Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)
THÉATRE DE L’AMBIGU.—A la Nouvelle.
Ce n’est pas à nos lecteurs que j’ai à vanter l’œuvre infini de Jacques Dhur, son éloquence généreuse, à cheval sur toutes les questions, son inquiétude des moindres problèmes économiques et sociaux, sa fièvre de justice et de bonté, son effort pour les faibles, les opprimés, les méconnus. Je n’ai même pas à m’étendre sur la pièce qu’il vient de donner, au théâtre de l’Ambigu-Comique, et qui a fait rire, pleurer, frémir et réfléchir.
Il avait même le droit d’y ajouter de l’orgueil: sa mission volontaire en Nouvelle-Calédonie lui avait permis, non sans travail, de sauver, de réhabiliter des innocents, et il n’a pas voulu que son apostolat fût unilatéral; c’est trop facile de faire le bien, sur un seul côté de médaille! Le monde a deux faces: il faut porter ici la lumière bienfaisante et là le fer rouge.
Jacques Dhur n’a pas failli à sa tâche à la fois humaine et providentielle: la merveille est que, parmi les mille besognes de son apostolat, il ait pu parfaire un ouvrage dramatique, alerte, nourri, savant et prenant comme celui que nous avons applaudi hier.
Il nous transporte—c’est le mot—dans un monde assez spécial. Déjà feu Guérin et Paul Ginisty nous avaient donné au Théâtre-Libre ces Deux Tourtereaux, où un assassin, je crois, et une avorteuse roucoulaient délicieusement dans leur case de relégués. Ici, c’est plus fort. Nous sommes dans une concession pénitentiaire et confortable de la «Nouvelle». Le paysage est délicieux et la mer s’étend, si bleue, si bleue! (Les décors sont de M. Maurice Maréchal.) Il y a là un ancien sergent d’infanterie coloniale, Jean, qui sert de domestique au ci-devant forçat Dumas, et la pure enfant de ce Dumas qui est maintenant propriétaire. Ces deux enfants s’aiment peut-être, mais le bagnard libéré a des dettes, des billets souscrits à un ex-condamné, M. Nantès, qui fut notaire en France, et qui, ici, est usurier.
Cet affreux homme, vieux, inexorable et libidineux, s’est excité sur le frais visage et l’honnêteté de l’adorable Marie Dumas. Et comme le Dumas vient d’amener de Bourail une nouvelle compagne, Marthe—sa première femme étant morte de honte, après quelques mois de colonie,—le hideux Nantès annonce à cette forçate qu’il tiendra Dumas quitte de tout engagement s’il lui donne sa fille en légitime mariage. Entre temps, nous avons vu passer, mendiant sur les routes, la veuve et les petits enfants d’un brave colon libre: l’administration ne fait rien pour les gens qui n’ont pas subi de condamnations afflictives et infamantes.
Mais pour les bagnards libérés! Ce ne sont que nopces et festins! Voici, justement, des mariages de libérés et de libérées, à Bourail-les-Vertus. Ce sont six couples assez dessalés et qui n’ont rien à s’apprendre! On apprend à un ex-marlou, Bubu, qu’il n’a pas à exiger de sa femme la moindre fidélité—et qu’il en peut vivre. Et comment! Et l’on boit, l’on boit, l’on boit! Un ancien curé, condamné pour viol, l’abbé Poiriès, devenu marchand de légumes, décore tout le monde de ses poireaux; un autre satyre, gracié de la peine de mort, se fait offrir par une ogresse une jeune proie et l’usurier Nantès vient réclamer son dû, en argent ou en nature. Dumas entre en fureur. Ça va faire du vilain. Mais ça se calme. Cependant, on a vu passer une équipe de forçats en activité qui rigolent un peu moins que leurs aînés.
Il faut, il faut absolument que Marie épouse l’ex-notaire. Larmes, protestations. Mais la terrible Marthe en fait son affaire. Et la triste Marie n’a plus d’autre consolation que d’aller pleurer et prier sur la tombe de sa mère, au cimetière de Bourail, où cette infortunée est enterrée à l’abri des forçats. Elle y rencontre l’ex-sergent de marsouins, Jean, qui porte des fleurs à une mère, à défaut de la sienne qu’il n’a pas connue. Les deux jeunes gens se comprennent et s’attendrissent: ils s’aiment! Hélas! il y a tant de dangers qui les menacent! C’est surtout cette Marthe qui veut la donner au notaire! Mais Marie connaît une cachette où cette mauvaise femme cache ses papiers: on les lira, on saura qui elle est—et on la fera marcher droit. Au bagne, n’est-ce pas? on aurait bien tort de se gêner.
Horreur! la lecture des papiers et du Journal de Marthe apprend à Marie et à Jean qui est survenu que le dit Jean est le fils de Marthe et que Marthe est à peu près pure! Jean s’enfuit, éperdu et chassé par Dumas, tandis que Marthe se jure bien d’empêcher le notaire d’épouser Marie!
Précisément, le sardanapalesque Nantès, président du syndicat des forçats, traite magnifiquement le commandant de gendarmerie et sa lubrique épouse. Il n’a que six domestiques, mais quelle morgue! Il repousse les suppliants, raille un vieux colon libre qui sollicite un prêt et lui dit de revenir «après avoir pris un numéro», après un petit passage au bagne! Et voilà Marthe qui prie à son tour, qui réclame, qui prend les billets signés par Dumas! Malheur! Mais le malheur vient d’une autre main: c’est le vieux colon qui assassine l’usurier pour «prendre son numéro»!
Tout le monde est sauvé. Dumas redeviendra honnête. Jean et Marie s’épouseront, mais Marthe se tue et meurt longuement, pardonnée et bénie par ses deux enfants.
Et c’est un triomphe pour de longs soirs et pour des matinées sans fin. Le peuple vibrera et même cette pièce n’enverra pas beaucoup de costauds au bagne, car elle est morale et ne montre que des exceptions. Je serais tenté de reprocher à Jacques Dhur de ne nous montrer que des forçats vertueux et innocents. L’habitude! Excepté le hideux satyre Bourbonneau, sorte de Soleilland, l’ogresse Zidore et ce Shylock de Nantès, ce sont des candidats aux prix Montyon. L’abbé Poiriès (Chabert) est l’abbé Constantin de la pègre, onctueux et brave homme; Bubu (Villé) est un Parigot nerveux et verveux; d’autres bagnards, merveilleusement incarnés par MM. Lorrain, Harment, Blanchard, etc., ont du bagout, de la voix, du geste, pas la moindre scélératesse. L’équipe de condamnés, conduite par M. Blanchard et menée par le gentil garde-chiourme Gouget, est sympathique et navrante. Le commandant (Duval) est autrement méchant! Quant aux personnages principaux: jugez-en. Dumas (Dorival) a été envoyé à la Nouvelle parce que, garçon de recette, il s’est laissé dévaliser, étant saoul; Marthe a été envoyée à Bourail pour avoir eu un amant qui vola avec effraction—et elle est institutrice! Elle a été, par erreur, inscrite sur les registres de la préfecture! (Mlle Dux a été, dans ce rôle, très remarquable de férocité, de trouble, de remords, de reprise et de douleur.) Enfin ce ne sont que braves gens. Tant mieux! La satire sociale n’en a que plus de force à n’avoir pas besoin d’exemples directs. Et le drame est plus puissant à ne pas nous présenter de monstres.
Tel quel, il a triomphé en toute simplicité large et grande. M. Renoir (Jean) est chaleureux et pathétique; M. Etiévant (le notaire) est effroyable; M. Monteux (le vieux colon) tire les larmes; Mlle Bérangère (Marie) est la grâce et l’innocence mêmes; Mme Petit est une mendiante terriblement touchante; Mme Frédérique est une commandante trop passionnée et hilarante; les deux petites Haye sont charmantes et Mmes Blémont, Delys, Beer sont des forçates honoraires, un peu éblouissantes de pelures mais bien cocasses.
Jacques Dhur a connu les joies de l’ovation populaire; on l’a acclamé à la sortie; le triomphe est dans la salle.
13 avril 1911.
THÉATRE DES ARTS.—Les Frères Karamazov.
