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Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)

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THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.—L’Aventurier, pièce en quatre actes, de M. Alfred Capus.

Epique, héroïque, immense et légendaire, par nature et par définition, armé d’éperons et d’ailes, le mot aventurier a pris un caractère auguste depuis que, dans un discours que tout le monde n’a pas oublié, l’empereur d’Allemagne en a paré et sacré Napoléon le Grand. L’aventurier rêve et agit, combat et règne, fait des mondes, des océans, des civilisations et des morales à son image, à la mesure de son énergie et de sa volonté: il est pratique, lyrique, prédestiné, providentiel.

Dans l’aimable et émouvante pièce qui vient de triompher à la Porte-Saint-Martin, Alfred Capus ne nous a pas—est-il besoin de le dire?—présenté son personnage sous tous les aspects que je viens de dénombrer. L’auteur de la Veine a du goût, de la modération et de la sobriété. Il laisse les tropiques et leur outrance au torrentueux Marinetti, abandonne l’horreur coloniale à François de Curel, qui nous donna cet admirable Coup d’aile, ne suit pas les conquistadors sur la galère d’or de José-Maria de Heredia et ne nous présente, enfin, son héros qu’en famille.

Car il entend prouver seulement que le miracle prend la figure qui lui chante, que les plus honnêtes gens ont besoin d’autres gens, que l’irrégularité et la fantaisie peuvent venir en aide aux choses les plus droites, les plus régulières et sauver la vertu même, que la force s’impose à la grâce, que le cœur crève la cuirasse—et c’est déjà bien. Ajouterai-je que la démonstration est faite avec autant de finesse que de maîtrise et que l’optimisme final, fatal et attendu, s’achète au prix de l’observation la plus piquante, la plus mélancolique et la plus savoureuse? Mais contons.

Nos pères et grands-pères ont connu l’oncle d’Amérique. L’Aventurier, c’est le neveu d’Afrique. Il débarque chez son oncle Guéroy, non sans avoir été annoncé. C’est la honte de la famille. Il a fait des dettes, les 419 autres coups, que sais-je? Il s’en est allé chez les nègres pour se refaire une autre vie, c’est-à-dire pour achever de crever. Et voilà-t-il pas que non seulement il n’est pas mort, mais encore qu’il tue des gens, qu’on parle de lui dans les journaux—et comment! Il met en danger l’empire noir de la France! Vous voyez la désolation de son brave oncle usinier de l’Isère, de son cousin Jacques Guéroy, sous-usinier et ancien vice-major de l’Ecole polytechnique, de sa cousine Marthe Guéroy, etc.

Mais voici l’aventurier, Etienne Ranson, en bottes, en sombrero, en trique, moustachu, basané, cicatrisé. Accueilli avec une réserve certaine et une pointe d’effroi, il calme vite son brave homme d’oncle: il a payé avec intérêts tout ce qu’il devait dans le pays et donne au vieux Guéroy une quarantaine de mille francs dont il avait reçu partie. On l’invitera à déjeuner, mais pas aujourd’hui: on attend le préfet. Il se trouve que le préfet est l’ami d’enfance d’Etienne et qu’il a à lui parler. Il arrive que ledit Etienne raconte sa vie de découvreur de placers d’or, de chasseurs d’éléphants, de dénicheur de caoutchouc à sa cousine Marthe, à sa petite cousine Geneviève, sœur de Marthe,—et qui commence à l’intéresser. Et l’on est en famille.

L’intimité s’est resserrée, à Paris. Etienne, objet d’une interpellation, arrêté arbitrairement—nous sommes au théâtre—a fait tomber le ministère et est devenu une bête curieuse et une puissance, ce qui est tout un. En confiance, sa cousine Marthe lui fait une confidence: elle et son mari sont ruinés, l’usine de l’Isère perdue, si l’aventurier ne les sauve pas: on a perdu à la Bourse. Mais le brave Etienne a tout juste le pauvre petit million dont il est besoin—et il a été dur à gagner, si dur! Il s’attendrit tout de même en se rappelant des souvenirs de jeunesse avec Marthe. Il s’attendrit tout à fait en s’apercevant, en avouant qu’il aime Geneviève, et se sacrifiera avec feu, mais, hélas! n’apprend-il pas que cette Geneviève est fiancée au député André Varèze! C’est André Varèze qui a demandé et obtenu son arrestation à lui, Ranson! Ça n’a pas d’importance! Mais il ne veut pas donner son argent pour rien. Bonsoir! bonsoir!

Et les événements s’aiguisent. Les Guéroy donnent une grande fête pour célébrer la chute d’un ministère ou la constitution d’un cabinet (ça se ressemble) et, entre temps, Jacques Guéroy va se tuer: il ne peut, en effet, rien demander à son père, qui ne sait rien et qui ne pourrait rien, en outre. Geneviève, qui a découvert la lettre d’adieux de son beau-frère, s’affole: il n’y a qu’un recours, Etienne Ranson. Et il ne vient pas! L’heure passe... Mais il arrive, Etienne. Il reçoit le choc, dirai-je, en plein cœur? Il se défend. Qu’a-t-on fait pour lui? La famille? Elle a été jolie pour lui, la famille! On l’a laissé peiner et crever dix ans en pleine brousse! On l’a méprisé! On le reconnaît maintenant comme outil de réparation! Alors, alors, la pauvre Geneviève finit par s’apercevoir qu’elle aime ce grand gaillard d’aventure et de hasard! Elle le dit, à peine, à peine... Et Etienne, l’irrégulier, arrache des mains du régulier, du polytechnicien André, le revolver déjà armé!

Ce n’est pas fini. Il faut que Ranson force la porte de la famille, de la société, remonte le commerce et l’industrie de ses cousins. Ça se fait très gentiment. Le député Varèze se pique, renonce à la main de Geneviève, épousera une baronnette, Lucienne, et Etienne, vainqueur de tout et de tous, même de son oncle tyrannique, régnera sur l’Isère, sur toutes les usines et sur Geneviève.

Ce sec résumé ne peut donner une idée de la philosophie, de la fantaisie, du génie de formules et de mots de l’auteur. On le connaît. On le reconnaît ici, dans toute sa verve, dans la pire verdeur de son audacieuse moralité.

Il plaît et fait penser. Il fait sourire et pleurer. C’est gentil et profond.

C’est merveilleusement joué. Guitry (Etienne) est admirable de tenue, de gouaille, de faux cynisme, de vertu fière, d’attendrissement viril, de révolte, d’orgueil, de force, enfin; Jean Coquelin (Guéroy) a une vanité, une pétulance, une bonhomie de premier ordre; Signoret (Jacques) a le plus beau désespoir; Pierre Magnier (Varèze) la plus belle importance, Juvenet la barbe la plus administrative et la plus élégante, MM. Mosnier, Angély, Person, etc., sont excellents.

Il faut louer Mme Gabrielle Dorziat, exquise de jeunesse, de fraîcheur, de grâce, d’émotion trouble et de tendresse dans le personnage de Geneviève; Emilienne Dux, parfaite de tact, de sensibilité honnête et tragique sous les traits de Marthe; Juliette Darcourt, baronne d’une élégance spirituelle, pointue, terrible; Jeanne Desclos, ingénue avertie, volontaire, très nouvelle d’accent, de geste, de voix et de cœur; Mmes Delys, Grési et Netter. C’est un ensemble délicieux.

Et la pièce de Capus, morale et hardie, familiale et narquoise, démolissante et reconstituante, classique et romantique, aura la plus belle carrière. N’oublions pas le décor de Jusseaume, qui nous montre un Dauphiné accidenté et des montagnes qui incitent aux montées, aux escalades, à l’aventure, enfin!

4 novembre 1910.

VAUDEVILLE.—Montmartre, comédie en quatre actes, de M. Pierre Frondaie.

Souvenirs d’enfance! La butte sacrée! le nombril du monde! Mânes de Rodolphe Salis, de Mac Nab, de Jules Jouy, d’Albert Tinchant, de Brandimbourg, mânes du grand Allais et du bon Emile Goudeau, ne tressaillez-vous point à ce titre: Montmartre? Mais ce n’est pas votre Montmartre de blague et de rêve, de poésie et de gaminerie, de folie philosophique et de sagesse outrancière, de beuverie ailée, de tabagie dansante, que M. Frondaie nous a amené au boulevard: il est terriblement jeune, M. Frondaie, et le Montmartre qu’il a connu est un pauvre Montmartre de vadrouille voyoute, de licence coloriée, de noce exotique, de délire et de chahut à goût américain.

Tel quel, il est encore hanté d’ombres lyriques puisque son air reste chargé d’effluves, de mystère, de charme et de séduction, puisqu’il inflige la nostalgie, qu’il attache, retient, appelle, qu’il consume, qu’il tyrannise. Peut-être y a-t-il, à la cantonade, un dialogue divin de Villiers de l’Isle Adam et de Charles Cros; peut-être le rire de Louise France répond-il aux boutades de Marcelin Desboutins: en tout cas, nous sommes dans une atmosphère sursaturée d’électricité, d’un pouvoir secret et d’une force diabolique.

Nous sommes au Moulin-Rouge, côté jardin. Il y a là toutes ces dames et tous ces messieurs: on boit, on tâche à rire, on marche, on tâche à marcher, on fume, on s’offre. Des fredons de valses plus ou moins lentes viennent vous assaillir, des femmes font leur compte, des couples se forment, les gardes bâillent. Parmi les étoiles de libre-échange qui brillent en ce lieu, un astre—un astre noir—surpasse les autres en éclat et en fantaisie: c’est Marie-Claire, un peu tzigane, un peu panthère, très sauvageon et très ohé! ohé! qui n’en veut faire qu’à sa tête—et à ses sens. Elle a un fort pépin, le béguin sérieux, le coup de cœur, quoi! pour un jeune croque-notes, Pierre Maréchal, qui est sentimental, poli et rive-gauche. Elle l’aime d’amour, mais ne veut pas quitter son cher Montmartre, toujours en fête et en trépidation. Il faut un emportement du musicien, fou de rage parce que cette troublante Marie-Claire s’est laissé présenter le grossier milliardaire Lagerce qu’il a connu au lycée, pour qu’il oblige cette grisette nouveau-siècle à quitter la Butte et à venir avec lui au bout du monde, de l’autre côté de la Seine, rue de Lille.

Les deux amants sont les êtres les plus heureux du monde: ils vivent dans la gêne la plus artiste et la plus cordiale, avec des compagnons choisis, le violoniste Parmain et son exquise femme Charlotte. Maréchal a fait un opéra superbe qui attend la gloire et la fortune. En attendant Marie-Claire s’ennuie. Charlotte Parmain est trop honnête, trop popote. Elle a invité, en catimini, deux anciennes compagnes de Montmartre qui, par la verdeur de leurs propos et leurs propositions non équivoques, mettent en fuite la vertueuse Charlotte et, par suite, son noble époux. Mais Pierre Maréchal n’a pas le temps de s’indigner: son vieil ami, le caricaturiste Tavernier, vient de lui apprendre que son opéra va être joué. Alors, c’est la joie, c’est la fête: on va aller sabler le champagne à Montmartre! à Montmartre! «Veine!» rugit Marie-Claire. «Désolation!» pleure Pierre. Lutte, glorification, excommunication de Montmartre. Marie-Claire y va. Pierre reste. Hélas!

Car Marie-Claire devient une grande cocotte, se laisse entretenir pontificalement par le hideux Lagerce—et nous la retrouvons à Ostende qui est un Montmartre d’été, sur la plage. Ce ne sont qu’élégances, diamants, perles, tziganes. Mais on apprend que Maréchal n’est pas loin, en plein triomphe. Marie-Claire veut le voir, le voit, est abreuvée de mépris par lui et sent qu’elle l’aime, qu’elle l’aime!... Elle le suivra malgré lui, d’autant qu’ils sont surpris, que l’odieux Lagerce accuse son ancien condisciple de faire un marché, de vouloir, avec sa maîtresse, ses parures et ses richesses. Alors, alors, Marie-Claire jette à la figure de son tyran un collier de perles d’un demi-million: cette rançon se brise; les hommes et les femmes se jettent sur les perles détachées: «Picorez les poules! Voici des graines!» crie la Montmartroise—et en route vers l’amour!...

Des années ont passé. Le Moulin-Rouge est toujours à sa place. Et Marie-Claire y est toujours. Elle n’a pu rester en ménage. Il lui a fallu les ailes du Moulin, la joie factice, la vadrouille. Le soir où Maréchal célèbre, décoré, vient par surprise et la revoit avec une émotion atroce, elle ne le reconnaît qu’à peine. Est-ce jeu? Est-ce grandeur d’âme? Est-ce désir de ne pas troubler une existence bourgeoise et considérable? N’insistons pas. Pierre pleure; Marie-Claire rit. L’un travaillera et sera de l’Institut. L’autre fera la noce et mourra au ruisseau. Tout va des mieux, comme on disait là-haut, aux temps héroïques.

Espérons qu’il en sera de même pour la pièce de M. Frondaie. Elle est jeune et sincère, avec des formules, une profondeur parfois facile, du convenu et de l’attendu. Elle a des lenteurs et un rien de provincialisme, un lyrisme court et une sorte de moralité latente qui n’est pas désagréable. Il y a là-dedans du mouvement, du sang et de l’âme. Des décors d’Amable et Cioccari—sous le règne de Porel—font flamber les ailes rouges du Moulin et illuminent des halls et des promenoirs. C’est assez magnifique. Et, sans compter les figurants, il y a quarante artistes en pleine action. Louis Gauthier (Pierre Maréchal) a de la chaleur, de la douleur, de la noblesse; Lérand (Tavernier) a la plus belle sensibilité en peintre rosse, Jean Dax est un Lagerce de magistrale muflerie, Lacroix (Parmain) a de la distinction, Baron fils est très comique et MM. Brousse, Vertin, Baud, Faivre, etc., sont excellents. Il faut louer M. Ferré, qui dessine largement une excellente silhouette d’amant de cœur et M. Suarès qui a été fort joliment pittoresque et mélancolique sous le dolman bariolé d’un tzigane.

Ai-je à vous dire que dans le rôle de Marie-Claire, Polaire s’est surpassée? Elle se surpasse toujours. Ça passera. Elle a eu de beaux couplets, de beaux gestes, une belle passion, une belle indifférence: c’est toujours le criquet, le friquet, la guêpe, le papillon, la libellule, le hanneton, la péri. Elle a été un peu femme: c’est beaucoup. Ellen Andrée a été tout à fait étonnante en vieille catin pratique: c’est un Goya, un Constantin Guys—et je ne sais de plus fol éloge. Mme Berthe Fusier a été joliment et finement inquiétante, amère et philosophe. Mme Lola Noyr est très plantureusement spirituelle et drôle, Mme Dherblay est joliment comique, Mmes Farna, Piernold, Sylvès, Géraldi, Loriano sont exquises et Mme Georgette Armand, dans un personnage de petite femme courageuse, artiste et honnête, a une grâce pudique, un dégoût strict et un tact, voire une harmonie qui font le pont entre ce Montmartre de crime et de prédestination et le boulevard où, comme on sait, règnent l’ordre et la vertu. Et c’est délicieux.

24 novembre 1910.

THÉATRE DES ARTS.—Le Carnaval des Enfants, pièce en trois actes, de M. Saint-Georges de Bouhélier.

C’est «la Morte du mardi gras». Des masques, des souquenilles, des flonflons courent et se traînent autour d’une agonie—et les âmes sont déguisées aussi, les cœurs itou. La chose se passe dans la boutique et l’arrière-boutique d’une pauvre lingère: c’est la poétique violente, le pathétique brutal de M. Saint-Georges de Bouhélier. On connaît le génie précipité, tumultueux et bouillonnant de l’auteur du Roi sans couronne, de Tragédie royale et de la Victoire: il aime noyer la suprême noblesse dans la plus minable trivialité et inversement; il aime d’amour la détresse et la maladie, le hoquet, le sanglot, le soupir—et cela ne laisse pas d’être angoissant, puissant, vivant. Tranchons le mot: en passant par Tolstoï, Ibsen et Mæterlinck, Bouhélier s’affirme le Shakespeare des Batignolles.

Le drame symbolique, populaire et funambulesque que, pour sa prise de possession du théâtre des Arts, enrichi et embelli, M. Jacques Rouché a monté dans des décors simples et nobles de Maxime Dethomas et avec une singulière recherche de discrétion et de demi-obscurité, ce drame, donc, immense et intime, atroce et poignant, qui fait râler et penser, nous offre l’ultime calvaire de l’infortunée Céline. Elle est couchée dans l’alcôve vitrée de son magasin, cependant que sa fille aînée, l’adolescente Hélène, se laisse conter fleurette par le maître d’études Marcel, que sa fille cadette Lie tâche à jouer, que l’oncle Anthime geint et qu’il annonce que, en présence des troubles cardiaques de la malade et de la misère de la maison, il a fait appel aux deux vieilles sœurs de la lingère. Elles arrivent lentement, pauvres, provinciales, et sinistres. Et quand elles sont là, la pauvre alitée clame: «Je ne veux pas les voir! Je ne veux pas les voir!»

