Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)
THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.—Lauzun, pièce en quatre actes, de MM. Gustave Guiches et François de Nion.
La grande Mademoiselle est une héroïne mi-partie tragi-comique, ainsi que l’on disait à son siècle, le dix-septième de l’ère chrétienne. Travaillée du sang de son grand-père Henry le Grand, brouillée de l’humeur de son père Gaston d’Orléans, poussée aux actions extrêmes, entêtée de grandeur et d’action, irritée de son sexe, enragée de son tempérament, attachée à sa grandeur vaine, à ses biens immenses et morts, elle finit longuement, après avoir tiré le canon de la Bastille contre son présomptif époux Louis XIV, après avoir refusé la main de Charles II d’Angleterre, d’un roi de Portugal, voire—si l’on veut—de l’empereur d’Allemagne, par épouser peu ou prou un cadet de Gascogne, Nompar de Caumont, comte de Lauzun, par se résigner à des caresses disputées, loin des honneurs, loin de la cour, parmi des horions et des avanies, ayant, au reste, passé l’âge canonique et dépassant plus encore du poids de ses ans que de ses couronnes la grâce chétive, méchante et blondasse de son secret conjoint.
La regrettée Arvède Barine avait consacré, il y a quelques années, deux volumes amples et pénétrants à cette trop illustre et trop obscure princesse.
Il eût fallu un Alexandre Dumas ou, tout au moins, un Victorien Sardou, pour découper en tableaux cette existence de brèche, d’éclat et de retraite et pour y semer une action. Nos très distingués confrères Gustave Guiches et François de Nion se sont arrêtés à une anecdote ou plutôt à une gazette anecdotique romancée et dramatisée, à l’épisode Lauzun étoffé, agrémenté, monté de ton et d’accent, avec un peu plus de passion, de fantaisie, de fatalité, de réalité et d’idéal que n’en comporte la vérité historique.
Le premier acte se passe chez Mademoiselle. On termine Tartufe, dans sa pleine nouveauté. Louis XIV applaudit et les courtisans aussi. Le maréchal de Créqui, M. de Montespan, M. de Roquelaure, l’abbé Primi Visconti, échangent des brocards; Mme de Sévigné, qui passe par hasard, annonce la plus étrange, la plus inattendue, la plus extravagante des nouvelles (voir sa lettre admirable et trop admirée): Lauzun, le petit Lauzun, favori de Sa Majesté et capitaine des gardes, va épouser les quatre duchés, les gouvernements, la personne même de S. A. R. Mademoiselle! On s’ébouriffe. Mais le voici, Lauzun, magnifique, un tantinet canaille, pis qu’insolent, grossier, familier, gouailleur, qui se gausse de tout et de tous et promet sa protection à ses supérieurs, qu’il a bafoués. Et voilà qu’il s’agit bien de raillerie: Mademoiselle est venue, qui se confesse, qui interroge: elle veut se marier et ne tient pas au rang. Le damné Gaston ne veut pas deviner: il faut qu’un miroir lui jette son nom au visage pour qu’il consente à des remerciements, à des protestations, à des serments. Eh! il faut l’agrément du roi—et il y a un cheveu de moustache, un de perruque; la maîtresse de Sa Majesté, Athénaïs de Montespan, a été, avant son mariage, la tendre amie de Lauzun: elle s’opposera à ces épousailles. Mais le roi entre, en cérémonie, et approuve le mariage: il signera le contrat tout à l’heure.
Il ne le signe pas. La Montespan l’a retourné. Lauzun peste, rage, jure, s’en prend aux petits et aux grands, à Sa Majesté même, qui reprend sa parole, tire l’épée, la brise, tout comme dans la Favorite: c’est grave, brrr!... Mais tout va s’arranger: après une scène d’amour avec sa mélancolique fiancée, il persuade Athénaïs qu’il ne veut se marier que pour se rapprocher d’elle: la Montespan pâme; elle va décider le roi. Lauzun triomphe trop tôt, raconte son stratagème à sa fidèle Mademoiselle. On l’entend, on le trahit. Et quand il croit que Louis XIV revient signer le contrat, c’est d’Artagnan et ses mousquetaires qui le font prisonnier et qui l’emmènent dans la sinistre forteresse de Pignerol.
Il y moisit, dans cette funèbre prison. A peine s’il peut s’échapper par la cheminée, histoire de faire la causette avec l’infortuné et somptueux Fouquet et d’aller cueillir des roses aux alentours. Il attend Mademoiselle, qui doit venir, qui viendra à trois heures et se moque, en attendant, du stupide gouverneur Saint-Mars, qui, par hasard et au plus gros de sa colère, reçoit l’ordre de le traiter, lui, Lauzun, avec les plus grands égards. Mais le miracle devient évident: voici Mademoiselle, en son héroïque costume de la Fronde, en chapeau d’amazone, qui arrive, qui apporte la liberté—à un prix courant; on ne lui a demandé, en échange, que tous ses biens pour le duc du Maine, fils adultérin de Louis XIV et de la marquise de Montespan. Et la Montespan arrive elle-même. Lauzun la joue, fait le mourant, la dupe, faisant donner et reprendre sa parole à son auguste époux, sur le propos de la donation, pour imiter le roi lui-même, enferme le gouverneur de la prison, Saint-Mars, et la favorite, s’évade par la cheminée, revient à Versailles, dans le carrosse même de la Montespan.
A Versailles, tout s’arrange, non sans mal. La Maintenon a remplacé la Montespan; le roi est devenu dévot; ce ne sont qu’offices, cardinaux, capucins. Lauzun, accusé de faux, triomphe par sa piété, fait accabler la Montespan par le naïf témoignage de Saint-Mars: le roi consent à son mariage avec Mademoiselle, à condition qu’il reste secret: il n’est connu que de toute la cour.
Cette image d’Epinal, bien découpée—un peu trop—a été fort applaudie. Elle eût plu davantage si un souci de précision et de vérité assez mal venu au théâtre n’avait poussé les deux auteurs à donner à Louis XIV des attitudes presque piteuses, un je ne sais quoi de mesquin et de faux et si cette pièce avait été un vrai drame au lieu d’être, aux chandelles, une gazette anecdotique pas très sûre: il ne faut pas être trop fin au théâtre. MM. Jean Coquelin et Henri Hertz ont merveilleusement habillé cette anecdote: il y a un luxe de tentures, d’armoiries, de livrées, d’uniformes, de broderies qui tient du prodige et de la vérité.
Mme Gilda Darthy est émouvante et délicieuse dans son rôle de Mademoiselle: elle ne s’est pas assez vieillie: qui le lui reprochera? Lorsque, à la prison de Pignerol, elle apparaît en amazone de la Fronde, elle a l’air encore de tirer le coup de canon qui doit tuer son mari. Mme Franquet est une Montespan joliment et royalement traîtresse, Mlle Jane Eyrre est une jeune Maintenon un peu maniérée. Mme Carmen Deraisy est une Mme de Nogent très fraternelle.
M. Laroche a été un Louis XIV un peu bien familier, trop vrai, trop selon les indications de Saint-Simon et la fameuse cire de Versailles: il a manqué de grandeur. M. Dorival est un maréchal très suffisant et très entripaillé; M. Monteux est, contrairement à la vérité, un Montespan fort intelligemment courtisan; M. Chabert est un adroit valet. Quant à M. Tarride, il est un Lauzun trop fin, trop en dedans, trop en nuances. Il est à la fois Damis, Scapin et Mascarille; il trompe, il exagère, il gasconne: on ne s’en aperçoit pas assez. Il ne se retrouve que dans des scènes de tendresse et de gentillesse. Mais il gasconnera un peu mieux et sera moins précieux, l’action deviendra moins lente, moins longuette, plus sincère et, dans la magnificence des décors et des costumes, cette jolie histoire d’amour, très noble et très tendre, connaîtra peut-être le durable succès distingué et populaire qui convient à un conte de fées et à ce que Mme de Lafayette appelait une nouvelle historique.
THÉATRE DES ARTS.—Demain, un acte, de M. P.-H. Raymond-Duval, d’après la nouvelle de Joseph Conrad; les Possédés, trois actes, de M. H.-R. Lenormand.
Après s’être élevé de la frénésie charnelle et colorée de la Marquesita à la suavité angélique et évangélique de Mikaïl, qui était toute harmonie, toute sainteté et toute nuance (du Tolstoï orchestré par Robert de Montesquiou), le théâtre des Arts n’a pas daigné toucher terre à nouveau tout de suite.
Il donne un drame singulier, violent et austère qui frappe et qui émeut et qui ne laisse retomber le spectateur à la réalité grise qu’après l’avoir promené sur les ailes les plus fières et les plus hagardes.
Je n’insisterai pas sur Demain. C’est un petit acte, un peu long, où un vieux capitaine au long cours attend si fiévreusement, si terriblement son fils, qu’il ne veut pas, qu’il ne peut pas le reconnaître lorsqu’il vient enfin: il ne l’attend que demain; pourquoi vient-il aujourd’hui? Ce n’est pas lui! Ça se passe dans un décor de brume, à Port-Louis, avec un aveugle, M. Lucien Dayle, très nature, un marin aventureux, bourlingueur, mélancolique et fatal, M. Pierre Roux; avec M. Sauriac, un capitaine très, très fou. Mlle Marie Kalff est une fiancée triste et émouvante.
Les Possédés ce sont les hommes de génie, les créateurs de science et d’art, les novateurs qui se croient maîtres de la Nature et de l’infini, et qui sont les esclaves de leur démon intérieur, de leurs découvertes, de leurs recherches, qui ne sont plus que des machines de lumière, de beauté et d’idéal, qui n’ont plus de cœur et d’âme, qui donnent à la flamme d’au-delà non pas seulement leurs meubles, comme Bernard Palissy, mais leurs amis, leurs proches, leurs enfants, leurs scrupules, leur bonheur et leur honneur, jusqu’au moment où ils se consumeront eux-mêmes et que leur raison fondra dans le vain creuset de gloire, d’inquiétude et de futur.
Voici l’illustration. Heller est un savant fameux: c’est mieux, la science entière, la plus grande science, hermétique et triomphale. Il a dissocié le radium—déjà!—et son fils Marcel est, tout jeune, un musicien de génie. Marcel va faire jouer le premier acte de son premier opéra—un chef-d’œuvre—et, sou par sou, il a prélevé sur le maigre produit des leçons qu’il donne la somme énorme de 500 francs qui va réaliser son rêve et établir sa réputation. Mais il est bon: un faible et indélicat cousin—un poète—lui rafle ses économies, sous un prétexte inventé et pour faire la noce. Colère épouvantable du vieil Heller. Marcel le quitte et ira vivre à Paris avec son amie Suzanne, fille d’un vieux peintre, Adrar, qui a renoncé au génie, qui fait du métier et de la bonté.
La misère s’aggrave. Les leçons dépriment et épuisent le musicien. Il sent son génie l’abandonner. Son père vient le voir: il ne fera rien pour lui, car il a ses expériences. Mais peut-on hésiter à faire les pires vilenies quand il s’agit de chef-d’œuvre? Qu’il fasse chanter son oncle René: il a deux lettres terribles contre lui. Que diable! Lui-même, l’illustre Heller, n’a-t-il pas jadis, pour la science, été l’amant rétribué d’une vieille Écossaise mystique? Marcel hésite encore: il hésite même lorsque sa fripouille d’oncle lui offre une place infime—comme dans Chatterton—et refuse tout secours à l’Art. Mais une vision fugitive et traquée, une Allemande qui a volé, qui a entôlé pour nourrir son enfant, enlève ses dernières pudeurs au créateur. A-t-il le droit, lui, de laisser périr son enfant, à lui, son œuvre? Et froidement, pardon! fiévreusement, il vend à René Heller les lettres accusatrices contre 20 000 francs.
Cet argent ne lui a pas porté bonheur. Il est en Suisse, avec son père, de plus en plus enragé de chiffres, de formules et d’équations, avec la douce et aimante Suzanne, avec son cousin-poète Jean, avec le vieil Adrar, qui achève de mourir, en bonté et en beauté. Mais le terrible Heller a senti que Marcel n’aime plus Suzanne: il fait venir une Russe qui est plus propre à servir le génie de son fils par sa grâce et ses airs exotiques. Marcel, bientôt, avoue à sa maîtresse qu’il ne l’aime plus, qu’il n’aime plus que son génie, qu’il va plus haut, plus haut. Il va si haut que lorsque tout le monde est désespéré, lorsque le vieil Adrar est mort dans un demi-enthousiasme et un demi-navrement, il étrangle son cousin Jean, qui lui a volé son argent, le lance par la fenêtre dans un précipice tout exprès, s’agite, délire, délire et reste haletant, béant, hébété et vacillant dans les ténèbres jusqu’à ce que le rideau tombe.
Cette pièce a été fort acclamée et le jeune auteur, M. H.-R. Lenormand, a été contraint de s’exhiber et de se prêter aux applaudissements les plus directs. Elle a de la noblesse, et de l’audace et de l’humanité. Elle se termine sur un renoncement et sur le tacite éloge de la famille, de l’amour et de la sensibilité. Peut-être eût-elle gagné à être jusqu’au bout inhumaine et à ne pas faire de concessions. Il y a déjà longtemps que Huysmans a écrit: «Avoir un bon appétit et n’avoir plus de talent, quel rêve!» Mais peut-on comprendre au théâtre le vierge sacerdoce du génie? Et en outre n’avons-nous pas connu les plus grands savants comme les plus tendres et les plus prévoyants des époux et des pères? Les personnages de M. Lenormand sont d’émouvantes entités.
M. Durec est un Marcel Heller humain, surhumain, inhumain, très aimant, très désespéré, très dément; M. Magnat est un burgrave de laboratoire majestueux et implacable, M. Albérix est un poète-cambrioleur dolent et charmant dans le plus ingrat des rôles. Quant à Séverin-Mars, il a été admirable: il est toute l’humanité de la pièce et il a des coups de pouce pour modeler l’idéal, des accablements, un sourire de gentillesse et d’espoir qui illumine jusqu’au tableau noir.
Mlle Marie Kalff a été infiniment dramatique et touchante dans le personnage de Suzanne. Mlle Jeanne Clado exprime à merveille le charme, l’inspiration, l’attirance slaves; Mlle Dolorès Mac-Lean est une entôleuse poignante. Enfin, dans un rôle de femme fatale, Mlle Andrée Glady a été toute délicieuse de naturel, de fantaisie, de philosophie pratique, de vie, pour tout dire: c’est le sourire de cette tragédie antique, c’est le vivace et le bel aujourd’hui de cette idéologie d’hier et de demain.
THÉATRE APOLLO.—La Veuve Joyeuse, opérette en trois actes (d’après Henri Meilhac), livret de MM. Victor Léon et Léo Stein, musique de M. Franz Léhar.
Tout arrive. Après tant de Veuves soyeuses, broyeuses, aboyeuses et giboyeuses, après tant de parodies d’avant-garde, d’airs détachés et de ritournelles, nous avons, bons derniers, cette unique, illustre et universelle Veuve joyeuse qui fit les beaux soirs, les belles nuits et les beaux rêves de l’Europe et de l’Amérique, de l’Océanie et des deux pôles et qui nous vient, plus que légère, plus que magnifique, en splendeurs, en mousse, en gaze et en jambes, tuyautée, brodée, surbrodée et sertie d’une musique facile, entêtante et obsédante, dans un éclat, dans un mouvement, dans un entrain à la fois magiques et puérils: ça tient des Mille et une nuits et de la rengaine, de la féerie et du conte moral, c’est tout ballet et toute romance, tout chahut, toute valse lente, pleurée, chaloupée, ululée, dolente, tournoyante et tourbillonnante; c’est de la folie et du sentiment, de l’outrance et de la simplesse: c’est un rien qui souffle en caresse et en tempête, qui parle aux sens, qui flatte l’oreille et berce le cœur, qui énerve délicieusement sans en avoir l’air, qui déchaîne l’applaudissement, qui se fait bisser et trisser: l’infini sans qu’on sache pourquoi: voilà!
On sait que la Veuve joyeuse nous vient, nous revient, par le plus long: ce fut l’Attaché d’ambassade du jeune Henri Meilhac, qui se fit applaudir sur le théâtre du Vaudeville, le 12 octobre 1861 et jours suivants. Il s’agit d’une très jeune veuve multimillionnaire—les millions étaient vingt, ils sont cinquante, mais l’argent a tellement diminué!—qu’il ne faut pas laisser passer à l’ennemi. Les millions doivent rester nationaux! La nation—c’était en 1861, la principauté de Birkenfeld? c’est, aujourd’hui, l’Etat de Marsovie (si j’ai bien entendu)—délègue son ambassadeur à Paris pour empêcher les capitaux de devenir français. Rassurez-vous tout de suite: ils demeureront parisiens. L’ambassadeur, qu’il s’appelle le baron Scarpa ou le baron Popoff, est idiot; mais l’attaché, comte Prax ou prince Danilo, est le plus charmant, le plus séduisant, le plus désintéressé mauvais sujet du monde, ivrogne pour avoir une contenance (pardon!), passionné malgré lui et qui finit par réussir, en dépit de tous et de soi, et qui, quoi qu’il fasse pour repousser, en même temps qu’une femme qu’il adore, une fortune qui lui fait honte et horreur, doit doucement, héroïquement et tendrement se résigner à être le plus heureux des époux aimés et le plus opulent des diplomates.
