Éloge de la paresse
LE BONHEUR PAR LA PARESSE
Je ne sais pas, dit Fabrice à Ajax, — ils sont amis intimes, — si vous trichez au jeu, mais vous tronquez les citations. La Rochefoucauld n’a pas vraiment loué la paresse. Il l’a seulement expliquée. Comme toujours, il a fait un constat.
— Oui bien, comme disait le père Faguet. Voulez-vous que je récite La Rochefoucauld de bout en bout ? J’en prends un peu, ce qu’il me faut.
— La Rochefoucauld dit de la paresse que, de toutes nos passions, elle est celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes.
— En effet, la paresse est mystérieuse. Hélas ! fugitive à douter qu’elle puisse être autre chose qu’un rêve[1]. Elle nous échappe toujours.
[1] Claude Barjac.
— Elle est, dit La Rochefoucauld, « la remore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, une bonace plus dangereuse que les écueils et les plus grandes tempêtes »… Que la paresse soit couverte d’éloges par des bourreaux de travail, comme Ghirlandaio et Colbert, ils se divertissent. Chez toi, Sardanapale, une telle louange est cynique. Elle est d’ailleurs imprudente. Rappelle-toi comme la paresse est vilaine dans le tableau de Mantegna : une face verte, le corps d’une grassouillette limace. Tu défies le sort. Jupiter ne permet pas que son royaume s’endorme dans une lâche indolence. Virgile dixit.
Écrivez, belle Lendore, conclut Fabrice. Nous allons rivaliser avec les plus illustres maximes.
Pensée :
Pour goûter la paresse, il faut aimer à suivre le travail. Les vrais paresseux savent tout ce que leur ôte des mains une si insidieuse passion. Et ils la maudissent. Mais l’impuissance prétend se parer d’elle, comme d’un masque dans les grelots du Carnaval.
Sa bouchette encore entr’ouverte d’admiration, la dame d’onze heures voulut avoir aussi le texte de Gœthe dont on avait parlé.
— Vous le demanderez à André Maurois, répondit Ajax. Il s’agit de la stupeur où l’on peut tomber devant l’agitation humaine ; et plutôt que de vouloir bouger ainsi, tous les jours les mêmes mouvements, on se tue.
— Ce n’est plus la Paresse, dit Savonarole, c’est la Mélancolie.
— Celle qu’il faut fuir, dit Livingstone.
Fabrice. — Paresse et mélancolie, deux sœurs.
Ajax. — Autre pensée vertueuse à graver, petite fille.
Encore Fabrice :
— Dante méprisait tellement les paresseux qu’il les loge en dehors du ciel et de l’enfer, dans un vestibule. Le ciel les chassait, pour n’être pas moins beau, l’enfer n’en voulait pas. Et Virgile dit à Dante :
« Non ragionam di lor… Regarde et passe. »
Encore Ajax :
— C’est toi qui triches. Dante ne parle point des paresseux, mais des tièdes. Tiédeur et paresse peuvent se rencontrer. Elles sont diverses.
