Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)
THÉATRE SARAH-BERNHARDT.—La Beffa, drame italien en quatre actes, en vers, de M. Sem Benelli (adaptation, en vers français, de M. Jean Richepin).
En dépit de ce que le nom de Mme Sarah Bernhardt et sa carrière parmi les Fédora, Théodora et autres Tosca sembleraient indiquer, la Beffa n’est pas une femme: c’est ce que nous appelons une blague, une très, très sale blague, une brimade, un mortel affront. Et si vous songez que la chose se passe à Florence au début du seizième siècle, au moment où la jeune Renaissance apportant de Grèce, en un magnifique chaos, la poésie, la science et l’art, soufflait, avant tout, une liberté de mœurs, un dérèglement insensés, où les pires instincts, aiguisés jusqu’au paroxysme, s’alliaient à la plus pernicieuse culture et à une finesse byzantine, où la perfection croissait dans la plus élégante pourriture, où le crime, le génie, le brigandage, le sacrilège et la débauche étaient étroitement unis, vous voyez que c’est une belle fête!
Et c’est une fête pour Sarah Bernhardt. Après avoir interprété—comme vous savez!—Lorenzaccio, voilà qu’il lui est donné d’incarner la faiblesse pensante, la haine désarmée et puissante, l’amour trahi, méprisant et veillant, la cruauté souriante, la rage indéfectible, la ruse sauvage d’un seigneur débile et efféminé, d’un bouffon cauteleux et tyrannique, fourbe par rancune et méchant, méchant, jusqu’à se dégoûter lui-même, voilà qu’elle a à exprimer le ressentiment d’un cœur mort, qui ne vit plus que pour l’horrible et hypocrite flamme de dévastation, qu’elle n’existe plus que contre quelqu’un, et que c’est une âme perdue dans la désespérance finale, et qui s’escrime contre la force triomphante, qu’elle symbolise l’honneur aboli qui mange, mange son bourreau: subtilité, férocité! Elle est bien un être du temps des Médicis et un Médicis même, comme nous les peint Pierre-Gauthiez: un amphibie orné, ambigu, armé, saoul de volupté et de désirs, implacable, souple, avide, léopard, serpent et chacal.
La pièce de M. Sem Benelli triomphe inlassablement en Italie; elle est ingénieuse dans son invention de tortures et son ingénieuse brutalité; c’est tortueux et sûr, pathétique et direct, calculé et terrible: la finesse nationale y trouve son compte, ainsi que le goût de l’amour et l’amour de la vendetta.
Voyons la très fidèle, très habile et très poétique adaptation de M. Jean Richepin.
Gianetto Malespini a été atrocement humilié par son rival Néri Chiaramantesi, qui, non content de lui ravir sa maîtresse, la belle courtisane Ginevra, l’a fait, aidé de son frère Gabriel, coudre dans un sac, plonger trois fois dans l’Arno, non sans le faire larder, à très petits coups de dagues et d’épées. Grotesque aux yeux de tous les Florentins et de toutes les Florentines, honteux de l’existence que son ennemi lui a dédaigneusement laissée, publiquement lâché et lâche, Gianetto affecte de ne pas se souvenir et offre lui-même, lui, victime, un souper de réconciliation. Il n’empoisonnera pas ses bourreaux: ce serait trop peu pour sa haine. Il se laisse railler et presque battre, encore! Mais il boit et fait boire et engage un pari avec Néri. Il le défie d’aller dans un cabaret, en casque et armure, le glaive nu, dans l’habit et la pose d’un croisé, d’un chevalier errant. Le pari est tenu. Et, tandis que Néri part en guerre, le doux rêveur qu’est Gianetto fait prévenir les buveurs du cabaret que Néri Chiaramantesi est fou furieux et avise le souverain Laurent le Magnifique de certains propos séditieux du même Néri. On va rire.
Et l’on rit! A Ginevra, affolée de la crise de folie de son nouvel amant, Gianetto se présente, couvert des habits de ville de Néri, la presse, la reprend, la caresse de mépris cependant que le dit Néri qui s’est échappé, revient, l’écume à la bouche, interroge, s’épouvante, menace: il est repris par les valets, des estafiers du Médicis! Quand il est dûment lié, Gianetto s’intéresse atrocement à son sort, pour le faire écumer, le touche, l’embrasse: il est tellement son ami! Ah! il faut bien le soigner! Il tient à sa peau et à son âme!
On le soigne! Et comment! Attaché par les quatre membres aux bras et aux pieds d’une rude chaise, les fers au cou, aux jambes et aux poings, Néri, détenu dans la pire des maisons de fous et de force, est dûment exorcisé et réduit à quia. Il s’agit de savoir s’il est possédé ou seulement dément. Et son frère Gabriel est revenu de voyage et s’agite. Gianetto tourmente son ennemi enchaîné, l’accable, l’excite. Mais voici une aide: c’est une ancienne fiancée de Néri qui l’aime dans sa détresse et veut le sauver. Restée seule avec lui, Lisabetta le calme, le console, tâche à lui donner de l’espoir: qu’il fasse le fou, on le laissera à elle comme une chose inexistante—et Néri fera le fou. Il le fera merveilleusement, trompera jusqu’au médecin, mais ne trompera pas Gianetto qui, à la lueur de sa haine, voit vivre et durer une haine perspicace et atroce, qui, du souvenir de la beffa qu’il a subie, voit lever la beffa suprême qui vengera la beffa qu’il inflige au faux dément. Mais il s’agit bien de cela. Il le délivrera, envers et contre tous et contre soi! Et, dès que Néri est libre, dès que Néri est dehors, Gianetto se laissera secouer par la plus épouvantable joie: on ne l’a pas deviné, lui seul va jusqu’au fond de sa férocité: il rit, rit, rit, en dément qu’il est! Sa beffa, sa beffa, à lui, est du dernier cercle de l’enfer!
Car—vous l’avez deviné—lorsque Néri viendra poignarder Gianetto chez Ginevra, c’est son propre frère, Gabriel, qu’il tuera sous l’habit de son ennemi, et, fratricide, insensé, inhumain, il clamera sa plainte de bête sous l’œil enfin satisfait de Gianetto vengé.
C’est un peu violent, brutal, raffiné, voire enfantin. M. Sem Benelli a dû beaucoup souffrir pour arriver à cette maîtrise dans la morbidezza et la perversité, dans l’amour patient du mal et je ne sais quel sadisme dans l’usure de la loi du talion. Le robuste et saint Jean Richepin a dû bien s’amuser à rendre ces mièvreries sanglantes, mais il est tout apostolat: il adapte pour son plaisir, comme il fait des cours publics et des conférences pour jeunes filles. Et c’est du très bon travail.
Peut-être le public français n’aura-t-il pas pour la Beffa la frénésie séculaire de l’Italie: la neurasthénie n’est plus à la mode et la lâcheté n’est pas populaire.
Mais Sarah Bernhardt est si belle! Jeune, trépidante, sournoise, traîtresse, elle ment avec passion et sourit pour mordre: sa douleur intérieure et secrète éclate dans ses périodes et ses silences, dans ses gestes de joie et de fausse pitié: elle est extraordinaire de ravissement infernal, bruyante, volcanique à la fin du troisième acte: c’est de la plus effroyable beauté. Et Marie-Louise Derval est impérialement belle, d’un charme souverain et caressant et si harmonieux dans ses terreurs! Et Seylor est pure dans son verbe, qui est comme un chant! Et Misley est angélique et délicieuse! Duard est un docteur plaisant et grotesque à souhait, Worms est le plus suave, le plus éloquent, le plus dévoué des écuyers; Laurent est un frère généreux et passionné; Maxudian a de la majesté et de la bonhomie; enfin, dans le rôle écrasant de Néri, Decœur a une satisfaction de belle brute, un orgueil de bravache avantageux, une rage de bête traquée, un abattement chaleureux, une dissimulation de prisonnier, une fureur de vaincu sanguinaire qui donnent le frisson.
Et le public est remué, ému, terrorisé par ce drame où il y a des sentiments effrénés, des costumes admirables, des tentures, des voûtes bien reproduites, des sérénades, des cris, des lames, des armures, de la fatalité voulue—et, en travesti violet pourpre, sous une perruque noire et un voile de faiblesse et de méchanceté, les yeux, la bouche, la grande voix et le grand cœur de Sarah Bernhardt.
BOUFFES-PARISIENS-CORA LAPARCERIE.—Le Jeune Homme candide, comédie en deux actes, en prose, de M. Pierre Mortier; Xantho chez les courtisanes, comédie en trois actes (dont un prologue) en vers, de M. Jacques Richepin, musique de M. Xavier Leroux.
Ce qu’il y a d’extraordinaire et d’inattendu dans les deux petits actes de cet ironique et brillant Pierre Mortier, c’est que le titre n’est pas menteur: il s’agit bien d’un jeune homme candide—et comment! Ce Gaston qui a peur de la liberté de propos et de gestes de sa fiancée Madeleine, par ailleurs sa cousine, qui brise son mariage, qui se laisse prendre aux fadeurs sournoises de Mlle Évangéline Tambour, élève du Conservatoire, qui se laisse escroquer un baiser furtif et terrible, qui se laisse menacer par le frère Martial Tambour jusques aux justes noces, inclusivement, qui se laisse taper et cocufier par son ami La Bréautière, prince du Pape (sic) et roquentin, qui laisse embrasser sa cabotine de femme par le cabot Saint-Éloi, qui reçoit chez lui une Totoche en jupe courte qui danse «Caroline», c’est une preuve suffisante d’excessive candeur.
Il finit par se reprendre et se révolter, par retourner à l’amour de sa cousine Madeleine, divorcée de son côté et mieux élevée, à l’ancienneté, par ne plus trembler devant la colichemarde du frère-bretteur Marius, par divorcer et épouser sa première fiancée. C’est gentillet, avec des mots de revue, de la bonne humeur et de l’humour.
M. Rozenberg est excellent dans le rôle de La Bréautière; M. Henry Lamothe est délicieux de bonne volonté et d’ahurissement en Gaston; M. Arnaudy est sagacement féroce et M. Régnier a de l’aisance.
Pour Mlle Juliette Clarens, dont c’était la rentrée aux sites de son premier triomphe, elle a été émue, mutine et charmante. Mlle Marie Calvill, pleine d’autorité doucereuse et cynique, Mlle Alice Vermell, les jambes nues et le corps en toute aisance, donnent de l’air et du ton à ce proverbe moderne d’un très jeune auteur qui a le plus joli passé et le plus riche avenir.
Xantho chez les courtisanes est, comme son nom l’indique, une initiation très spéciale, une descente aux enfers de volupté, une incursion de l’honnêteté en mal de plaisir dans les gouffres les plus savants de la caresse opportuniste et licencieuse. Mais l’art de Jacques Richepin n’est pas brutal: il ne nous introduit pas tout de go dans les arcanes du baiser, dans les écoles d’étreinte et de stupre gracieux de Corinthe: ce sont les trois Grâces elles-mêmes, Thaïs, Aglaé, Euphrosine, qui, toutes dolentes de leur béatitude et de leur éternité dans le délice des champs élyséens, soupirent vers les joies de la terre, et, doucement, en vers évocateurs, souples, ailés et fléchissant un peu des charmes d’ici-bas, elles nous ramènent à Corinthe, où l’on enseignait la beauté et les suprêmes plaisirs. Saluons ces déesses bien disantes et parfaites, Mlles Florise (Euphrosine), exquise, céruléenne et nostalgique; Moriane (Aglaé), délice à peine vivant et si pensif; Marie Marcilly, majestueusement mélancolique et tendre.
Et voici les courtisanes, en pleine action. Mais comment détailler ces leçons de choses et de gestes, ces dessins de pensers soumis et galants, ces raffinements présentés en raccourci, de vers souples, faciles et qui font tout pour rester chastes dans la vérité la plus éperdue?
Myrrhine, grande-prêtresse de l’Aphrodite des jardins et des chambres closes, reçoit, après avoir congédié, un instant, ses actives élèves, la matrone Xantho qui voudrait savoir comment retenir et garder son fugace époux Phaon. Vous dire comment, un moment après avoir appris les premiers éléments, après avoir mi-accueilli, mi-repoussé l’irrésistible Lycas, Xantho assiste, derrière un rideau propice, aux ébats de son mari Phaon, qui redevient un ancien chevrier, avec l’omnisciente Myrrhine; comment elle s’éprend, de rage, de la plus atroce passion pour le beau Lycas; comment Lycas, pour avoir épuisé sa force de passion, de tendresse et de courtoisie avec des esclaves noires, ne peut répondre aux prévenances de Xantho voilée et qui veut confondre son volage époux, je ne le pourrais pas même en le désirant violemment. Tout finit très bien: à peine si Phaon a été infidèle: il a trouvé dans sa faute—mais est-ce une faute? nous sommes en Grèce?—une vigueur nouvelle et des sciences sans fin: sa femme, sans péché, malgré elle, se révèle à lui; en enlevant un à un ses sept voiles de mystère: ils seront très heureux.
Mais il ne s’agit que de l’atmosphère opiacée, des aromates, des étoffes, des corps charmants et à demi dévêtus, des danses endiablées et divines où la chair a l’air de tourner pour débrider l’âme et où le mouvement, la ligne, l’insinuation vont jusqu’à l’évanouissement et la petite mort! Mlle Esmée a été la danseuse de cette extrême frénésie. Mlle Calvill a une majesté alliciante, une sincérité, un sourire merveilleux, Mmes Vermeil, Mielly, Florent, Mancel, Yval, de Beaumont, Stamani, etc., sont les corps les plus délicieux, les yeux les plus éloquents, les voix les plus profondes.
M. Henry Lamothe est un Lycas avantageux, énamouré, las, très pathétique et très amusant; MM. Arnaudy, Trévoux, Régnier, Frick sont excellents et élégants; M. Hasti (Phaon) a le comique comme involontaire et profond, savoureux et sûr de son personnage, en même temps qu’une certaine émotion, et Mme Cora Laparcerie (Xantho) a de la pudeur, de l’héroïsme, de l’horreur, du penchant, de la passion, de la rage et la tendresse la plus mélancolique.
Tout cela, dans de bons vers faciles, amples, gais et sûrs, dans des décors aimables et superbes, dans de la musique langoureuse et savante—mais ce n’est pas mon rayon—est un gage multiple de durée et de triomphe: tout le monde—enfin—voudra et pourra aller à Corinthe, à la Corinthe de Cora.
17 mars 1910.
THÉATRE DES VARIÉTÉS.—Le Bois sacré, comédie en trois actes, de MM. Gaston Arman de Caillavet et Robert de Flers.
Que la grande ombre sereine et blanche de Puvis de Chavannes me pardonne: la comédie-ballet qui a, hier, triomphé aux Variétés, ne m’a pas évoqué un instant son chef-d’œuvre pensant et nostalgique. Au reste, le Bois sacré de MM. Caillavet et de Flers n’a ni lointain ni mystère: c’est la direction des Beaux-Arts, direction toute fantaisiste (puisque, ces temps-ci, c’est un sous-secrétariat d’État), et qui stupéfierait le bon M. Marcel, ferait sourire l’exquis Henry Roujon, le charmant et regretté Gustave Larroumet, scandaliserait Turquet et Castagnary, et tuerait net—si ce n’était fait depuis longtemps—l’immarcescible Sosthène de La Rochefoucauld, qui mettait des feuilles de vigne aux statues et cadenassait le sourire de la Joconde—ou presque! Eh bien, vicomte, on s’embrasse, on chante, on danse, on flirte aux Beaux-Arts, en 1910, on s’y excite, on s’y pâme: l’ambition, la grâce, l’à-peu-près, la pantomime et l’outrance y dansent un cancan où ne manque même pas une musique offenbachique! Et, tout de même, vous ne seriez peut-être pas si indigné que cela, mon pauvre Sosthène, puisque les deux auteurs survivants du Roi disent son fait à la République, raillent l’ignorance des ministres démocratiques (fantaisie! vous dis-je, fantaisie!), font de l’antiféminisme galant, prêchent la vie de famille saine et franche—oh! avec des accrocs!—prônent les charmes de la campagne—avec un enthousiasme très parisien,—qui caricaturent avec bonheur le snobisme exotique, le ballet russe, et jusques à l’âme slave, chère à Eugène-Melchior de Vogué, qui ont même, à la suite de Mme Marcelle Tinayre, des mots sur la Légion d’honneur des femmes, et (peut-être) des hommes de lettres... Tenez, Sosthène, vous leur donneriez le cordon noir de Saint-Michel, comme dans le tableau de M. Heim, grand-père de notre Dumény!
Mais ces moralistes satiriques n’en ont cure: décorés tous deux, naturellement—on ne blague le ruban rouge que quand on l’a—ils auront le grand succès d’argent, d’esprit, de joie, de rire et de sourire, avec une pièce-revue, une pièce gigogne, aisée, lâchée, pailletée, pimentée, honnête, au fond, élégante, fine, froufroutante et tourbillonnante, jouée à la perfection—et quelle perfection, vivante, intense, heureuse!
