Du suffrage universel et de la manière de voter
VIII
Le mode de suffrage à deux degrés qu'on vient de décrire n'est pas le seul applicable; je l'ai suivi en détail, pour faire toucher au doigt des conséquences précises. Mais il en est d'autres, notamment celui qui ne ferait point élire à part les électeurs du second degré, et donnerait cet emploi aux membres du conseil municipal qui auraient réuni le plus de voix.—Sur tout cela, la discussion décidera; l'essentiel, c'est que l'élection du député se fasse à deux degrés. Ainsi se fera chez nous l'éducation politique de la foule et le contre-coup n'en sera pas mauvais sur l'Assemblée des représentants. Toujours, dans une démocratie, le suffrage à deux degrés choisit mieux que le suffrage direct. Là-dessus l'exemple des États-Unis est décisif, et M. de Tocqueville l'invoque à notre appui. Il oppose la Chambre des représentants, composée d'inconnus et d'intrigants, au Sénat, composé d'hommes supérieurs et illustres. Il remarque que cette Chambre des représentants est produite par l'élection directe et ce Sénat par l'élection à deux degrés. C'est par cette différence de leurs sources qu'il explique l'inégalité de leurs mérites. C'est parce que les sénateurs sont nommés par les législatures de chaque État, qu'ils sont des personnages éminents. Si l'envie démocratique et les manœuvres des politicians sont puissantes sur des assemblées primaires et sur des conventions populaires, elles se trouvent faibles sur une assemblée restreinte et occupée d'affaires; le mérite a tous ses droits devant elle; elle aurait honte d'écarter les talents; la vérité et l'équité, étouffées ailleurs, font enfin entendre leur voix. «Il suffit, dit encore Tocqueville, que la volonté populaire passe à travers une assemblée choisie, pour s'y élaborer en quelque sorte et en sortir revêtue de formes plus nobles et plus belles. Les hommes ainsi élus représentent toujours exactement la majorité de la nation qui gouverne; mais ils ne représentent que les pensées élevées qui ont cours au milieu d'elle, les instincts généreux qui l'animent, et non les petites passions, qui souvent l'agitent et les vices qui la déshonorent… Je ne ferai pas difficulté de l'avouer; je vois dans le double degré électoral le seul moyen de mettre l'usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple. Ceux qui espèrent faire de ce moyen l'arme exclusive d'un parti, et ceux qui le craignent, me paraissent tomber dans une égale erreur[6].»
[6] Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, 52.
3 décembre 1871.