Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)
THÉATRE RÉJANE.—Le Risque, pièce en trois actes, de M. Romain Coolus.
Poète, philosophe, dramaturge, M. Romain Coolus pousse la subtilité jusqu’au tourment. Dévoré de la plus noble inquiétude, il cherche les rimes les plus terribles, les mondes les plus vrais et les moins probables, les situations les plus inhumaines. Il ne s’agit que de faire de l’émotion, de la joie ou de la tristesse avec cette algèbre échevelée et colorée: jeu d’enfant pour l’équilibriste de 4 fois 7, 28, pour l’humoriste du Ménage Brézile, pour le douloureux scrutateur de Raphaël et de l’Enfant malade, pour l’observateur apitoyé d’Antoinette Sabrier, pour le jongleur byzantin d’Exodes et Ballades: il a toujours joué la difficulté.
Une teinte ancienne et persistante de mélancolie amère, ironique et qui veut s’amuser de soi, une autophagie, si j’ose dire, souriante, se joignent, chez M. Coolus, à une confiance continue dans ses lecteurs et ses spectateurs: il est si gentil, si camarade, qu’il imagine n’avoir de secrets pour personne—et il est tout secret. Il est trop intelligent. Il croit n’avoir pas besoin d’allumer sa lanterne, nous imagine aussi au courant que lui de ses relations et de ses imaginations; c’est nous faire trop d’honneur.
Et, parfois, nous restons en route et en plan.
Comment et pourquoi, entre autres choses, l’héroïne du Risque, Edmée Bernières, est-elle une femme supérieure, une surfemme, un homme de génie? Qu’elle achète des îles, des ruines historiques et préhistoriques, des marbres et des mers, qu’elle navigue, plane, brasse des affaires, achète des continents, qu’est-ce que ça nous fait puisque nous l’apprenons, d’un mot, sans le voir et que ça ne sert de rien?
Donc, Edmée, veuve, je crois, a une certaine et plus que certaine liberté de vie vagabonde et active. Elle s’est chargée de l’éducation, si j’ose dire, de sa nièce Louisette, fille de Laure Sourdis, sœur de ladite Edmée, qui aime mieux faire la grue sur place, à Paris, à Nice, à Trouville. Louisette nomme Edmée «maman» et n’a pour Laure qu’un «ma mère» glacé. Nuance. Edmée est tout cœur. Laure n’a que des entr’actes. Edmée, entourée de soupirants d’âge et de grade, sans parler de son admirable secrétaire Chartrin, a depuis quelque temps un grand amour partagé avec Marcel Bauquet qui est, lui aussi, une manière de génie—en quoi? C’est une faute. Peut-il y avoir un bonheur tranquille, même irrégulier et caché pour une femme qui n’admet que les coups de dés, les hasards de mer et de bourse, les tentatives hardies, les croisières aventureuses, qui ne songe qu’à posséder la terre et à tenter Dieu?
Ces diverses occupations l’obligent à des voyages, vous le sentez.
Au deuxième acte, Edmée, qui a emmagasiné à Houlgate sa fille adoptive, son amant, son secrétaire, son médecin, son ami le philosophe Thury, son autre ami l’inutile Randeax, son esclave tunisienne Traki, etc., etc., est contrainte à une tournée d’affaires.
Le secrétaire Chartrin fait une scène à Louisette, qui adore Marcel Bauquet; Marcel résiste aux représentations du philosophe Thury—et Marcel enlèvera Louisette: attraction criminelle, presque incestueuse—maman!—naturelle et aveugle, fatalité, fatalité!
Et lorsque, revenue trop tôt, la triste Edmée sera mise au courant par le lamentable Chartrin, lorsque Louisette reviendra un instant pour embrasser sa mère,—sa mère, pas sa maman!—la tante, la maman rivale ne pourra rien, ne voudra rien tenter; c’est en vain qu’elle affectera de reprendre, de réduire l’enfant voleuse d’amour, qu’elle fera semblant de la vouloir emmener tout de suite, très loin; elle lui laissera un instant, le temps de fuir, de rejoindre l’amant adoré qu’elle n’a pas daigné forcer elle-même: Mektoub! Adieu, va! Elle restera brisée dans son orgueil intact, ruinée dans sa fierté, mêlant ses pleurs de reine un instant déchue aux larmes de son grand serviteur Chartrin.
Et voilà!
C’est l’Autre Danger et c’est le Refuge. Mais non! Ce n’est rien de cela! Il ne s’agit ni de duel d’âges, ni de lassitude. Ce n’est même pas le proverbe «qui va à la chasse perd sa place», ce n’est pas le triomphe de la simplicité sur la recherche, de la médiocrité sur la perfection, ce n’est pas la proclamation de l’exclusivisme de l’intelligence et de la misère des sens, ce n’est pas le génie qui prononce ses vœux de chasteté, c’est une aventure menue et douloureuse, ornée, chantournée, d’un style précieux, élégant, capricant, bosselé et ciselé, d’un dialogue rebondissant, inextinguible. Pour laisser toute sa force à son drame, M. Coolus a même, à l’avant-dernier moment, supprimé un quatrième acte qui lui semblait faire longueur. C’est héroïque: l’exquis et admirable Maurice Donnay n’avait condamné à mort «le quatrième acte» en général, qu’avec sursis. L’action, volontairement dépouillée, en est-elle plus puissante et plus rapide?
Et un peu aux acteurs. Si M. Chautard est excellent, parfait de dignité légère, de cordialité grave, de dévouement sautillant dans le personnage d’un médecin ami, le docteur Horvois; si M. Garry est merveilleux de tenue, de passion bridée, de sobre colère, de douleur infinie dans le rôle du secrétaire Chartrin; si M. Signoret est aussi parfait qu’à son ordinaire sous le masque d’un philosophe dramatique qui devrait être académicien, M. Barré est assez falot dans la peau d’un vieux satyre sommeillant et M. Castillan, gêné peut-être d’une barbe sans grâce, n’a ni l’ardeur ni le prestige ni le remords d’un amant très recherché sur la place et génial par surcroît. Mme Suzanne Avril est un peu trop en dehors dans le rôle en dehors de la futile Laure; Mlle Dermoz est un peu trop roide et tragique, trop décidée, trop cruelle sous les traits juvéniles de Louisette, et Mlle Carène outre l’exotisme, la sensibilité et les cris de l’inutile esclave Traki.
Il est inutile de faire l’éloge de Réjane: elle s’est prodiguée comme directrice, comme critique, comme metteuse en scène dans les clairs décors de Lucien Jusseaume; elle a mené la bataille à fond. De tout son cœur, de toute sa voix, de toutes ses nuances, de son geste varié, de son autorité caressante, dolente et rauque, de sa volonté raidie, de sa tristesse contenue, de son désespoir debout, elle a empli, dressé, humanisé la conception de la surfemme mère sans enfant, maîtresse sans amant qui crâne en pleurant, qui règne en craignant et qui n’est qu’une pauvre chose, un mélancolique défi—et rien qu’un défi. Dans ce drame d’idées, à peine de cœur, sans péripéties, sans deuils physiques, elle porte l’angoisse sentimentale, le désarroi intime jusqu’aux larmes de sang.
THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Comme les Feuilles..., pièce en quatre actes, en prose, de Giuseppe Giacosa (traduction de Mlle Darsenne); Moralité nouvelle d’un Empereur (adaptation, en vers, de M. G. Rial-Faber).
C’est un succès d’émotion, de délicatesse, de simplicité, de grâce un peu mélancolique et douloureuse, mais qui sonne si bien à l’âme et au cœur! Du haut du ciel, ce distingué et sympathique Giacosa doit sourire de toute sa cordialité, de toute sa bonté: celui qui a été le Coppée, l’Augier, le Feuillet et le Scribe de l’Italie doit être heureux de dorer d’un rayon céleste et humain cet Odéon perdu en plein quartier Latin.
Comme les feuilles... est une des dernières productions de l’auteur d’Une partie d’échecs. Il n’a plus ni son goût archaïque de la chevalerie, ni son réalisme appuyé. Il garde sa jeunesse de cœur, son observation et son amertume, mais il laisse chanter en soi le soleil natal: il a, dans la maturité, juste assez de tristesse, juste assez d’indulgence pour entrevoir la radieuse espérance. Il sait voir, peindre, faire toucher du doigt l’abîme sans désoler tout à fait, être exact et vrai sans être navrant, et c’était tout nouveau pour les spectateurs du second Théâtre-Français, séduits par un texte orné et simple, strictement traduit par Mlle Darsenne: ils ont fait fête à cette tranche de vie crue mais non faisandée; ils en ont aimé la cruauté involontaire et la tacite poésie, la grandeur bourgeoise et la gentillesse pathétique—et c’est un soir qui aura les plus chaleureux lendemains.
Comme les feuilles!... Vous vous rappelez la feuille de ce pauvre et grand Arnault:
Il ne s’agit pas d’un poète exilé pour sa fidélité à Napoléon: c’est plus moderne. Il ne s’ensuit pas que cette feuille sache plus où elle va. C’est, d’ailleurs, une feuille à quatre têtes—et non un trèfle à quatre feuilles: le bonheur ne souffle pas dessus. Voici.
Le brave industriel Jean Roselle s’est ruiné en travaillant. Ne levant pas la tête de dessus ses livres et ses machines, se tuant à la besogne en sublime bête de somme, il ne s’est jamais soucié de son intérieur. Resté seul avec deux grands enfants, il
comme dans la chanson, et ne s’est pas aperçu que ces trois jeunes cervelles dilapidaient son or laborieux à qui mieux mieux. C’est de l’américanisme outrancier, les modes d’après-demain, des jeux, du jeu. C’est la faillite, presque la banqueroute. Sans un cousin, méprisé jusque-là, Maxime, ce serait la honte. Jean Roselle a donné tout ce qu’il avait; sa femme Julie a garé son argent mignon, après avoir conseillé de dissimuler l’actif, ce dont se serait fort bien accommodé le jeune Tommy, fêtard et snob: seule, Nénelle a encore des sentiments. Abandonnés de tous, parents et amis, les Roselle vont cacher leur misère chez le cousin Maxime, en Suisse.
Dans la médiocrité, les défauts se précisent: Nénelle est toute éberluée d’avoir eu à donner des leçons chez des croquants mal logés. Tommy a continué à jouer et a perdu; la belle-mère Julie, plus légère que jamais, fait avec des peintres suédois des tableaux qu’elle vendra très cher, pour sûr: il faut que le cousin Maxime, philosophe pratique, aimant, sage antique et moderne, remette les choses au point: il réussit auprès de Nénelle, semble réussir sur Tommy, échoue devant Jules. Pendant ce temps, le chef de la famille, Jean, fait des écritures très humbles comme il dirigeait ses usines,—très loin.
La rafale souffle plus fort et disperse un peu plus les feuilles. Mal préparés, pas préparés du tout au combat de la vie, les pauvres gens s’abandonnent de plus en plus. Julie est pressée de fort près par un de ses peintres suédois et vole les maigres ressources de la maisonnée. Tommy joue de plus en plus chez une femme vieille et interlope: quant à Nénelle, elle est désemparée. Elle voit l’ignominie de sa belle-mère, la vilenie de son frère, l’aveuglement de son père. Elle est à présent sérieuse et grave: Maxime demande sa main, mais comment consentir à cette pitié? Elle ne se sent pas digne de cette union: elle ne veut plus que mourir.
Elle ne mourra pas. La belle nuit que, tout à fait désespérée, anéantie à l’idée que son frère sombre dans la honte en épousant la catin de cagnotte hors d’âge, que sa belle-mère fuit avec son peintre, elle courra au lac ou au glacier. Mais elle tombe sur son vieux père, qui veille pour gagner quelques sous, comprend son servage, son abnégation, sa grandeur—et il suffira d’un soupir, du soupçon, de la certitude que Maxime veille, lui aussi, dehors, dans le froid et la nuit, pour qu’elle comprenne qu’elle est aimée, qu’elle doit aimer, qu’elle se doit au bonheur de son père, de son mari, au sien propre—sur les ruines.
Cette pièce a beaucoup plu. Elle est entre Becque et Brieux, avec du liant, de la morbidezza, de la santé morale et de la gemütlichkeit à l’allemande, du cœur, pour tout dire. C’est vivant et prenant.
M. Desjardins, qui a fait effort pour n’avoir pas de volonté, est un très noble Jean Roselle; M. Vargas est un très généreux, vibrant et sobre Maxime; M. Maupré, un Tommy douloureux dans son insouciance élégante; MM. Desfontaines et Fabre, fort exotiques dans leurs tignasses blondes de Norvège. Mme Lucienne Guett a été charmante, parfaite, très à son aise dans le rôle de cette évaporée de Julie; on ne voit pas assez le flamboiement intelligent de Mlle Devilliers, l’assurance de Mlle Barsane, l’indifférence de Mme Juliette Boyer, les larmes de Mme Kerwich.
Nénelle, c’est Mme Sylvie, qui faisait sa rentrée à l’Odéon: elle y a ramené son charme un peu plus étoffé, son sourire un peu plus grave, son émotion un peu plus marquée et grandissant à mesure. Elle a été toutes nuances et toute progression et s’est attendrie elle-même: est-il de plus folle louange?
A cette tragédie domestique, M. André Antoine joignait une vieille pièce de famille: la Moralité nouvelle d’un empereur, qu’on a déjà applaudie, il y a quatre siècles, et voici quelques jeudis et lundis. Un empereur centenaire qui a laissé son pouvoir à son neveu sort de son agonie et comme de son tombeau pour tuer de sa main le successeur qui a trahi l’honneur et déshonoré une vierge. Ses grands feudataires et son chapelain le morigènent, mais le Saint-Sacrement s’illumine, donne raison au vieux souverain qui clame: «J’ai fait justice, chevaliers!» Cet acte, joliment et pieusement exhumé, écrit en vers de huit pieds plus que naïfs et agréables, figure une délicieuse imagerie où l’énergique caducité de Joubé, le cynisme acrobatique de Grétillat, la simplesse éloquente et farce de Bacqué, Coste, Renoir, Chambreuil et Desfontaines, la désolation pathétique de Mme Grumbach, les cris noirs de Colonna Romano tissent comme de grandes figures, de grandes fleurs et des larmes héraldiques.
C’est une belle et bonne journée.
THÉATRE DES VARIÉTÉS.—Un Ange! comédie en trois actes de M. Alfred Capus.
Après avoir été l’Oiseau blessé de la Renaissance, Mlle Ève Lavallière est, aux Variétés, «l’enfant malade et douze fois impur» que maudit jadis, magnifiquement, le comte Alfred de Vigny.
Mais que dis-je? Malade! impur! Voilà de bien grands mots pour les Variétés, Lavallière et l’autre Alfred, notre Capus national, si doux aux choses et aux gens, qui prête—pour rien—à la vie, de la gentillesse, je ne sais quelle logique cascadante et une sorte de géométrie hilare, qui a fondu son amertume en réalisme fantaisiste, qui a cassé les ailes à son ironie pour en faire de l’observation précieuse et rare, et qui s’est donné les gants du Démiurge lui-même pour tout refaire dans le plus plan des mondes possibles, à la satisfaction générale.
J’erre encore: Capus a laissé ses ailes à Lavallière en l’élevant au grade d’ange; oh! ce n’est pas Eloa, Azraël, Gabriel ou Lucifer: pas de ciel, un tout petit enfer intérieur, une moyenne hauteur, un tout modeste envol d’aéroplane au-dessus des misères, des préjugés, de la raison, des coutumières et pâles vertus de notre planète, la fidélité, l’économie, que sais-je? Vous lui voudriez un peu de jugement et de tête? Vous êtes sévère: les ailes ne vous suffisent-elles point? Et quelles ailes! On en mangerait.
Nous sommes donc dans un casino de Bretagne: l’auteur de Qui perd gagne et de Monsieur Piégois ne déteste pas le jeu. Mais Antoinette Lebelloy, née Ramier—les ailes!—l’aime à la folie, le jeu! Et elle perd, perd—à mériter les plus folles amours. Le malheur, c’est qu’elle n’avoue ses pertes qu’à la longue et à moitié, qu’elle accepte une avance d’argent du tenancier Lambrède, des avances d’amour de M. de Saintfol, que son clerc d’huissier mondain de mari y trouve un cheveu, et qu’il n’y a guère que la bonne Mme Ramier mère, et son mystérieux et cordial chevalier-servant de Léopold, sorte de factotum et ancien conseiller d’Etat, pour déclarer encore que la joueuse impénitente, la flirteuse effrénée est un ange. Mais voici la catastrophe: Antoinette, qui a juré de ne plus toucher une carte, rejoue et reperd: Saintfol répond pour elle, renonce à la main de la fille du brave baron de Sauterre: scandale, provocation, tumulte. Tout s’arrange sur le champ: c’est du Capus.
Mais voilà Saintfol empêtré dans les ailes de l’ange Antoinette!
