Éloge de la paresse
L’OISIVETÉ MÈRE DE TOUS LES BIENS
Nous croyons trop, disait Ajax, que tout sur la terre, vient du travail. Il se peut. Mais quoi ? Le travail n’est-il pas son propre ennemi ? Il se hait. Il s’exerce pour s’abolir, et plus il fait rage, plus il désire sa propre fin. Car il n’est pas un but mais un moyen. Il n’est pas un port mais une route. Le port s’appelle Oisiveté.
J’irai jusque là : je dis que l’oisiveté nous sert bien mieux, que nous lui devons plus, que nous lui devons tout. Elle n’est pas seulement le port, elle est la voile ; si j’ose ainsi entre-choquer les images.
Représentez-vous un homme accablé de travaux. Que l’aube réveille, que les heures pressent, qui n’a pas un seul moment, dont la fatigue brise les muscles, et il s’endort comme une bête de petit cerveau. Représentez-vous qu’une grâce du sort lui donne quelque répit. Dans cette paix nouvelle, sa chair une fois reposée, l’esprit s’éveillera : plaisirs de l’oisiveté, tels que je les ai définis : un philtre. L’esprit s’éveillera : bonheur de l’invention. Je viens de dire l’histoire des hommes. L’inventeur de l’imprimerie songeait à sa gloire, et songeait au fastidieux labeur des copistes, sinon par charité, du moins par calcul. La preuve serait encore meilleure, tirée de son égoïsme supposé.
— En ce cas, l’écriture est elle-même une conquête de la paresse.
La remarque venait d’un Charlemagne dont le lorgnon brillait.
— Oui, fit Ajax… Disons une conquête de l’oisiveté en vue de contenter la paresse. Les trouvailles naissent de l’oisiveté, et la paresse en profite. L’encre et la plume ont diminué l’effort du style ; la cire, l’effort de la pierre et du ciseau ; l’écriture, celui de la mémoire. On me croit paradoxal et je parle comme M. de la Palisse… L’homme a toujours eu l’idée d’un travail-plaisir, d’un travail otieux, à la place du travail-fatigue et du travail-douleur qui était son loyer. Il a toujours eu l’idée d’une oisiveté, chérie comme un trésor inaccessible ou perdu. De là, l’Age d’or… Ante Jovem, dit la genèse virgilienne, « avant Jupiter, aucun agriculteur ne travaillait les champs, ni pouvait même se permettre de les signaler en les bornant pour son usage… D’elle-même, la terre fournissait tout, sans qu’il en coûtât aucun effort à personne… C’est lui, dans son inexplicable volonté, qui donna un fatal venin aux serpents, montra au loup sa proie, ordonna à la mer de se soulever. En les secouant, il fit pleurer aux feuilles leur miel, et il nous retira le feu, et il arrêta le cours des ruisseaux de vin, pour que leur misère peu à peu découvrît aux hommes tous les arts. Mais on vit aussitôt le tronc creusé de l’aune peser sur les fleuves, on vit les marins compter et nommer les étoiles… » Un abrégé des travaux du genre humain est l’histoire des peines qu’il s’est données pour alléger ce joug insupportable du travail. L’oisiveté se confond avec la civilisation. Elle est l’objet de la civilisation, sa toison d’or. L’homme croyait avoir ses seules mains. Ses ongles. Ses dents. Il courait au milieu d’une embûche universelle, Et je recommence ma litanie. La première massue diminua l’effort de son bras ; la première pierre lancée, l’effort de son bras et de ses jambes ; la première pierre taillée, l’effort de ses mains et de sa bouche. Ainsi, de la première épée, de la première boîte, de la première enclume, de la première roue, de la première charrue. Chaque fois, un effort moindre, l’obsession écartée d’une nécessité contraignante. Le premier chien séduit courut à la place de l’homme. Le premier cheval soumis le porta. Nous devons le respect aux fatigues des laboureurs. Nous savons qu’elles sont assez grandes. Concevons toutefois la félicité des premiers paysans lorsqu’ils virent la terre travailler pour eux. Au lieu de s’essouffler encore à la poursuite des animaux rapides, les hommes regardaient enfin la terre germer.
La belle Lendore leva sa petite main. Elle avait une maxime à proposer, en pendant à celle de Fabrice.
Pensée :
L’oisiveté est la halte et la couronne du travail. Les paresseux béants l’ignorent. Ils n’ont pas de loisir. Ils n’en ont pas le temps.
— Voyez l’insidieuse, glissa Ajax.
Et enchaînant :
— Les Anciens ont si bien compris les services rendus à l’espèce par l’oisiveté qu’ils l’ont garantie à tous ceux qu’ils nommaient des citoyens. Les seuls travaux qui leur fussent réservés ou permis étaient réputés nobles : la guerre, les champs, la nourriture et la défense de la cité. Et la science, qui augmente les pouvoirs de l’homme. Et la poésie, et les beaux-arts, joie des yeux, voix de l’âme. Il faut connaître et confesser la vérité. L’esclavage ne fut pas seulement l’abus du vainqueur. Il fut un vaste système organisé par les hommes contre la dureté de leur sort commun, les meilleurs ayant mission de commander, de conduire, de supputer. C’est un fait que les inventions de l’homme se sont multipliées de plus en plus vite à mesure qu’il savait mieux changer en loisirs nouveaux les efforts anciens, attestés par les signes durables et transmissibles de la monnaie et des titres. Le travail et les services de chacun acquirent ces hypothèques sur le travail de tous. Les apparentes injustices que l’on remarque dans le maniement et la répartition de ces signes ne sont pas du même degré. Les usurpations sont criantes, mais susceptibles de réforme. Les inégalités portent la marque du destin, des talents, des chances, ou celle de l’ordonnateur : réseau d’épreuves et de tentations qui forment sa politique… Ici, j’invoquerai une petite chanson russe, l’un de ces chants qu’un peuple trouve, comme pour fixer et fasciner le sort, ou pour s’en consoler :
La chanson d’Ouliana découvre les deux pentes de la paresse, celle des fleurs, et celle du crime et de la honte, ou du péché et de la vergogne. Mais il en va ainsi de toutes nos passions, peut-être de tout ce qui est humain. L’orgueil naît de la dignité, de la fierté, et lui-même, il dégénère. L’avion vole et tue. La calomnie et l’amour sont sur la même bouche.
L’oisiveté pourtant est la récompense dont notre cœur nous renouvelle sans cesse la promesse. Elle est le terme de notre ambition. La terre hérissée des premiers âges rendue pareille au jardin des délices. Nous nous servons, avec ce grand espoir, peut-être sans nous défier assez d’elles et de leur usage, de nos machines enlaidissantes. Cependant, il est permis d’espérer en des machines plus subtiles, plus dépouillées, qui nous enlèvent ce tohu-bohu de bielles et d’engrenages, qui soient réduites, comme déjà la T. S. F., à quelques tracés, à quelques fils énigmatiques. Et cependant aussi, comparez cet ancien laboureur, courbé, rompu, à celui-là, qui est campé sur sa machine, et fume en plein air, libre, distrait, paresseux. S’il est véritablement plus heureux, c’est une autre question. Nous devrions savoir garder nos anciens bonheurs, nos anciens pouvoirs, quand nous en acquérons d’autres.
Le ciel lui-même, le paradis d’en haut, nous le concevons comme un immense loisir, avec des harpes.