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Du suffrage universel et de la manière de voter

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VII

Supposez donc que le législateur leur dise: «Je vous dois une loi juste, et vous n'êtes pas traités selon la justice, lorsque, appelés à donner votre confiance, vous êtes forcés de choisir entre des gens que vous ne connaissez pas. A présent, vous les connaîtrez, et vous ne donnerez votre confiance qu'avec certitude. Désormais, dans chaque commune, cent électeurs du premier degré nommeront un électeur du second degré. Je ne limite pas votre choix; quel que soit votre élu, riche, pauvre, noble, bourgeois, ouvrier, paysan, cela vous regarde. Je n'exige de lui aucune preuve ni degré de fortune ou d'éducation; je n'exclus que les faillis et les gens condamnés par les tribunaux; à vous de choisir, où vous le trouverez, l'homme le plus honnête, le mieux informé, le plus capable. Voilà pour les campagnes, les bourgs et les petites villes.—Pour les villes moyennes et grandes, chaque quartier nommera ses électeurs, de la même façon qu'une commune ordinaire.—Tous ces électeurs élus se trouveront, à un jour marqué, au chef-lieu d'arrondissement. Là, pendant trois jours, au nombre d'environ deux cents, ils causeront entre eux et avec leurs amis, ils s'assembleront plusieurs fois dans une grande salle pour écouter les candidats et les interroger. Le troisième jour, ils nommeront le député, et reviendront, chacun dans sa commune, pour vous dire, à l'amiable, les raisons de leur choix.»—Y a-t-il, là-dedans, un privilége pour une classe? Mais un duc académicien y est traité sur le même pied qu'un manœuvre, et l'envie égalitaire la plus aigre n'y peut trouver une faveur pour personne.—Quelqu'un pourra-t-il soupçonner une pareille loi d'être hostile au peuple, et arrangée en défiance du grand nombre? Mais c'est justement pour le peuple, pour le grand nombre qu'elle est faite, et ceux qui la décrient, au nom de ce qu'ils nomment emphatiquement les principes, prouvent par cela même qu'ils sacrifient le peuple vivant, les travailleurs, les pauvres, à une théorie usée, à une phrase de livre, à un pur jeu de logique et d'abstractions.

En effet, suivons les conséquences. Ce suffrage à deux degrés est si bien conforme à la nature des choses qu'en fait il existe aujourd'hui chez nous; sans lui, le suffrage direct, tel que nous l'avons depuis vingt ans, ne fonctionnerait pas.—Car d'abord l'électeur rural, et, en général, l'électeur ordinaire, a suivi pendant tout l'empire l'impulsion du sous-préfet et du maire; ainsi, c'est le sous-préfet, le maire et surtout l'empereur qui, sous l'empire, ont été effectivement les électeurs du second degré. Toutes les fois que le gouvernement interviendra par une candidature officielle ou par une préférence avouée, il en sera de même. Aussi bien des électeurs du second degré sont tellement nécessaires qu'aujourd'hui, dans les campagnes, nombre de gens se plaignent, disant que, puisque le gouvernement ne leur indique plus le bon candidat, ils ne savent pour qui voter. Mais à présent nous répugnons tous à cette usurpation du gouvernement; il n'est pas un libéral qui n'aspire à s'en passer et ne loue M. Thiers qui s'en abstient. Voilà donc la direction officielle tout à fait mise à l'écart.—A sa place que reste-t-il? Je connais à quelques lieues de Paris une commune où, au mois de juillet dernier, l'élection s'est faite à quatre degrés. Vingt journalistes de Paris, réunis en comité, avaient dressé la liste de l'Union de la presse parisienne; un habitant de la commune alla chercher les bulletins de cette liste et la fit adopter au maire, aux membres du conseil municipal, aux plus anciens du village assemblés un soir chez lui; ceux-ci la distribuèrent aux autres électeurs; et sur 146 votants la liste eut 130 voix; il y eut donc là trois sortes d'intermédiaires et quatre degrés de suffrage bien comptés. Qu'on le sache ou qu'on l'ignore, qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en irrite, il y en a toujours au moins deux.—Seulement, quand ils ne sont point établis par la loi, quand les habitants ne sont pas appelés publiquement à faire un choix exprès, l'électeur du second degré est de mauvaise espèce.—Tantôt il est l'agent électoral d'un candidat riche qui lui donne de l'argent pour faire boire; en ce cas c'est un homme acheté, sans conscience, une créature qui se remue pour gagner quelques écus ou obtenir une place, et qui travaille par des intrigues de clocher ou des excitations de cabaret.—Tantôt il est expédié par un club de la ville, comité anonyme où des têtes chaudes, des esprits gâtés par une demi-culture, des rêveurs à principes, des avocats et des médecins sans clientèle, une foule de brouillons et de déclassés, se vengent de leur avortement irrémédiable en rebâtissant la société sur le papier; en ce cas, c'est un politician de bas étage qui, de village en village, vient attiser la guerre sociale et racoler des voix pour le Robespierre futur du chef-lieu.—L'élection faite, le premier rentre chez lui et le second retourne à la ville; le tour est joué, aucun n'est responsable. Tout s'est passé en conciliabules, en buvettes, sous le manteau de la cheminée; ils n'étaient point des mandataires, ils n'ont point de compte à rendre.—Voilà comment, sous le suffrage direct, les choses se passent, et c'est merveille qu'à travers des intermédiaires si trompeurs, le bon sens public aboutisse encore à des choix passables ou à peu près bons.