Et comment! Divorcée, compagne libre du seigneur de Saintfol, mais à la veille de convoler avec lui le plus légitimement du monde, elle l’a déjà radicalement ruiné. Le papier timbré s’accumule chez le gentilhomme avec les bibelots impayés: de vagues individualités viennent jouer; c’est un tripot et un boudoir, un salon et même une salle à manger, car la maman Ramier, l’inévitable Léopold viennent y manger sans joie et en silence, car Mme Ramier n’aime pas son futur gendre. Lorsque les choses semblent amenuisées, explosion! Les papiers timbrés font balle et boulet: l’huissier fait sa sinistre et triomphale entrée! Vous l’avez deviné, n’est-ce pas? l’huissier est l’ex-clerc d’huissier, l’ex-mari d’Antoinette! La scène entre les deux hommes est exquise et simple, mais pendant que Saintfol est allé chercher de l’argent, Antoinette arrive, Antoinette un peu aguichée du prochain mariage de son conjoint d’hier avec une cousine de son amant, Antoinette montée en ton, ayant réponse à tout, parlant du haut de sa tête: elle apprend que son époux de demain est radicalement ruiné. Va-t-elle l’abandonner dans ces conjonctures pour suivre l’huissier Lebelloy, qui la presse et l’aime toujours? Non! non! Elle se laissera embrasser pour avoir la paix et rester à Saintfol. Elle est surprise, vous n’en doutez pas, par son amant, par son mari de demain, et le retourne comme une crêpe en lui prouvant que si elle a embrassé son ci-devant époux, c’est par amour pour son amant et pour pouvoir lui rester fidèle dans sa détresse. Mais quoi? Saint-Fol n’est plus ruiné: son oncle de quatre-vingt-dix-sept ans est mort et lui laisse une fortune énorme! Adieu! adieu! Il ne s’agit plus de dévouement! Elle va retrouver son huissier, à la grande horreur de Léopold, qui se dévoile, qui n’a jamais adoré qu’elle, qui n’a que quarante-deux ans en en paraissant cinquante-cinq, qui n’a que quarante-deux mille francs de rente, mais qui les a pour elle et qui se désole, se désole, se désole!...
Il ne se désolera pas toujours. Retiré en Bretagne dans le château de Saintfol, le brave Léopold finira par retrouver, par prendre, par garder l’ange Antoinette. Saintfol et Lebelloy s’entendent pour n’en plus vouloir et pour épouser chacun de son côté. Antoinette, survenue par miracle, après une nouvelle culotte à Biarritz, avant une nouvelle aventure avec un Anglais, se contente de son vieil amoureux.
Et après? Vous m’en demandez trop; il y a peut-être une autre pièce—ou deux ou trois.
L’inconscience et le démon du jeu, l’audace calme, l’autorité caressante et froide à la fois de «l’Ange» peuvent durer encore des milliers d’années ou, du moins, des centaines d’actes. Arrêtons-nous ici, avec le délicieux auteur, en acceptant, comme lui, un semblant de conversion. A vingt-deux ans, avec un mari de quarante-trois hivers, on peut devenir chaste et rangée... Hum! hum!... vous doutez? Essayez!
Le vrai, c’est que la pièce d’Alfred Capus est toute en cliquetis de formules magiques et vivantes, en facettes d’humanité cynique, en hachis de sentiment, en sincérité contenue, en mélancolie facétieuse, en milliers de larmes retournées en sourires: philosophie, attendrissement en gelée, émotion qui cabriole: c’est la vie. Et c’est tout plaisir, toute joie, toute finesse.
J’ai dit la simplicité triomphale, la tranquille férocité de Mlle Ève Lavallière, qui plane, qui règne, qui gourme, qui séduit et qui reconquiert avec des yeux larges comme des chapeaux et une voix sereine comme un mensonge. Mme Marie Magnier est admirable de dignité comique, de naïveté despotique, de tact outrancier dans le rôle de la mère Ramier. Mme Jeanne Saulier est une cousine fort élégante, fort séduisante, fort bien disante. Mlle Jeanne Ugalde est une jeune fille charmante et très joliment ingénue, et Mmes Marcelle Prince, Chapelas, Delyane, Fraixe, etc., ont droit à toutes les louanges.
M. Guy a été, mieux que toujours, parfait de tenue, de vérité, d’émotion voilée, de demi-comique dans le très difficile personnage de Léopold. M. Max Dearly s’est fait violence pour s’interdire toute fantaisie, pour être presque grave sans cesser d’être plaisant et parfait dans la peau de l’huissier Lebelloy. Dieudonné est inouï de rondeur et de verdeur sous sa pelure de baron breton. Moricey est un tenancier de cercle tout craché et MM. André Simon, Petit, Rocher, Avelot, sont exquis.
J’arrive au drame de cette comédie. Contre les médecins, envers et contre tous, M. Albert Brasseur a interprété jeudi, à la répétition générale, le rôle de Saintfol: c’était de l’héroïsme. Avec un souffle de voix, un chuchotement à peine perceptible, une articulation désespérée, un geste impeccable, une volonté tragique, il a rendu toute la gentille mièvrerie, tout le néant galant et élégant, toute la lassitude involontaire de son personnage de luxe. Il en est resté sur le flanc: honneur à lui!
Après cinq jours de remise—tragédie sans exemple boulevard Montmartre—Prince a donné à Saintfol sa physionomie mobile, son sourire disloqué, sa voix changeante, toute sa grâce comique, toute sa fougue hésitante, toute son autorité comme bégayante, classique, fantaisiste, irrésistible, qui tient de l’Odéon et des Clodoches. Il a été acclamé—avec la pièce.
THÉATRE DU GYMNASE.—Pierre et Thérèse, pièce en quatre actes, de M. Marcel Prévost.
Le titre même de la nouvelle pièce de M. Marcel Prévost,—ces deux prénoms accolés et comme fondus,—indique le dessein d’une œuvre intime, intense et brûlante: il s’agit d’une anecdote dramatique et non d’une thèse générale, plus ou moins philosophique et sociale. Les questions si graves qui se posent dans ces quatre actes, celle de la confiance immense et hermétique entre époux, celle de l’estime dans l’amour ne reçoivent qu’une solution provisoire et particulière. Et pourrait-il en être autrement? Une des femmes les plus éminentes de ce temps me disait, un jour de crise: «Le mépris, passe encore! Mais le dégoût!...» Et le dégoût n’y a rien fait.
L’auteur des Demi-Vierges n’a pas poussé jusqu’à ce cercle de l’enfer sentimental et sensuel. Son drame consciencieux, intéressant, émouvant, ne dépasse guère le purgatoire. Voyons:
Thérèse Dautremont a vingt-cinq ans. Fille d’un gros banquier, sénateur, dignitaire et bien pensant, elle s’est décidée, d’un grand coup de cœur, après avoir refusé les plus brillants partis de tout repos, à épouser un Gascon de trente-six ans, nouveau venu dans le Gotha de la finance, surhomme d’affaires, un peu aventurier et suffisamment mystérieux, moitié Antony, moitié Robert Macaire (en plus pâle), Pierre Hountacque. C’est un ami de la femme de confiance qui a élevé Thérèse, Mme Chrétien, et il a pourvu à l’éducation du fils Chrétien, ciseleur d’art, le jeune Maxence, vingt et un ans, qui a conçu pour Thérèse un amour désespéré. La maison inondée, en même temps que de cadeaux de noces, de lettres anonymes sur le fiancé, et le frivole babil de la jeune Suze Dautremont, son gentil flirt avec le baron Moulier ne distraient pas le banquier et sa fille aînée de l’énigme charmante, puissante et redoutable qu’incarne le néo-millionnaire Hountacque. Une lettre plus précise, signée, arrive: une comtesse de Luzeray accuse la mère de Pierre d’avoir volé son époux et Pierre d’avoir été élevé par lui. Mais voici Pierre, très d’attaque et très câlin. Il avoue: il a menti. Mais pouvait-il accuser sa mère et confesser sa honte? Il a fui, dès qu’il a pu. Alors? Et, plus aimante que jamais, éprise jusqu’à la pâmoison, Thérèse se donne à Pierre qui n’a plus de secrets, et qui est tout neuf, tout frais—et tout chaud.
L’étreinte dure. C’est la lune de miel, dans un château de Gascogne où un pavillon de chasse a été réservé à la bonne Mme Chrétien, à son fils Maxence et au parrain de ce dernier, le bohème ivrogne Coudercq, ancien employé de banque à Bizerte, que nous avons déjà entrevu et qui est un vieux camarade d’Hountacque, tombé dans la mendicité. Absorbé par l’amour, Pierre néglige son vieux collègue qui, malgré les gentillesses de Thérèse et laissé seul avec son filleul en compagnie d’une fiole d’armagnac, se laisse arracher l’atroce vérité: il y a neuf ans, à Bizerte, Pierre a fait ou s’est fait faire des faux pour 170 000 francs; bien plus! il a blessé à peu près mortellement Chrétien, son autre collègue, le père de Maxence! Et Maxence bout de colère et d’espérance: en dépit de sa mère, il agira contre ce Pierre qui embrasse encore Thérèse, il les aura, l’un et l’autre!
Il va, au moins, avoir Pierre. Le soir même de l’inauguration solennelle et mondaine, en musique et en costumes, de son hôtel, au moment où Suze et le baron Moulier s’accordent définitivement, en poudre et en talon rouge, en fantaisie et en pratique, Hountacque est menacé, directement, du bagne—sans plus! En plein triomphe, il voit son vieux péché se lever contre lui! Les faux sont là, photographiés. Et Thérèse sait! Défaillante, elle doit sourire à ses invités et invitées qui savent aussi et s’en vont, à l’anglaise. C’est la scène, la scène entre ces époux passionnés, plus amants qu’époux et si unis, si fiers l’un de l’autre! La fatalité souffle: Pierre avoue. Thérèse pleure, reproche, s’effondre. Pierre se redresse: il avait le droit d’accepter les faux qu’on fit pour lui; il s’agissait d’échafauder sa fortune, sa fortune dont il a fait bon usage, dont il a fait du bien pour tant de gens qui vivent de lui! Et toutes les fortunes n’ont-elles pas des hontes et du sang à l’origine? La famille de Thérèse, si bourgeoise, si sévère, si collet monté, ne s’est-elle pas enrichie par les exactions de la gabelle, et le sénateur Dautremont n’a-t-il pas des suicides à son actif? Thérèse n’est pas convaincue: elle luttera pour son mari, mais elle se refuse à lui, en attendant: le pauvre homme reste seul, avec ses pensées.
Et quand tout sera arrangé, quand le pauvre Coudercq aura clamé son innocence, son honnêteté de miséreux tenu par sa drôlesse de femme, quand Maxence, éperdu et chancelant, aura déchiré les photos des faux en apprenant que le véritable faussaire était son propre père, Thérèse, dans le triomphe, demandera à Pierre d’attendre un jour encore avant de reprendre, au lit, la raison sociale et conjugale.
Ce dénouement en nuance est plus psychologique que dramatique. Il touche profondément et fait penser. Après ses réflexions. Thérèse ne sera pas meilleure. Elle se prêtera à une sorte d’adultère légitime; ce qu’elle retrouvera, ce qu’elle trouvera dans son mari, c’est le Pierre de ses cauchemars, le Pierre qu’elle ne voulait pas deviner, le bandit de jadis, le faussaire, le forçat plus ou moins honoraire; elle humera sur lui son odeur d’aventure, le trouble de son âme, sa violence, sa fureur de vivre; ce ne sera plus le self made man, ce sera l’outlaw—et il y aura je ne sais quel vice dans cette étreinte renouvelée et passionnée, dans cet amour dans les ruines, dans ce baiser de pardon sans oubli. Voilà le drame à écrire!
Tenons-nous-en à l’œuvre d’hier qui est sympathique et chaleureuse, qui a des nerfs et du cœur, qui est réaliste et romanesque, sait sourire à l’occasion et ne recherche pas un style trop rare.
Marthe Brandès, un peu froide au début, s’abandonne tout à fait dès que Thérèse se donne: elle met de l’âme dans ses sens et de la fierté dans sa douleur; elle est très vraie, très haute, très pathétiquement harmonieuse. Monna Delza est une Suze délicieusement mutine et enjouée, sérieuse dans son rire et infatigablement exquise; Mme Henriot est parfaite de tenue et d’émotion dans le personnage de Mme Chrétien; Mme Claudia est très amusante en institutrice anglaise; Mmes Darmody, Copernic, Buck, Démétier, etc., tiennent avec distinction ou fantaisie des rôles épisodiques.
Pierre, c’est M. Dumény, avec son autorité, son aisance ordinaire et extraordinaire, sa grâce forte, sa déchéance qui se reprend, qui gronde et qui caresse; Paul Plan est parfait de rondeur, de tenue, de grandeur bourgeoise et tendre sous la redingote du sénateur Dautremont; M. Jean Laurent (Maxence) a toute la fièvre, toute la furie, toute la haine, toute la passion, tout l’écroulement qui conviennent; M. Charles Deschamps, en baron Moulier d’aujourd’hui, en marquis d’avant-hier, a toute l’élégance froide de ses rôles et je ne sais quel parfum de pavane; MM. Arvel, Bouchez, Henry Dieudonné sont excellents; Tervil est ahurissant sous sa livrée. Enfin Janvier est la joie amère, la vérité bégayante, criante de la soirée: il a fait du bonhomme Coudercq une création inoubliable. Ses moustaches tombantes, son honnêteté ânonnante, éloquente et pâteuse, son désir de faire le bien en laissant faire le mal, sa misère de pauvre être saisi, ballotté, aimant et pleurant, tout a été justement acclamé. C’est atrocement grand: c’est le drame de ce drame.
PORTE-SAINT-MARTIN.—La Massière, comédie en quatre actes, de M. Jules Lemaitre. (Première représentation à ce théâtre.)
Le joli triomphe clair, ému et charmé, le délice à peine douloureux et profond, le sourire mi-partie de la Massière, son expérience, son enseignement et sa résignation, tout cela est d’hier—mais hier, c’est si loin! Lucien Guitry a donc eu raison, cependant qu’il salue ses drapeaux et étendards d’à côté, de vouloir être acclamé, justement, dans son rôle de Marèze.
Il s’agit—je n’ai pas à raconter la pièce—de la dernière flambée d’un cœur quinquagénaire, à la fois tendre, paternel, apitoyé et artiste: un peintre qui vieillit a une affection trouble et intense pour la massière de son atelier d’élèves-femmes. Elle est pauvre, fière, touchante, charmante, jolie, et a beaucoup de talent: le Maître s’émeut, admire, glisse à un sentiment où entre du désir; la jeune fille est reconnaissante, flattée, prise dans son âme droite et ferme, dans son cœur de vierge qui n’a pas connu un père mort trop tôt—et la femme du peintre, aimante, dévouée, quadragénaire, se désole, se laisse être jalouse, menace la massière Juliette Dupuis, la chasse même de la maison, où elle est revenue malgré sa défense.
Mais le fils Marèze, qui a vingt et un ans, qui est toute liberté, toute fièvre et toute droiture, prend la défense de la pauvre enfant. Il lui servira de chaperon et de chevalier, quitte à pousser au désespoir et à une colère quasi meurtrière l’ardent auteur de ses jours.
Et la jeunesse, hélas! triomphant de la maturité, Jacques Marèze épousera Juliette, qui a touché la brave femme de mère Marèze, qui désarme le brave homme de père Marèze, qui se contentera de l’épée de l’Académie des Beaux-Arts, où il vient d’être élu, et qui, en guise de flamme, s’en tiendra à un coin de feu en compagnie de sa femme exquise et vieillissant avec lui.
Catulle Mendès a dit naguère, je crois, la grâce diverse, ouatée, mouillée, rebondissante, naturelle, savante, précise et large, l’humanité précieuse et exacte, l’angoisse immense et menue de ces quatre actes en relief et en nuances, le pépiement gentil des élèves, le malaise inquiet et touchant des époux Marèze à table, en face de la place vide du grand fils, la bonhomie maternelle de Mme Marèze, la grandeur simple du renoncement de Marèze, toutes les phrases comme sans apprêt, mais non sans délice, tous les mots où l’esprit infini, l’intelligence inégalable, la rare sensibilité de Jules Lemaître s’éjouaient avec un soupçon de larmes...
Guitry et Judic—les Marèze—ont gardé leur charme et leur autorité. Anna Judic, bonne et jalouse, irascible et facile à toucher, est admirable de naturel et tout cœur; Guitry, lourd, avec ses cinquante-cinq ans bien tassés, un peu trop arrivé, un peu trop bohème, qui a des ailes à l’âme et des rhumatismes, qui appuie sur ses phrases et a des «hein! hein!» à démolir l’atelier, qui a des yeux de dix-huit printemps et des jambes de podagre, des élans, des désespoirs, de l’enthousiasme, de la fleur bleue, est merveilleux de geste, d’hésitation, de brusquerie, de silence et d’accent. M. Lamothe est un jeune Jacques très fanatique, M. Mosnier est un académicien gâteux et sournois fort hilarant et M. Fabre est un modèle terrible.
