Éloge de la paresse
LA PAIX UNIVERSELLE
Fabrice comme un flâneur, Colbert comme un homme méthodique, aimaient les longues promenades à pied. Livingstone s’enfuyait dès patron-minette. Eux entraient dans la campagne sur le coup de 10 heures.
Après un silence qui permit aux deux hommes marchant d’un bon pas de savourer dans l’air les dernières fraîcheurs du matin :
— Si tout le monde, prononça Colbert, si tout le monde était semblablement et totalement paresseux ? Ajax n’y a pas songé.
— Il vous reprocherait de tomber dans le sophisme de Paris et du flacon. Si Paris était tout petit, il tiendrait dans une bouteille. Le monde est comme il est.
— Mais les raisonnements par l’absurde ont du bon. Ils permettent quelquefois de voir clair.
— Il en serait alors comme dans cette ville du Thibet… Les habitants sont si lâches qu’ils laissent les débris domestiques devant leur porte, et quand la motte est devenue une montagne, ils y ouvrent un tunnel.
— Voilà. Connaissez-vous le socialiste Lafargue et son Droit à la Paresse ?
— Il veut la paresse pour tous. Avec ses trois heures de travail général, ses trois heures fabuleuses, il n’est pas raisonnable comme La Bruyère. Il oublie ce qu’il faut de talent à l’oisiveté utile ou seulement égayante. Et il sacrifie tout, jusqu’à la sûreté de l’État.
— Il expose, mais c’était avant les ruines de la dernière guerre, que l’Europe a payé l’erreur des économistes, la cupidité des industriels, et les préjugés de la morale bourgeoise, par les travaux forcés de la classe ouvrière, et son affreuse pauvreté au milieu de l’abondance… Il est plein d’astuce.
— Il est plein des sales chicanes de la haine, sous une apparence joviale. Il enverrait Auguste Comte limer et forger. Et il condamne le luxe, c’est-à-dire, en fin de compte, toute la parure du monde, la vie ornée, les dentelles, les perles, et jusqu’aux beaux-arts, — jusqu’aux collections d’Anatole France…
— Mais, fit Colbert, vous alliez dire : mais…
— Mais la coutume de l’ancienne France assurait aux ouvriers plus de quatre-vingts jours de repos, les cinquante-deux dimanches, une trentaine de saints : « Et M. le curé, de quelque nouveau saint charge toujours son prône… » Tandis que les règlements des corporations, en répartissant le travail, prévenaient le cruel, le hideux chômage. Le XIXe siècle n’a été ni si charitable ni si prudent. Je vous étonne, beau libéral… Curieuse fortune de ce mot, si noble dans la langue pure, lorsqu’il était synonyme de généreux… L’explosion individualiste du XVIIIe siècle finissant a été une faute, un malheur dont nous n’avons pas fini d’essuyer les conséquences. Juste au moment que la terre et les choses allaient devenir entre nos mains plus fertiles et maniables ! Quand les voitures allaient n’être plus traînées comme du temps des Pharaons ! Quand les charrues allaient n’être plus poussées comme par les premiers agriculteurs, immédiatement après l’âge du renne ! Dans l’ancienne Europe, la disette venait quelquefois de la nature. Elle n’avait pas le blé d’Amérique. Dans l’Europe d’il y a cinquante ans, la misère venait souvent des lois. La liberté n’est pas féconde, mais la règle. Tous les vrais chefs le savent, qu’ils mènent un peuple ou une équipe. L’anéantissement des corporations par le décret révolutionnaire a longtemps empêché les artisans de tirer une meilleure part de cette augmentation, de cette prolifération des richesses. Nos pères ont ainsi déterminé une injustice de surcroît, qui n’était pas inscrite dans la destinée fatale des hommes, et des troubles immenses. Entre l’ignoble prétention de l’anarchie, entre son égalité d’une seconde, celle du partage, entre son retour à une rusticité entièrement dénuée, entre cet abîme et l’inclémence du XIXe siècle, l’esprit imagine avec regret un état normal dont tous les principes existaient. N’admire-t-on pas encore à Venise les vestiges de la puissante fortune des Corporations ? Les artisans n’auraient pas été durement bannis tout un siècle des douceurs du repos, de l’oisiveté. Leurs têtes ne seraient pas égarées par les ressouvenirs et la rancune. Au lieu de cette guerre sociale, l’exception autrefois et la règle aujourd’hui, nous connaîtrions la paix. Qui sait ? Aurions-nous vu ces vastes guerres des nations, ces guerres d’affamés ? J’ai chez moi un tableau de bataille du XVIIIe siècle, dont la contemplation doit rendre modeste un homme d’à présent : le fleuve, la colline, une batterie sur la pente, une cavalerie enrubannée qui caracole dans la vallée. Utopie pour utopie, j’aime mieux la mienne… Savoir si Ajax sera content ou mécontent de l’eau que nous lui amenons.
Ils ne causèrent point toute la matinée de Paul Lafargue et du socialisme. Il régnait sur l’Anjou un temps plein de langueur, doux et précaire, couleur de tourterelle.