Mais quelle importance a donc l’argument? Je sais de vieilles gens de mes amis qui préfèrent à toute la musique de la Veuve la douzaine de vers espagnols qui étaient chantés par Juliette Beau en 1861:
Il faut savoir gré à MM. Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet, qui ont très discrètement mis du français sur le livret viennois, d’avoir rétabli textuellement des phrases de Meilhac, mais qu’importent un texte, des paroles, des mots en cette sarabande éblouissante, en cette furie de mouvements, de sourires, de désirs irrités et de refus mendiants, de refrains-gigognes qui fusent, qui éclatent, qui se multiplient, qui, soulignés de gesticulations, de grimaces, de groupements comiques, de gigues funambulesques, deviennent des hallucinations mélodiques et les plus gais, les plus tyranniques cauchemars? L’Attaché d’ambassade ne comportait que deux décors, une salle de l’ambassade et une serre, à la campagne, près de Paris. La Veuve joyeuse a la salle de bal, un parc avec temple antique, le sanctuaire même du bar Maxim’s avec une infinité d’uniformes exacts, de travestissements nationaux fantastiques, de broderies, de seins, de cheveux, d’yeux, dans une atmosphère changeante, éternelle, électrique de sensualité et de sentimentalité. Car il y a la petite fleur bleue à la viennoise, le souvenir d’enfance, qui se danse et qui pâme, la gemütlichkeit, avec de la fantaisie et des tziganes.
Ç’a été un triomphe: les airs les plus connus ont été salués avec transport, les airs moins connus ont paru nouveaux: la berceuse, la valse évanouie et frénétique, la bourrée plus ou moins russe, les couplets tendres, les couplets farces, tout a plu: c’est touchant.
La veuve joyeuse, c’est miss Constance Drever. On sait que, dans ce rôle, on n’a que l’embarras du choix: il y a deux mille veuves joyeuses comme il y a trois mille Salomé: eh bien, miss Constance Drever est étonnante de fougue, de langueur, de sourire, d’exotisme, de charme artificiel et infatigable, de zézaiement gentil, de voix souple, de geste infini: quand elle se laisse emporter par le joli baryton Defreyn (le prince Danilo) en une danse de septième ciel, elle respire toute la volupté, d’avance. Mme Thérèse Cernay est une ambassadrice ardente, retenue, pudique et cynique de la plus juste voix. Mme Nell Breska chante fort bien et trop peu, et Mme Landar est on ne peut plus comique. J’ai dit la grâce impertinente, l’émotion involontaire et vibrante, l’énergie virevoltante de l’harmonieux Defreyn: Sardieux, en hussard, est un ténor élégant; Casella et Saidreau sont coquettement grotesques; Victor Henry est, comme toujours, le plus irrésistible bouffon. M. Félix Galipaux joue l’ambassadeur avec une frénésie, une jeunesse, une conscience, une foi inouïes: il est plus Galipaux que nature: ses galipettes sont épileptiques, historiques, légendaires.
Et la Veuve joyeuse, dans son faste oriental et parisien, avec ses danseuses, ses mimes, sa figuration, sa folie, sa musique capricante, berçante et énervante, ses chairs étalées, ses frissons de gaze et de tulle, ses clochettes et ses violons a pris Paris, un peu tard, comme tout l’univers.
Quand reprendra-t-on, au Vaudeville ou au Français, l’Attaché d’ambassade—sans musique?
THÉATRE DES ARTS.—Œuvre posthume, un acte en vers, de M. Alfred Mortier; l’Eventail de lady Windermere, pièce en quatre actes, d’Oscar Wilde (adaptation de MM. Rémon et J. Chalençon).
Nous ne sommes plus au temps où «l’Œuvre», non sans héroïsme, jouait furtivement cette Salomé qui fit, depuis quelques années, son fructueux et somptueux tour du monde,—du grand monde,—et connut tous les triomphes. Depuis que M. Wilde est mort, il est entouré de tous les dévouements.
Mais c’est une piété singulière et comme indiscrète d’avoir fait franchir le détroit à la comédie à la fois naïve, compliquée, superficielle, tout en dialogue et si pauvre en action, que donne le théâtre des Arts. Je crois pouvoir affirmer que l’auteur de la Ballade de la geôle de Reading ne désirait nullement voir représenter en France l’Eventail de lady Windermere. Dans la complaisance qu’il avait pour la moindre de ses productions et de ses saillies, il gardait quelque rigueur à son théâtre: à ses yeux, ses pièces étaient à la fois des distractions, des besognes destinées à l’amuser et à assurer «sa matérielle». Empli du plus religieux respect pour ses poèmes et ses contes, il se présentait, le cigare aux lèvres et avec le plus nonchalant sourire, aux spectateurs qui acclamaient le plus frénétiquement ses œuvres dramatiques. Dans la détresse de ses derniers mois, il souhaitait qu’on jouât l’Eventail aux Etats-Unis, parce qu’il n’aimait pas les Américains.
Lady Windermere est une jeune dame du plus grand monde, épouse parfaite du plus noble, du plus insoupçonné des maris. Une vieille folle, la duchesse de Berwick, vient troubler sa quiétude: Windermere «flirte» outrageusement avec une dangereuse créature, Mme Erlynne. Lady Windermere découvre des preuves: son époux donne de grosses sommes d’argent à cette Mme Erlynne. Et Windermere ne nie pas; à peine s’il insinue que tout ce qu’il a fait pour Mme Erlynne, il l’a fait pour sa propre femme; bien plus, il veut la faire inviter, il l’invite au bal que donne, le soir même, lady Windermere. C’en est trop: si cette gueuse vient, la jeune femme lui brisera sur la face l’éventail que son mari lui a offert pour sa fête; elle s’en va, bouleversée, et l’époux, resté seul, murmure: «Je ne peux pourtant pas lui dire que c’est sa mère!»
Vous aviez déjà deviné, n’est-ce pas? Et vous n’avez pas besoin du développement. Vous savez que la jalousie de lady Windermere excitée contre sa propre mère, en raison de son esprit, de sa séduction, de son audace et de son aisance, lui fera déserter le domicile conjugal et aller chez lord Darlington; que Mme Erlynne sauvera sa fille, pour lui épargner son propre destin, qu’elle se substituera à elle, acceptera le mépris—dont elle a l’habitude—avec son insouciance coutumière; dira, quand on découvrira le fatidique éventail, qu’elle l’a emporté par mégarde; vous avez deviné aussi que tout se termine très bien, que la mère et la fille se quittent ravies, à peine émues, que Mme Erlynne emporte la photographie de lady Windermere et de son tout jeune enfant, le providentiel éventail, et qu’elle vivra heureuse elle-même, en Italie, mariée à un vieil imbécile—car la vertu doit être récompensée, en Angleterre.
C’est très gentil, très pailleté, plein de mots, de remarques, de fantaisies: c’est du sous-Dumas fils, du sous-Sardou, mais qu’importait à un dandy lyrique, qu’importe à une ombre libérée?
Ce n’est pas excellemment joué: notons Mme Suzanne Avril, évaporée, astucieuse, dévouée dans des rires, Mme Emmy Lynn, épouse trépidante, Mme Marie Laure, duchesse en enfance d’enfant terrible, M. Durec, lord très provincial, M. Dauvilliers, Don Juan assez cockney, et M. Lucien Dayle, ganache sympathique.
Cette pièce âgée—elle date de 1892—et posthume ici, était précédée d’un acte en vers du même nom: Œuvre posthume. Il y est prouvé qu’on ne peut faire insérer une poésie dans un journal qu’en étant cocu—et mort. Et même cela suffit-il? Il est vrai que l’organe en question s’appelle le Corsaire—et ça ne nous rajeunit pas, camarade Alfred Mortier! Citons, par rang de taille, M. Lucien Dayle, directeur cynique, M. Dullin, barde de Gavarni, M. Stengel, valet pis que lettré, et Mlle Hélène Florise, fine, spirituelle et farce, qui a cinq pieds sept pouces: la stature des carabiniers.
THÉATRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.—L’Assommoir (reprise), pièce en cinq actes et neuf tableaux, de MM. Busnach et Gastineau (d’après le roman d’Emile Zola).
Nous avons revu la ferme! La ferme qui fit les beaux jours de l’Exposition de 1900 et qui n’était, vous vous rappelez? ni modèle, ni normande.
Quelle ferme?
—Ta gueule!
Et c’était très parisien, très distingué, très nouveau. Cette estimable tradition—est-elle de Claudius ou de Lucien Guitry?—retrouve sa virginité et sa verdeur sympathique. Au reste, neuf ans, c’est un bail,—et l’Assommoir, en gros et en détail, par son thème, ses hors-d’œuvre, ses à-côtés, son comique et son tragique, par son ample et diverse horreur, par sa fantaisie, par la splendeur de sa distribution, demeure classique, redevient neuf, est prodigieusement saisissant et divertissant.
Il est inutile, n’est-ce pas? de ressasser l’action et l’antienne. La blanchisseuse Gervaise, abandonnée par son amant Lantier, fessant à coups de battoir, au lavoir, sa trop heureuse rivale Virginie; l’idylle mélancolique de Gervaise et du couvreur Coupeau, les noces pittoresques au sommet de Montmartre, l’accident de Coupeau, précipité d’un toit, par la rancune de la grande Virginie, qui ne le prévient pas d’un danger trop réel; l’affreuse emprise de l’ivrognerie sur Coupeau convalescent et en jachère, l’ivrognerie croissante et triomphale mangeant la boutique de Gervaise, mangeant le corps, la force, la dignité, l’âme si j’ose dire, de Coupeau, jetant les Coupeau à la ruine, au déshonneur, emportant, grâce à la traîtresse Virginie, Coupeau dans une attaque titanesque de delirium tremens; la mort lamentable et charmante de Gervaise, qui mendie son pain et le repos éternel dans les bras d’un brave garçon barbu qu’elle a toujours aimé sans l’avouer, toute cette épopée de honte, de misère et de vérité trop crue et outrée est universellement connue. D’autant que la pièce, au moins, est très morale: la traîtresse Virginie, le hideux et séduisant Lantier sont tués tous deux d’un coup de revolver (ainsi que le dit le programme) par le tardif mari, le vieux militaire, l’aspirant-sergent de ville Poisson.
Et ce mélodrame a les décors les plus variés, la figuration la plus grouillante, les agréments les plus en relief: on y boit, hélas! mais on y mange; on y crève de faim, mais on y chante; il y a des convulsions, mais on y pince des entrechats. On n’a pas le temps de souffler, mais on rit, on pleure, on frémit; c’est admirable.
Pour fêter leur prise de possession de l’Ambigu, Jean Coquelin et Hertz ont pris à droite et à gauche et dans les plus hautes sphères de l’art des vedettes, des vedettes et des vedettes.
Le trio de joie, de rigolade qui fait fuser la salle, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, c’est Paul Fugère, Félix Galipaux. Déan: c’est énorme, aigu, ahuri, hilare; ce sont tous les appétits, toutes les farces, toutes les stupeurs; ils sont trois et ils sont un; c’est la fantaisie et la vie. L’éternel et excellent Dieudonné fait un Poisson solennel, terrible, d’un comique inconscient; il n’a pas vieilli d’un poil depuis 1900. M. André Hall est un Lantier très congrûment élégant et crapuleux. M. Blanchard (Bazouge) est un croque-mort aimable, sinistre malgré soi et zigzaguant à souhait. M. Mortimer est un propriétaire qui s’écoute parler. Mme Alice Berton est une Virginie humiliée, mielleuse, perverse, perfide comme il convient. Mme Marie Roger est une Nana coquette et insouciante qui fait prévoir sa vie future. Mme Desclauzas, qui reparaît après une longue absence, incarne une concierge épique et gaillarde, vénérable avec des souvenirs et des regrets, le cœur sur la main et la main au balai. La petite Fromet est une gosse toute menue et délurée qui lâche: «Ta gueule!» comme père et mère. C’est Léonie Yahne qui joue Gervaise. Cela pouvait ressembler à une gageure. Cette petite princesse, cette petite impératrice, toute distinction, toute grâce menue, de suavité et de je ne sais quoi, portant le seau et le battoir, allant chercher son homme chez le bistro, crevant de détresse sans gloire, c’était à trembler. Eh bien! Mme Yahne n’a pas su être peuple,—c’était impossible,—mais elle su, de sa fatalité sans apprêt, de sa douleur vraie, de sa déchéance, être très vraie, très touchante, très écroulée. On a fort applaudi son effort et son âpre succès. Coupeau, c’est Louis Decori. Dans la Route d’Emeraude, il figurait un bon et héroïque ivrogne. Dans l’Assommoir, il monte en grade et arrive au delirium tremens, qui est, comme on sait, le bâton de maréchal de l’alcoolique,—bâton un peu flottant. Tendre, décidé, pâteux, se ressaisissant vainement, retombant plus bas, hébété, tremblant de tous ses membres, hideux, pathétique jusque dans la plus hurlante et la plus dolente animalité, il donne un spectacle d’art et de vérité, et de l’exemple le plus salutaire. C’est un enseignement d’une grande et belle horreur.
Et cette pièce, magnifiquement habillée et dénudée, grouillante, amusante, effroyable, fera rire et frissonner Paris une fois encore et longtemps: tout le monde, bientôt, aura vu la ferme.
THÉATRE SARAH-BERNHARDT.—La Révolution française, pièce en quatre actes et treize tableaux, de MM. Arthur Bernède et Henri Cain.
La Révolution française! Titre immense, prestigieux, terrible, écrasant! Tant de lumière et de mystère! Tant de gloire et tant de sang! Derrière le tréteau de victoires et de supplices, derrière les plus belles paroles, les plus grandes apostrophes et les gestes les plus magnifiques, grouillent encore tant de secrets, de troubles desseins et de si insaisissables influences! Après Thomas Carlyle, Michelet, Louis Blanc, Lenôtre et Gustave Bord,—j’en passe, et combien!—que pouvaient nous vouloir le bon Henri Cain et l’excellent Arthur Bernède?
Nous étions un peu rassurés par le qualificatif de leur ouvrage; la Révolution est tout excepté une pièce: rien de moins composé, rien de plus imprévu, rien de plus mal fait, pour parler théâtre, rien de plus grand, de plus fou, de moins humain dans un désir incessant d’humanité, rien de plus sublime et de plus déconcertant. Ah! l’art des préparations n’a rien à faire avec les événements—et le métier non plus! Une force aveugle qui entraîne et qui balaie, une fatalité aux mille têtes qui tourbillonne du ciel à la fange, secouant la tragédie, l’épopée, la rafale, la farce et le lyrisme fécond du désespoir, un long instant qui n’est pas encore, qui ne sera jamais déterminé et qui ne revivra plus, ce n’est pas une pièce.
Et c’est pour cela que le spectacle de MM. Bernède et Cain est agréable et émouvant: il est sans prétention et non sans éloquence; des foules s’y meuvent avec une sorte d’émotion; on y chante, on y rit, on y meurt: il y a de l’héroïsme souriant et de l’héroïsme presque grave, de la musique, de la poudre, des tambours, le plus solide patriotisme et pas de traîtres du tout: ce n’est que braves gens et exaltés. Imagerie brillante, pathétique, de tout repos! On voit défiler M. de Robespierre et des femmes affamées; la débandade et l’effroi des gens de Versailles, de Louis XVI et de la reine, les 5 et 6 octobre 1789, à l’arrivée des dames de la Halle et de la populace réclamant «le roi, la reine et le petit mitron»; Jean-Paul Marat, dans sa cave, suant la peur, distillant la haine, imprimant l’infamie; Danton prêchant l’audace, enrôlant les braves et les tièdes; Bonaparte se cherchant; le futur Louis-Philippe servant la République et préparant la bataille de Valmy; le duc de Brunswick voulant écraser la liberté et raser Paris; la Convention nationale dévorée d’incertitude et se dévorant d’avance avant de recevoir l’annonce de la victoire et les drapeaux ennemis capturés; Marat et Robespierre extorquant laborieusement l’adhésion de Danton à la condamnation de Louis XVI; les Vendéens et les Bleus aux prises; William Pitt en action; Robespierre, un instant avant sa chute, aux prises avec le cul-de-jatte Couthon et le beau Saint-Just; enfin,—épilogue philosophique et apothéotique,—le général Bonaparte, campé dans les plaines de la Lombardie, au milieu de ses troupes ivres de gloire, dans un soleil qui est à la fois le soleil de Marengo, d’Austerlitz et du retour des cendres, tout doré et tricolore: c’est la conclusion, mesdames et messieurs, pardon! citoyennes et citoyens, de la Révolution française; minuit sonne, et vous en avez jusque-là, d’émotion, de civisme guerrier, d’épopée idyllique: ça vous a fait digérer et ne vous empêchera pas de dormir. Et l’on applaudit gentiment. L’action? Ah! oui, j’allais oublier l’action dans cette pièce à tiroirs. La chaîne qui unit quelques-uns de ces tableaux, pas tous, c’est l’histoire de la famille Laurier. Le père Laurier, encadreur, a un fils émigré: il s’engage pour le remplacer, avec son autre fils, qui devient représentant du peuple aux armées, sa fille qui se fait vivandière et son promis, Jean Michon, qui est chansonnier en civil et en tenue: l’émigré Laurier, qui a pris l’écharpe blanche par amour pour la marquise de Lusignan, redevient Français et devient républicain en voyant les prouesses de Valmy; la marquise elle-même, après avoir été sauvée de la guillotine, en Vendée, par sa quasi-belle-sœur et Michon, redevient Française en s’apercevant que Pitt et Cobourg se moquent du roi, de la royauté et ne veulent que l’abaissement de la France! Tout finit bien—ou presque.