Il faut louer Mmes Deréval, Lorey, Fleury, Leduc, qui sont espiègles et délicieuses; Mme Bouchetal, qui a de la dignité. Enfin, Mlle Jeanne Desclos, qui représentait Juliette Dupuis, a eu les plus jolies qualités de fraîcheur, de joliesse et d’ingénuité. C’est Brandès qui avait créé le rôle. Nous ne nous amuserons pas au jeu facile et cruel des comparaisons. La nouvelle massière—M. Guitry nous l’avait cavalièrement confié—n’était pas en possession de tous ses moyens: émotion, aphonie, maladie. Son filet de voix, son rien de geste a suffi aux spectateurs, tout heureux de se réchauffer dans une atmosphère humaine et divine de bonne volonté, d’honnêteté, de bonté, de vertu et d’esprit.
21 décembre 1909.
THÉATRE RÉJANE.—Madame Margot, pièce en cinq actes, dont un prologue, de MM. Emile Moreau et Clairville.
Avec ou sans M. Clairville, M. Emile Moreau devient une sorte de Cour de cassation: il évoque par devers lui le procès de Jeanne d’Arc et la cause de Marguerite de Valois, reine de Navarre. On sait que cette sainte et cette femme n’ont aucune ressemblance; les dramaturges veulent rendre au moins à l’épouse divorcée d’Henri IV le mérite et la vertu d’une inépuisable bonté, d’un dévouement gracieux et gai, sans parler de son esprit qu’ils n’ont pas rendu tout entier: il y en avait trop.
En tout cas, Madame Margot est un admirable spectacle, d’une richesse, d’un pittoresque, d’un agrément pathétiques et spirituels; on respire l’Histoire à pleins yeux, si j’ose dire, et à plein cœur: ce ne sont que brocards gaufrés, casques, cuirasses, plumes, salles merveilleuses de palais, jouets du temps, toques et toquets, fraises et hauts-de-chausses, musiques d’époques et danses authentiques; c’est un musée, mais un musée singulièrement vivant et émouvant, changeant et grand jusque dans l’angoisse.
Et comment pourrait-il en être autrement lorsque le maître du jeu c’est Réjane, Réjane aussi à l’aise sous le vertugadin empesé de Mme Margot que sous les atours à la grecque de la maréchale Lefebvre, plus Madame Sans-Gêne que jamais, dans une action plus ramassée et plus dramatique.
Elle n’est plus la Margot avide d’amour, facile et fatale de la Môle, celle qui se donne au hasard et par amour du plaisir, frénétique, italienne, diabolique et charmante quintessence des damnés Valois, collectionnant les cœurs et les têtes de ses amants, sauvant, par jeu, Henri de Navarre, son mari, lors de la Saint-Barthélemy, et faisant, à la veille de sa mort, couper le cou à celui de ses pages qui a tué l’autre—et ils avaient seize ans et aimaient—comment!—cette sexagénaire!
Alexandre Dumas prétendait qu’on a le droit de violer l’Histoire quitte à lui faire des enfants; MM. Moreau et Clairville prétendent suivre l’Histoire, et ils se contentent de la peupler d’enfants. Mais n’anticipons pas.
Donc le prologue nous montre Margot à peu près prisonnière, exilée à Usson: elle s’amuse et gouaille parmi ses regrets et sa ruine, plaisante avec Bellegarde qui passe. Mais il n’y a pas de quoi rire. La nouvelle maîtresse du roi Henri, Henriette d’Entragues, est grosse et le roi veut l’épouser. Tous les d’Entragues et les d’Auvergne viennent demander à Margot de consentir à la répudiation. Elle refuse. C’est sa mort: on n’hésite pas, à ce moment, à supprimer les enragées et les obstinées. Mais voici une visite inattendue: le roi. Il plastronne, gasconne, hâble, rit: il vient bien se démarier, mais ce n’est pas pour épouser la d’Entragues, c’est pour s’unir à la propre nièce de Margot, Marie de Médicis, pour son argent. Et c’est très mélancolique: il est sans illusion et sans amour. Margot accepte. Elle reviendra à Paris et veillera sur le nouveau couple.
Comme elle a raison! Quelle pétaudière que le Louvre! Ce ne sont que favorites et favoris, suceurs de pécune et de peuple: Marie de Médicis traîne son favori Concino Concini, la d’Entragues a amené sa jolie famille, le roi est empêtré dans sa marmaille bâtarde et légitime et joue avec elle devant l’ambassadeur d’Espagne; ce ne sont qu’ennemis intérieurs, extérieurs, à la ville, à la cour, au lit! C’est Margot, qui vient en voisine, qui débrouille l’écheveau des trahisons, avec le fidèle Sully, qui fait arrêter d’Epernon, au moment où toute la nouvelle cour la raille et l’insulte, Margot qui sauvera la vie du roi. Car les d’Entragues et les d’Auvergne, de complicité avec le jésuite Cotton, confesseur d’Henri IV, ont décrété la mort du Béarnais. Un mot d’enfant,—les enfants jouaient autour des conspirateurs—apprend le hideux projet à Margot qui, pour empêcher son ancien époux de voler à la mort, lui rappelle qu’elle a été sa femme et la redevient, peu ou prou, pour une nuit.
Bellegarde, blessé dans le carrosse royal, prouve à Henri le danger qu’il a couru: les d’Entragues sont emprisonnés, Margot triomphe et le Vert-Galant, un peu mélancolique et très attendri, rend grâce à sa fidèle mie, en attendant la fatalité.
Mais que signifie un résumé? Je n’ai même pas pu mettre à leur place les colloques, les grâces, les ris, les manières, les danses, le sérieux précoce, les naïvetés savantes des infants, la pavane dansée par la toute petite Marie Schiffner, les gentillesses et les singeries royales des jeunes Andrée Sauterre, Maria Fromet, Madeleine Fromet et Jane Jantès! Je n’ai pas dit le charme de haulte gresse, l’archaïsme tout nu et tout coloré du parler, des dialogues, des scènes, leur brutalité amignotée, leur verdeur à la volée et comique et ravigotante.
J’ai fait deviner, j’espère, la bonne humeur tutélaire, délicieuse, hautaine et fine, les infinies nuances de l’autorité et du charme de Réjane; Suzanne Munte est une Henriette d’Entragues suffisamment séduisante et vipérine, Suzanne Avril jargonne très joliment en Marie de Médicis, Mme Guertet, Dermoz, Rapp, Renhardt, etc., épandent des splendeurs et des grâces diverses; M. Garry est un Henri IV un peu maigre, mais bien disant, fort congru, éloquent et digne, à la fin; Signoret dessine avec sa maîtrise ordinaire la silhouette sinistre du père Cotton, Chautard est un Bellegarde chaleureux, spirituel, parfait; Castillan est inquiétant en Concini, Barré baragouine très intelligemment en Zamet, Garrigues est un traître convaincu et hérissé ainsi que Monteaux; enfin, dans le personnage de Vitry, M. Marquet porte le plus admirable casque du monde.
Et voilà une pièce qui a toutes les magnificences de la féerie, toutes les richesses de l’histoire—en mieux, puisque c’est une pièce qui finit bien.
24 décembre 1909.
VAUDEVILLE.—La Barricade, pièce en quatre actes, de M. Paul Bourget.
M. Paul Bourget a bien mérité de la République. Si sa pièce âpre, douloureuse et résolue, a eu le triomphe angoissé et tragique, s’il y a eu dans la salle un peu du frisson des bourgeois de la Décadence regardant monter les grands Barbares rouges, et si le Moloch avide et formidable du syndicalisme a semblé apparaître au Vaudeville et ouvrir sa gueule géante au-dessus d’une rivalité amoureuse, c’est que le conflit sentimental, l’anecdote, n’étaient que symbole, et que l’auteur de Mensonges a posé le problème social avec une rigueur presque atroce, qu’il a peint la guerre de classes férocement en indiquant, comme d’un coup de sabre, les déchirements intimes qu’elle provoque et qu’elle provoquera: c’est une large et profonde tragédie. Les convictions de M. Paul Bourget pouvaient, devaient faire intervenir dans la lutte la loi d’amour, l’idée chrétienne que la vie est une épreuve, qu’il faut souffrir pour mériter, qu’il faut obéir; par un scrupule admirable, il n’a pas voulu de ce secours sublime et commode: les patrons et les ouvriers n’ont que leurs armes terrestres, leurs appétits, leur volonté, leur besoin de manger, leur désir de n’être pas mangés; c’est l’assaut du capital et la défense du coffre-fort: ce sont, de part et d’autre, des hommes abandonnés à eux-mêmes, à la condition que ce soient des hommes.
C’est dans une catégorie assez rare du monde du travail que l’auteur de l’Etape est allé chercher ses personnages: les ébénistes d’art. Il n’a pas osé manier les masses énormes des terrassiers, des maçons, des boulangers: sa grève est une grève de luxe: elle n’en est pas moins violente, et ces ouvriers, plus qu’à demi artistes, n’en sont pas plus commodes. Mais arrivons à l’action, j’allais dire, un peu trop tôt, à l’action directe.
M. Breschard a quarante-neuf ans. Il est à la tête d’une grande fabrique de faux meubles anciens, très loyalement au reste: il reconstitue, copie, ne truque pas et laisse ses clients titrés faire de la brocante et vendre ses produits comme du Boule ou du Leroy. Il a une fille mariée à un riche architecte et un fils de vingt-cinq ans, Philippe, socialiste de salon et de revue, charmant garçon au reste, et vertueux, fort épris de Mlle Cécile Tardieu, fille d’un riche bijoutier. Mais Tardieu ne consent pas au mariage ou n’y consentira qu’à une condition: si Breschard s’engage à ne pas se remarier, tout au moins à n’épouser point sa maîtresse—car il a une maîtresse, irréprochable d’ailleurs, une de ses ouvrières, Louise Mairet. Le jeune homme est atterré, mais quand son père lui a conté ses pathétiques et nobles amours, un roman de pitié, de tendresse et de gratitude commencé au chevet d’une mère mourante, continué dans le plus grand désintéressement et la plus tendre dignité, Philippe se sacrifie: que Breschard épouse! Mais en voilà bien d’une autre! Le comte de Bonneville a fait rapporter un meuble abominablement saboté, empli de tiroirs en tulipier—une hérésie pour du Louis XVI—et quel tulipier! Ce ne sont qu’inscriptions injurieuses et abjectes! Le patron interroge son contremaître, le fatal Langouët, qui est comme un frère pour Philippe et qui a partagé ses jeux, ses rêves, son idéal. Langouët répond sournoisement: il a son secret. Le vieil ouvrier qui a fait le meuble, Gaucheron, arrive: il a été mandé d’urgence. Il n’y a pas d’erreur: c’est du sabotage et du sabotage fait sur place. Mais pas d’histoires! Il réparera chez lui. Il ne faut rien dire: les ouvriers s’agitent, la grève couve—et ce n’est pas le moment!
Non certes, ce n’est pas le moment! Breschard doit exécuter, dans un délai déterminé, une formidable commande pour Londres: il s’agit de quatre cent mille francs, et il a engagé tous ses fonds. C’est la ruine, le déshonneur peut-être—et Langouët le sait. La grève couve de plus en plus: on exige l’unification des salaires. Eh! le patron cédera! Mais l’homme est soumis à une rude épreuve: sa fille lui dit que sa maîtresse Louise Mairet aime l’odieux Langouët, et cette Louise ne veut pas l’épouser parce qu’elle est ouvrière, qu’elle entend rester ouvrière, «rester de sa classe», et qu’elle fera grève si on fait grève, qu’elle épousera cette grève qu’elle a tout fait pour éviter: c’est la fatalité de la Bourse du travail, divinité du jour! Et la voilà, la grève! Il est quatre heures: le délégué du syndicat, le camarade Thubeuf, fait son entrée solennelle, suivi des ouvriers: Breschard ne veut pas le connaître: il n’est pas des siens. Le patron se cabre: ce qu’il aurait accordé à ses ouvriers, il ne se le laissera pas extorquer par un étranger, par un ennemi! C’est la grève: tous les ouvriers, malgré leur attachement à Breschard, suivront l’ordre du syndicat. Ils s’en vont. C’est la ruine! Non! Un double réconfort est permis au patron et à l’amant: le vieil et sublime Gaucheron tâchera à faire l’ouvrage pressé et y réussira: on travaillera en secret, à la muette, au diable, avec des ébénistes de hasard et merveilleux. On réussira! Et—miracle plus cher!—l’atelier des femmes n’a pas fait grève! Louise Mairet passe à l’ennemi, au patron, à l’être cher qui est malheureux! Ils s’embrassent! Ils s’épouseront—et Breschard reprend courage tandis que son fils, atteint dans ses espoirs et ses chimères, retombe dans son sacrifice incessant.
Gaucheron a tenu sa promesse: dans un vieux couvent désaffecté, la commande a été exécutée, elle est prête à livrer. Les jaunes sarrasinent de tout cœur et mangent de toutes leurs dents. Mais les grévistes ont été prévenus et viennent chasser les renards, débaucher les travailleurs. Tous abandonnent le labeur, sauf le vieux Gaucheron. Mais c’est l’œuvre qui est en péril: on va démolir, détruire les meubles en délicatesse avec le syndicat. Gaucheron les défend de sa vieille énergie et de son revolver! Le terrible Langouët propose de l’enfumer. La responsabilité du crime, il l’assumera seul: c’est lui qui mettra le feu aux copeaux et aux planches! Une dernière générosité le fait supplier Gaucheron de partir: c’est son ancien apprenti! Mais le crime ne sera pas commis: Louise Mairet survient, supplie, se laisse brûler, puis elle s’abandonne, confesse son amour pour Langouët, le reprend à deux et trois reprises; la police arrive avec Breschard, qui ne se plaint pas, qui n’en souffre pas moins, et il faut toute la furie de l’ancien contremaître pour qu’on l’arrête.
On ne le gardera pas. La grève est terminée, les grévistes affamés. Les patrons ont formé une ligue: personne n’occupera plus Langouët, qui est en ménage avec Louise. C’est son ancien ami, son ancien frère, Philippe Breschard, qui exige de son père, qui obtient de lui signifier son arrêt, cruellement; ce sont les Petits Oiseaux, de feu Labiche; jamais on n’a vu revirement plus complet. Breschard lui-même rejette les prières de cette Louise qu’il a aimée et qui l’a sauvé, qui n’a jamais rien accepté, qui est héroïque et sainte, et il faut le deus ex machina de cette pièce, le merveilleux Gaucheron, pour que le patron permette, grâce à vingt mille francs donnés anonymement à Louise, de s’établir avec Langouët, qui ne sera pas contraint de se livrer à l’ivrognerie et au syndicalisme ensemble.
Ce serait très cruel et même sans noblesse si ce n’était du symbole. M. Paul Bourget établit, dans sa pièce très éloquente et très émouvante, que la fraternité d’idées, que le dévouement et l’amour ne peuvent exister d’un monde à l’autre: il y a le fossé et, en guise de passerelle, il y a la barricade.
Ce drame a eu, je l’ai dit, une fortune enthousiaste. Lérand est un Breschard un peu pleurard, mais excellent à son ordinaire; Louis Gauthier est un Langouët fier, méchant, passionné, titubant; Joffre est un admirable Gaucheron, fidèle, malin, sublime, bonhomme et qui serait plus admirable encore s’il ne faisait pas un sort à tous ses mots; Baron fils est délicieux de naturel, d’aisance, d’autorité canaille dans le rôle du gréviculteur Thubeuf; Maurice Luguet est un industriel important; Larmandie, un comte élégamment ficelle; Lacroix est un Philippe vibrant, jeune, sincère et terrible; Levesque est un jaune de Bordeaux, jaune de poil, de tablier et de pantalon, et Ferré un jaune de Marseille, très noir et très comique,—et il y a un gamin qui fait les plus belles pirouettes.
Nelly Cormon est fort élégante et véhémente; Ellen Andrée est fort spirituellement pittoresque; Marguerite Carèze est la plus touchante, la plus émue des ingénues, et Yvonne de Bray fait tout ce qu’elle peut pour avoir la force, le charme, le trouble, le cœur, l’âme, le malheur de Louise Mairet.
Mais il s’agit bien d’incarner des héros et des héroïnes dans cette démonstration, ce drame d’idées, ce cinématographe vivant et pensant de combat? Par delà l’applaudissement il fera réfléchir—et comment! De quel côté de la barricade serons-nous?
«Faut-il choisir? disait La Bruyère, je suis peuple!» Mais depuis!... Il y a encore à monter sur la barricade, simplement pour y mourir, pour un idéal ou pour Dieu, comme Delescluze, Baudin et Mgr Affre.
THÉATRE DE L’ATHÉNÉE.—Le Danseur inconnu, comédie en trois actes, de M. Tristan Bernard.
M. Tristan Bernard a tout d’un dieu antique: le tout-puissant mouvement des sourcils, l’œil impénétrable, le port auguste, la barbe pesante et sereine: il a beau se donner la plus grande peine, par politesse envers la terre qu’il habite, pour étudier du plus près les menus détails de la plus morne existence et pour les rendre avec une atroce exactitude, crac! il y a du miracle dans son observation—et il ne s’en tient pas à l’observation! Au moment où vous vous y attendez le moins, d’un coup de pouce, d’un froncement de front, le dieu Tristan renverse l’ordre établi des choses, met de la fantaisie—et quelle fantaisie!—dans la monotonie ambiante, de la gentillesse dans la fatalité.
