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En Pénitence chez les Jésuites: Correspondance d'un lycéen

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En Pénitence chez les Jésuites

LETTRE 1

A
mon condisciple et ami Louis X., élève de Rhétorique au lycée de Z.

1er octobre 187…

Mon cher Louis,

Je t’annonce une nouvelle que tu ne voudras pas croire. J’y crois à peine moi-même… Hélas !

Tu me connais de longue date et tu sais que, si je ne suis pas un mauvais cœur, sans me vanter, je n’ai jamais été un modèle de travail, de discipline et de sérieux. Ah, le sérieux ! Voilà un mot qui m’horripile ! On me le répète le matin, on me le répète le soir, on me le fait manger à toutes les sauces : j’en étouffe. Que diable ! Je ne suis pas un bénédictin pour sécher sur des bouquins savants, ni un chartreux pour moisir en cellule et me nourrir de silence, d’eau claire et de pénitence. Je vais avoir seize ans ; j’ai dans les veines du sang qui bout, dans la cervelle quelques idées pas plus sottes que d’autres, dans le cœur… Ma foi, est-ce qu’on sait, à nos âges, ce qu’on a dans le cœur ? Tout, par le désir ; en réalité, rien, rien que le vide, la faim, la soif d’un idéal qui est dans les étoiles, à des milliers de lieues… Oh ! j’en pleurerais une journée !

Mais tout cela ne t’apprend pas la chose étonnante, stupéfiante. La voici toute crue. Mon père vient de me déclarer qu’il me retire du lycée pour me mettre chez les Jésuites.

Tu as bien entendu : CHEZ LES JÉSUITES. En pénitence, naturellement.

A première vue, ça paraît monstrueux, n’est-ce pas ? A la seconde, à la troisième, à la vingtième fois, c’est toujours pire. A la fin, c’est comme dans les romans, tu sais ? — un tel saisissement de douleur inattendue que, ne pouvant pleurer, on se met à rire, comme à Charenton.

J’en suis là, mon ami. Je n’ai fait aucune objection à mon père : ce qu’il veut, je sais qu’il le veut. Ma mère le regarde, me regarde et ne dit rien : je vois qu’elle attend l’œuvre du temps.

A demain. Plains-moi.

Ton malheureux ami,

Paul.

2. Au même.

2 octobre.

Mon cher Louis,

La nuit porte conseil, dit-on : je ne m’en aperçois guère. J’en ai passé une horrible. Un cauchemar continu. Sur mon estomac je sentais les deux larges pieds d’un Jésuite, énorme comme un saint Christophe, qui avec la hampe pointue de sa lourde croix de procession me fouillait le cœur. Un autre m’étranglait avec un immense chapelet, roulé en forme de serpent autour de mon cou. Un troisième me grillait les pieds, comme au temps de l’Inquisition, pendant qu’une douzaine d’autres, jeunes et vieux, avec des grimaces de démon, dansaient autour de mon lit une sarabande insensée.

Il paraît que j’ai crié au secours : ma mère est venue et, me trouvant la tête en feu, m’a mis des compresses qui ont peu à peu calmé la fièvre. Alors j’ai dormi tranquillement jusqu’à dix heures du matin. Au déjeuner, mon père me dit : « Tu as eu trop d’appétit hier soir ; le régime des Jésuites te fera du bien : ils mangent peu au souper. C’est de l’hygiène bien comprise. »

Remarque, mon ami, comme les résolutions arrêtées d’un homme changent ses opinions. Mon père n’aime pas plus que moi les Jésuites et, s’il les connaît, c’est par ouï-dire, sans être sûr de rien. Néanmoins, depuis qu’il a résolu de me livrer à eux, tu vas voir qu’il leur prêtera toutes les qualités qu’il désire trouver chez eux pour ma correction. Il entre dans l’aveuglement incurable — et moi, par le fait, j’entre dans la fatalité…


J’ai été interrompu dans ma chambre. Deux coups discrets à la porte. C’était ma sœur Jeanne, qui a ton âge, un an de plus que moi. Elle m’embrassa plus fort que d’habitude, en m’appelant son petit Paul. Cela me mit en défiance :

« C’est maman qui t’envoie ?

— Non, c’est moi qui viens te consoler.

— Vrai ?

— Vrai. »

Une petite larme perla au coin de ses yeux parfaitement limpides. Mon cœur fit un bond. Après un silence :

« Tu as gros cœur, dit-elle, de ne pas rentrer au lycée ?

— Oui, répondis-je péniblement.

— Tu avais là des amis ?

— Plusieurs, un surtout : je lui écrivais, quand tu es entrée.

— Celui-là, je le connais ; il est bon. Mais, les autres, l’étaient-ils tous ? »

Je la regardai avec quelque surprise : elle ne m’avait jamais encore fait cette question. Elle la répéta de sa voix la plus douce, et son œil scrutateur plongeait au fond du mien : il fallut répondre :

« Bons… comme moi », fis-je un peu troublé. « Pourquoi cette question ?

— Parce que, s’ils avaient été tout à fait bons, notre père n’aurait pas eu besoin de chercher pour toi un autre milieu. C’est leur faute, si l’on t’envoie chez les Jésuites.

— Mes amis actuels valent peut-être bien ceux que j’aurai.

— Peut-être est le vrai mot ; car nous n’en savons rien encore, ni toi ni moi. Tu vas en faire l’expérience, mon petit Paul, dans quelques jours : si elle réussit, tu seras moins malheureux.

— Et si elle ne réussit pas ?

— Tu reviendras.

— Mais les élèves ne sont pas tout, repris-je. Il y a surtout les maîtres, que j’ai la tentation d’en voyer promener à tous les…

— Chut ! Les connais-tu ?

— Je les vois d’ici :

Hommes noirs, d’où sortez-vous ?
Nous sortons de dessous terre…

Si je te chantais le reste, tu serais édifiée sur leur compte.

— Mal édifiée, j’imagine. Chanson n’est pas raison. Il faut voir avant de juger.

— Jeanne, je te trouve aujourd’hui extraordinairement raisonnable.

— C’est que je souhaite très vivement, cher petit frère, que tu le sois toi-même, et que tu prennes du bon côté l’épreuve à laquelle tu vas être soumis. Dis, le veux-tu, pour faire plaisir à ta grande sœur qui t’aime bien ? Me promets-tu d’accepter franchement ta situation, de ne pas donner du chagrin à maman et à moi, et d’être sage chez les Jésuites ? »

Qu’aurais-tu fait à ma place, mon ami ? Je n’en sais rien. Moi, j’ai le cœur bête. Je me suis jeté en pleurant dans les bras de ma grande sœur Jeanne et je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu.

A ce propos, je vais te faire une confidence. Vois-tu, moi, avec le tempérament que j’ai, je ne me marierai jamais. La raison, c’est que, si j’avais une femme revêche, je la battrais comme plâtre, jusqu’à extinction ; si j’en avais une comme ma sœur Jeanne, elle m’enroulerait autour de son petit doigt, et alors, adieu toute dignité ! Or, je tiens à ma dignité.

Il est vrai que j’aime follement ma sœur Jeanne, bien qu’élevée chez des nonnes par la volonté de ma sainte femme de mère, que mon père n’a jamais osé contrarier. Elle m’a empêché de faire plus d’une sottise, depuis que j’en suis capable. Ça vaut un peu de reconnaissance et je tiendrai la parole donnée : s’ensuivra que pourra.

Nous partons après-demain pour la jésuitière. J’en ai froid dans le dos. Tu sauras dans quelques jours mes premières impressions.

Adieu, mon ami ; sois plus heureux que moi.

Paul.

3. Au même.

H., le 7 octobre.

Mon cher ami,

Eh bien, j’y suis : c’est invraisemblable et pourtant vrai. Mais ce qui te paraîtra tout à fait drôle, comme à moi, c’est que — je ne sais comment te dire cela — je ne m’y trouve qu’à moitié mal. J’en suis furieux : j’espérais autre chose. Ces Jésuites ne sont pas si noirs que je croyais et je n’en ai pas vu un qui ait des pieds de bouc. Quant à leurs élèves, dame !… Tu sais que je n’oublierai jamais les camarades du lycée, et toi, d’abord, tu es hors de pair. Ceux-ci ont une tournure différente.

Mais commençons par le commencement. Mon nouveau professeur, entre autres conseils, nous a recommandé hier de ne jamais torcher nos lettres, quel qu’en soit le destinataire, par respect pour nous-mêmes et pour notre belle langue française. Je vais m’appliquer sans me torturer, comme il nous disait encore. Tu vois que je deviens docile.

Donc, il y a trois jours, mon père conduisit le malheureux mouton à la boucherie. Une belle boucherie, ma foi, et bien achalandée, à ce que j’ai vu depuis. Un long frater en redingote noire nous ouvrit, avec un sourire qui disait clairement : « Encore un de pris au piège ! » Vaste parloir très gai, sans nul doute pour narguer la tristesse des rares et courtes entrevues de famille, avec des bustes de grands hommes et des tableaux d’honneur pour les petits enfants sages… Mais en voilà un pour la rhétorique ! C’est là-dessus que j’ai à me faire afficher pour le plaisir de ma sœur ? Tout est prévu : les fiches blanches sont déjà prêtes dans leurs coulisses en ferblanterie dorée, qu’ils veulent faire passer pour de l’or.

Arrive le Père Recteur, comme qui dirait le proviseur de l’endroit, un bel homme, air et tenue graves, rien d’administratif. Quand mon père me présenta à lui, son regard s’épanouit. Il me prit la main et, la sentant un peu trembler, il me baisa au front, comme un innocent :

« Soyez le bienvenu, mon enfant, dit-il. Nous tâcherons de faire de vous, si vous le voulez bien, un élève meilleur encore que vous ne l’êtes déjà. »

Rouerie jésuitique, pensai-je. Il sait parfaitement que je suis une manière de cancre : mon père le lui a écrit et va le répéter devant moi. C’est en effet ce qui eut lieu.

Quand l’abatage fut fini, le Père Recteur dit simplement :

« Monsieur, le passé est passé ; personne ici ne le reprochera à votre fils. Il aura la réputation qu’il va se faire par ses actes, et je suis sûr qu’elle sera bonne : n’est-ce pas, Paul ? »

Ce ton et cette confiance dans ma bonne volonté future m’entrèrent dans le cœur, malgré moi. Je répondis, sans trop hésiter :

« Oui, monsieur.

— Dites mon Père », reprit-il en souriant : « c’est le nom qu’on donne ici aux maîtres et qu’ils tâchent de mériter. »

Je répétai docilement : « Oui, mon Père, » — et je sentis que le filet m’envahissait.

On me présenta ensuite au Père Préfet (c’est le censeur) : il me plut moins que l’autre. Celui-ci personnifie le règlement : je m’en passerais volontiers. Pourtant il fut aimable et nous promena par tout l’établissement, nous expliquant tous les détails qui pouvaient nous intéresser, sans le fastidieux boniment auquel je m’attendais.

La boîte n’est vraiment pas vilaine. Il y a de l’air et du jour partout, même dans les sous-sols, où se trouvent les réfectoires. Les classes, les études sont spacieuses, les murs peints en couleur claire. La monotonie des longs corridors est égayée par des statues, par de jolies gravures historiques, militaires, artistiques, qui en font de véritables galeries. Dortoirs d’une propreté irréprochable, cirés, hauts et larges, avec des lavabos et des sommiers perfectionnés. Mais pas d’alcôves : les lits, à distance convenable, sont en vue les uns des autres. Le Père Préfet nous dit : « C’est pour apprendre aux enfants à se respecter, et l’air circule plus librement. » J’aurais préféré un coin fermé, pour pouvoir pleurer à mon aise » Mais il faut bien se plier. D’ailleurs, depuis trois jours que je fais comme tout le monde, l’habitude vient.

Je sens qu’elle viendra pour bien d’autres choses, dont je n’avais pas idée jusqu’à présent. C’est comme si j’avais changé de pays. A plus tard le reste. Je te serre la main.

Ton ami toujours,

Paul.

4. Au même.

9 octobre.

Mon cher Louis,

Ta lettre de condoléance, qui m’a tortillé le cœur, me prouve que je n’ai pas encore le pied aussi marin que je croyais. Oui, c’est l’exil ; oui, c’est une vie nouvelle à apprendre ; oui, c’est rude par moments. Mais déjà je n’ose plus trop parler de mon malheur. Pourquoi ? Écoute la suite de mes débuts.

Quand on m’eut indiqué ma place à l’étude et au dortoir, mon père me dit que j’aurais mauvaise grâce à ne pas être satisfait, qu’il l’était, lui, pleinement, et qu’il comptait sur moi. Après quoi, il m’embrassa et partit. La dernière amarre était coupée ; je revins du parloir le cœur serré à m’étouffer, et je lus devant moi, en l’air, écrite avec des lettres de feu, la terrible inscription du Dante :

Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate[1] !

[1] Laissez toute espérance, vous qui entrez !