C’est un terrible succès d’horreur, mais profond et pensant. Le théâtre des Arts va connaître à nouveau les beaux jours, si j’ose dire, du Grand Soir—et c’est justice. En portant à la scène le dernier roman de Dostoïevski, le plus désespéré, à la fois infernal et divin, celui qui servit de livre de chevet à Léon Tolstoï, fatigué des autres prières, MM. Jacques Copeau et Jean Croué ont un peu diminué, altéré, grossi, interprété ce mystère intime, national et universel; ils ont, parfois, un peu trop respecté le texte et ses longueurs, mais ils ont su garder assez de son autorité secrète, de sa grandeur barbare, de sa sensibilité effroyable pour que le public, à certains moments, n’ait pas cru avoir le droit d’applaudir, tant son émotion était intense et comme religieuse! Dans les décors de Maxime Dethomas, dans des lumières démoniaques de M. Jacques Rouché, cette histoire d’Atrides scythes habillés à la mode de 1850 vous prend à la gorge, aux entrailles, à l’âme. C’est atroce—et admirable.
Nous sommes dans un monastère, près de Moscou. Le vénérable et centenaire père Zossima arrive, soutenu par son très jeune disciple Aliocha. Zossima sait et devine tout; Aliocha est toute virginité et toute ferveur: il est le dernier fils du terrible gentilhomme Karamazov, le plus jeune des trois frères Karamazov (qui sont quatre ou trois et demi, car il y a un bâtard épileptique, Smerdiakov, qui sert de laquais)—et il a à prier pour toute sa famille. Voici un de ses frères, Dmitri, nature magnifique et dégradée, qui va épouser la charmante et volontaire Katherina. Mais il ne l’aime plus et elle ne l’aime plus. Il l’a humiliée jadis en lui faisant chercher de l’argent chez lui, pour son père, et en n’abusant pas d’elle, et elle l’a humilié, depuis, en lui confiant de l’argent, 3 000 roubles qu’elle savait qu’il volerait—car il en est là, dans sa passion pour le jeu, dans sa passion, surtout, pour la courtisane Grouchenka qui est courtisée par son propre père, par le burgrave Feodor Pavlovitch Karamazov, tandis que Katherina aime le frère aîné, Ivan, la forte tête, le penseur! Et voilà les trois, les quatre frères en présence, le père aussi, sauvage et hypocrite, voici les haines qui se lèvent, des menaces de Dmitri, des colères, presque des coups! Et le vieux pope se prosterne devant Dmitri parce qu’il aura tant à souffrir, tant à souffrir!!!...
Chez Katherina. Elle n’ose aimer Ivan. Elle plaint Dmitri, offre son amitié à Grouchenka qui feint de l’accepter et qui raille ensuite l’innocente et lui avoue qu’elle a connu l’histoire de la visite chez Dmitri, qu’elle l’a apprise au cabaret! Colère! Et lorsque Dmitri vient, en personne, c’est pour réclamer Grouchenka. Katherina est «très russe», comme disait Jean Lorrain. Elle se vengera: elle lâche le fils sur le père.
Le vieux Karamazov est plus saoul que nature; son fils Ivan lui dit qu’il n’y a pas de Dieu, pas de péché, rien, et le demi-fils Smerdiakov qui sert à boire et qui entend mal parler de sa mère, prostituée puante, qui a trop entendu le scepticisme d’Ivan, rôde, rôde. Il y a trois mille roubles, là, pour Grouchenka qui va venir—et Dmitri aussi va venir. Le vieux Feodor s’est allé coucher; Smerdiakov s’amuse à intriguer, à tenter le noble Ivan qui est dégoûté de son père; il n’a qu’à s’en aller: lui, Smerdiakov est épileptique, il aura une crise; qu’ils laissent, tous deux, les événements s’accomplir.
Ils se sont accomplis: Dmitri est arrêté dans une taverne, près de Grouchenka; il a du sang à la manche. On l’accuse du meurtre de son père, on le condamne à vingt ans de Sibérie...
Et voilà le jour du départ vers les mines, Smerdiakov revient de l’hôpital: il a eu sa crise. Grouchenka, tout à fait ressuscitée et purifiée, va accompagner, avec le saint Aliocha, le martyr Dmitri vers son supplice—et Dmitri lui-même veut expier tout, jusques à son innocence même. Il ne reste que la vindicative Katherina, Ivan, qui est devenu inquiet, malade et presque fou, et le pauvre Smerdiakov. Alors Smerdiakov, plaintivement, cyniquement, avoue que c’est lui, l’assassin—mais ils sont deux! N’est-ce pas Ivan qui l’a laissé faire, qui lui a poussé le bras, la tête, le cœur? Ivan touche le fond de l’enfer. Smerdiakov se pend. Et Ivan, tout à fait fou, heureux d’avoir vu disparaître l’ombre de son âme, se laisse aller, avec Katherina, à une vie animale, sans aller sauver son frère forçat...
Et Dieu triomphe, dans une pitié hérissée.
Katherina, c’est Mme Van Doren, tendre et incisive; Grouchenka, c’est Juliette Margel, à la fois cynique, gracieuse, passionnée et mystique—et Mmes Brécilly, Lestrange et Roger sont parfaites.
M. Roger Karl est un Dmitri éclatant et pathétique; M. Laumonier un Aliocha de vitrail; M. Dullin est un Smerdiakov admirable d’humilité et de révolte, de frisson et d’insolence; M. Denneville a de l’onction; MM. Blondeau, Liesse, Millet, Guyon sont excellents.
Mais tout le succès de la mise en scène vient à Durec, qui est très sobre en Ivan, et Henry Krauss a triomphé, en vieux barine féroce et tremblant, effroyable, naïf, diabolique: c’est une silhouette inoubliable.
14 avril 1911.
A L’ODÉON.—Vers l’Amour.
L’émouvante et profonde comédie de Léon Gandillot est-elle une pièce-fétiche? Il le faut souhaiter pour le second Théâtre-Français et pour André Antoine, qui mena ces cinq actes à la victoire, il y a six ans, tout cœur battant et sous l’uniforme de garde du Bois! Et c’est si aimable, si clair, si pathétique, d’une si belle fraîcheur, dans le sourire et dans les larmes: on en mangerait!
On connaît l’histoire de ce peintre de talent, Jacques Martel, qui, le même jour, au restaurant montmartois de la Poule verte, obtient à la fois le ruban rouge et le cœur exquis, le corps délicieux de la jeune Blanche, mannequin de la rue de la Paix; qui croit qu’il ne s’agit que d’une passade et qui considère sa conquête comme un gentil petit objet, qui la plaque pour épouser—ou presque—une perruche bourgeoise; qui met des mois et des années à découvrir l’amour et la passion,—son amour et sa passion à lui—à s’apercevoir qu’il est pris jusqu’aux moelles, jusqu’à l’âme, par cette pauvre Blanche, mariée et très richement mariée, devenue femme du monde, un peu trop femme, coquette et désabusée, qui se redonne, qui se reprend, qui réfléchit entre deux baisers, qui espace les étreintes, qui monte tandis que le peintre descend et qui finit par s’en aller loin, très loin, et pour toujours, sans méchanceté, laissant là, au bord du lac du Bois, un être falot et vidé qui n’a plus qu’à marcher à la mort, dans les flots...
Jacques a découvert enfin l’amour, à la fatigue, à la fatigue de son esprit épuisé, de sa main séchée, de ses yeux éteints, de sa vie démissionnaire, de son immortalité désaffectée: le secret est assez cher et assez douloureux! Mais comme la fatalité est doucement et joliment conduite! Pas de violence! Pas d’horreur! Une sensibilité, une sentimentalité constantes et nuancées, une sincérité contagieuse, une belle pièce de brave homme!
On pleure doucement et longtemps. Jeanne Rolly (Blanche) est admirable de tendresse, d’abandon, de liberté, de grâce souveraine et de détachement innocent; Renée Maupin a le chien, la bohème, la sérénité de la Butte; Andrée Méry a une élégance agressive; Mazalto a une rondeur insinuante et Germaine de France une innocence canaille; Mlle Barsange est fort spirituelle; Mlles Didier, Rosay, Delmas, Descorval, etc. sont pittoresques et exquises; M. Claude Garry (Jacques) ne fait pas oublier Georges Grand mais a de l’émotion et de la détresse; Colas est parfait; Chambreuil effroyablement distingué; Denis d’Inès est très fin et Grétillat très émouvant. Louons MM. Flateau, Coste, Bacqué, Dubus, Jean d’Ys, etc., qui sont excellents.