Et c’est du bonheur à peine un peu ironique, et c’est de la joie paradoxale, attendrie et profonde. Voilà comment, lecteurs, spectateurs de demain et d’après-demain, le Danseur inconnu a triomphé sur la scène de l’Athénée; voilà pourquoi cette jolie pièce légère et émue, toute frémissante de vie, de gaieté, de sincérité, de bonhomie et de jeunesse, connaîtra une longue et charmante carrière, sera la cause efficiente d’unions aussi légitimes qu’inespérées en assurant la félicité d’une armée de jeunes filles riches et l’opulence d’une horde de jeunes hommes qui n’ont que du cœur, mais qui en ont jusque-là!
Oyez donc le conte de fée de cette autre «bonne grosse fée barbue».
Désœuvré, sans plaisir et sans ors, un jeune homme d’une excellente famille ruinée a emprunté, dans le petit hôtel meublé qu’il fréquente, son habit à un voisin de chambre et son chapeau de haute forme à un autre ami. En musant mélancoliquement aux Champs-Élysées, il a vu de la lumière à un étage quelconque d’un quelconque palace et a suivi des gens qui montaient. Entré avec eux dans un salon, il a dansé—il est si triste—avec la première jeune fille venue. Ils se sont plu; ils se sourient: ils parlent. Quelle importance cela a-t-il puisqu’ils ne se reverront pas? Ils y vont de toute leur jeunesse et de toute leur franchise: ils se plaisent de plus en plus. Mais quoi? On va tirer chacun de son côté: elle est riche, il est pauvre. Il puise indiscrètement dans les boîtes de cigares, au grand déplaisir des amphitryons qui, de compte à demi, traitent leurs amis plus ou moins connus, et boit six ou sept verres de champagne pour imaginer qu’il a dîné. Mais—hasard! voilà bien de tes coups!—le danseur inconnu n’est pas un inconnu pour tout le monde! Une honnête crapule qui est là l’appelle par son nom, Henri Calvel, et lui propose un petit marché: il a vu son manège avec Berthe Gonthier—c’est la jeune fille—. Henri est séduisant et charmant; eh bien, il l’épousera s’il lui signe, à lui, l’honnête Balthazard, deux petits effets de vingt-cinq mille francs! Un peu ivre, Henri signe tout ce qu’on veut: c’est trop drôle! Et, à sa grande stupeur, Balthazard le présente au père millionnaire de la jolie Berthe, lui apprend qu’il gagne soixante mille francs par an, qu’il représente les plus grandes maisons allemandes de métallurgie et qu’il devient le fiancé de sa danseuse! Éberlué, engrené, éperdu, Henri doit suivre le mouvement: le voilà propre!
Et ça va divinement, diaboliquement! Ce diable de Balthazard envoie pour Henri des bonbons, des bouquets, des pourboires: Henri lui-même triomphe des colles que lui pose un collègue en métallurgie et semble un jeune homme très charmant et très fort: il a conquis, en même temps que la fille, ses amies, le beau-père et les domestiques, mais c’est trop! Il s’est brûlé à ce jeu; il aimait, de la première heure, et son cœur se ligue avec sa conscience: mentir, non! non! Il tâche à avouer qu’il est pauvre, qu’il épouserait sans dot. L’épouserait-on s’il était dans le dernier dénuement?
—Oui, dit la fiancée.
—Sans doute, acquiesce l’excellent Gonthier. Et Henri va précipiter sa confession. Mais son beau-père de demain aime mieux qu’il ait de la fortune. Et le malheureux aime, aime!... Il s’en ira! Il s’en ira malgré les justes reproches de la bonne fripouille Balthazard, qui s’est ruiné pour lui, mais qui acceptera immédiatement de servir les intérêts de l’autre amoureux, Herbert, moyennant finances. Il s’en est allé, avouant par lettre qu’il est purée, qu’il ne connaît rien à la métallurgie, qu’il gagne cent francs par mois—quand il les gagne—et qu’il est si malheureux, si malheureux!... Tant pis! Berthe épousera l’imbécile Herbert: on ne s’obstine pas, dans les œuvres de Tristan Bernard!
Vous pensez bien que cela s’arrangera: juste le temps de voir le magasin de meubles où Henri est entré comme vendeur, d’admirer la stupidité du garçon de magasin, la patience d’un vieux client, la frénésie désespérée d’Henri, et toute la famille Gonthier arrivera par petits paquets, et il y aura la scène entre Henri et Berthe, avec accompagnement de téléphone, échange de tendresses courroucées et amusées, et le dénouement délicieux et attendu, le mariage de la tourterelle dorée et du tourtereau désargenté, et tout le monde sera heureux: le sympathique coquin Balthazard a trouvé une situation magnifique dans la maison du délaissé Herbert.
J’ai dit la fortune de cette pièce claire, nuancée, rebondissante, cordiale, narquoise, moderne et éternelle, où il y a le cynisme des Pieds nickelés, la nonchalance de Triplepatte, la sentimentalité d’Amants et voleurs, avec la pire honnêteté. Cela tient de Marivaux et d’Octave Feuillet, des Fausses Confidences et du Roman d’un jeune homme pauvre de Dickens aussi: c’est tout aimable. Et c’est du meilleur Tristan Bernard.
Est-il utile d’ajouter que jamais André Brûlé—Henri—n’a été aussi jeune, aussi brillant, aussi délicat, aussi passionné, et que ses pudeurs de brave enfant engoncé dans l’escroquerie, de franc garçon englué dans le mensonge et ses fantaisies de vendeur d’ébénisterie ont été aux nues et au cœur? Henry Krauss est tout fin et tout rond dans le personnage du papa Gonthier; André Lefaur est majestueusement stupide en fiancé évincé; Cazalis est merveilleux de rouerie inconsciente et de muflerie dévouée en Balthazard; Cousin est un garçon de bureau mieux que nature; Térof est hilare, et M. Gallet imposant.
Mme Alice Nory est une délicieuse Berthe, farce, enjouée, gamine; Mlle Goldstein, amusée et réfléchie; Mlle Greuze, très joliment voyou; Mlle Claudie de Sivry, camérière familière, ont toutes les grâces. Mme Aël et Mme Bussy, glorieusement appétissantes, sont tout sourire et toute majesté. Et je suis obligé de ne pas citer tous les soldats et soldates d’élite qui mènent à la victoire cette comédie parfaite de fond et de forme.
Et le succès? «Il fallait un calculateur, dit Beaumarchais, ce fut un danseur qui l’obtint.» Comment dire mieux que le succès est incalculable?
THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—L’Ange gardien, pièce en trois actes, de M. André Picard; le Monsieur au Camélia, un acte, de M. Jean Passier.
M. André Picard a l’âme la plus tourmentée qui soit et la sensibilité la plus hérissée: il met du rare dans les conflits les plus simples et les intrigues les plus vulgaires; il souffre avec ses héros et ses héroïnes et ne les sacrifie qu’avec des larmes, il a une perpétuelle émotion et n’ose choisir entre le vaudeville et la tragédie. Son Ange gardien pouvait être violemment comique ou atrocement douloureux, affreusement grand, et il y a, dans son agencement et ses péripéties, de l’hésitation, de la lenteur, du non fini—ce qui n’est pas l’infini.
Contons.
Thérèse Duvigneau est une empêcheuse de danser en rond (je n’ose pas emprunter à Willette et au général vicomte Cambronne un qualificatif plus imagé). Veuve après deux ans et demi de mariage avec un ivrogne brutal et peu aimant, elle est plus vieille fille qu’une vieille fille toute simple. Héritière, avec un de ses cousins, d’un château plus ou moins historique, elle n’a jamais voulu vendre sa part et a voulu rester copropriétaire, histoire d’irriter et d’exaspérer son cousin Frédéric Trélart, sa cousine Suzanne Trélart et leurs invités, car les Trélart sont très mondains et extrêmement hospitaliers. Elle rôde, surveille, contrôle, aussi sévère pour la poussière des meubles que pour les mœurs de ses hôtes: elle est chez elle. Dédaigneuse et hargneusement austère, elle passe, en robe grise, auprès des joueurs de bridge, se laisse injurier gratuitement—car ses hôtes ne sont pas polis—et ne quitte pas des yeux le manège de sa cousine Suzanne et du beau peintre Georges Charmier: elle assiste aux séances de pose, survient dans leurs tête-à-tête, les sépare même sur un canapé et survient au moment même de leur étreinte pour faire jouer l’électricité et les séparer, ainsi que l’archange armé d’une épée flamboyante dont il est question dans la Genèse. Entre temps, elle a rabroué de la bonne façon, devant le monde, un brave garçon, Gounouilhac, qui s’est avisé de l’aimer: elle n’aime personne, ne veut aimer personne, elle est méchante, méchante, méchante, méchante!
Si méchante! Charmier et Suzanne s’affolent à l’idée que leur faute est découverte: ils accusent le sympathique Gounouilhac, mais ce n’est pas lui qui a tourné le bouton électrique: c’est Thérèse. Elle fait mieux qu’avouer, elle se vante de son acte, et proclame sa loi: Georges et Suzanne se sépareront sur l’heure, Georges partira sans délai, faute de quoi le terrible époux, Frédéric Trélart, saura tout—et comment! Épouvantée, Suzanne s’enfuit, en excursion. Et restés seuls, en une explication nuancée, véhémente, passionnée, Georges et Thérèse s’abordent, s’injurient, se confessent: l’une dit ses peines, ses rancœurs, ses colères, sa misère sentimentale; l’autre s’attendrit et s’excite à la fois, séduit, par fatuité ordinaire, par sentiment et par curiosité: c’est une impossibilité, une gageure, un miracle: il vole un baiser qui lui est rendu presque automatiquement, s’énerve, prend Thérèse, qui résiste et veut s’envoler, la retient à terre, solidement et l’emporte, mi-défaillante et extasiée, aux pires et plus essentielles réalités.
Et elle ne dénonce pas sa cousine: mieux, elle ne paraît pas au salon. Suzanne finit par savoir que Georges est resté plus de dix minutes avec l’austère Thérèse, et, après une conversation nuancée, angoissée, pathétique, entre le tendre et discret Gounouilhac et Georges Charmier, enthousiaste, ledit Gounouilhac a le cœur brisé. Georges est plus enthousiaste que jamais: à Thérèse, accablée à son tour par Suzanne, il offre son cœur et son nom. Mais l’ange gardien déchu touche au fond même du désespoir et de la douleur: elle a discerné, dans la caresse de Georges, une trahison, un piège, le désir d’un gage, une horrible vanité. Quel dégoût! Et même, lorsque le séducteur s’humilie, s’offre et supplie, elle ne peut accepter: elle est exigeante, par timidité, et son effacement si long veut des revanches: elle demande une fidélité éternelle; mais, loyalement, le peintre ne peut pas la promettre. Thérèse partira, retournera dans sa province, reviendra, l’âme diminuée, à sa tâtillonnerie menue, à son amertume désolée; le bon Gounouilhac ira, le cœur brisé, retrouver sa petite amie du Havre, et Georges et Suzanne continueront à exercer leur adultère consacré et sacré.
Le dernier acte de cette pièce est poignant, a de la grandeur et je ne sais quelle abnégation: il a été fort applaudi.
Le drame qui, pour rien, serait très comique, se passe dans un monde bizarre, d’une moralité plus que douteuse, et où la blancheur grise de Thérèse fait tache. Après le péché, elle pourrait rester; mais, hélas! elle a des remords! Ne cherchons d’ailleurs pas le symbole de cette anecdote, simple comme un proverbe, subtile comme une charade dramatique, trouble comme un symbole, fort bien habillée, et d’un style plus précieux que sûr.
M. Gémier y est charmant de sincérité gauche, d’éloquence involontaire, d’émotion qui veut sourire, de grandeur dans le renoncement; M. Pierre Magnier est un Charmier irascible et tendre, avantageux et passionné; M. Colas est un mari tout rond et MM. Rouyer et Maxence sont des bridgeurs de ton monté. Mme Madeleine Carlier est une Suzanne frivole à souhait, joliment apeurée, gloussante et criante; Mmes Rafaële Osborne et Léontine Massart sont excellentes et délicieuses en des rôles trop courts, et Mme Dinard prête à une servante la plus opulente poitrine. Quant à Mme André Mégard, elle a donné au personnage de Thérèse Duvigneau un éclat discret, sourd, enveloppé, une magnificence pathétique et sauvage dissimulée sous une chrysalide poussiéreuse, toute douleur contenue, toute fièvre sous globe: c’est du très grand art. Quand lui sera-t-il permis de jouer du François de Curel, l’Envers d’une sainte, par exemple, qui a certains points de ressemblance avec l’Ange gardien?
Le spectacle commence par un acte inoffensif de M. Jean Passier, le Monsieur au camélia, qui évoque les fantômes de Marguerite Gautier, d’Armand Duval, de M. Duval, et où Mlle Lavigne fait, avec sa drôlerie ordinaire, des imitations un peu outrées de Mme Sarah Bernhardt.
* *
M. René Lenormand, qui a donné au théâtre des Arts ces Possédés, qu’on n’a pas oubliés encore, fait applaudir et critiquer au petit théâtre de l’infatigable Durec, un drame africain qui contient un cas de conscience militaire et qui est âpre, saccadé, rare: Au désert. L’admirable et effarant Intérieur, de Maurice Maeterlinck, avec sa classique fatalité, et le Drame de Three Corners bar, de Pierre Lecomte du Nouy, complètent le spectacle. Cette dernière pièce est rauque et tragique: on n’y voit que gitanes, assassinats, erreurs judiciaires et cow-boys, et l’auteur, qui joue en personne, y imite, à lui seul, une meute entière de chiens sauvages, à la perfection.
THÉATRE DE L’ŒUVRE (salle Femina).—La Sonate à Kreutzer, pièce en quatre actes, de MM. Fernand Nozière et Alfred Savoir (d’après le roman de Léon Tolstoï).
M. Nozière n’aime pas l’Amour. Il lui avait déjà dit son fait, vertement, à la fin de Maison de danses: aujourd’hui, il unit son ironie dolente, mélancolique et sensuelle, au tempérament véhément et quasi sauvage de M. Alfred Savoir pour blesser à mort le petit dieu malin: les deux auteurs, au reste, nous le présentent tout méchant ou tout bête, sans flèches et sans ailes.
La Sonate à Kreutzer est une pièce âpre, forte, d’une douleur presque unie, d’une souffrance et d’une dureté volontaires et constantes: c’est le knout moral et presque physique.
En écrivant sa nouvelle, Tolstoï voyait ses personnages dans la lumière sainte: il s’agissait de savoir si la Grâce leur manquait ou non.
Ici, les tristes héros sont abandonnés à leurs propres forces, c’est-à-dire à leurs pires faiblesses: ce ne sont que des créatures sans Créateur, tout instinct, toute brutalité, toute misère, toutes larmes; ils ne sont pas intéressants. Et c’est un jeu, un jeu cruel pour MM. Nozière et Savoir de buter, brouiller, martyriser et écraser ces fantoches, victimes sans mérites et bourreaux sans éclat.
Qu’est-ce, en effet, que le barine Pozdnycheff? Un gros garçon qui s’est marié à trente-cinq ans, après l’existence ordinaire et frénétique des lourdes orgies de Russie: il est obtus et pesant. Il aime sa jeune femme Laure comme un ours aimerait une colombe, lui passe la main dans les cheveux avec la légèreté d’un régiment de cosaques traversant une serre, la meurtrit de ses baisers, l’écrase de sa présence harcelante, éternelle. Il n’est pas plus tôt dehors qu’il revient, tant il est dévoré de l’hydre de la jalousie. Et la pauvre Laure, romanesque et poétique, se meurt de peur et de dégoût: sa mère ne la réconforte pas. A peine si un jour, un ancien ami de son mari, le fat et grotesque virtuose Troukhatcherwski, lui apporte, un peu contre le gré de Pozdnycheff, l’éploi perdu des rêves en jouant la Sonate à Kreutzer qu’elle écoute fervemment, fiévreusement, de tout son être.
Elle revit, de cette caresse de musique, et n’est plus la blanche loque veule et lasse que nous avons pleurée d’avance. Hélas! son affreux époux, plus jaloux que jamais, d’une défiance effrénée, veut l’emmener au fin fond des pires steppes: elle résiste. La défiance de l’époux devient plus atroce: il joue comme un chat-tigre avec ce rat musqué de Troukhatcherswski, le confesse, le vide, le chasse, et la malheureuse Laure, bafouée, menacée, privée de tout idéal, vide le flacon de morphine qu’elle a enlevé au virtuose! De la chambre à coucher à côté, elle prévient son mari qu’elle va mourir empoisonnée: il ne bouge pas. Elle résiste: il s’obstine. Enfin, à un dernier cri, il enfonce la porte: hélas! il n’est pas trop tard, Laure respire encore!