Comme elle a raison, la malheureuse! Car il advient qu’elle va mieux, qu’elle peut causer gentiment avec le voisin Masurel et qu’elle veut rire même de son costume de Pierrot. Mais, à côté, des ombres familiales s’agitent. Les sœurs Bertha et Thérèse ont révélé au coquebin Marcel que la jeunesse de Céline n’a pas été sans reproche, qu’elle est fille-mère et que ses deux filles n’ont pas le même papa. Horreur et désolation! Céline agonit de reproches ces austères harpies, mais, hélas! Marcel est ébranlé: il abandonne la dolente Hélène qui repousse sa mère mourante: le fiancé lui tient plus à cœur que l’auteur de ses tristes jours. Alors, la martyre montre qu’elle est belle encore, se dépoitraille, proclame le droit à l’amour et à la vie, se lève pour prouver son dire et, comme de juste, tombe roide pour ne se relever point.

Et le troisième acte nous présente tout l’arsenal des désolations: Hélène se désespère de n’avoir pas été assez tendre avec sa mère défunte, la petite Lie veut la rejoindre au ciel, un garçon boucher s’attriste de n’être pas payé; l’oncle Anthime se lamente d’être dérangé par des masques; les tantes Bertha et Thérèse ne peuvent se consoler de n’avoir pas assez torturé leur sœur décédée. Et la jeune Hélène s’en va avec le jeune Marcel enfin reconquis: la triste histoire de sa mère recommencera. Et Lie en fera autant quand elle sera grande. Et les tantes seront aussi méchantes. Et l’oncle boira—car il boit. Et les masques feront de la musique. Et c’est terrible, profond, puéril comme les choses éternelles, mieux qu’honorable et pas définitif, pour parler la langue des cénacles.

Mlle Véra Sergine a été admirable dans le rôle de Céline: elle a des gestes de souffrance, d’amour maternel, d’amour tout court absolument déchirants, un orgueil de chair mourante très beau et une mort merveilleusement brusque. Mlle Cécile Guyon s’est révélée dans le personnage d’Hélène avec une passion, une horreur et un repentir, un désir de vie saisissants; les tantes, Gina Barbieri et Mady Berry, sont parfaitement effroyables, et cette vieille cabotine de Mona Gondré, qui a bien douze ans, est merveilleuse d’émotion, d’inconscience et de métier—déjà! M. Durec (Anthime) est fort pathétique et varié, M. Dullin (Masurel) a du sentiment, M. Gaston Mars (Marcel) a de la chaleur, la jeune Choquet a de la drôlerie, et les masques (où nous retrouvons Manon Loti) font un joli défilé d’épouvante.

30 novembre 1910.

THÉATRE DE L’ATHÉNÉE.—Les Bleus de l’amour, comédie en trois actes, de M. Romain Coolus.

C’est un succès de gaieté, d’émotion amusée et furtive, de jeunesse et de claire philosophie, de vie, enfin, qui se contient, qui éclate et qui finit par triompher—avec la pièce.

La nouvelle comédie de M. Coolus est toute militaire: les Bleus de l’amour, ce ne sont pas les chocs et autres gnons que nous recevons du petit Dieu, ce sont bel et bien les conscrits, voire même les inconscients réfractaires de la grande armée du Pays de Tendre, les jeunes gens qui pratiquent l’imitation de Jeanne d’Arc et qui, comme Stéphane Mallarmé le disait:

Aiment l’horreur d’être vierges...

Vous savez qu’à l’Athénée ça ne dure pas: la Cornette, de M. et Mlle Ferrier, consentait elle-même à l’hymen. Mais contons.

Dans son château des bords de la Loire, la comtesse de Simières, quinquagénaire pétulante et éclatante, débordant de sang, de tendresse, de fierté, la comtesse de Simière, donc, n’est pas heureuse. Depuis des années, elle doit unir sa nièce chérie Emmeline à son bon neveu Bertrand, et ce Bertrand-là n’aime que ses chiens, ses chasses, ses terres et ses bois: il est digne de toutes les fleurs, de tous les orangers, et, sans avoir prononcé de vœux, ne veut pas démordre de sa pureté rustaude. Il faut le déniaiser,—et ce n’est pas facile! Heureusement, voici venir un autre neveu, le fêtard Gaspard de Phalines, qui a besoin d’argent. Ce brillant mauvais sujet s’est marié en Amérique, a plaqué sa femme de l’Ohio, et fait si irréductiblement la noce qu’il initiera bien l’Hippolyte tourangeau aux finesses des bars parisiens et au contact des nymphes de Montmartre. Après, ça ira tout seul. Mais, précisément, ce Gaspard de la nuit ou des nuits a tout ce qu’il faut dans son auto: un ami et une actrice. On fera passer l’actrice pour la femme de l’ami, on les invitera à déjeuner, Bertrand s’allumera sur la jeune enfant, et, une fois la flamme allumée...

Il arrive que Bertrand est de plus en plus froid; que celui qui s’allume, c’est le jeune fils d’un président de cour plébéien qui rêve d’unir ce rejeton à la noble famille des Simières-Phalines; que la douce Emmeline, ingénument, délicieusement, avoue à son cousin, le méchant Gaspard, qu’elle aimerait plutôt un homme dans son genre que tout autre homme, que Gaspard s’énerve de cette confidence, qu’il se laisse embrasser par une camériste et l’actrice précitée et que, de dépit, la furieuse et fiévreuse Emmeline sonne la cloche pour annoncer qu’elle épouse n’importe qui, le nommé Alfred Brunin, fils du président précité.

Mais ce coquebin fuit avec l’actrice qu’il prend pour une femme mariée: la bonne comtesse enverra Bertrand, qui se repent de son indifférence, se préparer un peu à Paris. Non! Gaspard s’est interrogé et a laissé parler son cœur; il sait qu’il aime sa cousine, mais il n’est pas digne d’elle; il a soupé de la fête. Il fera une fin, tout seul. Et l’excellente tante Simières s’aperçoit que sa nièce aime Gaspard. Horreur! il est marié! Et on ne divorce pas dans sa maison. Il n’est pas marié. Il n’a jamais été marié. Il n’y a pas d’Ohio, pas d’Amérique. Gaspard épousera Emmeline qui a tout entendu—et ils feront un tas d’enfants!

J’ai dit que cette comédie, parfois un peu bondissante, un peu lente, cordiale, touchante, gaie, a eu un succès sincère et profond qui tiendra longtemps. Elle a des grâces classiques, rappelle Labiche et La Fontaine (le Carnaval d’un merle blanc et la Coupe enchantée) et certains contes de Théodore de Banville. Et il y a un entrain terrible.

C’est Augustine Leriche qui mène l’affaire tambour battant, fanfare en tête. C’est une femme-orchestre. Elle est toute action, toute frénésie, tout rire, toute éloquence, tout cœur: on a acclamé la comtesse de Simières. Alice Nory (Emmeline) est délicieuse de charme, de colère, de jeunesse et de vérité et s’habille comme les Hermengarde de légende; Andrée Barelly a de la finesse et de l’accent dans un rôle de cabotine stupide, et Maud Gauthier est la plus aguichante des caméristes passionnées.

M. Victor Boucher (Gaspard) est parfait d’aisance, de mélancolie, d’élégance et de séduction désabusée. Cazalis est un Bertrand impayable de rustauderie gentille; Gandéra est un jeune robin très snob, très incandescent et très enveloppant; M. Gallet est un intendant magnifiquement barbu et d’une conscience plus magnifique; M. Térof est un président fort comique. M. Rolley est très amusant et M. Borderie fort correct. Il faut mettre au tableau le chien Jupiter qui sait ne pas aboyer et les décors de MM. Fournery et Deshayes qui nous font admirer un château à peu près historique et des bords de Loire peuplés et égayés de soleil.

C’est un succès habillé, historié, simple et lumineux.

11 décembre 1910.

THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON (Matinées du samedi).—Les Affranchis, pièce inédite en trois actes, en prose, de Mlle Marie Lenéru.

C’est très beau. C’est très dur. C’est un drame immense et intime, moderne et éternel, où le duel entre la pensée et la chair, entre la volonté et le désir, entre la philosophie et le besoin prend toute sa rigueur, toute son horreur, toute sa misère: proprement, c’est Grandeur et Servitude humaines. Nous connaissons, au Journal, Mlle Marie Lenéru: c’est ici même que, à la suite du concours littéraire de 1908, a été publié cet étrange et inoubliable poème en prose la Vivante, et il faut louer, avec l’ombre tutélaire de notre pauvre et grand Catulle Mendès, Mme Rachilde, Fernand Gregh, et la Vie heureuse, qui imposèrent, sous le consulat dévoué d’André Antoine, cette œuvre implacable et frémissante à un public parisien. Il faut louer aussi le public—ou l’élite—qui a applaudi, non sans la plus noble émotion, ce théorème enthousiaste et déchirant, cette démonstration lyrique et désenchantée.

Il s’agit de l’histoire d’un surhomme et d’une petite fille. Le surhomme, Philippe Alquier, professeur illustre en Sorbonne, ne croit à rien, nie la vertu, gourmande seulement sa vertueuse femme de n’avoir pas assez de coquetterie, se soucie peu de ses enfants, se moque de l’opinion publique en accueillant sous son toit sa belle-sœur, abbesse toute-puissante des Cisterciennes, chassée par les lois scélérates, lui, athée et amoral—et voici que soudain, sur le coup de sa quarante-cinquième année, il est forcenément troublé par l’arrivée d’une petite novice de l’abbesse, la toute jeune Hélène.

Il l’enseigne, elle le saisit: à ce jeune esprit ignorant et tout possédé de Dieu et de la règle il révèle le monde, l’univers, la science (nous sommes au théâtre, ça va vite et sans preuves); quant à elle, elle n’a que son âme, son feu, sa fièvre, sa jeunesse qui consument l’ascète. L’abbesse est, après des siècles, l’héritière de cette abbesse de Fontevrault qui traduisit si galamment le terrible Banquet de Platon, mais Mlle Lenéru l’a lu de plus près ce livre sublime et presque infâme: entre la pure Hélène et l’effroyable Philippe il y a un appel d’âme et un appel de corps, et, selon la fable et l’expression du philosophe antique, ce sont les deux moitiés du même être qui se veulent rassembler, qui se cherchent et qui se trouvent.

Ils ont beau lutter, ces deux êtres: celui qui a été tout esprit et qui n’a fait œuvre de chair que physiquement, celle qui n’a respiré que l’encens, suivi que la plus stricte observance et qui a adoré sans jamais penser. Il l’a convertie et presque pervertie: elle n’est plus vierge que de corps. Et, après s’être refusés l’un à l’autre, successivement, pour les autres, pour les principes, pour leurs sentiments les plus secrets, les voilà qui sont à l’image l’un de l’autre, affranchis de tout, foulant aux pieds famille, religion, devoir. Mais ils sont trop pareils: c’est, décidément, trop la moitié l’un de l’autre, la jeunesse qui vient rejoindre la gloire et l’expérience et lui infuser une âme neuve. C’est trop beau! L’humanité, sous les espèces de Dieu, sous l’habit de l’abbesse, sépare et désunit cette perfection: le devoir, l’étroit devoir terrestre ramènera le professeur à ses élèves, à son épouse, ramènera la nonne à ses œuvres, à la Terre sainte, aux lépreux. C’est le sacrifice: il n’y a pas d’affranchis, il n’y a que des esclaves, esclaves du doute, esclaves de l’idéal—et les plus hautes pensées ne nous défendent pas des pires misères. Voilà la conclusion odéonienne, mais je m’en tiens à mon sens platonicien.

J’ai dit combien cette pathétique, haute et profonde illustration, ce style lointain et nerveux, la grandeur de la pensée avaient touché et frappé. L’œuvre est magnifiquement et héroïquement servie par Desjardins (Philippe), serein et torturé, par le fougueux Joubé et le loyal et sage Desfontaines. Mme Gilda Darthy (l’abbesse) a de la majesté et de la férocité. Mlle Sylvie est admirable d’attitudes et d’émotion contenue; Mlle Ventura (Hélène) est douloureuse et résignée à souhait; Mme Guiraud est sympathique, Mme Osborne élégante et bien disante, Mlle de France fort simplement puérile.

Et cette tragédie pensante et spontanée, qui s’apparente aux plus sévères chefs-d’œuvre, nous pénètre pour son auteur, qui, comme on sait, n’a pas tous les trésors de la vie et qui, dans une méditation passionnée et décuplée, mêle l’existence, le rêve, le possible et l’impossible. Cette féerie réaliste, condensée, amère, éloquente et algébrique nous emplit donc, pour Mlle Marie Lenéru, d’une pitié sombre et magnifique, où s’inscrit la plus stricte admiration et la plus radieuse envie!

12 décembre 1910.

GYMNASE.—La Fugitive, pièce en quatre actes, de M. André Picard.

C’est la Course du flambeau, à quelques étages au-dessous. Ce serait même la Course de la chandelle, tant il est question de voluptés réelles et solides, maternelles et filiales, si la sensibilité délicate et inquiète, le scrupule incessant, la nuance artiste et morale de M. André Picard n’avaient pas enveloppé cette aventure d’une atmosphère d’émotion, de noblesse, de bataille et de sacrifice, voire d’héroïsme. Et on a été touché et l’on a applaudi.

Sachez donc que, après avoir lutté pour ses filles, et après les avoir casées, Marthe Journand, quadragénaire peut-être, mais fort belle encore et le cœur vibrant d’avoir été si longtemps contenu, se laisse aller à des idées de vagabondage à deux, de tourisme idyllique et élégiaque: un archéologue costaud, Georges Mariaud, veut lui enseigner, sur place, l’emplacement des Pyramides, les distances des cataractes et les dissemblances des scarabées: en route pour l’Égypte! Mais, veuve depuis des temps, elle n’est pas libre: elle est esclave de ses enfants, sinon de son âge. Aimer, maman! êtes-vous folle? Et nous? M. de Faramond a traité âprement ce sujet dans le Mauvais Grain. M. Picard est moins rustique; il est aussi cruel. Car l’une des filles de Marthe a épousé le notaire Léon Ourier, qui n’est pas poétique. Elle accepte les hommages et les doléances du jeune prodigue Edmond Danver, dont son croque-notes d’époux est conseil judiciaire.

Et, lorsque Marthe revient du pays des Pharaons et de Mariette-bey, lorsqu’elle demande des explications à sa descendante, l’aimable enfant lui dit: «J’aime. Tu aimes. Nous aimons.» Et la veuve Journand aime tant l’amour qu’elle protège—ou presque—les galanteries de M. Danver.

Mais ce gentilhomme fait des bêtises, et le tabellion Léon en a assez. Il sait, et ne veut pas en savoir davantage. Froid, mesuré, tâtillon, il a un cœur. Il aime sa femme. Il demande à sa belle-mère qu’il appelle mère, d’être son alliée. Hélas! a-t-elle l’autorité morale d’interdire à sa fille ce qu’elle se permet? Elle est libre, soit! Mais, n’appartient-elle pas à sa nouvelle famille? Douairière sans douaire, en se donnant à quelqu’un, elle est adultère à son passé, à son présent, à son futur. Elle n’existe plus. Elle a trahi ses devoirs en ne surveillant pas son enfant, en se donnant du bon temps, quand elle ne devait plus qu’être duègne et camerara mayor. Et l’amoureuse Marthe courbe la tête, ne la relève que pour arracher Antoinette à son indigne soupirant. Et puisqu’elle doit donner l’exemple, elle le donnera!

Elle le donne, non sans en être priée. Les Ourier sont en Suisse et Antoinette va être maman. On adjure la pauvre Marthe de se résigner à son rôle de grand’mère. Elle est encore toute chaude d’amour, toute frémissante d’aspirations et de désirs. Le bonheur est à la porte, sûr et durable. Elle hésite. Un appel de son amant l’emporte, mais un cri—qui n’est peut-être pas sincère—de sa fille la rappelle. Elle a abdiqué. Elle est esclave, elle est finie!

J’ai dit le succès de cette pièce sympathique et d’écriture distinguée. On y a acclamé la sincérité, la vérité, le naturel, la pétulance, l’émotion de cette grande artiste qu’est Jeanne Cheirel, l’égoïsme agréable et joli d’Yvonne de Bray, les charmes et l’élégance de Mmes Marthe Barthe, Frévalles, Fleurie, Louise Marquet, Alice Walser et Blanche Guy, l’autorité passionnée de M. Claude Garry, l’émotion de M. Gaston Dubosc, la désinvolture de M. Charles Dechamps; et MM. Arvel, Berthault, Labrousse, Dieudonné et Laferrière sont excellents. Des décors honorables de M. Amable rehaussent la qualité de cette pièce morale et grave qui ne peut désespérer que les dames ayant dépassé l’âge canonique. Mais, tant que la bulle Quam singulari ne se sera pas prononcée sur cette question, les mères pourront mener leurs filles au Gymnase avec confiance. Et qu’elles se remarient, légalement, après les avoir mariées. Elles auront la paix—et nous aussi.

13 décembre 1910.

THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—La Femme et le Pantin, pièce en quatre actes et cinq tableaux, de MM. Pierre Louys et Pierre Frondaie.