Il y a des souvenirs de Charlotte Corday, du Lion amoureux, de Ponsard, d’Une Famille au temps de Luther, de Casimir Delavigne, de la Vivandière, d’Henri Cain (mais ça lui est permis, n’est-ce pas?), de répliques de manuels d’histoire déjà anciens, de la naïveté cordiale et généreuse—et c’est panoramique, pittoresque et meublant. Vous verrez qu’Arthur Bernède, après avoir épuisé son sincère succès avec son collaborateur, fera de la Révolution française un de ces romans plus que populaires dont il a le secret. Distribuons des fusils d’honneur à M. Charlier, un Marat sulfureux; à M. Jean Kemm, un éclatant, débordant, tonnant et sensible Danton; à M. Krauss, un Pitt perfide et majestueux; à M. Ferréal, harmonieux, chaleureux et ironique Michon; à M. Decœur, encadreur paternel et soldat modèle; à MM. Jean Worms, Duard, Chevillot, Coquelet—ils sont mille! Mlle Pascal est touchante, enjouée et héroïque; Mlle Van Doren est une héroïne élégante et forcenée; Mme Jeanne Méa une Marie-Antoinette dédaigneuse. Et elles sont cent qui, en couleur, en émoi, en nuance, font le plus joli bouquet... aux trois couleurs!
PORTE-SAINT-MARTIN.—Le Roy sans royaume, énigme historique en trois parties, cinq actes et sept tableaux, de M. Pierre Decourcelle.
Enigme historique! Depuis que M. Capo de Feuillide publia, en 1835, Sémiramis la Grande, «Journée en Dieu en cinq coupes d’amertume et en vers», nous avions pris l’habitude de voir un drame s’appeler drame, une comédie, comédie, et un mélodrame, pièce. En outre, qu’est-ce qui n’est pas énigme dans l’histoire et dans la vie?
Il est vrai que rien n’est plus énigmatique que la question de la survivance de Louis XVII; cela tient de la tragédie, de l’élégie et de la farce; ce ne sont que coups de théâtre, évasion, substitution, embûches, pièges, assassinats, prisons, ubiquité, reconnaissances et reniements. Les vrais ou faux dauphins naissent comme à plaisir de tous les coins du monde, à la fois: condamnés ici, acclamés là, ils traînent une passion qui n’est pas sans comédie. Qu’ils s’appellent Mathurin Bruneau, Hervagault ou Richemond, sabotiers ou commis, ils ont des fidèles irréductibles; je ne parle pas de Naundorff, à qui une ressemblance criarde avec Louis XVI, une obstination héroïque des dévouements aveugles et la complaisance des Etats de Hollande assurèrent le nom de Bourbon, pour les Pays-Bas et sur sa tombe.
Déjà, après les historiens Otto Friedrichs, Lenôtre, Laguerre, etc., etc., M. Alban de Polhes nous avait présenté l’Orphelin du Temple à l’Ambigu, il y a deux ou trois ans; demain, Henri Lavedan nous fera sourire à Sire, qui est des innombrables contrefaçons de Louis XVII. Le bon Coppée, le pauvre grand Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam aussi avaient été tentés par ce sujet poignant et de droit plus que divin, par cette figure irréelle et lointaine, couronnée et auréolée, qui se prête à toute poésie et à toute fantaisie.
Pierre Decourcelle n’a pas hésité. Homme de théâtre habile et émouvant, il a voulu faire une pièce, sans plus, théorique et mouvementée: son Louis XVII n’est ni Bruneau ni Naundorff; il disparaît au moment où les faux dauphins vont pulluler: c’est donc le vrai.
Mais contons l’aventure.
Le tout petit marquis de Montvallon est très malheureux d’être poitrinaire. Fils d’un héros vendéen, neveu d’une héroïne, fils d’une mère sublime jusqu’à se donner à Fouché pour délivrer son époux, le pauvre enfant qui ne peut rien faire de ses dix doigts, de son grand cœur et de ses tristes bronches, après avoir entendu que l’infortuné Louis XVII, captif au Temple, va être empoisonné, prend la sublime résolution de le remplacer dans la réclusion et dans la mort, par respect pour la devise de sa maison: «Tout pour le Roi, notre sire!»
Et il le fait comme il le dit. Ce n’est pas aisé d’entrer dans un cachot royal et putride où le fils de Marie-Antoinette souffre mille morts, où un commissaire inhumain lui fait manger le sansonnet qui était son plus cher et plus chantant compagnon. Mais le duc de Montvallon, déguisé en blanchisseur, sait introduire son rejeton qui injurie l’enfant royal, quitte à tomber à ses genoux et dans ses bras quand il n’y a plus personne. C’est—ou ce sont—«les deux gosses». Et le Roy—pourquoi cet y archaïque?—le roi troque ses guenilles contre les loques du Montvallon, franchit les diverses lignes de sentinelles, sort de la prison, tandis que le noble phtisique laisse empoisonner ses derniers jours.
Quatorze ans ont passé. L’épopée napoléonienne bat son plein. La famille Montvallon, émigrée, vit en Autriche et Louis XVII a quelque vingt-quatre ans. Joséphine de Beauharnais lui ayant été secourable dans sa géhenne, il ne peut la chasser du trône. Mais que vient lui apprendre ce damné Fouché qui allait l’appréhender comme un simple duc d’Enghien et qui est retourné, tel un gant, en apprenant qu’il aime Marie de Montvallon, l’enfant de son crime à lui Fouché, la rançon de la liberté du duc? Devant la possibilité de devenir beau-père de la main gauche du roi sans royaume, Fouché, donc, veut lui donner le royaume et l’empire: Joséphine va être débarquée, le divorce est décidé! Louis-Charles de France ne doit plus rien à Napoléon! En vain la duchesse de Montvallon prouve à Fouché qu’il n’est pas le père de Marie: le ministre de la police générale ne peut pas trahir une fois de plus: le pistolet de Solange de Montvallon l’arrête, l’immobilise sur une chaise.
Et, quelques minutes avant Wagram, Napoléon le Grand est capturé dans l’île de Lobau par les quelques fidèles de Louis XVII. Prisonnier, impuissant! dans la ratière! à quelques pas de ses troupes et de l’ennemi! Le jeune Roy triomphe. Mais, se contenant, digne, à peine commediante et tragediante, Napoléon invoque la bataille, le génie, la grandeur de la France! Pour un peu, il dirait: «Le temps de vaincre et je reviens!» Mais il n’est pas besoin de cette gasconnade à la Régulus: Louis XVII veut décidément être sans royaume; il ne règne qu’un instant, le temps de rendre le conquérant à la gloire et à l’Histoire qui, au reste, allait le lui réclamer.
Et, dès lors, c’est la fin. En 1815, les Montvallon sont dans les environs de Paris avec leur gendre royal. Il faut fuir: après Waterloo, le gouvernement provisoire, à la tête duquel est Fouché, veut la peau de Louis XVII. Et Fouché lui-même arrive avec des policiers et des grenadiers. Si Marie qui n’est pas sa fille, ne révèle pas la retraite de Louis-Charles, on fusille son père, son vrai père, devant elle. Cris, épouvante, supplications. Et, pour échapper au peloton d’exécution, le duc de Montvallon se brûle la cervelle en lâchant son cri «Vive le Roi, notre sire!»
Louis XVII lui-même va être fusillé. Le brave commandant Hurlevent en est désespéré: c’est lui qui commande les dragons à Rambouillet! Mais, sur le chemin de l’exil, Napoléon passe par là: il sauve celui qui l’a sauvé; il sauve Louis XVII du pouvoir, de la France et même de l’Europe et lui fait engager sa parole royale de se retirer à jamais à la Martinique, dans la maison de Joséphine.
Voilà l’énigme de M. Decourcelle. Elle est claire et n’est pas historique. Alexandre Dumas a fait capturer Louis XIV par les mousquetaires; M. Decourcelle a le droit, au théâtre, de livrer Napoléon à Louis XVII: ça ne dure pas et ça n’a pas d’importance.
Telle quelle, sa pièce intéresse, touche et dure.
Elle est jouée avec chaleur et conviction. Flore Mignot et Castry sont «les deux gosses», dolents et racés, pathétiques, déjà mûris par le malheur, un dauphin très loyal, un martyr plus royal encore; Mlle Franquet est une duchesse de Montvallon qui commande le respect et qui a des indignations sublimes; Mme Bouchetal est un Jean-Bart en jupon à qui il ne manque qu’une pipe et qui est très pittoresquement héroïque. Mlle Bérangère est une jeune fille très dignement amoureuse, une jeune épouse, une fille déchirante d’émotion; M. Mosnier est un Fouché plus traître que nature—et c’est difficile—un monstre à face pis qu’humaine, parfait de cynisme et de férocité; M. Dorival est un duc de Montvallon qui a la plus belle âme, la plus belle épée, le plus mâle courage et les plus beaux bras du monde; M. Fabre est un prêtre de volonté, d’onction et de force; M. Lamothe (Louis XVII) a l’ironie, la jeune majesté, la résignation, la fierté triste, la chaleur nostalgique de son personnage; M. Gravier est un grognard cordial et désespéré. Enfin, après avoir cité MM. Gouget, Angély, Chabert, Liabel, Harmant, Adam, etc., notons sans phrase que Napoléon, c’est le seul, l’unique Napoléon de nos jours, Duquesne lui-même, Duquesne qui a été créé et mis au monde pour incarner le Petit Caporal et pour faire passer sur des salles pleines le frisson de cette grande ombre vivante.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—La Robe rouge, pièce en quatre actes, en prose, de M. Brieux. (Première représentation à ce théâtre.)
Moins de dix ans après son apparition, la Robe rouge est presque une œuvre classique: sa fougue, sa force, son âpreté et sa précision, son amère et généreuse humanité, sa tragique équité, se sont imposées à tous et, à en croire l’auteur, jusques aux pouvoirs publics. Des réformes et des garanties sont intervenues qui semblent, selon M. Brieux, ne pas être efficaces mais dont il ne désavoue pas, si j’ose dire, la paternité sentimentale.
Quoi qu’il en soit, cette pièce de bonne volonté et d’éloquence a été acclamée au moins autant au Théâtre-Français qu’au boulevard et l’émotion dure et durera. On sait que le sujet est simple et grand, le drame un et triple, et qu’il n’est rien de plus habile, comme à regret, et de plus pathétique: c’est trop vrai et trop criant: nous ne pouvons pas songer à l’outrance et à la charge, nous sommes emportés. Et c’est bien là la leçon de l’ouvrage: ce n’est pas une satire générale, c’est une exception, un fait divers, une terrible tragédie, humble et locale. La magistrature reste debout—et assise: nous n’avons vu que des individus très déterminés, pas des types universels—et de pauvres gens!
Je n’ai pas à rappeler le sujet: il s’agit du double martyre d’Etchepare et de sa femme Yanetta. Le mari est accusé de l’assassinat d’un vieillard de quatre-vingt-sept ans, est cuisiné, torturé, atrocement câliné, démenti, retourné par le juge Mouzon, joyeux drille et affreux drôle qui, ambitieux, vaniteux et sadique, joue de son trouble, de sa peur, de sa brutalité impuissante, avant de jouer avec sa tête, le mate et l’accule. La femme, épouse irréprochable, mère admirable, a eu, dix ans auparavant, une aventure ignorée, une condamnation injuste dont le juge la soufflette et l’étrangle, dont il ravale ses protestations, sa franchise et sa dignité; il finit par arrêter la malheureuse, d’un arbitraire insensé, lorsqu’elle se rebiffe et se relève. Qu’importe, dès lors, que, au grand jour de l’audience, le ministère public sûr du triomphe, n’ayant plus qu’à tendre sa robe pour y voir tomber deux têtes innocentes, qu’importe que le procureur ait une hésitation sublime, une rétractation divine et humaine? Le président a appris à l’accusé la faute de sa femme. Acquitté, ruiné, détruit, le paysan basque ne peut supporter une tache de boue sur une veste brune: il s’en ira avec sa vieille mère dans les Amériques, en emmenant ses enfants. Yanetta n’a plus qu’à tuer le juge infâme, l’auteur de son anéantissement de femme et de mère, ce qu’elle fait avec emportement. «Juge, qui te jugera?» dit l’Ecriture.
—Personne, répond Brieux, frappe, plaideur!
J’ai dit la fortune, le triomphe, même, de cette reprise. Le public, en sa chaleur, s’intéresse beaucoup moins à la robe rouge, au siège de conseiller, objet des désirs de tout le parquet, de tout le tribunal de Mauléon. Et les robes mêmes, noires ou rouges, les ceintures d’un bleu cru, les toques trop galonnées ne font pas d’effet.
G. Grand, buté, obtus, accablé, simple, fier, tâtonnant et esclave d’un honneur aveugle; Huguenet, avantageux, faussement subtil, ahanant, tenaillant, caressant, comme avec un fer rouge, insinuant et majestueusement crapuleux ont retrouvé, décuplé leur succès du boulevard. André Brunot est un député conventionnel, familier, astucieux et d’une philosophie intéressée qui a vieilli. Numa est un président d’assises un peu chargé, timoré et caricatural. Truffier est parfait dans un rôle facile de vieux juge sacrifié et frondeur. Lafon est excellent en témoin ahuri, Croué délicieux en greffier, et M. Garay a une invraisemblable dragonne d’officier de gendarmerie.
Mme Thérèse Kolb a la plus grande et la plus simple autorité dans le rôle de la mère d’Etchepare; Mlle Dussanne est charmante en petite fille de magistrat besogneux; Mlle Bovy, qui paraît une seconde, est mignonne en montagnarde.
M. Silvain, souffrant encore peut-être, a été un bon procureur déplacé dans un parquet de province. Suant, soufflant, criant, tragique à vide, il a haussé et dépassé son personnage, portant la robe en hiérophante et en grand-prêtre, alentissant l’action et prêtant de la majesté, du mystère et de la sonorité aux silences mêmes: ce sont les défauts de ses immenses qualités: il se mettra au point et amenuisera son génie.
Mme Persoons a toutes les grâces neutres de son rôle d’épouse trop dévouée.
M. Alexandre est un procureur général jupitérien et apeuré; M. Georges Le Roy un substitut ardent.
Quant à Mlle Delvair (Yanetta), elle est toute franche, toute violente, tout amour, tout désespoir. Sa vigueur tragique est admirable. Je ne me livrerai pas au jeu dangereux des comparaisons: mettons que je n’ai pas vu Réjane dans ce rôle. Mlle Delvair n’a pas ces brisements de voix, ces brisements de corps, ces agonies de bouche et d’yeux, ces mille riens de sublime sensibilité... Mais quelle puissance! quelle involontaire gradation de l’horreur, de la honte à la haine et au meurtre lorsqu’elle sacrifie le magistrat sacrilège sur les ruines de son amour à elle et de son foyer!
La Robe rouge donnera des lauriers d’or à la Comédie-Française: elle y a fait entrer déjà Huguenet et Grand, sans parler de l’habit vert—couleur complémentaire—qu’elle a donné à Eugène Brieux.
VAUDEVILLE.—Suzette, pièce en trois actes de M. Brieux.
Suzette, c’est l’enfant-roi. Adorée par son père, adulée par sa mère, elle est idolée par ses grands-parents. Le malheur, c’est que tout ce monde-là n’est pas d’accord. Et quand je dis ce monde-là, je m’abuse: ce sont des mondes.