Donc, Francine Margerie est une des premières romancières du temps. Elle est très simple et très heureuse et imagine à loisir. Terriblement popote, elle se console des adultères et des incestes qu’elle échafaude en aimant bêtement, depuis quatorze ans, son magnifique bêta de mari, Paul, homme d’épée, de sport, de grand air. Elle a horreur des distinctions honorifiques et n’admet que la paix des champs. Pourquoi faut-il qu’un hasard de cabinet de lecture lui fasse trouver dans un tome des Mémoires de la duchesse de Dino une lettre d’amour? Pourquoi faut-il que l’auteur de cette missive vienne chez elle pour organiser une représentation au bénéfice des anciens premiers prix du Conservatoire, et que cet auteur soit la femme légère et frivole du directeur des Beaux-Arts, Champmorel? Pourquoi faut-il qu’un étrange comte russo-napolitain, le colonel-danseur Zakouskine, soit là pour s’être reconnu dans un des héros de Francine—et comment!—et fasse une impression immédiate sur l’inflammable et électrique Adrienne Champmorel? Et pourquoi faut-il, surtout, que, par jalousie contre sa rivale, Mme de Valrené, qui va être décorée, Francine, soudainement, aspire à l’étoile de Napoléon, qu’elle retourne son époux, déboucle ses malles, se décide à intriguer, à faire intriguer et à envahir le Bois sacré, la direction des Beaux-Arts?
Nous y voici, au Bois: il y a des lauriers et des verdures de Beauvais; la sous-Excellence Champmorel, béate, ignare, monumentale; un huissier contempteur du présent et ancien suisse à Saint-Roch; des attachés fort détachés de tout savoir; un grand désordre et une paresse souveraine. Mais ne détaillons pas: Francine vient solliciter Champmorel, qui la presse—et qui le gifle; Adrienne désire véhémentement Paul qui se refuse; l’irrésistible et volage Zakouskine tâche à se disculper, par pantomime et danses, d’une infidélité certaine que ladite Adrienne ne veut pas encaisser; Francine, pour retrouver sa croix, engage son mari à être aimable envers la surintendante, et, de fil en aiguille, Paul Margerie se laisse aller, embobiner et lier. Sa «bonne figure de distribution de prix» s’unira au museau d’écureuil d’Adrienne—et voilà un beau dévouement. Quant à Champmorel, repoussé par Francine, il se consolera avec Mme de Valrené: horreur! la voici: c’est un vieux monsieur!
Et comment conter le troisième acte? C’est la répétition du divertissement en l’honneur des lauréats du Conservatoire: Champmorel y prononce un discours, Francine s’aperçoit de son infortune et reçoit la croix d’honneur, Paul et Adrienne y échangent les adieux de Titus et de Bérénice et les adieux de Fontainebleau. Francine et Paul se réconcilient, se retrouvent et se reprennent, redeviennent tout simples et campagnards, au point que la romancière renonce à son ruban si chèrement gagné, mais, avant ce dénouement ironique et charmant, quelles comédies, quelle danse inouïe de Zakouskine et d’Adrienne, quel chahut rythmique, voluptueux, canaille, satirique et chaleureux, en costume, en œillades, en pointes, d’un comique qui trotte, qui bondit, qui souligne! Quelle pétarade de mots, de gestes, quel spectacle, quelle parade, quelle parodie philosophique, mondaine et presque sociale!
Les danseurs sont Max Dearly et Ève Lavallière—et ils parlent. La sûre fantaisie de Dearly, fine dans la pire outrance, juste et quasi justicière, sa fatuité candide et chantante, la gaminerie innocente et pimentée de Lavallière, ses yeux, sa bouche de lis, ses jambes de péri et son baiser congénital n’ont pas besoin de commentaire: c’est le chef-d’œuvre, c’est la nature. Nature aussi, ce Paul Margerie d’Albert Brasseur, ouvert comme une fleur, solide, tout costaud, tout offert, sucre de pomme, et si facile au bonheur! Nature, majestueusement, merveilleusement, en grand artiste, Guy (Champmorel), si à son aise dans la pourpre démocratique et la sérénité conjugale! nature, le gaffeur prédestiné et trop dévoué des Fargettes (Prince)! nature, l’huissier réactionnaire et dédaigneux Benjamin (Moricey)! nature, MM. Avelot, Dupuis, Charles Bernard, Girard, Didier et Dupray! Et Mmes Marcelle Prince, Chapelas, Debrives, Fraixe, etc., sont délicieuses et vraies.
Mme Jeanne Granier (Francine) est un miracle de charme, de simplicité, de pétulance, d’inconscience, d’injustice, de jolie émotion, de gentil dépit—et son rire, vous le connaissez! Et il serait incroyable, n’est-ce pas? que dans cette pièce épicée et savoureuse, on ne parlât pas de caviar: c’est le gigantesque M. Strub qui en parle à la perfection—en russe.
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Le noble auteur d’Electre, Alfred Poizat, vient de faire applaudir à Femina une tragédie d’honneur et de devoir, Sophonisbe, que Mme Bartet voulait interpréter, et qu’elle interprétera un jour, et, aux Mathurins, M. Charles Simon, l’un des auteurs de cette inoubliable Zaza, a vivement intéressé un public chaleureux aux péripéties commerciales et sentimentales de la maison Doré sœurs. Saluons les traînes des robes parisiennes et les voiles africains, classiques et nouveaux.
21 mars 1910.
THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—La Bête, pièce en quatre actes, de M. Edmond Fleg.
Mlle Lucienne Esselin a vingt-quatre ans, tous les dons et toutes les vertus. C’est «la bonne fée» de Boischarmant. Entre sa mère et son admirable grand-père, le docteur Bussière, octogénaire et entomologiste—depuis l’admirable article de Mæterlinck sur M. Fabre, l’entomologisme se porte beaucoup—elle épand ses bienfaits sur le village, ne se marie pas et semble «aimer l’horreur d’être vierge» chère à l’Hérodiade de Mallarmé. Son cousin germain, Guillaume Bussière, partage son temps entre les plus rares études scientifiques et la pire débauche, mais ce jeune homme indifférent fronce le sourcil en apprenant qu’un de ses anciens amis, Pierre Marcès, est dans les environs et qu’on le reçoit: ce Pierre est le plus méchant des hommes, aigri par sa misère passée et tombé du génie au vice torturant et amusé, en compagnie de son complice le peintre Claude Patrice, qui, par hasard, est là aussi. Et, en effet, fat, plat, insolent, Marcès tient tête à tous les sarcasmes de la jeune fille, s’invite, s’installe, domine Mme Esselin, ensorcelle le docteur. Une mystérieuse visiteuse endeuillée vient prévenir Mme Esselin: Marcès est l’indignité même, séduisante, irrésistible; il a fait un pacte avec Patrice pour réduire Lucienne au rôle de jouet: qu’on prenne garde! Et c’est la propre mère de Marcès! Horreur! On chasse l’infâme. Mais il a tout entendu et, sans hésiter, il s’empare de la vierge-fée, étouffe ses cris, l’entraîne, la prend de force—et comment!
Oui, comment! Car Lucienne a pris goût à son tourment et à sa honte. Ses sens se sont éveillés, tout-puissants; elle est l’esclave ravie, l’épouse-maîtresse de Marcès. Elle reçoit ses amis tarés, ses anciennes maîtresses, sourit à tous et à toutes, et, la nuit, se livre à tous les caprices, à tous les raffinements de son bourreau dépravé. Elle est la proie humide et froissée, la bête pantelante, un réceptacle de volupté charmé, grouillant et goulu. Son cousin Guillaume, devenu grand homme et—enfin!—amoureux d’elle, tâche à retrouver dans ce gouffre un peu de la fée-vierge d’hier, d’il y a deux ans: il y parvient et Lucienne se secoue, crie son dégoût et sa lassitude; mais le monstre, Pierre Marcès, revient dompter sa femelle: elle s’abandonne et son sexe lui remonte au cerveau. Heureusement, Marcès n’a pas son compte de délices: il lui manque le piment de la jalousie. Il lance son Claude Patrice, retour de l’Inde, comme M. Brieux, sur sa femme, oblige Lucienne à lui faire bon visage, à se laisser émouvoir par lui, écoute, caché, tel Néron, leur discours, et ne paraît que lorsque le peintre va étreindre la pauvre bête: c’est bien, très bien: il a vibré!
Et le bon Guillaume, qui ramène la mère de Lucienne, qui ramène à la misérable et passive brute sa pureté première, sa famille irritée, le calme saint du village enchanté, se brise ou se briserait au pouvoir cynique et malsain du démon Marcès, à son priapisme incisif, à ses évocations de stupre, à son argument—dirai-je ad hominem?—du lit soudain étalé, du lit glorieusement crevassé, éventré et souillé, si lui-même, le bon Guillaume, n’entraînait pas, n’emportait pas brutalement sa cousine écartelée entre le vice et la vertu! Et Marcès ricane: la fugitive restera sa chose: elle a sa marque, son sceau, ses morsures: elle aura faim et soif de lui.
Et il en est ainsi, malgré tout. A Boischarmant, redevenue fée enseignante et jeune fille, Lucienne repousse la mère de Marcès, mais n’ose se donner à Guillaume, dans la crainte que le geste ne lui rappelle, ne lui rapporte son être de bestialité passive dans le même temps que le souvenir, l’empreinte, l’étreinte de son triste époux. Il faut que Marcès vienne lui-même, qu’elle se dépouille de sa terreur, qu’elle puisse le recevoir, l’entendre sans l’écouter, pour qu’elle s’aperçoive qu’elle ne subit plus son ascendant, que la bête est morte en elle, qu’elle recouvre sa virginité d’âme et—presque—de corps et qu’elle peut se donner, en bon ange, à l’angélique Guillaume. Et le mauvais ange Marcès s’en va, foudroyé, en proférant de vagues et vaines malédictions.
Telle est cette pièce symbolique et biblique où les luttes du mal et du bien revêtent un costume moderne, où l’on dit des mots parisiens et où l’on vante même telle ou telle marque bien moderne, telle ou telle maison consacrée. Il y a eu, de-ci, de-là, un peu de flottement et d’hésitation, des inexpériences et des morceaux de bravoure un peu préparés et presque inutiles, une distinction d’esprit trop constante et assez maniérée et comme une certaine naïveté dans le profil perdu du vice et l’ombre portée de ses manifestations, mais il y a du pathétique, de la subtilité, de la sincérité, de la flamme et jusqu’à une atmosphère de lubricité coupable et, d’ailleurs, condamnée.
Mais qu’importe en une parabole? Dans la réalité, un être aussi méchant que Pierre Marcès tuerait et ne s’effacerait pas; mais n’est-ce pas l’ange déchu de la Bible qui se laisse accabler? Et Lucienne, sous la caresse de Guillaume, ne se souviendra-t-elle pas de Pierre? Revoyez l’Empreinte, de M. Abel Hermant! Mais nous assistons à une moralité, à un drame symbolique et éternel où la chair, la chair serve est un véhicule de l’esprit de Dieu, de l’âme éparse, et qui triomphe à son heure, en famille.
M. Edmond Fleg a eu des interprètes ondoyants: si, dans le personnage de Pierre Marcès, M. Gémier a été implacable, câlin, sournois, félin, formidable et lâche, un Karagheuz-Tartufe, un Don Juan-vampire, un Satan-Taupin, M. Rouyer, un Claude Patrice pleurard, pitoyable et d’une audace tactile un peu brusque, Henry Roussell est un Guillaume d’abord riant, puis bouillant, et d’une ardeur assez monotone; M. Clasis fait une jolie figure d’entomologiste; MM. Flateau et Saillard passent trop vite, excellemment.
Mmes Jeanne Éven (Mme Esselin), Léontine Massart (Mme Marcès) sont dignes, pathétiques et charmantes; Mmes Mirval et Lécuyer passent, délicieusement; Mlle Jeanne Fusier est une gamine qui saute, danse, pépie et palpite, et Mme Andrée Mégard (Lucienne) est tout esprit et tout chair: elle a des yeux de martyre, des bras d’étreinte, une chair où il reste de la volupté, de la crainte où stagne du désir, de l’inconscience qui se repent: c’est moderne, antique, réel.
4 avril 1910.
THÉATRE DES NOUVEAUTÉS.—Le Phénix, pièce en trois actes, de M. Raphaël Valabrègue: On purge Bébé, pièce en un acte, de M. Georges Feydeau.
Non content de devoir, comme ses mythiques congénères, renaître un jour de ses cendres, le Phénix de M. Raphaël Valabrègue a mis vingt-quatre années à se produire à la rampe. Mais depuis que la race maudite et sacrilège des critiques dramatiques ne fait qu’une bouchée des plus larges efforts et ne bénit pas les auteurs qui ont œuvré des siècles pour la faire bâiller quelques heures à peine, qu’importe le temps, hélas!
Donc, le phénix en question, c’est ce brave docteur Delamarre qui, chaque été, se donne un mois de congé, va le passer dans les Alpes ou les Pyrénées, présente un faux docteur Delamarre (son fidèle ami Ducastel), se présente lui-même sous des pseudonymes variés, fait un doigt ou une main de cour à des dames diverses, se les envoie, si j’ose dire, quitte à les épouser plus tard; se permet des différences au jeu qu’il paiera le lendemain et, crac! fait disparaître au bon moment son personnage d’emprunt au fond d’une crevasse complaisante! Plus de fiancé! plus de débiteur! Et il n’y a plus que l’honorable et grave docteur Delamarre!
Le malheur est qu’il est tombé, cette fois, à Allevard, sur la fille d’une tireuse au pistolet qui fait mouche à tout coup, que cette tireuse, Mme Prune—rien de l’héroïne de Loti—est une ancienne maîtresse de son beau-père, M. d’Outreval, que tout le monde se retrouve à Paris, que d’Outreval doit épouser Mme Prune, que le fidèle Ducastel, arrêté pour avoir assassiné les fausses incarnations de Delamarre, ne peut épouser la belle sœur de Delamarre, en l’honneur de laquelle il a été héroïque, parce qu’il est un fils naturel de d’Outreval; que la terrible Prune joue de son revolver à tout bout de champ et qu’il faut trois actes—trois grands actes—pour que Ducastel ne soit plus le frère de sa fiancée et qu’il l’épouse; pour que d’Outreval n’épouse plus Mme Prune et pour que le docteur Delamarre revienne totalement à ses malades, à sa charmante épouse Cécile, et renonce à ses déguisements, à ses frasques et à sa phénicité.
Louons Mme Caumont (Mme Prune), exubérante et à répétition; la charmante Carlix, l’exquise Louise Bignon, Mlles Parys, Jenny Rose et Delys, MM. Coquet (Delamare), Gorby (Ducastel), Landrin, Minard, Choisy, Lauret et Grelé, et Germain, qui reste lui-même—et c’est tout un orchestre, à lui seul, de fantaisie et de gaieté.
Si le personnage principal de l’Iphigénie à Aulis, d’Euripide, n’est autre que le vent, l’âme de la pièce de M. Feydeau est, si j’ose dire, un seau de toilette, sans parler de deux pots de chambre qui meurent à la cantonade, à la fleur de l’âge. Cette farce est effroyablement comique. Il s’agit, au propre, d’un bébé qu’on purge, que l’on purge pour de vrai. Et tout disparaît devant cette opération qui tarde à être miraculeuse. Mme Follavoine ne s’habille pas pour rester plus servilement mère, met son seau sur les fauteuils et le bureau de son époux, traîne son peignoir sale et lâche, ses sandales, ses bas tombants, ne parle que de la matière et de son angoisse d’une noblesse intime, néglige ses cheveux et ses invités. C’est à mourir de rire. Et ça devient tragique: l’invité de marque, directeur au ministère de la guerre, doit boire l’eau dépurative pour mettre l’enfant en confiance, l’enfant tonne, rue, ne boit rien, et l’invité apprend, pour rien, qu’il est cocu: sa femme s’évanouit, l’amant éclate et bat! Mais comment conter cette pantomime, pour ainsi parler, farcie de mots, de gestes, et qui n’est pesante que pour s’affirmer moliéresque?
Cassive est épique et inoubliable de naturel, de justesse à peine appuyée dans le rôle de la mère; Marcel Simon est parfait en père martyr; la petite Lesseigne est un gosse très rigolo et M. Germain est la plus délicieuse et la plus majestueuse des ganaches. Georges Feydeau, grand maître du Rire, a triomphé, une fois de plus, in materialibus. Ajoutons que, officier d’administration de territoriale, il a fort spirituellement blagué le sous-secrétariat d’Etat à la guerre. Si on lui donnait le troisième galon? Il a bien mérité de la joie nationale!
13 avril 1910.
THÉATRE DU VAUDEVILLE.—Le Costaud des Epinettes, comédie en trois actes, de MM. Tristan Bernard et Alfred Athis.
C’est le Soupeur inconnu.
Ou plutôt, c’est l’éternel héros de Tristan Bernard, se déhanchant entre le vice et la vertu, entre la fatalité et la veine, veule, gentil et gnangnan, loupeur, gouape et pis, au demeurant le meilleur fils du monde. De son observation et de sa fantaisie, de petits faits pittoresques et parfois inutiles, recueillis avec amour, l’auteur d’Amants et voleurs orne, sertit, soutache et charge sa philosophie optimiste et ironique: le Hasard mi-partie, mauvais et bon, s’offre et dispose; les événements se coalisent et se neutralisent—et tout finit bien, à cause de l’adorable et merveilleuse paresse du fécond Tristan qui ne peut rester trop longtemps sur un sujet, à cause de sa tendresse incurable qui ne peut imaginer des êtres trop ignobles ou trop malheureux—et voilà la raison d’une délicieuse mollesse, d’un arbitraire exquis, d’un mouvement sans rigueur dans la technique dramatique et la psychologie de M. Bernard. (Alfred Athis me pardonnera de ne pas parler de lui: le collaborateur profond, savant et délicat de Tristan Bernard est pour lui un autre lui-même et je l’en félicite de tout cœur.)