M. Pierre Louys est un écrivain magnifique, et c’est ici même, je crois, que parut ce petit chef-d’œuvre de sensualité rêvante et de sadisme alangui qu’est la Femme et le Pantin. C’était au temps où l’on n’abusait pas de toutes les Espagnes, où Séville avait du lointain, Cadix du mystère, où Barrès seul régnait sur Tolède et où le Greco n’était pas tombé dans le domaine public. L’adaptation de cette tragédie muette par M. Frondaie a de la grâce et du pathétique, et a fort bien réussi. Vous connaissez l’aventure. Un don Juan un peu las, don Mateo Diaz, quitte sa maîtresse, la belle Bianca Romani, pour une petite cigarière de Séville, Concha Perez, qui l’a séduit en chantant et en raillant une pauvre gitane qui ne dansait pas assez bien à son gré; elle lui a paru piquante et il va voir comme elle est cruelle!

Et cependant elle l’aime! Mais elle est si fière de son petit corps, de son petit cœur, de son âme libre! Elle veut se donner d’elle-même, toute. Elle désespère l’infortunée Bianca, et, quand elle s’est promise à Mateo, elle s’en va, s’en va parce que cet homme riche a donné de l’argent à sa mère et a semblé l’acheter! Horreur!

C’est à Cadix que l’ex-don Juan la retrouve, dansant pour vivre dans une guinguette à matelots et donnant des répétitions assez dévêtues pour des touristes anglais. Mateo écume de rage et de jalousie brise la porte, chasse les clients, mais la petite ballerine le bafoue et l’accable: elle est vierge. On peut être vierge et nue, tout de même! Et l’autre reste tout bête.

Il a pu, grâce à Dieu! la retirer de son bastringue et la mettre dans ses meubles, voire lui louer ou lui acheter un bel hôtel avec une grille. Le soir de la prise de possession, Concha, selon son habitude, déclare forfait, se fait embrasser furieusement par l’éphèbe Morenito, et le lamentable Mateo Diaz, nargué et enragé, s’abat comme une masse, pantin lourd et cassé, devant la grille symbolique, dans un passage de masques.

Mais le pantin a du ressort: lorsque Concha vient le relancer chez lui et lui cracher de nouveaux sarcasmes, il commence par où il aurait dû commencer, la roue de coups, la laisse pâmée et ravie; elle est à lui, plus vierge que jamais, et à jamais pantelante et soumise.

Il n’y a pas un abîme trop grand entre le style somptueux, les descriptions merveilleuses de Louys et les réalisations toujours un peu brutales des décors et de la mise en scène. Le drame est réel—et fort bien joué. M. Gémier est un Mateo très convaincu, très vibrant; il n’est pas joli, joli, mais il sait être très pantin. Il se souvient d’avoir joué Ubu roi. MM. Rouyer, Saillard, Lluis, Marchal, Piéray, Dumont sont aimables, violents, caressants, excellents.

Mme Dermoz a de l’abatage, du chic, de l’émotion; Mme Bade a de la bonhomie, Jeanne Fusier a de la fantaisie, Zerka de la diablerie; Mmes Miranda, Noizeux, Batia, etc., sont exquises. Mais l’événement, ce devait être, ça été Régina Badet. Le rôle de Concha, très convoité, comme on sait, lui a été donné par droit de conquête. Elle a été tout à fait jeune, tout à fait désintéressée, tout orgueil et toute fantaisie, comme une pigeonne, comme un cabri; elle a chanté, miaulé, parlé, dansé en ange et en démon, a dévoilé des trésors de lis et de rose, de candeur et d’agilité; elle a été l’aile et le poignard, le poison et la rose. Et il ne faut pas oublier, en cette Espagne, la guitare de M. Amalio Cuenca, qui fait des prodiges et qui nous amène un peu du pays de Zuloaga et de Perez Galdos.

18 décembre 1910.

THÉATRE SARAH-BERNHARDT.—Les Noces de Panurge, pièce en cinq actes et six tableaux, en vers, de MM. Eugène et Édouard Adenis.

C’est tout gentil, tout aimable et tout frais. Et le théâtre a fait les plus grands frais pour nous offrir un spectacle admirable. On rit au carrefour, on rit à table, on rit du juge et l’on rit du sergent. Vous me direz que c’est assez facile. Vous me direz... mais vous m’en direz tant que j’aime mieux noter, en codicille, qu’on rit partout, voire dans un couvent.

Ce n’est pas tout Rabelais. Ce n’est pas tout Panurge. Nous verrons, cet hiver, le Pantagruel débordant du regretté Jarry et de Claude Terrasse. Les frères Adenis, qui sont les plus sympathiques des frères, n’ont pas eu l’ambition de mettre à la scène la moelle, les images, les symboles, les mystères, les indécences et les amphigouris de l’inextricable philosophe de Gargantua. Ils ont fait du pantagruélisme sans Pantagruel. Et leur Panurge est si gentil, si bénin, qu’il est à croquer.

C’est un bon escholier qui raille à peine les Sorbonnards et les archers, qui ne fuit sur les toits que pour le plaisir, qui hésite à épouser avec la plus gaillarde cabaretière, le cabaret le plus achalandé, et qui n’est pas loin de s’attendrir lorsqu’il s’aperçoit que la jeune pucelle qui vient de le sauver de la prison et de la hart, n’est autre qu’une certaine Bachelette, avec laquelle jadis il joua, enfantelet, aux abords de la Loire dorée. Mais voici que des amis, le lettré Rondibilis et l’ymagier Cahuzac, lui apportent le redoutable arrêt de je ne sais quelle sorcière: il sera cocu! Il fuira toutes les femmes: adieu! adieu!

Mais il reste les farces: il s’agit de permettre au noble parrain de Bachelette, le seigneur de Basché, de battre et martyriser l’huissier Chicanou, au nom des coutumes des noces tourangelles, où l’on brime les invités: rien de plus simple! Panurge fera semblant d’épouser Bachelette! L’huissier sera terriblement fustigé! Et de rire!

Et les noces se font. Cortège merveilleux et comique! Entrées truculentes! Mais ne voilà-t-il pas qu’un vrai prêtre, ennemi de Panurge, s’est substitué au faux desservant, et que le mariage est valable et excellent? Cependant que le Chicanou est rossé, la gente Bachelette et le sournois Panurge vont prendre, en une demi-teinte d’émotion, leur parti de leur délice, lorsqu’une dernière crainte chasse le sinistre époux de son plaisir légal. Une épouse! Oh! oh! Cocu! Ah! ah!

Réfugié dans un monastère franciscain, battu et content, satisfaisant à sa goinfrerie, il est rejoint par un moinillon qui n’est autre que Bachelette, et, ne boudant plus contre son cœur, il revient à Paris, empêche son épousée d’obtenir l’annulation de son mariage, est heureux envers et contre tous et nous invite à en faire autant.

Cela ne se passe pas sans défilés, costumes, ânes, chevaux, litières, fontaines et autres splendeurs. Les vers ne cassent rien, mais ont leur mérite et leur sincérité. C’est très plaisant, très vivant, très allant.

Distribuons des palmes et des couronnes à M. Krauss (Basché), qui a de la rondeur et de la fureur; à MM. Chameroy, Térestri, Duard, Darsay, Philippe Damorès, Cintract, Bussières et Degui, etc., etc.—ils sont cinquante—qui sont épiques, violents et hilares; à M. Maxime Léry, qui est un Chicanou de vitrail burlesque; à Mlle Andrée Pascal, qui est exquise d’ingénuité délicieuse en Bachelette; à Mlle Cerda, qui a des formes et de l’accent; à Mmes Lacroix, Alisson, Prévost, Marion—elles sont mille—qui sont charmantes; à Mlle Sohège qui est le plus divin patronnet, et enfin à M. Félix Galipaux (Panurge), qui est étonnant de verve, de prestesse, de pétulance, qui, jusqu’à l’âge de Mastuvusalem, aura quinze ans, et qui, à son génie d’acrobate, joint une jeunesse de sentiment et un brio éblouissants.

Les décors de MM. Bertin, Amable et Cioccari, les costumes, tout donne à cette illustration en marge de Rabelais une note chatoyante qui va de Robida à Henri Pille et ressemble à un éternel ballet. Et l’on a applaudi fort légitimement.

21 décembre 1910.

THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Roméo et Juliette, drame en deux parties et vingt-quatre tableaux, de William Shakspeare, traduction intégrale de M. Louis de Gramont.

Nous n’avons pas vu Footitt. Ces temps-ci, c’était toute la question de l’Odéon, tout Antoine et tout Shakspeare. Le grand effort littéraire de Louis de Gramont, l’immense effort artistique d’André Antoine, la tragique suavité de l’œuvre du grand Will, tout disparaissait derrière l’aube du clown national et international. Eh bien! nous n’avons pas vu Footitt.

Avons-nous vu Roméo et Juliette? La traduction intégrale, hélas! en vers plus ou moins blancs, la mise en scène merveilleuse, les costumes éclatants, les décors ingénieux et beaux, les accords, la furie, la tristesse, la passion douloureuse du grand Berlioz, interprétées par l’orchestre Colonne avec l’harmonieux Gabriel Pierné, c’est d’une conscience, d’un ordre, d’une succession sans pitié. C’est beau à en mourir, avec les héros—et c’est assez écrasant. Je ne ferai pas l’injure aux lecteurs de ce journal de leur conter la touchante et atroce histoire de Juliette Capoletta et de Romeo Monteccio. Ces deux victimes des haines de leurs familles et de leur propre amour vivent dans tous les cœurs, cependant que leur tombeau de Vérone attire les touristes et les amants. Gramont a mis tous ses soins à rendre la fièvre, la férocité, la sauvagerie de l’époque moyenâgeuse à travers ce voyant et cet ignorant de Shakspeare, la fougue de Roméo, bravant les pires rancunes pour venir, sous un masque, à la fête de ses ennemis, tuant, malgré lui, le cousin de sa secrète fiancée, Tybalt, sauvage adolescent, sauvage amoureux, sauvage exilé—et M. Romuald Joubé a été plus sauvage que nature, électrique de jeunesse et de passion, romantique jusqu’à l’épilepsie. Juliette, elle aussi—c’est Mlle Ventura—a du sang, de la fureur, un peu plus d’extase que d’innocence, d’extase passionnée et gourmande: c’est que si, dans le texte, elle n’a que quatorze ans, elle sait qu’elle mourra jeune et veut cueillir son seul jour et sa seule nuit. Mais le duo d’amour à la fenêtre, mutin, câlin, enfantin, forcené et infini, le duo du lit, au matin, enragé et prédestiné, les entretiens avec frère Laurence où la magie et la mort viennent faire leur partie, la soif de mort pour le délice sans fin et la course au suicide, parmi le meurtre, ont toute leur puissance, leur grâce et jusques à leur naïveté grandiose et précipitée.

La nouveauté, c’est autour de cette intimité traversée, un incessant mouvement de décors pourtant monotones, une vie, enfin, qui s’agite et se consume.

C’est poignant, historique, légendaire, effroyable. Aux côtés des protagonistes, hissons sur le pavois la truculente, grésillante et pourpre Barjac, nourrice épique, l’aiguë Kerwich et la dolente Barsange, le noble Grétillat, le très noble Flateau, le bon Desfontaines, l’horrifique Person-Dumaine, le hideux Denis d’Inès, l’auguste Chambreuil, le galant Vargas et le délicieux Maupré. Gay a de la rondeur et Desjardins, qui s’est voué à représenter les grands hommes, a, à peu près, la tête de Shakspeare. Et, à défaut de Footitt, le jeune Stéphen a été funambulesque un peu plus que de raison.

Souhaitons le pire triomphe à ce spectacle habillé, paré, réaliste, fantastique, rythmique et caressant dans la terreur. Mais, à force d’avaler du Shakspeare intégral, ne finira-t-on pas, hélas! à partager l’opinion de cette vieille canaille de Voltaire qui, après avoir inventé—ou presque—le grand Will, finit par en avoir assez, presque jusqu’à le vomir?

Nous en reviendrons aux adaptations de Ducis.

22 décembre 1910.

THÉATRE DE L’ŒUVRE (salle Femina).—Hedda Gabler, drame en quatre actes, d’Henrik Ibsen, traduction du comte Prozor. (Première représentation à ce théâtre.)

Ce fut, il y a dix-neuf années, une date, un événement, un monument de sensibilité et de snobisme, ce qu’on appelait alors un état d’âme, ce qui était un état de nerfs, une crise—et des crises. La Nora, de Maison de Poupée, avec Réjane, Hedda Gabler, avec Brandès, Ibsen, avec la complicité d’Antoine, de Porel, d’Henry Bauër et de Jules Lemaître faisandaient le tempérament de notre pays: la femme de Scandinavie et de fatalité, l’instinct, la perversité, la complication et la naïveté nous trouaient et nous enveloppaient de leurs phrases et de leurs trames.

Aujourd’hui... Mais contons.

Fille d’un officier général, adonnée à des exercices de force, de violence, d’hippisme et de tir, Hedda Gabler a épousé, par lassitude et par hasard, un benêt de savantasse, docteur d’hier, professeur de demain, Georges Tesman, qui n’a ni fortune, ni conversation. Après un voyage de noces, sans joie, rentrée dans son trou de Norvège, agacée de la visite d’une tante sans jeunesse et sans prestige, Hedda reçoit une amie de pension, Mme Elvstedt, femme d’un juge de paix, qui souffre atrocement; il s’agit d’un camarade, Eylert Loevborg, sorte de génie qu’elle a sauvé des aventures et de l’ivrognerie, qu’elle a rendu au travail et à la gloire et qui l’a compromise. Ça s’arrangera: les Tesman l’inviteront et la médisance sera muselée. Mais il y a eu des choses entre Hedda et Eylert: mordue des mille serpents de la jalousie, de toutes les jalousies, enragée de n’avoir pu inspirer son ancien soupirant, de ne pas compter dans l’existence, d’être rivée à la médiocrité, Hedda n’a plus de mesure lorsque Eylert lui confie qu’il a fait un chef-d’œuvre sans égal sur l’avenir et lorsqu’il la taxe de lâcheté pour ne l’avoir pas tué jadis avec l’un des pistolets de son général de père. Elle brise le bonheur et la communion de ces deux âmes, Eylert et Elvstedt, défie le régénéré de boire, le rend à l’alcool et l’envoie faire la fête avec cette chiffe de Tesman et l’assesseur Brack, qui n’a ni grandeur, ni franchise. Ah! elle n’a pas d’importance! Eh bien, d’un héros, elle a fait un pantin désarticulé!

Ce n’est pas tout: au cours de sa randonnée de nuit, et parmi divers scandales, Eylert a perdu son manuscrit de lumière. Tesman l’a retrouvé, mais lorsque le malheureux, fou de honte, vient proclamer qu’il a déchiré son œuvre et finit par confesser qu’il a perdu son enfant, Hedda ne se résout pas à lui rendre le fruit de ses veilles et de ses rêves, puisque c’est l’enfant de cette Elvstedt—et elle est en mal de maternité. Elle ne peut que lui donner un des pistolets du général en lui disant de mourir en beauté, en beauté! Et Hedda elle-même se tuera, après avoir brûlé le manuscrit d’idéal, après le suicide du héros, après des désillusions et du néant, pour n’être pas la proie de l’assesseur, après avoir vu que, grâce à des notes de Mme Elvstedt, le manuscrit revivra; il n’y aura que des cadavres de chair et de désespoir. Nous ne commenterons point cette œuvre et ces mystères. Il faut louer l’exaltation et l’accablement de Lugné-Poë (Eylert), l’insignifiance et l’habileté de Savoy (Tesman), l’astuce et la stupidité de Bourny (l’assesseur Brack), la grâce et l’émotion d’Ève Francis (Mme Elvstedt), la bonhomie de Mme Jeanne Guéret (la tante Tesman), le pittoresque de Mlle Franconi. Quant à Mlle Greta Prozor (Hedda Gabler), elle a Ibsen dans le sang, dans les yeux, dans ses frissons et autres mouvements du corps. Son père a traduit l’auteur de la pièce. Elle ne l’a pas trahi.

10 janvier 1910.

THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—Le Vieil Homme, de M. Georges de Porto-Riche.

Ç’a été non une répétition générale, mais une cérémonie, une solennité, avec des allures d’apothéose. La Renaissance semblait un temple où l’on n’entrait pas pendant les actes qui se devaient entendre dans le pur silence: le texte était une infinie et diverse symphonie, et si la ferveur ne s’était pas muée en enthousiasme, si la constante admiration, si l’émotion et l’angoisse ne s’étaient pas soulagées par des tonnerres d’applaudissements, on aurait cru assister à un service divin et humain, avec les lenteurs d’usage: la fête dura cinq heures d’horloge. Mais la pièce qu’on attendit quinze ans et qui erra, incomplète, de théâtre en théâtre, fuyant sans cesse vers la plus rare perfection, la pièce, forte, ardente et désenchantée, terrible, et tendre, où le poète de Bonheur manqué versa toute son expérience des baisers et des meurtrissures, toute sa science des pardons, des trahisons, des rechutes et des remords, tout son lyrisme et sa sensualité, son humour même et sa douleur, cette tragédie classique et biblique, cette parabole de caresses, de larmes et de sang, ce poème en prose rythmée et pure s’est imposé à Paris et à l’humanité, dans son texte et dans son esprit, dans sa fière intégralité.