La portion d’enfer où l’on me conduisit d’abord, ce fut la cour de récréation. Une quinzaine d’élèves déjà rentrés y causaient entre eux, groupés autour d’un surveillant en soutane. J’eus un frisson, en me rappelant comment j’avais été accueilli, lors de mon entrée au lycée, par mes camarades de cinquième : la connaissance s’était faite à coups de poing et à coups de pied, aussi généreusement donnés que vivement rendus, et je ne fus sauvé d’une déconfiture complète que par l’intervention compatissante d’un vieux camarade dont tu sais le nom. Je t’en reste reconnaissant. Ici, qu’allait-il m’advenir, à moi lycéen ?

Le surveillant s’avança :

« Paul Ker, élève de rhétorique », lui dit le Père Préfet, qui m’accompagnait. « Ayez soin de lui ; ce sera un de vos bons élèves. »

Le surveillant me tendit la main et me mena au groupe :

« Un nouveau rhétoricien », dit-il. « Qui se charge de le piloter ?

— Moi, moi », répondirent deux des plus jeunes, qui me prirent chacun sous un bras, sans façons. « Allons faire un tour de promenade. Tu sais, nous en sommes aussi, de la rhéto : une classe de bons enfants, tu vas voir, et un chic professeur. Tu ne t’ennuieras pas. »

J’étais ahuri de cet accueil inattendu, mais me laissai aller.

« D’où viens-tu ? » me dit l’un.

— De tel endroit.

— Un collège de prêtres ?

— Non, de laïques.

— Alors, tu seras mieux ici.

— Es-tu fort ? » demanda l’autre.

— Ça dépend. »

Et nous voilà partis à causer, à tort et à travers, de nos études, de nos espérances, de nos craintes pour l’avenir, comme si nous nous étions toujours connus. De temps à autre, l’un des deux se détachait pour aller serrer la main d’un nouvel arrivant, qu’il amenait ensuite avec lui. En moins d’une heure, j’avais fait vingt-cinq connaissances et j’étais de la famille.

J’ai entendu parler quelquefois de l’esprit de corps qui règne chez les Jésuites : si leurs élèves l’entendent de cette façon-là, je ne m’en plaindrai point. Tu conviendras qu’elle est plus encourageante que celle de mes anciens camarades de cinquième.

Le soir de la rentrée, je soupai bien, je ne dormis pas mal, et comme on se leva tard, ce premier jour scolaire, et que le soleil entrait à flots joyeux par les grandes fenêtres, je faillis oublier que j’étais en prison.

Dans la matinée, messe du Saint-Esprit et sermon. J’avais un peu désappris mes prières et me suis trouvé dépaysé dans un milieu qui me parut assez dévot, trop dévot. Il y a là un point noir, qui m’inquiète : les Jésuites respecteront-ils ma liberté de conscience ?

Ce soir-là et le lendemain matin, compositions de passage. J’ai trimé comme un nègre. Tu comprends que mon honneur est engagé à ce que, n’ayant pas été tout à fait dernier de classe au lycée, je ne le sois pas ici. J’ai peur que les études ne soient fortes. Si je dois être remercié, je ne voudrais pas l’être pour crime de bêtise.

Adieu, Louis.

Ton ami,

Paul.

5. Au même.

10 octobre.

Mon cher Louis,

Je suis définitivement reçu en rhétorique ; c’est un gros pavé de moins sur le cœur. J’avais une peur bleue de descendre en humanités : outre l’humiliation, cette dégringolade eût amené un changement de division et la perte de mes premiers camarades, qui, décidément, sont de braves garçons.

Ils ne m’ont pas trompé en me disant que j’aurais un chic professeur. Chic, il l’est, d’abord, parce qu’il a bien voulu me garder dans sa classe. Il faut que je te raconte, puisque je veux te raconter tout, comment la chose s’est faite.

Il y a ici, et, paraît-il, dans tous les collèges des Jésuites, un usage qui n’a rien de correspondant au lycée et qui suffirait à mettre un abîme entre mes anciens professeurs et ceux-ci. Chaque jour, pendant l’étude de onze heures à midi, le corridor qui longe les salles d’étude se transforme en salle des pas-perdus. Les professeurs viennent frapper à la porte et, par l’entremise de l’élève portier, gros personnage aimable et discret, appellent tour à tour leurs élèves, surtout les plus faibles, et, tout en arpentant avec eux le parquet, revoient les copies, font rendre compte des fautes, donnent des conseils appropriés à chacun, quelquefois un reproche qui, fulminé en pleine classe, aurait été trop mortifiant, et puis les renvoient à leur travail, joyeux ou contrits, toujours encouragés à mieux faire.

Le lendemain de nos compositions de passage, assis à mon pupitre, j’observais depuis quelque temps ce va-et-vient, et cherchais à en lire la signification sur la physionomie diversement émue de ceux qui rentraient, quand on vint aussi m’appeler. Mon professeur était là, qui me demanda tout d’abord si je ne m’ennuyais pas trop, puis si j’étais un travailleur. Comme, à cette dernière question, je répondais d’un ton que ma conscience rendait assez mal assuré, il me dit :

« Je ne sais si, dans vos deux compositions de passage, vous avez donné tout ce que vous pouviez. La composition française témoigne d’une certaine facilité : les deux autres sont faibles. »

Je me crus perdu ; il le vit dans mes yeux, qui durent se troubler. Son regard se fixa sur moi durant quelques secondes, comme pour sonder mes dispositions ; puis il me demanda :

« Seriez-vous content de rester en rhétorique ? »

Deux grosses larmes répondirent pour moi.

« Et si je vous garde, me promettez-vous de ne pas m’en faire repentir ?

— Oui, mon Père.

— Eh bien, mon enfant, vous resterez avec moi. J’accepte votre parole : souvenez-vous que c’est une parole d’honneur. »

Je le remerciai, comme tu penses bien. Il m’indiqua les défauts et les lacunes de mes compositions, me dit sur quoi devait porter mon effort et me promit, à son tour, de m’aider dans la mesure de ma bonne volonté.

Ai-je besoin d’ajouter que je revins à ma place heureux, disposé à tout et conquis ? Avec ces procédés-là, renouvelés de ma sœur Jeanne, on fera de moi ce qu’on voudra. C’est vrai que j’ai le cœur bête… Mais je suis bien content, tout de même, d’être en rhéto.

N’ayant vu que les classes du lycée, tu ne te figures pas ce qu’est la mienne. Je ne veux pas établir de comparaison ; tu la feras tout seul.

D’abord, notre professeur parle et nous écoutons. Cela me paraît maintenant élémentaire ; mais tu sais ce qui en était, l’an dernier, quand notre pauvre professeur de seconde, myope plus ou moins volontaire, parlait des heures durant à nos dos, tandis que nous jouions sur le banc au piquet ou à l’écarté. Mon professeur n’est même pas licencié, dit-on ; c’est, évidemment, parce qu’il n’a pas voulu l’être, car il est de force à en remontrer à n’importe qui. Mais ce qui me charme, c’est qu’avec toute sa science, dans tout ce qu’il dit, il n’y a pas un mot pour faire valoir sa personne, mais, au contraire, une évidente et constante préoccupation de se faire parfaitement comprendre, de nous introduire au cœur des choses, de nous y intéresser. On sent que nous ne sommes pas là pour lui créer un auditoire, mais qu’il y est pour nous instruire, et que, dans ce but, il met en œuvre toutes les ressources de son esprit, sa profonde connaissance des jeunes gens et une méthode rigoureuse. Quand il a fini de parler, vient le tour des élèves. La classe est divisée en deux camps, où chaque élève a son numéro d’ordre selon son mérite. Quand l’un d’entre nous est désigné par le professeur pour répéter la leçon qu’on vient d’entendre, avec lui se lève dans le camp opposé son émule, qui l’écoute attentivement, guette la moindre erreur, et, dès qu’elle se produit, la relève vigoureusement. A son tour, il est invité à parler et devra se garantir contre les mêmes corrections. Quelquefois, au défaut de l’émule, c’est un autre soldat du camp adverse qui reprend, toujours avec permission du professeur. Lorsque, parfois, un malheureux laisse échapper une bourde trop forte, vingt doigts indignés se lèvent pour demander à la redresser. D’autres fois, il y a reprise à faux ; alors la riposte ne se fait pas attendre, suivie souvent d’une contre-riposte et d’un véritable feu croisé d’artillerie littéraire, auquel un geste du maître impose silence, pour dire de quel côté est le bon droit et la vérité.

On me dit que ce système d’émulation, pratiqué chez les grands avec une modération relative, est poussé dans les classes inférieures à un degré où l’animation touche à la férocité, et je n’ai pas de peine à le croire, quand, à certains beaux jours où les fenêtres sont ouvertes, j’entends les cris de victoire que lancent, au fort d’une bataille sur la grammaire latine ou grecque, nos cadets de cinquième ou de sixième. La première fois, j’avais cru à une petite révolution !

Le fait est qu’on ne dort pas en classe, et qu’à ce fourbissage l’esprit le plus rouillé peut gagner un certain lustre. Espérons que je n’arrive pas trop tard.

Adieu, Louis. C’est ma dernière lettre un peu longue ; demain on commence à piocher en règle.

Ton ami,

Paul.

6. Au même.

15 octobre.

Mon cher Louis,

Mais oui, je suis bavard, très bavard, et pas seulement avec toi. La preuve, c’est que je viens de m’entendre proclamer solennellement par le P. Préfet, du haut de la chaire d’étude, devant toute la division, qui admirait jusqu’à présent ma sagesse exemplaire, un premier Æ de conduite, pour avoir dit trois mots… par jour à mon voisin. Mais tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un Æ. Voici :

Les notes de semaine, ici, sont une affaire d’État. On en tremble huit jours d’avance, et même de plus loin, quand il s’agit de sorties ; car n’a pas de sorties qui veut, il faut qu’elles soient méritées. Tout ici se paye, le bien par des faveurs, le mal par des privations. Cela peut devenir désagréable ; mais, au fond, c’est justice.

Or, chaque semaine, on a droit à quatre notes : deux d’application, pour l’étude et pour la classe ; deux de conduite, pour l’ordre général et pour la classe. Elles s’expriment, non point par des chiffres, mais par des lettres ; il paraît que c’est moins brutal et plus commode. A, c’est très bien ; E, bien ; I, médiocre ; O, mal ; U, la porte. Mais, par miséricorde pour la pauvre nature humaine, et pour qu’on ne dégringole pas trop vite la redoutable échelle, on a jésuitiquement (morale relâchée !) inventé des échelons intermédiaires par voie de combinaison : Æ, presque très bien ; EI, passable ; IO, presque mal ; OU, le seuil de la porte. Les deux dernières notes OU, U, ne se voient jamais ; les quatre A représentent la perfection — et la sortie de faveur tous les quinze jours.

Je commence par une chute ; c’est humiliant. Par bonheur, on me dit que le premier Æ se pardonne, s’il est réparé durant les trois semaines suivantes par une série d’A sans mélange[2].

[2] On voit que les Jésuites ont appliqué la loi Bérenger avant qu’elle fût votée.

On avait mis ce voisin d’étude à côté de moi pour aider ma bonne volonté ; mais je lui ai demandé un peu trop souvent ses bons conseils, et s’il n’était pas connu pour un roc de vertu, je l’aurais entraîné dans mon malheur. Cela demande réforme. Il s’appelle Jean et mérite toute ton estime. C’est l’un des deux qui m’ont piloté le premier jour, un congréganiste… Tu me demandes ce que c’est qu’un congréganiste ? Attends que je le sache moi-même ; je ne puis pas te dire tout à la fois.

Ton ami,

Paul.

7. A ma sœur Jeanne.

20 octobre.

Chère sainte Jeanne,

Au reçu de cette lettre, que tu ne montreras pas à maman, tu iras dans la remise qui touche au pigeonnier. Tout dans le fond, à droite, en cherchant un peu, tu trouveras une pierre assez large en forme de dalle. Tu la soulèveras doucement, pour ne pas te faire mal, et, dessous, dans une boîte, tu verras un certain nombre de petits volumes bleus à cinq sous. Ne les ouvre pas, chérie : c’est du poison, fabriqué par un serpent à tête de singe, nommé Voltaire. Je serais au désespoir qu’ils te fissent la centième partie du mal qu’ils m’ont fait. Tu les prendras et tu les brûleras avec soin, pour qu’il n’en survive pas un feuillet. Avant de partir pour les Jésuites, j’avais détruit tous mes autres sales bouquins ; ceux-là, qui m’avaient beaucoup amusé, parce qu’ils renferment un esprit du diable, j’ai eu la faiblesse de les réserver pour les prochaines vacances. Mais je n’en veux plus ; tu vas savoir pourquoi.

J’ai trouvé ici un camarade qui s’appelle Jean, comme tu t’appelles Jeanne. C’est un fait exprès, évidemment, et ce qui le prouve, c’est qu’il te ressemble trait pour trait, j’entends au moral. Il est dévot, mais bon dévot, un dévot aimable, joyeux, franc comme l’or et pur comme de l’eau de roche. Je ne l’ai pas confessé, mais ces choses-là se voient. Le fait est qu’il m’a charmé et que, rien qu’à me voir en sa compagnie, je me sens devenir meilleur.

