Du suffrage universel et de la manière de voter
V
En effet, supposez qu'on l'appelle à voter, lui et les vingt mille électeurs de l'arrondissement, pour élire un député, et prenons le cas le plus ordinaire. Les candidats sont un grand propriétaire du pays, peut-être un ingénieur en chef, un président ou un procureur général, plus souvent quelque grand manufacturier ou commerçant, parfois un notaire ou un médecin, de loin en loin un publiciste de Paris ou le rédacteur en chef d'un journal du département. Sans doute, on les connaît au chef-lieu; mais combien d'électeurs savent leur nom ou quelque chose d'eux en dehors de leur nom, dans les 33 communes au-dessous de 500 âmes, dans les 23 communes de 500 à 1,000 âmes, même dans 17 bourgs et petites villes de 1,000 à 5,000 âmes? A peine un sur dix au delà de la banlieue de la ville; à peine un sur quatre ou cinq dans tout l'arrondissement.—Le villageois apprend pour la première fois le nom du journaliste de Paris; il n'a jamais lu un article du journaliste départemental; il a vu peut-être deux fois dans sa vie l'ingénieur en tournée, et aperçu une fois au comice agricole la veste de chasse du grand propriétaire. Il n'a jamais eu affaire avec le grand manufacturier ou commerçant; quant au notaire, au médecin, au procureur général, au président, ils sont pour lui des personnages vagues. N'allant point au chef-lieu, il n'a d'informations que sur les gens de sa commune ou de son canton, sur son juge de paix, sur son agent voyer, sur le médecin ou le notaire de village auxquels en cas urgent il s'adresse. Il est trop ignorant, trop isolé, trop peu répandu; il a trop peu le désir, et il a eu trop rarement l'occasion de se répandre.—Les correspondances administratives dont je parlais tout à l'heure répètent à maintes reprises que jamais, sauf dans les grandes secousses, le campagnard ne s'occupe de politique; en effet, depuis quatre-vingts ans, l'administration s'en occupe pour lui et l'en décharge. Il n'a donc qu'une ressource, c'est de s'enquérir et de consulter son voisin.—Mais, en France, l'esprit égalitaire est tout-puissant, et la hiérarchie manque; c'est pourquoi l'inférieur n'a pas de confiance en son supérieur, ni l'ouvrier en son maître, ni le petit fermier en son propriétaire, ni l'homme qui porte une blouse en l'homme qui porte une redingote. Presque jamais il ne va prendre conseil auprès d'eux: ce sont des bourgeois. Je pourrais même citer des arrondissements où il suffit que les gros fermiers, les propriétaires adoptent un nom pour que les journaliers adoptent l'autre.—Règle générale: le villageois ne reçoit conseil que de ses égaux; il ne parle volontiers d'affaires publiques qu'avec les gens de la même condition et du même habit, qui trinquent avec lui et parlent son langage. Même dans les départements très-dévots, dans le Nord, par exemple, les curés n'agissent sur lui qu'à travers sa femme.—Il est donc fort embarrassé; car son conseiller n'en sait pas plus que lui-même.—Là-dessus, dans les deux ou trois élections qui ont précédé la chute du second empire, nous avons eu par les enquêtes des révélations étranges. Un témoin disait: «J'avais les deux billets dans ma poche; mais, ma foi! bonnet blanc, blanc bonnet, c'était pour moi la même chose, et j'ai pris le premier venu.»—Un autre, à peu de distance de Paris, répondait à un de mes amis: «Je ne connaissais ni l'un ni l'autre; alors, des deux, j'ai pris le bulletin qui m'allait le mieux à l'œil.» C'était la forme des lettres qui l'avait décidé; quant au nom qu'il avait préféré, il ne se le rappelait plus, mais il savait encore l'autre, parce qu'il avait gardé le bulletin dans sa poche.—Un troisième veut savoir quel est le bon bulletin; on le lui dit, il va le mettre dans l'urne; le lendemain, on lui demande ce qu'il a fait de l'autre: «Oh! je l'ai donné à Pierre, qui est un mauvais gars; il a voté avec, c'est bien fait, il le mérite.»—Naturellement, sur des gens si peu éclairés, si mal informés, si incapables d'avoir une préférence véritable, les mauvais moyens ont tout leur effet.