Du suffrage universel et de la manière de voter
III
Il faut donc que l'électeur nomme un seul député et ne soit pas obligé d'en nommer une bande.—Comment faire pour qu'alors son vote ne soit pas seulement la remise d'un bulletin, mais le choix d'un individu, une préférence motivée, décidée, personnelle?—En ce sujet, la plupart des gens qui tâchent de bien raisonner habitent de grandes villes; ils apportent involontairement dans leur examen des habitudes de citadins; ils oublient que la France ne se compose pas seulement de grandes cités, mais surtout de hameaux, villages, bourgs et petites villes[2]. 13,200,000 personnes habitent des communes au-dessous de 1,000 âmes; 15,500,000 personnes habitent des communes de 1,000 à 5,000 âmes; sur 38 millions de Français, en voilà près de 29 millions qui vivent à la campagne ou dans de très-petits centres.—Le lecteur a-t-il voyagé à pied en France? a-t-il fait séjour dans divers villages, bourgades et petites villes? a-t-il l'habitude, quand il est à la campagne, de causer familièrement avec les villageois?—D'après les dernières statistiques, sur dix millions d'électeurs, on compte environ cinq millions de cultivateurs, petits propriétaires, fermiers, journaliers et autres personnes travaillant à la terre, deux millions d'ouvriers proprement dits, un million et demi de boutiquiers, artisans maîtres, petits entrepreneurs et autres personnes appartenant à la demi-bourgeoisie, un million et demi de rentiers, hommes attachés aux professions libérales, gros industriels et négociants, personnes de la classe éclairée et supérieure. Voilà les gens qui vont voter: sur 20 votants, 10 paysans, 4 ouvriers, 3 demi-bourgeois, 3 hommes cultivés, aisés ou riches. Or la loi électorale, comme toute loi, doit avoir égard à la majorité, aux quatorze premiers. Par conséquent, rassemblons nos souvenirs et rappelons toute notre expérience pour nous figurer le moins inexactement possible ces quatorze premiers, leur état d'esprit, le nombre de leurs idées, les limites et la portée de leur intelligence. De cela dépendra le reste.
[2] Statistique de la France, résultats généraux du dénombrement: de 1866, publiés en 1869. Tous ces chiffres qui suivent sont tirés de ce document officiel.
Il faut donc voir les hommes d'aussi près que possible, et pour cela faire encore un pas. Nous parlions tout à l'heure de cinq millions de cultivateurs; mais la population rurale[3] est bien plus nombreuse. Elle comprend 70 pour 100 de la population totale, quatorze électeurs sur vingt. En effet, outre les cultivateurs, il faut ranger parmi les paysans tous ceux qui en ont les mœurs, les idées, les habitudes, tous ceux dont l'horizon, comme celui du cultivateur, ne s'étend guère au delà du clocher de la paroisse, c'est-à-dire un nombre énorme d'ouvriers fileurs, carriers, mineurs, dont la manufacture n'est pas dans une ville, un nombre très-considérable de débitants et petits artisans maîtres, charrons, charpentiers, menuisiers, épiciers, marchands de vin qu'on trouve dans chaque village, un nombre presque aussi grand d'ouvriers de campagne, charretiers, manœuvres, sabotiers, forestiers, compagnons, qui, vivant aux champs, ont à peu près le degré de culture de leur voisin qui fauche ou laboure.—Or, en France, sur cent personnes du sexe masculin, il y en a trente-neuf illettrées, c'est-à-dire ne sachant pas lire ou ne sachant pas écrire. Comme ces illettrés appartiennent presque tous à la population rurale, cela fait dans cette population 39 illettrés sur 70. Ainsi, l'on ne se trompe pas de beaucoup si l'on estime à 7 sur 14, à la moitié du total le nombre des électeurs ruraux qui n'ont pas les premiers rudiments de l'instruction la plus élémentaire. Voilà déjà un indice d'après lequel on peut apprécier leur intelligence politique.
[3] On appelle ainsi la population des communes qui ont moins de 2,000 âmes.