Il parle aux nerfs, au cœur et à l’âme; il mord et déchire.

Jugez. C’est une famille d’imprimeurs, à Vizille, dans les Alpes, une jeune famille: un père de quarante ans, une femme de trente-cinq, un garçon de quinze ans. Ils travaillent: ils sont heureux. Michel Fontanet dirige deux cents ouvriers et l’affaire sera bonne; Thérèse Fontanet tient les livres avec passion et l’adolescent Augustin, fragile et fiévreux, s’occupe de la composition, fait des notices pour des rééditions romantiques et réalistes, lit, lit, rêve, s’exalte et surtout adore sa mère, dont il a le tempérament sensible, câlin et aimant. Il n’y a que cinq ans que les Fontanet sont dans la montagne et dans les affaires. Avant, c’était Paris et son trouble: Michel était terriblement infidèle et Thérèse atrocement malheureuse. L’époux s’est rangé, après la ruine, est devenu sérieux et garde ses trésors de tendresse pour son admirable femme et son bijou de fils: cette famille goûte toutes les sérénités et toutes les douceurs. A peine si, de temps en temps, dans la paix alpestre, Michel regrette le bruit des fiacres de la grand’ville, ce qui fait enrager son ladre de beau-père, le sieur Chavassieux.

Et voici que, dans cette ruche et cet ermitage, vient débarquer une vague amie de Paris, Brigitte Allin, femme d’un marchand de pâtes alimentaires, qui lui est indifférent, bonne mère de quelques moutards, bonne fille bien vulgaire, pratique et si facile! La poétique Thérèse a tout de suite horreur de cette grosse et belle femme et ne tient pas du tout à la garder un instant sous son toit. Elle le dit tout net à son mari, qui a beau avoir fait peau neuve: est-ce que le «vieil homme» ne s’agite pas, ne renaît pas, ne grouille pas sous sa carapace d’imprimeur? Elle se souvient de ses insomnies de jadis, de ses tortures, de ses mille morts.

Mais le petit Augustin insiste: il a pris de la santé à l’insolente santé de Mme Allin, il a retrouvé de son enfance à son approche, il est transfiguré, rose, heureux. Thérèse invite cette fâcheuse Brigitte, qui se laisse faire. Et à Dieu vat!

Trois semaines ont passé. Mme Allin est toujours là. Elle peint des amours Louis XV sur les murs, mange terriblement, sourit à tous, ne comprend rien à rien et est odieusement gentille et complaisante. Elle est maternelle à ce Chérubin romantique d’Augustin, qui aime l’amour, de loin, est espiègle avec Michel et ignore l’inquiétude, la haine et le mépris de Thérèse, qui la voudrait aux cinq cents diables. Et Michel, chez qui le «vieil homme» s’est réveillé tout à fait, lutine et presse la douce Brigitte. On fait de la musique, on remplace Bizet et Berlioz par Jacques Offenbach—et le jeu continue. Mme Allin finit par se laisser convaincre: le bouillant Fontanet la retrouvera à côté, dans sa propriété de la Commanderie.

Nous voici en plein dans le drame: Thérèse devine son malheur! Tout, dans son intérieur, lui apporte un détail, une révélation, des feuilles et des fleurs froissées, des papiers découpés, des riens; elle se déchaîne; c’est une femelle en rage, une bête à qui on a pris son mâle; elle secoue son père, tempête, rugit: elle chassera cette intruse, dont elle devine, dont elle vit amèrement le délice et le crime, elle chassera cette voleuse, elle chassera... Mais quelqu’un entre: le petit Augustin.

—Qui dois-tu chasser, maman?

Et la mère a peur. Elle invente. Elle ment. Elle ment mal. Le triste Augustin veut la confesser et se confesse: il aime Mme Allin, il l’aime, de tout son être, de toute son âme: à sa sensibilité, il fallait un début éternel. Et c’est une passion d’enfer et de ciel. C’est du plus grand art et d’une beauté tragique; la mère doit se forcer, se taire; l’enfant de seize ans est jaloux. S’il était jaloux de son père, s’il savait, il se tuerait. Alors, la mère étouffe l’épouse et l’amante, sourit aux deux coupables, demande à son mari de partir quelques jours pour que l’enfant ne sache pas, demande à sa complice de rester quelques jours pour calmer un peu la blessure du petit. Quel supplice!

Et l’inconscient Michel est heureux! Il a fait une bonne affaire: on lui a apporté trois cent mille francs! Il est content de lui, content des autres. Il fait des difficultés pour aller à Paris: c’est la bonne Allin qui l’en prie, mais il se fera payer sa complaisance. Le vieil homme est toujours là! Le pauvre Augustin, après avoir dit tous ses rêves d’amour et sa religieuse ferveur de l’adoration, comprend que son père a été l’amant de sa déesse. Il mourra. Les deux époux se retrouvent et la sublime Thérèse va pardonner lorsque l’idée du fils absent, du fils qui est peut-être perdu dans la tempête, frappe au cœur la mère: c’est déchirant. Et la terreur dure, dure. Le père ment et veut se sauver: la mère reste mère. Elle ne veut plus songer aux trahisons dont son mari veut la distraire: elle crie, elle maudit, elle appelle. Et lorsque le frêle cadavre amoureux est apporté, elle ne peut même pas laisser mourir son mari; ils pleureront ensemble et ramasseront dans un deuil inconsolé les noires miettes d’un amour sans foi.

Comment faire sentir, dans ce sommaire hâtif, la sensibilité, le désespoir, la finesse, la violence, l’emportement et la minutie de cette œuvre de fièvre et de patience, comment indiquer la richesse de sentiments, de mots, de couplets, la vérité d’observation, la cruauté et la pitié, la vie enfin, intime et débordante, secrète et éternelle de ce cantique des cantiques désabusé, de cet Ecclésiaste lyrique, de ce drame, enfin, où il y a tout l’amour et toute la peine?

C’est admirablement joué. Tarride (Michel) est le charme et l’inconscience mêmes et il n’en émeut que davantage; André Dubosc (Chavassieux) a dessiné la plus amusante silhouette de vieux grigou égoïste et paillard; Mlle Liceney est sympathique et délicieuse, et Mlle Vermell est une pittoresque, âpre et délurée servante. Dans le personnage de Mme Allin, notre nationale Lantelme a été ébouriffante de naturel, de gentillesse, de gaieté et de bonne volonté. Quant à Mme Simone (Thérèse), elle est prodigieuse de force, de tristesse, de passion; elle a des cris et des nuances inoubliables. Et, dans son rôle divers et écrasant d’Augustin, dans son travesti fatal, Mlle Jeanne Margel est admirable de mélancolie, d’enthousiasme, de gaminerie caressante et terrible, de prédestination, d’éloquence harmonieuse, de gestes, de mines, de silences. Dans le simple et majestueux décor de Lucien Jusseaume, elle me rappelait une pauvre petite inconnue qui, au cœur des mêmes Alpes, se suicida jadis à quatorze ans en laissant cette lettre: «Le plaisir de mourir sans peine vaut bien la peine de mourir sans plaisir.» Mais Georges de Porto-Riche croit à la peine, au plaisir, à la vie...

11 janvier 1911.

AU VAUDEVILLE.—Le Cadet de Coutras, de MM. Abel Hermant et Yves Mirande.

Ce n’est pas aux lecteurs de ce journal que j’ai à présenter les héros de la nouvelle pièce en cinq actes de MM. Abel Hermant et Yves Mirande. C’est de nos colonnes que s’égaillèrent, il n’y a pas trois ans, ce falot et impulsif Maximilien de Coutras, gosse dégénéré et charmant; ce Gosseline, Pic de la Mirandole cynique et ingénu, et toute cette sarabande de fantoches mâles et femelles que nous avons retrouvés ce soir. La merveille est d’avoir pu faire une pièce de ce qui avait, par miracle, empli un livre—ou deux.

On sait, depuis trente années, l’incomparable aisance de M. Abel Hermant à tout saisir, à tout traiter, à faire de tout une chose à son ironie, à son esprit, à sa juridiction. A l’exemple de Platon, il a des personnages changeants, mais de tout repos (puisqu’il les fait et les défait à sa fantaisie) et qui disent son mot, ses mots et ses phrases sur le présent, le passé, l’avenir, l’Histoire, l’anecdote et la légende. En ces derniers temps, il s’est plus attaché aux choses du jour et de la veille—et cette Chronique du Cadet de Coutras s’emparait, à vif, des événements, des incidents, des potins, d’aventures brûlantes, d’aventures plus lointaines qu’elle animait, qu’elle mêlait, qu’elle mettait en œuvre et en action.

De là à les mettre en actes—et en cinq actes!... il n’y fallait que la vigoureuse jeunesse de M. Yves Mirande qui ne doute de rien, jointe à la subtilité mûrie de l’auteur d’Ermeline, qui doute de tout. Et cela donne un chaud-froid aristocrate et peuple, très jeune, un peu trop jeune, trop exactement tiré des articles que nous connaissons mais où il y a de la vie, du mouvement, du sentiment et de l’émotion.

Je n’ai pas à rappeler que l’adolescent et pauvre marquis de Coutras, confié par son oncle le duc au précepteur Gosseline, à peine adulte, fait avec lui les quatre cent dix-neuf coups, fréquente les hétaïres Irma et Lucienne, les fait fréquenter par son cousin Hubert, par son ami, le milliardaire Coco Sorbier, encore mineur, par son garde du corps, le frénétique Fauchelevent, camelot de tout ce que vous voudrez et qu’il a, comme il le dit lui-même, plus de délicatesse que d’honnêteté.

Il n’éprouve aucune répugnance à faire des faux ou presque—et a une grande peine à se savoir trompé. Vous savez aussi que Coco Sorbier est tuberculeux, que les trois amis, Gosseline compris, mousquetaires de la Troisième une et indivisible, vont aux houzards, que Coco Sorbier, après avoir fait arrêter Maximilien, meurt d’attendrissement entre ses bras, que Maximilien a été blessé au cours d’une grève non sans avoir tué son ancien ami, un ouvrier, et que la fortune de Sorbier va au cadet de Coutras et à Gosseline.

Au théâtre, les deux derniers actes, un peu montés de ton, ne nous donnent que l’agonie de Coco, discrète et distinguée, dans son petit château de garnison et à l’hôpital militaire, et l’apothéose du cadet de Coutras, médaillé pour avoir sauvé son capitaine.

Il y a des mots, presque tous les mots, même des chroniques qui ont perdu de la saveur, des remarques qui ont de la bouteille, des raccourcis qui exigent la lecture des volumes, mais ça a de l’allure et même de la gueule, car M. Mirande a accroché aux sarcasmes de l’auteur d’Eddy et Paddy des termes d’argot et de haulte gresse. On hésite entre le sourire et l’émoi: c’est très curieux—et assez long, assez menu, non sans hésitation.

Les décors sont parfaits et l’interprétation fort brillante: M. Jean Dax est un Gosseline un peu vulgaire mais fort; M. Roger Puylagarde est un peu trop jeune et trop forcené en Maximilien, tour à tour trop féminin et trop mâle; M. Becman est un Coco Sorbier très coco et très toussotant, M. Joffre est un duc épique à empailler vivant, M. Baron fils est un énergumène trop doux, M. Lacroix est fort gentil, MM. Luguet, Vertin, Charrot, Chartrettes, etc., etc., sont excellents.

Mme Jeanne Dirys est une Irma séduisante et attendrie, Mlle Ellen Andrée est la plus effarante des manucures, la plus inquiétante des marchandes à la toilette; Mmes Théray et Vallier sont aussi duchesse et marquise que possible; les deux Fusier sont charmantes. Enfin, il faut louer l’effort de Mlle Dherblay, qui a été exquise dans le personnage de Lucienne: elle remplaçait, au pied levé, cette délicieuse et poignante Annie Perey, qui se faisait une fête de créer ce rôle: elle a été, elle est encore à la peine; qu’elle soit à l’honneur.

Mais pourquoi diable MM. Hermant, Mirande et Porel donnent-ils un pantalon de sous-officier à un garde-manège et une tenue de sous-intendant à un médecin principal?

AU GYMNASE.—Papa.

Le duo Flers-Caillavet module triomphalement une romance panachée: «Ah! quel malheur d’avoir un père!»

Ah! que j’aime le don des larmes! Que j’aime les pleurs charmants, l’attendrissement souriant, l’émotion furtive qui, de fondation, élurent domicile au Théâtre de Madame et qui, hier, revécurent en une apothéose courante! Avec leur escorte ailée de Pierre Wolff, d’Octave Feuillet, de Scribe, de Sedaine et de La Chaussée, les conquérants irrésistibles que sont Robert de Flers et Gaston A. de Caillavet s’adjugeaient un nouveau domaine, tout mouillé de rosée et de sentiment. On a ri, souri, éclaté, pleuraillé: il y en a eu pour la rate, le cœur et même le cerveau, et ces trois actes fort applaudis ont apporté jusqu’à de l’imprévu—ou presque—et de l’incertitude. Voici:

A Lannemezan, au pied des Pyrénées, le jeune Jean Bernard vit indépendant et respecté. Il chasse à sa soif, règne sur les paysans à qui il donne des conseils, est adoré du brigadier de gendarmerie, de son vieux serviteur Aubrun, du vénérable curé, l’abbé Jocasse, de la jolie soubrette Jeanne, fille d’Aubrun, et même de la troublante Georgina Coursan, à demi Moldo-Valaque et qui a le même accent que Max Dearly dans le Bois sacré. Tout ce petit monde qui lutte d’assents est parfaitement heureux et biblique lorsque deux messieurs d’âge débarquent dans le pays. Le bon curé Jocasse est là à point pour les confesser ou, plutôt, pour permettre au comte de Larzac, chef de la bande, d’éclairer sa lanterne—et la nôtre. Ce gentilhomme est, simplement, le père de Jean Bernard. Jusque-là, il ne s’en est occupé que pour parer à ses besoins matériels, mais tout a une fin, même la noce la plus élégante. Il va dételer après avoir reçu ce que M. Paul Bourget appelle sa «tape de vieux» et devient père avec transport, avec tant de transport qu’il a peur de son émotion: il se rappelle, en effet, la mère, délicieuse sociétaire de la Comédie-Française, des ivresses, que sais-je? Il repart pour Paris, non sans avoir mandé son fils. Celui-ci n’est pas très heureux de quitter sa chère campagne, mais la romantique Georgina l’aime follement depuis qu’elle connaît son état d’enfant naturel!

Il ne le restera pas longtemps. Le voilà à Paris, le voilà vicomte, à son corps défendant, le voilà dans le salon de son diplomate de père, en compagnie de femmes élégantes et jouant au naturel le rôle de Papillon dit Lyonnais-le-Juste! Et ça se gâte: le nouveau vicomte ne veut pas vivre la grande vie et prétend épouser tout de suite l’exquise Georgina. Ça, jamais! C’est la fille d’un banqueroutier! Jean s’en va. Et, naturellement, au moment où on l’attend si peu, si peu, voici Georgina, simple et digne, qui retourne le comte de Larzac comme une crêpe, qui s’impose à lui tandis qu’il l’éblouit elle-même de sa faconde et de ses manières. Ils retourneront ensemble à Lannemezan.

Et la double séduction continuera. Inconsciemment, la jeune fille et le vieil homme s’aimeront à travers et par-dessus le pauvre Jean qui se voit de plus en plus réduit à rien, piteux causeur et rustique amoureux. Il discerne le brillant, l’égoïsme, le papillonnement, la jeunesse nouvelle de l’auteur de ses jours, se sacrifie, oblige Georgina et Larzac à se déclarer, les jette doucement, doucement, dans les bras l’un de l’autre. Et, lui-même, il ne sera pas malheureux du tout: il épousera (ou n’épousera pas) l’exquise Jeanne Aubrun et restera dans ses montagnes.

Il faut imaginer là-dessus la plus riche fantaisie, de la philosophie, des traits, des mots, une atmosphère de tendresse et d’ironie, de l’entrain, de l’aisance, du je ne sais quoi. C’est un peu long, mais ça se tasse. Et c’est très public. L’interprétation est éclatante. Huguenet est un Larzac plastronnant, piaffant, épanoui, pétillant d’esprit et de cœur; Gaston Dubosc est un prêtre bon, fin, pittoresque; André Lefaur a dessiné merveilleusement un profil perdu de confident, de ganache sacrifiée et tendre; Paul Bert (Aubrun) est montagnard et cocasse; MM. Arvel, Berthault, Labrousse, Cosseron et Lafferrière sont excellents. Jean Bernard, c’est Louis Gauthier qui a des élans, de la jeunesse, de la mélancolie et de l’abnégation, mais il est un peu rustaud pour le fils d’une comédienne supérieure et d’un diplomate fameux.

Yvonne de Bray est extraordinaire de brio, de grâce exotique, d’humanité, de pétulance et d’honnêteté dans le personnage de Georgina; Lucie Pacitty est extraordinairement sympathique sous la coiffe de Jeanne Aubrun; Louise Bignon est parfaite et Mmes Blanche Guy et Claudia, qu’on voit trop peu, sont magnifiques.

