Éloge de la paresse
LES MEILLEURS PARESSEUX DE FRANCE
Un ange était entré avec nous dans la salle à manger. Il s’agit d’un ange silencieux, non plus de la belle Lendore, ci-devant dame d’onze heures. Savonarole essaya de mettre la conversation sur le temps, mais la jeune fille :
— A présent, j’en suis tout à fait sûre ; vous parliez de moi.
— Nous parlions de ces messieurs. Figurez-vous qu’ils ne travaillent point, sauf Ghirlandaio, bien entendu (qui travaillerait sur le gril de Saint Laurent et à Capoue) et ils n’en ont point de remords, à part l’iconoclaste ; ce qui les surprend tous, Ajax excepté. Je leur révélais que nul n’a jamais travaillé à B…, de mémoire d’homme. A dix lieues à la ronde, nul ne travaille. L’arbre et la prairie travaillent « en lieu de l’homme », comme disait Ronsard. Le paradis terrestre s’est retrouvé. C’est en Anjou.
— Oh ! que c’est bien dit. Mais je persiste : conversation sur la paresse, vous me nommâtes.
— Eh bien ! mon enfant, dit Mme Reine, ce méchant Ajax vous a pourvue d’un autre surnom.
C’était l’usage à B… de faire connaître les sobriquets que nous nous donnions. Ils devaient rester innocents.
La petite Livingstone : — Ajax Sardanapale était sûrement jaloux.
— Parce que, fit Ajax, vous exagérez. Nul ne m’entendra jamais honnir la paresse. Mais vous l’altérez, vous la corrompez. Voilà que vous n’aimez plus à contempler la planète : vous laissez les soleils se coucher sans vous. Et voilà que vous n’êtes plus gourmande, la première à table. Vous faites manger à l’heure anglaise nos bouches de France. Ce n’est plus de jeu. Ce n’est plus la paresse. La douce, la pensive, la chaste, la courtoise, l’aimable. Mais cette résignation hébétée (je vous demande pardon) que l’obsession de sa guigne donnait à Toulet, à ce qu’il prétendait. Ou bien ce pessimisme, dont parle Gœthe, si décourageant qu’il inspira le suicide à un jardinier de sa connaissance, fatigué d’avoir à arroser toujours les mêmes parterres. A coup sûr, vous avez cessé de mériter même ce nom d’une fleur lambine que Ghirlandaio vous donna.
— C’était donc un nom de fleur ? dit la pauvrette, avec une naïveté que Fabrice admira. J’avais cru que j’étais comparée aux dames de la messe de midi, qui se lèvent à onze heures. Et leur chocolat leur est servi sur l’oreiller, au lieu que l’on exige de nous, malheureuses, que nous l’avalions debout, comme des hérons, et que l’hiver il y ait de la glace sur l’eau de notre toilette.
Parce qu’on riait de l’hyperbole, elle se rengorgea comme une colombe, fière et rougissante à la fois, par un mélange à elle.
— Monsieur Ghirlandaio, soyez gentil : racontez-moi la dame d’onze heures.
— Beaucoup de citadins imagineraient, s’ils y songeaient, que les fleurs s’ouvrent toutes au même instant, au signal de l’aube, comme si les jardins et les champs étaient pareils à des dortoirs de jeunes filles élevées par la cruelle Mme de Genlis. Il n’en est rien. Les fleurs n’ont pas moins d’humeurs diverses que les femmes. Quelques-unes sont héroïques, comme le salsifis, lequel a aussi des fleurs. Elles s’éveillent à 4 heures du matin. La crépide est prête à 5 heures, la scorsonère à 6, et le doux nénuphar, qui flotte sur nos douves, à 7. La chicorée sauvage et la piloselle ont des levers bourgeois : 8 heures, 9 heures. Nous en sommes à la dame d’onze heures. Seulement dépassée par les plantes grasses, qui s’étirent à midi.
— On m’aura donné le nom d’une plante grasse !
C’était trop cruel. Il devenait charitable de la rassurer. Ajax déclara son invention.
Nous en étions au plus joli dessert du monde, lorsqu’elle imagina de se venger de tous et de chacun. Elle demanda :
1o Que nos réunions du soir dans le salon blanc fussent consacrées à l’examen de la paresse : il fallait savoir au juste ce que c’était.
2o Qu’Ajax, le plus coupable, eût à porter la parole, à diriger les débats, à recevoir la contradiction.
Mme Reine était ravie du secours qui lui venait par là.