Fabrice, de plus en plus lugubre, exprès, par exagération, par feinte mondaine. — La paresse trahit un empoisonnement de l’âme ou du corps, sinon des deux. Les confesseurs et les médecins…
Ajax, éclatant comme dans Homère. — A la fin, tu nous ennuies. Tu cherches une querelle d’Allemand. Tu sais très bien que le prétexte même t’en manquerait, et l’ombre du prétexte, si nous parlions latin. Car le sujet de tes verbes serait pigritia, et otium, otia celui des miens. On verrait tout de suite que j’ai raison. Majestueusement raison. Les mots sont des miroirs psychologiques. Celui-ci reflète la véritable figure de la paresse. On l’y voit dans son authenticité, dans sa pureté, dans sa candeur. Paresse, autant dire loisir. Tu te rappelles : loisir, repos, absence d’occupations. Mais loisir, c’est-à-dire contemplation, invention, étude. Ce n’est pas tout. La paresse est aussi la paix : per otium, dans la paix. La paresse est aussi la poésie. Ovide nomme les poèmes otia, c’est-à-dire les fruits de la paresse. Dis-moi : que serait un poète sans la rêverie ? Un poète qui ne connaîtrait pas cet état d’attente, de disponibilité, de solitude, le seul où les ombres consentent à venir, ses propres ombres, témoins de sa vie, et d’autres, plus incertaines et toutefois lancinantes, qui dictent d’une voix inconnue. Paresse de Baudelaire. Paresse de Musset. Paresse de Villon. Paresse même de Ronsard : ses veilles si studieuses. Et tu as su comment vivait Moréas. Il avait renoncé à tout. A la fortune, parce qu’elle exige trop de soins. A l’amour, pour la même raison, et pour uniquement se souvenir de la belle étrangère qui ravit à jamais sa jeunesse, puis disparut. A l’ambition vulgaire, parce qu’il en avait une autre. Scrupuleusement oisif, il se tenait aux ordres d’Apollon. Il attendit, guetta, espéra le moment d’Ériphyle, le moment des Stances. Ne m’objecte pas que l’art, ce passage du songe à l’acte poétique, exige une fabrication, une élaboration. Vois, te répondrai-je, vois cet homme immobile, ce muet. Si tu élèves la voix, tu vas lui faire mal. Si tu veux qu’il t’écoute, l’importuner. Il caresse dans sa tête, que tu crois indolente, les formes et les nombres de la beauté.
Et récapitule, je te prie. Foyer des vertus paisibles (sans blague), lampe qui brille sur un livre ami, second ciel du promeneur, consolatrice de la peine, avant-courrière de l’oubli, nieras-tu que la paresse soit le bonheur ? « Il ne manque, disait La Bruyère, à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler. » Voilà dénoncée par un meilleur que moi la querelle de mots que tu me faisais. « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire ; personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. » Comme cela, la pensée de La Bruyère est complète. Je t’ai seulement donné la fin avant le commencement. Tu ne peux plus m’accuser. Paresse égale dignité, capacité, scrupule, modestie, étude, désintéressement. Elle est aussi liberté et fantaisie : « On ne vole point des mêmes ailes pour sa fortune que l’on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. » Voilà un beau merle blanc, La Bruyère ! Il y en a donc… Le prince Kaunitz, en 1840, qui ne se lavait jamais…
— Pouah ! dit Minerve. Ne nous dégoûtez pas !
— Le prince Kaunitz n’était pas un paresseux, mais un abruti. Il suffit de définir. Les dames qu’il aimait, il lui plaisait qu’elles eussent un gros nez, et de remplir ce nez de tabac. Un paresseux véritable est propre parce qu’il aime son bien-être. Il ressemble au chat, qui ne passe point pour un foudre de labeur. De même, il est gourmand, et non pas goinfre, qui fatigue. N’est point paresseux qui veut. Lessing : « Paressons en toutes choses, sauf en paressant. » Il faut savoir posséder et conserver la paresse. Savoir en jouir. C’est Renan, qui passait des heures à regarder la mer. Saint François de Sales, qui se plaisait dans les bois. Et c’est, paraît-il, Bourget, bien que je ne puisse garantir l’anecdote. Il était chez le comte d’Haussonville, sur les bords du lac de Genève. Je l’ai vu, ce beau lac, des fenêtres de Jacques Chennevière, qui avait sa maison sur la rive. Il est ravissant. Un bleu du ciel entre le bleu de l’Ile-de-France et le bleu méditerranéen. Le comte d’Haussonville, un matin, aurait surpris Bourget encore au lit vers dix heures : « Mon bon ami, je travaille, je réfléchis. » Le lendemain, mais une heure plus tard, M. d’Haussonville prenait les devants : « Je vous en prie, cher ami, levez-vous, vous allez vous surmener. » Oh ! vive l’esprit ! Mais vive un paresseux qui écrit cinquante chefs-d’œuvre du roman, et les Essais de psychologie contemporaine…
Rappelle-toi encore Virgile disant : « Amat otia Daphnis. » Ce qui peut être traduit fidèlement : « Daphnis aime la paix. » La paix, la tranquillité, la flûte et le clair de lune. Je préfère celui qui a traduit, dans le beau goût abstrait et psychologique de l’ancienne France : « Daphnis aime qu’on soit heureux. »
Par la paresse, Fabrice, par la paresse.