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Du suffrage universel et de la manière de voter

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IV

Tel est l'état d'esprit et, par suite, l'aptitude politique de quatorze électeurs sur vingt.—Je sens combien cette esquisse est insuffisante. Pour en faire un portrait, il faudrait écrire un volume et avoir le talent d'un romancier philosophe, celui de M. Flaubert dans Madame Bovary; on y trouvera le tableau de deux villages normands. Si nous avions cinq ou six ouvrages pareils sur d'autres provinces de la France, il suffirait d'y renvoyer le lecteur.—En attendant, je le prie de compléter par ses propres remarques les indications précédentes et de se demander quel mode de suffrage est à la portée des hommes qu'on vient de décrire.—Il est trop clair qu'ici le plébiscite, l'appel au peuple, l'invitation à voter sur la forme du gouvernement n'est qu'un tour de passe-passe, une pure duperie. Autant vaudrait demander à nos villageois s'ils sont wighs ou tories, s'ils préfèrent la constitution de Rome à celle d'Athènes. En cela, le scrutin de liste de la démocratie autoritaire et les plébiscites de l'empire sont des escamotages légaux de même espèce, tous les deux également fondés sur le respect apparent et sur le mépris réel de la volonté publique. En effet, l'électeur, même un peu éclairé, à plus forte raison l'électeur ignorant, est vis-à-vis de son mandataire, comme vis-à-vis de son médecin ou de son avoué. Tout son office est de décider en quel homme spécial il a le plus de confiance; l'un lui fera ses lois, comme les autres gouverneront sa santé ou son procès. Son droit est de pouvoir opter pour celui qu'il croit le plus capable et le plus honnête, et le devoir du législateur est de lui en fournir les moyens, c'est-à-dire de lui permettre de choisir entre les individus que personnellement il connaît ou sur lesquels il a des renseignements de première main, semblables à ceux d'après lesquels il s'adresse à tel avoué ou médecin plutôt qu'à tel autre.—Or, même dans le mode d'élection qui paraît le plus naturel, c'est-à-dire quand chaque arrondissement nomme un seul député, peut-on dire que l'électeur, tel que nous l'avons décrit, connaisse les candidats, ait une préférence véritable et fasse un choix?—Supposez une assemblée de cinq cents représentants: de l'avis de tous les bons juges, il ne faut pas qu'elle soit plus nombreuse; sinon elle n'est qu'une foule. Cela fait 1 député pour 20,000 électeurs, et pour un district d'environ 100,000 âmes. Or un district de cette étendue est le quart d'un département et comprend un peu plus de 1,000 kilomètres carrés, c'est-à-dire un carré de 8 à 9 lieues de côté. D'après les dernières statistiques, il contient en moyenne 33 communes au-dessous de 500 âmes, 23 communes de 500 à 1,000 âmes, 17 bourgs et petites villes de 1,000 à 5,000 âmes, une ville moyenne ou grande au-dessus de 5,000 âmes. Maintenant je le demande aux lecteurs qui ont vécu en province: sur les 20,000 électeurs du district, combien y en a-t-il qui aient une opinion personnelle, ou du moins une opinion à peu près fondée, sur les trois ou quatre candidats qui se disputent leurs suffrages? combien y en a-t-il qui leur aient parlé, qui les aient vus deux fois, qui sachent d'eux autre chose que la couleur du paletot et de la voiture, dans lesquels ils ont fait leur tournée électorale?