L’ancien magistrat Chambert et sa digne et rigide épouse n’ont pu, après plus de dix ans, encaisser, si j’ose ainsi parler, leur bru, Régine Chambert. Fille d’un capitaine au long cours, élevée à la diable, coquette, étrange, artiste—horreur!—elle dérange leurs idées glaciales, leur cadre étroit et n’est pas à sa place dans leurs portraits, pardon! leurs photographies de famille. Elle doit venir dans leur mas méridional: quel ennui! Un coup de sonnette: c’est le fils avec sa chère bambine Suzette. Et Régine? Pas de Régine, Henri Chambert l’a trouvée en train d’embrasser un monsieur. Il l’a rossée: elle a crié et proclamé qu’elle avait un amant. Joie! Le divorce est là pour un coup! Et les vieux auront leur Suzette à bouche que veux-tu! Aussi, lorsque la mère éplorée et repentante vient demander sa fille, lorsque l’épouse veut s’expliquer avec son mari, je vous laisse à penser de quelle façon elle est éconduite, expédiée, expulsée par son magistrat de beau-père: la guillotine sèche, sans plus.
Le second acte nous fait gravir les hauteurs de Montmartre. Le capitaine au long cours est en train de donner les plus pernicieuses intonations tragiques à sa fille Myriam, auditrice au Conservatoire, en train de reconduire poliment un pignouf qui s’est fourvoyé dans les jupes de sa fille Solange, élève sage-femme et vierge forte au verbe pittoresque et à la vertu virile, lorsque son autre fille, l’aînée,—celle qui a mal tourné, car elle est mariée!—Régine, enfin, vient avec l’éternelle Suzette qu’elle a subrepticement enlevée à la pension. Elle divorce! Tant mieux! Son paltoquet de mari, peuh! Mais voici le paltoquet. Les deux époux échangent leurs torts à bout portant: ça va s’arranger quand les parents Chambert font irruption. Gabegie sur toute la ligne: le loup de mer et le chat-fourré se mangent ou presque; les hommes de loi—le divorce est en instance—font irruption et emportent Suzette tandis que, impuissante et éplorée, Régine clame sa douleur et son désespoir.
Suzette est aux mains des Chambert. Sa grand’mère lui fait écrire à Régine les lettres les plus arides. A peine si la malheureuse enfant a un instant bien à soi pour faire savoir à sa petite maman qu’elle l’aime toujours. Et le divorce bat son plein. Avoué, avocat blaguent et triomphent d’avance.
Mais déjà Henri Chambert est touché à vif. Sa femme, dans ses articulations, ne souffle mot d’une vilaine histoire de fraudes et de faux poinçons. D’autre part, son prétendu complice est au Japon. Alors, n’est-ce pas, il suffit que Régine, pantelante, dolente, héroïque, vienne renoncer à Suzette, pour n’avoir pas à la partager, pour que son martyre prenne fin, pour que, éperdu de son sacrifice, sûr, d’ailleurs, de son innocence, le triste époux la retienne, lui tende les bras et le cœur, pour que le vieux magistrat abandonne la prévention et ses préventions, un peu honteux de la cruauté de sa femme. Ainsi est fait. C’est long, et Régine, vraiment, n’est pas fière. Mais que voulez-vous? Il y a Suzette!
Voilà la pièce. Elle a des flottements et des digressions. Il faut que M. Brieux parle. Et il parle. Il a des couplets en prose et des opinions qu’on ne lui demande pas. Mais il ne manque ni de force, ni de virtuosité. A-t-il voulu s’insurger contre le divorce? Peu importe. La croisade dure, dure... Et la question de la garde de l’enfant n’est pas résolue. Ah! que j’aime mieux la délicieuse Victime de Fernand Vandérem! Notons que les bravos ont salué en trombe la fin du deuxième acte et presque tout le trois: c’est un succès fort honorable.
Est-il besoin de faire l’éloge de l’interprétation? Lérand est parfait et sobre, à son ordinaire; Levesque, fort drôle un tout petit instant; Baron fils, Vial, Maxime Léry, Leconte et Chanot, aussi excellents qu’épisodiques. M. Georges Baud est un domestique déjà vu; M. Jean Dax (Henri Chambert) est aussi hésitant, dominé, torturé, odieux malgré lui et repentant qu’il convient. Il faut mettre hors de pair Joffre, qui interprète largement le capitaine Gadagne et qui en fait une figure presque historique.
La petite Monna Gondré (Suzette) est un prodige déjà vieux: parfaite en enfant, exquise, inquiétante de métier! Saluons! Yvonne de Bray est une délicieuse et souriante virago; Christiane Mancini plie sa voix harmonieuse et tragique à des effets comiques inattendus et qui portent; Cécile Caron est une mère dévouée jusqu’au crime, une belle-mère légendaire, une grand’mère terrible d’affection. Ellen Andrée touche au génie du grotesque; Renée Bussy a de l’humour et du cœur. Enfin, Mme Andrée Mégard a animé le personnage de Régine de tout son tempérament et de son âme: elle vibre, se rebelle, s’abandonne à souhait. Elle a suscité l’applaudissement, la clameur—et les larmes.
THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.—Le Roi s’ennuie, pièce en un acte, de MM. Gaston Sorbets et Albéric Cahuet.—Papillon, dit Lyonnais-le-Juste, pièce en trois actes, de M. Louis Bénière.
Où sont les beaux temps du compagnonnage, du tour de France laborieux, musard et batailleur chanté jadis par Agricol Perdriguier, dit Avignonnais-la-Vertu? Le bon Louis Bénière nous affirme qu’on rencontre encore des fils de Soubise et des fils de Salomon, des mères des compagnons, des Langevin modèles de l’honneur et, pour faire plaisir à feu Léon Cladel, des Montauban-tu-ne-le-sauras-pas! Grâces lui soient rendues!
C’est une très agréable nouvelle pour les profanes dont nous sommes, et le patron, le camarade Bénière, doit s’y connaître, au jour, à l’heure et au point! Son esprit pointilleux, méticuleux, d’observation précise et courte, son réalisme malicieux et gris-noir des Tabliers blancs, des Experts et des Goujons, le long travail de silence et d’accumulation auquel il s’est livré avant de lâcher la truelle pour la plume, nous sont garants de sa sincérité.
Sa fantaisie est comme involontaire et d’autant plus savoureuse, sa naïveté fait balle avec ses rancunes; sa grandiloquence, de-ci de-là, sert au comique, l’inconséquence même du philanthrope qui protège et adore les domestiques femelles et qui abomine les serviteurs mâles, qui vilipende les magistrats pour couvrir les braconniers sert de piment au ragoût d’ironie et de jovialité que présentent M. Gémier et son excellente troupe.
M. Bénière a voulu faire, comme son vieux copain Sedaine, un Philosophe sans le savoir. C’est joué—et comment!—en farce: ce n’en est pas une plus mauvaise affaire.
Les Vérillac sont installés dans un domaine royal dont ils sont maîtres et souverains: le père, président de tribunal, tranche du grand seigneur; sa fille va épouser le jeune marquis de Sandray—et la mère Vérillac mène la barque. Au moment où l’on s’y attend le moins, une canaille de notaire amène par la main l’héritier naturel du légitime propriétaire du domaine et de la fortune, un bâtard ignoré que son père s’est avisé de rencontrer, de reconnaître légalement et de nantir tout ensemble, trois jours avant d’être victime, comme tout le monde, d’un accident d’automobile, car, vous le savez, une bonne action porte en soi sa récompense. Tandis que les siens jurent et se lamentent, l’avisée Mme Vérillac fait bonne mine au gauche intrus, un tailleur de pierre rustre et timide, et mijote d’arranger les choses en lui faisant épouser sa fille: rien ne sortira de la famille.
Et c’est l’Ouvrier gentilhomme! Le compagnon Papillon, dit Lyonnais-le-Juste, revêtira le smoking, chassera à courre (il tue le cerf à plomb—un fusil dans une chasse à courre, où le trouvera-t-on?) entassera gaffes sur boulettes et sera outrageusement choyé et adulé, rapport à son argent: il forcera le président à fumer sa pipe, forcera, sans plus, la sœur du marquis qui lui fait la cour et apprend, pour le conquérir, des pages entières du manuel Roret, embrassera la fille des Vérillac et semblera être engagé à elle quand un tardif éclair de raison et de cœur rappelle à Papillon sa maîtresse, la repasseuse Balbine, et leur fils Riri, les lui fait rappeler et, dès lors, n’est-ce pas? les manigances du notaire, les violences de la Vérillac ne pourront pas séparer ces trois êtres unis par la faim, par l’abnégation et par l’amour! On donnera un os doré aux chiens, Vérillac, marquis, marquise et notaire, on s’épousera et à Dieu vat! Voilà.
On a beaucoup ri au deuxième acte, et on a applaudi. C’est de la brave ouvrage, avec un style adéquat. Papillon n’est pas syndicaliste, oh! non! n’enverra pas un pélot à la C. G. T. et habille son gosse en troupier. Alors! C’est sans assise et sans portée: donc ça porte. Et c’est admirablement joué. Sans étude, d’instinct. Mlle Suzanne Munte a campé, en un jour, une Balbine Birette avenante, émue, brave et délicieuse; Rafaële Osborne est une très grande dame excitante et excitée; Germaine Lécuyer est une petite jeune fille énamourée et charmante, et la petite Fromet, un petit Riri, bâtard en képi qui fait l’exercice comme père et mère. M. Clasis est un magistrat fangeux à souhait, trouble, rageur, à tout faire; M. Lluis, un notaire effroyable, caressant, avide, admirable; M. Marchal, un braconnier mieux qu’honorable; M. Pierre Laurent, un valet dont la culotte framboise est digne de l’Elysée; M. Georges Flateau, un marquis nouveau jeu et fort sympathique.
M. Gémier aime d’amour son rôle de Papillon: il y est merveilleux. Ses qualités d’inélégance et de lourde maîtrise y brillent d’un feu sourd et continu: il patoise, il digère, il se méfie, il se brûle, se reprend, lance le couplet et bégaie en grand artiste.
Quant à l’admirable nature qu’est Jeanne Cheirel, elle se donne toute dans Mme Vérillac: son âme et son comique, son intelligence et son autorité prennent le spectateur: c’est de la vie, c’est de la grâce sans le vouloir—et du génie.
Le spectacle commence par une historiette assez plaisante: un monarque, embarrassé de son incognito et de son accent, de ses balourdises et de la froideur d’une petite femme froissée, la fait marcher sous peine de mort, grâce à la bombe d’un anarchiste. C’est gentiment joué par M. Henry Houry et Mlle Lambell. Ça s’appelle le Roi s’ennuie. Moi, je ne suis pas roi. Et vous?
THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.—Les Emigrants, pièce en trois actes, de M. Charles-Henry Hirsch; la Bigote, comédie en deux actes, de M. Jules Renard.
Les beaux décors!
De la pitié, de l’émotion, de la curiosité et de l’habileté de M. Charles-Henry Hirsch et d’André Antoine sont nées des images inoubliables et criantes.
C’est un cabaret de Venise, misérable et bariolé, avec ses ivrognes et ses amoureux, ses filles, ses ruffians et les snobs inutiles qui cherchent indiscrètement une couleur locale qui n’existe pas.
C’est, surtout, un lamentable et grouillant entrepont de paquebot d’émigrants, tout chargé de détresse, de faiblesse et de fièvre, de crainte et d’espoirs falots, où des familles entières, des enfants vagissants, des vieillards ballottés d’un continent à l’autre dans une morne attente, des folles hantées du souvenir des tremblements de terre, des amants traqués et toute une houle de pauvres tâchent à se caser et à dormir, dans un bercement de douleur, des grincements d’accordéon, des sifflets de bord, des bruits de manœuvre, des mouvements d’eau et de ciel dans les hublots.
C’est—magie de l’horreur—la chambre de chauffe du bateau, toute rouge et toute noire avec son charbon, sa tuyauterie géante, ses soutes, ses échelles, ses démons humains plus qu’à demi nus colorés par la flamme et la suie, dans des larmes du rut, de la colère et du sang. Cela est prodigieux de vérité et de puissance: M. André Antoine, une fois de plus, a été justement acclamé pour son effort et son résultat.
On a applaudi l’idylle violente de M. Charles-Henry Hirsch. Elle a une belle simplicité antique: Antonio, un bellâtre vénitien, enivre Tullio pour lui enlever sa femme Bianca. Quand Tullio est dégrisé, les deux tourtereaux se sont envolés et vont cacher leurs caresses dans les Amériques. Mais une chanson, une voix qu’ils reconnaissent et qui sortent des entrailles du navire les glacent soudainement: c’est Tullio qui est dans la chaufferie, Tullio qui apporte sa haine et sa vengeance, Tullio plus épris et plus formidable que jamais: il ne boit plus. Alors Bianca, qui vient le retrouver dans son trou, l’étreint, l’enjôle et le paralyse cependant qu’Antonio descend par une corde, poignarde dans le dos l’infortuné mari, le traîne, le jette dans le brasier. Et les amants se tordent de frayeur, les officiers s’affolent, accusent un chauffeur saoul, hilare et gesticulant, et tout s’achève—sans finir—dans un chaos d’épouvantement pourpre et fumeux.
Ce n’est pas à nos lecteurs qu’il faut vanter les mérites de Charles-Henry Hirsch: ils connaissent la verve, le relief, la fantaisie réaliste et nuancée de l’auteur du Tigre et Coquelicot et d’Eva Tumarche. Sa pièce brève, âpre, d’un lyrisme désespéré et court, à la fois très russe et très italienne, est un peu écrasée par ses masses accessoires, par le décor, par l’immensité de misère qu’elle remue: c’est très poignant.
Il faut louer Desjardins, toujours admirable, aussi à l’aise sous la cotte de Tullio, et avec ses bras nus et noirs, que sous la perruque de Beethoven, pâteux et net, ardent, pathétique et sobre; Bernard, géante et fantasque armature de chauffeur ivrogne, philosophe, falot et bon; Grétillat, amoureux fatal, etc., etc.: ils sont mille. Mme Ventura est une Bianca à la fois ardente, dolente et traîtresse; Mme Barjac et Mlle Véniat, pitoyables et charmantes; Mme Barbieri est éloquente et touchante en vieille émigrante, et Mlle Céliat, qui n’a qu’un cri à pousser, est déchirante. Il ne faut pas oublier M. Bacqué, juif errant d’entrepont qui porte en lui toute la douleur des deux mondes.
La Bigote, la comédie de M. Jules Renard, nous ramène nos vieux amis, M. Lepic, Mme Lepic et grand frère Félix. Mais ce ne sont pas les mêmes. Pourquoi nous tromper, Jules Renard? Déjà, vous subtilisez à la muette votre éternel Poil-de-Carotte. Vous ajoutez, en douce, une fille à la famille Lepic, une fille dont nous n’avions jamais entendu parler! Dans une famille nationale! En outre, Mme Lepic a été jolie et désirable. Quelle nouvelle! Nous n’en savions rien! Ah! les cheveux blonds, mousseux et ondulés de Mme Lepic à dix-huit ans ont été pour nous une bien cruelle révélation! Allons! Avouez que vous avez donné des noms historiques à des nouveaux venus, à des aventuriers! Ceci posé, contons.
Gros propriétaire et maire de son village—c’est effrayant comme nous voyons des maires au théâtre—M. Lepic est époux et père plutôt taciturne: il ne parle ni à sa femme ni à sa fille, se laisse arracher de judicieux et amicaux monosyllabes par son seul fils Félix et, sur le moment d’une demande en mariage, se guêtre et file à la chasse, parce que Mme Lepic va à vêpres. Chacun ses dieux!
Et lorsque Mme Bache vient avec son neveu, Paul Roland, le futur présumé, elle en est pour ses frais et pour sa peur.
M. Lepic revient cependant, accepte maussadement le compliment pour sa fête, s’aperçoit qu’on lui a donné en cadeau une Vierge au lieu de la République annoncée: le drame commence. Il éclate. C’est une conversation, une simple conversation entre M. Lepic et Paul Roland. M. Roland, directeur d’école primaire supérieure, demande la main de Mlle Lepic. Elle lui est accordée. Mais... il y a un mais... La jeune fille l’aime-t-elle? Oui... oui... c’est entendu... Très honnête... si pure!... Exquise! Mais Mme Lepic aussi était exquise, toute blonde, toute blanche. Trop. Elle n’a jamais trompé M. Lepic. Non! Mais le curé! Ah! le curé! Et n’importe quel curé! La foi! la figure du curé dans tous les actes du ménage! dans l’acte même! Obsession, empoisonnement!... Le jeune Roland ne s’enfuit pas, comme un prétendant précédent, les accordailles se font—et le curé apporte son onction et son emprise.
Je ne saurais rendre par ce résumé la force amère, la bonhomie pointue, la vérité souffrante et méchante du dialogue: ce sont des mots tout simples, tout éloquents, qui sortent avec de la fumée de pipe et qui sont de l’atmosphère comme les vieilles assiettes du mur; c’est de la vie grise et noire qui sort en poussière des housses de meubles, c’est de la poudre de chasse. Car le poète en prose des Bucoliques et de Ragote est un convaincu et un lutteur: il a été héroïque, il reste sur la brèche.