L’autre jour, durant une promenade où je me trouvais avec lui et un de ses amis, la conversation tomba sur ce Voltaire. On discuta ses mérites. Jean accorda tout ce que je voulus pour sa gloire littéraire, mais fut intraitable sur son impiété hypocrite et immorale. Je lui demandai ce qu’il penserait d’un jeune homme de notre âge qui se plairait à ses œuvres ; il me répondit qu’il le plaindrait et qu’en tout cas, il ne voudrait à aucun prix de son amitié. J’objectai :

« Mais tu ne les as jamais lues !

— Dieu merci, non ; mais je sais de bonne source qu’elles sont l’arsenal où tous les ennemis de la religion cherchent leurs armes, et qu’elles sont condamnées par l’Église. Pour un catholique, cela suffit. »

Et voilà. Comme je tiens médiocrement au titre de païen et beaucoup, en revanche, à l’amitié de Jean, flûte soit de Voltaire !

Je sais, d’ailleurs, que Jean, avec toute son intransigeance, a raison quant au fond.

Si pourtant ma commission te causait de la peine, sœur chérie, il faudrait me le dire : on pourrait s’arranger pour sauver ces pauvres papiers… Mais je suis trop sûr et trop content de te faire plaisir. Tu vois que je commence à tenir la promesse que tu m’as extorquée. Pourvu que ça ne me mène pas trop loin ! Parce que Jean et toi vous êtes deux perfections, il ne s’ensuit pas que je doive en être une troisième. Ne prie pas trop pour moi : je t’aime assez sans cela.

Ton Popol.

8. A mon ami Louis.

22 octobre.

Mon cher Louis,

Tu me demandes, par manière de mauvaise plaisanterie, si j’ai endossé la soutane. Non, je porte une veste marine à col de velours, avec deux superbes rangées de boutons dorés — uniforme très simple, de bon goût et plus commode que ta tunique, mais pas assez long pour justifier le titre de jésuite.

Et pourtant, mon bon, tu sauras qu’à certains moments cette veste marine me fait l’effet de la robe de Nessus, cette robe empoisonnée qui entrait dans la peau du malheureux Hercule et qu’il ne pouvait plus arracher à la fin qu’avec des lambeaux de sa chair. Ce n’est pas qu’on me torture ici. On exige l’ordre, le silence, la discipline, la bonne tenue partout ; mais on l’exige paternellement, et les élèves auraient mauvaise grâce à regimber contre une autorité qui s’impose par la simple force de la raison et du devoir.

Mais qu’est-ce que le devoir ? Là, mon ami, est le hoc, le tournant décisif, le cap des tempêtes. Y a-t-il pour moi un devoir en dehors du devoir chrétien ? Et le devoir chrétien est-il divisible ? Peut-on en prendre et en laisser — ou est-ce un bloc qu’il faut charger tout entier sur ses épaules ?

Au lycée, jamais ces idées-là ne m’ont préoccupé. J’allais au hasard de l’impression, du caprice, comme une barque mal gouvernée, chassant devant la brise, évitant les gros écueils, traînant sur les bas-fonds. Cette vie sans but et sans règle commence à me peser singulièrement. Tout autour de moi j’ai des camarades qui, certes, n’ont rien à m’envier et dont plusieurs me dépassent de beaucoup par l’éducation, la fortune, l’intelligence : je les vois obéir avec une simplicité d’enfant à toutes les exigences du règlement, travailler avec conscience et entrain, toujours maîtres d’eux-mêmes, toujours joyeux, comme s’ils n’avaient rien à regretter ou à désirer. Et pourtant ils ont leurs passions, mes passions ! Il y a des moments exceptionnels où elles se trahissent par l’effort qu’ils s’imposent pour les maintenir.

Ce spectacle me remue parfois profondément, et je suis bien obligé de m’avouer à moi-même qu’ils ont seuls la plénitude de la vie, la clef du bonheur intime, tandis que mes facultés se meuvent dans le vide, comme les longs bras d’un moulin à vent qui n’a rien à broyer. Où mes camarades prennent-ils ce courage du devoir joyeux ?

Toujours à toi,

Paul.

9. Au même.

23 octobre.

Mon cher ami,

J’ai la réponse à la grave question qui terminait ma dernière lettre : je la tiens du P. X***, qui est l’aumônier de la division des grands. Je te dirai tout. Tu n’es pas un bigot, oh ! non ; mais tu n’es pas non plus un impie. Moi, en ce moment, je serais bien embarrassé de me définir… Une bouteille à encre !

Voyons, que je reprenne le fil de mon récit. Donc, hier, dans l’état d’âme pénible où je t’ai dit que j’étais, je fus appelé pour la première fois chez le Père X***. Mes voisins, les anciens, y étaient allés l’un après l’autre, dès les premiers jours, — « pour se remonter l’horloge », me disait l’un d’entre eux. La chose se fait très simplement. Quand l’élève facteur passe dans l’étude (car il y a un service postal organisé pour la correspondance des élèves avec les maîtres), on glisse dans sa boîte un billet, par lequel on demande à être appelé. Il n’y a que les aumôniers et les supérieurs qu’on ait le droit d’aller voir dans leur chambre.

J’entrai assez inquiet, comme tu peux le penser, et parfaitement résolu à ne pas me laisser confesser. A ma grande surprise, il ne fut pas question de cela. Le Père m’accueillit comme avaient fait et le Père Recteur et mon professeur, avec une gravité simple, affectueuse, mais laissant percer davantage le prêtre. Il s’informa très aimablement de ma santé, de mes difficultés d’acclimatation, de mes succès, me demanda si j’avais trouvé de bons amis et si j’étais bien avec tous mes maîtres, m’encouragea en quelques mots paternellement fermes à continuer de remplir mon devoir en jeune homme raisonnable et chrétien.

Je ne sais comment je me laissai aller à lui dire que je voulais bien être raisonnable, mais que, d’être chrétien, cela me gênait davantage. Cet aveu me valut encore un de ces regards déconcertants, comme ils en ont tous, qui font penser qu’ils vous lisent au fond de l’âme. Je dus rougir un peu :

« Vous croyez donc, mon fils, qu’il y a bien loin d’un garçon raisonnable à un bon chrétien ?

— Je le crains.

— C’est une erreur : il n’y a qu’un pas, et ce pas, vous le ferez, s’il n’est pas fait, parce que vous me semblez homme à marcher droit. D’autres, parmi vos camarades, l’ont fait avant vous et ne sont aujourd’hui parfaitement raisonnables que parce qu’ils sont résolument chrétiens.

— Je vois bien de qui vous parlez ; ils m’étonnent assez, tous les jours. On dirait que rien ne leur coûte ni ne leur pèse. Comment font-ils ?

— Mon enfant, ils aiment leur devoir parce qu’ils aiment le bon Dieu et qu’ils prient.

— Je ne sais pas prier et je ne connais guère le bon Dieu.

— Est-ce que vous n’avez pas fait votre première communion ?

— Mais si ; je l’ai même bien faite : je m’en souviens quelquefois à la chapelle.

— Et vous étiez heureux, en ce temps-là ?

— Comme je ne l’ai plus jamais été depuis.

— Il dépend de vous, mon cher enfant, que ce passé redevienne le présent. Mais, écoutez-moi bien : ce changement doit se faire dans la pleine liberté de votre raison et de votre cœur. Vous êtes d’âge à réfléchir et à vous déterminer, non point par pur sentiment, mais par conviction raisonnée. Dans quelques jours, la retraite annuelle de rentrée vous fournira l’occasion de vous étudier, de chercher ce qui vous manque et de faire en connaissance de cause votre choix libre et définitif. Jusque-là, soyez simplement raisonnable ; si vous ne pouvez encore prier, je le ferai pour vous. Et s’il vous arrive des ennuis, revenez causer avec moi. Est-ce convenu ? »

Je le promis, sans peine, et il me sembla que je sortais le cœur plus léger, quoique sans absolution.

Mais j’attends cette terrible retraite.

Ton ami,

Paul.

10. A ma sœur Jeanne.

27 octobre.

Jeanne, ma sœur Jeanne, ne vois-tu rien venir ?

Je tremble sous le grand coutelas d’un Barbe-Bleue nouveau genre, et si quelqu’un ne vient à mon secours, je suis un homme fini ! Mais ne viens pas, toi ; tu n’y gagnerais que d’être immolée de la même arme. Elle ne respecte, dit-on, ni l’âge ni le sexe, ni rien ni personne. Celui qui la brandit est un Jésuite, et il commence demain ses lugubres opérations au collège sous forme d’une Retraite.

Comprends-tu cela ? Vois-tu ton petit frère, le potache, écoutant dans un profond recueillement, durant trois longs jours, une bonne douzaine de sermons, d’une heure chacun, sur la mort, l’enfer et autres sujets tout aussi récréatifs, qui lui reviendront la nuit en cauchemars effroyables ?

Mais cela, ce n’est pas le pire. Le vois-tu obligé, pour faire comme tout le monde, d’aller se jeter aux pieds du Père Barbe-Bleue et de lui raconter par le menu toutes ses petites fredaines, voire même les grosses, s’il y en avait par hasard, et de s’en repentir à fond, et de lui promettre, dorénavant, de s’encapuchonner dans la pratique de toutes les vertus ? Qui sait ? Il va peut-être m’ordonner, sous peine d’éternelle damnation, de prendre le froc pour l’expiation de mes péchés et pour le salut de mon âme noire ! Tout est possible, et je ne me sens rien moins que rassuré.

Mais peut-être ai-je tort. Jean ton semblable se moque de moi, lorsque je lui parle de mes craintes, et me répond : « Eh bien, quoi ? Tu te confesseras : ce sera l’affaire d’un quart d’heure, au plus, et après tu seras heureux pour des années. » J’ai quelquefois envie de le croire sur parole. Qu’en penses-tu, petite sœur ? Car, il faut bien que je te le confesse avant de me confesser à ce Père missionnaire, depuis que je vois tant de gens heureux autour de moi, je me trouve par moments le plus malheureux des hommes de ne pas leur ressembler, parce que je sens très bien qu’ils sont dans le vrai et moi dans la… crotte.

Chère petite sœur, tu es une bonne âme. Je t’ai écrit l’autre jour ne ne pas trop prier pour moi ; j’étais un sot. Durant ces trois jours, va te mettre le plus souvent que tu pourras devant la Vierge dont je t’ai fait cadeau et demande-lui pour moi, à deux genoux, tout ce que ton cœur aimant et pur t’inspirera. Ce ne sera jamais trop.

Cette lettre-ci, tu peux la montrer à maman. Qu’elle prie avec toi pour son mauvais garnement de Paul, afin qu’il se… convertisse. Le mot est lâché, il me soulage. Je vous ai souvent fait de la peine ; je voudrais mériter votre pardon.

Aimez-moi encore un peu.

Votre Paul.

11. A ma mère et à ma sœur.

1er novembre.

A quoi sert de vous écrire séparément, puisque, d’après l’aveu de Jeanne, vous me trahissez l’une à l’autre, à qui mieux mieux ? Où vais-je désormais porter mes secrets ?

J’en ai un bon à vous dire, aujourd’hui, et tellement extraordinaire que vous ne voudriez peut-être pas y croire, si un autre vous le disait ; mais moi, vous le savez, je ne mens pas : c’est ma seule vertu.

Écoutez une histoire : elle ne sera pas longue.

Il y avait une fois une grosse chenille qui faisait peur à voir, tant elle était laide et lourde et velue et goulue. Un beau soir, elle se mit en chrysalide, c’est-à-dire dans une espèce de boîte à métamorphoses. Elle y resta trois jours. Et, le quatrième jour, devinez ce qui en sortit…

Un gros papillon, pensez-vous ?

Nenni. Il en est sorti un Jésuite.

J’ai jeté bas le vieil homme, qui était une loque ; on m’a revêtu d’un habit neuf, immaculé, et je le garderai tel, s’il plaît à Dieu.

Vous avez bien prié, maman ; tu as bien prié, Jeanne. Je vous en remercie et je suis bien heureux, de mon bonheur et du vôtre. Embrassez-vous pour moi. Je regrette de ne pouvoir glisser mes deux joues entre vos deux bouches ; mais vous viendrez me voir, pour voir si vous me reconnaîtrez.

Dieu soit béni !

Votre Paul, qui vous aime dix mille fois.

Le redouté P. Barbe-Bleue, à qui je me suis confessé, a été pour moi bon comme du pain frais. Tu feras bien, Jeanne, de le retenir d’avance pour quand tu commettras ton premier gros péché. C’est un homme qui ne paye pas de mine, qui est voûté, qui n’a pas de voix, qui tousse et qui prise ; mais il a le Saint-Esprit. Il se nomme le P. X…

12. De ma mère et de ma sœur.

3 novembre.

Cher enfant bien aimé,

Oui, que Dieu soit béni ! Tu ne sauras jamais combien ce mot, et ta lettre, et la nouvelle de ta conversion m’ont fait de plaisir et de bien. Il me semble que le bon Dieu t’a donné à moi une seconde fois. Et c’est un peu la vérité, puisque l’ancien Paul a disparu et que mon Paul d’aujourd’hui n’a plus gardé de son passé que son cœur filial, épuré et transfiguré par l’innocence reconquise, par l’amour de son Créateur et par la volonté de lui être désormais fidèle à travers tout.