Ce seront de beaux soirs: espérons—les grilles du Luxembourg ferment de bonne heure—que personne ne s’en ira noyer dans la fontaine Médicis!
22 avril 1911.
A L’ODÉON.—L’Apôtre.
Rien n’est plus estimable que la fièvre de M. Paul Hyacinthe-Loyson: il ne brûle que pour les grandes choses et les idées les plus hautes—et il brûle sans fin. Sa générosité et son éloquence, une sorte d’ingénuité angélique, un désir de loyauté qui va jusqu’à la frénésie, tout est pour toucher ses amis et ses adversaires politiques, surtout ceux-là. Sa pièce nouvelle, l’Apôtre, est aussi édifiante que civique—et d’une hauteur morale indéniable.
Voici. Le citoyen Baudoin est l’honneur et le fondement même de la République. On l’appelle «le père Conscience» et il habite, avec sa digne compagne, un vertueux cinquième du sixième arrondissement. Il est sénateur et son fils est député. Tout à coup sa simplicité, sa sérénité démocratiques, sont troublées: un scandale d’argent—des représentants du peuple achetés par les congrégations—a renversé le ministère: il faut que Baudoin, apôtre laïque, accepte le portefeuille de l’Instruction publique et des Cultes. Il ne veut pas: on le presse, on l’accule; le président de la Chambre fait un effort inouï pour le décider: il parle! Le tribun—pardon! l’apôtre—accepte enfin mais à une condition: c’est lui qui dirigera l’enquête—c’est anticonstitutionnel—et qui punira tous les coupables.
Hélas! Le premier coupable, le plus en vue, c’est son fils! Ce mari d’une femme exquise, ce père de délicieux enfants était un coureur! Il entretenait des danseuses! Il a reçu vingt mille francs d’une banque catholique et son secrétaire, un néophyte très pur, s’est suicidé parce qu’il avait signé le reçu! Est-ce cela seulement? Non! Et la jeune Mme Baudoin le proclame très simplement: il s’est tué parce qu’il l’aimait, elle! Mais le parlementaire Baudoin n’a pas de délicatesse: il est mort! Tant pis pour lui! Il endossera toutes les responsabilités, le mort! Qu’est-ce qu’il risque? C’est en vain que l’apôtre vitupère et prêche. Des mots! des mots! La conscience? un sobriquet! Le devoir, l’honneur! des rimes! Et la pauvre Mme Baudoin mère tremble et s’accuse: pourquoi lui a-t-on ôté son Dieu et sa morale religieuse, à cet enfant? Il est comme les bêtes? Quoi de plus naturel: il n’a pas fait sa prière depuis l’âge de six ans! La raison ne fait pas la vertu! Et ces gens sont très malheureux.
Ils le seront davantage. L’apôtre se décide mollement à faire tout son devoir et à livrer son fils. Mais quoi? des journaux paraissent qui apportent la preuve de la culpabilité du secrétaire: on a trouvé chez lui deux mille francs, des tickets de courses, des chemises de femme, des photos obscènes! C’est lui, le coupable! Bon, le crime du fils est plus grand: il a truqué la perquisition et sali le mort! Horreur! Aussi, le ministère a beau triompher, le président de la Chambre peut venir supplier Baudoin: il ne veut pas de cette hideuse victoire et, après une adjuration de son héroïque bru, il descend du Capitole en pleine honte et donne son indigne fils au juge d’instruction. Vive la République!
Je ne suis pas sûr que ce cri-là soit sur toutes les lèvres au sortir de la pièce de M. Loyson. Il lui a dit ses quatre vérités à Marianne, naïvement. Il a eu tort. La République est un mot qui vogue si haut, qui est si plein de joie et d’espoir, si lourd de symbole, de liberté et d’aise qu’il n’a rien à voir avec ses hideuses statues et avec ceux de ses gens qui sont abjects: il faut l’aimer pour elle-même, la République. Elle fait mieux que dévorer ses enfants: elle les vomit—et recommence. Quelle statue de Moloch ferait, avec des trous, la Liberté de feu Bartholdi! Et M. Paul Hyacinthe-Loyson peut avoir des regrets pour un régime précédent où son illustre père triomphait saintement et était l’homme de la cour, de la ville—et de Dieu!
En tout cas, l’Apôtre est un ouvrage très vénérable. J’aime mieux le Tribun, de M. Bourget, qui a un cri. Mais c’est si sincère et si brave! Il faut louer Mme Delphine Renot, mère dévouée et émue; M. Mauloy, prévaricateur cynique et costaud; M. Tunc, parfait président du Conseil; M. Séverin-Mars, qui se souvient un peu trop de l’Oiseau bleu et qui aboie son rôle de président de la Chambre; MM. Andrégor, Chevillot, Fabry, Max-Valléry, Pratt, Roubaud, Devarenne, Etchepare, qui ont de la gueule et du geste—et sont excellents.
Et surtout il faut mettre sur le même pavois Louise Silvain, magnifique d’abnégation, d’héroïsme et de grandeur d’âme, qui rugit la vérité, qui abhorre le mensonge avec frénésie, d’une voix si harmonieuse et si déchirante, et Silvain, bonhomme et demi-dieu de la République, qui va tout droit aux abîmes et au désespoir, qui lutte, anathématise, doute, s’abat, se relève, cherche son devoir et son âme avec une énergie et une sincérité qui vous sèchent la gorge. Ce n’est pas «le père Conscience», c’est la conscience même.
4 mai 1911.
A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.—Le Roi s’amuse.
Triboulet! Triboulet! Triboulet! morne peine!
Ce n’est pas en nommant Victor Hugo officier de la Légion d’honneur et pair de France que cette Majesté constitutionnelle de Louis-Philippe a bien mérité de l’auteur de Hernani: c’est en interdisant ou en laissant interdire le Roi s’amuse, le 23 novembre 1832. Un magnifique soldat, le général de Ladmirault, rendit, en 1873, le même service au poète de l’Année terrible. Et le jubilé solennel et glacial de ce drame illustre, le 22 septembre 1882, reste dans la mémoire des survivants qui maudissent encore Got-Triboulet, Maubant-Saint-Vallier, tout en rendant justice à Mounet-Sully qui fut François Ier et à Mme Bartet (Blanche): on doit, dit un vieil ouvrage, la vérité aux morts, de la considération aux vivants. Ce fut, tout de même, une apothéose—sur la place du Théâtre-Français. Le peuple, qui n’avait pas assisté à la représentation, acclama le vates octogénaire.
Hier, il n’y eut plus d’apothéose: la place du Théâtre-Français aime mieux manifester contre que pour et le Dieu n’est plus. La salle hésita et s’étonna: on eût voulu sonner au drapeau, à l’auréole—et le respect même fléchissait: le jeu des acteurs, le décor, les costumes, tout accusait, tout enflait le généreux enfantillage, la brave fausseté de cette moralité «dessus de pendule», sa poussière sans époque, sa rouille antithétique!
Ah! l’antithèse! la sempiternelle et facile antithèse! Opposer, dans le même être, la hideur et la splendeur, le vice et la vertu, quelle volupté, quel procédé! Quasimodo, Triboulet, Lucrèce Borgia, la Tisbe, le crapaud, c’est tout un—et voilà un ressort, une mine, un poncif, une machine à couplets de bravoure, un éblouissement à jet continu et à jet double, une source pétrifiante à vous endormir debout, en apothéose! Les idées jonglent, avec réverbération, dans une magnificence verbale qui s’écoute et ne s’entend pas: un écho prestigieux répercute les hémistiches et les pages—et c’est l’ivresse des Bacchantes; disons l’ivresse pindarique. Ivresse toute livresque. Le théâtre est un crible et un laminoir. Lorsque je n’ai pas mon trouble intérieur, mon angoisse intime pour prolonger, pour éterniser mon émotion et mon enthousiasme, lorsque je ne puis pas m’arrêter sur un vers, sur un mot, prêter des ailes à une métaphore et laisser vibrer un sanglot, adieu! cherche! Un acteur n’est jamais que le monsieur qui passe—de Musset—et le monsieur qui reste, le monsieur qui dit son texte, comme il l’a appris, comme il le comprend, et qui n’est pas en communion avec moi. C’est sa voix, sa seule voix que j’entends, sans l’accompagnement de tous mes souvenirs, de toutes mes fureurs romantiques, et, tout hugolâtre, tout hugolo que je sois, j’entends grêle et petit et faux. Et ce n’est plus un état d’âme, c’est un spectacle.