Sa pièce est une pièce de combat—et je le regrette. L’observation, la malice mélancolique, la rancune même pointue et large de Jules Renard sont au-dessus des questions du jour, même éternelles.
Je n’aime pas l’anticléricalisme: je sais bien, Jules Renard, que vous ne visez que l’influence de clocher, mais que voulez-vous?
C’est merveilleusement joué. Marthe Mellot est une Henriette Lepic avide de se marier, ardente dans son gnangnantisme, menteuse sans le vouloir, trouble de toute sa jeunesse rentrée, admirable; Mme Kerwich, blonde comme une Madeleine, est une bigote fort savoureuse et toute confite; Marley est une fort plaisante caricature; Barbieri, une paysanne noire taillée à coups de serpe, très en relief, et Mlles Barsange et du Eyner sont charmantes.
M. Desfontaines est parfait de tenue dans le personnage de Paul Roland; M. Denis d’Inès est malicieux et juvénile sous l’uniforme du collégien Félix; M. Bacqué est un curé classique, et M. Stéphen, dans un rôle trop court, ouvre la bouche le plus joliment du monde, patoise à merveille et porte le pic avec la plus savante gaucherie. Quant à Bernard, qui joue M. Lepic, il est au-dessus de tout éloge: le patron a passé par là. De fait, Bernard fait tout ce qu’eût fait Antoine, avec des moyens en plus. C’est du plus grand art—et du plus simple.
Tout de même, Jules Renard, élevez-vous, comme de coutume, au-dessus de la politique et de la polémique: faites de l’humanité à fleur de cerveau, à fleur de peau, à fleur de cœur, à fleur de pleurs. Rendez-nous Poil-de-Carotte, même en culottes longues, en écharpe, en poils gris...
PORTE-SAINT-MARTIN.—La Griffe, pièce en quatre actes, de M. Henry Bernstein. (Première représentation à ce théâtre.)
En attendant le triomphal et messianique Chantecler, Lucien Guitry fait au public de la Porte-Saint-Martin le don traditionnel de joyeux avènement: il se produit, s’offre tout entier et se surpasse dans ce drame plein, simple, sincère et terrible de M. Bernstein, dans cette Griffe que personne n’a oubliée et que tout le monde ira revoir.
Je n’ai pas à revenir sur l’enthousiasme que, voici quelques années—c’était hier—Catulle Mendès témoignait pour la trouvaille constante et amère, la force affreuse et sûre, la cruauté fatale du jeune dramaturge, sur ce sujet éternel, rénové et aggravé en noir: A combien l’amour revient aux vieillards? sur cette eau-forte humaine et démoniaque, rehaussée de sanie et de honte, souriante, grimaçante, hagarde.
Le martyre d’Achille Cortelon, naïf directeur de journal, aveugle leader socialiste tombé dans un guêpier de coquins, épousant une ingénue rouée, mené par elle aux trahisons, trahison envers sa fille, trahison envers son passé, trahison envers son parti; précipité par elle aux grandeurs bourgeoises et aux abîmes, dégradé de ses espoirs sociaux, de sa pureté, de sa dignité d’homme, de tous ses orgueils; ravalé au rôle de la bête, au pauvre rut sans jalousie et coulant, croulant aux compromissions, aux pires bassesses, au seul besoin; la fuite, grâce aux sens, de l’idéal vers l’ambition, de la pensée vers l’action, de la générosité dans l’intérêt, de la fierté dans la vanité, de l’amour dans la bestialité; l’absorption, si j’ose dire, du génie et de l’éloquence, de l’honneur et de l’honnêteté, du sens moral et du sens pratique par la plus abjecte sensualité; le renoncement excité, l’abdication hystérique, la sénilité exigeante, suppliante, qui glousse et bave dans son désir; la ruine géante et furieuse, voilà ce qu’a incarné Lucien Guitry, sans effort apparent, naturellement, presque à son aise; voilà avec quoi il a tenu la plus difficile des salles, sous un frisson qui n’était pas sans larmes; voilà la crise infinie, la déchéance croissante, crissante, honteuse, lamentable, formidable, dont il a secoué toute la sensibilité d’un public ancien et nouveau.
Il a fait peur. Il nous touche dans notre plus trouble moral et dans notre pire physique. D’instant en instant, malgré des révoltes, il se ravale, fripe sa bouche, tremble, balbutie, s’écroule: c’est effroyable, c’est puissant comme un émiettement de foudre, c’est admirable.
Autour de Guitry, Jean Coquelin fait un Doulers crapuleux et serein, beau-père affreux et père complice, une figure de crime et de bonhomie très haute, très fine, très ronde; Pierre Magnier a les accents de probité les plus sonores; Mosnier et Saint-Bonnet sont excellents; Henry Lamothe est un jeune godelureau fort gentiment enamouré, et M. Arthus a un monocle qui n’est pas toléré à l’Ecole polytechnique.
C’est Mlle Gabrielle Dorziat qui est l’ensorceleuse, la jolie bête à griffe, la videuse: elle est terrible de séduction, d’hypocrisie, de tyrannie, à la fois câline et avide, hyène et serpent. Mlle Léonie Yahne est aussi rêche, indépendante, émancipée, bizarre et touchante qu’il convient, et Mme Delys est fort plaisante en souillon familier. Voilà une soirée triomphale qui vous prend à la gorge et vous garde.
Après des œuvres plus difficiles d’accès et de succès moins incontestés, Henry Bernstein fait, de haute lutte, un nouveau bail avec la gloire la plus humaine et la plus rare. Et Lucien Guitry met sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin sa griffe bienfaisante et tutélaire, sa griffe d’ange, d’homme et de lion.
THÉATRE DE LA RENAISSANCE.—La Petite Chocolatière, comédie en quatre actes, de M. Paul Gavault.
C’est une jolie et claire soirée, un conte bleu et rose, facile et gai, une comédie fantaisiste, à la fois endiablée et retenue, un vaudeville sans grossièreté et d’un multiple et constant agrément.
En descendant d’un ou plusieurs crans dans l’étiage des genres, en renonçant peu ou prou aux grandes journées, aux journées historiques de France, Lemaître, Donnay, Capus et Bernstein, la Renaissance nous offre un succès sûr et sain, de tout repos, sans prétention et non sans élégance, voire non sans philosophie.
On est dans une minuscule villa normande de Suzy. L’heure du couvre-feu sonne: le maître de céans, Paul Normand, petit employé au ministère de la Mutualité, va se coucher tout seul en faisant des rêves exquis: il attend sa fiancée et son futur beau-père, son propre chef de bureau. Son hôte, le bohème méridional Félicien Bédarride, n’attend rien du tout: riche de son bagout, de sa bonne humeur, de son rire sonore, de son inépuisable esprit d’invention, il dormira avec sa jeune amie Rosette, simplement. Mais un bruit affreux, dans la nuit. C’est un pneu qui vient d’éclater, un chauffeur qui s’amène, une chauffeuse qui survient, Benjamine Lapistolle, fille du grand chocolatier multimillionnaire. Elle est reçue par Paul comme une chienne dans un jeu de boules. Timide et quelconque, le jeune rond-de-cuir devient un mouton enragé lorsque la petite chocolatière déploie ses grâces et autres séductions: élevée à l’américaine et même à l’apache, enfant terrible à qui on passe tout, Benjamine s’installe comme chez elle, en dépit de toutes les protestations et de toutes les rebuffades. Elle couchera là, puisque le pneu de rechange a éclaté aussi, et M. Normand n’aura qu’une couverture et une chaise, sans secours aucun: le chauffeur a emmené la bonne en tandem.
Vous voyez le second acte: l’exaspération de l’employé qui ne fait que grandir, la surprise, l’émoi, la stupeur de Benjamine en face d’un homme qui lui tient tête, ne fait pas ses quatre volontés et va jusqu’à l’agonir d’injures: c’est nouveau pour une enfant délicieusement mal élevée qui n’a jamais eu que des adulateurs. Elle se pique et s’éprend de ce porc-épic, encouragée par la verve truculente du Toulousain Bédarride qui flaire une bonne affaire pour son ami,—et pour lui. Elle rembarre—et comment!—le futur beau-père et chef de bureau Mingasson, prudhommesque et prude qui vient avec sa demoiselle, gâte les affaires de son hôte et déclare à son papa Lapistolle, qui arrive enfin avec son fiancé Hector de Pavesac, que le citoyen Paul Normand n’est pas comme tout le monde et qu’elle n’épousera que lui. Le grand chocolatier, Parisien XXIe siècle, trouve cela très bien: nous sommes dans le bleu, je vous l’ai dit, dans le bleu le plus bleu!
Mais place au noir! C’est le bureau de l’employé Normand, qui est de garde. Mélancolique, repoussé par son chef Mingasson, sans espoir de bonheur et d’avancement, il se voit envahir par le truculent Félicien et par l’inévitable Benjamine qui lui fait des excuses, lui révèle qu’il est autoritaire et qu’elle est toute soumise, partage son navarin aux pommes, injurie le ministre par téléphone, porte le pire désarroi dans un ministère tranquille. Rejeté définitivement par son beau-père, révoqué, provoqué par le fiancé Pavesac, Paul nage dans le malheur. Qu’est-ce qui peut encore lui tomber sur le coin de la tête? Voici: M. Lapistolle met ses gants et lui demande sa main pour sa fille. Ça non! Non! Non! Ça passe les bornes! Il n’y a plus qu’à se noyer! En route pour la rivière de Seine!
Vous savez qu’il ne se noiera pas et qu’il épousera cette brave petite peste de Benjamine. Mais cela se fait très joliment, dans de la fantaisie pouffante qui a un grain de mélancolie au milieu de l’atelier de Bédarride. La petite chocolatière va entrer en religion et le triste Paul, qui n’a point osé prendre l’eau, va, lui aussi, prendre le voile, si j’ose dire, mais très loin, très loin de son amoureuse obstinée. Alors, tout doucement, en se faisant les adieux d’un Titus d’administration à une Bérénice du haut commerce, en s’appelant «mon frère» et «ma sœur», ils glissent au plus contagieux attendrissement et finissent par communier en un baiser qui n’a rien de céleste. Paul consent à avoir une femme exquise et une immense fortune, Bédarride épousera Rosette et lâchera ses pinceaux pour le chocolat—et tout le monde sera heureux. C’est charmant.
Je n’ai pu, je le crains bien, rendre le fondu, la cordialité, la facilité de cette comédie toute en mots, en sautes, en gaieté, sans effort. M. Paul Gavault n’a jamais été plus heureux: on ne prend pas garde aux longueurs de ces quatre actes qui auraient pu n’en être que deux, il y a des coins de sensibilité qui se perdent dans le comique et le mouvement.
Gaston Dubosc a composé magistralement le personnage du meneur du jeu, de ce rapin méridional et picaresque de Félicien; son frère, André Dubosc, est un délicieux Lapistolle, bonhomme à la fois fantoche et génial, se fichant de tout, du haut de ses millions, et gentil et fin à croquer; Bullier est un Mingasson caricatural et hilare; Berthier fait un vieil employé très farce, très vrai, à peine chargé; Aussand est un chauffeur à bonnes fortunes d’une lourdeur sympathique, et Pierre Juvenet, dans le rôle sacrifié du fiancé Pavesac, sait ajouter à son élégance un humour très distingué et très réjouissant. Mais M. Victor Boucher s’est révélé grand comédien dans la figure de Paul Normand. Il joue nature—ou plutôt, ne joue pas: c’est la vie même. Il n’a même pas de fantaisie et n’en a pas besoin; il est là à s’ennuyer, à se chercher, à se trouver. Il a été fort applaudi.
Mme Catherine Fonteney a, elle aussi, été une révélation. D’un personnage de servante rustaude et romanesque, grotesque et pitoyable, elle a fait de la vie et de la vérité; ce serait un portrait cruel si le mouvement n’emportait pas tout; c’est parfait de tact dans la joie. Jane Sabrier a été le modèle gentil et bébête, charmant et aimant, qui lui convenait; Mlle Dorchèse a à peine paru—et c’est dommage—et Marthe Régnier—Benjamine—a eu son charme de toujours, son autorité turbulente et mutine, sa pétulance, sa pudeur sournoise, sa sentimentalité amusée, sa menue férocité, ses yeux clairs, sa bouche gourmande, sa petite moue qui commande et demande, sa grâce qui bouillonne, crépite et mousse.
Et les décors de Lucien Jusseaume sont, comme le texte, jolis, simples, chatoyants et spirituels.
THÉATRE DU GYMNASE.—La Rampe, pièce en quatre actes, de M. Henri de Rothschild.
«La rampe éblouit et aveugle.» Ajoutons qu’elle brûle. Voilà la formule et la moralité de la nouvelle pièce du Théâtre de Madame. Jeunes filles qui rêvez de triomphes éclatants et purs, pailletés d’or vierge, empennés de plumes d’ailes d’ange, jeunes femmes qui voyez flamber votre idéal dans les yeux d’un acteur-surhomme qui, d’une voix profonde et caressante, exprime votre lassitude et votre désir, vous toutes qui vous sentez revivre et naître à l’écho d’une phrase lyrique et désabusée, et qui vous dites, pour vous-mêmes: «Moi aussi, j’ai quelque chose là! J’ai du génie! J’aurai ma part d’applaudissements—et quelle part!» écoutez, femmes et filles du monde, le rude conseil, le conseil-exemple, le conseil-remède du bon docteur Henri de Rothschild qui vous ramène sur terre—et plus vite que ça!—par le plus long,—quitte à vous mettre dessous!
C’est mieux qu’une leçon: c’est une pièce, une vraie pièce, fort amusante, bien plus dramatique—et qui a réussi.
Il manque un acte,—le premier. Comment et pourquoi Madeleine Grandier, mondaine riche, choyée et titrée, a-t-elle abandonné son mari, son foyer, son honneur et son luxe pour courir le cachet, en tournée avec le fameux comédien Claude Bourgueil? Voilà ce qui aurait été émouvant et délicieux, la scène d’abandon et de don où Madeleine se serait révélée à elle-même, dans un enthousiasme artiste et charnel, où elle aurait découvert, comme malgré elle, par admiration, la grande actrice, l’amoureuse éloquente sous la mondaine, le geste de simplicité et de vie sous l’éventail, où la vocation et la passion unies lui auraient dicté un nouveau destin!
Et comme cela aurait mieux valu que cet acte pâle d’un caravansérail de Constantinople où, parmi des papotages de revue, Madeleine Grandier retrouve des amies d’abord gelées, puis domptées, un amoureux transi et fidèle, un impresario obséquieux et comique—ne faites pas attention aux adjectifs, M. Henri de Rothschild ne les aime pas—pour finir par la grande scène au clair de lune, dans la lumière bleue que vous connaissez depuis Amants, par offrir une fois de plus ses lèvres et son âme à l’irrésistible Claude, en ne regrettant rien, rien, et en mettant dans leur jeu l’éternité, sans plus.
Mais le malheur veille. Le malheur, c’est que Madeleine a du talent, le plus rare, le plus soudain, le plus grand talent. Tant qu’il ne s’est agi que des lauriers turcs, roumains et égyptiens, et des quatorze rappels serbes chers à Coquelin cadet, ça n’a pas troublé Bourgueil. Mais le voici à Paris, dans son cabinet directorial, car il est acteur-directeur, comme tout le monde. Le Théâtre Bourgueil va donner le lendemain la répétition générale d’une pièce nouvelle du célèbre auteur Pradel. Et Claude voudrait que ledit Pradel changeât le dernier acte: il n’y en a que pour Madeleine, rien pour lui: il est mort depuis quelques scènes. L’amant ne pèse plus une once en face du cabot: la vanité souffle sur la passion. Et qu’est-ce lorsque l’impresario Schattmann offre à Madeleine un plus fort cachet qu’à Claude? C’est en vain que la femme refuse, veut s’effacer, se faire petite, rappelle qu’elle a puisé dans les yeux, dans le cœur de son amant, de son maître, sa flamme et son génie: il n’est question que de résultats, de succès bruyants et monnayés, de gloire brutale: le patron ne peut pardonner à l’étoile, le cœur—s’il y a eu cœur—est broyé sous le fard.
C’est encore plus atroce à la répétition générale. Il y a duel—et duel inégal. La sensibilité, l’émotion, le désespoir, la beauté et la bonté de Madeleine font balle et boulet contre elle avec les hommages, les applaudissements, les acclamations, l’emballement de toute la salle en délire: Claude est trahi et n’existe plus: il devient le plus sale cabot, le pire des mufles. Il est heureux de trouver sous la main une petite grue de tout repos, la môme Chouquette.