Hélas! oui! La désespérée guérit ou semble guérir, et l’effroyable Pozdnycheff a l’air de se laisser accabler par sa belle-mère et sa belle-sœur Véra, qui lui reprochent d’avoir poussé sa femme au suicide, mais humilié, outragé, il a son idée: il ne croit pas, ne veut pas croire que Laure a songé sérieusement à mourir: elle voulait seulement se rendre intéressante! Patience! Patience! Il se réconcilie avec sa femme, accepte même de rappeler à la maison le pianiste Troukhatcherwski. Et c’est ici que l’ironie des deux auteurs devient féroce—en marge de Tolstoï: le porteur d’idéal, le messager d’au-delà, l’archange harmonieux et passionné est un cuistre, le lâche des lâches, menteur, phraseur, toute mollesse, tout néant. Il s’installe, se vautre, se laisse aimer nonchalamment. Le mari le voit, le sert et part: il reviendra!
Il revient à l’issue d’une soirée donnée par le virtuose dans l’appartement familial—dans quel monde sommes-nous, Seigneur?—affole et chasse à nouveau l’amant qui jouait une fois de plus la Sonate à Kreutzer déjà entendue, terrorise et prête mille agonies à sa misérable épouse, l’empêche d’appeler du secours en faisant défiler devant elle des domestiques et des supplices, la réduit aux pires plaintes et aux plus dégradants mensonges avant de l’appeler à une suprême étreinte où il la serre d’un peu près sur sa rude poitrine: la pauvrette tombe étranglée, et le meurtrier essuie quelques larmes.
La férocité voulue de ce drame s’aggrave de la médiocrité des personnages: le rêve croule sous l’horreur comique de ses représentants; Laure est une nymphomane, le virtuose est un misérable, le mari est une bête féroce, les autres sont des bêtes, tout court. Il faut un peu comprendre autour et au-dessus de l’action: il y a une profondeur amère, et qui se désintéresse absolument des lois dramatiques et du public: c’est très curieux et du meilleur temps de l’Œuvre, des temps héroïques: vous y trouverez le symbole, l’outrance, le souci du style et la désespérance finale. On frémit, on applaudit, on pense. On pense peut-être un peu trop. Mais Lugné-Poé, qui joue le rôle de Troukhatcherwski, déploie une telle fantaisie compassée, une telle outrance dans la muflerie lyrique, une telle facilité de frousse et de fuite qu’on est tout réjoui et qu’on admire, en gaieté. Et c’est si triste puisque c’est la faillite du songe et de l’idéal. Arquillière—c’est le mari—est admirable de jalousie, d’inquiétude, de férocité sournoise, de barbarie absolue et meurtrière; Louis Martin et Shœffer sont excellents, sous des barbes blanches et brunes, et Luxeuil a les plus beaux favoris du monde.
Mme Favrel joue une mère éloquente, aimante, excitée et un peu naïve; Mlle Devimeur est une jeune sœur dévouée et vibrante, et Gabrielle Dorziat—Laure—sait incarner, merveilleusement, le pire ennui, la pire nostalgie, le plus grand désespoir et le plus impossible espoir: elle meurt, en plusieurs fois, avec la plus artiste vérité; elle met du mystère et de l’éternité dans la niaiserie sentimentale: c’est très beau.
Et ne nous frappons pas: cette pièce pour marionnettes, comme dit Maurice Maeterlinck, si éloquente, si dure qu’elle soit, ne tue ni l’Amour, ni la jalousie, hélas!
THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.—Chantecler, six actes en vers de M. Edmond Rostand.
Entendons-nous, tout d’abord: je ne sais rien, je ne veux rien savoir du bruit qui s’est fait, depuis des années, autour de Chantecler, des millions de trompettes et de buccins qui ont sonné et fait tonner sa gloire préventive et ses plus disparates échos de sa réputation préalable d’événement national et mondial. Si l’Enéide, de Virgile, et l’Africaine, de Meyerbeer, furent moins impatiemment attendues, si la vie publique fut bouleversée et suspendue en son honneur, la faute n’en est pas à l’auteur, au poète.
M. Edmond Rostand s’est toujours fort peu soucié du décor vivant et mouvant que font les créatures humaines, en totalité, leurs opinions et leurs désirs: il arrête le monde à son horizon—et c’est beaucoup—et écoute l’Univers en s’écoutant. C’est toute bonté, toute noblesse, toute beauté, toute harmonie, toute licence, toute sévérité. Car, pour les plus petites choses, l’auteur du Bois sacré veut être parfait et parfaitement content de soi: il est son critique et son juge, et, en présence de tous les dangers, devant toutes les ruines et tous les canons, ne livrera ses actes, vers par vers, que lorsque le moindre hémistiche, la dernière syllabe, auront sonné franc à son oreille tyrannique, à son cœur obstiné, à son âme en exil.
Il ne convie pas le public: il le laisse venir, comme à regret. Son rêve, habillé et paré, frémissant, chantant, languissant, acéré, large, lumineux, léonin et félin, l’a amusé: qu’il vous amuse! Peu lui chaut! C’est un rêve qu’il eut, au hasard d’une promenade, une vision de basse-cour qui grandit, grandit, des jours et des années, au creuset démesuré du lyrisme de Rostand, de son ingéniosité minutieuse, tourbillonnante, épuisante, de sa richesse verbale infatigable, acrobatique et déconcertante, un rêve réel et irréel, réaliste et idéaliste, qui mûrit, mourut, revécut, s’éternisa, sans contrôle, au gré de la fantaisie du poète, en famille, dans des jardins de songe, des marbres, des vasques et des lis, au seuil des pays où Don Quichotte lutta contre d’effroyables géants qui se muèrent méchamment, à la fin, en ailes de moulin à vent.
Des ailes! Les voyez-vous, dans un mirage? Vous les allez voir—de près...
Les trois coups viennent d’être frappés: on va lever le rideau! «Pas encore!» Et Jean Coquelin vient réciter un prologue devant la large vague rouge drapée par Lucien Jusseaume. Un prologue? Oui! Ce n’est pas un monologue: derrière chaque vers spirituel et profond du récitant, on entend, on sent la vie vraie et simple: les cloches sonnent, les enfants vont à l’église, les gens vont au marché: c’est dimanche; la ferme—c’est une ferme—est purgée des hommes: il n’y a plus que les braves bêtes.
Les voici: elles sont gigantesques: vous vous y attendiez, n’est-ce pas? et cela ne vous trouble point. Un merle se balance et joue de sa queue dans une cage d’aigle royal; un chien tire sa chaîne dans une niche qui suffirait à un rhinocéros, et des poules, de la taille d’une cantinière de «horse-guards», gloussent précieusement. Le merle raille et le chien gronde et bénit. On s’entretient du maître et seigneur du lieu (côté volaille), le coq Chantecler, qui a l’œil et la crête, l’autorité, la puissance et l’esprit de gouvernement. Le voici qui s’approche, lentement, majestueusement, le grand-maître, sévère, mais avantageux, impérial, mais se laissant caresser. Un coup de fusil éclate: un bond—et un merveilleux faisan tombe dans la cour: plus de peur que de mal! Le bon chien Patou cachera le fugitif, poursuivi par des chiens braques qui seront trompés et égarés par le merle subtil. Mais ce n’est pas un faisan, c’est une faisane! Son plumage rouge et or est usurpé—et le bon pacha Chantecler tique et plastronne, au grand déplaisir de Patou, chien philosophe et chaste. Le merle, homme du monde, est allé prévenir la pintade, qui tient un salon académique, de l’arrivée miraculeuse d’une faisane écarlate et diaprée dans ses murs, et la snobinette pintade veut avoir à une de ses réceptions du lundi cette oiselle d’élite. Elle l’invite et, du même coup, invite le coq dédaigneux et réservé, qui refuse. Et Chantecler couche ses poules, veille de haut sur le soir qui tombe, sur la paix de son royaume, empêche les poussins d’aller à l’aventure. Hélas! il est amoureux, amoureux de la faisane, qui fait sa sucrée, qui veut le faire marcher et l’entraîner chez la pintade! Il n’ira pas! il n’ira pas! La nuit tombe tout à fait et le coucou sonne et s’éveille, cependant que des oiseaux de nuit répondent à sa chanson et se coalisent.
Ils se coalisent tout à fait. Ils sont là, en pleine nuit, répondant à un appel de mal et de crime, en allumant, à tour de rôle, leurs yeux d’or fauve, de feu d’enfer, de vert-de-gris, de soufre vert: il y a là des grands-ducs plus ou moins petits, le petit scrops, le chat-huant: ils ont admis le merle et la taupe et le chat. Ils conspirent suivant les règles, échangent leurs chants de guerre et d’extermination, leur haine frénétique de la lumière, du jour et de la beauté, crachent des yeux et du bec, exhalent leur férocité et, si j’ose dire, leur obscurantisme effréné: il leur faut tuer le coq Chantecler qui aime le soleil, qui est majestueux et aimé—et le petit scrops a un moyen: il ouvrira la volière où un amateur a enfermé cent espèces de coqs exotiques—et parmi eux un coq de combat armé d’éperons d’acier: il s’agit seulement de faire paraître Chantecler au five o’clock de la pintade.
Un cocorico tout faible trouble le conciliabule: les oiseaux nocturnes s’égaillent: le jour va venir et aveugler leurs yeux métalliques. Et Chantecler paraît. Il n’est pas seul: la faisane sautille devant lui, mutine et rebelle. Le coq reste galant, mais il n’a pas le cœur à la bagatelle: il est à son devoir. Mais, passionné, il avoue à la faisane le secret qu’aucune de ses poules n’a pu lui arracher, son secret plus que royal, mieux que divin: c’est lui—il en est honteux—qui, entrant fortement ses ongles dans l’humus qu’il s’agit de féconder, dresse sa tête dans le ciel, chasse d’un cocorico les ténèbres, place par place, de la plaine et du mont, fait disparaître le rideau d’ombre tissé sur la métairie et les prés, éloigne—sans les éteindre—les étoiles, fait lever, ici et là, le soleil joyeux et nourricier, revêt la terre de labeur et de joie; c’est lui qui éveille le ciel et le sol, c’est lui la clef sonore de la vie—et il s’y tue puissamment, harmonieusement! Il donne, au fur et à mesure de ses cris lyriques, la preuve de son quotidien miracle—et la faisane est transportée d’un enthousiasme de catéchumène voluptueuse.
Hélas! elle va chez la pintade! Chantecler ne l’y suivra pas!
Si! Le pauvre merle le félicite si maladroitement, l’admire tellement en baladin, là où il voulut être dieu, qu’il ira chez la péronelle! Il y a du danger, une conjuration, un assassin, la lutte, enfin, la lutte! Il y va, de ce pas!
Et nous voici chez la pintade, dans un potager. C’est la grande, grande réception: les oiseaux les plus huppés, les plus grands—jars et oies—se rencontrent avec les hôtes les plus illustres, les plus exotiques, les plus inespérés, coqs d’Inde, d’Astrakan, des Hébrides, avec des queues immenses ou absentes, des plumages effarants: la pintade ne se tient pas de joie et exulte d’orgueil. Chantecler vient, pour la faisane—et le risque de mort. Hautainement modeste, rudement simple, il dit son fait au paon fort prétentieux, décadent, allitératif, aigu et péremptoire, défend la rose contre ces coqs en pâte et artificiels, la France contre tout, entreprend le combat, au nom de la rose, envers le coq de combat, et au moment où il est harassé, où il va mourir, défendant toute cette assemblée persifleuse et lâche contre un épervier qui pointe, il reprend courage et vigueur, sort vainqueur de la lutte, prouve longuement au merle qu’il n’a ni parisianisme ni légèreté et, faisant claquer ses plumes, quittant un monde d’envie, de papotage et de haineuse médiocrité, s’en va, comme Alceste, au désert—ou plutôt il suit la faisane dans la forêt libre, dans la forêt immense.
Hélas! c’est une bien étroite forêt! (Vous pensez! avec l’échelle! des lapins de deux mètres, des champignons d’une toise!) La nuit, la libre et merveilleuse nuit des bois s’épand sur la Nature. Le coq et la faisane vaquent à leurs amours. Mais il y a des embûches ici et là: un filet de braconnier, des pièges. Un lapin dort en rêvant tout haut; les oiseaux se rappellent leur grand frère saint François d’Assise,—et une humanité inassoupie veille sur le sommeil des êtres. Un seul des habitants, le passager Chantecler, se souvient du jour qu’il doit éveiller, à l’insu de sa compagne la faisane, reçoit le fidèle Patou, téléphone au merle dans les liserons. On va l’endormir. La faisane est jalouse: des crapauds viennent choisir le coq pour roi, lui offrent un banquet contre le rossignol monotone. Mais, dès qu’il a entendu le chant du rossignol, Chantecler est ravi et indigné. Il y a dans la forêt la même méchanceté qu’au potager! Les batraciens conspirent contre la plus suave harmonie! Mais, à écouter le rossignol, à converser avec lui, à travers le sublime, à laisser tuer l’oiseau merveilleux par une balle imbécile, il a laissé le soleil se lever sans l’avoir appelé! La faisane, femelle orgueilleuse et avide, triomphe. Mais non! Le coq n’abdique pas! Il est resté de son chant dans les airs. Il retournera à son poulailler, malgré vent et marée; la faisane se laissera prendre pour le suivre, humble et captive; la vie, le travail, la lumière vivront, et, si Chantecler n’éveille plus le soleil, il éveillera les hommes de labeur: une mélancolie active, aimante et fière régnera sur le monde.
C’est consolant, triste, un peu précipité et confus. Il n’y a pas là la Mort qu’aime d’amour Edmond Rostand et qui est nécessaire à son amour fervent de la vie: c’est un peu hésitant, un peu bourgeois. C’est la conclusion logique d’une pièce qui n’est pas «du théâtre», où le troisième acte, trop personnel, trop littéraire, tout en facettes, en allusions, en caricatures, en agressions directes, en jeux de mots, en coq-à-l’âne, en allitérations, en calembours dignes du marquis de Bièvre et de Commerson, a semblé bien long et bien lointain, où la fantaisie règne sans fin, où le caprice et l’inspiration, le développement, le morceau de bravoure ne souffrent pas de limite, où tout est pailleté, pointillé, feuilleté, ciselé, haché menu dans un délice endiablé, dans un délire d’azur!
Il est bien difficile de démêler, en quelques heures, le symbole d’une pièce qui a été établie, défaite et refaite pendant des années: nous y pouvons saluer l’amour de la nation, de la clarté, le mépris du persiflage, l’horreur de la haine et de l’envie en matière de littérature, la plus belle générosité et le plus gratuit amour de la simplicité. C’est fort éloquent, séduisant, imprévu, émouvant.
Mille cris, mille bruits, des millions de plumes, du sublime, de la drôlerie, de la poésie à foison, un entassement de gemmes plaisantes et vivantes, d’humour ailé et surailé, une invention trop facile et trop subtile, jaillissante et renaissante, un paradoxe espiègle, profond, serti de beautés éternelles, de l’Esope-Platon, de l’Aristophane-Byron, du La Fontaine-Hugo, du Jules Renard-Grandville, voilà le tableau de cette chasse aux étoiles et au soleil.
C’est de la féerie un peu amère, c’est du travesti, ce n’est pas «l’ample comédie» de La Fontaine, ce n’est pas le microcosme, ce n’est pas la goutte d’eau où l’univers est enclos tout entier, passé et futur, dans un reflet et des microbes, c’est la goutte d’eau de Cagliostro, un peu truquée, mais si riche et si prophétique!
Quand le public aura secoué un reste de stupeur, il sera charmé, séduit,—pour longtemps! Il y a de si beaux décors d’Amable, de Paquereau, de Jusseaume, ce tapissier du Rêve! Il y a des costumes des Mille et une Nuits! Il y a la conviction touchante et léchante du chien Patou, Jean Coquelin; il y a le prestige profond, sonore en dedans, tout en nuances, de Guitry-Chantecler, qui joue en coq du Walhalla; il y a la malice délicieuse et incessante du parfait merle Galipaux, la majesté aiguë du paon Dauchy, la cruauté luisante des nocturnes Dorival, Mosnier, Renoir, les plus bavants crapauds, les coqs les plus somptueux, un pivert de l’Académie—et quels jars, quels chapons, quels canards!
Et si Mme Simone, enfiévrée, alliciante, puis dévouée, ne sait pas fort parfaitement dire le vers, elle est merveilleuse et pathétique d’allure et de costume; Mmes de Raisy, Frédérique, Lorsy, Henner sont les poules les plus grassouillettes et les mieux disantes; Mme Leriche est exquise, hilarante, tout comique et toute finesse dans le personnage de la Pintade, et Marthe Mellot—le Rossignol—qu’on ne voit pas, qu’on entend de tout son cœur, qu’on écoute de toute son âme, a une voix de nuit, de ciel, de futur où il y a toute nostalgie et toute espérance, toute harmonie et toute pensée: c’est de la plus pure beauté.