Je n’aurais pas à le conter si le programme—qui se défie des spectateurs et de leur patience—ne le détaillait pas à loisir. C’est à la cour du roi François. L’on y danse, l’on y chante. On n’y boit pas. Le bouffon Triboulet rit de tous et de tout—et de toutes. Il est entremetteur et pourvoyeur de bourreau. Les haines s’amassent autour de lui. Voici venir—on entre comme dans un moulin, en ce Louvre—un condamné à mort honoraire, M. de Saint-Vallier, qui reproche au roi d’avoir pris la vertu de sa fille en échange de sa tête à lui, et qui le menace de venir à chacune de ses orgies, cette tête à la main. On finit par empoigner ce vieillard à bout de souffle, non sans qu’il ait maudit François Ier et son chien, ce Triboulet qui s’est gaussé de lui!
Mais je n’ai pas à vous résumer le reste, que Triboulet a une fille secrète et un cœur occulte, qu’il aide ses ennemis à enlever cette fille, l’innocente Blanche, en croyant enlever Mme de Cossé, que Blanche aime le roi qu’elle croit un pauvre écolier, qu’elle l’aime encore alors qu’il l’a déshonorée, et que son père Triboulet a révolutionné la cour et condamné à mort le roi François Ier. Je n’ai même pas à vous apprendre, hélas! que cette amoureuse de seize ans se fait tuer par le bon spadassin Saltabadil, parce que la sœur de cet honnête homme a eu pitié de l’infortuné François que le brave garçon avait charge de tuer, d’ordre de Triboulet, et que le bouffon en civil, chargé du sac où gît l’assassiné, trouve sa fille—et crie, crie, crie... J’omets le tonnerre, les éclairs, l’illustration...
J’espère que le public sera très nombreux et très ému pendant des charretées de représentations. Je l’espère—et n’en suis pas très sûr. De temps en temps, dit Horace, le bon Homère s’ensommeille. Hugo, lui, ne s’endort que pour avoir de braves cauchemars publics, des cauchemars rutilants et faciles, où tout s’enchaîne pour mal finir. Comme ça tombe! L’hôtel de Cossé et la maison de Triboulet se jouxtent, Blanche et François s’aiment déjà, Triboulet ne s’aperçoit pas qu’on lui bande les yeux tandis qu’il tient l’échelle, les courtisans se laissent chasser par un bouffon et laissent un proscrit agonir d’injures Sa Majesté très chrétienne pendant une heure, cependant que la garde écossaise et la garde suisse écoutent la diatribe avec admiration, et que des servantes montent des cuisines pour entendre les quatre vérités du patron, que sais-je? Et c’est le monarque de l’ordonnance de Villers-Cotterets, le monarque de «Car tel est notre plaisir», qui souffre tout cela! N’insistons pas. Saluons. M. Paul Desjardins écrivait jadis qu’un garçon qui compose la Chasse du Burgrave à dix-sept ans lui avait toujours paru un peu en retard. Victor Hugo avait trente ans lorsqu’il accomplit le Roi s’amuse, en vingt jours...
M. Jules Claretie, qui a pour l’auteur des Misérables le culte le plus éclairé—n’est-ce pas lui qui, en 1870, le ramena de Bruxelles à Paris?—a donné à l’œuvre les plus beaux décors et les plus magnifiques costumes: on en mangerait. Je sais bien que ces dames sociétaires et pensionnaires étouffent sous ces velours, ces brocarts et autres tissus du Camp du drap d’or; que ces messieurs sont très gênés par leurs collants, leurs manches, leurs plumes, leurs chaînes et leurs manteaux, et qu’ils évoquent parfois un cortège à pied de la mi-carême, mais je voudrais vous y voir! Il faut louer M. Croué, un Marot violet, vindicatif et sensible encore; MM. Garay, Alexandre, Jean Worms, Gerbault, Chaize, Georges Le Roy, gentilshommes très consciencieusement abjects et complaisants; M. Lafon, un Cossé grotesque et féroce; MM. Décard et Charles Berteaux, serviteurs fort séants; M. Falconnier, enfin, qui occupe avec autorité le rôle falot et légendaire du chirurgien. M. Paul Mounet est un Saltabadil délicieux de fantaisie rouge; M. Mounet-Sully, Saint-Vallier frémissant et inépuisable, a déjà l’air d’avoir sa tête à la main et d’être le fantôme chenu de son juste et vibrant ressentiment; M. Jacques Fenoux—j’annonce le roi—est trop esclave du texte et de l’esprit de Victor Hugo: ce n’est guère qu’un ivrogne et un libertin, lourd de volupté et de désir. Où est la grâce, où est le prestige du roi-chevalier?
Mme Thérèse Kolb est une dame Bérarde astucieuse, confortable et avide; Mme Lherbay a de l’émotion; Mme Jane Faber de la coquetterie, Mlle Dussane la plus joviale santé, le plus innocent cynisme et une générosité à faire frémir, et Mlle Géniat, qui joue Blanche envers et contre toutes, est admirable de confiance, de désespoir, d’ingénuité douloureuse et passionnée: elle est harmonieuse dans les larmes de la mort. Et Mlle Chasles danse à la perfection.
Quant à Silvain, il est inouï et mérite le respect le plus formidable. Mafflu et monstrueux, il fait de Triboulet—ce scorpion sentimental, ce roquet attendri—un mammouth immense et divin: il ne pique pas et n’embrasse pas: il écrase de sa bave et de son baiser; il ne ricane pas: il tonne! Il ne se lamente pas; il se foudroie avec l’univers entier. Et, dans l’orage du dernier acte, il est tous les tonnerres de Dieu. Il porte sa bosse sur l’oreille—et sa marotte est le sceptre de Charlemagne. Vénérons l’effort de cet homme qui, en un mois, a été le Polymnestor de son Hécube, l’Apôtre et Triboulet!...
Maintenant, nous pouvons relire Tristesse d’Olympio et le Waterloo des Misérables!
15 mai 1911.
AU THÉATRE MOLIÈRE.—Demain.
Jamais deux sans trois ou sans quatre. Dans la Barricade et dans le Tribun, Paul Bourget met aux prises un fils et un père. Dans l’Apôtre, Paul Hyacinthe-Loyson oppose un père et un fils. M. Pataud ne pouvait faire moins.
Mais n’anticipons pas.
L’auteur (en société avec M. Olivier Garin) a anticipé, à l’exemple de M. Jules Lemaître ou de M. Wells. Il nous fait vivre, tout de suite, en 1925, environ—et je vous le souhaite.
Il n’y a pas grand’chose de changé: à peine si le progrès scientifique—Dieu vous bénisse!—a centralisé toute la vie motrice du pays dans un centre industriel de Paris, propriété de la Compagnie du trust «Force et Lumière». Les ouvriers, par habitude, veulent avoir un salaire un peu moins insignifiant, voire participer aux bénéfices. Un conseil d’administration, où l’un des membres siège en bottes et en éperons, offre à leur délégué Langlade une participation grotesque, deux pour cent, cinq pour cent, au plus. Langlade gronde. Qu’il aille se promener! La société a un rempart, un otage, le propre fils de Langlade auquel ce bon bougre a fait donner la pire instruction et qui est devenu le plus dévoué soutien de la classe bourgeoise—l’Etape, Pataud!—l’ingénieur le plus habile et le plus discipliné de la compagnie. On jette à la porte—ou presque—le représentant du ministre du Travail, on chasse un inventeur de génie. On congédie les ouvriers amenés par Langlade. C’est la lutte finale, enfin!
D’autant plus finale, si j’ose dire, que Langlade expose, à la Bourse du Travail, un plan sans réplique. Puisqu’on a tout centralisé, il ne s’agit que d’aller au centre même et de tout supprimer en frappant, au cœur même, le capital tout-puissant, en stérilisant le totalisateur des câbles à haute tension, en faisant un court-circuit géant et général.
C’est l’héroïque et génial Langlade qui se charge de l’opération, de la délicate opération qui délivrera le peuple du machinisme, lui permettra d’employer ses bras et d’échapper à des salaires de famine. Comme vous le devez penser, c’est son propre fils, transfuge de caste, qui le tuera avant qu’il ait agi. Et c’est le vieil ingénieur spolié et raillé qui accomplira le geste. C’est le prolétariat intellectuel qui sauve la totalité du prolétariat—et qui en meurt, avec sa science et ses conquêtes.