Et le Costaud des Epinettes, qui a ému et charmé, aurait pu, pour son triomphe, se restreindre à son troisième acte, plein, varié, tragique et alangui, très Grand-Guignol en ce temps où le Grand-Guignol s’installe partout—et au Théâtre-Français. Mais MM. Bernard et Athis ont tenu gentiment à préparer ce drame intime, à éclairer leur lanterne sourde, à détailler leur horreur et leur délice. Merci.
Nous passons donc le premier acte dans un brave caboulot de chevaux de retour, apprentis-repris de justice, chevaux de retour et autres poulains: c’est du bon monde. Or, tandis qu’on fête l’ami La Tanche, frais revenu de la prison de Fresnes, un monsieur élégant vient demander M. Doizeau, qui sert de comptable, de temps en temps, au patron du lieu, l’oncle Tabac. Il s’agit d’un coup—et le type est là: c’est Gabriel, un dur et un solitaire. Et comme c’est simple! Il ne faut que buter une grue qui ne veut pas se séparer de lettres compromettantes pour un député qui fut jadis son amant! Rien du tout, quoi! Mais, quand il apprend qu’il faut lier conversation avec la personne et l’empaumer avant, le Gabriel s’excuse: il n’est pas causant! Le turbin, soit! Le pallas, nib de nib! Gomez, le monsieur élégant, en resterait comme deux ronds de frites, et l’entremetteur Doizeau serait chocolat s’ils ne s’avisaient pas de recourir à l’oncle Tabac: justement, ce bistro a quelqu’un dans son garde-manger, un ancien riche, Claude Brévin, qui lui doit deux mille francs et qui, après quatre cent dix-neuf métiers et trente mille malheurs, est sec et sans un, prêt à tout. Il est moins prêt depuis qu’il s’est restauré, grâce à la générosité de Tabac: il a des bouffées d’honneur et d’héroïsme. Mais tant pis! il consent au crime pour payer ses dettes. Et il ira au souper de centième où il trouvera sa victime.
Nous y voici. Défilé de courtisanes huppées, décolletées, endiamantées, d’auteurs plus ou moins grotesques, d’acteurs paonnant, de mots, d’à-propos, de chichis: hors-d’œuvre et entremets. Voici surtout Claude Brévin, le costaud des Epinettes, en habit loué, surveillé étroitement par son sanglant manager Doizeau. Il rencontre un ancien ami, Valtier, qui le réconforte un peu et rassure son honnêteté plus qu’hésitante. Mais Claude, entre sa vie d’avant-hier, son néant d’hier, son horreur d’aujourd’hui, frémit atrocement à la vue de chaque femme qui entre: est-ce celle-là qu’il doit tuer tout à l’heure? Un moment, il saute de joie: sa victime présomptive, Irma Lurette, a la fièvre: elle ne viendra pas! La voilà: une toilette—et quelle toilette!—a eu raison de son malaise! Déjà Claude est touché: le bongarçonnisme faubourien et un tantinet mélancolique d’Irma va l’achever. Mais, hélas! la courtisane l’agonit d’injures parce qu’il éloigne d’elle, en une colère nerveuse, un banquier bien intentionné. Tant pis pour elle! Elle n’est qu’une fille vénale et malapprise! Elle ne le suit (ou l’emmène) que pour un rubis offert! Tant pis! Tant pis! Tant pis!
Nous voilà chez la pauvre Irma. Les domestiques ont été savamment éloignés. La malheureuse est un peu embarrassée, un peu charmée de ce drôle de type qu’elle a emmené. Elle ne le connaît pas; il lui a donné une bague, il dit qu’il est riche, mais sans conviction. Elle ne l’aime pas et ne se donnera pas à lui. De fil en aiguille, par besoin de parler, elle se confesse à ce passant: elle n’a pas de chance et n’en aura jamais, elle est une bonne fille méconnue et qui se défend—d’avance. L’infortuné Claude avoue à son tour, avec rage, qu’il est pauvre. Qu’importe? Ah! la vie n’est pas drôle! La mort non plus! Tandis qu’Irma est dans sa chambre à coucher et revêt un peignoir, le sieur Brévin redevient (ou devient) le Costaud des Epinettes: il éteint l’électricité et prépare ses instruments. Mais qu’est-ce? Une ombre! Claude l’étreint, la renverse: un cambrioleur, peut-être un assassin! Le meurtrier officiel a sauvé sa victime d’un surineur de hasard! Et la triste Irma est tellement saisie d’épouvante, après avoir renvoyé l’intrus, qu’elle s’évanouit, qu’elle a besoin des soins de Claude, qu’elle est une toute petite fille de rien. Alors le Costaud n’en peut plus: il crache et pleure sa honte, dit ce qu’il était venu faire. Horreur! horreur! Mais vous voyez que tout se termine—si c’est finir—en attendrissement, en douce: pardon général! amour partagé! Le hideux et tremblant Doizeau, qui habite au-dessus, a entendu la chute d’un corps: il reçoit les lettres compromettantes, donne les dix mille francs, prix du sang, et le billet pour Bruxelles qui doit éloigner l’assassin de l’échafaud: ai-je besoin d’ajouter que c’est précisément à Bruxelles que se rend la tournée dont fait partie Irma et à laquelle Claude va s’adjoindre? N’empêche que Doizeau a frémi du cynisme du Costaud: tout est bien!
Et tous ces gens-là sont très gentils: il n’y a pas un seul vrai coupable: les voleurs aiment bien leurs pères, le bistro ne refuse pas un verre de vin ou un «ordinaire» et le cambrioleur a peur de sortir seul la nuit! Ah! mon vieux Tristan! et vous, mon cher Athis, faites des apaches et des honnêtes gens à votre image! Mais c’est de la littérature!
Claude Brévin, c’est Louis Gauthier, parfait de colère, de tendresse, d’angoisse, pathétique et simple; Lérand est merveilleux dans sa silhouette aiguë du sinistre Doizeau, et Joffre magistral dans son personnage d’oncle Tabac. Jean Dax est un cambrioleur discret, poli et pittoresque; MM. Levesque, Baron fils, Luguet, Léry sont très amusants dans des figures épisodiques; Larmandie (Gomez) est coquettement sinistre, Pierre Juvenet est joliment honnête, spirituel et courageux; Lecomte est un Fresnard effréné, Ferré un lutteur qui a le sourire et le mot, MM. Keller, Faivre, Duperré, Lacroix et Vertin sont excellents.
Il faut louer les charmantes Carèze, Dharblay, Farna, Fusier, Lyanne et Gipsay, la parfaite Cécile Caron, l’inénarrable Ellen-Andrée. Mais—il faut être juste pour tout le monde—Mlle Lantelme vient de gagner—pour de bon—ses éperons. Gamine, populacière, outrancière, argotique, rosse, cavale qui secoue ses glands d’or comme d’incommodes liens ou brave petite âme qui s’évade de son passé et de son métier, qui retrouve et reconquiert sa tendresse et son sentiment, à la fatigue, elle a eu des mines, des gestes, des rires, de la fièvre, de la peur et de la joie, à nouveau, qui sont, en détail et en bloc, une révélation. Grâce à elle, Irma Lurette est un peu là! Et l’on ne peut imaginer une seconde qu’on la tue! Lantelme est une grande artiste et—ce qui est plus rare—une grande artiste en pleine jeunesse, en pleine vie, en pleine action.
THÉATRE SARAH-BERNHARDT.—Le Bois sacré, pantomime en deux tableaux, sur un poème rythmé de M. Edmond Rostand, musique de M. Reynaldo Hahn.
Ah! la radieuse antiquité! Le parfum de pureté, de charme et d’harmonie qui enveloppe les pires tumultes de la Grèce, le sentiment—sentiment aussi parfait que la pensée—qui voile et glorifie les œuvres de chair et les sourires, la grâce aisée et ailée qui drape les attitudes, les sommeils et les réveils!
Lorsque le fervent et lointain Pierre Louys, qui sut retrouver si magnifiquement l’âme d’Alexandrie, de Corinthe et d’Athènes, se demanda s’il pouvait exister, en notre temps de progrès ouvrier et de civilisation bourgeoise, une volupté nouvelle, il imagina des poètes et des courtisanes—et c’est tout un, n’est-ce pas, Claude Farrère?—qui ne s’épatent de rien en notre confort vertigineux et notre vitesse démoniaque, qui regrettent de luxueuses recherches et, finalement, ne goûtent qu’une découverte, qu’une conquête: la cigarette!...
Mais ce ne sont que des hommes et des femmes. Restent les dieux, les dieux de l’Olympe et du Taygète, les dieux tout-puissants sous le contrôle de la Fatalité, les dieux tout aimables, formidables de suavité et d’enchantement, passionnés d’aventures, de miracles et de sérénité, de métamorphoses terribles et souriantes, les dieux au caducée, les déesses aux yeux de violette, au croissant d’or, au casque d’argent, troupe toute armée, toute aimante, souveraine et farce, élite de délice enivrée d’ambroisie, d’hymnes et de sacrifices, les déesses et les dieux qui avaient besoin, pour vivre, des chants d’Hésiode, de Sophocle et de Virgile et qui sont morts avec le grand Pan, en un jour de brume inélégante et obscurantiste.
Eh! non! ils ne sont pas morts! Un peu traqués, un peu dédaigneux, ils voguent sur la terre comme aux temps où ils émigrèrent en Egypte. Ils hantent le bois sacré que nous peignit l’immortel Puvis de Chavannes et que, après lui, Lucien Jusseaume, qui sera immortel, nous orna, nous noua féeriquement et divinement. Dieux en exil, ils devisent des grandeurs passées; le bon Louis Ménard n’est même plus là pour leur tresser des couronnes: ils sont abandonnés, invisibles comme un simple Gygès, et, s’ils ont de l’esprit et de la gaieté, c’est que M. Edmond Rostand est là, dans un joli élan de piété et de pitié, dans un beau mouvement de fantaisie amusée et profonde, dans un geste exquis de raccommodeur de siècles, de civilisations, d’ères et de cycles, d’Empyrées et de ciels. Vous pensez bien, mortels, que, dans nos jours disgracieux, ces habitants de l’Olympe en non-activité par retrait d’emploi ne peuvent se contenter d’une simple cigarette pour se réconcilier avec notre engeance: il leur faut plus gros gibier et plus gros feu.
C’est une automobile, une brave auto qui les ravit et les ranime, une auto en panne, montée par deux amoureux: les amoureux ont avivé les cœurs des dieux et l’auto, remise en action par cet excellent Vulcain, les emmène en voyage...
Mais comment détailler la gaminerie pensante et rêveuse, la légèreté élégiaque, la joliesse majestueuse de ce poème? Comment louer la diction superbe et attendrie de ce magnifique Brémond qui est le récitant, l’évocateur, et qui, lui-même, sort, un instant, de l’Olympe? Et si les deux amants, M. Guidé et Mlle Marcelle Péri, sont divinement en chairs et en os, M. Decœur (Vulcain), M. Krauss (Mercure), M. Maxudian (Pan), M. Cauroy (Morphée), MM. Duard, Worms, Luitz; Mmes Jane Méa (Vénus), Marie-Louise Derval (Hébé exquise); Mlle Pascal (Junon); Mmes Desroches, Ringer et Lysia, les jeunes Debray et Schiffner sont une couronne scintillante de dieux et de déesses païens à damner tous les saint Antoine et c’est un spectacle charmant, lointain, rare, d’une beauté sonore, discrète et voilée à laquelle une musique savante de Reynaldo Hahn apporte un bruissement éolien, d’une volupté en sourdine, d’une demi-ironie teintée, d’une saveur pieuse et proche qui touche, pâme et dure...
Et pour que ce soit, tout à fait, un soir de poésie, la grande Sarah Bernhardt reprend ce rôle de Jacasse, si jeune, si joli, multiple et ému, dans ces adorables Bouffons de Miguel Zamacoïs: vous avez encore dans l’oreille la chanson du vent, vous avez dans l’esprit, lecteurs, l’article vibrant que Catulle Mendès consacra, d’enthousiasme, à cette fantaisie parfaite et parfaitement enjouée qui a retrouvé son premier triomphe.
Voilà une belle journée d’art qui aura les plus délicieux lendemains: les vers vont refleurir sur les lèvres des hommes, les femmes vont redire un poème d’amour: Mme Sarah Bernhardt a bien mérité d’Apollon, de Cupidon et d’Hébé!
THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Coriolan, drame en trois parties, de William Shakespeare. (traduction de M. Paul Sonniès.)
Parmi les hommes de guerre qui portent les armes contre leur patrie, Coriolan a toujours eu une moins mauvaise presse que le connétable de Bourbon ou cet étourneau d’Alcibiade: c’est qu’il n’est presque pas traître. S’il accepte, si, même, il propose de marcher sur Rome à la tête des armées volsques qu’il écrasa jadis, c’est que ses ingrats compatriotes l’ont banni et ruiné, que, de son métier, il est général et général vainqueur, et qu’il ne sait pas faire autre chose. Sont-ce, d’ailleurs, des compatriotes qu’il vient réduire à quia? Qu’y a-t-il de commun entre sa grande âme patricienne, son génie de bravoure et son cœur de lion et cette plèbe lépreuse, pleine de fiel et de vermine, baveuse et lâche, vile et méchante? Au reste, dire que, avant ou après sa victoire de Corioles, Caius Marcius traite le peuple comme poisson pourri serait singulièrement affaiblir sa pensée. Voici comment il parle aux électeurs: «Que demandez-vous, chiens?... Quiconque se fie à vous trouve des lièvres quand il voudrait trouver des lions, et des oies quand il voudrait des renards; vous n’êtes pas plus sûrs, non, que le charbon de feu placé sur la glace, ou les grêlons exposés au soleil.» Par une coïncidence curieuse, mais pas très rare en ce moment, les abords de l’Odéon étaient occupés par des foules que haranguait l’illustre citoyen Renaudin et, par les bribes de discours qui traversèrent les murailles, je dois avouer qu’il était bien plus poli que le Romain Caius Marcius.
La lutte éternelle entre le génie et la sottise, les excitations sournoises des tribuns Silanus Velutus et Junius Brutus, la grasse et joviale sagesse du sénateur Menenius Agrippa, la tendresse, et l’éloquence de la mère de Coriolan, Volumnia, et de son épouse Virgilia, les scènes populaires de faim, d’émeute, de vote et de révolte, les scènes militaires de luttes, de sièges, de mort et de triomphe, les festins et les conspirations ont été admirablement comprises et rendues par le délicat et profond poète qu’est Paul Sonniès: il a découpé, avec une habileté précise, l’intégral chef-d’œuvre de Shakespeare en vingt-six scènes poignantes, ironiques, sarcastiques et cruelles: son éloquence personnelle a pris l’éloquence shakespearienne par la gorge et lui a fait rendre tous ses sons, tous ses mots: c’est de la lave frémissante où l’invective, le dégoût, la rage galopent, crachent, foudroient: c’est terrible!
Et André Antoine, incomparable metteur en scène, a su enfermer et encadrer, en un décor unique, et presque sans entr’acte, les vingt-six décors changeants et renaissants de Coriolan, les rues de Rome, la maison de Coriolan, la maison d’Aufidius à Antium, la tente du général, le Sénat de Corioles, etc. Et rien n’est plus grand que la colère de Coriolan et son lent attendrissement devant les supplications de sa mère, de sa femme et de son enfant qui emportent sa rancune mortelle contre son autre mère, l’ingrate Rome. C’est très bien joué. Romuald Joubé est un Coriolan sauvage, passionné, pathétique; M. Lou Tellegen est un vibrant et généreux Cominius; M. Bernard est un ample, merveilleux, délicieux et tendre Menenius Agrippa; MM. Chambreuil, Desfontaines, Denis d’Inès, Grétillat, Coste, etc., etc.—ils sont cent—sont excellents; Mme Grumbach est une mère d’une sincérité criante et d’une puissance dramatique fort touchante; harmonieusement pitoyables et douces, Colonna, Romano et Véniat, etc.
Et cette pièce peuplée et tumultueuse, héroïque et fière, hérissée de piques, de triques, de trompettes et de tambours, veut le succès le plus antique, le plus moderne, le plus pittoresque et le plus édifiant.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—Le Songe d’un soir d’amour, poème théâtral en un acte en vers, de M. Henry Bataille.
On n’aime qu’une fois. Que les sens, la chair, le démon de la vie, le vain désir d’échapper à tous les jeux du désespoir nous secouent et nous semblent revêtir d’une nouvelle casaque de forçat sentimental, nous retrouvons sous ces couleurs notre vieux cœur troué, notre pauvre âme morte: tout est souvenir et comparaison; nous nous retrouvons lorsque nous voulons nous oublier, et la plus profonde apparence de volupté fond à la mélancolie irrésistible et persistante du délice passé: il n’y a ni deux baisers ni deux étreintes!
Voilà le poème d’Henry Bataille. Poème dramatique? Non, heureusement, non! Qu’il y ait deux messieurs en habit noir dans cette tragédie élégiaque et un salon cossu et chargé, qu’une dame—c’est Cécile Sorel—soit la plus réelle, la plus élégante, la plus vivante des femmes adorables en activité de séduction, qu’il y ait là des vases massifs et des lampes pesantes, ce n’est que rêve, évocation, désespoir armé, ce n’est que vapeur de tristesse et d’éternité, ce n’est que nuance de larmes...