BOUFFES-PARISIENS (Cora Laparcerie).—Gaby, comédie en trois actes de M. Georges Thurner.
Mme Cora Laparcerie a le plus joli esprit et la plus fine fantaisie: après les éclatantes débauches d’esprit et de chair de cette triomphale Lysistrata, elle nous donne une pièce d’une moralité mieux qu’exemplaire, d’une tonalité plus que discrète, d’un agrément janséniste. Mais n’est-ce point un spectacle de saison et ne sommes-nous pas en carême?
Gaby, c’est Mme Rondet, la jeune, charmante et parfaite épouse d’un industriel de province un peu lourd. Parisienne, musicienne, instruite, élégante, elle est un peu étranglée dans ses désirs et ses aspirations: elle n’a qu’un décor étroit, un entourage de braves gens un peu trop braves et trop simplets, de bellâtres trop stupides; elle ne s’ennuie pas, cependant, puisqu’elle est mère de famille. Pourquoi faut-il qu’un jeune homme séduisant et irrésistible, le jeune docteur Jean Séguin, revienne, sans le faire exprès, de Paris pour lui rapporter l’air, l’enivrement, le je ne sais quoi de la capitale? Car il paraît qu’il y a encore une épidémie de parisine en province, et je l’ignorais! Pourquoi faut-il que ce Jean ait rendu à Gaby un service signalé en chemin de fer, dans ces chemins de fer où l’on tue? Pourquoi faut-il qu’il ait la plus grande élévation d’esprit, le cœur le plus réservé et le plus sincère, qu’il avoue son amour malgré lui et qu’il ne devienne pressant que parce qu’il est oppressé du sentiment de l’impossible? C’est un assaut d’éloquence, de passion qui implore, de tendresse qui refuse: rien n’est plus honnête, c’est de l’héroïsme de sous-préfecture.
Hélas! L’amour triomphera, un instant, du moins! Dans sa maison paternelle, Jean se laisse arracher son secret par le vieux médecin Séguin, son père; par son admirable maman: désolation, objurgations! Mais voici Gaby elle-même, qui, si bonne mère, si merveilleuse épouse, inestimable perle de la petite ville, apporte avec elle et en elle tous les germes de corruption: la vieille Mme Séguin, bouleversée et maudissante, ne tarde pas à éprouver sa séduction et elle bénirait peut-être cet adultère!...
Mais le troisième acte est là—et un peu là!—pour tout remettre en place et pour attester la victoire de la Vertu. Car, au moment où Gaby va abandonner sa petite fille et chercher, sous d’autres cieux, en compagnie de Jean, les plus coupables et les plus traditionnelles délices, voici Rondet, qu’on a déjà vu rôder à l’acte précédent. Sait-il? ne sait-il pas? Mystère! Mais ce bourgeois brutal et sans raffinement, ce provincial épais parle si bien au séducteur honteux, exprime en termes si inspirés, si touchants, si émouvants son amour pour sa femme, sa croyance en elle, son estime, son besoin d’elle, que le charme coupable est rompu. Gaby, toute prête à partir, ne se laissera pas enlever.
elle filera la laine et gardera la maison. Son rêve de liberté et de large amour, Paris et le reste, ce seront d’obscurs souvenirs; elle fera litière, si j’ose dire, de sa beauté et de la jeunesse; bourgeoise bourgeoisante, elle ne régnera que sur sa petite ville, sur sa fille et son époux. Jean se mariera ailleurs. Et voilà!
C’est très gentil et très sympathique, pas très nouveau, un peu trop en demi-teinte et en nuances, plus fait pour le roman que pour le théâtre, un peu uni, mais très honorable.
M. Henry Roussel (Jean) a de la fougue, de l’émotion, de la conviction, une flamme grise et la plus édifiante contrition; M. Gaston Dubosc (Rondet) est un mari pathétique, énigmatique, rude et sensible; M. Hasti (le docteur Séguin) a eu la coquetterie de laisser son genre hilarant et d’interpréter non sans grandeur un rôle de composition; M. Pierre Achard est élégant; Mme Marie Laure (Mme Séguin) est sincère, attendrie, apeurée, émouvante, et Mme Cora Laparcerie-Richepin (Gaby) déploie toute la gamme de son charme, de sa voix harmonieuse dans toutes les nuances de la majesté, de la gentillesse, de l’inquiétude, de l’hésitation, de l’abandon, de la reprise, de la résignation.
11 février 1910.
THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Antar, pièce en cinq actes, en vers, de M. Chekri-Ganem, musique de Rimsky-Korsakow.
Il y a du bon, dirait Georges Courteline, pour le lyrisme, l’héroïsme et la lumière; ce n’est plus, de théâtre en théâtre, que force, vaillance et chevalerie; au Vaudeville, la Barricade, démolie quelques jours par l’inondation, enseigne plus violemment que jamais un courage civique et bourgeois; à la Porte-Saint-Martin, Chantecler clame sa foi et son orgueil, et voici que le second Théâtre-Français fait venir, à grands frais, de l’Orient de mirage et de magie, la légende la plus brave et la plus claire, la plus claironnante, la plus fière et la plus dolente, roidie d’enthousiasme et parfumée d’amour, parée de poésie pensante et guerrière, fleurie de roses et de fer, enveloppée d’une musique ailée, sonnante, voluptueuse et rauque.
Antar est une épopée élégiaque, un conte d’azur et de pourpre, un drame profond: M. Chekri-Ganem, par une touchante courtoisie envers sa seconde ou sa troisième patrie, a écrit sa pièce en vers français, qui ont de la couleur, de l’énergie, de la grâce, qui ont souvent la plus classique beauté et sont rarement inférieurs aux vers de comédie d’Augier, de Pailleron, de Doucet, de Legouvé et du très regretté Casimir Delavigne.
Il est à peu près inutile de résumer le sujet d’Antar, cette rapsodie éternelle où les Arabes ont condensé leur rêve éclatant et leur action frénétique, leur sensualité brillante et cavalcadante, leur soif de chansons et de sang, leur besoin de sentiment berceur et de gloire équestre; le maître Dinet a, depuis des années, traduit en admirable peinture bleue les exploits du héros.
Même avec toute l’exaltation de son atavisme, M. Chekri-Ganem ne pouvait offrir, sur une scène, les combats singuliers et multipliés, les assauts, les dévouements d’Antar, chevalier errant, pâtre génial, poète au désert et dans la mêlée, faiseur de miracles, et quelque peu mythe solaire; il l’a humanisé, a remplacé les batailles par des récits; c’est un raccourci éloquent, vertigineux, un peu philosophique et lent, mais d’une radieuse et généreuse beauté.
Nous voyons donc, en des temps très anciens, des hordes d’Arabie, pâtres à bâtons, pasteurs improvisés soldats, amener un captif: c’est le chef Zobéir, qui pressurait les peuples et avait enlevé Abla, la fille de l’émir Malek: Zobéir a été défait et pris par un étrange sang-mêlé, à la fois parent de l’émir et très plébéien, Antar, paresseux et musard, qui s’est avisé de faire la guerre et de vaincre: pourquoi? Son triomphe est agréable à son frère Sheyboub, à ses frères les bergers, au peuple, dont il est: il est dur au paresseux émir Malek, au sinistre jeune émir Amarat; lorsqu’il vient, bondissant, timide et joyeux, très subtil et très ingénu, demander sa récompense, lorsque, sous les murmures des bergers, le vieux Malek est obligé de lui accorder la main de celle qu’il a sauvée, on lui impose d’impossibles épreuves: qu’il apporte une couronne plus introuvable que la Toison d’or, qu’il s’empare de la Perse invincible. Antar accepte: le génie n’est-il pas un, poétique et militaire, et, les ailes de l’Amour et du Désir aidant, n’a-t-il pas à lui la terre et les cieux? Il va!
Cinq ans ont passé—sans nouvelles. Amarat presse le faible Malek de lui donner sa fille Abla, restée sans emploi; mais une rumeur approche: Antar est vivant. Antar a défait les monstres réels et irréels, accompli tous les prodiges; Amarat ne peut plus que le faire tuer traîtreusement par Zobéir, aveugle, qui croit avoir eu les yeux crevés par l’ordre d’Antar. Et le voici, Antar, modeste dans sa gloire quasi divine, toujours fin poète, amoureux forcené; il rassure sa fidèle amante qui a peur d’avoir vieilli; souffre impatiemment les fêtes, fantasias, diffas et danses qu’on lui prodigue à l’occasion de ses noces qu’on ne peut plus différer: l’amour, bien, très bien, et la guerre! Il y a des ennemis, tout près, à combattre; il a besoin de sa femme—et de son monde.
Hélas! il a des ennemis plus proches! Sa première nuit d’amour est fatale: Zobéir, qui le reconnaît à sa voix, lui décoche une flèche empoisonnée. Zobéir meurt dans l’impénitence finale du désespoir, en apprenant que jamais Antar n’aurait consenti à lui ravir la lumière du jour; mais Antar, le grand et pur Antar, n’en mourra pas moins: il meurt à cheval, sans faire semblant: il accepte la fatalité, mais il ne faut pas que sa femme Abla soit triste, il faut que ses soldats partent sous son ombre vivante pour avoir la confiance qui guide et la vaillance qui triomphe. Debout sur son cheval de lumière, contenu par son armure, abaissant insensiblement les yeux sous son casque qui étincelle, Antar meurt sans mourir. Qu’est-ce qu’un trépas terrestre? Ses ennemis d’ici et d’ailleurs le croiront, le sauront toujours vivant!
C’est d’une majesté martiale dans la mélancolie. Et, en somme, c’est très sobre et très haut.
André Antoine a habillé cette sirvente-cantilène de décors simples et grandioses, de ces foules bigarrées, criantes et souples dont il a le secret, d’un cheval hiératique, d’un serpent géant et de danses où Mlle Napierkowska se vêt de pourpre changeante, de rubis pâlissant et éclatant, d’améthyste fondante, dans des gestes d’une souplesse de forêt vierge, d’une harmonie d’elfe, d’une science de houri et de péri.
C’est un spectacle de splendeur tragique, d’exotisme sans âge, avec une musique célèbre que Gabriel Pierné dirige avec feu. Mais le feu est partout: Mme Ventura (Abla) est embrasée de l’Aurore et du Désir; Mmes Céliat et Colona Romanno flambent harmonieusement; M. Bernard (Sheyboub) tonne et fume, même alors qu’il raille; MM. Coste, Denis d’Inès, Bacqué, Chambreuil, sont autant de tisons, d’étincelles ou de profonds fumerons sous la cendre; M. Grétillat (Amarat), bout de haine sournoise et tâche mal à éteindre sa colère orgueilleuse; M. Desfontaines (l’aveugle Zobéir) est consumé du feu intérieur qui jaillit—et comment! Enfin, Joubé (Antar) est la flamme même, flamme de pensée, flamme d’activité, flamme d’amour: il rayonne, consume, est consumé, irradie en expirant, est toute éloquence, toute sincérité, toute poésie. Saluons l’éclatante et féconde révélation d’un grand et sincère artiste tragique et lyrique.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—Boubouroche, pièce en deux actes, en prose, de M. Georges Courteline (première représentation à ce théâtre); l’Imprévu, pièce en deux actes, en prose, de M. Victor Margueritte; le Peintre exigeant, comédie en un acte, en prose, de M. Tristan Bernard.
Georges Courteline est chez lui dans la maison de Molière. C’était son droit et son devoir d’y amener un de ses meilleurs amis, le gros Boubouroche, avec sa maîtresse Adèle, ses camarades de café, sans parler du café lui-même. Ce déménagement, périlleux comme tous les déménagements, a fort bien réussi. Ce drame intime et universel, d’une saveur si profonde et d’une joie si amère, cette satire débordante de bonté, de pitié, d’une observation comme mouillée et d’un comique abondant, classique, humain et gentiment surhumain, cette coupe de vie et de vérité où tous les mots, toutes les situations, toutes les secondes de silence portent en plein joie, en plein souvenir, en pleine réflexion et en plein cœur, ce chef-d’œuvre, donc, a retrouvé sur la scène du Théâtre-Français son triomphe coutumier, inévitable et fécond.
Je n’ai pas à rappeler l’épisode, l’acte du café où Ernest Boubouroche étale, entre une manille et un manillon, son cœur généreux et son âme exquise, et où un vieux monsieur de malheur, délateur et prétentieux, vient souffler sur sa candeur, sa confiance et sa molle naïveté et jeter le soupçon en sa sérénité massive et secourable. Tout le monde a sous les yeux et dans les oreilles le second acte où l’infidèle Adèle prouve clair comme le jour à Boubouroche qu’elle est innocente, que le jeune homme trouvé dans une armoire n’est qu’un secret de famille et qu’on ne peut se mettre martel en tête pour un monsieur qu’on ne connaît même pas! Triomphe de la rouerie, de la perversité, de l’inconscience féminine—car Adèle finit par être de bonne foi! Et, Adèle, c’est Mme Lara, admirable de naturel, de tranquillité presque gnangnan, de cruauté douce, d’éloquence bourgeoise, de calme au bord du précipice; Dehelly est un placide gigolo-gentilhomme; Siblot est un vieux monsieur bien disant, patelin, archaïque et canaille à souhait; Décard est parfait en garçon de café qui bâille, et Silvain (Boubouroche) cartonne, bedonne, biberonne, plastronne, crie et pleure comme un homme: il joue de tout son cœur, au naturel, et est formidable et pitoyable. Ah! qu’il est triste que Catulle Mendès n’ait pas vu cette vivante apothéose de Courteline qu’il avait si heureusement sacré prince des jeunes poètes comiques!
L’Imprévu est un drame plus noir. Dans un château des bords de la Loire, parmi des snobs mâles et femelles, plus ou moins méchants et vicieux, vibrent et souffrent deux femmes et deux hommes; le docteur Vigneul aime Hélène Ravenel, qui l’adore; Mme Vigneul adore Jacques d’Amblize, qui l’aime. Mais Pierre Vigneul et Hélène ne se sont pas avoué leur secret, tandis que Jacques et Denise Vigneul sont amant et maîtresse. Très nobles tous deux, ils sont décidés à partir ensemble, à ne plus se joindre de nuit, furtivement—leurs châteaux sont voisins—à être, pour toujours, l’un à l’autre. Pour toujours! Hélas! Dans un dernier rendez-vous, au moment où elle a engagé l’éternité de son amour, Denise entre dans l’éternité pour tout de bon: fébrile, énervée, brisée par sa passion, elle succombe à une embolie, au seuil de la chambre à coucher.
Et c’est épouvantable, atroce! A peine si Jacques, anéanti, a pu faire prévenir par sa vieille nourrice la vaillante et admirable Hélène—et déjà le docteur Vigneul est là, hagard, flairant le malheur et la honte. Il trouve le cadavre de sa femme, s’abat, se relève, effroyable! Alors... alors, défaillante et sublime, Hélène Ravenel a une invention désespérée: elle s’accuse: c’était elle qui était la maîtresse de Jacques, et si Denise est morte, c’est en venant la chercher précipitamment, et de l’émotion d’avoir surpris une scène violente! Pierre touche au fond même de la douleur! Et Hélène, donc! Ils s’aimaient et il est contraint de la mépriser, de ne plus la voir: elle incarne l’horreur même, puisque sa faute, son crime ont tué Denise! C’est l’abîme. Mais Jacques n’y tient plus: il n’accepte pas ce sacrifice; il salit justement la morte, pour sauver les probes vivants! Pierre et Hélène seront heureux dans la douleur, puis dans la joie. Et tous se courbent sous la fatalité. Le rideau tombe.
Les lecteurs de ce journal connaissent assez la générosité, la délicatesse, la courageuse sentimentalité de Victor Margueritte pour que je n’insiste pas sur les qualités de cœur et de style, sur la finesse et la subtilité un peu ténue et rapide de cette pièce, qui, comme son titre l’indique, surprend un peu—mais veut-elle mieux? Elle se passe dans un monde un peu étrange, où Mlles Gabrielle Robinne et Provost, délicieuses, MM. Grandval et Le Roy s’agitent de leur mieux, et où Mme Lherbay est parfaite de dévouement. M. Raphaël Duflos (Vigneul) est douloureux et passionné; M. Dessonnes (Jacques) a de la grâce, de l’accent, de la fatalité, du désespoir et je ne sais quel morne courage; quant à Mmes Leconte et Berthe Cerny, elles rivalisent de tact dans la tendresse et l’émotion, de charme dans la vie et dans la mort; Cerny (Hélène), héroïque et vibrante d’amour contenu, souveraine dans la honte imméritée et le sacrifice; Leconte (Denise), tremblante de passion, suivie dans la caresse, touchante, admirable, et se brisant toute comme une viole précieuse et une harpe éolienne, harmonieusement!...