Cette conclusion n’est pas sans grandeur et elle a, comme toute la pièce, quelque amertume. Le fils de Langlade est tout à fait traître et parricide, par destination et fatalité. M. Pataud est plus eschylien que Bourget. Et il a une sorte de désespérance finale. Espérons que ça ne durera pas.
Sa pièce, pour nous en tenir aux fastes dramatiques, a de la gueule, de l’accent, des déclamations,—mais la Révolution française n’en est-elle pas truffée?—de la gouaille et des mots. On y a remarqué MM. Rémy, qui silhouette douloureusement et violemment l’ingénieur infortuné et providentiel; Schaeffer, le fils dénaturé; Dauvilliers, Lacroix, Paul Daubry, Desplanques, Faurens, Arquillière, étonnant de puissance et de vérité; Mévisto, qui s’est prodigué; Eugénie Nau, pathétique, véridique, clamante et résignée.
A la prochaine, camarade!
THÉATRE DE L’APOLLO.—Les Transatlantiques.
Depuis son apparition à la lumière des librairies et du théâtre, il y a quatorze ou quinze ans, la famille Shaw est aussi populaire, aussi illustre que la famille Benoîton. Elle est plus savoureuse, étant un peu plus américaine, tout de même, et plus neuve. Jamais le clair et pénétrant génie de M. Abel Hermant ne campa des personnages plus éclatants, plus vivants, jamais sa verve ne fut plus riche, avec un fond de bonhomie joviale, assez rare—et d’autant plus précieux—chez l’auteur de la Surintendante.
Et voici les Transatlantiques lyriques et dansants: Franc-Nohain, quittant un instant son sceptre de moraliste, et ne se souvenant que de sa vieille muse, et ce Silène harmonieux et fusant de Claude Terrasse se sont adjoints au père de M. de Courpière; cette collaboration de choix sarcastique et ailée, nous a donné les trois actes, les quatre tableaux qui viennent de triompher et qui triompheront longtemps. Je n’ai pas à conter les calmes et agréables péripéties de cette pièce historique, le mariage, en musique, à Newport, du jeune marquis de Tiercé et de Diana Shaw, la présentation de la dame Shaw et des enfants Shaw aux photographes, les réflexions effrayantes et naïves du jeune Bertie, colonel d’une équipe de natation à seize ans—mais n’avons-nous pas eu le colonel et l’état-major des plongeurs à cheval?—et de la plus jeune Beddy, élèves d’une école mixte où l’on enseigne le baiser, en mesure, la méchanceté de l’aîné des Shaw, Marck, l’entrée des créanciers du marquis, et leur trio qui, déjà, doit être célèbre, je n’ai pas à vous présenter la princesse de Béryl, Américaine si ohé! ohé! qu’elle veut compléter sa centaine d’amants.
Je n’ai pas à vous introduire, à Paris, dans le salon glacial de la marquise de Tiercé douairière, à vous faire assister à l’invasion de cette Morgue armoriée par toute la tribu des Shaw, venue pour voir si leur fille et sœur est heureuse, je n’ai pas à vous relater leurs ébats, leurs impairs, leurs cris et leur appétit, l’ahurissement de la douairière et de son frère, le comte Adhémar, la fraternisation, si j’ose dire, un peu poussée des enfants Shaw et des jeunes Tiercé: c’est une joie diverse, épileptique, hallucinante. Et c’est jeune, et c’est charmant. Vous savez aussi que, à un hôtel fameux et mieux qu’impérial, tout le monde se rencontre et se trompe de porte, que, pour compléter son cent d’amants avant de revenir à Marck Shaw, la princesse se donne au vieux comte Adhémar, que le marquis se fait pincer avec son ancienne maîtresse, Valentine Chesnet, dont le patriarche Shaw vient de se déclarer épris: c’est le divorce.
Le divorce n’aura pas lieu. Voici Noël, le joyeux Noël! En préparant l’egg-nog de rigueur, en faisant des effets de tablier et des effets de cuiller, la famille Shaw arrange tout: par amour de l’almanach de Gotha et pour que Marck puisse épouser la fille du roi de Macédoine—vous vous rappelez bien que ce monarque est l’amant de Valentine—les époux Tiercé ne divorcent plus. On s’aime, on passe sous le gui, et cela vous donne, dans des lumières de rêve changeantes, le plus joli ballet du monde.
Voilà. Mais comment rendre la prestesse sautillante et saccadée des vers, l’habileté des couplets, l’accent, l’air des gens, l’atmosphère? Comment détailler l’ample musique de Claude Terrasse, son étoffe, sa facilité savante, sa magnificence discrète? Il y a des choses appuyées et des motifs fuyants, une idée constante de parodie et de bouffonnerie, un sourire infini et contagieux. Ce ne sont pas de ces rythmes berceurs et qui rêvent debout, qui câlinent la pâmoison et qui font valser des momies, ce ne sont pas des coups d’archet dans un manège de chevaux de bois, c’est de la musique bien franche et bien carrée, plus séduisante que toutes les singeries tziganes et d’une distinction amusante, d’une sûreté comique, d’une grâce et d’une drôlerie couplées qui font plaisir.
Et c’est très joliment joué. M. Defreyn est un marquis très gentil et qui sera parfait dès qu’il ne sera plus enroué; M. Gaston Dubosc a une autorité, un aplomb et un entrain infatigables; M. Henry Houry est très comique; M. Clarel fort amusant; MM. Yvan Servais, Miller et Isouard sont des fournisseurs désirables; M. Georges Foix et Blanche Capelli sont exquis de jeunesse; Mlle Alice O’Brien (Diana) est étourdissante; Mlle Cesbon-Norbens (la princesse) a le plus harmonieux cynisme; MM. Désiré, Harvana, Aldura, etc., sont excellents; Mme J. Landon est gentiment confortable; Mme Leone Mariani a une beauté étonnante et fascinante; Mlle Evelyn Rosel est extraordinaire et vertigineuse; M. Paul Ardot est inimaginable de clownerie vocale, de jeunesse simiesque, de prestesse spirituelle. Enfin, dans une ariette inespérée et inattendue, Mme Louise Marquet (la douairière) a ravi et charmé longuement toute l’assistance: c’était le XVIIIe français qui revenait, en équipage et dans son naturel, et qui reprenait—tranquillement—possession de l’antre de l’opérette viennoise et hongroise. C’est la victoire.
THÉATRE DU CHATELET.—Le Martyre de Saint Sébastien, mystère en cinq actes, de M. Gabriele d’Annunzio, musique de M. Claude Debussy.
Longtemps avant de voir le jour, la nouvelle pièce de M. Gabriele d’Annunzio était mieux qu’illustre, puisqu’elle était persécutée d’avance, et, pour obéir à son titre même, par les pouvoirs les plus vénérables et les plus sacrés. J’ai dit «la pièce» et je m’en excuse. Pièce? Non! C’est un événement et presque un avènement, dans notre pays démocratique. N’est-ce pas un don de plus ou moins joyeux avènement que l’octroi à sa nouvelle patrie d’un poème dramatique en sa langue, en toutes ses langues, neuve et vieillie, vers et prose, d’un effort-chef-d’œuvre, de je ne sais quel monument hiératique et frémissant, monstrueux et divin, immense, énorme, infini et d’une irritante délicatesse? Pour son premier ouvrage français, l’«exilé florentin»—c’est ainsi que, dans sa bonne volonté, se nomme le poète de la Fille de Jorio—s’est dépassé dans son outrance, dans son invention, dans sa subtilité, dans sa splendeur et sa volupté. Il fait une entrée démesurée dans le parler français—sur une scène présentement russe—avec toutes ses métaphores, toutes ses images, toute sa recherche du rare, de l’impossible, du contradictoire, avec une érudition et un vocabulaire incalculables, avec son âme lourde de tous les désirs et de tous les orgueils, avec son cœur avide d’adoration, inquiet, mécontent, enthousiaste et tourbillonnant.
Le résultat, c’est un chatoiement de couleurs, de nuances, de lumières, une profusion d’attitudes, une ruée de magnificences: c’est une douzaine—ou deux—de tableaux vivants quattrocentistes, merveilleusement disposés—grâce à M. Barkst—et clairs et pensants, une floraison plus ou moins pure, mais abondante et enivrante, de fleurs, de gemmes, de tristesses orfévrées, de fièvres et de malaises en beauté, c’est un microcosme de vitrail où les vertus et les vices, où le trouble inavoué de la vie et de l’au-delà viennent danser une danse des morts.