Qu’un M. Henri, célèbre par ses vers, plus célèbre par l’éclat d’une liaison notoire et par la rupture de cette union libre, soit appelé, cajolé et pressé par une citoyenne éprise de ce roman, en mal de passion littéraire et qui veut surtout entendre parler de l’autre sur l’oreiller et faire faire le parallèle, si j’ose dire, des caresses; qu’un fantôme trop vrai, qu’un fantôme agissant s’en vienne traverser cette idylle faisandée, que ce fantôme féminin—et plus que féminin—empêche le susdit Henri de parler et d’écrire, qu’il lui coupe toutes déclarations et toute inspiration, qu’il effeuille des roses, avance des pendules, baisse des abat-jour, raille, soupire, défie, qu’il—ou elle—finisse par emmener son amant défaillant et accablé, ce n’est pas étonnant, ce n’est pas effrayant. Mais, dans le drame si court, dans la quasi-pantomime, dans la récitation à la fois gamine et lyrique, il y a la poésie tourmentée, rare et familière de l’auteur de la Chambre blanche et du Beau Voyage; il y a sa terreur secrète et son infini et le frisson d’ici et d’au-delà qu’il adapte ou veut adapter à la scène, avec ses ailes et son cri... L’apparition est-elle morte? Est-elle vivante? Cette pure image est-elle celle d’une traîtresse? Nous ne le saurons jamais, comme nous ne pouvons savoir, dans la fluidité et la souplesse des vers, si c’est du vers ou de la prose: Lamartine, Musset, Poe, Baudelaire, Mallarmé, Jules Renard même, peuvent se retrouver en ce trouble harmonieux, en cette cascade mélancolique, fine, auguste et ironique au plus creux de la douleur.
C’est divinement joué. M. George Grand, poète un peu étoffé, a une jolie tristesse, fait un bel effort pour se ressaisir et pour échapper à l’obsession, est éloquemment possédé et repris; M. Alexandre ne fait que passer, excellemment; j’ai dit le los de Cécile Sorel, fée mondaine et désolée, admirable de noblesse câline et de gentillesse impériale et royale.
Quant à Julia Bartet, blanche, hiératique et molle de tendresse, voilée de lumière, de fleurs, de gaze, impondérable, errante, elle est le mystère et le miracle: de sa voix d’ailleurs, de son geste de rêve, de ses attitudes de tendresse et de sommeil, elle a replacé ce songe dans les nuages les plus émouvants: ange gardien, femme attachée à la chair, Muse et maîtresse—mais comment put-elle être infidèle?—elle a atteint la plus humaine et la plus inhumaine beauté et comme un sublime de sensualité ailée.
Et cette parabole en habit noir et en robe rose nous donne les mots de passe du paradis: Éternité, Fidélité!
26 avril 1910.
THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—Mon ami Teddy, comédie en trois actes, de MM. André Rivoire et Lucien Besnard.
C’est tout plein gentil. MM. Rivoire et Besnard viennent de découvrir l’Amérique. Et quelle Amérique brillante, lettrée, artiste, armée de goût et de volonté, tacticienne et triomphatrice, charmante et irrésistible! Ce n’est pas seulement pour n’avoir pas à saluer son prénom que l’ex-président Roosevelt a fui, en même temps que Paris, cette pièce patriotique et yankee: il en serait mort d’émotion, d’orgueil et de reconnaissance.
Touchant rectificateur de légendes, André Rivoire, auteur de Il était une Bergère et du Bon roi Dagobert, s’est attaqué à la légende de l’oncle Sam, brutal et grossier, et le réaliste attendri qu’est Lucien Besnard lui a emboîté le pas. Ils nous ont donc présenté leur ami Teddy Kimberley, lauréat de l’Université d’Harvard, presque aussi érudit que M. Morton Fullerton et ayant à peine un peu plus d’accent que lui—pour la convention théâtrale. Introduit par le dessinateur humoriste d’Allonne dans le salon de sa cousine Madeleine, mariée au député influent Paul Didier-Morel, il condamne d’un seul coup d’œil et de peu de mots les jeunes filles, plus ou moins divorcées, qui y pépient, et une pendule faussement attribuée à Falconnet ou à Le Roy: cet oiseau rare, cet aigle étoilé, ce lynx d’Union-Jack sait tout et voit tout: l’empire de la torrentielle et tumultueuse Mme Roucher, présidente de la République de la veille et perpétuelle Egérie en disponibilité sur le barbu et nul Didier-Morel, la déplaisante assiduité du bellâtre secrétaire d’ambassade Bertin auprès de Madeleine Didier-Morel, enfin et surtout la grâce, la dignité, la perfection de ladite Madeleine. Il écarte le Bertin, cause tout son saoul avec Madeleine et déclare sereinement à son ami d’Allonne qu’elle est la seule jeune fille de céans et qu’il l’épousera. Il a été un peu odieux envers tout le monde et personne ne répondra à l’invitation qu’il a faite à la ronde, mais voici qu’il donne aux protecteurs du Louvre (dont Didier-Morel est président) un tableau de Rubens, la Vierge aux Orties, qu’il leur a enlevé moyennant 80 000 francs. C’est beau, la fortune! On ira, en troupe, dans sa villa de Deauville. Quel bon garçon!
Mais ce solide, cordial, franc et éloquent garçon est un général d’armée: à Deauville, il arrange tout, comme innocemment, pour la réussite de ses affaires: il enferme Didier-Morel avec la présidente Roucher dans un petit cabaret, leur prouve qu’ils sont faits l’un pour l’autre, mais, quand la démonstration est faite, quand les Didier-Morel sont décidés à divorcer, voilà que ce brave et familier Teddy a travaillé pour un autre, pour ce Jacques Bertin, secrétaire de pacotille! Que de diplomatie perdue! Que d’efforts naïfs perdus! Pourquoi le cœur lutte-t-il contre l’esprit? Mais, n’est-ce pas? il fallait un troisième acte?
N’insistons pas sur les incidents qui le peuplent et dont le détail est délicieux et émouvant. Vous savez que Teddy mettra à la porte, par la persuasion et en faisant des effets de poings, l’hésitant et mollet Bertin, qu’il convaincra de son amour la bonne Madeleine, déjà plus qu’à moitié conquise, et que la pièce se terminera à souhait, sous la bénédiction du papa Verdier, père de l’ex-Mme Didier-Morel, du vieux domestique Dominique et de l’humoriste d’Allonne. All’s right! Hip hip! hurrah! Et l’on applaudit de tout cœur!
Car, un peu lente, pas très rebondissante et se complaisant assez à des effets sûrs mais répétés, cette comédie, plaisante, honnête, cordiale et charmante, plairait à Scribe, à Meilhac et Halévy, aux admirateurs de leurs plus récents et plus réputés successeurs; gentiment ironique, elle fait l’éloge de l’amour, de l’énergie et même de l’argent bien employé, ce qui ne gâte rien. Ce ne sont que braves gens, et tout le monde est heureux.
L’interprétation est parfaite. Il faut mettre hors de pair Mme Cheirel (la présidente Roucher), bourdonnante et tourbillonnante, d’une autorité bonhomme, d’une prétention souriante, si vivante, si gaie, si vraie: c’est une très grande artiste. Et Abel Tarride est admirable dans le personnage de Teddy: sympathique, timide, puissant, volontaire, robuste et fin, ému et gauche, il a composé une silhouette inoubliable et définitive avec un accent et une âme. M. André Dubosc (Didier-Morel) est important, imposant et comique; Victor Boucher (d’Allonne) est amusant et preste; Capellani (Jacques Bertin) est élégant et spirituellement fat; Berthier (Verdier) est touchant et bonhomme; Cognet est le plus vénérable des vieux serviteurs et Savin et Jacks parlent très bien l’anglais (goût yankee).
Mme Yvonne de Bray (Madeleine) est très joliment railleuse, vibrante et attendrie; Mlles Gisèle Gravier, Stylite, Valois, Silvaire rivalisent de caquet et de joliesse, sans oublier Mlle Irène Bordoni qui, tout charme et toute séduction, joint à sa grâce physique et morale le plus rare génie—celui du zézaiement.
THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Mademoiselle Molière, pièce en quatre actes, en vers, de Louis Leloir et de M. Gabriel Nigond.
Rien n’est plus respectable, sympathique et touchant que le nouveau spectacle poétique du second Théâtre-Français: l’un de ses auteurs n’est que tendresse et l’autre, hélas! le pauvre Louis Leloir, n’a pu prendre sa part des applaudissements émus et renaissants qui ont salué son testament artistique, la posthume apologie de sa profession et sa profession de foi pathétique et dramatique. Une sorte de majesté douloureuse et cependant sereine entourait l’œuvre et évoquait, sous l’agonie du Maître des maîtres comiques, le spectre myope, long et pointu du sociétaire arraché trop tôt à sa chère Comédie-Française et aux Lettres consolatrices.
Ceci posé (comme on dit à l’École polytechnique qui, paternellement, donna furieusement dans le succès du drame), feu Leloir et M. Gabriel Nigond nous offrent, en pied et en âme, Jean-Baptiste Poquelin de Molière. Tâche héroïque et terrible! Cet homme dont on ne connaît pas, même à Chantilly, de portrait certain et dont on n’a que trois ou quatre signatures diverses, cet homme qui déconcerte, en dépit de Taschereau, les historiens et les exégètes, qui a tout vu, tout dit et tout prédit, en dix ans de travail précipité, cet homme qui est le secret et la somme de l’humanité, domine tout le théâtre—et lui échappe. Il s’enveloppe si bien dans le sac de Scapin qu’on ne peut démêler l’auteur du Misanthrope et celui de Mélicerte, celui du Sicilien et celui de Don Garcie de Navarre. Son œuvre, c’est le Grand Livre de la Vie, dont parlait son maître, René Descartes: qu’on y puise la farce, l’amertume, la fantaisie, la liberté, le bon sens, la résignation et la vertu: c’est un microcosme en relief et à facettes de joie!
Mais le montrer, lui! Louis Leloir qui l’avait beaucoup joué, qui avait vu représenter un grand nombre d’à-propos d’anniversaire, n’a pas hésité: Gabriel Nigond, qui aime l’imagerie pittoresque, attendrie et dolente, a accordé sa lyre flexible et facile, tressé ses couplets de bravoure incessants et d’un effet sûr: nous n’avons pas eu, à la scène, toutes les infamies débitées sur Armande Béjart dans la Fameuse comédienne et autres pamphlets; par une pudeur trop louable, les deux collaborateurs ne nous ont pas dit que Molière avait été, à vingt ans de distance, l’amant de la vieille Madeleine Béjart et le mari de sa trop jeune sœur Armande et n’ont pas insinué, comme tant d’autres (et le distingué Serge Basset), qu’il était le père de sa femme. Pas d’inceste! Merci!
On parle peu d’Armande, au premier acte. Nous sommes à la campagne, aux environs d’Avignon, et c’est très Roman comique et—déjà!—Capitaine Fracasse. Les comédiens de la troupe de Molière ont faim et n’ont plus foi en leur chef; en dépit de son amie dévouée et tutélaire, Catherine Debrie, ils vont déserter. En attendant, ils dépouillent plaisamment le gâte-sauces Pampelonne de son panier de victuailles. Molière paraît, dit le los de son art, réduit les rebelles, s’attire la haine du confident de Mazarin, Roquette, en lui refusant son cheval, s’attire l’adoration du capitaine La Thorillière, qui aime le théâtre, et s’endort, au clair de lune, en proférant des vers lyriques qui l’auraient profondément étonné, car le XVIIe siècle méconnaissait la nature et la sensibilité descriptive...
Maintenant, nous sommes à Paris. Le temps de voir Roquette demander la tête (ou le théâtre) de Molière à Mazarin, le temps de voir Molière demander audit cardinal le paiement d’une note paternelle, le temps d’entendre Mazarin tousser et défaillir pour ne pas répondre, le temps d’écouter Molière gourmander et repousser Armande Béjart qui le harcèle, et, déjà, nous savons qu’Armande veut aimer Molière malgré lui, que Molière l’aime et, par un sacrifice sublime, la fidèle Catherine présidera à leur mariage. Le roi aussi, d’ailleurs, car, entre temps, Louis XIV est entré, a servi de valet de chambre à l’acteur qui s’habille en Mascarille, dans le bureau même du ministre, a loué son art et ses productions et lui a donné une salle nouvelle.
Hélas! les années ont passé, l’enthousiasme d’Armande aussi, qui a abandonné depuis trois ans son époux plus quadragénaire que jamais et qui n’a plus que son génie et la poupée de sa petite fille Madeleine! Mais c’est le jour de la Saint-Jean, fête de Molière. Fête mélancolique. La Thorillière revient des Flandres sans apporter l’autorisation de jouer Tartufe, et si Lulli fait jouer le menuet du Bourgeois gentilhomme, si La Fontaine improvise un facile et laborieux pastiche sur le sauvetage d’un chien martyr, si l’infatigable Catherine est là, si la petite Madeleine embrasse gentiment son père, Armande n’est pas là... Armande! Hé! elle vient, froufroutante, inconsciente, exquise, ensorcelante, et Molière se laisse aller à la joie jusqu’au moment où il sent que ce n’est pas l’épouse qui est retournée à l’époux, que c’est la comédienne à l’assaut d’un rôle et caressant l’auteur! Ce n’est pas tout! Armande veut chasser Catherine qui l’a injuriée jadis, et ce pauvre benêt de génie chasserait sa grande amie si La Thorillière ne surgissait pas à temps pour confondre l’infidèle, non sans avoir tué ce jésuite de Roquette qui avait pris la femme de Molière, moins par amour que par haine du mari.
Dès lors, il ne s’agit plus pour Molière que de mourir, ce qu’il fait non sans soubresauts, quintes et autres éloquences, refusant, au prix d’une sépulture en terre sainte, de renoncer à son art, s’endormant au son de l’entrée du Malade imaginaire et rendant, enfin, les yeux obscurcis, justice à la sublime Catherine qu’il prend pour sa seule femme, cependant qu’il ne reconnaît pas Armande tant réclamée, Armande venue trop tard et qui pleure un moment.
J’ai dit le succès de cette pièce constamment et ingénument touchante, parfois pleurarde et anachronique, qui n’a pas de profondeur, mais qui est si gentiment plane et imagée. Ne nous demandons pas si Molière a souffert exprès et si sa douleur privée n’était pas la volontaire rançon et la source de son génie: n’était-ce pas à cette époque qu’on publiait l’Art d’être malheureux? Attendons l’Armande Béjart de Maurice Donnay.
Louons M. Desjardins, qui est, comme toujours, émouvant, varié et parfait en Molière: il plaisante, tonne, vibre, étouffe magistralement; M. Grétillat est un chevaleresque et chaleureux La Thorillière, M. Vargas un effroyable et cauteleux Roquette, M. Bernard est tout simplement admirable de bonhomie en La Fontaine; M. Maupré est un Louis XIV jeune, brillant, souriant, d’une majesté à croquer; M. Desfontaines est un Mazarin très comique et un peu forcé; M. Stéphen, le plus burlesque des patronnets, et MM. Coste, Denis d’Inès, Bacqué, Chambreuil, etc., excellents.
Armande c’est Mlle Ventura, harmonieuse, angélique et démone, fatale et puérile; Mlle Barjac a de la grandeur, de la grâce mélancolique, une autorité éloquente et de l’âme dans le personnage de la sublime Catherine; Mlle Kerwich est délicieuse sous le bonnet de la bonne La Forêt; la petite Fromet gazouille joliment; Mlle Devilliers est exquise et Mlles Véniat et Lyrisse aussi. J’allais oublier M. Savry, qui a eu beaucoup de discrétion et de noblesse dans son interprétation du curé de Saint-Roch, qui tâche vainement d’arracher Molière au théâtre tyrannique, au théâtre dont on vit et dont on meurt, au théâtre profane et créateur, au Théâtre-Dieu!
14 mai 1910.
THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—La Fille Elisa, pièce en quatre actes, tirée du roman d’Edmond de Goncourt, par M. Jean Ajalbert (reprise); Nono, pièce en trois actes, de M. Sacha Guitry (première représentation à ce théâtre).
Lors de sa création et de son interdiction en 1890, lors de sa reprise en 1900, la Fille Elisa consistait essentiellement en la lecture d’une lettre d’amour faite d’une voix mouillée par l’inoubliable Eugénie Nau, en une épuisante plaidoirie nuancée, outrée et mugie par André Antoine et en une pantomime d’agonie d’Eugénie Nau, déjà nommée, tant à la cour d’assises qu’à la maison centrale.
Nous avons, aujourd’hui, un tableau de plus, au début, celui de l’estaminet public, féminin et martial des abords de l’Ecole militaire, où rien ne manque, ni les filles en peignoir, ni les soldats, ni les querelles, ni même la négresse traditionnelle, sans parler d’un inénarrable invalide qui a connu l’empereur un peu jeune, car les uniformes sont du plus strict 1900 (les fantassins ont le collet et la soubise rouges). Cette tenue moderne n’empêche pas le fusilier Tanchon d’être aussi simple et aussi fervent que devant—et Élisa retrouve pareillement sa lointaine candeur et sa vaine soif de pureté sainte.