Je ne te dirai pas, Paul, le nombre des larmes que m’a coûté ton âme et je ne t’en reparlerai plus jamais : qu’importe maintenant ? Elles sont mille fois rachetées par celles de ce matin, les plus douces de ma vie. Te voilà mon vrai fils ! Merci.

Après déjeuner, j’ai donné ta lettre à ton père. Il l’a ouverte avec empressement, comme toujours. Je l’observais. A mesure qu’il lisait, son front s’est plissé. A un moment, sans doute quand il t’a vu sorti de la chrysalide sous la forme d’un jésuite, il a eu comme un soubresaut. Mais il a continué jusqu’au bout, m’a rendu la lettre et s’est mis à se promener de long en large, sans rien dire. Seulement il était devenu très pâle.

Je lui demandai : « Etes-vous malade ?

— Non.

— Ou fâché ?

— De quoi ?

— De cette lettre.

— Elle m’a donné un coup ; mais… » Il hésitait.

— « Vous donnez tort à Paul ?

— Non, mais je veux voir la suite. »

Tu es donc averti, mon cher enfant : on jugera ton changement sur les effets qu’il produira dans ta conduite. Moi, je n’ai pas d’inquiétude : je sais ce que vaut ton cœur et ce que peut la grâce du bon Dieu. Mais défie-toi de deux écueils également dangereux, la présomption et le découragement ; prie, prie beaucoup, demande conseil et sois un homme.

Je t’embrasse et te bénis maternellement : c’est tout dire, n’est-il pas vrai, mon Paul ?

Ta mère.

Je ne peux pas t’écrire raisonnablement cette fois, mon petit frère : je suis folle de joie, folle de toi. Si tu étais là, je te mangerais comme du pain frais. Oh ! que je suis heureuse de te savoir maintenant tout à fait heureux, parce que tu vas devenir tout à fait bon ! si cela te coûte un peu au commencement, à cause de l’habitude que tu n’as pas encore, nous t’en dédommagerons bien, va, maman et moi, par notre affection, et nous t’aiderons de nos prières. Je ne prierai plus que pour toi — et pour papa : car il faudra que lui aussi se convertisse.

Tu parlais de pardon pour le passé. Quelle drôle d’idée ! Est-ce qu’on songe encore à ça ?

Je t’embrasse dix millions de fois.

Jeanne.

13. A Louis.

7 novembre.

Mon cher ami,

Je te sais infiniment gré de prendre au sérieux le travail d’évolution qui s’opère en moi depuis trois semaines. Il y a des choses dont il ne faut pas rire. Moi-même, dans l’ancien temps, je n’ai pas toujours compris ce respect nécessaire des secrets de l’âme : je le regrette aujourd’hui. Ce qui vient de se passer dans la mienne m’a guéri à tout jamais, je l’espère, de l’envie de plaisanter autrui.

Cette retraite dont j’avais tant peur, m’a retourné. Ce que j’étais avant, tu le sais mieux que personne ; tu as connu, pour les avoir partagés plus d’une fois, mes rêves, mes légèretés d’esprit, mes faiblesses de cœur. Mais tu ne savais pas tout : il y a des replis de conscience où l’on ose à peine regarder soi-même et qu’on n’ouvre jamais au regard d’un ami, même du meilleur, surtout du meilleur, par crainte de déchoir dans son estime.

Grâce à ma mère et à ma sœur, je n’avais pas perdu la foi ; mais je suis bien obligé d’avouer que, dans la pratique, ce résidu me gênait peu. Au lycée (je ne t’apprends rien), nos professeurs les plus honorables respectaient surtout l’incrédulité de leurs élèves et se gardaient soigneusement de prononcer le nom de Dieu. Le pauvre aumônier qui, dans la semaine, nous faisait par ordre une heure de religion et, le dimanche, un quart d’heure de sermon, n’était guère écouté. Tu te rappelles comment, un certain jour de fête où il dépassait les quinze minutes réglementaires, un frottement de pieds général le fit descendre de chaire. A Pâques, toujours par ordre, on allait le voir ; mais c’était pour lui dire poliment qu’on n’avait rien à lui dire ; et j’entends encore les stupides quolibets de tel de nos condisciples sur ceux d’entre nous qui, pour le plaisir des calotins, allaient se faire plaquer sur la langue un pain à cacheter gratuit.

Hélas ! que n’ai-je pas entendu en ce genre et dans tous les genres, durant ces récréations mornes, où, par petits groupes fermés, sous l’œil indifférent des pions relégués à l’autre bout de la cour, nous devisions sans contrainte aucune dans les bons coins !… Oh ! ces conversations ! Que de fois je les ai maudites depuis trois jours !

Les élèves des jésuites sont-ils tous irréprochables sur ce dernier point ? Sont-ils une collection d’anges ? Je ne voudrais pas l’affirmer. Mais ce qui ne souffre pas le moindre doute, c’est que les conversations honnêtes, qui étaient l’exception au lycée de Z…, sont ici la règle. Je n’ai pas entendu un mauvais propos depuis le jour de mon arrivée. Ce respect général de la décence m’a extraordinairement frappé. Quand j’ai voulu en chercher la cause, il a bien fallu me l’avouer : les langues sont chastes, parce que les cœurs aussi le sont ou du moins le veulent être. J’ai longuement réfléchi là-dessus et sur bien d’autres choses.

Le prédicateur de la retraite a été le contre-pied de ce que je craignais. Je m’attendais à de la mise en scène, à des coups de tonnerre ou de tam-tam, à des effets oratoires dans le genre terrible, évocations de démons et de damnés, apostrophes à faire trembler les vitraux. Rien de tout cela n’est venu. Avec un ton de raison calme et parfaitement convaincu, mais pénétré du désir partout visible de nous éclairer, il nous a exposé le grand mystère de notre destinée en ce monde, le malheur de perdre son âme immortelle, le devoir et le bonheur de servir Dieu.

Ce n’est pas plus malin que cela. Mais j’ai appris là du neuf, mon ami, et j’ai regretté que tu n’y fusses pas pour l’entendre : tu aurais conclu avec moi qu’en y pensant sérieusement, il faut être fou pour ne pas être chrétien. Je te traduis la chose un peu rudement : mais c’est la vérité vraie. Et de cette vérité j’ai, avec l’aide du Père missionnaire, tiré pour moi les conséquences pratiques : je me suis confessé, j’ai communié et je serai désormais chrétien, non pas à demi, mais à fond.

J’ose espérer, mon cher Louis, que je n’expierai pas ce changement par la perte de ton amitié, qui, malgré nos erreurs communes, me reste précieuse. Tu n’es qu’un égaré, comme je l’ai été, et tu vaux mieux que je ne valais encore il y a trois jours.

Quant à mes autres amis du lycée, ils penseront et diront de moi ce qui leur plaira : leur opinion là-dessus est à présent le dernier de mes soucis. Je leur souhaite d’être aussi heureux que je le suis.

Ce souhait, mon cher Louis, s’adresse tout d’abord à toi.

Adieu, mon ami.

Paul.

14. Au même.

15 novembre.

Mon cher ami,

Merci pour ta franchise. Il est bien convenu que cette qualité inestimable reste la loi fondamentale de notre amitié. Je vais te rendre la pareille.

Comme il sied à un futur avocat, tu plaides en faveur de ma conversion les circonstances atténuantes : permets-moi de répondre sans ambages que

… je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Il y a de ta part une erreur absolue, quand tu supposes que les Jésuites ont exercé une pression savante sur mon imagination ou ma conscience. Tu dois savoir que je ne suis pas de caractère à l’admettre : on m’a toujours dit que je possédais un naturel d’âne rétif, qui recule quand on veut le faire avancer contre son idée. A vrai dire, je m’attendais à cette pression, tout disposé à me garer contre ; mais on n’a employé pour me convertir ni force ni ruse.

Avant la retraite, j’avais reçu de mes nouveaux maîtres ou de mes condisciples divers avis, très rares d’ailleurs et parfaitement courtois, provoqués par mon ignorance des usages de la maison ; mais je n’ai eu à subir ni un reproche, ni une menace, ni une sollicitation quelconque, relativement aux pratiques religieuses. Pères et élèves ont eu pour moi de bons procédés, qui tendaient à me rendre la vie de collège moins désagréable et le devoir plus facile : voudrais-tu qu’ils eussent fait le contraire ? Et de quel droit affirmes-tu qu’il se cachait là-dessous une conspiration machiavélique contre ma naïveté de débutant ? Il faudrait des preuves. S’il en existait, sois sûr que ma défiance première les aurait aperçues.

Quant à la retraite, je t’ai dit comment les choses se sont passées. Je n’ai subi ni enjôlement ni emballement. Je suis simplement revenu, par raison et par conviction réfléchie, à la foi de mon enfance et aux obligations de mon baptême. En d’autres termes, je suis rentré dans le devoir intégral — et je m’en trouve fort bien. Jamais je n’ai été plus gai, plus heureux de vivre, de travailler et d’obéir. Mes journées passent avec une rapidité qui n’a de comparable que celle de mes nuits ; je n’ai plus le loisir de broyer du noir, ni d’entreprendre des voyages dans la lune. Je me sens dans le réel et dans le bien, et je ne désire rien au delà pour le moment.

Après cela, mon cher, je ne t’en veux pas de me faire sentir le contre-coup de tes préjugés : il y a trop peu de temps que je les partageais encore. Seulement, entre nous deux, il existe à présent une grave différence. J’ai le droit de dire comme César, avec une variante : « Je suis venu, j’ai vu et j’ai été vaincu. » Toi, tu n’as pas vu.

Je ne prétends pas faire le procès de l’éducation morale qu’on reçoit, que j’ai reçue au lycée de Z. Mais, puisque tu en entreprends l’apologie, parlons-en un peu, sans complaisance ni animosité, comme dit le profond Tacite — un brave homme qui a toute mon estime.

En dehors de quelques phrases pompeusement banales, que nous applaudissions à grands coups de talon aux distributions de prix (on y applaudit tout, parce que c’est la fin), as-tu souvent constaté chez nos communs éducateurs la préoccupation de faire de nous, je ne dis pas des chrétiens — on n’y songeait guère — mais des hommes de bien ? Le proviseur s’inquiétait surtout de sauvegarder la réputation du bahut contre nos révélations indiscrètes et contre les plaintes de nos familles, écho des nôtres, sur la soupe. Parmi nos professeurs, les moins mauvais étaient protestants ou juifs ; les autres, pour la plupart, francs-maçons ou athées. Peut-être, en cherchant bien dans la pénombre des emplois modestes, aurait-on découvert un ou deux honnêtes cléricaux, dont la grande préoccupation allait à ne pas être connus pour tels. Je n’en sais qu’un, M. P***, auquel son talent hors ligne a fait pardonner ses convictions catholiques franchement affichées : mais, dès qu’on a pu se passer de lui, il est parti. Quant aux malheureux pions, ils nous donnaient généralement l’exemple du plus parfait débraillé, et nous connaissions les rigolades qu’ils se payaient en ville.

Il est vrai qu’on nous faisait marcher au son du tambour et au pas, comme à la caserne. Cet agréable exercice, poussé avec persévérance et conviction pendant huit ou dix ans, suffit-il pour apprendre à marcher droit plus tard dans le chemin de la vie ? On avait l’air de le croire ; mais il m’est venu là-dessus des doutes sérieux.

Tu me diras que, si quelque chose manquait encore à notre vertu, on nous fournissait l’occasion d’y suppléer entre nous par le frottement mutuel : car, ainsi que du choc des idées jaillit la vérité, ainsi du contact des passions doit jaillir la moralité. Belle théorie, que nous acceptions de confiance, sans y rien comprendre : que nous importait en pratique ? Par le fait, c’est une blague. L’expérience m’a, hélas ! appris que certaines passions, et non les meilleures, au lieu de se détruire au frottement, se combinent et s’ajoutent : ce qui s’ensuit, tu le sais comme moi.

Ici l’on a, je crois, la prétention de faire, aussi bien qu’ailleurs, des savants ; mais il n’est pas besoin d’y avoir passé huit jours pour s’apercevoir qu’avant tout on veut former, comme on disait au grand siècle, des honnêtes gens. La loi du respect, si peu connue où tu es, et le sens chrétien du devoir, dont la notion même n’est pas admise au lycée, dominent tout dans ce collège et donnent au système d’éducation une puissance moralisatrice à laquelle un esprit droit ne saurait longtemps résister.

Je me flatte peut-être en me décernant une place parmi ces esprits-là : le fait est que je ne résiste plus et n’en ai même nulle envie. En ce moment, mon ami, je ressemble à un de ces appartements longtemps fermés, sombres et froids, dont les fenêtres viennent de s’ouvrir toutes grandes au soleil levant : le flot de lumière entre, éclaire tout, réchauffe tout, assainit tout, et, en même temps, l’âcre odeur des recoins poussiéreux ou moisis se fond insensiblement dans la délicieuse fraîcheur des parfums printaniers.