Mystère, prétend l’auteur de la Nave. Mistère! soit! Mais mistère hérétique. Mistère qu’aurait pu écrire ce Dolcin ou Doussin qui prêcha l’amour dans la souffrance et toutes les souffrances, toutes les amours défendues. Mais ça ne me regarde pas. J’aimerais mieux que le héros de cette féerie lyrique ne s’appelât pas saint Sébastien, d’autant que le christianisme n’a rien à faire en cette fiction platonicienne ou néo-platonicienne, mais je ne suis ici qu’un juge profane—et si profane puisque tout y est musique!
Donc, nous sommes dans un décor admirable et fantaisiste. C’est la Cour des lys, où rougeoie un brasier, où deux jeunes frères jumeaux, déjà torturés, attachés à deux poteaux, attendent le dernier coup du martyre. Il sont si grêles et déjà si mourants! On pourrait les sauver encore! La foule manifeste sa pitié. Le préfet, sur sa chaise curule, absoudrait avec bonheur. Voici la mère, voici les sept jeunes sœurs des suppliciés. Elles les supplient délicieusement. Mais, au moment où l’un d’eux, au moins, va céder, un murmure, un frisson d’or ébranlent le monde. Les archers viennent de s’apercevoir que leur très jeune et adorable chef qui, casqué et en armure de rêve, reste tout droit sur son arc, commence à saigner sans fin, des deux paumes de ses mains blanches. Et voici que ce prince-enfant encourage et détermine les martyrs vacillants, qu’il lit dans l’âme de la mère douloureuse, des sœurs très douces, et qu’il les donne à la bonne mort, au Christ miséricordieux. Voici que, en dépit des supplications de ses hommes, de tous les hommes et de toutes les femmes qui l’aiment unanimement, il se dépouille de son armure et de ses armes, de sa dernière flèche qu’il tire vers le ciel et qui y entre—miracle!—qu’il danse sur le brasier une danse mystique, sans rencontrer de charbons ardents, en sentant seulement à ses pieds le baiser des lys courbés et couchés...
Et nous voilà dans une chambre d’idoles: toutes les figures du Zodiaque, enchaînées et prophétiques, annoncent du nouveau, un dieu nouveau. Et des foules vivantes entrent, par des soupiraux, dans ce temple à la porte d’airain: elles attendent des guérisons, des miracles, de ce Sébastien qui donne la mort aux faux dieux et la vie aux agonisants. Mais il vient et détrompe son public: s’il a donné la voix aux muets, c’est pour qu’ils puissent confesser le Christ et aller à la mort; il n’y a que l’amour dont il est archer et la mort dont il est l’amant—et l’immortalité et Dieu. Et qui s’avance? Quelle est cette malade consumée et extatique, si fière de sa fièvre et si glorieusement inguérissable? C’est Celle à qui le Mauvais a donné le suaire de Jésus, celle dont la poitrine est effroyablement et exquisement mordue par la Face auguste, qui est brûlée par Dieu, sans fin et vivante. On la supplie de montrer le visage d’éternité. Quand elle s’y décide, elle tombe morte: elle est guérie des fièvres. Et la porte d’airain s’ouvre large...
Les trompettes sonnent: l’empereur est sur son trône, entouré de ses soldats, de ses archers, de ses captifs, de ses captives, de ses mages, des prêtres de toutes ses religions: et Sébastien est là, lui aussi. L’empereur, qui l’aime d’un tendre amour—car il est beau—ne veut pas qu’il soit chrétien, qu’il soit martyr. Il l’abandonne pour le ressaisir, le condamne pour le sauver, l’adjure, lui offre des provinces, des temples, la divinité, l’empire. Sébastien, las et convaincu, se cache le visage et se laisse voir, prend la cithare et est proclamé Orphée, Adonis, Adonaï: tous les prêtres orientaux et plus lointains encore le reconnaissent pour un Dieu, leur Dieu à eux. Et lui, après avoir confessé le Christ jusqu’à le danser, dans sa Passion, depuis la marche et les accablements jusqu’à la mise en croix et aux fléchissements de la tête et des bras, il a sa tentation et accepte le globe du monde: cette folie ne dure pas. Il jette à terre l’emblème du pouvoir suprême! C’en est trop: il sera supplicié! On attachera ses cheveux aux cordes de la cithare, on lui mettra le plectre sur la poitrine, on l’ensevelira sous les fleurs... «Doucement, dit haletant l’empereur désespéré, doucement—car il est beau!»
Dès lors, c’est le vrai martyre—comment faire autrement?—le laurier sacré, les archers qui ne veulent pas tirer, Sébastien, qui «meurt de ne pas mourir» et qui meurt à la terre, non des flèches qui ne l’atteignent pas, mais de l’extase d’aller rejoindre, d’aller compléter Dieu. Et ce sont les anges, les cantiques, j’allais écrire l’apothéose.
Car ce mystère n’est pas naïf—et comment Gabriele d’Annunzio, qui a toutes les autres grâces, pourrait-il prétendre à la grâce naïve, de bon escholier, de gentil basochien? Louons l’artiste sans mesure et repos, louons son génie qui se prolonge et rebondit, qui cavalcade de trouvailles en métaphores, qui se précipite d’audaces en prodiges, au risque de la gêne morale et du sacrilège, qui bondit parmi les tours de force verbaux, les sauts périlleux, harmonieux et rythmiques, qui, parfois, ne s’entend plus, dans le déchaînement de sa pensée, de ses souvenirs, de son éloquence, et qui continue pour nous plaire, pour nous ensevelir sous les périodes et les répons, comme il ensevelit saint Sébastien, sous les fleurs. C’est un chaos savant de toutes les croyances et de toutes les impiétés, c’est la Tentation de Saint Antoine de Flaubert avec une aggravation de volupté constante et solitaire; c’est l’Homme-Dieu, le Dieu total et unique dans son impénétrable et effroyable orgueil.
Il faut louer Mme Adeline Dudlay, qui pleure avec passion—c’est la mère des martyrs—et se sacrifie avec passion; Mlle Véra Sergine (la fille aux fièvres), qui est effroyablement pathétique et vertigineusement suave; M. Desjardins (l’empereur), qui a de la majesté, de la pitié, de la colère, du devoir; Henry Krauss, le bon préfet, et tant d’excellents artistes des deux sexes! C’est parfait. Quant à Mme Ida Rubinstein (le saint), les autres lyriques, les décors, les chœurs, l’admirable mise en scène d’Armand Bour, l’effort de Gabriel Astruc, etc., etc., je les laisse, non sans déférence, à notre éminent et harmonieux Reynaldo Hahn; c’est, comme toute la pièce, je le répète, de la musique, de la musique, de la musique!...
J’avais laissé à notre rythmique ami Reynaldo Hahn l’honneur de louer, comme il convient, dans le Martyre de Saint Sébastien, qui est son œuvre et sa chose, Mlle Ida Rubinstein, qui se prodigue, qui s’offre, qui est chair—si peu—et âme, qui est mélodie et cantique. Je ne voudrais pas que cette interprète passionnée et inspirée demeurât sans salut et sans gloire. Avec toutes les réserves de droit, j’admire son effort et sa grâce, et, dans son rude accent qui ajoute à la majesté et au lointain du mystère, je l’admire pour sa volonté, son résultat, son idéal.
22 mai 1911.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—Cher Maître.
Il faut le dire tout de suite: l’amusante et profonde comédie de M. Fernand Vandérem a très franchement charmé et a recueilli les plus sincères applaudissements—et les plus nombreux. Sa vertu comique, plus large que dans les autres ouvrages de l’auteur, sa légèreté, sa facilité inespérée ont fait passer un dénouement à la fois simple et triste, mélancoliquement optimiste, et, si j’ose dire, moral; mais, comme on sait, la Comédie-Française ne veut plus rien de plus ou moins irréparable.