Au contraire, admettons que la loi nous appelle à choisir nous-mêmes ces intermédiaires.—Tout est public; le grand jour luit sur l'élection et sur les candidats. L'électeur n'est plus livré aux insinuations, au charlatanisme; le futur député n'a plus besoin de parader dans la rue, avec une voiture pavoisée; l'émissaire de la ville n'est pas reçu à décrier ou exalter tel ou tel de la commune. Ces mauvais moyens, efficaces quand l'électeur doit opter entre deux inconnus, sont faibles, quand il doit choisir entre des hommes de sa paroisse. Il n'a rien à apprendre des courtiers d'élection; il en sait plus qu'eux, et son opinion, fondée sur son expérience personnelle, est tenace. Il juge donc par lui-même, et choisit ses électeurs du second degré en connaissance de cause, à peu près comme son conseil municipal.

Quels seront-ils?—Très-probablement les mêmes ou presque les mêmes que les membres du conseil municipal, c'est-à-dire des gens choisis entre les plus capables, les plus honnêtes et les plus anciens de la commune.—Je dis les mêmes ou presque les mêmes; car il semble que le mandat, étant différent, introduira dans les choix quelque différence. Il est à croire que, dans les villages, les bourgs et même dans les petites villes, les électeurs auront un peu moins égard à l'ancienneté de la résidence, à la possession de biens au soleil, et un peu plus égard à l'éducation, à l'habitude de fréquenter le chef-lieu et la capitale, à tous les indices d'après lesquels ils reconnaissent dans un homme une instruction plus variée, une plus grande aptitude politique, et la possession d'un horizon plus étendu.—Dans le village, dont je parlais tout à l'heure, l'habitant qui a fait adopter la liste de l'Union parisienne n'était établi que depuis un an; on ne l'eût pas nommé au conseil municipal. Mais il était le seul qui allât fréquemment à Paris; lui seul avait un avis motivé et pouvait fournir des renseignements précis sur les candidats de la liste; à cause de cela, et d'un consentement unanime, il a fait l'office d'électeur du second degré.—Je pense donc que le groupe des électeurs ainsi élus pourra différer du conseil municipal par le nom de quelques membres; qu'on y verra en moins deux ou trois fermiers et vieux habitants, en plus deux ou trois hommes de la classe cultivée, un juge de paix, un notaire, un médecin; dans plusieurs villages de Bretagne, le curé; çà et là le maître d'école, souvent le propriétaire riche, qui réside plusieurs mois, ou quelque capitaine retraité; dans les villes petites et moyennes, outre les fabricants, les commerçants et les rentiers, un banquier, un ingénieur, un président du tribunal, un publiciste estimé, bref une proportion aussi grande de probité et de bon sens, et une proportion plus grande d'information et d'intelligence.—Conduisons ces élus au chef-lieu d'arrondissement; ils y retrouvent ceux du chef-lieu lui-même. Non-seulement, tous ensemble, ils sont l'élite du district, et les plus capables de bien choisir, mais encore, n'étant que deux cents, ils peuvent raisonner par groupes, s'éclairer les uns les autres. En outre, ils font une assemblée naturelle.—Dès lors, ce n'est plus par des professions de foi affichées, chefs-d'œuvre d'emphase et de vague, que les candidats doivent s'expliquer; ils sont tenus de comparaître en personne, de parler eux-mêmes, de quitter les lieux communs, de répondre à des interrogations précises, d'engager d'avance leur opinion sur des mesures prochaines, sur des lois imminentes. La parole est bien moins menteuse que l'écriture; car alors on voit l'homme, on écoute son accent, on devine d'instinct s'il est hâbleur, on n'a pas de peine à savoir s'il est ignorant ou borné. Devant une pareille assemblée bien des candidats officiels de l'empire auraient balbutié ou succombé.—Mais le plus grand des avantages, c'est que voilà un meeting tout fait, une véritable réunion politique à l'anglaise ou à l'américaine, grave, modérée, ayant un but déterminé, peu disposé à souffrir les déclamations de carrefour, c'est-à-dire une école de politique sérieuse, de discussion libre, d'informations mutuelles et d'esprit public. Tout cela nous manque en France et cette lacune est encore plus grave que celle de l'instruction primaire; car, s'il est mauvais que dans la maison paternelle l'enfant ne sache pas lire, il est pire que dans la vie publique l'adulte ne sache pas raisonner.—Grâce au suffrage à deux degrés, les électeurs élus font leur apprentissage, et certainement il n'y en aura pas un qui quitte le chef-lieu sans en rapporter une provision plus grosse d'idées et de faits.