J’allais oublier le héros le plus authentique de cette pièce: un chien, l’inévitable chien de toutes les comédies qui se respectent, un chien superbe qui fait le saut périlleux et ne revient que pour saluer, sans phrases!

11 février 1911.

A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.—Après Moi, de M. Henri Bernstein.

M. Henry Bernstein a de l’audace, de la férocité et même de la brutalité. Son théâtre est violent et direct comme un coup de poing. Il s’est surpassé dans la pièce nouvelle que le Théâtre-Français vient d’offrir, en répétition générale, à des auditeurs un peu médusés mais attentifs, un peu gênés de leur émotion mais émus et qui ont fini par applaudir, de tous leurs nerfs et non sans larmes. L’auteur de la Rafale et du Voleur était venu tout simplement s’installer chez Molière avec armes et bagages, avec ses mots, ses procédés, ses à-coups et ses coups, tout court.

Mais contons:

Nous sommes dans un château, près de Dieppe, chez le terrible raffineur Guillaume Bourgade. Des mazettes mâles et femelles flirtent et jouent au bridge; une jeune fille charmante, Henriette Mantyn-Fleurion, s’essuie furtivement les yeux, en raison de l’indifférence de son éternel fiancé, le jeune James Aloy, dont le tyrannique Bourgade a été le tuteur, je crois, et qui songe plus à son yacht et à des croisières qu’à l’amour et au mariage. C’est en vain que Guillaume Bourgade le presse d’épouser sans délai l’exquise et malheureuse enfant, qu’il fait intervenir l’honneur et la parole du même nom, la mère du yachtsman, l’excellente Mme Aloy: James refuse et se défile, au risque d’un éclat. C’en est trop: Guillaume lui refuse la main et prévient la vieille Aloy qu’il lui parlera cette même nuit. Là-dessus, tout s’éteint dans le manoir: les hôtes se couchent, plus ou moins seuls. Et ce méchant garçon de James qui a affecté d’aller dormir dans son bateau, en rade, revient furtivement. Une ombre légère se dessine sur l’escalier en spirale: c’est l’irréprochable et divine Irène Bourgade, qui a trente-huit années de vertu et dix-sept ans de fidélité conjugale. Elle n’a qu’un instant à donner à James, juste le temps de le désespérer et de se retirer en beauté, mais elle le fait si bien et le jeune homme répond avec tant de poésie tacite et de désespoir muet que l’épouse impollue finit par s’abandonner et que, involontairement et du seul droit d’Amour vainqueur, ces deux êtres qui se sont attendus cinq ans, s’unissent en une étreinte éternelle. Nous nous expliquons maintenant la fureur de Bourgade et nous devinons la matière de l’entretien qu’il aura dans quelques instants avec la maman Germaine Aloy.

Eh bien, non! Une simple tragédie passionnelle ne suffit pas à la fièvre d’Henry Bernstein qui veut tous les facteurs de vie et de mort. Ce que Guillaume Bourgade a à dire à Germaine Aloy, c’est tout simplement qu’il est un voleur, que, pour avoir voulu voir et faire grand, il l’a ruinée, elle et les siens, et que son trust des huiles a échoué au port. Il est même très étonné, dans sa morgue qui survit à sa fortune, que la bonne dame ne lui serre pas la main et qu’elle ait un tout petit peu d’amertume: ne lui donne-t-il pas un bon conseil en lui enjoignant—car il garde son autorité—de marier sans retard le jeune James à l’héritière Henriette. Au reste, n’est-il pas beau joueur? Il a perdu: il paiera; il va payer tout de suite. Il a son revolver sous la main. Et son vieil ami, son confident, son frère de cœur Etienne a beau se lamenter et avoir des expressions de dévouement antique, non, non! il va se tuer, tout seul, là! Mais ce n’est pas tout que d’être confident! Il laisse des commissions à Etienne pour le faire ramasser mort, pour prévenir Irène, en douceur, pour lui faire remettre les trois cent mille francs de sa petite dot pour qu’elle puisse se faire sa vie, après lui.

«Après moi!» Il songe encore à l’existence future et proche de sa femme, lorsque, stoïquement, il approche le pistolet de sa tempe. Mais une porte s’ouvre: une femme échevelée, dépoitraillée, se précipite, c’est Irène! Le fier Bourgade arrête son œuvre de destruction, s’émeut: s’inquiète. Irène se doutait-elle? Non! Alors d’où sort-elle? Et ce désespéré se reprend à la vie par une douleur nouvelle: sa femme le trompait! Par une cruauté nouvelle: il la bat! Avec qui le trompait-elle? Par une sorte de sadisme, il avoue sa situation, sa détermination, son geste! Mais non! il veut savoir! Et la malheureuse, qui n’aime pas son mari, qui le respectait, qui le vénérait, souffre mille morts à leur double honte et à son martyre à elle, car Guillaume la meurtrit et la brise: que risque-t-il? Elle refuse de répondre, héroïquement. Eh bien! il attendra: on a toujours le temps de se suicider!

Et, au troisième acte, par un beau geste inconscient, James se dénonce. Il est venu serrer le main du voleur et lui apporter son pardon; mais n’a-t-il pas demandé des nouvelles d’Irène? Bourgade cuisine le naïf sans en avoir l’air, le laisse se dédire et se vendre; puis il éclate: il tient son voleur d’honneur, le vrai, le seul voleur, qui lui a pris sa femme, qui voudrait lui prendre sa vie, pour avoir la sérénité dans le crime! Il appelle Irène. Il jouit effroyablement de la passion de ces deux êtres jeunes et purs l’un pour l’autre; mais lui, lui! Une jalousie presque posthume, pis que posthume, d’un sadisme dévorant, le possède et l’exalte: il a bien voulu, il a voulu que sa femme, après sa disparition, fût l’épouse de quelque chose de vague. Mais de quelqu’un, d’un quelqu’un certain, connu, halte-là! Loque déjà courbée, forçat de demain, il a son instinct de bête, de mâle, s’il n’a plus le moindre de ses orgueils! Le jeune James se cabre et proteste. Irène ne dit rien. Plus vieille que son amant, désolée d’avoir perdu sa jeunesse, pouvant reconquérir encore des années de joie, de plaisir et de douceur, elle se sacrifie avec dégoût, non sans cris: elle sera la compagne du vieux vagabond déshonoré qui ira traîner sa contumace sur des routes d’Amérique. Elle dit adieu à tout ce qui est beau; elle ne sera plus rien que la chose de rien, de ce triste misérable sans courage, de ce mâle en qui ne survit qu’une abjecte jalousie! Et le rideau tombe sur la désespérance finale.

J’ai raconté cette pièce avec des détails pour laisser à mes lecteurs le soin de la juger: je n’en ai pas le temps. Elle frappe, saisit, glace et étonne: elle échappe à la tradition, à la discipline du théâtre classique et romantique. C’est une tragédie avec toutes les règles; mais quelle tragédie!

A LA PORTE SAINT-MARTIN.—L’Enfant de l’Amour.

La suprême vertu de M. Henry Bataille est, peut-être, de s’écouter et de n’écouter que soi. Il imagine, extériorise, bâtit des situations impossibles, prête des figures, des cris, des couplets et des jurons à des symboles, mêle des subtilités ailées aux plus inutiles grossièretés et fait de ce chaos pensant de la matière dramatique, pathétique, unique, irrésistible. Il pèse sur notre sensibilité, sur notre conscience, sur notre patience, même, et nous oblige à accepter un monde inconnu, trop haut jadis, trop bas aujourd’hui, nous entraîne en un tourbillon où il fait passer toutes les sensations, toute l’humanité, les colères, les audaces et les désespoirs, l’héroïsme et l’immoralité, et s’en va vers d’autres rêves pis que matérialisés, en nous laissant à notre accablement et à notre émotion.

Dans l’Enfant de l’Amour, l’auteur de Maman Colibri triomphe par le plus long; il nous étreint jusqu’au malaise et ne tâche pas à nous amuser: ah! ces quatre actes ne font pas un spectacle de carnaval! Ils sont âcres et forts, troublants et parfois déconcertants, mais résolus; ce n’est pas du théâtre, au sens universitaire du mot: Henry Bataille ne nous présente pas de types. Il nous offre des exemplaires d’humanité qui souffrent quand ils le peuvent, tant qu’ils peuvent, qui s’abandonnent à cœur-que-veux-tu, qui ont les revirements les plus inattendus et les plus neurasthéniques, qui sont de pauvres êtres, enfin, des hommes, des femmes, des enfants!

Voici la chose. Liane Orland est une grande hétaïre élevée au rang de riche femme entretenue. Maîtresse en titre du milliardaire Rantz, ancien directeur de journal, ancien propriétaire d’écurie de courses, député depuis vingt ans et dilettante mélancolique, elle reçoit la société la plus mêlée avec laquelle elle fait la fête pour se distraire et pour distraire son seigneur et maître. De temps en temps, à la dérobée, elle reçoit, entre deux portes, son grand fils, Maurice Orland, qu’elle a élevé en catimini, dont les vingt-deux ans accusent un peu trop sa quarantaine, et à qui elle donne quelque argent, non sans combler de robes sa petite maîtresse, la charmante midinette Aline. Le jeune Maurice attend à la cuisine que sa mère ait un instant, est tutoyé, d’assez haut, par le maître d’hôtel Raymond, et, malgré des délicatesses d’âme, en prend son parti: il est le petit moineau grappilleur, n’a pour lui que sa trop jolie figure; on le désire sur sa bonne mine, on ne lui permet ni pudeur ni honneur. Et les pires calamités fondent sur Liane: son amant, son amour de dix-sept années, Rantz, s’est laissé nommer sous-secrétaire d’Etat aux postes et télégraphes; c’est une trahison! Lui préférer la République et le pouvoir, c’est lui signifier qu’elle n’existe plus! Querelle! Mots irréparables! Douleur. Départ de Rantz. Larmes. Le petit Maurice revient. Ah! il est bien gentil! Il apprend à sa mère qu’elle a un fils, un fils qui l’aime, qui se rappelle toutes les rares circonstances où il l’a vue. Il reste quelque chose à la triste Liane! Non! M. Rantz revient. On renvoie Maurice. Mais le prestigieux sous-secrétaire n’est revenu que pour mieux s’en aller, plus dignement, en mufle grandiose. Horreur et solitude!

Nous voici dans la garçonnière de Maurice, au Palais-Royal, avec Raymond, un vague jockey, Bowling, qui a été mis à pied sur le propos d’une vieille escroquerie de Rantz qui lui a fait tirer un cheval à Auteuil, et la jeune Aline. Maurice attend la propre fille de Rantz, Nelly, vierge romanesque qui l’aime, qui doit se marier le lendemain, et qui veut le voir une seconde avant. Il congédie ses invités, reçoit la mélancolique fiancée, l’égaie, lui rend des lettres, lui promet une soirée d’innocente vadrouille: ce sera très gentil. Mais on frappe. A peine si le jeune homme a le temps d’expédier Mlle Rantz dans un café en face et d’accueillir en ses bras un paquet déchiré, pantelant, sanglotant: sa mère. C’est fini. Rantz l’a plaquée, lui envoyant cinq cent mille francs qu’elle a refusés, la rejetant, la fuyant! Elle a voulu se jeter dans la Seine, se précipiter du haut de l’Arc de Triomphe! Et, malgré les paroles gamines et câlines de son fils, malgré les gentils souvenirs et les consolations délicieuses qu’il fait jaillir de son cœur primesautier, l’amante obstinée s’empoisonne—ou presque! C’est bien. Qu’elle laisse faire Maurice! Il la vengera d’avance, et la mariera ensuite. Elle n’a qu’à s’aller coucher. Et lui, Maurice, ne se couche pas. Il a fait revenir Nelly Rantz et soupe avec elle, fraternellement, mais non sans avoir fait prévenir son sous-ministre de père que sa fille a été enlevée et qu’elle est quelque part, Dieu sait où!

Vous songez si Rantz se désespère! Maîtresse délaissée ici, fille perdue ailleurs! un discours à prononcer! des gens à recevoir! On annonce Liane Orland: il fuit et s’enferme. Scandale. Liane s’irrite, s’indigne, ameute des gens, se fait traîner par les domestiques: c’est douloureux jusqu’à l’écœurement. Et on expulse cette martyre de l’amour. Elle a laissé là ses souvenirs, ses bijoux, ses valeurs, mais son pauvre petit bâtard, son pauvre sacrifié, va la défendre et la déifier. Il est entré par surprise, le brave petit Maurice; il reprend des papiers terribles, somme Rantz d’épouser sa mère, ne s’émeut ni de ses sarcasmes, ni de ses dédains, ni de ses injures, lui rappelle son coup d’Auteuil, lui avoue, en outre, qu’il détient sa fille, pure d’ailleurs, se laisse insulter, frapper, et ne perd contenance qu’en apprenant qu’il est le fils d’un garçon de café de banlieue! Alors, il chancelle, demande grâce, offre tout. Pourquoi? Qu’est-ce que ça peut lui faire? Fils de catin, en face d’un voleur et d’un traître, est-il en état d’infériorité? Évidemment—et je l’en félicite.—M. Bataille ne va pas à la brasserie, mais un limonadier est-il un forçat? J’en appelle à Ponchon! Quoi qu’il en soit, le hurlement plaintif de ce paladin, miroir à dames et champion de billard, sa désespérance, son néant retournent le terrible Rantz. Le bâtard ne lui demande plus que de voir sa maman. Il ira! D’autant qu’on lui rendra sa fille intacte, d’avance!

Et c’est le sacrifice. Rantz va épouser Liane. Ah! ils ne seront pas heureux! Leurs vieilles querelles renaîtront! Leur amour est dans la cendre! Leurs dix-sept ans d’apprentissage sont entre eux! Mais surtout, surtout, le sous-secrétaire ne veut plus voir Maurice. Ce n’est pas lui qui l’oblige au mariage! Ce n’est pas lui qui... Qu’il s’en aille! On lui fera 28 000 francs de rente, dans une mine d’anthracite, près de Chicago.

Et le pauvre petit, providentiel et exaucé, s’en ira, avec sa brave petite amie Aline, s’en ira, malgré sa mère, qui redevient, qui devient mère trop tard... Chacun sa vie!... Il a fait son devoir et plus que son devoir. Le devoir de sa mère est d’être heureuse. Le sera-t-elle? Lui, il a la jeunesse, la beauté. Adieu!

Voilà! Je n’ai pas pu noter, dans ce dialogue halluciné, les nuances, les lyrismes, les cris, les mots. Je n’ai pu indiquer la violence, les heurts et les à-coups. On a murmuré, de-ci de-là, à certains vocables. Ça s’en ira. L’impression est écrasante: Bataille assène son étrange et profond triomphe. Que veut-il prouver? C’est la Course du Flambeau, à l’envers, c’est Jack et c’est plus, c’est de l’humanité, de la sensibilité hors des règles et des gonds, c’est de l’instinct, c’est un désir de vie, une ruée vers une jeunesse qui s’évanouit, vers un délice qui s’éloigne; c’est la négation même de l’honneur, car tous ces gens n’ont pas d’honneur; c’est frénétique et presque épileptique—et c’est de la vie, de la vie d’amphithéâtre moral et d’enfer terrestre. C’est, en tout cas, effroyablement poignant.

THÉATRE RÉJANE.—L’Oiseau Bleu.

Voici près de trois années que les Anglais et les Moscovites s’enivraient purement de la grâce, du charme, des mille significations morales, des infinies splendeurs décoratives et magiques de l’Oiseau bleu. Grand maître de la mélopée et du balbutiement, de la pensée à demi exprimée, du rêve vagissant et du sentiment ululé, poète unique de l’inconscient et de la fatalité, seigneur suzerain des limbes et de la voie lactée, M. Maeterlinck avait rendu leur enfance aux spectateurs les plus sceptiques et les plus endurcis en faisant pèleriner deux enfants parmi ce monde-ci et les autres mondes, entre ciel et terre, et plus bas et plus haut. En prêchant la pitié, la bonté, la résignation et je ne sais quel optimisme mélancolique, il avait fait œuvre de beauté, et, surtout, il avait fait communier son innombrable public dans l’amour de la famille, dans la sagesse dévouée, dans l’espérance, dans le goût de la vie et de la simplicité et même dans l’innocence.

C’est cette immense et dangereuse moisson verte et bleue que Mme Réjane ramena, sur une galère américaine, à notre décevant Paris. Et la femme du dramaturge, Georgette Leblanc-Maeterlinck, acclimata le chef-d’œuvre, créa et recréa des chœurs sans fin d’enfants, recruta à travers les crèches et finit par nous donner un spectacle inoubliable, qui fait pleurer et sourire à la fois, en une extase qui dure un peu trop, qui nous rend nos cinq ans, qui nous prête des ailes et qui nous ouvre tous les mystères, à la papa! On a crié et béé au délice, on a été submergé de naïveté et de sublimité, ensemble, on a eu les larmes qui vous débarbouillent jusqu’au périsprit; ç’a été un long triomphe unanime. Il y avait peut-être un peu trop de joliesses, de gentillesses, de prédestination et de prophétie, mais pourquoi bouder contre son extase? Et il y avait des décors merveilleux, inattendus, qui avaient l’air de sortir de notre songe même: cette féerie alla aux nues et les enfants la mèneront jusqu’à leur ciel à eux, qui est le huitième, comme chacun sait!