Assez pleuré! Voici le Peintre exigeant, de Tristan Bernard. Et qu’il est exigeant, le gaillard! Sans plaques, sans croix, sans médaille d’honneur et sans prestance, cagneux, gibbeux, nain et glabre, malpropre et inélégant, le sieur Hotzeplotz s’est imposé aux époux Gomois comme portraitiste officiel parce qu’il a du génie, étant étrange et surtout étranger, comme dit le divin Rostand. Sous couleur de mieux étudier philosophiquement la physionomie de ses honnêtes hôtes, il déboise et saccage leur domaine, démolit les meubles, fait déshabiller complètement leur femme de chambre, prodigue les observations les plus désobligeantes et les grossièretés les plus cruelles. C’est le dernier des tyrans—et les Gomois, terrorisés, obéissent par snobisme. Est-ce encore Sire du bon Lavedan? Eh! oui! Car Hotzeplotz n’est pas méchant: ce n’est ni un coquin, ni une gouape, c’est un fou. Fou d’orgueil, fou de faux art! Mais gentil et tutélaire! Alors qu’il pourrait épouser la charmante Lucie Gomois, il la fait donner, la donne à un petit imbécile de cousin pour qu’elle reprenne le sourire, qu’elle redevienne le sourire qu’elle était, pour pouvoir l’éterniser sur une toile définitive. Après quoi, il s’émeut du bras d’un ouvrier qui décloue une tapisserie, et pour pouvoir mieux rendre ce bras, qui est tout l’effort, toute la peine du prolétariat, il chasse tout le monde de ses yeux, du jardin, de la propriété, de l’univers: il est le Rêve et l’Illusion.
C’est extrêmement divertissant. M. Georges Berr est inénarrable: cet Hotzeplotz qu’il nous présente, narquois, cassant, convaincu, implacable, est plus qu’une caricature: il règne, plane, voltige, soigne une toile comme avec une flèche caraïbe: c’est un sauvage d’art, un Aïssaoua et un Groenlandais. M. Siblot (Gomois) est ahuri et déférent à pleurer, M. Grandval est pathétiquement insignifiant et MM. Hamel et Lafon sont très bons. Mme Thérèse Kolb est enthousiaste dans la résignation, Mlle Yvonne Lifraud pleure exquisement et sourit comme une rose, Mlle Dussane a deux mots à dire, mélodieusement, et un carré d’âme à montrer, bien en chair.
Et Tristan Bernard, qui n’a pas voulu faire la satire des impressionnistes, pointillistes et intentionnistes, qui a été l’ami de Vuillard, de Bonnard, de Lautrec, de Vallotton, de Rippl Ronaï et de Peské, nous donne une joyeuse et bonne leçon: c’est—ou ce sera—de l’histoire et restera, avec Boubouroche, au répertoire, au musée de la Comédie-Française.
21 février 1910.
THÉATRE DU GYMNASE-DRAMATIQUE.—La Vierge folle, pièce en quatre actes, de M. Henry Bataille.
La belle chose!
Dans l’acclamation unanime, dans le long émoi de cette foule saisie, conquise, écoutant de toutes ses oreilles et, si j’ose dire, de toutes ses entrailles, dans le respect d’une salle mal disposée devant une parole inattendue de vérité et de grandeur, dans le culte soudain de Parisiennes et de Parisiens en présence d’une révélation de douleur et de grâce divine, dans l’enthousiasme religieux, un peu étranglé d’angoisse, d’une quasi-élite sceptique admise en un vivant sanctuaire de sensibilité et de sublimité, il y avait une sorte de miracle, le plus rare et le plus haut: c’est que la Vierge folle, ce drame si puissant, si serré, si direct est, avant tout, une pièce de poète; c’est que, remontant le courant de ses triomphes de théâtre, Henry Bataille, retrouvant toute sa poésie, fondait ensemble son âme lyrique et élégiaque, sa mélancolie et sa tendresse secrète, son génie de l’inconscient et de l’inexprimé, sa pudeur et sa fougue, son horreur et sa passion, et qu’il nous apparaissait, tout d’un coup, avec tous ses dons et dans toute sa force, en tragédie, en mélodie, en monodie.
C’est que, en exprimant, en épuisant son cœur tourmenté et harmonieux, l’incomparable récitante de Baudelaire et de Mallarmé a apporté à son auteur la suavité et la vérité, et que le drame cruel et terrible a pris à la poésie quelque chose d’éternel et d’auguste, de nouveau et de classique, d’humain et de divin, un délice amer et puissant, l’aile de la fatalité et l’aile de l’obstiné sacrifice.
Les lecteurs de ce livre excuseront ce préambule et cette sorte d’ouverture: j’ai voulu seulement leur donner la physionomie, le portrait sincère, le crayon d’une représentation historique et unique qui aura des lendemains, par centaines, d’une émotion, d’une admiration, d’une fièvre qui, sans parler des vagues d’applaudissements, mettaient dans tous les yeux les plus nobles larmes.
Au triomphe, maintenant!
Personne n’est plus malheureux que le duc de Charance: il souffre dans son orgueil et dans sa race; il confie à l’abbé Roux, ancien précepteur de son fils, sa honte de père: sa fille Diane, si belle et si pure, a été abominablement souillée, à dix-huit ans, par un quadragénaire, l’illustre avocat Marcel Armaury: elle a été sa maîtresse, et le demeure. Des lettres enflammées et précises l’attestent. Que faire? L’abbé n’hésite pas: il faut éviter le scandale, enfermer l’enfant coupable dans un in pace lointain, la réduire par les humiliations et les austérités, lui raser la tête et extirper d’elle toute idée charnelle et mondaine. La duchesse, qui est frivole, tremble mais accepte. La jeune Diane accepte un peu moins. Mais, auparavant, il faut se débarrasser de l’effroyable séducteur: qu’on ne le revoie plus, plus jamais! Avec une simplicité de caste, le duc suppose que la femme d’Armaury—car Armaury est marié—a couvert ses amours infâmes. Il l’a convoquée: la voici. La voici, confiante, souriante, affectueuse. On la glace d’un accueil outrageant, on lui montre les lettres atroces, et la malheureuse, blessée dans ce qu’elle a de plus cher et de plus secret, s’épouvante et s’affaisse, si bien que M. de Charance, tout à l’outrage fait à sa maison, a une sorte de pitié, sans songer à l’abominable et mortelle blessure de l’épouse qui s’en va, s’en va! Non, certes! on n’entendra plus parler d’Armaury! Elle le gardera si loin, si loin! Et il n’y a plus qu’à s’expliquer avec l’enfant perdue, cette Diane, hier encore Dianette, qui reste têtue et fière, fin de race et obstinée dans le crime, femme-enfant et démon-né, qui avoue gentiment des horreurs et ne veut pas de châtiments, qui, jetée à genoux par son père qui l’appelle «saleté», ne se rend pas, et à qui il faut des supplications pour murmurer, d’une voix absente, qu’elle ira au couvent.
Elle n’ira pas. Nous la retrouvons, au deuxième acte, dans le bureau de l’avocat, à son cou. Elle s’est enfuie, avec sa femme de chambre et deux valises. Elle est toute joyeuse, toute en mots d’oiseau, toute en gentillesses, toute en caresses. On va partir: voilà! Où? Qu’importe? Elle s’est donnée; elle se sacrifie. Que Marcel sacrifie sa situation, ses clients, son avenir, son honneur, la dignité du conseil de l’Ordre dont il fait partie, qu’est cela? Vivre, jouir de la vie, se bécoter comme des pigeonneaux, n’est-ce pas le rêve? L’auto va venir et ce sera le voyage au pays du Tendre, le saut dans l’infini! Mais voici un coup de sonnette: c’est Mme Armaury, Fanny, qui accourt. Elle a reçu une lettre anonyme: elle sait tout. Sans se laisser prendre aux mensonges puérils de son époux, elle enferme Diane, confond l’infidèle, le supplie de renoncer à son projet insensé, le presse, l’implore. Hélas! voici le danger qui accourt: le frère de Diane, le saint-cyrien en délire Gaston de Charance a reçu, lui aussi, une lettre anonyme et accourt. Sublime, Fanny fait croire au visiteur imprévu qu’elle est là depuis longtemps, qu’elle sert de secrétaire à son mari, le confond et le raille et lui présente un Armaury plus innocent que le lis le plus pur. Mais la passion veille et gronde: quand tout est arrangé, la trompe de l’auto rugit comme le cor de Don Luis de Silva. Marcel vivant, Marcel sauvé n’a plus qu’une idée: la clef, la clef, dont Fanny a bouclé Diane, la clef d’aventure et de volupté. Il la demande, affreusement, à voix basse, tandis que l’épouse rédemptrice amuse l’ennemi. Et, bouleversée et souriante, hésitante et fataliste, Fanny ne veut pas entendre: enfin, elle cède et tente l’épreuve. Horreur! L’auto part à toute vitesse: Armaury a trahi, abandonné son admirable compagne qui s’abat en gémissant, en avouant sa torture et sa misère et qui s’alliera aux Charance pour une vengeance éclatante et désespérée.
Et, après ces deux actes de mouvement, de sentiment aigu et dévorant, voici le troisième acte, l’admirable et surhumain troisième acte. C’est à Londres, dans un grand hôtel. Marcel est traqué. Insulté par Gaston de Charance, il a refusé de se battre. Il veut vivre, garder et défendre sa débile proie. On lui dépêche un ambassadeur, l’abbé Roux, qui échoue puisqu’il parle d’intérêts là où il s’agit de passion, qui discute, qui oppose l’idéal divin à la volonté et qui n’est pas de force, armé d’au-delà, avec un adversaire qui est libéré de toute croyance. Mais voici Fanny qui veut s’indigner et qui ne trouve pas de reproche, Fanny qui n’est pas morte du coup terrible que lui a porté la fuite de son mari et qui est là, toute simple, toute petite, toute malheureuse.
Mais comment rendre son discours, si simple et d’un lyrisme terre à terre et éthéré? Comment rendre toute la tristesse, toute l’étreinte de mots, tout l’éploi, tout l’envol de cette femme qui dit à son mari qu’il ne l’a jamais aimée, jamais désirée charnellement, qu’elle le sait, qu’elle en a toujours souffert et que son amour à elle, oh! son amour, dépasse l’univers et les cieux, qu’elle est sa chose et sa part de paradis ici-bas, qu’elle ne lui demande que de revenir à elle un jour, plus tard, n’importe quand, blessé, malade, vieilli, pour qu’elle ait au moins une espérance, une image de piété, un réconfort, une illusion, quelque chose qui soit à elle, dans la réalité ou l’illumination. Et c’est si touchant, si pur dans le vain désir, si ange gardien et si femme, si humble et si grand qu’il n’y a rien de plus beau et de plus saint: c’est une élégie et une hymne, un lamento et un cantique; on a envie de crier—et l’on ne peut que pleurer, en communion. Quand elle évoque ses espoirs de jeunesse taris et son pauvre espoir vacillant de recueillir un vieillard flétri en restant la même, elle fait passer par toute la salle et par delà le théâtre, dans l’infini, le souffle de l’amour malgré tout, indestructible et invincible. Et de quel cœur, après avoir chassé son mari lourd d’amour honteux et trouble, pressé de retrouver sa pauvre petite amante, de quel cœur Fanny pourra fouailler et chasser ces Charance qui ne pensent pas à sa détresse à elle, qui ne songent qu’à leur souillure à eux, qui ne conviennent même pas de la perversion et des dispositions spéciales de la jeune Diane au vice! Et de quel cœur, après le départ des chasseurs dépités dont elle s’est séparée, elle s’évanouira, anéantie, après avoir été courageuse, dolente, sublime et furieuse, après avoir sauvé l’infidèle, heureuse de tomber en son nom, dans son image, pour lui.
Mais son œuvre n’est pas terminé. La précaire et violente volupté de Diane et de Marcel se précipite dans les transes: Marcel ne veut pas avoir peur et Diane ne veut pas laisser son amant aux dangers. Elle a, en outre, des ressouvenirs de son éducation religieuse, entre deux baisers en argot, et une veilleuse lui rappelle les vierges folles qui dissipèrent l’huile de la lampe, n’assisteront pas au festin divin et ne verront pas la face de l’Époux. Et Fanny surviendra encore pour apprendre à son triste époux qu’il est guetté dans la maison, dans le couloir mêmes, pour recevoir le terrible Gaston qui s’est glissé dans l’appartement et qui clame, qui injurie le séducteur, qui l’appelle, qui le fait venir. Mais ce n’est pas Marcel qui mourra. Après avoir affreusement admiré la grandeur de cœur et d’âme de l’épouse trahie, après avoir arraché son revolver à son frère forcené, Diane n’a plus rien à connaître sur terre: elle impose une dernière épreuve à son amant, se fait dire qu’elle est encore la plus aimée et que le sacrifice de Fanny ne compte pas pour ce quadragénaire affolé: alors, elle qui, en des mois d’attente et de fraude, en huit jours de caresses effrénées, a épuisé sa part de joie et sa quotité de vie, elle, qui ne veut plus exister socialement, moralement, librement, prend le revolver de famille et se tue gentiment. Le pauvre Marcel ne peut que pleurer à la lune et crier: «C’est une pauvre petite fille, une pauvre petite fille de rien du tout!»
Après? Eh! mon Dieu! que vous faut-il? N’avez-vous pas là le drame le plus violent, le plus plein, le plus magnifique? La pauvre nature humaine est secouée de tout son long—et l’on n’en peut plus! Vous avez touché le fond même de la douleur, le paroxysme de la passion involontaire et presque animale, tout l’orgueil, toute la révolte, toute l’horreur merveilleuse de l’abnégation. La maîtrise d’Henry Bataille, affirmée par l’Enchantement, la Femme nue et le Scandale, se fixe ici, règne et rayonne: c’est admirable.
Ne nous arrêtons pas à des longueurs et à d’autres inutilités, à des mots, à des subtilités, ne reprochons pas à l’abbé Roux (c’est l’excellent Armand Bour qui joue le rôle en grand artiste) de porter indiscrètement l’habit de camérier secret, de se promener à Londres en monsignor romain et d’être un peu trop dur et trop cruellement onctueux; ne reprochons pas au duc de Charance (André Calmettes) d’être un gentilhomme d’avant-hier, insolent, rogue et grossier; à Gaston de Charance (Monteaux) de manquer de naturel et d’être tout d’une pièce: ils ont tous de l’émotion, de la fureur, de la tristesse et sont des entités.
Juliette Darcourt est une duchesse toute molle et d’un savoureux comique rentré, Mmes Copernic et Valois sont des soubrettes délicieuses, MM. Bouchez, Dieudonné, Legrand et Barklett sont excellents.
Diane, c’est Monna Delza, échappée d’une fresque de Botticelli, virginale, gamine, enamourée, évaporée, avec des yeux d’ange, orgueilleuse dans la volupté et la mort, exquise et fatale. Il est inutile de dire que M. Dumény (Marcel Armaury) est égal à lui-même et à la perfection ardente et dolente.
Pour Berthe Bady (Fanny Armaury), j’ai cru dire, en passant, sa fascination mélancolique, son charme incessant et comme involontaire de résolution, de renoncement, d’amour honteux et tutélaire, de force amère, de grâce souveraine et nostalgique: elle fait entendre une voix, des voix dont nous nous défendons et qui amènent le ciel secourable et la terre nourricière, la famille et les souvenirs qui attachent, une voix de cœur, intime, harmonieuse, qui prend, qui tient.
Mais des mots ne suffisent pas à ce miracle vivant qu’est Berthe Bady dans la Vierge folle, au miracle vivant, saignant et pensant qu’est ce drame triomphal, cette pièce de poète.
25 février 1910.
THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—Une Femme passa..., pièce en trois actes, de M. Romain Coolus.
La huitième plaie d’Egypte, d’Asie, de France et d’ailleurs, c’est une femme du monde qui danse, qui sait danser, j’entends qui danse comme Zambelli, Trouhanowa, Napierkoswka ou Cléo: rappelez-vous l’aventure de la princesse Salomé, qui fut si fatale! Mme Suzette Sormain, qui danse à ravir, ne peut—et pour cause—s’offrir ou se faire offrir la tête de saint Jean Baptiste, que d’aucuns appellent Iokanaan: elle n’a pas de tétrarque sous la main ou sous les pieds. Elle ne peut que capter le cerveau et le cœur du capitaine Héricy, un des héros du Tonkin, de Madagascar, de Sikasso et de l’Ouadaï; le cœur et le cerveau du professeur Jean Darcier, docteur éminent, spécialiste des maladies nerveuses: le premier, Don Juan de cape, de brousse et d’épée, n’a jamais eu pitié des femmes; le second, bénédictin scientifique, s’en est tenu, pour les choses de l’amour, à son exquise épouse, associée merveilleuse et chaleureuse, tendre et dévouée: Suzette bouleverse cette fantaisie et cette harmonie. C’est en vain que, au cours d’une soirée chez les Charlines, Simone Darcier s’aperçoit du manège et tâche à protéger, à emmener son mari: le mal est fait. Comme l’astrologue qui se laisse tomber dans un puits, le neurologue s’est laissé tomber dans un cas—un cas de neurasthénie.
