où il y a le déchaînement de la sensibilité humaine exaspérée, les paroxysmes de la passion, de l’harmonie et du lyrisme mélancolique. Dans les phrases chantées et les phrases tues, les états d’âme éclatent, les artères battent, la furie sourd: c’est la chair qui crie, c’est l’instinct contre le bonheur et la bonté—et c’est simple, invinciblement. Chaliapine a été un formidable et douloureux Asvad: sa voix d’une profondeur et d’une autorité changeante et incalculable; sa mimique éloquente, son geste inspiré, la sincérité de son expression, tout a été aux nues: il a interprété le Cantique des Cantiques, l’Ecclésiaste et le Miserere ensemble: c’est prodigieux. Rousselière, dans le rôle ingrat du fils Tolaïk, a eu les accents les plus forcenés et les plus harmonieux, l’ardeur la plus sauvage, le désir le plus vrai et le plus inhumain. Quant à Mme Marguerite Carré, pâmée, aimante, s’abandonnant, caressante et lentement, suavement mourante, elle a été le charme, la grâce, la mélodie triomphante.

Il n’était que temps, après les bravos et les acclamations, de laisser la place à l’admirable Bréval, à l’ensorcelante Cavalieri, à l’impérieux Muratore: ç’allait ressembler à une prise de possession à l’Académie nationale de Musique...

Et Léon Jehin a conduit le Vieil Aigle à la victoire,—de tout son cœur.

THÉATRE DU CHATELET (saison russe).—Ivan le Terrible (la Pskovitaine), opéra en trois actes et cinq tableaux, de M. N. Rimsky-Korsakow.

Que ce soit du ballet ou de l’opéra, la musique russe est tout mouvement et tout frisson: lente ou saccadée, populaire ou religieuse, elle reste rire ou sanglot: dramatique, enfin. Le rêve même, l’extase et la prière sont réalistes: partant, du sentiment profond, physique dans le mysticisme et la métaphysique, de la vie sonore, forcenée, alanguie et brutale, un instinct qui s’attache à la terre et traduit les cieux, avec des ailes, du bronze, du fer, de la misère, de l’amour et la grande ombre aveugle et sourde de la fatalité.

Ivan le Terrible était plus désigné que personne pour faire triompher, en France, un peu d’avance, l’art lyrique de sa patrie. Heureusement le poème de Meï (auquel le comte Stanislas Rzewuski vient de rendre un juste hommage) et l’opéra de Rimsky-Korsakow ne nous rendent pas tout son personnage, à la fois Attila, Louis XI, Néron, Napoléon, Cipriano Castro et Barbe-Bleue. Il ne s’agit que d’une anecdote passionnée et héroïque qui relève du Prophète, de la Muette de Portici, de la Juive et de Roméo et Juliette.

Cela se passe deux ans avant les Huguenots, en 1570, à Pskow. En attendant Ivan le Terrible, qui rôde par là en soumettant les villes libres et en passant tout au fil de l’épée, la jeune princesse Olga Tokmakow, fille du maître de la cité, joue avec les compagnes de son adolescence, reçoit son amoureux, Toutcha, et échange avec lui les plus harmonieuses et dolentes caresses. Hélas! on la doit faire épouser par le sinistre boyard Matouta. Les deux amoureux s’attristent et s’enfuient: voici le père et le fiancé. Et le père apprend au fiancé qu’Olga n’est pas sa fille: elle est née de sa défunte belle-sœur, Véra Chéloga et d’un seigneur non dénommé. Mais qu’importent les secrets de famille? Le tocsin gronde et gémit, la peur, la colère, la dignité, le besoin d’indépendance agitent le peuple sur la place publique: en vain Tokmakow veut donner la ville au tsar Ivan qui vient comme la foudre. On résistera. Toutcha, ulcéré, prendra le commandement de ceux-là qui ne veulent pas être esclaves. Sa jeune voix s’élève pure et haute, et la grande voix de la Liberté, de la Liberté héroïque et acharnée chante dans les centaines de gorges, dans les âmes et dans les gestes de ses troupes improvisées, résolues et gravement enthousiastes. Cependant l’autocrate arrive. Tout le peuple l’attend à l’entrée de la ville. On prépare le pain et le sel et Olga, fort marrie de n’avoir plus de père, espère furieusement le conquérant. Les images sacrées passent, dans un brouhaha de respect, l’angoisse augmente: des soldats brandissent des fouets, la terreur gagne et le cortège d’invasion commence, se déroule, interminable, pittoresque et farouche: hommes de pied, pertuisaniers, lansquenets et anspessades, seigneurs et bourreaux, jusques à Ivan, casqué, cuirassé, en ors, en acier et en pourpre, brandissant son cimeterre sur son cheval blanc d’écume, entre deux autres cimeterres et deux autres chevaux blancs d’écume (à la vérité, les cimeterres et les chevaux sont très sages).