Si elle tue son tourlourou pour sauver son âme devant un bistro au lieu de vagabonder idylliquement et tragiquement parmi les tombes fleuries du petit cimetière du bois de Boulogne, nous avons le morceau d’éloquence ampoulé et sincère, creux et vibrant, puissant et monotone de l’avocat, nous avons un cri de bête nouveau et terrible, au prononcé de la condamnation à mort, et un très beau mutisme, un bestial effort, une ruée de sentiment et tout l’afflux du sentiment et du désespoir, dans la prison perpétuelle, lorsque Élisa se voit abandonnée de tous et de sa mère, et qu’elle n’a plus que le ressouvenir chevroté de sa pauvre lettre d’amour.
Élisa, c’est Suzanne Desprès, en bois, en fer, en nerfs, en larmes, effroyable de tendresse raidie, de pudeur hystérique, de passivité tragique; Jeanne Éven (la mère d’Élisa) est gentiment crapule; Yvonne Mirval (Marie-Coup-de-Sabre), est étonnante de vulgarité dramatique et comique; Jeanne Fusier est très digne en sœur de charité et de chiourme; Léontine Massart, Vernon, Zerka, Lambell, Greyval et Lécuyer ont une verve et un brio inouïs, M. Saillard (Tanchon) est très cordialement naïf et enamouré; M. Marchal (l’invalide) est purement exquis. MM. Clasis, Rouyer, Colas, sont parfaits, et M. Firmin Gémier, dans son rôle écrasant d’avocat, est admirable de courage, d’ironie, de force, de vérité et de lassitude.
Avec Nono, nous sortons du noir. Ce petit chef-d’œuvre de cynique et de sensibilité voilée où tout rebondit, situations et mots, où tout est fantaisie et vérité, où tout est joie, avec une pointe de mélancolie, a été aux nues. On a ri, à ailes déployées!... Je n’ai pas à conter cette petite anecdote où un brave homme de poète emprunte sa maîtresse à un jeune ami et la lui rend après deux mois, en gardant l’argent de son entretien et en demeurant délivré de son vieux collage, indépendant et riche.
On a ri—inextinguiblement. Il faut dire que Sacha Guitry, l’auteur en personne, est admirable d’autorité et de comique comme involontaire, que M. de Guingand est frénétique et irrésistible, que rien n’est plus amusant que M. Marchal, que Mlle Lambell est plaisante, que Mme Léontine Massart est pathétique, touchante et déconcertante et que Mme Charlotte Lysès est d’une fantaisie tourbillonnante, toujours renouvelée, et d’une distinction telle qu’elle fait joujou avec les pires horreurs et que lorsqu’elle dit—avec quelle suavité!—«Je m’emm.....!», elle semble avoir plus de branche, plus de branches de lauriers que le général vicomte Cambronne!
THÉATRE SARAH-BERNHARDT.—Vidocq, empereur des policiers, pièce en cinq actes et sept tableaux, de M. Émile Bergerat.
Il n’y a pas plus plat coquin que François-Eugène Vidocq. Il commence par voler son père, par déserter en Autriche et en France: forçat évasionniste, il trahit ses camarades; sous-mouchard et chef indigne d’une bande de traîtres, il a juste assez d’imagination pour organiser un complot contre sa propre existence, et un gigantesque vol pour faire pincer les menus coupables; industriel en papier et en carton, à Saint-Mandé, il ne sait pas exercer son métier d’honnête homme, retombe à la contre-police, aux filatures, aux renseignements faux, au chantage et, surtout, aux vantardises: sa jactance d’ancien dentiste de grand chemin alimente un tas de folliculaires en mal de copie sans l’enrichir lui-même et il meurt à quatre-vingt-deux ans, en 1857, en se décernant un brevet de vertu civile et militaire et en affirmant que, sans ses malheurs, il aurait pu être un autre Kléber!
Le poète Émile Bergerat, qui a autant d’indulgence que de fantaisie et qui se soucie de l’histoire comme le poisson de Pisistrate de la pomme du berger Pâris, le Bergerat des Ballades et Sonnets, a pétri cette âme de boue et en a fait un composite de Jean Valjean et de Jacques Collin, de Sherlock Holmes et de M. Claude. Ce n’est, d’ailleurs, qu’un épisode, une anecdote.
Nous sommes en 1819. Le sieur Vidocq, policier, vivrait fort heureux en compagnie de sa vaillante femme Annette et de son fils intelligent et travailleur Gabriel s’il pouvait être légalement le mari de l’une et le père de l’autre: il lui faut sa réhabilitation. Ah! être, non plus un instrument méprisé, un outil précieux et piteux, mais un homme! Justement, il s’agit de retrouver un collier de la duchesse de Berry, égaré par une de ses dames d’honneur, la marquise de Madiran. Sera-ce l’occasion de l’apothéose judiciaire? Entre temps, le ci-devant galérien se déguise en Napoléon pour amuser son gamin qui a été premier en histoire—ce qui fait fuir un garde du corps (oui, un garde du corps!) qui est venu le chercher de la part du ministre Decazes.
Vous sentez comme il le met dans sa poche, Decazes, l’ancien galérien! Il lui montre une perle du collier, retrouvée d’avance à Saint-Germain, lui prouve que l’objet a été non perdu mais volé, que le vol est délicat et intime, confesse la marquise de Madiran et devine sous le frac d’un de ses danseurs—qui n’est pas le danseur inconnu—la casaque (sic) d’un de ses camarades de chaîne.
En avant, les travestissements! Sous l’habit de cockney, il pénètre dans l’antre des receleurs; le maître de relais de poste (sans chevaux), Arigonde, attache le complice, le garde-chasse Utinet; danse avec la jeune Léocadie qu’on lui a en vain présentée comme cul-de-jatte, trouve le rosaire dans le court-bouillon; sous l’habit d’un vénérable prêtre, à l’hôtel Madiran, il convainc la marquise atterrée que son heureux soupirant, le comte de Casagoras, n’est que le galérien basque Salvador, et il arrêterait sur l’heure le bandit si l’infortuné époux, le marquis de Madiran, colonel des gardes du corps (où avez-vous vu, mon vieux Bergerat, un colonel de gardes du corps?) si le colonel-marquis, donc, ne survenait pas! Et le Salvador, qui a si bien coupé le collier avec des cisailles, a une lettre accablante pour la marquise et il faut que le marquis ne sache rien!
Il ne saura rien. C’est en vain que, arrêté après une lutte terrible, Salvador aura envoyé son esclave Léocadie porter la lettre-talisman au colonel, de garde à l’Élysée-Bourbon: le prestidigitateur Vidocq embobinera le marquis, bonapartiste de la veille et royaliste dévoué; il lui fera croire que cette missive est un document politique, un appel aux armes, lui en substituera une autre et tout sera bien: les Madiran seront heureux, Vidocq réhabilité et le guitariste Salvador pourrira au bagne.
Cette pièce, honnête et simple, éloquente et malicieuse, pittoresque et mouvementée, est amusante et reposante: elle permet à l’éclatante Marie-Louise Derval de révéler ses dons de charme, d’émotion et de douleur dans le personnage de Charlotte de Madiran et à Andrée Pascal de dessiner une silhouette exquise, sauvage et passionnée, magnifique. La parfaite Renée Parny (Annette) est accorte, rieuse, harmonieuse et héroïque, et, sous ses oripeaux de mégère, Jeanne Méa a l’air d’un Goya.
M. Jean Worms (Salvador) est le plus séduisant, le plus élégant des bandits; M. Duard (Arigonde) est un forçat chaleureux et touchant; M. Guidé (Madiran) a de la dignité et de la grandeur; M. Luitz (Decazes) est très secrétaire d’État; M. Andrieux est un garde-chasse spirituellement ahuri, et M. Bussières est excellent sous ses déguisements de police, quoiqu’un peu inattendu, lorsqu’il prête les intonations de Dumanet, Pitou et autres Polin à un aristocratique garde du corps (on a rang d’officier, monsieur, et Lamartine fut des vôtres!). Quant à Jean Kemm (Vidocq), s’il a vingt centimètres de trop pour chausser la redingote et le chapeau de Napoléon, il est admirable de force, de tendresse, de rage, d’humilité léonine, d’onction traîtresse, de volonté et de simplicité. Son masque tragique et mobile, sa grande voix, son geste puissant et sobre, son autorité sous tous les déguisements, sa majesté, si j’ose dire, ont fait merveille: il a prêté une vie réelle et cordiale à une fantaisie, en prose, de poète; il a fait mieux qu’incarner Vidocq: il l’a régénéré! Et le petit Debray (Gabriel) est énergique et charmant.
THÉATRE FEMINA (Saison d’été, direction Richemond).—Bigre! revue en deux actes et quatre tableaux, de M. Rip.
En ces temps où la charité est si durement persécutée, M. Rip ne risque pas grand’chose; il est impitoyable avec une outrance joviale et forcenée, avec des éclats de voix et des éclats de rire énormes et la plus allègre sérénité. Dans la revue au titre à la fois prometteur, comme on dit, et modéré, dont il effare les pudiques tréteaux du théâtre Femina, il commence par sourire de la maison même, ce qui ne lui permet pas la moindre indulgence pour des immeubles et des personnages moins limitrophes, si j’ose m’exprimer ainsi.
Il taille en pièce M. Mayol, pour changer, et le puzzle, l’innocent et absorbant puzzle, déchire l’opérette viennoise, blesse à mort le duel, damne Dieu lui-même, assomme du même coup M. Adolphe Brisson et Mmes Cora Laparcerie, Polaire et Régina Badet, Mlle Lantelme, et le docteur Doyen, M. Duez et M. Maurice Rostand, les cantatrices mondaines et les apprenties, l’inévitable Alexandre Duval et le Champ de Mars, que sais-je encore? Il faut dire tout de suite que celles des victimes qui étaient dans la salle prenaient le pire plaisir à leur propre étripement, et je n’ai pas de chance: c’était la première fois que je voyais une revue de M. Rip, il n’y avait aucun des traits, injustes au reste, et féroces, dont, paraît-il, il me larda des années durant! Ça ne m’empêche pas de constater sa fougue, sa verve, son bonheur d’expressions, d’à-peu-près et autres calembours, la grâce de ses couplets, la souplesse de son vers, sa grivoiserie à l’eau-forte, et jusqu’à une certaine profondeur morale et sociale, voire une excellente critique des conférences, en termes précis, d’une éloquence incisive et si amusante!
Je n’en jette plus: voilà assez de lauriers pour tant de chicotin amer et de vitriol à rimes. Je ne sais si Bigre!!!... aura place dans l’Histoire de la revue de fin d’année de M. Robert Dreyfus ou de ses successeurs: ce n’est pas de l’histoire, même de la petite histoire en chansons, et M. Rip s’attache moins aux événements qu’aux personnalités—et c’est très personnel et très littéraire, de temps en temps. Ça se termine par la moins attendue des parodies de Chantecler, où le coq est remplacé par un clairon d’infanterie (rien de Lili), où le chien permute avec un chien de quartier, où la pintade devient colonelle, où le rossignol se mue en chanteuse de café-concert à soldats, et où les crapauds sont figurés par les troubades en personne, qui psalmodient gravement:
On a beaucoup ri et on rira terriblement, un peu longuement tout de même, car il y a des longueurs et des choses inutiles.
C’est délicieusement joué par Le Gallo, qui charge à peine; par Mlle Spinelly, qui, en travesti, en arpète, est effroyable de malice, de vérité, d’outrance presque tragique; par Mlle Dyanthis, qui est harmonieuse et farce; par Mlle Barda, agréable et fine; par l’étonnant Hasti, brigadier de police qui fait rire par ordre, auteur ahuri et docile, clairon avantageux; par M. Arnaudy, qui, tout de même, a un peu cherré dans son personnage d’Adolphe Brisson; par Mlles Léger, Perret, Franka, Renouardt, Dalbe, Williams, Rossi, Figus, MM. Marius, Herté, etc., etc. Et gardons des éloges de luxe pour les petits et petites Livettini, Willem, Walter et Dormel, délurés et savants, et pour l’incommensurable Koval, qui, entre toutes ses incarnations hilares et géantes, est hallucinant en cantatrice mondaine, bas décolleté et girafique à crier, qui a une voix de tête à un kilomètre de ses épaules. Ah! j’allais oublier: on danse, dans Bigre!!!... comme partout. Et comment! C’est Mlle Spinelly...
COMÉDIE-FRANÇAISE.—La Fleur merveilleuse, pièce en quatre actes, en vers, de M. Miguel Zamacoïs.
Comme nous avons eu peur! Le premier acte de la pièce de M. Zamacoïs était tout noir, tout noir: ce n’étaient qu’auberge ténébreuse et sanglante, coups de pistolet, coups de poignards, tentative de viol, pleurs de mères, plaintes hagardes de fou, sans parler du tonnerre et des éclairs qui font rage, à la cantonade, et d’une diablesse de gitane, échappée des œuvres de Jean Richepin et de Xavier de Montépin! Heureusement, des ténèbres, nous sommes allés à la lumière, de l’âpre Artois à la grasse et bonne Hollande—et l’exquis Miguel, lâchant l’asphodèle pour la violette, la violette pour le myrte, le myrte pour la pensée, est arrivé enfin à la tulipe triomphale et symbolique qui était le couronnement, pour ainsi parler, de son effort et de son rêve.
Déroulons donc l’imagerie qui a plu et qui a charmé et où les talents de peintre, de monologuiste et de poète de l’auteur ont jeté des valeurs un peu faciles mais sûres, des tons savamment pâles, des grouillements avantageux, des couplets rebondis, la plus roublarde naïveté, la grâce la plus touchante, une mélancolie de tout repos et la graine, si j’ose dire, des plus pures et des plus douces larmes.
L’auberge sanglante n’est pas à Peyrebeilhes: elle jouxte Arras. Nous n’y rencontrons pas encore M. de Robespierre: nous ne sommes qu’en 1636. Mais un orage diluvien amène dans la société des malandrins qui y gîtent: un gentilhomme ruiné, M. de Blancourt; son valet Romain, qui tire bien au pistolet et empêche son maître d’être égorgé; la triste veuve Régine et son fils Gilbert, qu’un chagrin d’amour a rendu fou et qui errent de compagnie sur les routes, avec leur cocher Gobelousse, à la vaine recherche de l’infidèle et l’égyptiaque bohémienne Speranza, vagabonde aux pieds nus, que l’hôte inhumain Médard voudrait envoyer aux cinq cents diables! Pour avoir laissé entrer et se chauffer la romanichelle qui est devineresse, comme toutes les romanichelles, pour l’avoir empêchée d’être tuée par son ancien soupirant Ziska, pour avoir fait tuer ledit Ziska par ses camarades, la noble Régine est assurée du dévouement exaspéré de Speranza, pour avoir cravaché le chevalier de Blancourt qui, ivre, la pressait un peu, elle peut compter sur la rancune de ce peu scrupuleux gentilhomme. Et Speranza voit, dans les cartes, qu’elle guérira Gilbert le taciturne, à son grand dam à elle, car elle l’aime! Déjà!
Et nous voici dans Haarlem, cité toute blanche et rouge, tintante, carillonnante, joviale, active et buvante, où tout respire l’aise et la gaieté. Tout, excepté Gilbert, qui, cependant, est moins fou et moins sinistre, et qui se laisse interroger par un trio de grâces hollandaises, la délicieuse Griet Amstel, et ses amies Mietje et Alida. Il se rappelle une chanson jadis écrite par lui, parle, conte. Un miracle va peut-être lui rendre la raison. Hélas! il ne s’agit, en ce pays, que de tulipes! On donne tout son bien pour une tulipe rare! On s’entre-tue pour la couleur d’une tulipe! Et l’odieux Blancourt peut venir demander la main de Griet Amstel, le vieil Amstel, exaspéré d’être vaincu dans un concours de tulipes par l’ignoble Jacob Teylingen, ne donnera sa fille et sa fortune qu’à celui—connu ou ignoré—qui lui apportera la plus belle tulipe, la tulipe imbattable, la fleur merveilleuse.
Vous voyez la suite: la sainte Régine, qui a surpris une lueur dans l’œil de son gars dément en présence de Griet, veut lui assurer le prix: c’est la surhumaine Speranza qui lui apporta la fleur introuvable, germée d’une graine séculaire et mystérieuse, en se sacrifiant héroïquement. Mais voici une jolie scène: tout Haarlem, processionnellement, a admiré la merveille: Griet vient à son tour. Gentiment, elle demande à emporter le trophée, à le donner à un ami d’enfance. Et, quand elle comprend que la mère veut la prendre en holocauste, pour tâcher à sauver son fils, elle se rebelle: ça n’est pas bien! Quoi! disposer d’elle ainsi! L’abandonner à un maniaque! Horreur! Vous sentez bien que, consulté, le magnanime Gilbert donnera la fleur à Griet, ne voulant pas d’un amour contraint et forcé! Mais Griet, déjà touchée, n’est pas loin: elle entend que Gilbert l’aime, qu’il s’est sacrifié, qu’il est tout près d’être régénéré par elle—et elle rapporte la fleur. Apothéose!
Que nous importent, dès lors, les manigances de l’épouvantable Blancourt qui, après avoir cru écraser la fleur sauvée par le providentiel et divin valet Romain, veut, au dernier moment, à l’instant du triomphe, prouver que Gilbert est fou et qu’on ne donne pas sa fille à un aliéné? Nous savons que ça finira bien! Mais il y avait, au quatrième acte, un si copieux mouvement de foules, des costumes parfaits et chatoyants, des drapeaux, des tambours, de la musique, un géant et un admirable décor de Jusseaume! Les kermesses sont si demandées! Et c’est ainsi que cette pièce de peintre est un musée présenté en vers faciles, avec du Meissonier, du Roybet, du Juana Romani, du Terburg, du Joseph Bail, du Rembrandt un peu clair, du Teniers assagi, du Van Ostade en demi-teinte, et de l’Hobbema. Nous avons même Franz Hals, en personne, et c’est Roger Alexandre qui lui prête des couleurs et de l’accent.