Voici la chose. Frédéric Ducrest est un météore du barreau. A quarante-cinq ans, il a été député et ministre; il va être de l’Académie française, et, à la cour comme à la ville, il garde tous ses moyens—et quels! Les plaideurs au civil et au criminel se l’arrachent au prix du radium; les femmes, plaideuses ou non, se le disputent, et lui, candide et serein, surhomme conscient et organisé, idole agissante et dédaigneuse, il se prête et se refuse, régnant, triomphant, ténor de prétoire et de boudoir, Dieu de lit de justice et petit dieu de lit, tout court, pas beau, pas jeune, ne gardant sa voix d’assises que grâce à des gargarismes, mais jouissant partout—et comment!—de ce prestige qui manqua toujours, hélas! à feu M. Bourbeau! Sa sultane favorite est, pour l’instant, Mme Valérie Savreuse, qui a quitté pour lui son mari—ce qui est peu—et le richissime Chanteau—ce qui est plus. Paris applaudit.
Il y a une ombre à ce tableau de chasse, à ce tableau d’honneurs: c’est la propre épouse du maître, Henriette Ducrest, qui est un monstre d’honnêteté et d’insignifiance, petite bourgeoise d’extraction et de destination, ne sachant ni parler, ni s’habiller, ni s’amuser, pauvre chose tyrannisée et passive. On ne sait pas—et nous le saurons pour rien—qu’elle sait tout, qu’elle lit, en français, en latin, en grec, en chinois, tous les livres qu’on adresse à son époux; qu’elle est son fond, son âme... Et, un soir de fête, des invités classiques, en clabaudant sur elle, lui prêtent les instincts les plus étroits et jusques à de la méchanceté. Là-dessus, un des secrétaires de Ducrest, ployé sur un dossier saumâtre, se dresse, clamant, non sans déclamer, sa foi ardente en la patronne et tous les mérites d’icelle. Les invités fuient, le secrétaire—il se nomme Amédée Laveline—aussi. Il n’y a plus personne: Ducrest va rejoindre la superbe Valérie Savreuse au bal de l’ambassade d’Angleterre. C’est en vain que sa pauvre femme veut le retenir. Elle n’a qu’à se taire, qu’à obéir, qu’à subir. Aussi, lorsque le jeune Amédée vient solliciter son pardon de l’avoir défendue et compromise, lui faire ses adieux et lui avouer un amour imprévu et désespéré, à peine si la pauvre associée a le courage de le laisser partir—pour le rappeler par téléphone. Son honnêteté la gardera.
Hélas! quand nous retrouvons nos héros à Aix-les-Bains, on ne reconnaît plus Henriette Ducrest: elle est élégante, spirituelle, agressive, jolie! A quoi tient cette transformation? Ducrest en est sidéré et abasourdi, d’autant que sa femme a attaqué sa maîtresse Valérie, et qu’elle ne veut pas retourner à Paris pour ses affaires à lui! Une rébellion! Qui a pu la tourner ainsi? Il s’en ouvre au jeune Amédée Laveline qui est sur le gril, qui se croit découvert—il est l’amant adoré d’Henriette et c’est lui la cause de la métamorphose!—et qui ne se rassure que lorsque le maître omniscient attribue le changement de sa femme à l’influence d’une amie quelconque. Mais voilà mieux: brutalement, en pleine crise d’égoïsme et de muflerie, Ducrest réclame sa liberté à Henriette en lui déniant à elle toute existence, tout charme, tout droit à l’amour, tout pouvoir d’être aimée: elle éclate, avoue, proclame sa faute. L’avocat est abasourdi: il est atteint au plein de sa vanité: il n’existe plus, puisque sa femme existe, aime et est aimée! C’est l’abomination de la désolation! Il ne sait plus, laisse aller l’irrésistible Valérie et est un pauvre homme, un très pauvre homme! C’est très comique, très joli, très savoureux.
Et Ducrest, qui a côtoyé le grotesque, est tout à fait un pauvre homme. Il est revenu à Paris parce que sa femme l’a voulu, a des fureurs et des timidités, veut faire appel à des agences de police et n’ose pas, tremble, plaide pour soi, pleure—ou presque. Et cet imbécile de Laveline, ce coquebin incurable a encore le respect, le culte du patron, ne le trompe qu’avec des larmes. Il a toujours le prestige, le cher Maître, et, dans sa candeur, Amédée n’imagine pas que cette pauvre Henriette soupçonne la grandeur, l’immensité de son époux! L’associée n’aurait qu’un mot à dire et à avouer sa collaboration, sa science, son effort. Non! Elle aime mieux—et comme je la comprends!—mépriser son timide complice. Et le pauvre cher Maître n’aura qu’à parler de ses douze ans d’union, de se repentir un peu, de promettre un vague oubli, qu’à prendre à la gorge le pitoyable séducteur, pour que tout s’arrange: le secrétaire disparaîtra; il n’y aura pas de divorce! Mme Savreuse est retournée à son Chanteau. Peut-être les quarante-cinq ans qui viennent de sonner violemment à l’âme de Ducrest, peut-être la piètre aventure d’Henriette rapprochent-ils, l’Académie aidant, ces deux époux, qui se comprennent mieux! Peut-être l’homme rendra-t-il un peu plus justice, en raison de sa faute à elle, à l’associée dévouée en laquelle il trouve une femme.
J’ai dit avec quelle faveur avait été accueillie cette pièce qui aura de longs et beaux soirs: je n’ai pu conter que l’anecdote, sans insister sur la verve, la fantaisie véridique, la caricature. Nous ne pouvons prendre ces gens au sérieux. On s’attendrirait sur Henriette, cette Cendrillon du Palais, si elle ne s’effaçait pas autant pour rebondir d’autant plus et pour rentrer dans le devoir avec d’autant plus de sérénité. En entendant le jeune Amédée chanter violemment ses airs amoureux, nous devinons que ça ne durera pas. Et nous ne tenons pas rigueur à Ducrest de sa vanité, de sa muflerie, de sa paonnerie, pour ne pas dire pis. Et la tristesse de la conclusion «douze ans de misère l’emportant sur quelques mois d’ivresse» ne nous attriste pas: c’est une pièce agréable, une moralité spirituelle. Applaudissons—et sourions. Remercions Vandérem de n’avoir pas fait préciser à la femme sa supériorité intellectuelle et morale, remercions Mme Lara d’avoir été si belle, d’attitudes, de robes, de raillerie, de gronderie, de résurrection et de résignation, Mme Robinne d’avoir été une Savreuse si somptueusement belle, harmonieuse et vainement fatale; Mmes Berthe Bovy, Suzanne Devoyod, Jane Faber et Faylis d’avoir été élégantes, aigres ou charmantes; M. Ravet, d’incarner un policier parfait; M. Jacques Guilhène, d’avoir chanté la chanson de Fortunio continûment, rythmiquement, sans fatigue; MM. Paul Numa, Georges Le Roy, Jean Worms, Lafon, Décard, Ch. Berteaux, excellents, barbus, décorés. Enfin M. de Féraudy, qui porte le poids de la pièce, est un Ducrest merveilleux d’inconscience, d’infatuation, d’intoxication glorieuse, qui, tout d’un coup, se met à souffrir comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie et qui redeviendra lui-même tout à l’heure, quand nous ne serons plus là. Mais je vous connais, lecteurs, vous y retournerez.
8 juin 1911.
ATHÉNÉE.—M. Pickwick.
C’est mieux qu’un succès, mieux qu’un triomphe: c’est du plaisir, du plaisir continu, fusant, tourbillonnant, loyal, honnête, du plaisir logé en de braves gens qui sont reposants à voir et irrésistibles en se trémoussant, du plaisir logé en des décors, en des estampes anglaises de belle couleur, vivantes, en pleine pâte, en pleine digestion. Mon spleen, profond et légitime, n’a pu résister un seul instant à ce pot-pourri échevelé, à ce centon épileptique: la pièce de Georges Duval et de Robert Charvay fera, en gaieté, le tour du monde.
La merveille, c’est d’avoir pu tirer une pièce de la rapsodie-gigogne, comique et hybride de Dickens, d’avoir rapproché, rabiboché, cousu des bribes de cette satire énorme et menue, d’avoir tissé une trame où il n’y a que caricature, farce et apitoiement. En intitulant leur œuvre «comédie burlesque», Duval et Charvay avouaient leur choix: ils négligent le Pickwick tardivement—et avant la lettre—surhomme; ils lui permettent d’être bon mais ne l’empêchent pas d’être bête. Ils laissent Térence et Sedaine à leur place et s’en tiennent à Rowlandson et aux Cruikshank.