La pièce est archiconnue. Dans une cabane de bûcheron, le petit Tyltyl, la petite Mytyl passent une nuit de Noël sans joie. Ils s’amusent à regarder les enfants riches d’en face manger des gâteaux, dans de la musique, lorsqu’une vieille mégère fait son entrée dans la pauvre demeure. C’est une fée. Elle commande aux deux enfançons d’aller chercher l’oiseau bleu qui donne la santé et le bonheur. Elle donne à Tyltyl le chaperon à diamant magique qui montre la réalité, fait sortir, sous leurs figures vivantes, sous leurs costumes appropriés, doués de la parole et de tous les sentiments humains, le pain de la huche, le sucre de l’armoire, l’eau du robinet, le lait de la jatte, les heures de l’horloge, le chien, le chat, le feu, la Lumière, enfin. Et en route!

La Lumière, bienfaisante et toute-puissante, prend la tête du cortège, la Fée prend à peine le temps de donner des vêtements magnifiques à tout ce petit monde—et déjà le chat, le pain, le sucre deviennent traîtres: ils ont peur de la mort! Mais le chien veille et grogne, en sa folie de dévouement. Et les deux tout petits, un peu tremblants, mais forts de leur mission, vont chercher le volatile d’idéal. Ils sont dans la forêt, pas fiers, et voici que les arbres s’écartent, que les verdures disparaissent, que la terre s’ouvre, qu’ils retrouvent leurs grands-parents décédés, leurs petits frères et petites sœurs disparus, qu’ils s’attendrissent ensemble plus loin que la sensibilité humaine, qu’ils vont jusqu’au bout de l’émotion, qu’ils découvrent, même, que l’oiseau des bons vieux est bleu; mais il devient noir à la lumière.

Il leur faut querir un autre fétiche ailé et azuré dans le palais de la Nuit farouche, au milieu des épouvantements des Maladies, des Guerres, parmi les affres des ténèbres, mais ces oiseaux, si bleus sous le baiser du clair de lune, meurent à l’aurore, par brassées! Ils vont le chercher dans le royaume de l’Avenir, au milieu des enfants à naître, mais là, il n’y a que des anges pressés d’être des hommes, des hommes utiles et vivants: pas d’oiseau bleu! Pas d’oiseau bleu non plus au cimetière où il n’y a pas même de morts et où les feux follets font un ballet d’étoiles! Pas d’oiseau bleu au jardin des Bonheurs où il n’y a que des voluptés saines, morales, simples et hautes, tristes seulement de ne pas voir plus loin que soi et à qui manque le rayonnement de la Lumière! Et le cortège revient, harassé, fourbu, avant de se dissocier, avant que les éléments redeviennent éléments, les bêtes bêtes, les matières matières. Déchirement! Et Tyltyl et Mytyl se réveillent dans leur lit, trouvent l’oiseau bleu au-dessus de leur tête, le donnent à une petite voisine—et l’oiseau s’envole!

Symbole! Fable! Ce sont les Deux Pigeons, c’est «l’homme qui cherche la Fortune et qui la trouve endormie à sa porte», c’est un mistère gentil et savant, plein de choses, lourd de pensées, éclatant de poésie, se jouant à travers les méandres métaphysiques, puéril jusqu’au miracle et d’une telle humanité qu’elle néglige Dieu, l’immortalité de l’âme et l’âme même—parce qu’il est tout âme!

Le ravissement est infini. Les décors de M. Wladimir Egoroff ont fait époque et révolution: ils sont uniformément délicieux. Ce n’est plus du théâtre, c’est de l’estampe changeante et vivante, c’est du ballet stagnant. Les costumes de Georgette Leblanc sont exquis. Les acteurs... Mais sont-ce des acteurs? A part M. Delphin, officier d’académie, qui a su encore diminuer sa taille naine et qui, à force de labeur, a retrouvé très joliment et non sans autorité les sept ans, je pense, de son rôle écrasant, à part la pathétique grand’maman Daynes-Grassot, l’excellent grand-papa Maillard, la bonne fée Gina Barbieri, le rond Pain-R.-L. Fugère, l’aigu Sucre-Bosman, le terrible chat Stéphen, l’effroyable et magistral Temps-Garry, la serpentine Eau-Isis, le pleurard Lait-Diris, les parents exquis Barré et Méthivet, ce n’est que marmaille divine, depuis l’infatigable et intelligente Odette Carlia (Mytyl), jusqu’aux plus petits bonheurs, jusqu’aux plus mignons enfants à naître qui jouent comme des amours—qu’ils sont!

Citons, au hasard,—on les retrouvera,—Batistina Rousseau, Maria Fromet, Laura Walter, Maud Loti, Maria Dumont, Fleury, Borlys, Suzanne Bailly; mais ils (ou elles) sont mille. Et il y a des danseuses, des étoiles, des heures: qu’elles m’excusent!

Louons la fureur de M. Aurèle Sydney (le Feu), la très remarquable, grondante, aboyante, éloquente et forte création du rôle du chien par le grand artiste qu’est Séverin Mars, et tressons nos éloges en couronne pour l’incomparable Georgette Leblanc, maîtresse du jeu, qui a formé toutes ces troupes d’anges, qui a présidé à toutes les illuminations, et qui, de sa splendeur de corps, de son arc d’âme, de son sourire de foi, du songe de ses yeux, a mis à la tête de cette lumineuse et profonde féerie une figure, un génie de Lumière qui ne s’éteindra point!

A L’ODÉON.—L’Armée dans la ville.

Les matinées inédites du samedi entrent en pleine action. La pièce de M. Jules Romains, chef de l’école unanimiste, a déchaîné des enthousiasmes et de la colère: on s’est presque compté et colleté! C’est dire que le spectacle n’est pas indifférent. L’auteur de l’Armée dans la Ville est, après un des héros d’Edgar Poe, «l’homme des foules». Il écoute, perçoit et rend leur grande voix et leur sourd murmure, fait vibrer leur âme lourde et secrète et méprise les individualités jusqu’au vomissement. Pour lui, les agglomérations se suffisent à elles-mêmes—et il nous le fait bien voir.

Donc, nous sommes dans une ville prise, ville indéterminée et confuse. Depuis dix mois, elle souffre en silence sous la botte du vainqueur. Dans la ville close et grondante, l’armée est entrée, bête géante et sonnante, et les deux blocs ont vécu depuis en face l’un de l’autre, en faisant le gros dos: l’un, humilié; l’autre, victorieux. La pièce, au reste, s’ouvre magnifiquement. C’est la reprise d’un café, d’un pauvre petit café, par les bourgeois de la cité captive. Il n’y a pas de soldats, ce jour-là, pas le moindre soldat! Ah! que les murs nus semblent étincelants! Ah! que le vin a de nerf et de grâce! Il y a de l’indépendance, de la liberté, de la patrie dans l’air et dans les verres! On chante, on danse, on crie, on se déchaîne. Mais voici des fantassins ennemis qui entrent, revenant de la manœuvre, pestant et grommelant. Les bourgeois fuient. Et voici des cavaliers, furieux. Les gens de pied et les gens de cheval vont en venir aux mains par esprit de corps, lorsque de nouveaux citadins remettent en ordre la masse d’investissement. L’Armée se vante et se glorifie, s’exalte, pour écraser les vaincus et surtout pour s’affirmer: il y a là, entre autres, un très beau couplet qui a été acclamé et qui a porté aux nues son récitant inspiré, le soldat Hervé.

Dès lors, ça va moins bien. Nous sommes sous la tente du général en chef. Il est très mécontent et très las. Trop de violences, trop d’indiscipline! Et les officiers supérieurs ne savent plus écouter, la main sur la couture de leur pantalon! Le maire de la ville vient le voir, lui parler d’une fête locale qu’on va donner, inviter le général lui-même chez lui. Le général lui prouve qu’il connaît un complot tramé, qu’il a vent d’une trahison, mais accepte tout parce qu’il entend parler de chasse à courre et qu’il aime à tenter Dieu. Mais il prend à témoin son aide de camp qu’il fait une sottise.

Quelle sottise! Les dames de la ville ont simplement projeté d’égorger chaque soldat et chaque officier séparément, à la table de famille. Les dames s’exaltent, sous la présidence de la femme du maire, Déborah et Judith exaspérée! Les filles publiques offrent leur concours qui est déclaré magnifique! Et le conseil municipal, qui hésite et flanche, est flétri d’importance par madame la mairesse qui incarne tout l’héroïsme, toute la rancune de la ville, qui va chercher le général ennemi dans son camp, qui l’oblige à venir chercher la mort, la mort qu’il pressent, la mort qui l’enserre! Mais cet officier la prévient, cela ne servira de rien: il n’est rien, lui, le chef! L’armée est tout et l’armée aura raison de la ville!

Il en est ainsi. Il faut beaucoup de mots, beaucoup de gestes, voire une comédie d’amour à la mairesse pour décider son écharpé d’époux à tirer un coup de revolver sur le général, cependant qu’on zigouille les soldats en détail. Mais le héros ne tombe pas d’un coup: il trébuche, se relève, clame et maudit; il repousse les remords et les aveux passionnés de la triste Judith municipale. Elle n’est pas l’âme de la ville! Il n’est pas, lui, le chef de l’Armée! Son enveloppe humaine peut disparaître! L’Armée reste! L’Armée qui n’a pas péri entière, l’Armée dont il reconnaît les coups de fusil, les coups de canon, les clairons, les charges, l’Armée qui ne fera qu’une bouchée de cette ville assassine. Et il meurt, en apothéose, en entendant caracoler son cœur multiple: «Je suis vivant, crie-t-il, je suis vivant!» Et il est le nombre!

Ce dernier acte, un peu haché et très long, a gêné. Des acclamations imprudentes ont amené des gloussements. Mais ces vers blancs—et rouges, le lyrisme, la fureur continue, la véhémence de tous les personnages, tout enfin, même les naïvetés, a de la gueule, de la force et de la forme. On se reverra.

Il faut louer la conviction énergique et désenchantée du général Joubé, la frénésie de la mairesse Dionne, l’effort éloquent et charmant de Mmes Barjac, Guyta, Dauzon, Delmas, Colonna-Romano, Didier, Rosay, Barsange, etc.; de MM. Desfontaines, Bacqué, Gay, Daltour fils, du très remarquable Chambreuil, de MM. Clamour, Coste, Jean d’Yd, Flateau, Person-Dumaine, Dubus, Denis d’Inès, etc., etc.—ils sont cent!

Et c’est, côté cour et côté jardin, une belle bataille!

AU VAUDEVILLE.—Le Tribun, chronique, de M. Paul Bourget.

Voici un fait divers d’une intensité tragique et éternelle: un père a pris son fils en flagrant délit de vol. Affreusement héroïque, il fait chercher la gendarmerie. Les deux êtres restent ensemble, étrangers, ennemis, muets. Tout à son devoir, le père ne connaît plus l’enfant qui a failli et l’abandonne à son destin, à la prison, au bagne: la honte ne remonte pas. Tout à coup le jeune homme lâche une plainte, une demande désespérée:

—Papa, faut-il que je me tue?

Et le justicier hésite, tremble, étouffe: la mort? la mort! il n’avait pas songé à cela! Ses préjugés, ses idées, tout disparaît devant l’instinct, devant la tendresse sauvage de l’animal humain qui a donné la vie: il capitulera, avec armes, bagages, dignité et conscience. Et quand la gendarmerie viendra, il la renverra: elle s’est trompée d’étage! Il y a là un silence angoissé, ahanant, affolé qui est plus éloquent que toutes les paroles et dont Lucien Guitry a fait une des plus belles choses du monde, une des plus grandes sensations de théâtre et de vie—et il a triomphé inoubliablement.

Mais à cette scène qui se suffit à elle-même et qui suffit à l’émotion de cette soirée et des soirées qui viendront, en nombre, M. Paul Bourget a soudé des scènes moins directes et deux actes de paroles, de théories et de démonstration qui pourraient être facultatifs.

Ce n’est pas que l’auteur de la Barricade ait voulu faire violemment œuvre sociale et polémique animée: son drame est intime et chante la famille pour elle-même. Prédicateur, il a choisi comme avocat du diable un socialiste de marque et de poids, un philosophe ou plutôt un professeur de philosophie (ce qui n’est pas la même histoire), nietzschéen et nihiliste, président du conseil des ministres, par surcroît, voulant supprimer absolument l’autorité paternelle, le mariage, l’héritage et ne reconnaissant que l’individu, la responsabilité personnelle.

Donc le citoyen Portal, universitaire incorruptible, président et ministre de l’Intérieur, a son jeune fils Georges comme chef de cabinet et n’en est pas très content. C’est fâcheux, car l’homme d’État, théoricien éloquent jusqu’à être nommé familièrement «le Tribun», est plein de projets et à la veille de réaliser ses chimères. Il va ruiner ses adversaires politiques, les ignobles modérés, grâce à un scandale de corruption sur les fournitures de la marine: on tient les coupables et un carnet de chèques secret livre les parlementaires et leurs tenants. Là-dessus, un vieil ami de Portal, un socialiste de la première heure, le bailleur de fonds des débuts, Claudel, a un malheur. Bijoutier, il s’est laissé voler un collier qui n’était pas à lui: c’est la faillite, l’expatriation, avec sa charmante femme et ses tout petits enfants. Et il n’y a rien à faire: les Portal sont glorieusement pauvres! Voici le malheureux: il n’est pas tout à fait perdu et n’y comprend rien: il vient de recevoir cent mille francs, comme prémisses d’une restitution anonyme. D’où vient cet argent? Il faut retrouver l’expéditeur—et le ministre convoque l’employé des postes, interroge, s’inquiète et s’agite.

Il y a de quoi! Que trouvons-nous dans sa bibliothèque, au début du second acte? La corruption, en double exemplaire! Le terrible Moreau-Janville, corrupteur en chef, et le sous-corrupteur Mayence, son âme damnée, l’homme au carnet de chèques—et le carnet de chèques a disparu! En présence du ministre, les deux aigrefins crânent: ils le croient complice et l’ingénu Mayence le lui dit, simplement. Portal l’étrangle à demi et le chasse. Mais les excuses ironiques de Moreau-Janville et son impudente sérénité apprennent au père la hideuse vérité: c’est son chef de cabinet, son fils Georges, qui a vendu cent mille francs l’arme, la preuve, le carnet de chèques, c’est lui qui a envoyé ces cent mille francs criminels à Claudel dont il aime la femme! Et le théoricien, le socialiste, le vertueux amoral voit monter à l’horizon dans la chair de sa chair la trahison, la vénalité, toute l’horreur! Il n’est pas responsable: il n’a jamais voulu peser sur l’instruction, sur l’éducation, sur la conscience de son fils! Il livrera à la justice les trois coupables. Le temps de confesser Georges en cinq sec, à la laïque, et le procureur de la République est mandé dare-dare, par téléphone. J’ai dit le coup de théâtre qui termine cet acte, en fanfare. Le procureur arrive pour annoncer un non-lieu!...

Mais ce n’est pas fini. Nous n’avons vu que des individus: place, place à la famille, la famille, seul héros de cette pièce, la famille, panacée sociale de M. Bourget, la famille, cellule primordiale de l’édifice humain! Car c’est cette conception romaine qui arrange tout en détruisant tout, au reste. L’excellente Mme Portal, trop tard maman, donne tout pour rembourser les corrupteurs, Portal tâche à ne plus songer à son fils, mais la nature est plus forte: il en arrive à se considérer comme solidaire et responsable: c’est sa faute.

«Et j’ai vu mon péché se lever contre moi!» L’arrivée du bijoutier Claudel qui a retrouvé son voleur et son collier, qui sait d’où viennent les cent mille francs, qui sait la trahison de sa femme, qui sait la complicité morale du ministre, fait des reproches et des larmes. Il n’a pardonné, lui, qu’à cause de son petit garçon! Portal ne frappera-t-il pas son fils coupable? Il l’a déjà frappé et exilé; il ne gardera pas son portefeuille; il partira en croisière avec sa femme, après avoir embrassé Georges repentant et abandonné de sa maîtresse. Le bijoutier part, lui aussi, avec sa femme reconquise et ses enfants sauveurs. Le monde est si petit: tous ces gens se retrouveront. Portal, converti au culte de la famille, sera chef d’un cabinet conservateur après avoir commandé en chef un cabinet socialiste. Ce sera une autre pièce—la même peut-être—mais ce n’est pas M. Bourget qui l’écrira.

Il a écrit celle que je viens de conter avec une simplicité dépouillée: il n’y a même pas assez d’ornements et pas assez d’éloquence. C’est de confiance que nous devons accepter «le Tribun»; nous ne le voyons pas en pleine action; il est en conversations, pas en discours; sur le gril, non en flammes. C’est un pauvre homme, un honnête homme dévoyé, qui manque d’idéal divin: l’auteur de l’Etape l’a peint avec un dessein de loyauté inattaquable, mais il l’a peint menu, étroit, vulgaire et sans défense. L’existence nous a réservé de plus pathétiques exemples. Le devoir civique doit l’emporter sur des traverses plus intimes. Je sais bien que Portal dit à un de ses collègues que la fuite de sa femme ne compte pour rien et que M. Bourget goûte une exquise ironie à montrer qu’une blessure personnelle a, pour un socialiste comme pour un autre, plus de cuisant que la blessure d’un autre. C’est là jeu de prince et facile.