—Nous savons tous comment les élections se sont faites pendant vingt ans. Le gouvernement lâchait sur l'électeur toute la troupe de ses fonctionnaires, maires, juges de paix, et jusqu'aux gardes champêtres, aux cantonniers, aux facteurs ruraux; les gens allaient à l'urne poussés comme des moutons, d'autant plus qu'on leur montrait là toute la pâture qu'ils pouvaient souhaiter: subventions à l'église, établissement d'un pont, d'un embranchement de chemin de fer, etc. En outre, le candidat riche payait un bavard déclassé, un orateur de cabaret dans chaque commune; celui-là faisait boire et racolait des votes, à grands coups d'éloquence appropriée. Aussi l'élection coûtait 10,000 francs au candidat, souvent 30,000, 40,000 et jusqu'à 100,000; les rastels, les mâts de Cocagne pavoisés, les fêtes et tombolas dans un parc, les fournitures d'un équipement neuf et d'une musique aux pompiers sont choses très-dispendieuses; mais ce charlatanisme grossier est efficace.—De ce genre est aujourd'hui la propagande des radicaux. Un déclamateur à tête chaude, quelque sournois à figure de fouine (j'en ai vu) vient de la ville et leur jure qu'il est du peuple, que tout sera pour le peuple, qu'il n'y aura plus de maîtres, que tous les impôts seront payés par les riches, etc. Le pauvre Prévost-Paradol, avant de partir pour l'Amérique, écrivait à un ami que, pour devenir député en France, il fallait être un homme du gouvernement ou posséder une terre de quarante mille livres de rente, ou descendre jusqu'aux déclamations et aux affiliations démagogiques.—Ainsi mené, assourdi, séduit, le campagnard, comme un cheval surmené, finit par prendre le mors entre ses dents et reste immobile; habitué, comme il l'est, à juger des choses par leurs effets utiles, à se défier de la prévoyance humaine, à subir la domination des grandes forces aveugles qui nourrissent ou tuent sa récolte, il arrive à considérer ceux qui l'invitent à choisir son gouvernement du même œil que ceux qui lui proposeraient de régler les saisons une fois pour toutes. Probablement, il se dit à lui-même quand, n'ayant point d'avis sur les gens, il essaye, par hasard, d'avoir un avis sur les choses:—«L'Empire, c'était bien; nous vendions nos denrées deux fois plus cher; et, pendant vingt ans, les partageux n'ont pas osé souffler. Mais ce n'était pas son oncle; il a bien mal fait la guerre, il a mis les Prussiens chez nous; nous voilà ruinés par sa faute; et puis il est dehors et on dit qu'il est ramolli.—Les Orléans, c'était bien aussi; ils n'étaient pas méchants, et on a eu la paix; mais les bourgeois étaient maîtres, et on leur donnait toutes les places.—Henri V, c'est un roi pour les curés et les seigneurs. Les nobles se sont bien battus l'an dernier; mais s'ils veulent ravoir les droits féodaux et faire la guerre pour le pape?—La république! on nous promet tout, c'est peut-être trop. Je prendrais de bon cœur ma part du gros domaine qui est là-bas; mais, si on partage aussi mon champ, gagnerai-je au change? D'ailleurs cela ferait bien du désordre, et, parmi les rouges qui nous prêchent au cabaret, il y a trop de fainéants, de propres à rien, sauf à crier et à boire. J'ai payé les 45 centimes à la république de 1848; j'ai bien peur de payer beaucoup à celle-ci; pourtant, en ce moment, elle ressemble aux anciens gouvernements; elle n'est pas trop mauvaise.»—Tel est, je crois, son idée secrète, ou, plus exactement, son instinct. Au fond, si l'on parvenait à exprimer les répugnances vagues et les velléités informes qui flottent dans son esprit trouble, je suis persuadé que le gouvernement de son choix serait «le gouvernement des gendarmes,» à une seule condition, c'est que les gendarmes fussent braves gens et pas trop durs au pauvre monde. En fait de régime, il accepte celui qui existe, et notamment la république présente, non par amour, mais par crainte de pis; voilà son poids dans la balance politique. Mais, si on lui demande de voter, de choisir entre des candidats qu'il ne connaît pas, il se défie; il est averti par son expérience; il se souvient des calamités récentes auxquelles a conduit son vote; il aime mieux ne pas s'engager, il refuse de se déranger.—C'est ce qui vient d'arriver aux élections, et il est à craindre que le dégoût électoral ne se propage. Il est possible que le suffrage direct en France aboutisse dans deux ans à des urnes aux trois quarts vides. L'électeur ne voudra plus tourner la machine, et sa raison secrète sera qu'après dix épreuves il en a trouvé la poignée trop haute et trop lourde pour sa main.