Et lorsque, plus éprise que jamais, Madeleine ne rêve qu’à son amant, lorsqu’elle l’appelle à son secours quand, dans la griserie et la communion du triomphe, l’auteur Pradel la serre de près et veut l’étreindre, c’est le directeur Bourgueil qui vient, très désintéressé et très froid: cette accolade d’auteur à interprète lui semble fort naturelle. Grands dieux! s’il lui fallait veiller sur les mœurs de ses pensionnaires—car Grandier n’est qu’une de ses pensionnaires! Leur passion? une passade! Madeleine peut supplier, s’offrir, râler: adieu! adieu! il va souper avec Chouquette!
Dès lors, n’est-ce pas? c’est la catastrophe. Cette admirable Madeleine, qui est un cœur et une âme sans plus, ne se peut résoudre à une gloire solitaire, à des apothéoses où le baiser final ne sera pas celui de Claude. Elle a repoussé Pradel, elle a repoussé l’obstiné Saint-Clair et, si elle accepte d’aller faire une tournée en Amérique avec Schattmann, c’est qu’elle médite un plus long voyage. Mais voici Bourgueil, voici la suprême entrevue, le dernier effort. Hélas! le comédien est plus maître de soi que jamais: c’est loin, les giries! Il ne s’agit que de répéter la scène finale de la pièce de Pradel qui n’est pas au point. Alors, comme par miracle, c’est un empoisonnement—ça tombe bien!—la triste héroïne, à la fois géniale et sincère, torturée et pathétique, se suicide sans en trop faire semblant, écoute, en vacillant, les froids compliments de son partenaire et s’abat, roide et désespérée, foudroyée par l’aconitine, tuée par le théâtre, l’illusion, le dégoût!...
Cette fin est émouvante, physiquement et même moralement. Elle termine brutalement—mais l’auteur n’est-il pas président du Club du chien de police?—une aventure colorée, brillante, habillée et vivante, une pièce un peu disparate qui a des longueurs, trop de mots, des personnages et des utilités inutiles, mais qui vit, rit et vibre, souffre et fait souffrir, qui présente des milieux curieux, des personnages connus et a une intensité croissante, dans un papillonnement et des développements attendus. Il y a une thèse, une ou plusieurs clefs—de si beaux décors et de si somptueuses robes!
Il est inutile, je crois, de dire combien Marthe Brandès a été admirable dans le personnage de Madeleine qui était fait pour elle. Elle y a des abandons, des déchirements, une tendresse souriante et charmante, une foi et une horreur qui espère encore, une harmonie secrète dans la joie et le sacrifice qui dépassent l’art et la vie même: c’est à crier. A ses côtés, Mme Frévalles est la plus sympathique des duchesses, et Mlle Pacitti une Chouquette mal embouchée, juvénilement sûre de soi, d’une fantaisie délicieuse.
Dieudonné est un vieux cabot un peu chargé mais qu’il rend vénérable et farce à la fois par son autorité bonhomme; Tervil est un garçon de bureau inénarrable et montre une fois de plus sa vis comica trop peu employée; Jean Laurent est parfait de tenue dans son personnage d’amoureux transi; Arvel est trop criant de ressemblance mais parfait dans la caricature de l’impresario; Bouchez est très comique; Deschamps aussi, et Garat a un gâtisme fort seigneurial. Quant à Calmettes et à Dumény, ils sont dignes de tout éloge. Calmettes, qui faisait l’auteur Pradel, a su donner sa dignité, sa force, son tact et son charme comme antidote à la goujaterie de son rôle, et Dumény, par sa tenue, sa sincérité dans la tristesse et jusque dans le mensonge, son cabotinisme géant, a prêté des lettres de noblesse à la muflerie meurtrière.
Monsieur le baron est servi!—et comment!
THÉATRE DES VARIÉTÉS.—Le Circuit, pièce en trois actes, de MM. Georges Feydeau et Francis de Croisset.
M. Francis de Croisset a un génie zinzolin, musqué, archaïque, voluptueux et pervers qui raffine sur tout—quand il raffine; M. Georges Feydeau est le jeune vétéran de la joie-née, de la farce triomphale, de l’invention comique: à deux, c’est le plus joli, le plus parfait attelage, grâces et ris, poudre et salpêtre, mouches et chatouilles. Mais, comme dirait M. de La Palisse, l’automobile souffre-t-elle un attelage?
Car il s’agit d’auto—et le titre le prouve. Titre un peu lointain déjà: les circuits ont vécu—ou presque. Souhaitons une survie à la pièce des Variétés.
Elle commence comme la Veine, d’Alfred Capus. Dans un garage peu achalandé et tenu par une beauté sur le retour, Mme Grosbois (ex-Irène), la nièce de la patronne, la jeune Gabrielle et le chauffeur Étienne Chapelain s’aiment d’amour si tendre qu’ils se sont mariés secrètement. Le jeune et gros fabricant Geoffroy Rudebeuf (de la marque Rudebeuf) s’est épris de Gabrielle et entasse pannes sur pannes, commandes sur commandes pour la voir et se déclarer. Ça va aller tout seul: Mme Grosbois traite l’affaire: cinq cents louis à sa nièce, une belle voiture pour Étienne qui est ambitieux et veut courir dans le circuit de Bretagne—et voilà! Mais Chapelain ne mange pas de ce pain-là—ah! mais non! Et comme un ami et concurrent de Geoffroy, M. Le Brison (de la marque Le Brison), est là, il est si ravi de la maestria avec laquelle le citoyen Étienne a cueilli, arrangé et saqué le hideux rival Rudebeuf, qu’il l’engage immédiatement: c’est lui qui mènera à la victoire la marque Le Brison: c’est la joie, la gloire, la fortune. Hourrah!
Nous voici en Bretagne, dans le château du comte Amaury de Châtel-Tarran, fantoche antédiluvien—il date du second Empire—ex-brillant capitaine de concours hippique, ci-devant amant de la belle Irène. Il hospitalise Le Brison et son ensorcelante et fantasque maîtresse Phèdre, le ménage Chapelain et la matrone Grosbois. Phèdre a des curiosités à l’endroit du vainqueur de demain, du héros en cotte bleue, du coureur Étienne, qui est «beau môme». Elle oublie sa dignité à ses pieds, sa face contre sa face et jusqu’à sa main dans son dos. Le malheur veut que le monde revienne d’une tragi-comique excursion en auto, et, dans sa hâte à retirer sa main, Phèdre laisse un souvenir piquant dans l’épine dorsale de Chapelain, une bague endiamantée. Vous voyez la suite: la jalouse Gabrielle trouve la fâcheuse bague, l’accepte de son mari, bonasse et honteux, mais il s’agit pour lui, après, de la gagner: elle vaut douze mille francs et il ne les a pas sur lui. La satanique et friande Phèdre l’entraîne dans un réduit galant, tout à fait ignoré, qu’elle a découvert; un autre secret permettra à tout le monde d’assister, à travers une glace, à leurs ébats passionnés, mouvementés, répétés, à des effets de draps, de chemises de nuit, de baisers et de lassitudes qui se reprennent—et c’est le drame. Il ne s’agit que de divorces, de revanches, de vengeances, d’assassinats!
Hélas! voici le circuit: il faut vaincre ou mourir—avant de tuer! La gloire et l’intérêt passent avant l’honneur des familles! Et c’est tout le tumulte, l’angoisse, la confusion, le tohu-bohu des grandes épreuves: coups de sifflet, coups de trompe, fumée, passage foudroyant des voitures à travers des kilomètres ondoyants, des routes en lacs, entrelacs, zigzags, virages traîtres et angles obtus; à peine si nous avons le temps de voir échapper Gabrielle en chemise aux baisers trop vengeurs de Rudebeuf, d’entendre la querelle homérique de ladite Gabrielle et de Phèdre se disputant leur homme et se voulant crêper le chignon. L’émotion du danger, l’émotion de la victoire—car Étienne gagne, n’est-ce pas?—réunit tout le monde en un embrassement—et c’est la gloire et la fortune—en famille.
Espérons que ce sera le succès pour la pièce. Un peu de tassement et de clarté, un peu plus d’air au dernier acte, des effets moins gros à la fin du deux, des entr’actes moins longs et portant moins à l’impatience et au désespoir, un je ne sais quoi de plus léger et de plus parisien—ce n’est rien pour les deux sympathiques auteurs—et ce serait, ce sera une jolie carrière. Il y a tant de mots de situation, de gaieté et de jeunesse!
Et c’est joué!...
Albert Brasseur, en salopette bleue, déploie une bonne humeur, une fatuité cordiale, une béatitude naïve de septième ciel: c’est un Étienne naturel et divin. Guy, à son ordinaire, est exquis de mesure dans le comique: c’est un Le Brison de cercle et de boulevard mieux qu’authentique; Moricey, tout noir et tout bouillant, est le premier des chauffeurs; Prince est tout gentil et tout hilarant dans le personnage de Rudebeuf, et son chauffeur, le veule et joueur prince Zohar, est très falotement silhouetté par Carpentier.
Mme Grosbois, c’est Marie Magnier, d’une autorité gracieuse, d’un comique fin et élégant dans la pire outrance; c’est Mlle Diéterle qui incarne avec crânerie, désinvolture et sincérité la mutine Gabrielle et qui, piaffante, aguichante, geignante, est toute honnêteté et tout amour. Mlle Lantelme est la séduction même, infernale et trépidante: c’est Phèdre, Vénus tout entière à sa proie attachée—et accrochée, Phèdre aux Porcherons et au garage, Phédrine et Phédrolette, impérative et suppliante comme une planche de Rops.
Enfin, Max Dearly, ataxique, déboîté, boitillant, est allé aux nues. Cet Amaury de Châtel-Terran est la plus cruelle caricature de vieux beau. Il est à crier et à pleurer. Son chapeau, sa badine, son asthme, sa vue basse, sa moustache teinte, son dandinement douloureux et prétentieux, tout est d’une vérité à peine chargée, hélas! C’est du grand art, c’est de l’histoire, c’est très gai—et effroyablement mélancolique. Déjà!
BOUFFES-PARISIENS.—Lysistrata, comédie en quatre actes et un prologue, de M. Maurice Donnay. (Première représentation à ce théâtre.)
C’est une idée délicieuse et savoureuse qu’eut Mme Cora Laparcerie d’inaugurer sa jeune direction sous les auspices d’Athènes et de Cypris, de la poésie la plus joyeuse, la plus tendre, la plus diaprée, sous la lueur et le rayonnement de l’étoile de Maurice Donnay. Voici dix-sept années que cette étoile brilla autour de l’Opéra, à l’Eden-Porel, après avoir jeté ses premiers feux dans Phryné et dans Ailleurs, au firmament de Rodolphe Salis, berceau de gloire, pour connaître bientôt l’apothéose d’humanité et d’immortalité, la flamme immense et alanguie d’Amants; et, après une reprise triomphale avec la créatrice Réjane, il y a treize ans, Lysistrata revient, toute neuve, toute vraie, toute éloquence, toute chair et tout cœur, charmer ses anciens et nouveaux amis, susciter les sourires les plus divers, émouvoir un peu et faire courir, dans cette claire et jolie salle des Bouffes, un frisson de plaisir, d’aise, de joie, une jouissance, si j’ose dire,—et c’est le mot,—d’esprit, de finesse, d’à-propos et d’à peu près ailés, de grâce attique et parisienne, de santé et de sérénité, de jeunesse verte et bleue, sans parler d’une teinte de mélancolie qui jette une ombre mauve sur ces marbres animés.
Nous ne réveillerons pas, n’est-ce pas? l’ombre géniale, lyrique, indécente, réactionnaire et cruelle d’Aristophane. Nous n’avons même pas à résumer Lysistrata: c’est, on le sait, la grève des femmes d’Athènes, irritées de la longueur d’une guerre qui, depuis quinze ans, s’arroge et se réserve à peu près toute la chaleur de leurs époux et de leurs amants. Et, cependanti c’est une guerre à la papa: il y a le repos hebdomadaire, ou, tout au moins, la trêve de Zeus, où les hommes rentrent en ville, musique en tête, et embrassent chacun leur chacune, martialement. Mais les femmes ne veulent plus partager leur dieu avec Bellone: la belle Lysistrata réunit la cour plénière, le ban et l’arrière-ban des épouses et des courtisanes d’Athènes, et leur fait prêter le rude serment de chasteté. Elles ne se laisseront reprendre ou prendre que lorsque la paix sera signée. Ah! les mines et les attitudes des pauvres mâles en non-activité par retrait d’emploi—et leur exode piteux vers les maisons de joie! Mais Lysistrata, rebelle aux baisers de son mari Lycon, ne peut résister aux supplications de son ami, le jeune général Agathos,—et c’est dans le temple même de la chaste déesse Artémis qu’ils iront consommer leur adultère parjure et sacrilège. Et c’est une leçon très amère. Autre leçon amère: les courtisanes respectent plus fervemment et férocement leur serment que les femmes mariées. Et de toute cette amertume sourd un continu délice, une joie ironique et douce, une fusée de mots, de pensées, d’humour, une forêt de gestes—et des danses, et des chants, et du désir. Et, lorsque les gestes amoureux d’Agathos et de Lysistrata ont renversé et brisé la statue d’Artémis dans son temple, ce sera un miracle tout naturel de la remplacer par l’image triomphale d’Aphrodite: l’Amour régnera sur Athènes avec la Paix, sa sœur et sa mère,—et ce sera toute douceur et toute beauté.
Mais faut-il chercher une trame dans cette tapisserie profonde et irréelle, dans cette savante cataracte de rires, de titillations, de splendeur et de joliesse?
C’est une débauche d’harmonie, de rythmes, de fantaisie, de réalisme ironique et lyrique. Et une mise en scène musicale et parfaite groupe, derrière un rideau délicieux et pensant de Lucien Jusseaume, des ensembles en nuances de merveilles, des groupes en voiles, des nudités vaporeuses dans la vapeur du soir idéal de la cité de Platon: il y a une danseuse asiate, Mlle Napierkowska, qui incarne le délire, l’impossible, le martyre et la volupté; il y a Mlle Calvill qui déclame et chante les vers les plus troublants; il y a une musique constante et archaïque de M. Dutacq.
M. Karl est un Agathos jeune et ferme, un peu railleur, très passionné, d’une voix juste et chaude et d’un corps sincère; M. Hasti est un mari très congruent, bâti en hoplite de premier rang et fort excité; M. Bouthors est aussi gigantesque que désabusé; MM. Lou-Tellegen, Arnaudy, Darcy, Sauriac, Savry, Chotard, etc., etc., sont excellents et divers; M. Gandera a très artistement distillé les vers du prologue. Mlle Renée Félyne est bien disante, très souple, très hiératique dans son personnage de la courtisane Salabaccha; Mlles Moriane, Vermell, Florise, Destrelle sont charmantes; Mlle Clairville est tout à fait exquise de tact et de vérité dans le plus légitime désir; Mlle Lavigne est, comme toujours, fantastique en nous rendant—et comment!—Lampito, femme au tempérament excessif.
Quant à Lysistrata, c’est «la patronne» Cora Laparcerie. Un peu gênée et émue au premier acte, dans son discours, elle s’est reprise et donnée, ensuite, de tout son talent et de toute son âme: elle a eu toute l’hésitation, toute la conviction, toute la résistance, toute la passion, l’autorité et l’abandon, la faiblesse et la rouerie de son personnage éternel, féministe, amante, enthousiaste et retorse, religieuse de cœur, impie malgré soi.
Dans cette soirée, Cora Laparcerie a bien mérité de la République dont elle parle, de la République athénienne.
THÉATRE DU VAUDEVILLE.—Maison de Danses, pièce en cinq actes, de MM. Nozière et Charles Muller (d’après le roman de M. Paul Reboux).
Mes lecteurs connaissent la conscience et la verve de M. Paul Reboux et ont pu lire le très vivant et très honorable roman dont MM. Muller et Nozière ont, l’un après l’autre, tiré la pièce nouvelle du Vaudeville. M. Muller est fort érudit et se pique de connaître l’Espagne en détail et à fond; quant à M. Nozière, il est tout esprit critique, toute sensualité non halante, toute nostalgie sceptique et voluptueuse: il prête à l’actualité des voiles antiques et fins et trousse sur n’importe quoi des dialogues platoniciens et aristophanesques, des fantaisies profondes et parisiennes que Taine et Renan pourraient signer,—après leur mort.
Le roman de M. Reboux était fort dramatique et terriblement pittoresque: après cette merveille de Pierre Louys, la Femme et le Pantin, après l’âpre et délicieuse Marquesita du pauvre Jean-Louis Tallon, il nous faisait goûter du fruit vert, du piment sanglant des Espagnes. M. Nozière, en transportant sur la scène les journées, de M. Reboux et de M. Muller, y a ajouté du sien, de la grâce, de la cruauté, de la perversité, de la philosophie, et, dans des décors somptueux et magnifiques, dans une mise en scène en relief et en chair, c’est une pièce étrange et composite.