Il m'est souvent arrivé de causer avec eux sur les affaires publiques. A quinze lieues de Paris, tel, cultivateur et petit propriétaire, ne savait pas ce que c'est que le budget; quand je lui disais que l'argent versé chez le percepteur entre dans une caisse à Paris pour payer l'armée, les juges et le reste, qu'on tient registre de toutes les recettes et dépenses, il ouvrait de grands yeux; il avait l'air de faire une découverte.—Après les premiers emprunts du second empire, un fermier normand disait à un de mes amis, orléaniste: «Ce n'est pas votre gueux de Louis-Philippe qui nous aurait donné de la rente à 67 francs.»—Après la guerre de 1858, en Italie, un paysan des environs de Paris approuvait l'expédition, et, pour toute raison, disait: «Oui, oui, on a bien fait de montrer que les Français sont encore des hommes.»—Après le coup d'État, des cultivateurs me répétaient dans les Ardennes: «Louis-Napoléon est très-riche, c'est lui qui va payer le gouvernement; il n'y aura plus d'impôts.»—Aux environs de Tours, l'année dernière, des villageois voulaient passer, sans payer, sur les ponts à péage et monter en première classe au prix des troisièmes. «Puisque nous sommes en république, nous avons le droit de faire ce qui nous plaît; il n'y aura plus de gendarmes.»—Je viens de lire la correspondance de vingt-cinq à trente préfets de 1814 à 1830; l'ignorance et la crédulité des populations rurales sont étonnantes. Au moment de l'expédition d'Espagne, des maires viennent demander au préfet du Loiret s'il est vrai que les alliés vont traverser le pays pour aller en Espagne et laisser en France une nouvelle armée d'occupation. Pendant plusieurs années, dans plusieurs départements, au mois de mars, on croit fermement que Napoléon arrive à Brest avec 400,000 Américains, ou à Toulon avec 400,000 Turcs.—En maint endroit vous trouveriez encore des villageois qui se défient obstinément des nobles et les soupçonnent de vouloir rétablir les droits féodaux; l'assassinat de M. de Moneyis et quantité de paroles prononcées l'an dernier dans les campagnes ont prouvé que, dans beaucoup de cerveaux, il n'y a guère plus de lumières en 1870 qu'en 1815.—J'ai entre les mains un paquet de lettres et suppliques écrites au préfet, à l'ingénieur, aux principaux administrateurs d'un département de l'Est par de petits propriétaires de campagne, par des pompiers, par des boutiquiers de village: on n'imagine pas un pareil état d'esprit, un tel ahurissement, une si grande difficulté à penser et à raisonner, un vide si parfait de notions générales, une telle incapacité à comprendre les droits des particuliers ou les intérêts du public.
Ce sont encore des sujets, non plus sous un roi, mais sous un maître anonyme. Ils savent qu'il y a quelque part, bien loin, une grande chose puissante, le gouvernement, et qu'il faut lui obéir, parce qu'elle est puissante; autrement gare l'amende, les gendarmes et la prison! Sans doute, elle est utile, puisque les gendarmes arrêtent les malfaiteurs, et que les cantonniers bouchent les trous des routes. Mais surtout et avant tout elle est redoutable; les petits sont sous sa main toujours et en cent façons, par le percepteur, par le maire, par l'agent voyer, par le sous-inspecteur des forêts, par le commissaire de police, par le garde champêtre, par les commis des droits réunis, pour percer une porte, abattre un arbre, bâtir un hangar, ouvrir une échoppe, transporter une pièce de vin. Qu'une loi soit promulguée, qu'un arrêté soit rendu, qu'un fonctionnaire soit remplacé, l'auteur est toujours cet être abstrait, indéterminé, lointain, dont ils n'ont aucune idée nette, le gouvernement.—«On ordonne ceci. On ordonne cela.»—Cet on si vague est leur vrai souverain; ils le subissent ou l'acceptent comme le froid en hiver ou le chaud en été, comme un je ne sais quoi fatal, supérieur, établi de temps immémorial et sur lequel ils n'ont pas de prise. Renversé, rétabli, remplacé, renouvelé, peu leur importe; pour eux il est toujours à peu près le même. Le maire sait qu'à la ville, dans un bel appartement, est un monsieur digne, en habit brodé, qui le reçoit deux ou trois fois par an, lui parle avec autorité et condescendance, et souvent lui fait des questions embarrassantes. Mais, quand ce monsieur s'en va, il y en a un autre à sa place, tout pareil, avec le même habit, et le maire, de retour au logis, dit avec satisfaction: «Monsieur le préfet m'a toujours conservé sa bienveillance, quoiqu'on l'ait déjà changé plusieurs fois.»