Donc voici. Grand homme de petite ville ou grand homme pour une demi-douzaine de gens, auteur d’un ouvrage sur l’appendice des tétards, président du club qui porte son nom, Samuel Pickwick néglige l’amour admiratif que lui porte sa maîtresse de pension et s’en va à l’aventure, en un voyage de découverte à vingt lieues, avec ses trois disciples, un Nemrod de vitrine, un amoureux pour la lune, un poète pour glaciers. Il arrive à ce quatuor grotesque toutes les aventures: soupçons, coups, duel, escroquerie. Il arrive mieux: la maîtresse de pension Bardell, conseillée par les deux aigrefins, Fogg et Dodson, arrive à se faire compromettre pour pouvoir épouser l’éminent Pickwick: en recousant sa culotte, elle a vu... son caleçon. Elle empoisonne l’existence du brave homme et le fait condamner à une amende par un tribunal hilarant. Mais, par horreur de l’injustice, Pickwick aime mieux faire de la contrainte par corps et pourrir en prison que de payer l’amende inique. Prison de délices. Ai-je à vous dire qu’il en sort triomphalement, que Mme Bardell y entre, de bon cœur, pour n’avoir pas voulu toucher l’argent de la honte, que les Pickwickiens épousent les femmes et les filles de leur choix et que tout le monde est heureux? Il n’y a pas de coquin là-dedans—et c’est miraculeusement gai, chantant, dansant!
Très dansant. Une affriolante musique de M. Heintz met en branle tous ces braves gens—et ce sont des gigues et des cabrioles!... Il y a un tableau de Noël qui tire les larmes—de rire!
Et c’est joué de tout cœur.
Gorby a une majesté dans le ridicule, qui est du grand art; Gallets, Cueille et Mathillon, déchaînés et extatiques; Térof et Combes, démoniaques; Saint-Ober, sentencieux et benêt; Sauriac, Lecomte, Péricaud, Termy, etc., etc., méritent tout éloge. Jane Loury est extraordinaire, ainsi que Germaine Ety et Magde Lanzy; Jeanne Lezay, Tellier, etc., sont charmantes. Une fois de plus, Victor Henry s’est affirmé grand artiste: sa fantaisie souple et rebondissante, son cynisme mélancolique, son panache de pauvre, tout porte, tout fait rire—et penser. Enfin, Joseph Leroux s’est révélé comédien de poids et de grâce: il chante à ravir et s’agite avec maestria. Il est, comme la pièce, tout rond et tout bon. Comment pourrais-je mieux finir?
21 septembre 1911.
THÉATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN.—Hécube.
Comme un scrupule littéraire, classique et dramatique peut donner de l’intrépidité et de la férocité à un doux poète, à deux poètes très doux! Sollicitée par une demi-douzaine d’Hécubes, Mme Louise Silvain ne se décidait pas: ce n’était point cela, ce n’était pas Euripide! Trop de fleurs et trop de grâces! Alors, le glorieux vice-doyen de la Comédie-Française, par amour de sa femme et par amour du grec, revint à ses premières amours; il rappela ses souvenirs d’avant la guerre, alors qu’il n’était pas encore le tout jeune capitaine Silvain et il refit de la traduction juxtalinéaire et syllabique. A vrai dire, il la fit en vers, avec son vieux complice Ernest Jaubert—et il y a loin de cette effroyable tragédie qui vient de triompher avec la plus pure simplicité aux malicieuses ballades de Jaubert, aux agréables sonnets de Silvain!
C’est l’horreur même, la fatalité antique, restituée avec un atroce bonheur. Jamais tragédie ne recéla autant la terreur et la pitié, chères à Aristote et à l’abbé d’Aubignac! Et quelle pitié! Et quelle terreur!
Vous ne pouvez pas ne pas vous en souvenir: depuis des siècles et des siècles, des époques et des légendes,—c’est tout chaud! Veuve de l’auguste Priam, mère de cinquante fils, sans compter les filles, reine de la défunte Ilion, Hécube, devenue esclave, n’a plus que son enfant Polyxène: son dernier rejeton mâle, le jeune Polydore, nous est apparu, ombre vaine et sans sépulture, pour nous annoncer sa mort, d’autres morts toutes proches et la venue de son triste cadavre. Quant à Cassandre, elle partage sans joie la couche d’Agamemnon. Mais les Grecs vainqueurs n’ont pas plus de vent pour gonfler leurs voiles de retour qu’ils n’en ont eu pour pousser leurs vaisseaux de conquête: il a fallu sacrifier une fille royale de sang grec pour partir; il faudra immoler une fille royale de sang troyen pour regagner ses foyers. La figure d’Achille a réclamé sa proie, jaillissant du tombeau—et Polyxène est là. Hécube clame son désespoir surhumain, la stoïque Polyxène préfère la mort à la servitude: Hécube supplie Ulysse et se désespère atrocement, mais Polyxène, après un attendrissement filial, va tendre sa gorge au fer libérateur.
Hélas! hélas! le héraut Talthybios vient à peine de conter la fin édifiante de Polyxène et l’émotion des Grecs qu’on apporte un cadavre: ce n’est pas la fille d’Hécube, c’est son fils, son dernier-né, Polydore, que la mer rend à ses larmes. Et Hécube, dans ses pleurs et dans ses cris, devine: c’est l’homme à qui elle avait confié cet enfant trop tendre, c’est son hôte, le roi scythe Polymestor, qui l’a tué pour s’emparer de son or! Horreur! Trahison! Voici Agamemnon, roi des rois, qui vient lui présenter des condoléances. Elle finit par le supplier, par lui demander vengeance. Le roi hésite: en somme, on est chez Polymestor et les Grecs ont mieux à faire qu’à venger les injures des Troyens: il est souverain, constitutionnel, lui, le roi des rois! C’est bien; qu’on laisse faire Hécube!
Et c’est l’horreur de l’horreur! Traîtresse envers le traître, Hécube a fait venir Polymestor et ses fils tout petits, sous couleur de leur révéler un autre trésor: ses compagnes égorgent les enfants, crèvent les yeux du roi barbare et inhospitalier—et ce sont les cris de douleur de Polymestor, la joie bestiale de la mère vengée, les prédictions effroyables de l’aveugle, une crainte religieuse qui descend sur tous cependant que le chœur émet des maximes et que le sang gronde avec la mort...
C’est sauvage, et Silvain-Jaubert ne nous ont fait grâce ni d’un détail, ni d’une redite. Ils ont eu raison. Leur vers, même, consciencieux et changeant, ne s’élève pas trop: il a des sublimités, de la facilité, de l’attendu, plus de force et de poids que d’ailes. Mais c’est intégral, et l’émotion est certaine, l’effroi indéniable, la portée morale absolue. On a applaudi les distiques éternels qui valaient les quatrains de Pibrac, et, parfois, les aphorismes du maréchal de La Palisse. (Euripide a quelque ancienneté de plus et ne chicanons pas, sur la façon d’exprimer des vérités éternelles, des traducteurs-poètes de rigueur et de bonne volonté.) On a vivement acclamé l’effort et le résultat.
On a acclamé l’héroïque et infatigable Louise Silvain, majestueuse et accablée, mère écrasée et stridente, qui supplie, qui pleure, qui maudit et qui ricane, de toute la force unique de ses souffrances multiples, de ses mille morts; elle incarne toutes les misères, toute la juste vengeance; elle est admirable, pathétique au possible et à l’impossible, harmonieuse dans la pire outrance—et vraie autant que je puis m’y connaître en cette débordante atrocité. Marcelle Géniat est une Polyxène pudique et fière, d’une grâce exquise et mélancolique. Berthe Bovy est une ombre bien disante et le plus patient cadavre. Yvonne Ducos, à elle toute seule, est le chœur le plus éloquent; Jane Éven a du cœur et de l’âme.
Leitner a un peu trop de sensibilité dans Ulysse; Ravet est un Agamemnon de grande mine; Alexandre est un Talthybios qui a de l’accent et de l’autorité. Enfin, Silvain en personne, dans le personnage du détestable Polymestor, a de la finesse, de la cupidité, de l’hypocrisie, la pire douleur, le plus épouvantable, le plus hurlant désespoir: il a fait crier de peur!
Cette représentation unique, dans un décor unique de Dujardin-Beaumetz, a déjà un lendemain. Et le vénérable et délicieux Laurent Léon interprétera, dans un décor plus coutumier, sa brave et discrète musique, tragique et philosophique—athénienne!