Le Terrible est descendu de son cheval et est l’hôte de Tokmakow. Il se défie de tous et de tout et joue plus des yeux que des dents, mais la vue d’Olga le trouble et le ravit: il apprend quelle fut sa mère: il se signe: Olga est sa fille, sa fille à lui, et une douceur inespérée lui inonde le cœur et l’âme et fait presque couler un premier pleur parmi les ondes de sa barbe bifide.

Des accords sauvages et touchants nous apprennent qu’Ivan, pour honorer son hôte, va tuer des bêtes dans ses forêts et que de jeunes vierges s’émeuvent et prient. Puis le tsar nous est rendu, sous sa tente, méditant, creusant l’Apocalypse, devinant l’Histoire, formidable et mystique. Mais des histoires de famille l’arrachent à l’Histoire. Olga a été enlevée par le traître Matouta. Ivan se fait amener le piteux ravisseur, le terrorise, le rejette au néant et, sa fille recouvrée, s’abandonne à toutes les malices, à toutes les tendresses, à toutes les délices de la paternité. Horreur! horreur! le duo câlin est interrompu. On entend une marche guerrière et rebelle: le Terrible fait donner la garde! Et Olga qui a reconnu la voix de son aimé Toutcha, Olga qui perçoit l’arquebusade et l’adieu déchirant du pauvre chef de la Liberté va le rejoindre dans la mort: Ivan ne peut plus embrasser que le frêle cadavre de sa fille, s’abîmer de détresse dans sa victoire et bêler, tyran triomphant, parmi les larmes des Pskovitaines asservies, sur l’âme blanche de la colombe envolée et sanglante!

Enjoué, tremblant et féroce, très riche en nuances et en relief, débordant de morceaux de bravoure, d’hymnes, de sonneries et de tonnerres, de symphonies et de cantilènes, l’opéra de Rimsky-Korsakow a des saveurs de terroir et une ampleur savante, une gradation, un effort sans peine du plus sûr effet. Et sa suprême gloire, hier, était de rendre à l’élite de Paris l’immense et unique Chaliapine, nature et caractère, à la fois tragédien, comédien et chanteur, basse sublime, mime prodigieux, Tamagno, Novelli et Séverin, qui a du creux, du cœur et de l’âme.

Il a eu toute majesté, toute inquiétude, toute fureur et tout accablement: ses traits circonflexes, sa bouche en arc, ses cheveux longs et rares, ses yeux aigus, sa voix, tout est barbare, auguste, pis qu’impérial et fatal: c’est forcené et harmonieux.

Mais, à côté de ce triomphateur attendu, il faut citer la pure voix, le jeu charmant et émouvant, les attitudes simples et parfaites de Mme Lipkowska (Olga), qui est un délice tragique; la chaleur tendre et courageuse du ténor Damaew (Toutcha); la grandeur simple de Mme Petrenko, et MM. Kastorsky, Charonow, Danydow qui sont parfaits. Il ne faut surtout pas oublier les chœurs variés, emportés, vibrants, vivants qui sont d’ensemble et infinis et qui, après un jeu inouï, dans l’ivresse des applaudissements, s’en vont, filles et garçons, chercher des messieurs en habit noir qu’ils amènent de force, se faire acclamer et qui sont M. Tchérépnine, le chef d’orchestre; M. Ulrich Ananek, le chef des chœurs; M. Sanine, le régisseur. Vous verrez qu’ils traîneront devant la salle en délire leurs directeurs Serge de Daghilew et Gabriel Astruc, qu’ils les martyriseront et que, avec la complicité du sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts, ils les mettront en croix.

THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—La Clairière, pièce en quatre actes, de MM. Maurice Donnay et Lucien Descaves. (Reprise.)

Nous avions, depuis bientôt neuf années, gardé de la Clairière le souvenir le plus fort, le plus charmé et le plus ému: c’était un drame neuf, courageux et pittoresque qui restait gravé dans notre mémoire avec les visages, les attitudes, l’âme visible et en relief d’André Antoine, de Suzanne Després, d’Eugénie Nau—et tant d’autres!

M. Firmin Gémier, qui y avait trouvé un de ses meilleurs rôles, a eu l’élégante pensée de reprendre la pièce. Et les auteurs, pour n’être pas de reste, ont eu la conscience et la coquetterie de la rafraîchir, de l’élaguer. Ils ont coupé un acte qu’ils jugeaient inutile, à l’ancienneté, et l’ont distribué à même les autres. Ils ont rajeuni les airs qui égayaient et occupaient la scène, ont ajouté des plaisanteries d’actualité; il faut louer le zèle désintéressé de ces deux maîtres scrupuleux jusqu’à l’abnégation. Ce n’est, au reste, pas aux lecteurs du Journal qu’il est besoin de vanter Lucien Descaves, sa générosité infatigable, documentée et ingénieuse, et Maurice Donnay, qui pousse l’esprit au cœur, à l’âme—et plus loin.