L’accent, le véritable et respectable assent est représenté par M. Georges Berr (Gobelousse), étincelant de verve et de comique; M. Silvain est un majestueux, éloquent et tutélaire bourgmestre; M. Raphaël Duflos (Blancourt) a une élégance bravache et fatale; M. Siblot (Van Amstel) a de la bonhomie railleuse et de l’ivresse puissante; M. Dessonnes (Gilbert) est mélancolique à souhait et passionné harmonieusement; M. Ravet est un beau bandit; M. Croué (Romain) un valet au grand cœur; M. Grandval (Jacob) est un bien faible fourbe tulipier, etc., etc.: ils sont cent!
Il faut louer hautement Mlle Géniat (Speranza): elle a une sincérité, une bonté, un courage, une grâce mélancolique et sacrifiée, une fatalité battue qui sont admirables; il est inutile de dire que Mlle Leconte (Griet Amstel) est toute jeunesse, tout charme et toute émotion; que Mme Louise Silvain (Régine) est douloureuse, tragique, fière et émouvante; que Mlles Lifraud et Provost sont un double délice; que Mlles Bergé et Bovy sont exquises en travesti; que Mlles Hébert et Beauval sont des servantes à croquer, etc., etc. Et ce spectacle est très séduisant, très moral, très reposant, très agréable.
23 mai 1910.
THÉATRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.—Bagnes d’Enfants, drame en quatre actes, de MM. André de Lorde et Pierre Chaine (d’après le roman En Correction, de M. Edouard Quet).
Après avoir été instruit devant les cours et tribunaux, le grand et douloureux procès des colonies pénitentiaires, des prisons de jeunes détenus, de l’enfance abandonnée ou coupable, de l’autorité paternelle, répressive et tyrannique, est évoqué—et comment!—par la Grand’Chambre du Parlement, séant en cet Ambigu qui, jouxte la rue de Bondy, a réformé tant d’arrêts du Grand et Petit-Châtelet et rendu l’honneur—avec quels applaudissements!—à tant d’illustres victimes et autres pauvres condamnés.
Sur un acte d’accusation, précis et noir, de M. Edouard Quet, l’avocat général Pierre Chaine et le procureur général André de Lorde ont édifié un réquisitoire si habile, si éloquent, si généreux, que, dans l’émotion unanime, les prisons de gosses ont été virtuellement démolies, leurs directeurs et gardiens exécutés à mort et que, pour un peu, le parricide aurait été déclaré d’utilité publique! Encore faut-il noter que, par une modération louable, on ne nous a pas montré les petits prisonniers à la tête à moitié rasée présentés jadis par Steinlen et Zo d’Axa, à la mode d’Aniane, que nous n’avons pas vu les joies des soixante jours de cachot en cave, avec la camisole de force et les fers aux pieds, chantés par M. Quet, et que, si nous avons eu des râles, nous n’avons pas aperçu les rats des cellules de punition. Il y a eu assez d’horreur, de compassion, d’émotion, de larmes, pour un triomphe de première instance, d’appel et de cassation.
Frémissez, enfants d’hier, spectateurs de demain, lecteurs sensibles et humains! Voici. Pour avoir bu quelques bocks, dépensé quelques louis, souri à quelques fillettes et cassé une glace dans un bouis-bouis de Montmartre, le jeune Georges Lamarre, potache de seize ans, en rupture de bachot, est condamné par son implacable bourgeois de père à six mois de correction paternelle. Naturellement! Ce n’est pas difficile: il suffit de le demander à un président de tribunal! En dépit de ses supplications, en dépit de l’indulgence de son oncle, le malheureux adolescent est emballé en l’absence de sa mère, ligoté, garrotté, enlevé par deux affreux drôles: c’est pesé! En route pour Montlieu!
Montlieu, ce n’est pas un paradis terrestre! Les gardiens ont des gourdins, le directeur ne songe qu’à ne pas nourrir ses pensionnaires, les faire travailler à force, les punir à foison, tromper les inspecteurs: c’est un chacal tigré, bien secondé par sa digne épouse, sucrée et carnassière. Les pupilles sont abêtis de persécutions et de terreurs: Georges est en bonnes mains!
Et c’est l’horreur de l’horreur. Voici la cour de la prison où, pieds nus, en pantalon de droguet, la face bleue de froid et verte de faim, les cheveux tondus, les enfants punis font alterner, sous la trique des gardes-chiourmes, le pas gymnastique et le pas accéléré, bouche cousue et yeux saignants; voici Mme la directrice qui offre à d’élégantes amies le spectacle de ses esclaves; voici la rentrée des colons, minuscules et géants, de quatre à vingt ans, faisant sonner leurs lourds sabots et suer leurs doigts las et leurs têtes rasées; voici des luttes, des conciliabules, des injures, des sous-entendus et des ruses. Et voici la pire horreur: il y a eu un complot! On veut s’en aller! Un détenu, l’Idiot, sous un prétexte, emmène trois ou quatre gardiens. Il n’y en a plus que deux, qui rient, qui s’apeurent, qui s’épouvantent en voyant que les reclus ne jouent plus, ne parlent plus, qu’ils se sont tapis à terre et que leurs yeux luisent. Ils ont peur, peur, peur. Les enfants se taisent, se taisent... L’angoisse sourd et sue... Et c’est la révolte, les gardiens renversés, blessés, les gosses en fuite... C’est très émouvant...
Hélas! les évadés ne vont pas loin! Le tocsin sonne, les gendarmes battent les buissons, les paysans livrent les enfants, pour la prime, et, malgré le dévouement d’une petite fille, le triste Georges se pend dans une grange, pour ne pas retourner au trou, cependant que sa mère affolée et son père repentant viennent le rechercher. Nous n’assistons qu’à une partie de leur désolation parce qu’un brigadier de maréchaussée leur cache l’état civil du suicidé.
Ce drame, où la pitié et l’attendrissement vont jusqu’au sadisme, a été acclamé. Il est joué avec chaleur et férocité. M. Laurent (Georges) est élégant, dolent, pitoyable; M. Strény (l’Apôtre) est sublime; M. Chevillot (l’Idiot) est fort intelligent; M. Andréyor (le Directeur) est joliment sinistre, et MM. Dalleu, Liézer, Kalfayan, féroces; M. Colas (le père) est parfait de méchanceté et de désespoir; M. Gouget est un oncle pitoyable; MM. Schultz, Poggy, Colsy, Renaz, Stamovitz sont poignants ou plaignants. Mme Léontine Massart (Mme Lamare) est douloureuse et aimante; Mme Talmont (la directrice) est élégamment odieuse; Mlle Renée Leduc est une petite fille de tête et de cœur, délicieuse.
Enfin—et avant tout—il faut citer la troupe anonyme des prisonniers, résignée, saccadée, grondante et scandante, qui apporte à cette pièce une vision de limbes infernaux, de souffrance jeune, imméritée et atroce, une valeur documentaire et justicière, une vérité sociale et humaine qui passe la rampe et va toucher le cœur et l’âme du spectateur et—qui sait?—du législateur!
2 juin 1910.
THÉATRE DE LA RENAISSANCE (saison belge).—Le Mariage de Mlle Beulemans, comédie en trois actes, de MM. Frantz Fonson et Fernand Wicheler.
La triomphante exposition de Bruxelles déborde jusque sur notre boulevard Saint-Martin et, en vérité, en cet épanouissement de saisons russes et italiennes, il nous manquait une saison belge! Convenons que la bouffonnerie d’observation appuyée et de candide malice de MM. Fonson et Wicheler est très amusante et plaisante, qu’elle a beaucoup plu et qu’elle plaira. Elle est exotique et honnête, lointaine et proche, et a déchaîné, à l’Olympia de Bruxelles, l’enthousiasme délirant des gens de Schaerbeck et de Molenbeck, qui n’aiment rien tant qu’être gentiment blagués.
Voyons l’histoire, la simple histoire. Le jeune Parisien Albert Delpierre a été placé par son papa dans les bureaux du riche brasseur brabançon Beulemans, à cette fin d’apprendre le belge—et vous verrez que c’est exact—et le commerce. Là, il est l’objet de mille vexations: il n’est pas du pays, c’est un «Fransquillon à la pose» qui n’a pas la grasse nonchalance de l’accent de terroir et qui emploie des mots prétentieux—et trop français. Seule la jeune Suzanne Beulemans, qui travaille sur le même bureau, lui est amicale et douce, très camarade, mais camarade seulement, parce qu’elle doit épouser, tout naturellement, son ami d’enfance Séraphin Meulemester. Et tout le monde est à cran: le père Beulemans n’a pas été élu président d’honneur de son syndicat, ce pourquoi il est agoni par sa revêche épouse, cependant que le gentil fiancé Séraphin propose, sans rire, à Albert, de reprendre à son compte une vieille maîtresse à lui, un petit bâtard à lui, pour lui permettre d’épouser Suzanne. Albert refuse avec indignation: il aime la fille du patron! Et il jure, comme de juste, la discrétion d’honneur.
Mais que nous fait l’affabulation? Tout est dans les caractères, les silhouettes un peu forcées, le soupçon de caricature de ces solides fantoches!
Le second acte, qui tient dans la lutte de M. Beulemans et de son bouton de col, de sa crainte de sa femme et de leur vieille affection, dans la conversation entre Suzanne et Albert, sur le propos d’un bec de gaz, et où ils découvrent leur amour, sur un entretien entre le père Beulemans et le père Meulemester où le dernier esquive tout soupçon de dépense et de dot, sur un dialogue entre Suzanne et Séraphin où la première renvoie—si exquisement!—le premier à son faux ménage et à son brave gosse; le second acte, donc, est une merveille bourgeoise, caustique, attendrie et bonhomme dont rien ne donne l’idée—car il faut l’accent!
Et le trois, pour enchaîner! Je n’ai pas à vous dire qu’Albert épouse Suzanne après avoir fait nommer son beau-père président d’honneur! Mais ce n’est pas une victoire française, c’est une nouvelle conquête belge! Car le jeune Albert Delpierre n’est plus poseur, n’est plus fransquillon, parle belge à la perfection et avec des dons d’orateur que lui eussent enviés MM. Frère-Orban, Malou, Van den Pereboom et Volders!
C’est si gentil, si frais, si gros, si massif jusque dans le sentiment qu’il n’y a qu’à être touché et à applaudir! Saison belge, c’est un peu court pour ce vaudeville, quand il y a Maeterlinck, Verhaeren, Eckhoud, Giraud, Gille, Gilkin, etc.! Mais c’est si amoureusement joué! Mlle Lucienne Roger (Suzanne), délurée et innocente, tyrannique et tendre, est délicieuse; Mme Brenda (Mme Beulemans) a l’autorité la plus aiguë et la plus caressante, et Mlles Vitry et Adriana ont le beau sans-gêne des servantes limitrophes.
M. Jules Berry (Albert) est séduisant, dolent, farce et très parisien pour Laeken; M. Morin (Séraphin) est cordialement grotesque; M. Amleville (le père Meulemester) est rondement et glorieusement mufle; M. Frémont a de l’allure; MM. Mylo, Marmont, Vitry, Dural, Andé, Janssens, Leunac et Penninck sont vivants de vérité! Enfin, M. Jacque (le père Beulemans) a du génie. Rond, cordial, résigné, soupçonneux, droit et cagnard, il est tout l’accent et toute la bonhomie de la pièce. Lorsque, dans une neuve et familière formule, il cita les auteurs de la pièce, il avait conquis Paris. Et la douane pouvait venir: on était un peu là!
8 juin 1910.
COMÉDIE-FRANÇAISE:—Un cas de conscience, pièce en deux actes, en prose, de MM. Paul Bourget et Serge Basset; les Erinnyes, tragédie antique en deux parties, en vers, de Leconte de Lisle, musique adaptée d’après la partition de M. J. Massenet (première représentation à ce théâtre).
Aimez-vous les médecins? On en a mis partout. Pour moi, qui partage à leur endroit l’avis de Molière, je les vois avec plaisir à la scène; pour la plupart, ils goûtent tant le théâtre! Et vous sentez, vous savez bien que Paul Bourget étend sa passion du sacerdoce jusques à la fonction du praticien, et que, puisque nous sommes au spectacle, le doux et habile Serge Basset amenuise l’horreur du dénouement de la nouvelle à peu près célèbre d’où est tiré le sévère et angoissant proverbe que nous donne la Comédie!
Un cas de conscience! Les deux collaborateurs sont modestes! C’est un cas-gigogne, qui en fait éclore une nichée, tout autour de lui, et, à la fin, c’est sur une conscience infinie, sur une explosion de conscience que le rideau tombe, triomphalement. Mais ne discutons pas: contons.
Dans un château perdu au fond d’une province, un vieux gentilhomme, le comte de Rocqueville, agonise d’une attaque d’urémie compliquée de crises morales. Pour être moins sûr de mourir sans délai, il a fait venir aux côtés du docteur Poncelet, son antique médecin ordinaire, le jeune spécialiste Odru, chef de clinique de l’illustre Louvet, et, en une sorte de consultation, le vieillard Poncelet confie au jouvenceau Odru les secrets de la famille: le comte est surtout malade d’avoir appris une très ancienne trahison de sa femme, de savoir qu’un de leurs trois fils n’est pas de lui, sans pouvoir mettre un nom sur le bâtard. Mais il n’y a pas d’erreur: l’intrus, c’est le second, Robert. Motus! naturellement! On est entre confrères! Et le bon Poncelet s’en va, car il n’aime pas les histoires. Hélas! elles viennent! elles viennent péniblement! Car le moribond Rocqueville se fait traîner au salon, éloigne ou chasse sa femme, qui veille farouchement sur lui et claustre ses derniers moments, objurgue Odru d’adresser des dépêches pressantes à ses trois enfants. Le docteur refuse. Cas de conscience. Mais le malade insiste. Ce refus le tuera. Nouveau cas de conscience. Au risque de la vie, Rocqueville, marchant et écrivant par miracle, ahanant, suant, épuisé, trace lui-même les lignes fatidiques. Il ne s’agit plus que de porter les télégrammes à la poste, pour convier les fils au chevet du père en partance, du malade en furie, du criminel en exercice. Car le comte médite de se venger de sa femme coupable par une déclaration atroce, de la déshonorer devant ce qu’elle a de plus cher, en déshéritant le fruit de l’adultère, en semant la pire haine et le plus odieux mépris. La comtesse a deviné la conversation et le complot, elle qui fait un siège si étroit autour de son vacillant et tragique époux, elle qui ne veut pas rougir devant ses enfants! Odru ne se laisse pas entamer: il ira à la poste, tout seul, à pied.
Il y est allé. Les trois Rocqueville sont annoncés. Le moribond, de plus en plus enragé et moribond, demande à sa femme le nom du bâtard: c’est sa dernière chance pour n’être pas déshonorée: il se contentera de déshériter le malheureux. Autre cas de conscience. La comtesse refuse, se traîne à genoux, implore, offre sa souffrance, ses remords, ses larmes. Rien. Mais l’impitoyable agonisant s’évanouit sérieusement. Le docteur, qui a tout entendu, accourt. Ne pourrait-on pas laisser expirer tranquillement ce quasi-cadavre qui ne peut renaître que pour peu d’instants, instants de torture torturante et scélérate? Christine de Rocqueville n’a pas plus tôt interrogé le médecin qu’elle s’effondre en pires larmes: le crime partout, le crime! Elle s’abandonne à sa destinée, à l’affreuse fatalité! Le vieux seigneur, dûment saigné, se réveille à demi: déjà, il a serré dans ses bras son aîné, le capitaine Georges, son dernier-né, le polytechnicien André. Derrière—car il n’a pas trois bras—il ne reste que le diplomate Robert... Le comte sait, sait,... Tragique, il s’avance sur l’intrus, le toise, le flaire; déjà, les mots de révélation et de malédiction vont sortir de cette bouche d’outre-tombe, mais les deux vrais fils se précipitent: ils aiment tant leur frère. Et, dans un semblant d’effort pour embrasser l’enfant adultérin, le comte s’abat, muet et quelque peu apaisé et compatissant: espérons que Dieu aura pitié de cette âme!
Dans la nouvelle, M. de Rocqueville va jusqu’au bout de son idée. Mais les malheurs qu’il déchaîne ne sont pas le fait du médecin. Le médecin n’a à être ni juge, ni Dieu, ni bourreau. Ici, la fin est reposante—et il est temps! Ce drame de Grand-Guignol et d’enfer, angoissant, énervant, qui triture les entrailles et l’âme jusqu’au spasme, avait besoin d’une conclusion humaine, sinon chrétienne, pour sembler à sa place au Théâtre-Français. Il est très émouvant, très serré, à l’étau. Mme Renée du Minil est une comtesse tyrannique et tyrannisée, hautaine et haletante, dolente, suppliante, avec autant d’autorité que de douleur; M. Siblot (le docteur Poncelet) a de la bonhomie; MM. Joliet et Falconnier sont les plus nobles des valets; MM. Gerbault, Basseuil et Normand sont des fils pathétiques; M. Paul Mounet (le comte) sait souffrir, faire souffrir, mourir en plusieurs fois, torturer, ahaner, s’évanouir et pardonner avec une férocité et des faiblesses augustes, et M. Roger Alexandre (le docteur Odru) a une jeunesse stricte et chaleureuse, une sincérité brave, une fermeté harmonieuse et catégorique qui lui assurent le plus sérieux avenir, sinon dans le concours d’agrégation, au moins au sociétariat du Théâtre Français.