Vous voyez la maison de danses, minable, étique, rutilante au dehors, affreuse de saleté au dedans; deux servantes pour le patron Ramon et sa mère Tomasa, pour les artistes mâles et femelles, pour toute la clientèle de Cadix; la première, Concha, honnête et laborieuse, va épouser le pêcheur Luisito; l’autre, Estrella, est une moucheronne bâtarde, toute luisante d’yeux et de cheveux, fainéante, endiablée, avide déjà de gloire et d’amour, qui joue des prunelles pour tout le monde, empaume son patron Ramon, enjôle Luisito et son frère Benito, et veut danser envers et contre tous. Elle a la vocation: elle n’a même que celle-là; nous verrons trop tôt que c’est dans les jambes, les jambes seules, que siègent son cœur et son âme.
En affolant l’équivoque Pepillo, en enrageant de jalousie le brutal et quadragénaire Ramon, avec des refus et des promesses, elle arrive à prendre ses premières leçons, en fraude; la terrible Tomasa n’aime pas que ses servantes volent de leur obscurité dans le grand art. Mais la voilà elle-même la douairière: le sentiment de la perfection l’emporte sur son autorité jalouse; cette Estrella est douée. C’est elle-même qui l’éduquera.
Voici le grand soir des débuts: le bouge regorge d’ouvriers, de marins, de pêcheurs, de soldats; il y a même une ancienne de la maison, une grande étoile de Paris. La vieille Tomasa chante ses cantilènes les plus rauques et les plus fiévreuses; les danseuses et les danseurs font leurs pointes les plus charmantes. Mais place au miracle: c’est Estrella et Pepillo dansant bouche à bouche et ventre à ventre, c’est Estrellita mimant la possession et le délice, tous les jeux, tous les caprices des pires Vénus; le fandango, la sevillana, le tango, des danses barbares; c’est le triomphe, la quête miraculeuse; c’est la jalousie plus formidable de Ramon, après l’enthousiasme universel; il gardera Estrella, l’empêchera de rejoindre le brave père de famille Benito—et c’est la majestueuse matrone Tomasa qui retiendra la pie au nid et trompera le malheureux pêcheur.
Les manigances continuent; les ménages frères de Benito et de Luisito en sont ravagés. La brave Concha et son honnête belle-sœur Amalia, femme de Benito, sont affolées; la pure Amalia donne des conseils de courtisane à Conchita pour garder son mari, mais rien n’y fait: en une visite, l’étoile Estrella, fiancée à Ramon, va emmener toute la maisonnée, Benito qui doit fuir avec elle, Luisito qui doit la rejoindre dans le jardin des moines, par la brèche, que sais-je? Le jaloux Ramon s’est aperçu de la chose: il prouve à ses deux amis qu’ils sont tout autant bernés que lui: ils tueront la traîtresse. Ou plutôt, Luisito la tuera tout seul: il le jure sur la croix de la procession du Vendredi-Saint qui passe sous les fenêtres.
Ils ne tueront rien du tout; dans le jardin rose, mauve et rouille, Estrella défiera la fureur, la rage, l’enlacement même de ses trois amants, les excitera, les raillera, les embrassera, les poussera l’un contre l’autre, et, d’humiliations outrées en caresses mimées, de supplications en outrages, d’agenouillements en sursauts et en provocations, susurrante, balbutiante, insolente, diabolique et divine, finira par s’évader de ce Cadix étroit, de cette conjuration de pauvres gens, pour rejoindre à Paris son digne compagnon Pepillo, tout vice et tout infamie, cependant qu’une pauvre gosse de treize ans, qui a soif de joie et de liberté, clamera, en voyant ce trio de malheureux, de misérables lassés et meurtris: «Oh! C’est ça les amoureux! Oh! oh!»
Et c’est plus triste que mille morts!
Cette histoire est brodée de mille variations, de mille finesses; il y a, avant le dénouement, une conversation de trois moines blancs dans l’horizon rose,—que serait l’Espagne sans moines?—de moines gentils, idylliques, pacifiques, qui paraîtrait divine dans les colonnes du Temps. Mais dans ce drame ramassé, pourquoi ce hors-d’œuvre à la fin? Pourquoi le personnage de la vagabonde ne fait-il que traverser les derniers tableaux? Du symbole? De l’ibsénisme en Espagne? J’aime mieux Mérimée.
Tenons-nous-en aux réelles qualités de cette action trop riche et trop simple, trop rapide et trop décousue. Lérand est, naturellement, admirable d’intensité et de sobriété, de vérité et de chaleur contenue dans le personnage de Benito; Gauthier est merveilleux de sincérité et de violence dans le rôle de Luisito; Arquillière campe en pleine graisse, en pleine colère, en plein cœur, son type difficile de Ramon; Jean Dax est plus qu’inquiétant en sa trop jolie silhouette du Pepillo à tout faire—et il danse à ravir; Baron fils est le seul qui fasse illusion en sereno: il est toute l’Espagne.
Mme Tessandier est une admirable Tomasa: patronne et mère, rêche, dure, affectueuse, elle est rauque et tendre et donne de la majesté à ses chansons et à tous ses gestes; Cécile Caron et Ellen Andrée dessinent des caricatures qui doivent retourner Goya dans sa tombe et qui tenteront Zulaoga, Sancha et Leal da Camara; Suzanne Demay est une charmante et touchante Concha, Blanche Denège une énergique et dolente Amalia, Nelly Cormon une fort appétissante danseuse arrivée et Monna Delza une errante impubère d’un appétit dévorant et de désirs très définis et infinis.
Pour Mlle Polaire, c’est sa pièce, comme ce serait sa guerre si elle n’était qu’impératrice. Elle a tout loisir de gaminer, d’allumer, de terroriser, d’offrir ses lèvres, de mentir, de se courber en deux, en trois, de se relever en trombe, de jouer de tous ses membres, de caracoler sur place, d’être très authentiquement saltimbanque et, si l’on veut, shakespearienne.
Et il y a tant de spectacle, de bruit, de figurants intelligents et de décors émouvants! Relisez une page de Barrès sur Tolède, après: vous retrouverez l’Espagne. Le Vaudeville vous donne la violence du café-concert, de la vie, de l’amour—avec des costumes. Et c’est le triomphe de Porel.
ODÉON.—Jarnac, drame historique en cinq actes et en prose, de MM. Léon Hennique et Johannès Gravier.
La nouvelle aventure de ce pauvre Jarnac est touchante: Après avoir joui, pendant des siècles, de la plus triste réputation, après avoir donné son nom à des traîtrises authentiques et à des vaudevilles, voilà qu’on découvre qu’il fut le plus loyal des duellistes heureux et que son adversaire était un bretteur brutal, vénal, avantageux, trop sûr de soi et fort justement puni. Et MM. Hennique et Gravier réhabilitent ce vaincu antipathique, lui prêtent du cœur, de l’âme, une sensibilité virgilienne, racinienne, de l’abnégation et le plus pur sacrifice! Jarnac et La Châtaigneraie se tuent comme Titus et Bérénice se quittent; il n’y a plus de coupables, il n’y a plus que la fatalité, les rois—et les reines de la main gauche.
C’est là une générosité, une imagination extra-historique qui ne peut nous surprendre de la part du gentilhomme de lettres qu’est M. Léon Hennique; il n’est pas d’écrivain plus honorable, plus estimable, plus haut, et le titre de son chef-d’œuvre, Un caractère, est son propre titre à lui, son programme et sa confession. M. Johannès Gravier est lui-même un dramaturge historien qui écrivit, je crois, un Simon Deutz, très strict et très émouvant. La collaboration de ces deux auteurs si sympathiques a prêté aux magnifiques décors de l’Odéon, aux superbes costumes et à la mise en scène d’André Antoine une action forte, nombreuse, pleine et simple, écrite avec un soin méticuleux et digne des plus longs applaudissements.
Contons la pièce. François Ier est en train de s’éteindre patiemment. Il ne meurt pas du mal français et de la belle Ferronnière: il n’empêche qu’il se meurt. Sa maîtresse, la duchesse d’Étampes, est du dernier mal avec la maîtresse du dauphin Henri, Diane de Poitiers, et un peu trop bien avec le jeune gascon Jarnac. Le vieux roi s’en inquiète et, pour éviter des tourments, la belle affirme que les assiduités diurnes et nocturnes de Jarnac ne s’adressent qu’à sa jeune sœur Louise. Vous imaginez avec quel soulagement François apprend cette nouvelle, donne son consentement, sa signature et une dot énorme. La délicatesse de Jarnac souffre profondément, d’autant qu’il était chargé de demander la main de Louise pour son frère d’armes, son frère de jeu, son frère de toujours, La Châtaigneraie. Mais sa fiancée l’aime et il s’aperçoit qu’il l’aime aussi, dans sa sœur et en lui-même. Tout va pour le mieux. Hélas! le dauphin Henri sort avec Diane; Diane et la duchesse d’Étampes se jettent leurs âges, leurs maris, leurs amants à la figure. Jarnac, qui est dépensier, prétend faussement qu’il tient son argent de sa jeune belle-mère, et Henri l’outrage et l’accuse d’inceste. L’injure est effroyable. La Châtaigneraie l’assume. Les deux amis, les deux frères, devront se battre. Mais il faut attendre la mort du roi.
Pour l’instant, Jarnac coule à Rambouillet sa lune de miel, cependant que l’Italien Caize qu’il s’est attaché grâce à quelques écus, couvre ses amours. C’est là que l’orage éclate avec la foudre. François, qui veut une explication, mande La Châtaigneraie: l’outrage est plus violent: il y aura non duel, mais jugement de Dieu, en champ clos, solennel, définitif, en cérémonie. Pas tout de suite: Jarnac est aussi faible que l’autre est fort: il faut qu’il s’entraîne. Le roi a d’autres chiens à fouetter: son fils et ses courtisans qui complotent, qui jouent de son cadavre d’avance et de toutes les charges de l’État: il force les rebelles, les fouaille, les courbe, les agenouille. Pendant ce temps, Louise a retourné La Châtaigneraie et lui a montré son erreur; jamais Jarnac n’a abusé d’elle. Et les deux frères se retrouvent et tombent dans les bras l’un de l’autre; ils ne se haïssent pas, ils n’ont rien entre eux que l’irréparable, le poids de l’honneur barbare, de la coutume, deux couronnes et le monde! Mais ils ne se battront pas tant que le roi vivra.
Hélas! le Roi-chevalier, le Père des Lettres, a été brisé par sa dernière colère. Il agonise en se faisant lire les Triomphes, en se rappelant Marignan. Il se réconcilie avec son fils, lui recommande la duchesse d’Étampes, lui fait jurer de ne pas rappeler le connétable de Montmorency, de ne pas autoriser le duel Jarnac. Henri jure du bout des lèvres. Et dès que le vaincu de Pavie a fermé les yeux, Henri II, en vrai Valois, ne songe qu’à faire arrêter Jarnac et Mme d’Étampes, qui ont fui ensemble.
C’est un jeu pour l’astucieuse et cruelle Diane, devenue toute-puissante, de torturer Louise de Jarnac qu’elle a gardée en gage. Mais Jarnac revient la reprendre. Henri II la lui accorde, mais lui accorde aussi le duel, le jugement de Dieu dont on ne parlait plus. Hélas! hélas! Mais le divin Châtaigneraie console son adversaire, lui indique ses points faibles, s’offre en holocauste et a, dans le pire attendrissement, l’héroïsme le plus bouddhique et le plus moderne.
Et c’est le combat, le fameux combat: la lice, les gardes, les hérauts, les trompettes, les tentes, les juges, les chevaux, les tenants, les parrains, les hommes aux couleurs, les oriflammes; ce sont les serments, les prières des jouteurs, les embrassades assassines de Diane de Poitiers et de la duchesse d’Étampes; c’est l’assaut, le jarret tranché de La Châtaigneraie, la supplication de Jarnac pour laisser la vie au vaincu, pour reprendre son honneur, le silence haineux du roi, sa réponse glaciale et le long cri de douleur et de reproche du malheureux La Châtaigneraie qui ne peut traîner une existence ignoble et un nom aboli et qui meurt, qui mourra.
Tel est ce très vivant et très vibrant spectacle, tout historié, brodé, archaïque, éternel. Il y manque l’écroulement de Diane de Poitiers, la figure et l’âme de la reine Catherine de Médicis qui fut la géniale artisane de cet épisode,—et les effigies d’Henri II et de Diane sont un peu poussées au noir. Les tableaux, qui sont fort beaux, ressemblent plus à du Paul Delaroche qu’aux estampes de Tortorel et Périssin qui eussent été de mise. Enfin, la mort de François Ier, qui est fort belle, fort grande et est réglée avec majesté, aurait été plus véridique et plus pittoresque avec les rires des amis du dauphin et les cris du comte d’Aumale: «Il s’en va, le galant! Il s’en va!» L’admirable et bourru Maurice Maindron traiterait ce sujet avec un cynisme plus net et plus en fer.
Si Desjardins a plus la tête de Charles-Quint et d’Henri VIII que le faciès mince de François Ier, ce n’est pas sa faute; il a au moins sa grâce souffrante, sa majesté, son autorité: il est au-dessus de l’éloge. C’est Vargas qui est Jarnac: il est brave, aimant, douloureux. Joubé a toute l’insolence, tout le navrement, toutes les douleurs de La Châtaigneraie. Desfontaines est le fou Briandas, fort éloquemment, et pourra jouer Triboulet de plain-pied; Grétillat est un Henri II qui ressemble à Philippe II et n’a ni la fougue ni la gentillesse de son personnage: c’est un traître à l’espagnole, mais toute la responsabilité en revient aux auteurs; Fabre est délicieux de fantaisie armée, de courage dansant dans le rôle de l’italien Caize; MM. Coste, Bacqué, Denis d’Inès, Renoir, Stéphen, Maupré, Dubus, Dujen, Polack, etc., etc., se prodiguent de tout leur cœur dans des silhouettes sacrifiées.
Mme Grumbach est une Diane de Poitiers plus méchante que nature (mais ce n’est pas sa faute) et ne peut déployer son pathétique cordial et son charme; elle dit bien et juste. Mme Albane est une reine de vitrail; Mme de Pouzols est une épouse torturée, aimante, révoltée et pantelante, et Mlle Devilliers éclaire de ses cheveux blonds, de son sourire, de son regard, l’ombre de la duchesse d’Étampes: elle a une grâce, une émotion, une dignité royales.
COMÉDIE-FRANÇAISE.—Sire, pièce en cinq actes, en prose, de M. Henri Lavedan.
Il n’y a pas de fantaisie plus plaisante, de drame plus sobre et plus profond que la comédie en cinq actes divers que vient de nous offrir le Théâtre-Français. C’est simple et touffu, gaillard et touchant, pittoresque, attendu, imprévu, vivant, surtout, d’une vie colorée et nuancée, reconstituée patiemment et joliment, jusqu’au miracle, qui va de la gaudriole à l’héroïsme, de la farce au martyre, dans une progression comme nonchalante, une ordonnance sûre et ornée, un tact et une science voilés d’une écharpe légère.
Henri Lavedan est tout sourire et toute gravité: il avait vingt ans lorsqu’il écrivit le joli roman dont il a repris le titre. Il a, aujourd’hui, un peu plus de cinquante printemps: quelques jours. Ces quelque trente ans d’intervalle lui ont permis d’écrire, de penser, de souffrir et d’apprendre à son aise, de collectionner, de butiner parmi les siècles, les objets et les âmes, de scruter les secrets des gilets et des sabres, de se hisser aux sommets de l’Histoire par la corde raide de l’anecdote et de coudre la pourpre de la tragédie aux dessous roses du vaudeville.
L’intime collaboration de l’auteur du Nouveau Jeu et de l’auteur du Duel, leur philosophie amusée et sévère, leur indulgence érudite, leur goût de l’argot, de la grandiloquence, de la gaminerie et du bibelot, leur ombre de respect et de tristesse, leur imagination à la fois débridée et déférente, tout a fait balle—si j’ose dire—et ballet, tout a porté, ému, charmé.
C’est sur un dialogue entre une cuisinière et une garde-malade, dialogue digne d’Henri Monnier—et je ne sais pas de plus bel éloge—que s’ouvre l’action de Sire. En haut langage, en hautes ellipses, on nous fait savoir que la bonne Mademoiselle de Saint-Salbi, sexagénaire et convalescente, conserve une illusion, une lésion: elle croit, dur comme fer et or, à la survivance de Louis XVII: elle l’attend; elle le veut. Nous sommes au 21 janvier 1848. La servante Gertrude la garde, la lectrice Léonie, ci-devant grisette, les fidèles commensaux de la comtesse, le docteur et l’abbé se lamentent en constatant l’absence de la vieille fille: elle s’en est allée en prières à la chapelle expiatoire, pour l’anniversaire de l’exécution du Roi-martyr. Et elle revient, plus croyante que jamais: Louis XVII existe, il est tout proche! Il faut en finir, pour la sauver, lui montrer un faux dauphin. Mais elle a de la méfiance: Naundorf—qu’en pensez-vous, Otto Friedrichs?—Richemond—qu’en dites-vous, Jean de Bonnefon?—lui ont paru des imposteurs. Qui trouver? D’aventure, un grand gaillard est là, pour réparer la pendule qui ne joue plus: «Vive Henri IV», un homme à tout faire, horloger, postillon, acteur, valet, soldat, à l’en croire, qui sait enjôler les filles—telle la lectrice Léonie Bouquet, et réparer les fourneaux, un bousingot avantageux et naïf que la bonne Saint-Salbi a congédié avec horreur, tout à l’heure, parce qu’il lui rappelait le cordonnier Simon: les deux conjurés, l’abbé et le docteur, le regardent et lui découvrent une autre ressemblance: c’est Louis XVI tout craché, par conséquent Louis XVII. On verra.