—Un villageois français vit dans un cercle de deux lieues de rayon; son horizon ne s'étend pas au delà. Il sait ce qui se passe dans les trois ou quatre villages environnants, et quelque chose des bruits qui courent dans la petite ville où il porte ses denrées; mais il ne sait pas autre chose. Toute la journée il est aux champs, et le travail agricole cloue la pensée de l'homme à la terre. Il songe à la récolte, aux chances de la pluie et du froid, à l'engrais, au prix du grain; quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, il n'y a guère que des images et point d'idées dans sa tête. Le dimanche, il boit, il oublie. De loin en loin il devise avec ses voisins qui ont juste le même degré d'information que lui. S'il apprend quelque nouvelle, c'est le samedi au marché de la petite ville; au retour, sur sa charrette, il la rumine; mais, à son insu, sa cervelle inculte la transforme en une légende ou en un fabliau. Dans la semaine, on voit sur la route vide le colporteur qui passe, le facteur rural, l'épicier, qui va renouveler ses provisions; ce sont là ses auteurs, ses messagers d'information. Très-peu lisent le Moniteur des communes, affiché à la mairie; il faut quelque guerre, un grand danger, le récit d'une bataille, pour en attrouper cinq ou six alentour. En ce cas, on les voit bouche béante, autour du lecteur qui épelle et ânonne, avaler, sans les digérer, les phrases emphatiques, abstraites, disproportionnées, dont un rédacteur parisien les fournit. A présent, quelques-uns rapportent le samedi le Petit Journal, mais la plupart s'en défient, comme de tout autre imprimé. A leurs yeux, les écritures, gazettes, proclamations, prospectus, sont des «mécaniques d'enjôleurs,» tout comme le papier timbré de l'huissier ou l'avertissement du percepteur, arrangées exprès pour extraire l'argent des poches. Ils sont sur leurs gardes; ils ont été tant de fois trompés!—Dans leur esprit soupçonneux, précautionné, toujours en éveil contre les artifices de la parole, il y a quelque chose du fellah, de l'ancien taillable, du pauvre homme opprimé qui, au siècle dernier, par crainte du collecteur, se donnait exprès l'air misérable, laissait sa masure en ruines, cachait ses provisions dans un silo, et couvait anxieusement le petit pot enfoui où ses pièces de douze sous venaient une à une faire un tas. Quoique enrichi et propriétaire, le campagnard est toujours le fils de ce vieux corvéable. Il croit difficilement à la bienveillance, aux services gratuits d'un homme d'une autre classe; dans un village de l'Est, où les habitants vivent de pommes de terre, j'ai vu un manufacturier bienfaisant vendre, au prix coûtant, pendant une année de disette, du riz qu'il faisait venir exprès d'Amérique; les paysans lui disaient en achetant: «Dame, monsieur, nous aimons autant vous faire gagner qu'un autre.»—Ils vivent entre eux; par rapport aux autres classes, ils sont isolés. Nous n'avons pas de vie publique en France; sauf le ridicule comice agricole qu'a décrit M. Flaubert[4], le paysan, le bourgeois, le noble, chacun reste chez soi, et ne communique qu'avec ses pareils; nous ne savons pas nous associer et nous rassembler par des sociétés de chant, de tir de pigeons, comme en Belgique et en Suisse, par des manifestations, des meetings, des ligues politiques, économiques ou morales, comme en Amérique et en Angleterre.—D'ailleurs entre le paysan, parent de la glèbe, marié à la terre, et l'homme cultivé, la distance est si grande, qu'elle fait presque un abîme. Dans un village, à douze lieues de Paris, ils demandent au principal propriétaire, comment il peut perdre tout son temps à lire. Il faudrait un George Sand pour traduire nos idées dans leur langue. Idées et langue, rien ne nous est commun, nos phrases générales, notre littérature de citadins n'entrent pas dans leurs têtes; elles restent arrêtées au seuil, sans pouvoir franchir un grand vide que rien n'a encore comblé; nous n'avons pas, comme en Angleterre ou en Allemagne, la poésie populaire[5] et le protestantisme pour servir de pont.—Par toutes ces causes, le cercle où se meut l'esprit du villageois est d'une étroitesse extrême. Non-seulement l'idée des intérêts généraux lui manque, mais encore il n'a ni renseignements, ni opinion sur les hommes qui vivent au delà de son horizon restreint.

[4] Notez que l'institution est excellente, car elle est la seule qui mette les diverses classes en contact mutuel.

[5] Schiller, Goethe, Burns, la Bible en langue vulgaire, le Prayer Book.

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