Et la Maison de Molière a—enfin!—inscrit sur son fronton et sur ses tablettes de gloire ces admirables et effroyables Erinnyes qui attendaient depuis près de quarante ans. Je ferais injure à mes lecteurs en résumant cette divine et sanglante condensation d’Eschyle, la tragédie antique et sauvage de l’aède des Poèmes barbares présentant, en moins de deux heures, l’assassinat d’Agamemnon par sa femme Klytaïmnestra, le meurtre par Orestès de sa mère et de l’amant de Klytaïmnestra. C’est de l’histoire. C’est de l’épopée dramatique, de la plus haute, de la plus stridente, de la plus rare. Ne nous arrêtons pas aux costumes saugrenus, à un minimum de musique où Massenet n’est pour rien. Et si le chef-d’œuvre paraît trop sanglant et trop nu (Leconte de Lisle était de l’île Bourbon), attendons l’harmonieuse Iphigénie du pauvre et grand Moréas et la mélodieuse et rauque Dame à la faulx de Saint-Pol-Roux: c’est pour bientôt! Louons Mounet-Sully (Agamemnon), Paul Mounet (Orestès sublime), Louis Delaunay, Mayer, Alexandre; acclamons Mme Weber (Kassandra), qui est le verbe, la douleur et l’harmonie dans le désespoir; Louise Silvain, terrible, affreuse, qui arrache la pitié et l’admiration dans son personnage épuisant de Klytaïmnestra; Delvair, qui met son âme dans ses cris; Lara (Elektra), qui a du cœur et des larmes, et Gabrielle Robinne (Kallirhoé), qui est tout charme et toute suavité et qui apporte un rayon de soleil cendré dans cette affreuse nuit d’Argos, peuplée de fantômes méchants et tentaculaires.
4 juillet 1910.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—Comme ils sont tous! comédie en quatre actes, en prose, de MM. Adolphe Aderer et Armand Ephraïm.
L’aimable familiarité du titre de la nouvelle comédie du Théâtre-Français, son air mi-partie,—thèse et proverbe,—le nom et la carrière de ses deux sympathiques et honorables auteurs, le temps même de sa naissance aux chandelles, très tôt dans la demi-saison et très tard dans l’année, un peu avant les roses d’automne, tout donne la note du succès réel qui a accueilli une pièce distinguée et facile, gentiment ironique et sincèrement émue, d’un sentiment profond et moral: on sourit, on s’attendrit, on vibre même—et cela durera et ce sera justice.
Justice un peu partiale, tout de même—et je ne puis m’en plaindre, même en ce moment où le vent est à la sévérité la plus draconienne, car si MM. Aderer et Ephraïm préconisent la plus large indulgence, une indulgence conjugale, à l’usage des dames, en faveur de leurs pauvres gens de maris, une indulgence civile et martiale, universelle et touchante: c’est pour l’enfant! Et l’époux est un autre enfant dont il faut faire quelqu’un, un homme, voire un homme public! Et voilà comme nous sommes, nous autres, tous les hommes, car ils, c’est nous!
Contons l’anecdote. Le sénateur Ménard a deux filles, Laure et Ginette. Laure, mal mariée, trompée et revêche, a divorcé, non sans prendre un grand dégoût du sexe fort: elle excommunie tous les mâles, en bloc, et les donne au diable, sans confession. Or, sa sœur Ginette s’éprend «du plus beau cavalier de la cavalerie française», le comte de Latour-Guyon, capitaine de cuirassiers. Cet écuyer cavalcadour, bien éperonné par sa préfète de cousine, embrasé lui-même, se déclare, et se déclare, en outre, libre de tout engagement, car Ginette, jeune fille pure mais avertie, un peu type de Gyp, un peu américanisée à la douce, veut une couronne et un mari bien à soi: le capitaine jure et jure. Il n’a oublié que sa grande liaison, sa maîtresse secrète et terrible, la baronne de Chanceney, femme d’un député rallié. Mais la comtesse n’est pas si terrible: elle crie, pleure, tempête et se résignera, tout cela dans des flots de musique militaire, car l’acte se passe à la préfecture de Seine-et-Manche, le jour de la réception d’un ministre, et cela nous offre un général de brigade sans officiers d’ordonnance, des colonels, des professeurs, des instituteurs, un proviseur, des inspecteurs, des uniformes, des robes et des mots à l’avenant.
Donc voici Ginette mariée, comtesse, mère de famille et heureuse. Si heureuse! Trop heureuse! L’amère Laure empoisonne sa joie: il faut attendre et faire attention! Le délice d’avoir un époux parfait et un poupon magnifique de trois mois, la belle affaire! Tous les hommes sont volages! Et, en effet, qu’est-ce qui tombe sur le coin de la figure et du cœur de Latour-Guyon? La baronne de Chanceney, amenée par la bonne préfète qui ne savait rien, la baronne qui ne fait pas de scène à son ex-amant et qui, à petits coups, le retourne comme un gant, le réenchaîne à son char, solidement. Et allez donc!
Ginette met du temps à s’apercevoir de son infortune. Il faut que sa douce sœur lui ouvre les yeux, grand comme une porte cochère, que ce délicieux et hilare Chanceney lui avoue que Latour-Guyon ne met jamais les pieds au cercle où il est censé passer ses soirées pour qu’elle se résolve à croire à son malheur. Un moment, elle songe à apprendre—une politesse en vaut une autre—au baron qu’il est aussi à plaindre qu’elle, mais il ne comprendrait pas! Son mari revient: elle le confond, se lamente, reprend l’infidèle; elle le berce du souvenir de leur nuit de noces, tout est arrangé! Patatras! En demandant un serment, elle s’avise de parler de sa dot: le capitaine avait des dettes, avant les justes noces! Révolte, indignation, fureur! On se raidit, dans des crises de nerf, dans des crises de dignité, dans des sanglots, dans du silence—ce sanglot viril. On divorcera, madame, on divorcera!
Et l’on ne divorce pas. Mais il faut que la préfète vienne à Paris, à cette fin d’enseigner le pardon des injures à Ginette et la façon de considérer les hommes comme des pantins dont on tire la ficelle, il faut que Ginette, jeune savante, arrache une lettre d’adieu de la baronne, et tout s’arrange: le ménage est rabiboché, aura du bonheur un peu effiloché, un peu mélancolique, avec un rien de doute, de remords et de dédain. Et c’est la vie!
Le public a applaudi. Que toutes ces dames et tous ces messieurs se soient reconnus dans ces généralisations un peu arbitraires, qu’on ait été déchiré et secoué à la folie, ce n’est pas la question: cet exemple de grammaire conjugale et humaine, cette leçon de choses de ménage a plu, diverti et touché; l’ordonnance un peu lente de la comédie, son style excellent et parfois attendu, son honnêteté voulue et non sans finesse ont fait songer déjà—et ce n’est pas un mince éloge—à une pièce du répertoire.
L’interprétation est éblouissante: jamais on ne fut habillé d’une façon si suave, si ample, si étroite, si magnifique. Mlle Provost (la baronne de Chanceney) était un poème de plumes et de soie, et sa coquetterie agaçante, sa fureur plus ou moins feinte, sa grâce perverse et sa résignation orgueilleuse ont fait merveille. Mme Renée du Minil (la préfète) a de l’autorité, de l’entrain, de la conviction et la plus généreuse mélancolie; Mlle Bovy est étonnante en un rôle d’épouse justicière et patoisante qui, après avoir tué son coureur de mari, cherche un nouveau conjoint; Mlle Dussane (Laure) parvient à être charmante en un personnage insupportable, et Mme Piérat (Ginette), tour à tour espiègle et conquise, persifleuse et aimante, épanouie et tendre, accablée, frémissante, résignée et spirituellement hautaine, a connu les acclamations.
M. Georges Grand (Latour-Guyon) a de la prestance, de l’accent, de la fatuité, de la faiblesse et du désespoir; M. Léon Bernard (Chanceney) est un fantoche puissant et classique; M. Numa a de l’aisance, M. Jacques de Féraudy du sifflement, MM. Le Roy, Garay, Lafon, Guilhène et Gerbault ne font que passer, mais le font très bien; MM. Décard et Berteaux aussi. Et c’est une excellente soirée de paix, de conciliation et d’optimisme: tout le monde applaudira MM. Aderer et Ephraïm, sauf les suffragettes et les vitrioleuses. Mais on vitriole beaucoup ces jours-ci.
10 septembre 1910.
THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—César Birotteau, pièce en quatre actes et cinq tableaux, de M. Émile Fabre (d’après Honoré de Balzac).
Balzac est un bloc. Ses héros, ses héroïnes, leurs aventures, leur volonté et leur fatalité, le décor naturel, sentimental et social, le détail technique, les discours et les silences tout fait corps, balle et boulet, vérité, lyrisme et histoire, tout est serti dans la lave éclatante, féconde et unique du romancier, tout est partie intime et profonde de l’épopée, et les épisodes les plus saisissants, les figures les plus durement frappées, les âmes les plus hautes et les plus rares, sont prisonnières de cette éloquence dévorante et descriptive, de cette philosophie enflammée et précise, de cette innombrable et vivante armée, de ce peuple, de ce paysage, de ce monde inoubliables que l’auteur de Louis Lambert a su créer de sa vie fiévreuse et lucide et rendre immortels de sa trop prompte mort.
Cela dit, je suis tout à fait à mon aise pour admirer, avec le public, le drame ou mélodrame émouvant, aigu et large que M. Émile Fabre a écrit en marge de Grandeur et Décadence de César Birotteau. C’est poignant. L’honneur, qu’il soit commercial ou militaire, est un ressort vital, une fin et un idéal: la bataille pour la boutique est plus âpre que pour une couronne—et, débarrassée de toute la menuaille de manuels Roret, qui mettait en joie Hippolyte Taine, la nouvelle pièce du théâtre Antoine est fort pathétique.
Nous découvrons César Birotteau au jour même de son apothéose. Propriétaire et fondateur de la parfumerie A la Reine des Roses, juge consulaire, adjoint au maire de son arrondissement, chevalier de l’Ordre royal de la Légion d’honneur—la chose se passe en 1819,—père de la charmante Césarine, bon chrétien, bon époux, fidèle serviteur des Bourbons, heureux et hardi spéculateur sur les terrains de la Madeleine, il ne songe qu’à s’agrandir, à attester son honnêteté triomphante, à déployer son faste naïf: il fait construire, meubler, donne un bal gigantesque. Heureux, généreux, excellent, il a tout à espérer, rien à craindre. Hélas! Son notaire est une canaille qui lui a amené, comme associé plus ou moins en titre, d’autres canailles, un faux banquier et un ancien employé à lui, Birotteau, Adrien du Tillet, qui lui a volé trois mille francs et qui a tâché à lui souiller sa femme, l’admirable Mme Birotteau.
Au sein des splendeurs et des félicités de façade, le notable commerçant voit arriver l’ennemi croissant et infini, le créancier: ses capitaux sont employés et la spéculation le mange: peu à peu l’inquiétude le saisit et, lorsque les coups les plus inattendus et les plus affreux l’auront touché, lorsque son notaire sera en fuite avec ses fonds, lorsque ses disponibilités se seront évanouies, un spectre affreux, celui de la faillite, se présentera à ses yeux d’honnête homme, à son cœur pur, à son esprit borné. La faillite! non! non! Il lutte! Il luttera! Il mentira à ses amis et à ses ennemis, acceptera l’argent de son caissier, demandera à son fidèle et délicieux ancien commis Popinot de se sacrifier pour lui, ira solliciter, à travers champs, les pires usuriers et les plus effroyables banquiers, remuera ciel et terre: et, lorsque tout a été inutile, lorsque sa femme même n’a pu, au prix de la pire humiliation, lui éviter la honte de commerce, c’est en prononçant le Pater et en se crucifiant lui-même qu’il signera son bilan, qu’il se remettra à l’injustice des hommes et à la sublime pitié de Dieu. La scène est d’une grandeur un peu apprêtée, d’une intimité assez déclamatoire, mais elle porte—et c’est très bien.
Vous savez la suite et la fin: Birotteau, recueilli par le caniche Popinot, travaille avec acharnement, pour payer intégralement tous ses créanciers: il a son concordat; il veut sa réhabilitation, sa croix, son honneur. Il y arrive, grâce aux efforts de sa femme et de sa fille, grâce surtout à la stratégie de son oncle Pillerault, à la tactique de Popinot, qui arrachent cent mille francs au triste du Tillet.
Et c’est la victoire. Le tribunal de commerce proclame la gloire de César. César revient dans sa boutique en triomphateur. Des fleurs, des discours, des embrassades! L’héroïque Popinot épousera la charmante Césarine, mais Birotteau, le pur et symbolique Birotteau, est épuisé; à peine s’il peut remercier, balbutier, s’attendrir. Il s’empare de ses livres, les parcourt jusqu’à la fin... Ils sont en règle. «Payé!... Payé!... Payé!...» clame-t-il, en un délice délirant, et il s’abat sur ces témoins de sa probité: il a payé, lui aussi... C’est la mort dans l’apothéose.
Cette pièce, si profondément édifiante et morale, si touchante et si noble, un peu lente, par respect, fort pittoresquement habillée, a ému et saura émouvoir pendant longtemps. Elle est jouée avec âme. Mme Archaimbaud est une Mme Birotteau d’une chaleur, d’une sincérité, d’une simplicité, d’une autorité exquises; Mlle Jeanne Fusier (Césarine) a la plus fine, la plus franche ingénuité affectueuse; Mme Eugénie Noris a de la rondeur combative, Mme Yvonne Dinard de la rondeur compatissante. Mlles Miranda et Bastia sont charmantes. M. Janvier (Pillerault) est admirable de bon sens, de subtilité, de tristesse contenue et de malice agressive; M. Clasis est éclatant de sympathie et de dévouement, M. Lhuis (Popinot) a été acclamé pour son héroïsme claudicant, son activité spirituelle, sa cordialité infinie; M. Rouyer (du Tillet) est un fort comique coquin; M. Céalis un coquin crapuleux et pas mauvais diable, M. Préval un coquin fort coquet, M. Marchal un Gobsek inouï, M. Marquet un fort digne prêtre. M. Saillard a de l’élégance, M. Méret de la branche et MM. Dumont, Cailloux, Maupain, Piéret, Dujeu et Noël sont excellents. Quant à Firmin Gémier, il est étonnant et merveilleux. De César Birotteau, il exprime la vanité satisfaite, la considération pour les dignités et les dignitaires, la bonté, l’angoisse, l’effroi croissant, la terreur devant les responsabilités, la loi et les juges, le fétichisme pour tout ce qui est ordre et régularité, la douleur, la résignation frémissante, l’agonie de la dignité, l’anéantissement vivant. Peut-être, en ses magnifiques trouvailles, a-t-il un peu exagéré en se signant longuement et trop bas devant son bilan; peut-être a-t-il été trop mime et presque bestial en étreignant, en happant, en lappant dans son grand-livre les preuves de sa réhabilitation, mais c’est si habile et si théâtre! Et qui pourrait souhaiter à son pire ennemi de jouer César Birotteau au naturel?
7 octobre 1910.
THÉATRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.—Ces Messieurs, comédie en cinq actes, de M. Georges Ancey. (Première représentation à ce théâtre.)
La belle et forte pièce de M. Georges Ancey, âpre, ironique, humide d’émotion et de passion secrète, d’une écriture si sûre et si ample, a retrouvé à l’Ambigu, avec un caractère de sérénité, le succès qu’elle avait connu au Gymnase, il y a cinq ans, après avoir triomphé à Bruxelles aux temps où quelque chose nous arrivait encore du Nord, voire la lumière!
Comme nous allons vite! On se demandait hier, on se demandera comment cette comédie a pu paraître dangereuse, comment elle a pu être interdite par la défunte censure! A cette époque où tout ce qui touche à la religion est devenu sympathique et attendrissant, nous ne pouvons pas discerner dans Ces Messieurs la moindre tache anticléricale!
Cette étude de mœurs de province, ce drame d’âmes, ce conflit entre les devoirs de famille et les besoins d’une sensibilité terrestre et extra-terrestre, ce duel entre le bon sens et le mysticisme, cette lutte entre le réel et l’irréel plus ou moins matérialisé, tout a une sincérité, une vigueur, un lyrisme et jusques à un comique à la fois très distingués et irrésistibles. C’est très profond et très théâtre, même pour les rudes populations des abords de la place de la République.
Je n’ai pas à conter cette comédie déjà classique, la pénétration, l’enveloppement de la famille Censier par le clergé, en dépit de l’opposition de Pierre Censier, de sa femme et de ses enfants trop jeunes, le facile succès du nouveau curé, l’abbé Thibault, éloquent et jeune, sur la veuve inconsolée Henriette, privée même de son unique enfant et amenée par les épreuves et les deuils à une religiosité coupable où se mêlent les macérations et les béatitudes, où les corps et les âmes se rencontrent, dans de l’encens et des cantiques; l’envoûtement céleste et humain de l’illuminée qui se dépouille, entasse fondations sur fondations, crèches sur basiliques, pour plaire à Dieu et à son prophète; son désespoir, sa rage, sa fureur de cœur et de sens lorsque l’abbé Thibault doit quitter sa cure de Sérignez et aller à Versailles, ses désirs de représailles et de violent scandale, et comme il est difficile à son frère Pierre de la ramener de sa colère à la raison, de son ciel maladif à la saine terre, de son idéal à la famille reposante, de son trouble amour à l’amour des siens et de leurs enfants.