Si je continuais, je ferais des vers — dont tu te moquerais. Tu n’es qu’un profane !

Et cependant il pleut. C’est même à cette circonstance fâcheuse que tu dois cette longue missive : la promenade n’étant pas possible, nous avons étude libre, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut, en silence, à son pupitre. Cela me prive du plaisir de causer durant deux ou trois heures de marche avec Jean ; mais je me suis bien dédommagé avec toi.

Ne sois pas jaloux : il y a dans mon cœur place pour deux.

Ton ami,

Paul.

15. Au même.

24 novembre.

Mon cher ami,

Des moules ? Assurément elles ne font pas défaut parmi mes condisciples actuels. Il y en a même deux espèces. L’une, je l’ai déjà rencontrée ailleurs, ce sont les grosses moules, qui ont pour caractéristique et pour excuse la bêtise native. Ce n’est pas leur faute s’ils sont bêtes, et, du moment qu’ils le sont, il leur est difficile de ne pas le laisser paraître quelquefois, malgré tous leurs efforts, en vertu de l’impitoyable dicton lorrain :

Quand on est veau, c’est pour un an ;
Quand on est bête, c’est pour longtemps.

Ceux que je vois sont forts en chair, hauts en couleur, avec des yeux ronds qui s’étonnent de tout, avec des jambes et des bras balourds qu’ils ne savent où fourrer. Ils sont incapables d’éviter le moindre casse-cou et de parer le plus innocent des horions. Pas méchants, sauf quand ils se mettent en colère contre un de leurs semblables ; car alors ce sont des moutons enragés, c’est-à-dire ce qu’il y a de pire au monde et de plus amusant à regarder. Mais généralement ils ont bon caractère : ce sont des nullités qui ne demandent pas mieux que de passer inaperçues et qui, de fait, ne comptent pas dans une division — si ce n’est, hélas ! à table… Comme ils ne gênent personne, on ne les taquine pas, et leur éducation se poursuit sans encombre, s’achèvera sans bruit et se couronnera vraisemblablement par un bon petit mariage chrétien. Ils seront d’excellents pères de famille, maires de leur commune, et de très fermes soutiens de la bonne cause. C’est ce qu’on nous dit pour nous empêcher parfois de leur former le caractère en les houspillant.

La seconde espèce se voit plus rarement au lycée : ce sont les petites moules, les moules fines, gentilles, délicates, anges ou demoiselles, qu’on a peur de casser en les heurtant et qui ont peur elles-mêmes de se fêler en remuant trop vivement. Enfants de bonnes familles plus ou moins aristocratiques, élevés doucement, tendrement, par des femmes, chétifs de santé, habitués dès l’enfance à toutes les attentions et à tous les ménagements. Timides et gauches, ils se réfugient volontiers dans le règlement, parce qu’il les protège, et s’accrochent instinctivement aux soutanes des surveillants par ressouvenir des jupes maternelles. Ce sont les innocents de la division : on ne les qualifie pas plus durement, parce qu’ils tiennent assez souvent la tête des classes et que les élèves gardent toujours le respect de la supériorité intellectuelle. Mais en récréation, où l’intelligence compte beaucoup moins que les aptitudes physiques, malheur aux innocents qui se font tirer l’oreille pour prendre part au jeu, ou qui, par maladresse, font perdre leur camp ! On se charge alors, par charité pure, de leur administrer verbo et opere une trempe fraternelle qui, à la longue, ne peut manquer de produire sur leur tempérament un effet salutaire : car avec des gens intelligents il y a toujours de la ressource. Les surveillants regardent faire, du coin de l’œil, et n’interviennent qu’au moment où le dégourdissage menace de tourner en abus de la force.

Les petites moules, dans leur timidité maladive, sont du moins simples, modestes, bons enfants en général : je les préfère cent fois à l’exécrable engeance des poseurs avec leur taille toujours cambrée et leur cou d’oie emprisonné à l’anglaise dans un immense carcan de gélatine, suant la pommade et la morgue par tous les pores de leur précieuse personne. Ils sont, Dieu merci ! peu nombreux et n’ont pas même assez d’esprit pour voir combien ils sont ridicules. Je me rappelle avoir lu quelque part qu’on cesserait d’être bête, si l’on pouvait arriver à croire qu’on l’est. Ces poseurs n’en sont pas encore là : ils se tiennent pour des gens de valeur, parce qu’ils se croient des gens comme il faut, et ils écrasent de leur pitié les pauvres mortels qui se piquent, non pas d’être à la mode du jour, mais de préparer sérieusement leur avenir, et qui, dans cet avenir, voient autre chose que des courses, des chasses ou des parties de plaisir. Les pauvres sots ! On la leur rend avec usure, leur pitié… Mais ça ne les changera pas.

Quelques-uns pourtant ne manquent pas de moyens : ceux-là constituent, dans le genre poseur, l’espèce des pédants. Il y a ici un rhétoricien qui en est le type achevé. Parce qu’il a trois poils au menton, il joue l’oracle perpétuel : il a tout vu, tout lu. Du haut de ses quatre pieds six pouces, il juge souverainement les hommes et les œuvres, surtout les plus modernes, qu’il connaît à fond pour en avoir entendu parler pendant les vacances. Il a un oncle qui est académicien — de province, mais en attendant mieux — et dès lors on conçoit que le neveu ne peut pas être un esprit ordinaire. Il semble bien l’entendre ainsi : que faire à cela ? Notre professeur, qui le connaît bien, ne manque pas les occasions de le rappeler à la modestie et au bon sens : le petit bonhomme baisse son nez retroussé, puis, l’orage fini, le redresse plus impertinent que jamais. Est-ce de l’orgueil ? Je croirais plutôt que c’est une manie, provenant d’un culte exagéré pour le grand homme son oncle. Nous l’avons baptisé lui-même le grand homme : il fait semblant d’en être flatté, mais ça le vexe, et, ce qui vaut mieux, ça l’oblige quelquefois à se taire.

Si tu es un peu surpris de tous ces méchants portraits, je te dirai que nous étudions en ce moment La Bruyère, pour lequel je m’avoue un petit faible. Et, comme mes vieilles habitudes de caricaturiste se trouvent contrariées par le règlement des Jésuites, je me rattrape comme je puis, sous le beau prétexte d’amour de l’art.

C’est peut-être mal.

Quoi qu’il en soit, après avoir lu ce qui précède, je t’entends crier vertueusement au scandale : « Quoi ! Chez les bons Pères, on admet ces défauts-là ? On tolère des petites et des grosses moules, des poseurs et des pédants ? Cela renverse toutes les idées courantes sur la réputation éducatrice des Jésuites. »

C’est exactement ce que, dans mon indignation de néophyte, j’ai objecté à mon sage ami Jean. Il m’a répondu : « Mon gros (c’est sa façon de m’appeler, quand il va me dire des choses aimables), ça me fait de la peine de te voir si borné. Trouve donc moyen de rallonger un peu ton nez pour reculer tes horizons.

— Merci.

— Il n’y a pas de quoi. Mais, dis-moi, quand tu es entré ici, étais-tu parfait ?

— Dame ! non. Je ne le suis même pas encore.

— Ah ! Habemus confitentem reum. Et pourquoi t’y a-t-on amené ?

— Maison de correction.

— Et si, après ton entrée, voyant que tu n’étais point parfait, on t’avait, pour te corriger, fourré sommairement à la porte ?

— Tu n’aurais pas en ce moment le plaisir délicat de me faire poser.

— Soyons sérieux. Aurait-on bien fait ?

— On aurait eu grand tort, parce que je ne me serais jamais consolé de perdre tes salutaires leçons, soutenues par de si admirables exemples.

— Vil flatteur ! Ça remonte bien plus haut que moi. Il faut remercier tes maîtres et les miens, dont l’indulgence t’a fait crédit du temps nécessaire à ton amélioration et dont le dévouement patient, vigilant, inconfusible, travaille sans relâche, sans même que tu t’en aperçoives, à achever en toi l’œuvre commencée par ta bonne volonté avec l’aide de Dieu. Comprends-tu ?

— Jean, l’un de nous deux est une bête… et ce n’est pas toi ! Voici ma patte. Merci. »

Paul.

16. Au même.

5 décembre.

Mon cher Louis,

Ce que tu réclames de mon prétendu talent d’observation est un vrai travail ! Tu ne songes pas que mes lettres sont le meilleur de mon repos, mais à condition que ma plume ait la bride sur le cou, comme celle de la marquise (sans comparaison). Si tu veux m’obliger à prendre le petit pas et la route pavée, je préférerais faire du grec, qui, sous la baguette magique de mon professeur, commence à perdre pour moi son horrifique laideur de langue morte. Sais-tu que Démosthène est un fier lutteur et Homère un bonhomme incomparable, et qu’on gagne à les connaître tous deux ?

Mais, puisque tu y tiens, je vais essayer de te décrire le mécanisme de ma jésuitière, pour autant que je l’ai vu fonctionner depuis près de trois mois.

Ab Jove principium. Le Jupiter, ici, ce n’est pas le P. Recteur, du moins pour les élèves. Il représente pour eux presque une divinité cachée, quelque chose comme l’antique Destin, qui se contente de régler souverainement la marche des choses, mais n’exécute pas lui-même ses arrêts. C’est le P. Préfet qui tonne et qui rayonne, qui fait la pluie et le beau temps, qui puise dans les deux tonneaux olympiens et distribue avec équité le sucre des récompenses et le poivre sec des châtiments. Le P. Recteur se réserve seulement le droit de grâce et les faveurs plus insignes ; il préside les séances solennelles à la grande salle, attache les croix d’honneur sur la poitrine des premiers de classe, chaque semaine, et donne quelquefois, toujours trop rarement, des congés supplémentaires.

Essentiellement bon prince, il s’en faut pourtant que ce soit un roi fainéant. Il voit tout, par ses yeux ou par ceux d’autrui ; il sait tout (par son petit doigt, dit-on aux gosses), jusqu’à stupéfier quelquefois tel coupable qui se croyait profondément ignoré. Bref, sans presque paraître, on sent qu’il est l’âme partout présente du collège. Ses décisions sont d’ailleurs sans appel. Quand le P. Préfet ou le F. Portier vous ont répondu que le P. Recteur n’est pas d’avis, tout est dit. J’aime cela, parce qu’on sait à quoi s’en tenir.

Pour en revenir au P. Préfet, il est, contrairement au P. Recteur, l’homme qu’on voit partout. Pas un mouvement d’ensemble ne se fait sans qu’il y préside ou en surveille l’exécution : cela garantit l’ordre général. Mais, de plus, il entre dans les mille détails de la vie journalière, réglant les heures des classes et des leçons d’agrément, les jeux et les bains de pieds, la hauteur des cols de chemise et la couleur des cravates, les arrêts et les retenues. Il est vrai que pour la partie matérielle il se fait aider par le P. Sous-Préfet, mais il garde toute la responsabilité. C’est sa griffe qui, imprimée sur le billet jaune qu’on appelle admittatur, constitue le mot de passe pour obtenir un mouchoir du F. Linger ou une tisane du F. Infirmier, pour être admis en classe sans devoir ou sans leçon le lendemain d’une migraine, pour faire le moindre pas en dehors de sa division. Sans ce précieux papier, on est sûr de rencontrer, juste au coin où on ne l’attendait pas, un impitoyable surveillant général, vulgairement rôdeur, qui vous renvoie d’où vous venez, avec une tartine de pensum ou d’arrêts.

D’après cela, tu vas penser que le P. Préfet inspire aux élèves le sentiment que certain ogre inspirait au petit Poucet et à ses frères ? Pour les cancres, c’est possible ; pour les sages, non. Car il y a chez lui deux hommes absolument différents : l’homme public, qui est souvent obligé de faire figure de bois pour le maintien de la discipline, et l’homme privé, qui, dans l’intimité de sa cellule, peut laisser agir et parler son cœur. J’en ai fait récemment l’expérience. Un des professeurs d’accessoires s’étant plaint que j’avais l’air de ne pas le respecter, le P. Préfet me fit comparaître. Je lui avouai qu’en effet le ton doctoral de ce monsieur et sa manie de friser perpétuellement ses moustaches (c’est un laïc) me donnaient parfois sur les nerfs : de là, quelques sourires mal cachés par moi et quelques paroles qui pouvaient sentir l’impatience. J’en fus quitte pour une semonce paternelle et pour la promesse de surveiller un peu mieux mes nerfs.

Un règlement affiché au parloir avertit les parents que, pour savoir à quoi s’en tenir sur la conduite et les progrès de leur fils, ils doivent s’adresser au P. Recteur ou au P. Préfet. Cela paraît sage ; car eux seuls tiennent en main tous les éléments d’une juste appréciation : notes et compositions, éloges et plaintes des maîtres, explications bonnes ou mauvaises des élèves. L’opinion qu’ils se font ainsi de chacun d’entre nous a de sérieuses chances d’être vraie et complète, surtout chez le P. Recteur, qui contrôle et juge en dernière instance.

Cette suprême garantie de justice, à laquelle chacun est toujours libre de faire appel, est parfaitement appréciée des élèves, et, grâce à elle, la personne sacro-sainte du P. Recteur jouit d’un respect universel. Il vient tout de suite après le bon Dieu, peut-être même avant chez certains : car le bon Dieu est loin, tandis que le P. Recteur est là tout près — et a le bras joliment long !