L’horloger d’occasion se nomme Denis Roulette. Dans son grenier du quai de Bourbon, en négligé du matin et en bottes à cœur, il fume la pipette de l’indépendance. C’est un grenier très Béranger et très Paul de Kock: Denis n’a plus vingt ans, il en a quarante-huit; il est donc très bien. Des coups de sonnette furieux ne le tirent pas de sa sérénité. Il se décide à ouvrir: c’est la lectrice Léonie Bouquet qui a promis de venir le voir, avec un baiser à la clef. Joie, délice, fraîcheur, jeunesse! Léonie, charmante, admire le capharnaüm, la vue, la friperie, la cage; elle adore ce vieil enfant, le cœur sur la main et toute chimère dans les yeux. Elle pâme encore plus lorsqu’il l’enferme dans une cache: on a frappé—un peu fort. C’est que Roulette est bonne fille; il s’est laissé enrôler par un vieillard dans la terrible société secrète de la Main-Rouge—et les voici, les conspirateurs, grotesques et féroces; jamais Denis ne s’est tant amusé! Il se lance dans les couplets sur les complots, promet et jure tout ce qu’on veut: on a le temps d’attendre!
Mais après, nouvel aria: c’est le docteur, c’est l’abbé! Ils viennent faire la leçon au futur faux dauphin et exultent en apprenant qu’il est comédien, qu’il fut Dorange, l’Aveugle de Bagnolet! Il est ignare, mais il a le physique. L’ex-Dorange ne se tient pas d’aise: jouer, jouer encore, jouer sous le toit de Léonie, quel rêve! On lui offre cent francs, pourquoi? Il jouerait pour rien, pour le plaisir! Quelles effusions, après le départ des excellents impresarii! Et l’on rira, landerirette! Et l’on rira, landerira!
L’on rit. Quelle entrée que l’apparition de Louis XVII, après un long retard, au trois! Il a exigé les flambeaux. Très lointain, très majestueux, très nuageux malgré son ventre drapé dans le manteau d’Ossian, nimbé du prestige mystique du malheur, un peu poudré, un peu pâli, il vient éclairer d’une réalité quasi divine le rêve de Mlle de Saint-Salbi! Il parle, grasseye, joue, condescend, ravit! Il convainc! Il laisse lire, sur un chiffon de papier graisseux, le nom des graines rares—colorados gigantea—que la petite Saint-Salbi lui donna à l’Orangerie, en 1791, et qu’il ne se rappelle pas: c’est un mot difficile! Et la comtesse ne peut le laisser parti ainsi: elle le cachera, l’hébergera dans la chambre toujours vide de son frère le chevalier, se consacrera à lui, corps et biens. Hélas! hélas! le pauvre Roulette ne peut refuser: il est si bonne fille!
Il s’est laissé faire. C’est pour lui une stupeur épouvantée lorsque la brave Léonie lui dit son dégoût et son horreur. C’est par bonté qu’il a accepté ses trois repas, des cadeaux, des hommages! Il s’est amusé, eh! oui! mais moqué, non! Une canaille? il est une canaille! Jamais! Mais voilà que Mademoiselle lui apporte cent mille livres de rentes qu’elle a héritées du chevalier! Il filera sans toucher à l’argent—et Léonie est si touchée qu’elle l’embrasse!
La comtesse de Saint-Salbi revient, suffoque, chasse la lectrice.
Hélas! encore! Roulette est obligé de rejouer! Il doit à son personnage de réduire encore, de séduire, en paroles, la pauvre, chaste et vieille vierge et d’être plus noble que jamais! Hélas! de plus en plus! c’est fini de rire: l’insurrection gronde, le tambour bat, on attaque les Tuileries, en face: la Main-Rouge a retrouvé, repris son Denis Roulette: il part faire le coup de feu. Et, dans la chambre vide, la vieille illusionnée furette et se reprend: les accessoires sont de théâtre, le Saint-Esprit est faux: qu’est-ce? Elle saura!
Elle sait!
C’est le 24 février. Un étrange Louis XVII paraît, en capote de garde national, fumeux de poudre, ivre: il s’abandonne et se confesse, s’excuse de ses impostures, proclame son honnêteté, se laisse accabler; mais épouvanté de la grandeur de sa victime, il ne survivra pas aux résultats de sa farce: il va se faire tuer, quoiqu’il ne soit pas brave, dans les rangs du peuple. Non! non! d’avoir touché aux fleurs de lys, comme au voile de Tânit, il est consacré jusque dans le sacrifice: c’est pour les lys qu’il doit mourir, même pour l’écusson à lambel, même pour l’usurpateur! Et, dans le fracas des balles, des boulets, de la Marseillaise et du Chant du Départ, nous apprenons qu’il a été tué en défendant le trône de Louis-Philippe. Léonie sanglote et Mlle de Saint-Salbi clame plus fort que jamais sa foi en l’éternel Louis XVII.
Ce dévouement tragique a un peu étonné les gens qui tranchent de tout—et des genres, et qui veulent qu’on soit tout à fait gai ou terriblement triste.
Et la vie?
Cette délicieuse, laborieuse et joyeuse époque de Louis-Philippe commence et finit dans le sang. La pièce d’Henri Lavedan pourrait être plus une et plus gaie: elle est vivante et vraie. Tant pis pour l’Histoire!
Elle est admirablement jouée. Siblot est un docteur qui sort d’une miniature de Thévenot et a la plus jolie discrétion et le dévouement le plus sobre. Louis Delaunay a une silhouette inoubliable d’abbé des Mystères de Paris, le cœur le plus sûr et une éloquence, une onction aussi involontaires que parfaites; Grandval a toute la sensibilité et la férocité du citoyen Cherpetit qui aime les pigeons et déteste les plus doux tyrans; MM. Joliet, Falconnier, Hamel et Lafon sont les plus ténébreux, les plus comiques des boutiquiers et carbonari de clubs; M. Garay est un délicieux notaire, et M. Roger Alexandre mime et joue un peu trop le rôle d’un officier qui devrait être rauque, sans plus, sans parler d’un bicorne qu’il porte à la main et qui est ridiculement petit.
Mme Thérèse Kolb est, à son ordinaire, une servante forte en gueule, en cœur et en âme; Mlle Lynnès, une garde-malade digne de Daumier. Mlle Marie Leconte a été acclamée: elle a toute la grâce, tout le romantisme et toute la sagesse de la grisette, la fleur du dévouement et de l’amour, le sourire de la Grande-Chaumière, la fraîcheur du lilas, l’éclat des roses de Redouté. Et quelle pureté de voix et de geste! Elle s’appelle Bouquet: elle est mieux, le délice même.
Blanche Pierson est un miracle de naïveté pensante, de dignité fiévreuse, d’extase sereine, de colère pure, dans le personnage de Mlle de Saint-Salbi; elle a un comique aussi sacré que son horreur; c’est véritablement une sainte et une reine.
Quant à Félix Huguenet, il est lui-même et tout lui-même. Sa gentillesse, son entrain, sa bonne grâce, sa joie naturelle, sa facilité, sa rondeur, sa naïveté, tout entraîne, tout plaît, tout domine. Sa composition du rôle de Denis Roulette est un chef-d’œuvre sans effort, une création cordiale et profonde qu’on n’oubliera de sitôt.
Car, dans des décors inouïs et plaisants, dans une mise en scène mieux qu’historique, avec des bibelots et des accessoires du temps, jusqu’aux cartons à chapeaux, Sire vivra. On y entend des musiques: le Chant du Départ:
Et la Parisienne, de Casimir Delavigne:
Soyez tranquille, Henri Lavedan, tout Paris marchera!
THÉATRE SARAH-BERNHARDT.—Le Procès de Jeanne d’Arc, pièce en quatre actes, de M. Émile Moreau.
Jeanne d’Arc est la patronne de la France. Mieux que sainte Geneviève, patronne de Paris, plus sainte, plus haute, plus près de la terre et du ciel, angélique et virile, héroïque et simple, miracle réaliste, souffle d’acier et d’azur, elle prête des ailes immenses à la force de la France éternelle, donne un corps à l’espoir de la patrie mourante et jette sur le malheur même l’ombre sacrée de son armure: militante dans le triomphe et dans le martyre, elle jaillit toute droite des larmes, du deuil, de l’horreur d’un pays envahi et comme anéanti, accomplit sa mission de foi et de gloire, hausse le sublime naïf et voulu jusques au sacrifice involontaire et à la suprême beauté de l’effort interrompu, de l’apothéose meurtrie, de l’éternité convulsée.
C’est une figure-âme, une bannière-fée, une épée d’idéal: nous n’en avons, après des siècles, ni un portrait sûr, ni une authentique effigie. En peinture, en sculpture, en écriture, on a varié et erré. Et comment en pourrait-il être autrement pour Celle qui est toute vertu, virtus, courage, pureté, excellence de cœur, innocence armée, puissance de la terre et du ciel? Je ne veux pas l’imaginer, je ne veux la voir ni dans un livre ni sur la scène: c’est toute pauvreté et toute grandeur, c’est la flamme de France, sans visage et sans voix: sa voix de vierge s’en est allée retrouver les voix de ses saintes, ses cendres se sont perdues dans le firmament; elle est le signe divin de la Patrie, le gage entre la France et Dieu. Elle déborde, dépasse, défie toute histoire et tout drame: c’est un étendard subtil et infini qui atteste notre éternité.
Me voilà bien à mon aise pour dire que Mme Sarah Bernhardt a été admirable, émouvante jusqu’à faire crier, écrasante de jeunesse, de pudeur, de misère pathétique et fière dans le drame sobre, coloré, dépouillé à dessein qu’écrivit M. Émile Moreau.
Ce consciencieux metteur en scène d’anecdotes petites et grandes, ce collaborateur érudit et prudent de feu Victorien Sardou avait été, avec son illustre associé, de la longue victoire de Madame Sans-Gêne: son œuvre présente, c’est la Pucelle géhennée.
Mais l’auteur compose et ruse: il veut du nouveau. Du nouveau dans ce mistère vivant du XVe siècle, qui ne comporte que simplesse et méchanceté, sainteté et diablerie! Il nous montre un duc de Bedford, régent d’Angleterre, neurasthénique—déjà!—et sentimental, mystique et possédé, qui a échappé moins que personne au prestige de la petite pastoure de Donremy! Jeanne est prisonnière dans la Grosse Tour de Rouen. Le terrible Warwick veut son jugement et sa mort, d’accord avec le cardinal Winchester, les docteurs de l’Université de Paris et les évêques bourguignons: c’est un beau tableau, riche en couleurs: du fer, de la pourpre, du violet, du noir et du brun, des croix rouges, jaunes et sombres. L’évêque de Beauvais, Cauchon, tremble, malgré la promesse du trône archiépiscopal de Rouen; les prouesses et la grâce de la Pucelle pèsent sur tous, en lumière. La reine-mère, Catherine de France, admire la captive et la voudrait protéger et sauver; le petit roi Henri VI frémit de terreur dans cette atmosphère d’inquiétude et de férocité. Mais le cardinal et les prêtres torturent ce fiévreux Bedford: il est envoûté, maléficié par Jeanne, qui est satanique; le régent, malgré la reine, fait signer par le roitelet la mise en accusation de la prisonnière.
Et c’est l’horreur héroïque et pantelante, l’audience ecclésiastique où la sainte est amenée en confiance: l’envoyée des bienheureuses parle devant les prêtres. C’est l’interrogatoire, presque exact, si beau, si grand, si simple, où la sublime paysanne dit sa pauvre naissance, ses pauvres travaux, son ordination surnaturelle sous l’arbre des fées, sa marche vers le roi, ses chevauchées, ses triomphes: elle n’a ni orgueil ni crainte et va, va, par phrases courtes, par mélopées, comme elle alla sur les routes, en arroi de guerre. Elle ne perçoit ni les pièges ni les perfidies: elle s’est étonnée de porter de lourdes chaînes, tout à l’heure: pourquoi devinerait-elle le mal quand elle ne le fit jamais? On va la soumettre aux plus atroces tortures: elle a à peine le temps de s’effacer! Bedford s’élance: non! non! Il se reprend, se précipite: on ne touchera pas à Jeanne!
Elle est dans son cachot, livrée aux sarcasmes, aux outrages, aux désirs, même, de ses gardiens, quand l’inévitable Bedford fait son entrée, chasse à coups de fouet les brutes et s’attendrit, pleure, s’humilie. Sa tristesse est contagieuse: Jeanne s’apitoie et s’apeure sur le sort de son amie Perrinaïk livrée aux flammes comme sorcière, sur son propre sort qu’elle pressent et qui fait horreur à sa jeunesse. Le régent voudrait la sauver, malgré elle, l’emporter. Mais les juges reviennent—et l’arrêt. Les docteurs d’Université s’acharnent, Cauchon le pusillanime s’efface et Jeanne a une défaillance: elle se rétracte, pour Bedford, pour la reine! Elle aura la vie, avec le pain de douleur et l’eau d’angoisse, dans un perpétuel cachot!... Voici un bruit, un son argentin, voici les cloches de l’Angelus! Elles apportent à la captive les voix chères de la forêt lorraine, les voix souveraines et célestes de Madame sainte Marguerite, de Madame sainte Catherine, de Monsieur saint Michel! Reconquise et délivrée, Jeanne déchire sa rétractation, broie le parchemin sauveur: elle mourra, mourra, mourra, pure de tout péché, de tout mensonge, de toute faiblesse!
Et c’est l’instant du supplice: les juges, les princes, les dignitaires sont réunis pour voir le cortège: l’épouvante et la mort soufflent sur eux. Ce sont des maudits qui s’injurient, se déchirent et s’affolent, dans des sons de cloches, des clameurs et un respect qui ne va à eux: le petit roi ferme les yeux pendant que la reine Catherine lui détaille, d’une voix défaillante, la lugubre théorie... Un grand cri de «Jésus!» vient frapper à l’âme tous ces maudits, cependant qu’un jeu de flamme du bûcher vient les aveugler et que Bedford, fou, clame, clame, dans ce chaos de remords et de crime.
Il y a, vous l’avez remarqué, un peu trop de roman dans ce procès-verbal qui se devrait d’être tout digne, tout nu, roulé dans la légende dorée. N’est-ce pas pousser un peu loin l’entente cordiale que d’imaginer un Bedford chastement amoureux de sa victime? N’est-ce pas être trop aimable pour Cauchon, en accablant d’autres prêtres, que de lui prêter de la pitié et de la déférence?
Mais le spectacle est admirable et l’émotion certaine. La gentillesse de Bedford pourra servir dans une tournée d’Amérique. A Paris, nous avons des tapisseries, des costumes, des cuirasses, des chaperons, des paletots d’armes inouïs.
Nous avons des acteurs excellents et convaincus.
MM. Decœur, Chameroy, Maxudian, Charles Krauss, Guidé, Jean Worms, Duard, Bussières, Weil, Clarens, etc., etc., luttent de sincérité, de brutalité, de sensibilité, de puissance, de douleur et d’effroi; le jeune Debray est charmant dans le rôle du pauvre petit roi Henri VI; Mme Marie-Louise Derval est admirable de dignité, de tristesse harmonieuse et touchante, de courage douloureux dans le personnage de la reine Catherine.
M. de Max, avec ses moyens ordinaires et extraordinaires, sa furieuse science des attitudes, sa voix bramante, est un Bedford excessif jusqu’à l’hystérie et à l’épilepsie: c’est de la plus déchirante beauté.
Et j’ai dit la séduction, la grâce, le tragique poignant de Sarah Bernhardt: sans alternatives, toute et toujours dans le noir, dans la peine, dans les affres, avec l’envers de ses extases et le seul trésor de sa prédestination, avec cette seule note de faiblesse fière, héroïque et résignée, elle est délicieuse de rythme, de suavité; trompette brisée et harpe d’au-delà, elle touche, frappe, plane, règne; elle est enfant et déesse, chante, épèle, chevrote, clame, plane dans le ton des séraphins; c’est toute émotion, toute souffrance, tout réconfort. Aux innombrables et indéfinis applaudissements du public, j’ajoute mon salut à la dernière idole.