Cette action est, on le sait, très habillée, très vivante. Il y a des scènes de famille laïque, de famille sacerdotale d’une intensité criante, de l’intimité brûlante et cette scène fameuse de la réception de l’évêque où les pompiers présentent l’arme, où les enfants chantent la Marseillaise catholique devant un colonel en tenue. Heureux temps! Mais c’est du rétrospectif.
Ces messieurs, ce sont l’abbé Thibault, dont Pierre Magnier incarne avec un relief, une magnificence et une autorité admirables, la prestance, l’agrément, l’éloquence et les hésitations sentimentales, morales et ambitieuses; l’abbé Morvan (Etiévant), brave homme de saint, missionnaire et sauveteur, négligé et méprisé pour ses vertus; l’abbé Nourrisson (Gouget), jésuite à l’Eugène Sue, méchant, onctueux, envieux et avide; l’abbé Roturel (Chevillot), qui fait des vers pour serpents d’église, et Mgr Gaufre, dont Signoret a fait une figure exquise de finesse, de résignation aux biens temporels et aux pauvretés spirituelles, d’une force d’administration, de sagesse et de bonhomie dignes des meilleurs temps de l’Église. Il faut louer, parmi les laïcs, M. Monteux (Pierre), qui résiste avec chaleur; MM. Lorrain et Harment, qui sont joliment timides; M. Blanchard, colonel de cavalerie édifiante et sacrée; MM. Habay, les petits Lecomte et Gros, qui sont charmants, et la petite Gentès, qui est étonnante.
Parmi ces dames, à défaut de Mlle Henriette Sauret qui, poétesse passionnée et charmante, se réserve pour d’absolues créations, il faut parer du laurier sacré Mmes Bérangère et Petit, qui sont exquises de gentillesse et de rosserie; Irma Perrot, merveilleuse de vérité aiguë; Vartilly et Vassort, sorcières pittoresques; Blémont, ronde et fervente; Clasis, Frantz et Delys. Henriette, c’est Mlle Franquet, qui a été admirable, émouvante, parfaite d’extase et de furie, d’élan religieux et de nervosité charnelle, d’harmonie et de désespoir. C’est une très belle artiste.
Et le drame de l’auteur de la Dupe et de l’Ecole des veufs, cette école de veuves et de dupes, douloureuse, animée, violente, comique, parfaite de forme et de ton, retrouve une vie nouvelle, parmi des applaudissements sans haine, sans crainte, et toujours renaissants.
12 octobre 1910.
VAUDEVILLE.—Le Marchand de bonheur, comédie en trois actes, de M. Henry Kistemaeckers.
Lorsque ce pauvre M. de Voltaire écrivait, sans rire:
il était en proie à une de ces crises de vanité dont il ne se défendait pas assez: on ne fait pas le bien, on ne fait pas concurrence à la Providence, on ne contrecarre pas la Destinée, et, si le bien se fait par vous, comment savoir si c’est le Bien—ou le Mal? La plus exquise intention, la plus scrupuleuse délicatesse morale peut-elle quelque chose contre la Fatalité, contre tous les chocs de la vie, contre la misère de la nature humaine, contre l’instinct de haine et d’amour? L’argent est une force aveugle et le bon riche doit être aveugle, passer après avoir semé ses bienfaits, ne pas revenir à ses champs de victoire, ne pas savoir ce que sont devenus ses obligés, sous peine de mécomptes et de remords: on ne peut être dieu qu’un tout petit instant.
Voilà, je crois, la philosophie désenchantée de la nouvelle œuvre dramatique de M. Henry Kistemaeckers, qui a été chaleureusement accueillie au Vaudeville, qui a de l’entrain, de la vie, de l’émotion et de la nouveauté. «Le marchand de bonheur», c’est le jeune René Brizay, dit «le petit chocolatier», fêtard infatigable et sentimental, inépuisable ami, millionnaire charmant et mélancolique, en mal d’ennui, d’enthousiasme et de gentillesse. Il ne vend pas le bonheur, il le donne—et il en est cependant le mauvais marchand, comme nous l’allons voir. L’action s’ouvre dans la loge de la célèbre actrice Monique Méran, un soir de répétition générale: il y a là l’ancien amant de cœur de Monique, l’équivoque et méprisable cabot Barroy, l’auteur neurasthénique Fortunet, il y a bientôt la foule d’élite des admirateurs—car il y a eu triomphe,—et, parmi eux, le jeune Brizay, déjà nommé, le vieil et sinistre multimillionnaire Mourmelon, des hommes du monde et autres tapeurs, des femmes de lettres, des inutiles des deux sexes, des inventeurs, que sais-je? Félicitations, embrassades, présentations, maquignonnages... Monique résiste à l’antique et implacable céladon Mourmelon, au jouvenceau René Brizay, mais voici le petit chocolatier qui donne cent mille francs à l’aviateur Ferrier, qui donne un hôtel et une rente princière à une petite figurante de rien du tout, Ginette Dubreuilh, qui est entrée par hasard et a parlé de sa détresse,—et tout cela pour rien, pour le plaisir du miracle; René et Monique partiront ensemble, en une admiration réciproque.
Ils sont heureux. Pas si heureux que ça, tout de même. Fastueux et magnifiques, ils souffrent en secret. René voudrait épouser Monique, mais il ne lui pardonnerait pas Barroy s’il savait... Et Monique est accablée de lettres anonymes! D’autre part, le jour même où il a convié le ban et l’arrière-ban de Paris à un envol (ou survol ou contrevol) superbe, le petit chocolatier reçoit les reproches et les malédictions préalables de la femme de l’aviateur Ferrier. Et il ne s’aperçoit pas que Ginette, devenue femme à la mode, l’aime d’une reconnaissance éperdue qui est devenue passion pure et furieuse. Mais l’effroyable et caduc Mourmelon a vu la chose: il faut que Ginette lui appartienne ou il ruinera à blanc le coquebin Brizay. Ginette supplie et ricane: tant pis! tant pis! qu’elle réfléchisse! Et le pauvre marchand de bonheur, ignorant ces affres, a en vain empêché Ferrier de voler; on saccage ses pelouses, ses hangars; la foule de ses invités le pille et le bafoue. Ferrier vole par honneur, pour soi, et se fracasse. Cri atroce, malédiction légitime de sa femme! On le sauvera, mais déjà le petit chocolatier est atteint au cœur.
Et que sera-ce lorsqu’il verra l’odieux Barroy serrer dans ses bras la triste Monique! Mais ce n’est pas ce qu’il croit. Monique est touchée, après une scène pénible, de savoir que les lettres anonymes n’étaient pas de ce Barroy qui vaut mieux que sa réputation. Mais alors? Et on avait affirmé à René que Barroy était toujours l’amant de la vedette. Qui, on? Mais Ginette, parbleu! Ginette, désespérée de voir Brizay épouser une femme qu’elle croit indigne de lui! Ginette, possédée de gratitude et d’un démon d’adoration! Ginette, qui ne veut pas perdre son bienfaiteur, son sauveur, son dieu, et qui, dans la candeur perverse de son âge et de son être, a cru, elle aussi, faire le bien! Elle le fera. Et comment! Car, après s’être abîmée, après avoir reçu son pardon, ne croyant plus à rien et sans espoir, elle deviendra la maîtresse du hideux Mourmelon et sauvera René sans qu’il en sache rien.
Telle est la morale, un peu déconcertante, mais scénique et pathétique, de la pièce de M. Kistemaeckers. Peut-être aurait-il mieux valu voir le marchand de bonheur ruiné et achetant son bonheur à lui pour rien, dans la misère, avec Ginette. Mais c’est une autre histoire. La comédie du brillant et abondant auteur de Lit de cabot, des Amants romanesques, de l’Instinct, de la Rivale et d’Aéropolis a sa thèse, son éclat, son mouvement et ses applaudissements. Il y a des phrases bizarres, du style mou, mais au théâtre!...
L’interprétation est fort brillante. Aux côtés des vétérans glorieux et jeunes de la scène française, d’un Lérand, nerveux et ferme, goguenard et attendri, d’un Joffre (Mourmelon), catégorique, tyrannique et majestueusement sinistre, d’un Jean Dax (Barroy), cynique, menaçant, avantageux, au demeurant le meilleur fils du monde; de MM. Baron fils, Maurice Luguet, Brousse, Baud, Lecomte, Chanot, etc., etc., un débutant (ou presque), M. Edgar Becman, a fait sensation dans le personnage de René Brizay. Élégant et fin, plein de feu, de tact, de dédain et de noblesse, il tient de M. Le Bargy et de M. de Max: il en a la voix, le geste et un peu d’exotisme. Il ira loin.
C’est aussi une artiste peu connue jusqu’ici, Mlle Terka Lyon, qui incarne Monique Méran. Elle a de la grâce, de la sensibilité, une tenue harmonieuse et de la voix. Mme Marie Marcilly a de la sincérité, une tendresse vibrante, et pousse un admirable cri; Mmes Dherblay, Leduc, Berthe Fusier, Loriano et Isabelle Fusier sont pittoresques et charmantes; enfin, dans le rôle disputé de Ginette, Mlle Lantelme a fait des prodiges. Désemparée, gnangnan et fataliste simplement sous ses loques du premier acte, amèrement triomphante, et se débattant rageusement, au deux, pantelante, accablée, désespérée au trois, elle a été d’une vérité éclatante, intense, humaine. Et quand, après s’être confessée, après avoir ramé des bras dans l’infini et le néant, elle a essuyé ses yeux à la fin et s’est résignée, presque gaminement, à l’étreinte sans joie, elle a symbolisé magnifiquement la vie, la vie médiocre et quotidienne qui remet, hélas! le sublime au pas et qui répare, ric et rac, à la petite semaine, les merveilles inespérées et les mauvais miracles.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—Les Marionnettes, comédie en quatre actes, en prose, de M. Pierre Wolff.
«L’homme s’agite et Dieu le mène.» La femme aussi. Mais ce n’est pas le Dieu de Bossuet, c’est le petit Dieu de M. Artus. Et la pièce de M. Pierre Wolff n’est pas aussi terrible que son titre—son titre nouveau—pouvait le faire craindre. Que tout ne soit, parmi les êtres vivants, qu’automatisme et inconscience, égoïsme, prétention et faiblesse, que tout soit représentation, parade et duperie, voilà une thèse philosophique connue et trop connue, et qui n’est pas très scénique: au théâtre, le déterminisme le plus convaincu se nomme fatalité.
En outre, comment prêter à l’auteur du Ruisseau une intention aussi désespérante? Il a fait le Secret de Polichinelle, et non les Polichinelles, qu’Henry Becque a laissés pour jamais à l’état de reliques amères, frustes et grandes. Il a lâché, voici des temps déjà, son masque rosse pour un masque rose; il n’est qu’attendrissement, indulgence, optimisme dans l’observation, jusque dans le trait et le mot, voire dans le pire parisianisme; il a réconcilié le boulevard et le bonheur, Montmartre et la morale, l’union libre et les vierges quadragénaires (en collaboration avec Gaston Leroux); il a accordé son pardon à la pire sottise (avec M. Courteline); il est, enfin, tout pathétique, tout sensible et tout aimant.
C’est dire qu’il prête à ses marionnettes le pouvoir de se commander, de se diriger, l’une par l’autre, en zig-zag, sous le pouvoir discrétionnaire de l’Amour, de la bonne fantaisie et de la douce raison, qu’il leur prête de la chair, du cœur et de l’âme, qu’il leur prête surtout le don des larmes, ce qui, bien mieux que le rire, est le propre de l’homme et de la femme, le don des larmes qui se communiquent et qui font communier les spectateurs et les acteurs, des larmes des cerfs aux abois, des biches en agonie, des larmes rédemptrices et triomphales. Car la comédie émouvante et émue de M. Pierre Wolff a été fort chaleureusement accueillie.
Elles sont, au reste, de très bonne compagnie, ses marionnettes, et du plus pur faubourg Saint-Germain. Jugez-en.
Sur le coup de ses trente-trois ans, le marquis Roger de Monclars a été condamné par sa noble mère à épouser, sous peine de mourir de faim,—il avait des dettes,—une jeune pensionnaire de province, empêtrée et gauche, Fernande. Léger, fat et un peu mufle, il ne pardonne pas à son épouse de lui avoir été uni par force: elle lui semble ambitieuse, insignifiante, odieuse. Il l’accable d’avanies et de dédains, lui expose, simplement, son dessein de la négliger comme un colis encombrant. Et la pauvre enfant ne pourrait que mourir de douleur si un ami inconnu, Pierre Vareine, ne lui permettait pas de se rappeler ses souvenirs de couvent, si, surtout, son oncle, M. de Ferney, entomologiste distingué (je vous avais dit il y a huit mois que ça se porterait beaucoup cet hiver, l’entomologiste), ne lui suggérait point, par l’exemple des insectes, la pensée de se rebiffer, de lutter, de conquérir l’époux rebelle.
Un mois a passé. Monclars est allé rejoindre une maîtresse, Mme de Jussy, à Montreux. Il est revenu. Il assiste, ce soir, à une fête terriblement mondaine, donnée par l’impénitent et délicieux Nizerolles, grand amant, enfant à cheveux gris et auteur de tragi-comédies pour marionnettes. On y joue, on y soupe, on y puzzle, on y farandole (si j’ose dire), on y flirte et on y médit. Au moment où l’on s’y attend le moins, voici venir Fernande de Monclars—mais quelle Fernande! Merveilleusement élégante, divinement habillée et diaboliquement dévêtue, un peu trop cynique pour être sincère, elle entre, séduit, règne. Son époux, scandalisé, est déjà pris. Mais il résiste. Elle résiste. Elle laisse Roger souper avec sa maîtresse. Elle se résigne elle-même à souper à la table du ténébreux Pierre Vareine. Seul, le bon oncle Ferney a deviné que sa nièce n’aime que son volage époux. Mais à quand l’aveu?... Et si l’on va trop loin...
Et l’on va trop loin. La passion légitime du marquis est exaspérée par l’indifférence de sa femme, et celle-ci se trouble dans son jeu. Heureusement, Vareine est fou et téléphone à Fernande, en pleine nuit, de venir le rejoindre: Roger qui revient à propos—parbleu!—entend tout, fracasse le téléphone, meurtrit sa femme, s’abandonne à sa douleur: tout est sauvé! Il méprisait l’épouse innocente, il adorera celle qu’il croit adultère, se reprochera son aveuglement, et sa furie même poussera sa flamme au paroxysme!
C’est l’affaire du quatrième acte, lorsque l’inépuisable Ferney aura rajusté aux mains tremblantes de la pure et repentante Fernande les fils du pantin Roger: elle ne cédera pas, acceptera les soupçons, la séparation, que sais-je? et ce n’est que dans un baiser passionné et définitif qu’elle avouera, sans paroles, son amour et son pardon. Et l’oncle qui a tenu les ficelles laissera ces braves enfants à leur bonheur et retournera à d’autres hannetons, plus nature.
La philosophie gentille et immédiate de ce proverbe en quatre actes, sa psychologie simple et compliquée, son imagerie et sa musique—car on y danse et on y chante,—son entrain, son écriture appliquée, son émotion à la fois parisienne et à l’allemande—c’est la gemütlichkeit, dans toute sa séduction presque physique,—sa subtilité facile et morale, son babillage, ses morceaux de bravoure (il y a des tas de monologues et de couplets, d’effets et d’habiletés aimables), tout a charmé, avec des longueurs.
Georges Grand (Roger) y étale un détachement élégant, une impertinence, puis une fougue, un désespoir des plus véhéments; M. Alexandre (Pierre Vareine) y est sentimental avec tact et passionné avec férocité; M. de Féraudy (Ferney) a une finesse toute ronde, toute aiguë, toute providentielle, qui a rappelé M. Got, en mieux; MM. Paul Numa, Jacques de Féraudy et Lafon rivalisent d’élégance et de fantaisie; M. Granval est fort comique, et Léon Bernard (Nizerolles) est tout à fait remarquable de jeunesse attiédie, de demi-résignation, de cordialité primesautière et mélancolique, d’âme, enfin.
Fernande, c’est Mlle Piérat, qui a été parfaite, qui a étonné, touché, séduit. Sa pudeur outragée, son impudeur malaisée, le combat de son pauvre cœur, son inélégance charmante, son élégance malgré soi triomphale, ses sourires, ses cris, ses larmes, tout est d’une grande artiste qui comprend, vibre et compose. Mlle Gabrielle Robinne (Mme de Jussy) est belle et harmonieuse à damner les saints; Mlle Maille est étincelante et superbe; Mlles Provost et Jane Faber sont éclatantes, et Mlle Fayolle a les malices et artifices d’une fée Carabosse très droite, très belle, et qui finit par avoir un cœur excellent.
Mais Pierre Wolff est un sorcier si humain qu’il n’a voulu dans sa pièce ni monstres ni héros... Des marionnettes en bleu et or, avec un rien de noir et, parfois, un soupçon d’auréole!...
27 octobre 1910.