La suite au prochain temps libre. Tu ne dis pas merci ?

Ton ami,

Paul.

17. Au même.

14 décembre.

Mon cher ami,

Hier jeudi, par exception, on nous a donné promenade, parce qu’il pleuvait les jours précédents : on avait oublié que c’est le jour de congé du lycée, ou peut-être n’avait-on pu faire autrement. Comme les belles routes de ce pays se réduisent à un fort petit nombre, il y a eu des rencontres.

D’abord, une division de gosses, futurs premiers communiants sans doute, avec un bon petit air d’innocence encore intacte. Les premiers rangs ont gentiment ôté leur képi devant le P. Surveillant qui nous conduisait ; les suivants ont fait de même et le pion aussi. Nous avons tous rendu le salut. C’était touchant de fraternité et j’ai eu un petit éclair de fierté pour mes anciens condisciples. J’en ai été vite puni.

A trois cents pas plus loin, nous croisons une division de grands comme nous. Aucun ne salua le Père. On passa les uns à côté des autres, en se regardant au blanc des yeux, sans rien se dire. Mais à peine les lycéens eurent-ils dépassé notre dernier rang, où marchait le second surveillant, qu’ils se retournèrent et lancèrent un formidable couac, puis un second, sans que leur pion en prît le moindre souci. C’était grand, n’est-ce pas, et brave !

Plusieurs des nôtres, tout frémissants de colère, crièrent au P. Surveillant : « Mon Père, faut-il cogner ? » J’ai compris qu’il répondait : « Vous leur feriez trop d’honneur. » J’ai trouvé que ce dédain était mérité. On obéit, non sans effort, et l’on se contenta de dauber sur la bonne éducation des potaches.

Si le Père avait permis de cogner, ma foi ! j’aurais cogné comme tout le monde. Je n’ai jamais insulté un prêtre : c’est lâche et bête. Je dois même avouer que j’aurais eu un plaisir tout spécial à faire au pion, de son chapeau, un collier.

L’aventure n’a point fait de tort à nos surveillants, déjà très respectés et très populaires. Ces deux adjectifs, qui ont un peu l’air de jurer ensemble, expriment pourtant la vérité rigoureuse. Cela tient à cette même fermeté, tempérée de bonté, dont je t’ai parlé l’autre jour. Elle n’est pas le partage exclusif de tel de nos maîtres : c’est, avec des nuances, leur caractère commun et la base évidente de tout leur système d’éducation. Jean me dit que leur sévérité sur la discipline vient de saint Ignace leur fondateur, qui a été soldat, et de leurs habitudes de régularité monastique. Quant à la bonté qui s’y mêle, il n’y a point à en chercher la source ailleurs que dans leur cœur de prêtre et dans leur fervent et constant désir de nous rendre meilleurs. Nous sommes la raison même de leur vocation — leur croix et leur joie, disait l’un d’eux — et pour résumer tout, mon cher, on sent qu’ils nous aiment.

Ici, pas la moindre trace de ce formalisme officiel qui se traduit au lycée, dans toutes les grandes circonstances, tristes ou joyeuses, par la froide appellation de jeunes élèves ! L’effet, je t’assure, est tout autre, quand, après une de ces proclamations de notes qui se font en public, devant maîtres, élèves et parents, au jour de la sortie générale du mois, le P. Recteur commence son allocution par ces simples mots : « Mes chers enfants ! » Il n’est pas besoin d’effort pour sentir du premier coup que c’est le père de famille qui va parler, et que toutes ses paroles, éloges, blâmes, conseils, lui seront dictées par l’affection. Aussi elles vont droit aux cœurs, dont elles remuent les meilleures fibres.

Tu devines maintenant que la maxime de l’âne de la Fontaine :

Notre ennemi, c’est notre maître,

n’a pas grand cours ici et n’y trouve guère d’applications. L’affection appelle l’affection et la bonté engendre le bon esprit. Il existe naturellement des degrés dans la sympathie des élèves pour leurs différents maîtres ; à côté des pères, il y a des oncles ou de simples cousins : mais avec tous, jeunes et vieux, on est à son aise. On ne songe pas à éviter leur rencontre : c’est au contraire une bonne fortune d’en accrocher un par hasard dans un corridor et d’en recevoir un mot aimable. Je dormirais mal, si le soir, en passant devant mon surveillant de dortoir, je ne pouvais lui dire un : Bonsoir, mon Père, et s’il ne me répondait : Bonsoir, mon fils. Il y a deux jours, n’étant pas content de ma tenue en allant au réfectoire, il m’a appelé Ker tout court : j’en ai perdu l’appétit au dîner — et pourtant c’était jour de frites !… Mais sais-tu seulement ce que c’est que nos frites ? Est-ce qu’on songe à vous donner des frites au lycée ? Il y faudrait pour le moins un ou deux décrets ministériels. Tu n’as rien vu, mon cher, et rien mangé de bon !

Il faut dire que notre premier surveillant est la meilleure pâte d’homme qu’on puisse rêver : gros, rond, franc, tout d’une pièce, aimant à rire, sauf quand il s’agit du réglement et des convenances. Aussi n’a-t-il qu’à lever le doigt pour être compris et obéi. Il est prêtre, confesseur très couru de la division voisine, prédicateur très apprécié des élèves et musicien remarquable.

Son collègue est beaucoup plus jeune, notre aîné de quelques années, vif, ardent, un pétard toujours prêt à partir, bon et beau joueur, souple et nerveux : à la tête d’une partie de barres ou de drapeau, il est d’une crânerie superbe avec sa soutane et ses manches retroussées, ses poings en arrêt, son œil fulgurant. Il faut voir comme il enlève son monde à l’assaut d’une position ennemie ! C’est un délire de bravoure, qui, derrière lui, précipite la moitié de la division, et l’autre moitié est vaincue d’avance, à moins d’une lutte absolument désespérée. Nous avons failli déjà le porter en triomphe.

Il s’ingénie de mille manières à varier nos petits plaisirs en cour, en promenade. A la dernière sortie, les élèves dont les parents n’avaient pu venir (j’en étais) sont partis avec lui dès le matin pour une excursion dans la montagne. Musique militaire, composée d’un clairon et de plusieurs mirlitons ; pique-nique près d’une source limpide ; chants et joyeux devis jusqu’à la nuit tombante. L’un de nous s’étant un peu blessé, le surveillant le soigna avec une sollicitude de maman-gâteau. Comment veux-tu qu’on ne s’attache pas du fond de l’âme à des hommes qui identifient ainsi leur vie avec la nôtre ? Et quand ensuite, l’heure venue, le surveillant donne son coup de sonnette qui rappelle au devoir sérieux, ou quand il vous demande, au nom de la règle, un de ces mille petits efforts qui constituent la vie d’écolier, comment veux-tu qu’on le refuse ? Ce serait de l’ingratitude. Pour ma part, lorsqu’il est mon adversaire à la balle au camp, je cale dessus sans scrupule et sans ménagement : c’est le jeu, la bonne guerre. Mais, si j’avais le malheur de lui causer en n’importe quoi la moindre peine, je n’attendrais pas une minute pour lui demander mon pardon.

Voilà pour les surveillants. Avec les professeurs nos relations sont encore plus faciles et plus agréables, du moins quand on appartient, comme je m’en flatte, à la catégorie des travailleurs sérieux. Les surveillants, chargés d’assurer l’ordre et la discipline en récréation, au réfectoire, au dortoir, partout, du matin jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin, ont une tâche complexe et souvent, quoi qu’ils fassent, ingrate : l’homme extérieur échappe plus facilement à l’influence de l’autorité qui veut le former ou le réformer. Le professeur s’adresse à l’intelligence : il a ainsi, avec le rôle brillant, une prise bien autrement puissante sur tout l’homme. L’homme, c’est son style : quand un élève est obligé, tous les jours, pendant un an ou davantage, de livrer par écrit le fond et la forme de sa pensée sur tous les sujets imaginables, il se livre lui-même, avec son fort et son faible. Se sent-on faible, on s’accroche au professeur comme le naufragé à l’unique planche de salut, et alors s’établissent tout naturellement des rapports de secourable condescendance, d’une part, et de reconnaissante confiance, de l’autre.

Cela ne doit pas être gai tous les jours, pour le professeur, si l’on en juge par les efforts inouïs d’ingénieuse patience que nous le voyons dépenser, souvent en pure perte, pour faire entrer des choses rudimentaires dans quelque cerveau rebelle ; car ici, mon ami, on s’occupe de tout le monde, des premiers et des derniers, selon la seule bonne volonté de chacun. C’est donc bien le moins, quand on a la chance de compter parmi les forts, de dédommager quelque peu le pauvre professeur par une tenue et une application sans reproche : nous tâchons de le faire.

Il nous le rend dans ces charmantes réunions académiques, où il convoque régulièrement l’élite de la classe pour quelque travail supplémentaire, pour une lecture intéressante, une causerie littéraire, et qui se terminent quelquefois — voudras-tu le croire ? — par l’épuisement… d’une boîte de dragées, offerte au Père en souvenir du baptême d’un de nos petits frères et qu’il nous offre à son tour. Tu conçois bien que ce n’est pas la dragée qui fait plaisir : c’est de la croquer en famille.

Après cela, tu es libre de m’appeler fanatique. Mais là, entre nous deux, s’il prenait envie demain à mon brave papa de me renvoyer au lycée de Z…, ὦ πόποι! Quelle culbute je ferais ! Celle du petit Vulcain, qui tomba de l’Olympe pendant neuf jours de suite, ne serait rien en comparaison.

Pardonne mon impertinente franchise.

Ton ami,

Paul.

18. Au même.

22 décembre.

Mon cher Louis,

Il vient de m’arriver une histoire désagréable qui aurait pu avoir un dénouement tragique. Je veux te la conter, pour pénitence.

J’ai un faible que tu connais : sans rime ni raison, je fais encore quelquefois des vers. Ce serait une manie bien innocente, vu la qualité de mes produits, si je bornais ma verve soi-disant poétique à des sujets inoffensifs, cantiques, pastorales, ou épopée. Mais, quelque diable sans doute me poussant, il se trouve que mes préférences décidées vont à la satire. Quand je vois certaines gens qui font certaines choses, j’enrage et j’ai envie de mordre, comme un vulgaire toutou. C’est un fort vilain défaut : vais-je m’en corriger, après la leçon que j’ai reçue ? Je le souhaite, mais je crains que ça ne soit dans le sang.

Donc, avant-hier, le petit grand homme dont je t’ai parlé posait, faisait de l’épate, devant quelques illustres membres de la confrérie des grosses moules. Il s’agissait de son poète favori : il est hugolâtre. Je ne déteste pas Victor Hugo : si les poètes sont tous plus ou moins fous, lui, c’est un fou puissant. Ainsi pense notre professeur. Le grand homme de quatre pieds six pouces admet la puissance, mais non la folie, et, au moment où je passais, il déclamait avec un lyrisme tout à fait convaincu la lugubre rencontre de l’âne et du crapaud martyrisé par des gamins. Les autres béaient d’admiration, comme des huîtres à marée montante. Je haussai les épaules : il s’en aperçut et se mordit les lèvres.

Mais je fis mieux, c’est-à-dire plus mal. Rentré à l’étude, j’utilisai un moment de loisir à aiguiser une épigramme qui se terminait par ces deux vers :

Royal dindon qui fait sa roue
Devant sa cour d’oisons.

Pas bien méchants, n’est-il pas vrai ? Et puis les vers sont des vers : on ne les prend pas à la lettre. Malheureusement ils circulèrent ; un artiste malicieux les aggrava, en y adaptant un air connu, et, à la récréation suivante, quinze élèves le fredonnèrent, l’un après l’autre, au nez de mon grand homme. Au quinzième, il perdit patience, vint droit à moi, qui ne lui disais rien, et essaya de me cracher au visage. Dame ! je répondis du tac au tac — et sa joue claqua. Il cria : « Lâche ! » et esquissa un coup de pied, qui ne réussit point : seconde claque. Alors le pauvret se mit à pleurer. Cela me calma net.

Mais le mal était fait et le feu dans la ruche, je veux dire dans la division. La majorité des élèves, par antipathie pour l’autre, tenaient pour moi : quelques-uns, les oisons, m’en voulaient. J’allais devenir un brandon de discorde, l’auteur d’une guerre civile.

Les deux surveillants, qui, au fond (je m’en doutais bien), n’étaient pas trop fâchés de la leçon donnée au royal dindon, mais qui regrettaient l’esclandre, se consultèrent ; puis le vieux vint me dire : « Paul, je ne veux pas apprécier votre conduite : mon devoir est d’en référer au P. Préfet. » Je voulus me justifier : « Non, fit-il doucement ; ce n’est pas le lieu ni le moment : je crains que vous ne soyez pas encore assez maître de vous pour bien voir les choses. Allez trouver votre Père spirituel : il vous dira ce que vous devez penser et ce que vous devez faire. On n’en parlera qu’après au P. Préfet. »

J’obéis sans difficulté. Le Père spirituel m’écouta, comme toujours, avec attention et bienveillance. Quand j’eus tout loyalement raconté :

« Mon fils, dit-il gravement, êtes-vous fier de ce que vous avez fait ? »

J’avais grande envie de répondre que oui : je ne sais pourquoi je n’en eus pas le courage. Le Père continua :

« Qui de vous deux était le plus fort ? »

Voyant venir le coup, je pris la tangente :

« Pouvais-je me laisser cracher à la figure sans châtier ce bout d’homme rageur ?