En abandonnant pour une mésaventure, son poste de combat, l’irréductible tribun pourrait être taxé de désertion, mais il plante là aussi ses idées et alors! Un professeur de philosophie, ça change!

Shakspeare fait dire à Henri V: «Ainsi, si un fils envoyé faire le commerce à l’étranger se conduit criminellement sur mer, son crime sera imputé à son père!... Non! non!... le père et le maître ne sont pas responsables de l’état dans lequel meurent fils et serviteurs!» Vous me direz que personne ne meurt dans le Tribun; que Shakspeare est Shakspeare, et M. Bourget, M. Bourget; que Shakspeare ne faisait pas de pièce à thèse et à portée politique; que Paul Bourget fait pour un parti ce que Beaumarchais fit pour un autre parti... Mais je ne vous suis pas: l’auteur de Crime d’amour nous a simplement donné une anecdote qui a des conclusions, comme tout au monde.

Je ne saurais assez redire combien Lucien Guitry a été grand, poignant, magnifique. Sa confiance, sa foi, sa colère, son effondrement, son effort pour revivre, c’est de la beauté et la beauté même. M. Lérand a été, comme toujours, parfait dans un rôle de vieux professeur bohème, bienfaisant et tutélaire; M. Joffre a dessiné un coquin tranquille avec majesté et M. Jean Dax une crapule bavarde avec agitation; M. Mosnier a été un bijoutier héroïque; M. Henri Lamothe (Georges) a du feu, de l’amour, de l’accablement et de la tendresse; MM. Baron fils, Maurice Luguet, Vertin, Chanot et Guilton sont excellents.

Mme Grumbach (Mme Portal) est exquise de sensibilité grondante et de sensibilité douloureuse, Mme Henriette Roggers (Mme Claudel) est une femme adultère de vitrail, déjà pardonnée et si dolente! Ellen Andrée est une vieille servante d’honneur et de dévouement digne de Balzac et d’Henry Monnier; Mlle Terka-Lyon est une exquise postière, Mme Marcelle Thomerey est toute charmante. Pour que cette pièce de famille fût plus familiale encore, Lucien Guitry, après avoir essayé toutes les têtes des ministres d’hier et d’avant-hier, s’est fait semblable à son fils Sacha, autre triomphateur. Et le voilà qui a été premier ministre dans la Griffe, de M. Bernstein, le voilà premier ministre dans le Tribun! Il piétine sur place. Mais je sais quelqu’un qui a pour lui un rôle d’empereur!

THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—La Gamine.

C’est une très jolie chose que le premier acte de la nouvelle comédie de MM. Pierre Veber et Henry de Gorsse. Nous sommes à Pont-Audemer, chez les vieilles demoiselles Auradoux. Pour augmenter leurs petites rentes, elles ont pris un pensionnaire pour la saison, le célèbre peintre Delaunoy, membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur, qui les scandalise par son impiété et sa liberté et qui a fait une immense impression sur leur jeune nièce, Colette, dont les dix-huit ans sont impatients, dont la langue a des audaces et qui—abomination de la désolation!—vient de portraicturer, d’après nature, un homme tout nu, un homme de cinq ans! Il faut la marier tout de suite. On la mariera au fils du notaire, le jeune benêt Alcide Pingois. Maurice Delaunoy, consulté par la pauvrette, l’engage à ne pas se laisser sacrifier et s’en retourne à Paris. Voici les fiançailles, le notaire, la notairesse, de braves dames, le bon curé. Il ne manque que la fiancée qui s’est donné de l’air et qui, pour ne pas épouser un type qu’elle ne peut pas aimer, s’est enfuie au bout du monde,—à Paris. C’est plein d’observation, de fantaisie, de légèreté, de détails exquis. Mais, enchaînons!

C’est à Paris que nous retrouvons Maurice Delaunoy, parmi des amis, le sculpteur Simoneau, le commissaire amateur Vergnaud et son jeune élève Pierre Sernin, né natif de Pont-Audemer, comme Colette elle-même. Il reçoit avec attendrissement un ancien modèle, Nancy Vallier, devenue sociétaire de la Comédie-Française, et lui donne rendez-vous dans la nuit. Mais voici une hôtesse imprévue, Colette fugitive, Colette vagabonde, qui demande asile avant d’aller se jeter à la Seine. Le peintre s’émeut un peu et cède; le commissaire Vergnaud, revenu sur mandat, exprès pour rechercher la mineure disparue, s’émeut et ne recherche pas plus avant. Mais la triste Colette pleure parce que Nancy Vallier est revenue et que Delaunoy l’accompagne coucher.

Ça se précise, se précipite et se gâte. Maurice Delaunoy fait, comme de juste, pour le Salon, le portrait de Nancy Vallier—et ça défrise la jeune Colette. Elle confesse son pays, Pierre Sernin, en se confessant à lui; apprend de lui qu’il l’aime en lui apprenant qu’elle aime le maître Delaunoy,—et c’est très délicat—; les deux jeunes gens ne veulent pas se comprendre; Delaunoy ne veut rien entendre non plus, car ses cinquante années sonnent terriblement à ses oreilles et à ses artères: c’est en vain que Colette agonit d’injures la douce Nancy: c’est à l’œil qu’elle dégrade son effigie! Il faut que, dans un mouvement nerveux, elle se laisse aller à embrasser le compatriote Sernin pour que le maître vieillissant comprenne son sentiment: il chasse son élève et accepte le bonheur!

Hélas! hélas! Il va cuver sa félicité dans le décor ordinaire des quatrième actes—ai-je dit que les décors de Lucien Jusseaume sont charmants?—et là, ça se décolle. Les vieilles tantes de Colette se sont mises à ses trousses, et son ancien fiancé, Alcide Pingois, passe par hasard, en galante compagnie, au Cap-Martin—car nous sommes au Cap-Martin—et le commissaire Vergnaud, en l’envoyant au Moulin-Rouge, l’a condamné à la noce à perpétuité. Mais ces dangers extérieurs ne sont rien: la blessure est profonde. Delaunoy qui veut épouser Colette a peur, peur d’elle et peur de soi. Colette épouse par obéissance et par indulgence: ce n’est plus ça! Un hasard, la découverte d’un chiffon de lettre, inspire au peintre quinquagénaire un héroïsme joli: il renonce à Colette, la donne au jeune Sernin—et vieillira le plus lentement possible avec la fidèle Nancy Vallier. Et c’est mélancolique, gentil, consolant, un peu long—et ça finit bien en faisant un peu mal.

Cette pièce, écrite avec soin, d’une conscience qui se fait sentir dans ses outrances mêmes, est philosophique et traditionnelle: elle se dresse contre le prestige moderne des cheveux gris, mais elle y met le temps et nous rend sympathique le don Juan palmé en vert qu’elle doit abattre. Alors? Il y a là un peu d’indécision et de lenteur, de flottement et de vague. Mais ça se tassera, ça doit déjà s’être tassé—et ça ira très bien.

La gamine, c’est Lantelme—et comment! Cette Colette mal embouchée et de cœur profond, qui tire la langue et qui a des sursauts et des délicatesses d’âme unique, qui s’attendrit et qui se cache, est très amusante, très émouvante, et c’est une création véritable. Catherine Laugier est très élégante, très sincère en Nancy Vallier; Cécile Caron est très curieuse, parfaite en vieille fille et Delys aussi, et Irma Perrot itou; Vermeil, Gravier, Guizelle, Favrel, Cardin, Carlovna et Margane luttent de charme, de simplicité et d’esprit.

Maurice Delaunoy, c’est M. Candé, qui a la plus grande autorité et le plus profond sentiment; sa rentrée a été impressionnante: on retrouvait Guitry dans son ancien chez soi. M. André Dubosc (Vergnaud) est joliment fantaisiste, M. Capellani a un dévouement spirituel, M. Bullier a la plus chaleureuse jeunesse, M. Berthier a une onction savante, M. Cognet une bonhomie très fine; enfin, M. Victor Boucher a été tout à fait délicieux dans le personnage bégayant et divers d’Alcide Pingois.

A L’ATHÉNÉE.—Maman Colibri.

Depuis sept ans, l’harmonieuse et douloureuse tragédie d’Henry Bataille est restée dans toutes les mémoires et dans tous les cœurs: c’est de l’histoire. C’est une date de passion, d’enthousiasme et d’amertume, de foi physique et sentimentale, d’inquiétude, de damnation et de martyre voluptueux. Mais l’auteur de la Vierge folle a trop bien parlé de sa constante intention, de son cycle, de son œuvre complète et à compléter pour que je me permette la moindre glose et la moindre louange.

Cette lutte de l’âge, du devoir et de l’instinct, de la liberté, du besoin d’aimer envers et contre tous, cette quête de souffrance et de dévouement, sous les couleurs de la joie, cette soif de se donner, cette apparence d’inconscience prêtée à l’abnégation et au sacrifice, cette grâce qui indispose jusqu’au malaise et qui est la grâce même, la misère de l’idéal, l’horreur du délire, l’étranglement du rêve, vous connaissez tout cela, si vous connaissez Henry Bataille,—et c’est dans Maman Colibri que vous trouvez, avec plus d’intensité et de netteté que partout ailleurs, son éternité, son immensité en présence des lois et de l’existence mortelle.

Vous vous rappelez le thème que Catulle Mendès commenta, en le chantant: à la veille de la quarantaine, trop jeune mère de grands enfants dont elle semble la sœur cadette, pépiante, gênée de ses ailes repliées, n’ayant pas assez d’amies pour tous ses sourires et ses rires, Irène de Rysberghe a adopté un nouvel enfant de chair et puise une jeunesse neuve dans les caresses d’un camarade de son fils, le vicomte Georges de Chambry. Richard de Rysberghe se doute de l’horrible chose. Le père Rysberghe aussi; des scènes, des pièges. La pauvre Irène est chassée de la maison, abandonnée à son péché. Elle suit son triste petit amant qui est incorporé aux chasseurs d’Afrique—et c’est une idylle à Mustapha, la lamentable idylle d’un jeune homme qui s’ouvre à la vie, d’une femme qui se sent vieillir, qui se sent délaisser et qui abdique peu à peu, vite, en dignité. C’est le départ devant une jeune fille quelconque, mais jeune; c’est la ruée vers la famille qui se dérobe, vers un fils marié dont la femme ne veut rien savoir, vers un mari très digne qui ne peut pas pardonner, vers la vieillesse, enfin, la vieillesse définitive et serve. Maman Colibri devient une grand’mère, à peine acceptée, un meuble d’affection tolérée, de tendresse humiliée.

Vous savez tout ce que cette aventure recèle de détails, de couplets, de poésie. Et ç’a été très bien joué. Kemm a une autorité, un sentiment profond et caché dans le personnage du baron de Rysberghe; Marteaux est un fils indigné et attendri; Puylagarde a de la fougue, de la passion, de la nonchalance—et une bien étrange ceinture d’uniforme. MM. Cazalis, Larmandie, Roch, etc., sont parfaits. Mlle Alice Nory a de l’espièglerie et du charme, Mlle Goldstein est exquise, Mme Fournier est très vraie et très intéressante, Mme Henriette Andral aussi, ainsi que Mmes Jane Loury, Dubreuil, Russy, Lindsay et Zorn, ainsi que les aimables petites moricaudes Lubineau et Decreq.

C’est Berthe Bady qui porte tout le poids, tout le cher fardeau de la pièce. Elle est admirable. Riante et gloussante, transfigurée de volupté, illuminée de la splendeur d’une jeunesse nouvelle et d’une nouvelle vie, se donnant toute et sans cesse, creusant à même la déception et la douleur, elle exprime, rythmiquement, toute la confiance et tout le désespoir, incarne le septième ciel et les derniers cercles de l’enfer, la joie animale et supra-terrestre et la pire déchéance consentie: c’est la vie elle-même—et quelle vie!

A L’ODÉON.—Rivoli.

M. René Fauchois est tout amour. Il s’éprend véhémentement des sujets qu’il rencontre au hasard de la fourchette, s’échauffe, s’inspire par auto-suggestion et nous sert son enthousiasme en ébullition: ça «rend» parfois. Ah! les beaux soirs de Beethoven! Mais ça peut aussi ne pas «rendre»! La Fille de Pilate et Louis XVII avaient eu des douceurs pour l’auteur de l’Exode, et voilà qu’il se jette, les bras ouverts, le cœur débordant, vers Napoléon Bonaparte! C’est un morceau plus difficile. Il ne veut pas être chanté en passant. Il exige le don de l’être entier, de la vie entière, du cœur et de l’âme, de la foi totale, de l’énergie absolue. La gentillesse de René Fauchois ne peut aller jusque-là. Il a découvert Bonaparte comme il a découvert Jean Racine—et c’est l’espace d’un moment. Il ne faut donc pas s’étonner si le téméraire dramaturge s’aveugle, s’obstine, se désarçonne, s’il erre dans les redites et piétine dans de l’attendu, avec la plus belle santé, au reste, et une bonne volonté qui rime.

Quelle aventure! André Antoine reçoit Rivoli sur son seul titre: Fauchois va étudier et faire sa pièce en Italie, retrouver sur place, reconstituer, recommencer la victoire, redevenir, devenir Bonaparte lui-même jusques à vouloir jouer son héros en personne, sur le théâtre de la guerre et le second Théâtre-Français! Il a le généreux dessein, l’admirable illusion de happer l’âme des foules errantes, dénudées et armées, des généraux avides et affamés, du chef maigre et prédestiné, des drapeaux, des canons, des chevaux, l’âme même de la liberté et de la conquête, l’âme de Bellone aussi qui, voici plus d’un siècle, régnaient sur ces plaines et sur l’histoire, et voilà un mélo sans action, un panorama sans largeur, pas même un cinématographe! Et c’est une prose bourgeoise, ce sont des vers bourgeois!

Donc, nous voyons l’armée d’Italie, sans pain, sans souliers et sans peur. Il y a des propos sans atticisme et un relâchement très sans-culotte, de la neige et de l’ennui. Les généraux pestent contre leur nouveau chef, Buonaparte, qui est trop jeune; mais le vieux Sérurier lui obéira parce qu’il a le culte de la discipline. Le voici, le chef: à vos rangs, fixe! Et la prose, instantanément, devient du vers.

Des mois ont passé, cueillant des lauriers. Ç’a été Arcole, Montenotte, Lodi. Les généraux ont de l’enthousiasme pour leur supérieur. Mais celui-ci est sans tendresse. A Augereau, à Masséna—notre national Edouard Gachot ne sera pas content—il reproche des déprédations, des vols, des concussions. Il les confond si bien qu’ils ne songent plus qu’à vaincre et à mourir pour lui. Là-dessus, Bonaparte attend sa femme qui est à Milan: elle ne vient pas; elle est enceinte! Joie du jeune général: il a le temps d’aller la rejoindre, la surprendre à franc étrier avant que de voler au secours de Joubert qui est en danger.

C’est l’autre danger—ou le danger de l’autre. Joséphine, la langoureuse Joséphine, est en galante conversation avec un bellâtre, le capitaine Charles, des houzards. Horreur! Douleur et colère du héros qui s’aperçoit de son infortune, qui livre le séducteur aux bureaux—il n’en sortira plus car il n’est pas digne de combattre—et qui renvoie l’épouse adultère à Paris: la bataille du lendemain n’a plus de rivale!

On m’excusera d’avouer ici ingénument ma gêne: j’ai pour Napoléon Bonaparte un culte absolu. Je ne veux pas le voir en posture de mari trompé. Que m’importe cette misère domestique? La seule misère de Napoléon est une misère publique, immense, divine: Waterloo, Sainte-Hélène! Je l’ai ici, à vingt-sept ans, lourd de son génie, dans toute son action, dans toute sa pensée, éployant ses ailes, mordant à même la gloire, les pays, les peuples, terrassant le monde, à mesure, faisant de sa jeunesse pensante un levier infini, une éternité conquérante: vous me jetez à travers ce miracle, René Fauchois, un désespoir misérable! Vous mêlez à sa divination militaire, à l’acte suivant, des souvenirs empoisonnés, une affreuse pitié qui lui fait absoudre un soldat assassin par jalousie, vous lui faites, lui-même, désirer la mort! C’est de l’humanité, du réalisme? Qui vous en demande pour Bonaparte? Vous faites intervenir—et vous n’êtes pas encore William Shakspeare—l’ombre de César pour lui apprendre qu’il n’est pas le seul cocu de l’état-major général des siècles, et qu’il a à songer à son armée, à son avenir, à son immortalité!...

Ah! ce monologue et ce dialogue! Je n’ai pas vu Jules César—et j’en suis heureux. J’imaginais le vrai Bonaparte brûlé d’une fièvre sereine, vivant d’avance toute la bataille, aile par aile, carrés par carrés, faisant en soi, par soi, la mise en place de toutes les batteries, de tous les mouvements, de tous les à-coups, vivant, si j’ose dire, les deux armées, à lui tout seul, s’épuisant en calculs, en désir, en besoin de vaincre pour s’endormir à la première fusillade, à la première volée de canon: il avait gagné son repos; la bataille était gagnée!...

