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Éloge de la paresse

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LA BELLE LENDORE

Charlemagne est ainsi nommé par nous à cause de sa grande barbe. La pipe ne quitte point cette bouche, une longue pipe recourbée, malgré la mode. Il a passé sa vie à se dévouer. Il n’imagine pas un plus grand bonheur.

Ghirlandaio est ainsi nommé parce qu’il est capable d’ajouter à toutes les beautés de la terre, encore des ornements, encore des guirlandes. Il connaît tous les tableaux, a lu tous les livres, parle trois langues. Il est puissant comme un dogue, fin comme l’ambre, bon comme le pain, gourmet comme une chatte. (Ces expressions toutes faites, quel régal ! Prétendez-vous rivaliser avec leur génie ?) Ghirlandaio a un raffinement du XVIe siècle ; avec cela, un grand esprit de simplicité.

Le même, à peu près, qui distingue Fabrice, où il est presque sans frein. On le surnommait Fabrice, par allusion à la Chartreuse de Parme, à cause de cette simplicité justement qui lui garde une candeur enfantine au delà de la trentaine. Il est toujours étonné lorsqu’il découvre une vilenie au monde. Il s’émerveille de l’irrégularité de la pluie, de la méchanceté des hommes. Après quoi, se ravisant tout à coup, il rit de lui-même, de son propre personnage.

Colbert est un homme politique, toujours à deux doigts du ministère. Je ne dis pas un politicien : il y a longtemps qu’il serait ministre. Républicain comme on l’est en Lorraine, il est suspect à ceux de la majorité. Ses rapports sont des chefs-d’œuvre lus par une dizaine de personnes. Il vit dans une garçonnière où toute la politique, toute l’économie de l’Europe sont en fiches. Et il épuise honnêtement trois dactylographes dépourvues de toute coquetterie. Un Colbert blond, aux yeux bleus, pareillement silencieux quoique moins bourru, ayant, en clair, jusqu’aux gros sourcils de son modèle.

Ajax, nous le nommions aussi Sardanapale, selon le cas. Fabrice l’avait d’abord nommé Gladiateur, du nom d’un cheval fameux sous Napoléon III, mais il s’était plaint. Il avait dit qu’il détestait le caractère de ce coursier. Va donc pour Ajax ou Sardanapale. C’était la même idée fastueuse. Notre homme avait bien la tête maigre des pur-sang, et leurs pattes fines, et leur allure, leur majesté, leurs découragements. Les champs de course lui sont un domaine privé. Il rivalise avec les ombres les plus fameuses : Morny, d’Orsay. Au lieu de travailler de son métier de poète, il soupe, joue, et bâille.

Savonarole est dévoré de scrupules. Il doit son nom à un dépit d’artiste insatiable, qui l’a jeté un jour sur l’une de ses œuvres, brisée en miettes. On le voit décrire des cercles autour de sa statue. Il l’aime et il la hait, la fuit et lui revient. Les deux forces étant égales, il tourne en rond, à cause d’elles, dans les escaliers, dans les couloirs, dans le parc. Il est chrétien chaleureux, qui adore le moyen âge. L’ardeur et la subtilité se battent dans son jeune cœur.

Le dernier de la pléiade, nous le nommions Livingstone parce qu’il est toujours par monts et par vaux. Vous le rencontriez un matin, tranquille dans son quartier. Vous appreniez le lendemain qu’il était parti la veille au soir, avec sa jeune femme, pour Nijnii-Novgorod : un taxi jusqu’à la gare de l’Est, chacun sa petite valise. Entre tant, il s’occupe de politique et de poésie.

Je n’oublie pas de noter que Fabrice et Ghirlandaio sont des écrivains de carrière, et ce dernier, peintre et céramiste. Il s’occupait alors de son premier roman, où l’on vit les Treize de Balzac, Stendhal en personne, et l’un des faux dauphins. Le délicieux été nous caressait par les fenêtres ouvertes. Fabrice assurait que les acrobates chinois dansant sur la tenture lui fatiguaient l’âme par l’idée de l’effort inutile. Il n’avait rien fait depuis quinze jours qu’il était à B… Sur cet aveu, Savonarole le considéra avec un redoublement d’amitié. Sa Vierge n’avait pas bougé d’un fil. Livingstone avait arpenté la commune, puis l’arrondissement, il allait s’attaquer à la province ; mais d’écrit, point. Ghirlandaio change seulement de travail, et il croit se reposer. Son plus grand repos est fait de lectures insondables : Balzac à la file, l’Astrée en huit jours, les Mille et une nuits à la vapeur. Colbert observa qu’il était arrivé n’en pouvant plus, qu’il se reposait donc, mais qu’il était surpris de trouver pour la première fois tant de plaisir dans l’inertie. Ajax déclara que, pour lui, c’était ce qu’il avait toujours fait, le travail étant, selon la loi même de l’Écriture, un châtiment qu’il pensait n’avoir point mérité.

Lecteur, avise-toi qu’il s’agit, dans tout ce qui précède, bel et bien d’une préparation, à vrai dire un peu trop lente. Si tu as jamais écrit toi-même, tu m’excuseras.

Quant à Charlemagne, il souriait avec tant de mystère que nous lui en fîmes un ultimatum.

La porte s’ouvrit sur Mme Reine et sur Minerve. Presque aussitôt, Mme Livingstone en coup de vent.

Nous entourions Charlemagne d’un cercle peu amène, dont les dames voulurent savoir la cause.

— Je constatais une fois de plus, expliqua-t-il, la magie de ce château. Messieurs que voilà ont bouclé leurs malles, la tête bouillant de projets. Mais les livres dorment dans les caisses, et les dossiers prennent la poussière, le service n’osant les remuer. C’est que B… est enchanté. Avez-vous seulement des remords ?

— Parbleu, non ! fit Ajax. Nous mourons seulement de faim. La dame d’onze heures n’est plus même de midi. Je propose de la nommer la belle Lendore, en changeant en nom propre une épithète qui est dans Mme de Sévigné et dans Brantôme. La Belle Lendore…


Elle entra comme la cloche sonnait pour la troisième fois. Elle avait l’insouciance peinte sur sa face un peu ronde, comme celle de certaines héroïnes d’Ingres. Elle ne s’excusa point, parce qu’elle se croyait à l’heure.

— Vous avez donc corrompu Mariette, lui demanda Colbert, qu’elle sonne trois coups, à présent ?

Il est vrai que cette petite est charmante. Comment tout le monde ne lui cèderait-il pas ? Qui pourrait lui en vouloir ? Cette loyauté que l’on sent chez elle, cette obligeance, cette aptitude à se vaincre pour rendre service. Belle, aussi. Elle a ses cheveux courts qui surmontent en boule une nuque divine. Elle a ses yeux mordorés qui brillent tout d’un coup sous la paupière un peu épaisse. La bouche et la courbe de la joue jusqu’au menton sont parfaites. Un corps des plus justes proportions. Enfin, un air de beauté classique animée : hellène, italienne, provençale…

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