— Peut-être que non. Mais à qui la faute, si le bout d’homme rageait ? A sa place, ridiculisé et chansonné publiquement, auriez-vous gardé votre sang-froid ? »

Je répondis par un signe de tête négatif.

« Eh bien, mon fils, de quel droit demandez-vous à d’autres un effort dont vous ne vous sentez pas vous-même capable ?… Cet enfant a eu tort de vous insulter comme il l’a fait ; mais, évidemment, il ne se possédait pas — et il avait été provoqué. » Le Père insista : « Il avait été provoqué. »

Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire et ne pouvais nier qu’il eût raison : sans mon épigramme, rien ne serait arrivé. Je baissai la tête et attendis mon arrêt. Il reprit :

« Vous êtes venu pour savoir mon avis ?

— Oui.

— Et vous voulez que je vous le dise franchement ?

— Oui.

— Eh bien, vous devez à votre condisciple et à toute la division une réparation. »

Et comme je me révoltais :

« Mon fils, je ne vous l’impose pas, je n’en ai pas le droit ; mais je l’attends de votre loyauté de cœur et de votre bon sens. Et pour avoir le courage de demander pardon aux hommes, venez d’abord demander votre pardon à Dieu. »

Ce disant, il m’attira doucement à son prie-Dieu, s’agenouilla à côté de moi devant son pauvre Christ de cuivre et prononça d’une voix où tremblait un peu d’émotion : Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Je te laisse à deviner ce qui suivit.

Le même jour, après la classe du soir, pendant que la division silencieuse entrait dans la cour sur deux rangs, je sortis de ma place et m’avançant vers ma victime, je dis très haut :

« N…, je te fais mes excuses pour les ennuis que je t’ai causés ; je les regrette et te prie, devant tous nos camarades, de me pardonner. »

Il prit la main que je lui tendais et la serra avec une vivacité qui me donna bonne opinion de son cœur : « Merci », dit-il, et un peu plus bas il ajouta : « Pardonne-moi aussi. »

Sur ce dernier mot, que je n’attendais pas, tout ce que j’avais contre lui s’envola ; je l’embrassai franchement, la division applaudit et nous célébrâmes tous ensemble la fin de la guerre civile par une partie de ballon trois fois plus joyeuse que toutes les précédentes.

Le P. Préfet, averti par le Père spirituel, n’eut pas le temps d’intervenir, et, je crois, n’en eut pas de regret : nulle mesure disciplinaire ne pouvait produire un effet aussi rapide et aussi complet. Je me rends fort bien compte que, dans la circonstance, personne autre que mon directeur de conscience n’eût obtenu de mon amour-propre un acte de réparation : devant une sommation officielle, j’aurais cassé, mais non plié.

Tu vois à quoi sert, en dehors même du confessionnal, un Père spirituel. Il est le tampon qui amortit ou prévient les gros accidents, comme dans mon cas ; il est, en tout temps, le médiateur naturel entre les faiblesses du jeune âge et les rigueurs du Code pénal écolier. Les professeurs et surveillants sont des pères, sans doute, mais aussi des maîtres : gants de velours, mains de fer. Lui n’est que père : il n’a que du velours.

Et pourtant — je t’en reparlerai peut-être — ce velours a quelquefois d’assez rudes passes : il le faut, quand on veut être loyal avec soi-même. J’ai dans mon directeur une confiance absolue : il me connaît de fond en comble. Il a été convenu entre nous que je ne lui cacherais rien et qu’il ne me passerait rien : car je veux me faire un caractère, et, sans lui, je n’y arriverais jamais.

Toi, mon bon, qui est-ce qui te rabroue, te relève et te soutient ? Je sais que tu ne hantes pas beaucoup l’aumônier : tu serais mal vu — et un aumônier pour trois ou quatre cents élèves n’a pas le temps de s’occuper beaucoup de chacun. Je te plains ; car je t’assure que c’est bon, par moment, d’avoir son déversoir. Adieu, Louis.

Ton ami,

Paul.

19. De ma sœur Jeanne.

4 janvier.

Mon petit frère chéri,

Je ne veux pas attendre à demain pour te dire, sous le secret de la confession, que papa est revenu ce soir enchanté de toi et de tout ce qu’il a vu et entendu au collège. Quand maman lui a demandé comment il t’avait trouvé, il a répondu : « Pas reconnaissable. C’est maintenant un garçon rangé, parfaitement rangé, et intelligent. Je n’aurais pas cru ! »

Tu juges si maman était contente. Pour allonger son plaisir et le mien, elle a fait parler papa, qui de sa vie ne s’est montré aussi communicatif :

« Est-ce qu’il n’a plus ses petits airs mauvais, vous savez, quand on le contrariait un peu ?

— Rien, plus rien. J’ai essayé deux fois, dans le courant de la sortie, de le taquiner : il n’a pas bronché. Les Jésuites l’ont dompté.

— Il avait peut-être peur de vous ?

— Lui ? Jamais il n’a été aussi affectueux. Il m’a raconté toutes ses petites affaires : il cause très bien. Je l’ai laissé commander notre dîner à l’hôtel : il s’est rappelé tous les plats que j’aime. Et ce qu’il y a de plus fort… Tu sais quelle moue désagréable il nous grimaçait, quand nous avions ici de la tête de veau, dont je raffole et où il ne touchait jamais ? Eh bien, il m’en a fait servir et il en a mangé, tout comme moi, sans l’ombre d’un dégoût. Tout le temps, d’ailleurs, il a été pour moi aux petits soins.

— En quoi faisant ? » demandai-je.

— « Par exemple, pour leur comédie, il s’est ingénié à me trouver la meilleure place, une première, d’où je n’ai perdu ni un mot ni un geste.

— Oh ! » hasardai-je avec intention, « il a fait ça par coquetterie, pour être vu dans son rôle ! »

Cela me valut un regard… Brrr !

— « Tu ne seras jamais qu’une petite sotte. Va le dire à tes Ursulines ! »

Tu te rappelles qu’après ce gros mot-là, il est toujours prudent pour moi de ne pas pousser plus loin mes plaisanteries. Maman se hâta d’intervenir :

« A-t-il bien joué ?

— Je ne devrais pas le dire… Ces jeunes gens, ma foi ! ont un jeu fort naturel, agréable, distingué ; mais il m’a semblé que Paul les dépassait tous, sauf peut-être un seul, Jean X…

— Ils ne font qu’un, » dis-je.

— « En tout cas, ils font une belle paire d’acteurs, mon fils dans le rôle du valet Scapin, Jean dans celui de M. Géronte.

— Vous avez fait connaissance avec ce Jean X…?

— Paul me l’a présenté comme son ami et son mentor : c’est un jeune homme parfait et je souhaite que mon fils lui ressemble. Il paraît que c’est le coq de la division des grands élèves, préfet de je ne sais plus quel département.

— Du département de la Congrégation ?

— Possible. A ce titre, je l’ai entendu débiter au P. Recteur, au nom de tout le collège, un compliment de bonne année fort bien tourné et plein de beaux sentiments. Ces messieurs ont l’air de s’entendre à développer le cœur des jeunes gens.

— Comme les Ursulines.

— Avec une petite différence que le P. Recteur, dans sa réponse, a nettement accentuée : « Vous dites, mes enfants, que vous nous aimez, que vous aimez vos parents, et je vous crois, parce que vous avez le cœur bon. Cela suffit-il ? Pour des femmes peut-être… » Vous entendez, mademoiselle ?… « Pour des hommes, non. Il faut que vous ayez le cœur fort et que votre amour, dépassant le domaine du pur sentiment, s’affirme par l’énergie des actes. » Et il leur a déduit les applications pratiques. Cela m’a fixé sur la manière dont ces messieurs comprennent l’éducation.

— Y avait-il des dames dans l’auditoire ?

— Oui.

— Elles n’ont pas dû être flattées de la différence.

— Oh ! Tu penses bien que ce P. Recteur n’est pas Jésuite pour rien et qu’il a trouvé moyen de dire, par manière de parenthèse, que beaucoup de femmes ont des cœurs d’homme. Et celles qui étaient là n’auront pas manqué de se caser du côté le plus flatteur pour elles.

— Alors, vous avez eu du plaisir ?

— Un peu, surtout lorsque… » Ici, un petit chat dans la gorge.

— « Racontez-nous donc ça, papa. »

Quand le petit chat eut passé : « Eh bien, le matin de la comédie, j’ai assisté à la proclamation solennelle qui termine le trimestre. Les parents sont invités. Il m’avait fait mettre à côté de son professeur, qui est un homme fort aimable. Ces messieurs sont tous très aimables et gens de bonne compagnie. Le Révérend Père m’expliquait les choses, à mesure qu’elles se déroulaient. On proclama d’abord les places obtenues dans chacun des cours : composition de la semaine, travail de la quinzaine (cela s’appelle la diligence), excellence du mois. Le premier vient se présenter au P. Recteur, qui lui attache sur la poitrine une croix d’or ou d’argent et lui donne l’accolade. Le second n’a qu’un ruban, dont la couleur varie avec chaque branche — et celui-là, on le reçoit de la main de quelque professeur. Paul a été décoré de la croix de composition en discours français par le P. Recteur, et grâce à mon aimable voisin le professeur de rhétorique, qui m’a cédé son droit, c’est papa qui a eu l’honneur exceptionnel de fleurir son fils des deux rubans de diligence et d’excellence.

— Sans émotion aucune ? » demanda maman.

— « Je ne dis pas cela.

— Oh ! Papa a le cœur fort, comme tous les hommes. Moi, simple fille, je ne me serais pas gênée pour y aller d’une petite larme au coin de l’œil. C’est bien permis !

— Petite perfide !… Eh bien, oui… Mais c’était la première fois.

— Espérons que ce ne sera pas la dernière. Et après ?

— Après, sont venus les témoignages de bonne tenue et d’application, les bien, les très bien, les parfaitement bien, et j’ai encore eu la faveur de remettre à Paul… Devine quoi, Jeanne.

— Oh ! un bien, tout au plus.

— Ce serait encore trop pour toi… Un parfaitement bien, qui est dans ma valise et que je veux faire encadrer.

— Nous irons prier devant, n’est-ce pas, chaque soir, en pèlerinage ?

— A propos de prière », interjeta maman, « ne l’avez-vous pas trouvé trop… jésuite ?

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, trop… pieux ?

— Trop, non ; assez, oui. Il m’a mené voir la chapelle.

— Ah !

— J’ai admiré les lustres et les vitraux.

— Et lui, qu’a-t-il fait ?

— Lui ? Il m’a offert de l’eau bénite, en entrant, puis s’est mis à genoux, la tête dans ses mains… Je ne sais ce qu’il faisait.

— Il priait pour quelqu’un… qui ne prie pas beaucoup », fis-je. Papa me regarda ; mais moi je regardais Minet, qui faisait des ronrons sur mes genoux. Il se tira d’embarras en disant avec énergie :

— « Allons dîner : ce voyage m’a creusé l’estomac… Mais je n’aurais pas cru !… Ces messieurs ont vraiment le tour de main. »

Je te conte tout cela, mon petit frère, au long et au large, parce que cela m’intéresse énormément et que tu ne seras sans doute pas fâché toi-même de savoir au juste l’impression de papa. Il est gagné, sûrement, et tu verras que tout finira bien.

Après dîner, l’oncle Barnabé est venu. Quand papa lui eut refait son récit avec le même enthousiasme, le brave homme eut le malheur de dire : « Les Jésuites sont des enjôleurs : c’est reconnu. » — « Il est reconnu, répliqua papa de son petit ton des jours maigres, qu’en fait d’éducation, tu n’as jamais eu le sens commun et que tu n’as pas su empêcher ton Ernest de devenir un crétin de première force, malgré les trois lycées où tu l’as mis successivement ». Le pauvre oncle Barnabé n’a pas demandé son reste.

Ton ami Louis a été fort ennuyé de ne pas te trouver ici et m’a chargé de te faire savoir que les Jésuites, qui ne donnent pas de vacances pour le nouvel an[3], sont des esprits chagrins. C’était aussi l’idée de papa, avant la visite qu’il t’a faite. Il n’en a plus parlé, ce soir ; je vois bien pourquoi : si tu avais eu des vacances, il ne t’aurait ni applaudi ni décoré ! Maman et moi, qui n’avons pas eu les mêmes bonheurs, nous penchons à dire comme Louis. Je t’en demande pardon pour tes maîtres, que j’estime tout de même, puisqu’ils te font du bien. Ils doivent avoir des raisons. Mais je prendrai ma revanche aux jours gras.