Ici nous avons la bataille, rideau baissé, comme dans le Bacchus de notre Mendès et de M. Massenet. Nous avons des sonneries, des chants, des bruits de charge et de mousquetades; nous avons, rideau levé, l’odeur du triomphe, des drapeaux ennemis couchés en tapis sur lesquels Lasalle, demi-nu, vient s’étendre avec son cheval...

Et je ne sais pas si le triomphe passe la rampe.

La défense est héroïque. M. Desjardins est un Bonaparte grave, inspiré, sévère et prédestiné. M. Chambreuil est un Augereau violent et dépité. M. Grétillat, un Masséna impulsif et déférent. M. Colas est l’irrésistible et infortuné capitaine Charles. M. Vargas est le digne Sérurier. M. Flateau, un assez pâle Joubert (eh! eh! Fauchois, le connaissez-vous bien?). M. Hervé est un beau Marmont. M. Person-Dumaine, un joli Junot, M. Raymond Lion, un séduisant Duroc, M. Maupré, un mignon Louis Bonaparte (avec d’étranges épaulettes). Lasalle, c’est M. Gay qui caracole chaleureusement. M. Coste est un grand-père Hugo sans souliers. M. Jean d’Yd est un pauvre berger. MM. Desfontaines, Denis d’Inès, Dubus, Clameur, de Canonge, etc., ont de la gueule et de la voix sous leurs haillons d’uniformes. Mlle Lucienne Guett est une Joséphine langoureuse, pâmée et prostrée, fort belle; Mlle Barjac est une confidente futée et Mlle Rosay est une brave cantinière. La mise en scène est simple, comme il convient à une pièce républicaine; les bruits de bataille ne dépassent pas le fracas d’un 14 juillet dans un chef-lieu de canton—et c’est tant mieux pour nos oreilles,—il y a des chefs d’escadrons de dragons qui ont des crinières de trompettes, des soldats de grosse cavalerie qui ont des casques—déjà?—des plumets, et des chapeaux sans plumes, des culottes, même, qu’on n’attendait pas. André Antoine me dira que, à son âge, Napoléon était mort; mais il a encore les yeux de Bonaparte. Et c’est toujours ça!

AU THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—Marie-Victoire.

Salut et fraternité, citoyennes et citoyens! Voici du beau spectacle émouvant et habillé, de l’histoire en tranches saignantes, des épisodes tricolores, de l’angoisse rouge, de l’idylle noire, du tambour, des clairons, des foules sur scène et à la cantonade, de l’amour et de l’héroïsme conjugal, des prisons et un tribunal, bref, ce qu’on appelait, à l’époque, un «pot-pourri révolutionnaire». Les quatre actes et les cinq tableaux de M. Edmond Guiraud découpent, en jolie intensité, sept ans de la vie nationale, à l’époque héroïque. Et il y a des chants et des fleurs jusque dans les geôles et au pied de l’échafaud. Rassurez-vous, au reste: ici l’on danse et l’on étrangle; on n’y guillotine point.

Nous sommes à Louveciennes, en septembre 1793. Le ci-devant comte Maurice de Lanjallay et sa délicieuse épouse Marie s’adorent en ce décor champêtre, en dépit de la loi des suspects. Ils ne conspirent pas et ont invité à déjeuner leur ancien aide-jardinier, Simon, devenu député à la Convention et poète élégiaque, cependant que leur ancien jardinier en pied Cloteau, devenu adjudant de section et geôlier, jette un œil sur les rosiers et les ifs. Le malheur veut qu’ils aient convié aussi le chevalier de Clorivière, qui vient, au débotté—et en bottes—de l’armée de Condé, et qui est suspect à plein nez. S’il n’était que ça! Mais il aime sinistrement Marie de Lanjallay, fait partir au fin fond de la Bretagne le pauvre Maurice et son fidèle écuyer, le marin Kermarec, pour pouvoir pousser sa pointe à la comtesse isolée. Mais les officieux, qui gardent des âmes de valets, ont dénoncé leurs maîtres et leurs hôtes. Suspects, suspects, suspects!

Aussi, nous sommes en prison, depuis près d’une année. On ne s’ennuie pas. A part une fille d’Opéra, quelques républicains, dont Simon et un vague prêtre jureur, il n’y a là que la meilleure société, marquises et marquis, mousquetaires et gendarmes rouges—ils sont habillés en blanc,—dames d’honneur et chevaliers de Malte. On rit, on joue, on batifole, et les souvenirs de la cour, l’attente de la Mort mêlent l’insouciance à l’élégance, le sourire à la stoïcité. Vivons puisque Samson est là avec sa Louisette! Mais la comtesse Marie, malgré tout, ne songe qu’à son époux qu’elle sait mort! Et le chevalier de Clorivière en est pour ses frais. Ajoutons que le girondin Simon est un peu là, aussi, car il aime son ancienne patronne d’un amour muet. Enfin, le geôlier, c’est Brutus Cloteau, qui est brutal et féroce, avec des chiens de police—déjà!—quand il promène dans sa prison un représentant du peuple, mais qui est un père pour ses détenus. Hélas! voici la liste fatale des victimes de demain: Marie en est, Clorivière aussi, le prêtre jureur itou et une novice de dix-sept ans! Fatalité! Cloteau ne peut qu’embrasser son ancien ami Simon et étrangler un mouchard, un de ces faux accusés que nous révèle l’Almanach des Prisons!

Mais c’est plus triste pour Marie. Une émotion bien naturelle la fait défaillir entre les bras du chevalier: elle n’a plus rien à perdre que la vie. Et elle n’a pas l’excuse de l’Abbesse de Jouarre: elle a connu la tendresse. Mais la mort!... la mort!... Et c’est la délivrance qui vient, c’est le 9 thermidor, la chute de Robespierre: on entend battre la générale, passer les charrettes, hurler la populace... Marie va sortir de geôle... Et l’honneur?

Six ans ont passé. Marie a renoncé à son premier prénom. Elle s’appelle Victoire et a une maison de modes, sans parler d’un petit enfant, le charmant Georges. Ça va, les affaires: l’ancien jardinier, l’ex-geôlier Cloteau, a l’œil à tout. Victoire est triste, mais c’est Noël: on réveillonnera. Hélas! voici le passé, voici le père de Georges, le chevalier de Clorivière, qui vient en passant, pour ne plus revenir; il embrassera son fils. Et voici le fidèle écuyer du comte de Lanjallay, le marin Kermarec, qui sort de l’enfer. Attendrissement de Cloteau. Il le prépare à l’histoire du gosse, et le marin pleure: ça lui est arrivé, à lui! Mais il n’a pas le temps de mettre au courant son maître qui est vivant, bien vivant, qui embrasse sa femme et qui, après une explosion effroyable—c’est l’attentat de la rue Saint-Nicaise—voit arriver, en chemise, un enfant qu’il ne connaît pas, voit jaillir un Clorivière qu’il connaît trop, voit que l’un est le père de l’autre... Ah! les gendarmes peuvent se précipiter et l’arrêter, lui, l’innocent Lanjallay! Le tribunal criminel peut le condamner; il ne tient pas à cette sale existence! Il faut que son admirable épouse lui serve—étrangement—de défenseur officieux, qu’elle conte merveilleusement la vérité, qu’elle plaide avec tout son cœur pour qu’il se résigne à vivre et à être heureux, d’autant que—enfin—le chevalier se brûle la cervelle en criant: «Vive le roi!»

Ce drame—on peut s’en rendre compte—est copieux et nourri. Il a des lenteurs et des rebondissements, de l’éloquence et de la fantaisie, de l’émotion et de l’attendrissement, du mouvement et de l’harmonie: on chante, et c’est frais et joli.

Andrée Mégard (Marie-Victoire) n’avait qu’à paraître pour être acclamée. Après son accident!... Mais elle a tenu à mériter son ovation préalable—et elle a été émouvante, gracieuse, éloquente. La petite Gentès (le petit Georges) a été étonnante, comme toujours; Mlle Jeanne Fusier a été virginale et touchante; Mlle Mirval a eu de la violence, Mlle Miranda du charme et de la finesse; Mmes Noizeux, Modave, Deredon, Batia, Martia ont été excellentes.

Le chevalier, c’est Frédal qui est séduisant et infernal. Clasis (Kermarec) a une bonhomie cordiale et savante; Reusy (Simon) a de l’accent et du sentiment; Déan est un traître bien venu; MM. Rouyer, Lluis, Saillard, Marchal, Préval, etc., etc., font des personnages admirables. Gémier (Maurice) est naturellement magistral. Enfin, dans le rôle de Cloteau, Duquesne a eu vraiment tous les tons et toutes les âmes, tous les dévouements, tous les sentiments: c’est un très grand artiste.

7 avril 1911.

A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.—Le Goût du vice.

C’est un adorable feu d’artifice auquel—peut-être—il manque une pièce.

L’auteur du Duel est un délice vivant, pensant et souriant. Il n’est pas dévoré de ces «haines vigoureuses» qui sont chères au misanthrope. Il goûte un innocent plaisir à stigmatiser en demi-teinte, à railler à la détrempe, à condamner avec sursis—et la douceur même qu’il éprouve à observer, l’amusement qu’il ressent à décortiquer ses fantoches l’inclinent à la pire pitié, au plus impardonnable pardon. Ah! quelle jolie âme a Henri Lavedan! Et comme le titre de sa nouvelle comédie était déconcertant!

Le Goût du vice! C’est énorme! On imagine les plus effroyables perversités, les monstruosités les plus inattendues. Il y faut cet Hercule qui nettoya les écuries d’Augias et le feu du ciel qui anéantit Sodome et Gomorrhe! Mais la Comédie-Française et quatre actes, c’est court! Le très agréable ouvrage que nous avons applaudi et qui sera fort applaudi nous offre un dialogue toujours rebondissant, une fantaisie diaprée, un tourbillon de mots, d’à peu près, de formules heureuses autour d’une aventure conjugale qui finit bien, autour d’une singerie, si j’ose dire, de sensations, qui ne dépasse pas la conversation. C’est une idylle, et voilà tout—une idylle qui prend par le plus long et où deux braves époux n’apprennent à se connaître qu’à quelque mois et à quelques kilomètres d’une sacristie parisienne. Il n’y a pas ombre de vice là-dedans: il n’y a guère que du goût—et c’est beaucoup.

Contons:

Mme Lortay est une excellente mère, dévouée jusqu’au sacrifice. Restée veuve, de bonne heure, d’un chef de bataillon d’infanterie, elle s’est consacrée entièrement à son fils André qui, aujourd’hui, a vingt-six ans. Elle l’a laissé vivre sa vie et n’a pas contrarié sa vocation, si j’ose m’exprimer ainsi. Car André Lortay s’est avisé d’écrire—pour ainsi parler—des romans libidineux à titres de scandales et qui tirent, qui tirent! C’est une bénédiction,—une bénédiction immorale et laïque. La toute bonne Mme Lortay corrige les épreuves de son fils, vit avec lui en camarade, va avec lui aux spectacles les plus ohé-ohé! et, je crois, à certains bals de mi-carême. Elle est fière d’une correspondance amoureuse qu’il entretient avec «une inconnue» et conte tout cela à l’austère critique Tréguier, quadragénaire ingénu, ami sûr. Elle ne craint qu’une chose, la vénérable dame: l’amour de son fils pour la fille de son éditeur, Lise Bernin. Cette demoiselle est trop évaporée, trop jupe-culotte: quelle tenue! quels propos! Et la voici. Mme Lortay s’éloigne. L’héroïque Tréguier s’offre à la terrible donzelle: il a cru lire en elle et elle n’est pas si atroce que ça! Mais Lise rit du soupirant: elle est vicieuse, vicieuse, et ne peut épouser que le vice lui-même. Ce qu’elle fait tout de suite, non sans lutte, après avoir prouvé à André qu’elle est l’auteur des lettres de l’Inconnue et que sa virginité authentique en sait long, long, long!... Et la pauvre maman consent à cette union, les larmes aux yeux.

Nous sommes en Bretagne, au bord de la mer—dans un pittoresque et admirable décor de Lucien Jusseaume. André et Lise—qui s’appelle maintenant Mirette, du nom dont elle signait les lettres de l’Inconnue, sont très las, après dix mois de mariage. Ils ne peuvent s’aimer que quand il y a du monde: il leur faut des douaniers pour se baigner ensemble, assez nus; il faut la présence de l’excellent Tréguier, qu’ils ont invité tout exprès, pour s’étreindre, genoux aux genoux. Ils reçoivent les illustrés les plus dégoûtants, l’Amoral en action, le Petit Trou pas cher, l’Echo de Lesbos, que sais-je? La maman, qui a teint ses cheveux blancs par ordre, rougit et écrit des lettres anonymes—elle aussi—pour arrêter son fils dans sa littérature. Et Tréguier va s’en aller, d’horreur. Mais il découvre que le livre lu par Mirette, et qu’elle disait être du marquis de Sade, c’est Paul et Virginie! Bon petit masque! bon petit cœur! Et voilà qu’André lui dit de faire la cour à sa femme, pour la dégeler! Voilà que le bellâtre d’Aprieu, qui attendait le mariage de Lise-Mirette pour lui pousser sa pointe, est là, flanqué de sa sainte maîtresse, Jeanne Frémy. Il y a danger! Tréguier restera, envers et contre tous!

Ça se précipite: André fait la cour à Jeanne Frémy. Mirette s’en aperçoit et est jalouse, mais elle résiste aux instances d’Aprieu comme elle résiste aux sollicitations de son époux, qu’elle ne veut plus connaître. Il ne lui a appris que des caresses d’amant, n’a jamais été qu’un animal d’amour sensuel. Pouah! pouah! Elle pousse le verrou, repousse son verrat de mari, repousse, non sans l’aide du providentiel Tréguier, ce voyou d’Aprieu, qui est revenu, et se décide; elle accepte l’amitié, la tendresse, la passion du tutélaire Tréguier, et sera sa femme réhabilitée et heureuse.

Heureuse? Tréguier hésite. Il a trop l’esprit critique, cet homme, pour s’en tenir à la communion nerveuse d’un instant! Il reconnaît et fait reconnaître aux deux époux qu’ils s’aiment toujours, qu’ils commencent seulement à s’aimer. Il se sacrifie. André changera son fusil d’épaule, défendra la morale, et sa mère, après lui avoir donné le titre de son précédent volume: les Derniers Outrages, lui dicte celui du nouveau roman: le Dégoût du Vice!

Et voilà! C’est tout plein gentil. Je ne vous ferai pas remarquer que les honnêtes gens sont victimes, que Tréguier et l’admirable Jeanne Frémy restent sur le carreau (espérons qu’ils s’épouseront plus tard) et qu’il n’y a de la veine que pour la canaille: André et Lise sont revenus à la vertu—et ils n’avaient pas grand chemin à faire, ces deux gosses! Tréguier les traite de fanfarons du vice! Fanfarons! Ce sont des enfants qui jouent au satyre et à la goule, à cinq ans, ce sont les Romanesques du roman grivois et, pour parler peuple, ils ne sont «pas secs derrière les oreilles»: ils y ont de l’encre d’imprimerie! Ah! si c’était tout le vice de la terre et, simplement, tout le vice de Paris! Mais Henri Lavedan ne vise pas à l’éloquence brutale et lointaine du frère Maillard, à la violence de Fournier-Verneuil, à l’éclat de Louis Veuillot! C’est un certain snobisme qu’il a ridiculisé comme il s’était attaqué jadis, dans les Médicis, à un autre snobisme, qui n’est pas enterré tout entier.

Mais sa chronique est si nourrie, si éclatante! C’est une fanfare, une symphonie de plaisanteries, de maximes déguisées en coq-à-l’âne, de morceaux de bravoure qui ne se prolongent pas, par élégance, de sévérités qui restent légères, d’anathèmes qui sourient. C’est l’Ecclésiaste, un soir de carnaval—et qui va souper chez M. Scribe. Et il y a des braves gens qui se reprennent et qui s’appellent Légion. Et comme Lavedan a un dialogue, un vocabulaire, un argot à lui! Comme on sent qu’il s’amuse en nous amusant et en musant dans un développement d’humour plus ou moins profond! C’est de l’éblouissement...

C’est très bien joué. Lortay, c’est Dessonnes, élégant, souriant, hésitant et dolent: Granval est un d’Aprieu suffisamment fatal et fat, Léon Bernard est tout à fait remarquable dans son rôle de raisonneur amoureux et de prédicant héroïque (Tréguier). Mme Pierson est une Madame Lortay, merveilleuse d’inconscience maternelle et d’émotion bourgeoise. Mme Piérat (Lise) a une aisance dans l’espièglerie, l’audace, la séduction, une sincérité dans la colère, le dégoût, un abandon, enfin, de grande artiste et Mlle Constance Maille a fait du personnage de Jeanne Frémy un poème de gentillesse de résignation, d’humilité reconnaissante et de fierté pudique digne d’un autre âge: elle est faite pour jouer du George Sand—et ce n’est pas un mince éloge. N’oublions pas Mlle Faylis, soubrette affolée, et M. Chaize, qui porte avec sérénité l’uniforme d’un douanier de côte et qui laisse profaner la mer.

10 avril 1911.

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