On connaît leur première œuvre dramatique, en collaboration, la Clairière. Il s’agit de braves gens qui, dégoûtés de la société, se sont retirés du monde. Un vague et ironique bienfaiteur, le sieur Mouvet, a légué au camarade Rouffieu une terre, une ferme, des biens, en espérant bien que ce Rouffieu s’y casserait les bras et les jambes, y compris ses convictions.

Rouffieu, communiste sublime et fervent, a des compagnons et des compagnes, des ménages plus ou moins réguliers, des gens de tous les métiers qui travaillent les uns pour les autres: c’est la plus active, la plus noble, la plus simple fraternité. On se permet même le luxe de recueillir un vieux mendiant infirme, le père Nu-Tête, de s’offrir ou d’offrir aux enfants des ménages divers une institutrice, Mlle Souricet. L’artiste ébéniste Collonges dessine à tous des armoires en nouveau style et, bientôt, la colonie, la libre colonie, aura son médecin, le savant docteur Alleyras, le piano de la doctoresse Alleyras qui accompagnera les chansons allègres du peintre en bâtiment Poulot, dit Caporal, et de la blonde et vibrante Mme Rouffieu.

Mais, naturellement, tout se gâte. Ces hommes et ces femmes ne sont pas venus au désert libres de toute entrave, libérés de tout préjugé civique et humain. Mlle Souricet est venue parce qu’elle était enceinte des œuvres du jeune Verdier, fils d’un conseiller municipal patelin et venimeux; les Alleyras s’y réfugient parce qu’ils sont persécutés par le même édile; le paysan garde son avarice, l’ouvrier son ivrognerie, le peintre trouve que ça manque de femmes, les femmes s’ennuient et se jalousent, Mme Rouffieu veut tâter de Collonges qui aime, qui finit par aimer Hélène Souricet et ça finit par du vilain: elle le dénonce comme insoumis. Dans les haines, dans les malentendus tragiques, dans les coups, la Clairière s’émiette, se dissocie, les ménages mêmes ne résistent pas: c’est la ruine, c’est l’exil, et les pauvres gens ne peuvent, pour se venger, qu’écraser le buste de l’ironique bienfaiteur, le regrettable Mouvet.

Il ne leur a manqué que quelques siècles de moins: ils eussent fort bien fait comme anachorètes, avec de la foi—et sans femmes!... Mais, au jour d’aujourd’hui!...

Ou plutôt hier... Car la pièce est déjà historique, sinon classique. Ces temps-ci, les colonies libertaires sont mortes de leur belle mort: tout est au syndicalisme. Et puis, il y a une thèse, ou mieux une démonstration. Le père du docteur Alleyras fait une preuve par neuf ou une preuve par zéro du néant de la conception communiste, il y a trop de personnages qui entrent comme dans une revue de fin d’année, Lucien Descaves a mis un peu beaucoup d’économie politique, d’observation sociale, de dissertation animée et probante, Maurice Donnay, à des mots exquis, à des à-peu-près profonds, prophétiques et immortels, a ajouté des mots tout court et des à-peu-près d’à-peu-près.

L’action, toutefois, est prenante et l’œuvre sera très applaudie, comme elle l’a été. M. Janvier a moins d’autorité qu’Antoine. Il est excellent, sans plus, dans le rôle de Rouffieu. M. Marchal est très à son aise dans le personnage d’un vagabond caduc, charmant et ébahi; M. Flateau est un peintre très excité et très chantant; M. Maxence est un rustre avaricieux et exact; M. Denevers est un fort congruent ivrogne; M. Bouyer, un docteur Alleyras très noble; M. Colas, un Alleyras père cordial, majestueux et sceptique, et M. Clasis, un conseiller municipal insinuant, tyrannique et vaseux. M. Gémier a repris son rôle de Collonges avec un véritable amour. Il y a des dédains, des effets en dedans, un orgueil inquiet, un sentiment grandissant, une sincérité chaleureuse qui se défend, une explosion tendue, des révoltes, tout cela dans de la sobriété, de la tenue et comme malgré soi.

C’est Mme Van Doren qui tenait le rôle d’Hélène Souricet. Elle y est parfaite. Sa pudeur défaillante, sa bonté, son pathétique anguleux sont du grand art; Mme Cassive est un sourire blond qui chante, qui ne trahit qu’à regret—et comme on comprend mal qu’on la refuse! Mmes Lécuyer, Massard et Dinard ont un pittoresque personnel et varié. Enfin, Mlle Lavigne est la joie de la soirée. Elle a un chapeau, un sourire, des yeux, des bras, inimaginables: c’est toute la farce et toute la nature.

Des enfants grouillent, descendent des escaliers pas à pas, ouvrent des bouches grosses comme des groseilles et ânonnent des rondes au bord des champs: saluons, c’est la Clairière de demain qui passe.

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