Et comment! Ce vigoureux et laborieux quadragénaire s’est tassé, aigri, lassé, affaissé: il a des impatiences d’enfant gâté et de vieillard gâteux, va dîner et souper en ville, et se permet même—horreur!-d’aller au théâtre. Et il lui suffit d’un mot de sa maîtresse, d’une promesse de rendez-vous pour le jeter dans une joie folle, dans une crise de familiarité affectueuse, dans une hilarité d’adolescent; le docteur n’a pas eu de jeunesse et son équilibre n’est pas solide! Hélas! quelqu’un vient troubler la fête: un client—et quel client! C’est l’irrésistible et papillonnant capitaine Héricy, devenu une loque vacillante, secouée du désir de tuer, du besoin de se tuer! Et c’est une femme qui l’a mené là, à force de le berner, de l’épuiser, de se dérober! Héricy est jaloux, en outre: il a trouvé une lettre enflammée!... Vous savez que la femme est Suzette Sormain, que la lettre est de Darcier: le drame n’éclatera pas encore. Le docteur n’écrira pas d’ordonnance pour ne pas se trahir: il n’a pas peur, mais il a la mauvaise fièvre de se rendre compte de son malheur à lui. Tout à l’heure, il confondra, il injuriera, prostrera l’hypocrite Suzette en la traitant de saleté—ce qui devient un mot de théâtre—mais il n’y tiendra pas, et ira voir ce qu’elle fait de sa nuit.
Il n’en revient pas—et ne revient point. L’admirable Simone devient folle: son époux s’est-il tué? A-t-il été assassiné? Pas d’indice! Un visiteur! C’est Héricy! Peut-être est-il un messager de bon ou de mauvais augure: dans son émoi, Mme Darcier cite le nom de Suzette Sormain. Bon! bon! Héricy repassera: il a compris! Et lorsque le triste Jean Darcier a regagné le bercail pour repartir loin, très loin, fourbu, vidé, désespéré, le capitaine le confond, l’outrage, se jette sur lui: hélas! il est si faible qu’une crise l’abat: il faut le soigner! Voilà donc ce qu’une petite femme de passage, de passade et de passe a fait d’une magnifique intelligence et de la plus martiale énergie: deux ruines! Darcier qui n’est plus que l’ombre de son ombre s’en ira cacher sa déchéance! Non! Non! Dans une très belle scène, Simone pleure, supplie, pardonne, relève: le savant redeviendra lui-même, par le travail, par le foyer, le médecin fera son devoir et oubliera sa maladie en soignant, en sauvant ses malades: la mauvaise femme n’a fait que passer: elle n’est déjà plus!
Cette crise est traitée nerveusement et fortement: Romain Coolus a écrit une pièce sobre, nette et simple: pas de mièvrerie, pas de jeux, pas d’afféterie. C’est d’un style sûr, pur—et très théâtre. Dans de pittoresques et heureux décors de Lucien Jusseaume, les personnages s’agitent à la perfection: M. Bullier est très cordial et très comique; MM. Berthier, Trévoux, Laforest, Cognet et Gambard sont excellents; Mmes Camille Delys, Jane Sabrier, Jahde et Stylite sont charmantes; Mlle Dorchèze fait une très curieuse silhouette de doctoresse, et Mme Catherine Laugier est la plus dévouée, la plus délicieuse des amies. L’effroyable Suzette, c’est Mlle Louisa de Mornand, qui, de sa danse, de son sourire, de sa voix, est l’ensorcellement même. M. Capellani (Héricy) montre tragiquement quel veule néant la passion peut faire d’un guerrier; M. Tarride (Jean Darcier) est charmant, puissant, jeune, amoureux, puis vieillit avec une impressionnante rapidité, des élans, une fougue hystériques, un accablement et un désespoir de très grand art.
Et Simone Darcier prend la figure et l’âme de Marthe Brandès. C’est dire si le rôle est tenu et si toute la flamme de tendresse, d’angoisse, de délice honnête et tutélaire, de navrement et de rédemption brille et irradie, magiquement, dans la belle et brave pièce de M. Romain Coolus.
25 février 1910.
THÉATRE RÉJANE.—La Flamme, pièce en trois actes, de M. Dario Niccodemi.
M. Signoret a fort brillamment débuté, avant-hier soir, dans l’emploi de pince-sans-rire. Après la chute du rideau sur le troisième et dernier acte du drame de M. Dario Niccodemi, il s’avança et prononça solennellement:
—Mesdames, messieurs, la pièce que le théâtre Antoine...
Mme Réjane vint précipitamment et gentiment lui faire rentrer le lapsus dans la gorge.
Mais ce n’était pas si bête! Un peu exagéré, tout de même. Le Théâtre-Libre, un soir quelconque, ou mieux, un vague théâtre d’avant-garde, un bon petit théâtre à côté...
C’est que, après le noble et grand triomphe du Refuge, l’an dernier, M. Niccodemi s’est un peu trop abandonné à sa nature, qu’il a péché par excès de confiance en soi et de conscience—dirai-je littéraire? qu’il a marché tout roide et tout fort, sans assez éclairer sa lanterne. Il nous a donné trois actes violents, en raccourci—et ils semblent longs—une action simpliste qui est pleine de complications et de subtilités, une tragédie cinématographique qui n’est pas sans obscurité. Familier des tropiques, commensal du soleil, camarade des volcans, parent du Stromboli et du Chimborazo, l’auteur se croit en communion avec nous, Parisiens de pluies et de brumes: il imagine que nous sentons la chaleur lourde, électrique, mauvaise conseillère, atrocement tyrannique de la Sicile où il situe son fait divers; eh! est-ce qu’un décor, à la cantonade, nous souffle, à nous, le paroxysme et la folie? est-ce qu’une paysanne pittoresque qui passe, la cruche à l’épaule, nous rend un paysage embrasé, magnifique et maléfique? Est-ce que, même, trois ou quatre palmiers sur toile ont pu jamais nous évoquer les fièvres et le cafard de la brousse africaine? Nous ne pouvons prendre chaque personnage qu’en soi, sans nous arrêter à la latitude et à la température! Et, au reste, la Flamme pourrait brûler et dévorer aussi bien à Nanterre ou à Palaiseau qu’à Taormine!
Or donc, voici, dans une villa de Sicile, un jeune couple, M. et Mme Dauvigny, et la jeune femme, en secondes noces, du père de Geneviève Dauvigny, Françoise Vigier. Geneviève crève de jalousie: elle a cru démêler une intrigue entre sa belle-mère et son mari. Il est vrai qu’Antoine Dauvigny est un ami d’enfance de Françoise, qu’il l’a peut-être aimée de loin, jadis, mais pouvait-il unir sa misère à sa pauvreté? Il a été sincèrement heureux de la voir épouser son patron, son protecteur, son père adoptif, dont lui-même devenait le gendre; mais voici que ses sentiments secrets se réveillent et se révèlent, sur un mot méchant de sa femme: il se confesse à Françoise, qui résiste, qui lui rappelle ce qu’il doit à son bienfaiteur, qui est toute pudeur et tout sacrifice; ils seront malheureux tous les deux, voilà tout! Mais la panthère déchaînée qu’est Geneviève a appelé d’urgence son père. Vigier débarque, farouche et muet: il ne répond pas aux saluts et rumine d’atroces projets.
Le voici dans l’exercice de ses fonctions d’inquisiteur et de bourreau: il tâche à arracher des aveux à Françoise et à Antoine, séparément, puis il les confronte. Un peu trop vite pénétré de l’astuce du pays, il feint de s’adoucir, de se lasser, d’abdiquer, arrache à sa femme et à son gendre un lamento d’amour, une fervente et mélancolique déclaration, puis se redresse, hideusement: ainsi, c’était vrai! Horreur! Il cassera tout, s’en ira avec sa fille, et lui, qui aime encore—et comment!—lui qui est trahi par ses créatures, souffrira de longs jours, toute sa vie, et sa fille aussi! C’est un inacceptable sacrifice: Françoise et Antoine sont acculés au renoncement. Les Dauvigny fileront purement, simplement, sur l’heure.
Mais, tout de même, Geneviève est un peu trop ce que, dans la première version de Boubouroche, Georges Courteline appelait «un petit chameau». Elle écrase de dédain et d’invectives son héroïque belle-mère, submerge de sarcasmes et de menaces son mari plein d’abnégation: ah! ils auront une jolie existence, les uns et les autres! Humiliation constante pour Antoine, humiliation, servitude et torture pour Françoise, que le barbare Vigier gardera étroitement dans le plus sauvage exil. Une seconde avant le départ sans retour, Dauvigny n’en peut plus: il supplie Françoise de l’arracher à son cauchemar, de partager sa vie errante et misérable; elle se débat encore, refuse, mollit, se laisse emporter enfin. Hélas! c’est une fuite brève: une carabine qui se trouve là, providentiellement, permet à la sauvage Geneviève d’abattre sa belle-mère, d’éteindre la mauvaise flamme. Il n’y a plus que de la nuit.
Cette pièce brutale et nuancée fera verser des larmes et M. Niccodemi retrouvera sa veine admirable; il a assez d’avenir pour qu’on se permette envers lui quelque sévérité. Je lui souhaite, au reste, pour sa pièce présente, le plus long succès: l’interprétation le mérite. Vargas (Antoine Dauvigny) est chaleureux, sincère, ému et véhément; Claude Garry (Vigier) est terrible d’attitude, tragiquement trompeur, angoissé, éloquent et douloureux; Bosman est un bon domestique et Mlle Diris une accorte soubrette.
Mlle Rapp est une image charmante de Sicilienne; Mme Sylvie (Geneviève) garde, dans sa fureur infinie, sa grâce, sa force et sa vérité, et est harmonieusement forcenée, et Réjane (Françoise) est un miracle de résignation et de charme, d’amour contenu et débordant, de poésie triste, de fatalité. C’est admirable.
Signoret n’a pas de rôle, mais, comme vous savez, il s’en fait lui-même, au moins un soir.
28 février 1910.
THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—1812, pièce en quatre actes, en vers, de M. Gabriel Nigond.
Après avoir usé d’une prose savoureuse, caressante et simple pour chanter le Berry, ses gens et George Sand, après avoir fait le meilleur emploi du vers ample et aisé, souple et comique pour railler Hercule dans Keroubinos, à la veille de faire jouer, toujours en vers, une Mademoiselle Molière (en société avec feu Leloir), M. Gabriel Nigond nous donne, en vers encore, une pièce historique et philosophique, violente, dolente, amère, éloquente et tragique, une image d’Epinal en noir et rouge, volontairement simple, morne et atroce.
1812! L’année du destin! ce n’est pas un «admirable sujet à mettre en vers latins», voire en vers français. «Des vers! disait Danton à Fabre d’Eglantine dans la charrette du bourreau, nous en ferons d’ici huit jours plus que nous en voudrons!» 1812! L’horreur déborde et submerge toute poésie: «Il neigeait!» écrit Victor Hugo—et c’est tout! Cette ruée de gloire joyeuse, d’héroïsme entraînant qui se brise contre les éléments, cette marche de parade qui s’arrête court devant un incendie et qui devient une fuite à tâtons, dans des rafales et des assassinats, cette misère soudaine, étroite et géante, la faim, la soif, le froid, la médiocrité, la bassesse du danger, la mort sournoise qui guette les plus braves et les plus grands, la poursuite harcelante des cosaques couchés sur leurs chevaux-loups, la vermine envahissante, la trahison des hommes et des choses, du feu et de la glace, voilà le bilan de la lutte entre le génie divin de Napoléon le Grand et le mysticisme fataliste d’Alexandre de Russie, du duel entre l’Occident en marche et l’Orient rétrograde, jusqu’au moment où l’Empereur des Français fuit ce cauchemar, menacé dans Paris même par le coup de main génial du général Malet—et ses soldats continuent à errer, à mourir sans lui!...
Cette épouvantable épopée n’est pas scénique: c’est un cinématographe d’enfer. M. Gabriel Nigond ne nous a offert ni l’incendie de Moscou, ni le passage de la Bérézina; nous n’avons que des épisodes—et c’est bien assez.
Dans un village lorrain, règnent l’enthousiasme et l’angoisse: c’est la levée en masse. Les conscrits de plusieurs classes sont appelés ensemble, jusqu’aux infirmes—ou presque. Les deux fils Archer vont partir: l’aîné, Jean, dit Janet, s’en va simplement, magnifiquement. Jusqu’au dernier moment il forge et bat l’enclume; le cadet, François, est moins décidé.
Leur mère, la cornélienne Catherine, se résigne à l’absence, malgré les blasphèmes et les hurlements de la vieille Mautournée dont le fils ne revient pas de l’armée: le père Faroux vante l’Empereur et le jeune Claudin, tout frêle, reviendra pour sa fiancée Annette, tandis que Jean Archer rejoindra, plus tard, sa promise Francine. Mais Francine est aimée de François Archer qu’elle aime! Quand les conscrits seront rassemblés sur la place, au bruit des tambours et des clairons, un appelé manque: c’est François qui a pris la fuite: il est déserteur!
Dès lors, nous vivons le poème du regretté Victor de Laprade, Pernette ou les Réfractaires; mais Francine ne se contente pas d’aller porter des provisions dans les bois, à l’insoumis épuisé et traqué; elle le reçoit à la maison, à l’insu de la mère Archer! Un beau soir, sur la dénonciation du vieux traître Faroux, les gendarmes cernent la demeure, fouillent, furettent; la mère Archer, réveillée, leur fait, inconsciemment, découvrir la retraite de son fils, qui bondit, mais trop tard. Une carabine de maréchaussée l’étend sanglant et la mère ne peut que demeurer seule auprès du cadavre ou du quasi-cadavre de François, car le malheureux respire encore!
Voilà pour le déserteur! Voyons pour le brave guerrier! Et c’est la Russie: un mal blanc! C’est la suprême horreur de la déroute, la débandade, le lent et pénible grouillis des débris de toutes armes, des épaves plus ou moins armées des corps d’élite et de la ligne, chevau-légers, lanciers, grenadiers, fantassins; tout est gelé, tout roule, tout meurt. Une cantinière au grand cœur ranime les blessés qui lui plaisent et chante aux étoiles absentes, au ciel en congé sa foi dans les armes françaises et son culte pour Napoléon. Surviennent nos vieux amis Claudin et Jean Archer, dit Janet, l’un soutenant l’autre. Et, après de belles paroles de pitié, d’héroïsme, de désolation et de grandeur, les boulets qui font rage rasent les deux bras de Janet, qui était en mal de dévouement. Et ce sont encore de beaux vers, tristes.
Puis, c’est le retour au village, trois ans après, après les humiliations de la captivité et les hasards du vagabondage à travers les routes. La Mautournée exulte d’avoir retrouvé son fils sain et sauf: qu’adviendra-t-il à la Catherine? Voici Claudin, tout neuf, tout frais, qui saute au cou d’Annette. Mais Jean? Il n’ose venir: il est tout honteux; il n’a plus de bras! Et quand il vient, ne pouvant ni étreindre, ni boire, quand il voit que son frère le déserteur, bien portant, rose et gras est l’amant, le mari de Francine, il voudra mourir sans pouvoir se détruire, partir sans pouvoir ouvrir la porte et restera, par pitié, auprès de sa mère, inutile, incapable d’effort, paquet vivant et souffrant, laissé pour compte de la mort et de la gloire, fantôme opaque et incomplet.
Eh! monsieur Nigond, il se souviendra! Il aura des récits immortels et sera l’idole de son village, l’étendard magnifique et criblé, déchiré, qui atteste et éternise la Patrie! Il ne forgera plus, de ses bras! Mais je n’insiste pas: vous n’avez pas voulu, n’est-ce pas? faire l’apologie du déserteur en regard du martyre du soldat? C’est une aventure que vous avez contée en vers éloquents, faciles, bien frappés, parfois sonores et héroïques. Bien! Vive l’Empereur!
Et mettons à l’ordre de l’armée Jeanne Cheirel, cantinière épique, maternelle, vibrante, touchante, qui a toute la pitié du roman russe, toute la bravoure des chansons de geste, Jeanne Éven qui est une mère tremblante et digne, pleine de tendresse et d’autorité, Yvonne Mirval, qui est une amoureuse tendre, décidée et énergique, Jeanne Fusier qui est toute gentille et tout aimante, Léontine Massart, qui a buriné en deux tons éloquents la silhouette de la Mautournée qui déteste et adore avec feu pour son fieu. Louons civilement le chaleureux et sincère déserteur Georges Flateau (François), et présentons les armes à Lhuis, un Claudin cordial, jeune, exubérant, puis joliment épuisé; à Maxence (le père Faroux), patriote jusqu’à la délation; à Saillard, Marchal, Marcel André, Kerguen et Dujeu, soldats malheureux, et à Firmin Gémier, qui est simple, de bonne volonté, de belle souffrance, de sublime désespoir. Relisons la Guerre et la Paix, relisons surtout Victoires et Conquêtes, et M. Gémier nous ferait plaisir si, dans un des beaux décors de Bertin, il remplaçait les images de Georgin, qui datent de 1840—et nous sommes en 1812—par des estampes à un sol, en couleurs, de la rue Augustin.
1er mars 1910.