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Du suffrage universel et de la manière de voter

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VI

Si, mon ami, il faut voter; autrement les casse-cou et les drôles feront marcher à leur profit et a tes dépens la machine dont le jeu emporte toute ton épargne et toute ta vie. Seulement c'est à tes législateurs d'adapter la poignée à ta main. La machine et la poignée ne sont précieuses que par leurs effets; tu n'es pas fait pour elles, elles doivent être faites pour toi. Il ne s'agit pas ici de t'enlever ton droit, mais de te fournir les moyens de l'exercer. On ne veut pas te traiter en dupe, encore bien moins en brute, mais en homme. On te demande de déposer dans l'urne, au lieu d'un bulletin indifférent que tu ne comprends pas, un bulletin préféré que tu comprends.—Ce n'est pas le suffrage universel qui aujourd'hui est chez nous impuissant et malfaisant, c'est le suffrage direct. Car, si le cercle du département ou même celui de l'arrondissement est trop large pour l'électeur rural, il en est un autre plus étroit, plus proportionné, où son intelligence et son information peuvent agir avec discernement et certitude, je veux dire la commune.—Que dans ce cercle restreint il choisisse trois ou quatre hommes connus de lui et les envoie au chef-lieu d'arrondissement; que ces électeurs du second degré, une fois réunis, lui nomment son député. Par ce moyen, le premier moteur de la machine est toujours entre ses mains; c'est encore lui qui donne le branle. Seulement, au lieu de le donner en aveugle, il le donne en homme clairvoyant, et, s'il veut, il le dirige. On ne retire pas la poignée de sa main; au contraire, on la met à sa portée en y soudant une seconde pièce que son bras peut atteindre, et par laquelle tout le mouvement de la machine lui appartient.

Je dis qu'en ce cas son choix sera véritable, accompagné de discernement.—Une première preuve est frappante, c'est la composition des conseils municipaux. De l'aveu de tous les observateurs, dans les villages, dans les bourgs, dans les petites villes, et même dans les villes moyennes, ils sont aussi bons qu'ils peuvent l'être, recrutés presque toujours parmi les hommes les plus sensés, les plus intelligents, les plus probes. Les choses ne se passent autrement que dans quelques très-grandes villes; c'est justement parce qu'une très-grande ville est une foule, où l'on se coudoie sans se connaître, et où les trois quarts des votants n'ont pas d'avis fondé sur les candidats.—Mais ailleurs, dans les cercles petits ou moyens, c'est-à-dire dans presque toute la France, un aventurier, un faiseur, un homme de réputation douteuse, un simple bavard, arrive rarement au conseil municipal: il est vérifié, pesé par toutes les mains; on conteste son aloi, on trouve son poids trop léger. Ce cultivateur, ce villageois, si peu renseigné quand il s'agit de personnages lointains et d'affaires générales, est très-bien informé quand il s'agit de ses voisins et des intérêts locaux. En tout ceci, il est curieux, avisé; son attention, faute de s'étendre sur tout le grand cercle, s'est appliquée plus forte sur le petit; les causeries de la veillée, les disettes ont fait leur office.—Il n'y a pas un ménage, une fortune, une conduite dans la paroisse qu'il n'ait percée à jour; car il a du bon sens, il est souvent fin, il a eu le temps et les moyens de se faire une opinion; il a vu à l'œuvre le juge de paix, le médecin, le notaire, le curé, le maire, le gros fermier, l'usinier, le propriétaire; il sait si le curé est ambitieux et tracassier, si le juge de paix décide en homme juste, si le médecin exploite trop ses clients, si le maire prend à cœur les intérêts de la commune, si le manufacturier est dur, si le propriétaire ou le fermier sont gens laborieux et entendus, si tel ou tel est un homme capable, actif, sûr en affaires. Bien mieux, il connaît le plus souvent les familles, la parenté, les tenants et aboutissants, et c'est là-dessus qu'il juge. On ne l'en fera pas démordre par des raisonnements, encore moins par de grandes phrases. Il a vu et pratiqué l'homme, cela lui suffit, et il a raison. Voilà pourquoi il veut que son candidat soit du pays, et que, pendant de longues années, il ait fourni matière à l'observation de ses voisins; en cela, il a raison encore. Qu'il soit défiant, et parfois envieux, qu'il ne choisisse pas toujours l'homme instruit, renfermé, dépourvu de biens au soleil, je l'accorde. Mais, avec un tel procédé d'enquête, s'il omet parfois d'élire un candidat de mérite, il n'élit presque jamais un homme taré, ou de vie scandaleuse, un malhonnête homme, un simple déclamateur, ni surtout un de ces candidats inconnus qui, comme des champignons, surgissent en un matin sur une terre pourrie.—Même examen et même triage dans les petites villes: un aubergiste, un petit débitant, un maître menuisier savent jusque dans le moindre détail la position, la vie, le caractère de tous les hommes de leur classe et de tous les bourgeois: c'est que pendant quinze ans, chaque soir, ils les ont passés au crible.—Ainsi, pour quatorze, et peut-être pour dix-sept électeurs sur vingt, autant l'information est pauvre, inexacte ou nulle, quand, par le suffrage universel direct, ils nomment le député de l'arrondissement, autant l'information est riche, exacte et sûre quand, par le suffrage universel indirect, ils nommeront les électeurs du second degré chargés d'aller choisir ce député au chef-lieu.—A mon sens, cette raison est décisive, car elle met tout ensemble la lumière dans l'élection et la loyauté dans la loi.

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