Il revient donc dans sa commune, et là, dans les conversations, en s'expliquant sur le compte des candidats entre lesquels il a choisi, il communique aux gens quelque chose de ce qu'il vient d'apprendre.—Notez qu'il est tenu de s'expliquer et même d'agir conformément à ses explications. En effet, ici la corruption, telle qu'on l'a reprochée aux électeurs de la monarchie de Juillet, n'est guère à craindre. Le nôtre n'est pas comme eux un électeur né, un mandataire par droit de fortune, irresponsable; autour de lui se trouvent ceux qui l'ont choisi. Les villageois, les habitants des bourgs et des petites villes sont jaloux, très-éveillés sur les profits de leurs voisins; sans nul doute, si le vote de l'électeur élu lui attire quelque faveur, si le gouvernement, par l'entremise du député, lui donne, pour lui ou pour les siens, quelque place, on le saura; tout se sait en province; l'envie y va jusqu'à la calomnie. Il est donc forcé d'être intègre; sinon, à l'élection suivante, on ne le chargera plus d'aller choisir le député.—Grâce à cette âpre surveillance et à cette répression infaillible, il est probable que les électeurs élus feront honnêtement leur office, et qu'en outre, dans tous les entretiens privés, dans une quantité de conférences demi-publiques, ils devront donner les raisons de leur vote, faire la biographie du candidat, raconter ses réponses, rappeler ses promesses, résumer de leur mieux la discussion. Dès lors nous pouvons, sans trop de témérité, prévoir sur toute la surface du pays une multitude de conversations et presque d'enseignements politiques. Il peut se faire que, dans le grand ennui de la vie de province, les questions ainsi présentées attirent et occupent ce nombre infini d'esprits qui parcourent le cercle vide du commérage. On aura ainsi organisé la vie politique par la hiérarchie locale, légale, naturelle et spontanée des informations et des intelligences, et l'on aura les avantages des clubs sans en avoir les inconvénients.—Songeons-y bien: le suffrage universel et direct, tel que nous l'avons, est une armée de pionniers, dans laquelle on ne trouve encore que des manœuvres et des ingénieurs en chef. Tout le corps intermédiaire manque, conducteurs, piqueurs, sergents d'escouade. Le manœuvre est trop loin de ses chefs, il ne les connaît pas, il marche en aveugle, avec ses pareils, en troupeau, lorsqu'il est poussé. Il n'agit pas de cœur et de volonté, il n'a pas de confiance. Pour qu'il ait confiance, laissons-lui désigner ses sous-officiers, son petit état-major secondaire et local. Ces sous-officiers sont à sa portée, il les montre du doigt. Une fois qu'il les aura adoptés, il les suivra, et la cohue, qui se précipite, se disperse ou s'arrête à la moindre alarme, deviendra un corps intelligent, qui marche en bon ordre vers un but qu'il se propose et qu'il atteint.

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