[3] Ils n’en donnaient pas à la date de ces lettres. Depuis, il paraît qu’on leur a forcé la main.

Je t’embrasse un peu, beaucoup, passionnément.

Ta sœur Jeanne.


Papa nous a fidèlement rapporté la recette de ton Frère cuisinier pour le gâteau de macaroni. Nous l’étudions, maman et moi, avec la vieille Fanchon, en vue des prochaines vacances. Ça ne paraît pas bien extraordinaire, quoi que tu en dises merveille.

20. A mon père.

10 janvier.

Mon cher papa,

Avez-vous fait bon voyage ? N’avez-vous pas pris de rhume en route ? Je vous reste bien reconnaissant d’avoir bravé l’hiver pour venir de si loin procurer à votre fils quelques bonnes heures — je n’ose pas dire de vie de famille, puisque maman et Jeanne y manquaient — mais de tête à tête et de cœur à cœur filial. Le beau temps est parti avec vous : je l’ai senti le lendemain. Autrefois, je n’aurais pas supporté le vide poignant que laisse après elle une visite comme la vôtre ; aujourd’hui, j’accepte tout, parce que c’est le devoir.

Mais que n’avez-vous pu prolonger votre séjour à H. jusqu’à mon avènement au trône !

— « Quel trône ? »

Dame ! j’y suis monté si inopinément et j’en suis descendu si vite que j’ai eu à peine le temps de m’apercevoir qu’il avait des pieds et des bras dorés et qu’on y est fortement secoué par les porteurs. Quant à mon royaume, je ne l’ai jamais vu et n’en sais même pas le nom : c’était très loin, du côté de l’Orient, patrie des Rois Mages. Voici comment, sans le savoir, vous êtes devenu l’illustre père d’un illustre potentat.

Au dîner de l’Épiphanie, chaque table a tiré son roi : le dixième et dernier morceau de brioche, qui me revenait comme chef de ma section, contenait la fève enviée. Il n’y a pas eu de triche : j’avais fait les parts avec une précision géométrique et surveillé rigoureusement la distribution. Je pris pour reine un garçon qui me déteste et que je n’aime guère, pour figurer les ménages qui ne ressemblent pas au vôtre. Je bus, on but, on cria : Vive le roi ! et Vive la reine ! Puis, les trente monarques furent convoqués autour d’une autre brioche, immense, mystérieusement recouverte d’une serviette, sous laquelle, tour à tour, nos mains tremblantes et fiévreuses plongèrent. Un génie bienfaisant guida la mienne : je ramenai la fève des fèves et je fus le roi des rois.

Les roitelets évincés absorbèrent avec résignation un nouveau petit verre en l’honneur de Sa Majesté Ker Ier. Après quoi, on me mit au front un diadème, tout flamboyant de pierres précieuses et de papier d’or ; sur les épaules un manteau de pourpre qui, jusque-là, couvrait prosaïquement un lit de dortoir ; dans la dextre, un sceptre, redoutable aux méchants, clément aux bons. Puis, on apporta mon trône à brancards ; j’y pris place avec la solennité convenable ; quatre vigoureux gaillards, costumés à la dernière mode du moyen âge, m’enlevèrent comme une plume, et précédé d’un long cortège d’hommes d’armes et de pages, qui blancs, qui noirs, qui bronzés, guidé par l’étoile de Jacob au sommet d’une bonne perche, traînant à ma suite mes trente vassaux princiers, fièrement drapé dans ma grandeur, le poing gauche sur la hanche, l’œil haut, je parus sur le grand perron. Mon nom avait déjà circulé avec la rapidité d’une traînée de poudre ; je fus acclamé comme aurait pu l’être Charlemagne, Napoléon ou tout autre.

Pour ne pas me laisser griser par cette gloire subite : « Sire, me disais-je tout bas, prenez garde ! Le peuple est comme l’Océan, mobile et perfide : méfiez-vous de sa faveur et soyez maître de vous comme de l’univers ! » Ainsi affermi dans l’humilité, je pus savourer à mon aise le plaisir de voguer au-dessus de la houle de mes sujets empressés. On me fit faire le long tour des préaux, des jardins et des corridors, entre deux haies de curieux et de curieuses (car toute la ville y était), dont je recueillais les hommages avec une aimable condescendance.

Tout à coup, les vivats cessèrent et je me trouvai en face du Père Recteur, qu’entourait tout le corps professoral. Je faillis saluer, par habitude, mais me rappelai à temps que le gros personnage ici, pour le quart d’heure, c’était moi. Je m’inclinai simplement, de l’air protecteur qui convenait à ma dignité.

Par dignité encore, je jugeai bon de me taire. Mon grand vizir Joannès-Pacha, que vous connaissez bien, parla pour moi. Il apprit au Père Recteur que j’arrivais en droite ligne des pays où le soleil se lève, à seule fin de lui témoigner ma haute faveur, avec mon estime pour ses éclatantes vertus et ma satisfaction de le voir à la tête d’un jeune peuple si bien discipliné, si intelligent, si parfait. En souvenir de ma visite, je sollicitais de sa bonté paternelle pour eux un congé extraordinaire.

Le Père Recteur, tout confus de l’honneur que lui faisait un si grand prince, offrit à Ma Majesté ses plus humbles actions de grâces et se déclara charmé de pouvoir m’être agréable en accordant ce que je souhaitais. Je le remerciai d’un sourire bienveillant de mes augustes lèvres, tandis que le peuple donnait carrière à un enthousiasme délirant pour son royal bienfaiteur.

Un quart d’heure après, dépouillé de ma couronne, de mon manteau et de mon sceptre, je rentrais dans ma plus simple expression, et feu Joannès-Pacha me disait avec mélancolie :

« Hein ! mon gros sultan de carton, c’est dommage que ça s’arrête là ! A nous deux, nous ferions peut-être le bonheur d’une grande nation.

— Pourquoi pas ?… Mais ce brancard sur ces quatre chameaux du désert a failli me donner le mal de mer ! Non, j’en ai assez de la royauté. »

Le profit le plus clair de ma splendeur d’un jour, ç’a été une bonne demi-journée de patinage dans les fossés de la citadelle, mis gracieusement à la disposition du collège par le commandant de place, qui a son fils en Humanités. Pour glace un miroir, devant nous un espace magnifique, point de faiseurs d’embarras, et, comme bouquet, une conférence pratique, sur le terrain même, par le P. L…, auteur estimé d’un Art de patiner et patineur sans rival. Aussi, on s’en est donné à cœur joie. Mais les jambes au retour ! Aïe !… Des morceaux de bois rhumatisés !

Le lendemain, reprise générale des affaires sérieuses. En rhéto, où l’on n’a pas l’habitude de lambiner, ç’a été vite fait : en un instant, la machine est visitée, graissée, chauffée, le personnel au poste, le coup de sifflet donné et le train en route… vers les vacances de Pâques ! Quelle charmante perspective au bout de ce voyage !

Mais, auparavant, il faudra trimer. Aux élections d’hier pour l’Académie, mon grand vizir a été nommé président à l’unanimité. Je lui sers de vice : il n’en a pas d’autre ! Au travail ordinaire du cours, nous allons joindre la préparation d’une séance littéraire. Y viendrez-vous ? Je le voudrais bien, si la saison le permettait, et, en attendant, je vous embrasse tous trois comme si vous étiez trente-six.

Votre fils Paul,
ancien sultan, vice-président d’Académie.

21. A Louis.

16 janvier.

Mon cher ami,

Tu me fais dire par ma sœur que les Jésuites sont des esprits chagrins ! Pour le coup, mon bon, je ne reconnais plus ta subtilité ordinaire de jugement : car tu t’es mis, non pas à côté, mais aux antipodes de la vérité.

Si les jésuites ne donnent pas de vacances au nouvel an, c’est, m’a-t-on dit, parce que, dans leur système d’études, le premier semestre est sacré : il représente le grand effort de l’année scolaire et n’admet pas d’interruption notable. Le programme de chaque classe doit être parcouru une première fois tout entier avant Pâques : alors seulement on a mérité quelques jours de repos complet. Après Pâques, on n’a plus qu’à revoir, à parfaire l’œuvre.

Cette méthode semble avoir du bon, et, quoiqu’il soit très doux (je le sais par expérience) de retrouver pour un peu de temps, après ces trois premiers mois d’absence, le nid de famille, je comprends qu’on sacrifie ce plaisir à un intérêt plus sérieux.

D’ailleurs, le sacrifice a eu ses compensations. Donner aux élèves la clef des champs, c’est une excellente recette pour s’épargner la peine de les amuser intra muros ; mais quand on réduit les plaisirs des élèves à sortir, on les habitue à ne voir dans leur collège qu’une cage ou une prison. Les Jésuites ne traitent pas leurs oiseaux ou leurs captifs en condamnés : ils dorent volontiers les barreaux, les agrémentent de quelques verdures et de fleurs, y laissent pénétrer le soleil, la musique et les francs éclats de rires. Je constate qu’ils se donnent presque autant de mal pour nous délasser, à certains jours, qu’aux autres jours pour nous instruire. Et de la sorte ils arrivent à faire, non pas seulement supporter, mais aimer le collège. Tout y gagne : les esprits sont plus libres, les cœurs plus ouverts, par conséquent le travail et le bon ordre mieux garantis, tout l’homme mieux formé.

Preuve :

Dans les lycées, il y a aussi des jeux qui exercent et assouplissent le corps, des leçons d’agrément qui développent les goûts artistiques et constituent de véritables divertissements ; mais je n’ai pas souvenance d’y avoir jamais vu donner par les élèves une séance littéraire ou dramatique. La grande raison de cette absence, je la conçois très bien depuis un mois : c’est que la préparation, avec la bonne volonté des acteurs, réclame une somme extraordinaire de dévouement, de savoir-faire et d’autorité chez le professeur. Or, mon bon, il est certain que ces qualités-là ne courent pas les rues — ni les établissements d’instruction où les maîtres jouissent d’un traitement pour faire leur devoir, sans plus. Tu as compris.

Je sais bien que vous êtes libres d’aller au théâtre, parfois même avec des billets de faveur : j’y suis allé, malheureusement. Mais qu’est-ce qu’on en rapporte pour son perfectionnement intellectuel ou moral ? Dans nos petites soirées dramatiques, on s’amuse peut-être moins, on s’instruit davantage et l’âme n’y perd rien.

Un théâtre de collège, évidemment, ne peut offrir qu’un très modeste reflet des merveilles que savent opérer sur les grandes scènes les machinistes, les costumiers et les décorateurs ; les jeunes artistes qui assument la charge d’intéresser un auditoire plus difficile parfois qu’on ne pense ne songent point à se comparer, même de fort loin, à un Coquelin ; enfin les productions qu’ils ont à interpréter ne constituent pas toujours des chefs-d’œuvre d’art littéraire ou dramatique, et même quand elles sont empruntées aux grands auteurs, d’impitoyables ciseaux leur enlèvent plus d’un élément d’intérêt piquant ou croustillant.

Mais le but n’est pas de fournir aux collégiens ou à leurs familles un équivalent du théâtre où ils ne vont pas. Il s’agit de leur donner, pour une circonstance exceptionnelle, une petite fête joyeuse, honnête, distinguée, qui puisse, selon le précepte antique, les divertir en les instruisant.

Je soupçonne les Pères de ne pas faire grand fond sur l’efficacité de la comédie pour la réforme des défauts de leurs élèves ; ils ont d’autres moyens plus sûrs. Que les pièces n’aient rien d’immoral : cela peut suffire. Si, en outre, elles sont spirituelles et bien interprétées, elles rendront toujours deux services précieux : aux jeunes spectateurs, celui d’affiner leur esprit ; aux acteurs, celui de développer leur talent d’expression.

Mon père t’a certainement parlé de la comédie à laquelle il a assisté, le jour de l’an. Je garde une vive reconnaissance au professeur qui m’a appris là, non sans peine et fatigue, à me présenter correctement devant le public, à dominer le trac, à parler au naturel — toutes choses que j’ignorais et que je suis enchanté de savoir un peu mieux qu’avant. Après la représentation, mon père a bien voulu me dire que mon avenir ne l’inquiétait plus, attendu que sûrement je gagnerais ma vie comme avocat, député ou comédien. Député, je veux bien ; avocat, peut-être encore, si tu ne me fais pas une trop rude concurrence ; mais comédien, merci ! C’est bon au collège, un jour de l’an ou de carnaval. Dulce est desipere in loco, pour mieux travailler après.

La semaine prochaine, grand branle-bas pour la préparation d’une séance solennelle, dont le sujet est encore un mystère impénétré. Elle aura lieu le 29 janvier, fête de saint François de Sales, ancien élève des Jésuites et patron de toutes les Académies des classes supérieures. Nous serons une douzaine de rhétoriciens. Il paraît que les traditions nous obligent à faire très bien : on s’y emploiera de son mieux. La comédie m’a mis en appétit — quoique la future séance ait une bien autre signification. Nous en reparlerons avant ou après, si tu veux.

Adieu.

Ton ami,

Paul.

22. Au même.

30 janvier.

Mon cher ami,

Ainsi donc, flafla et temps perdu ! Voilà comme tu as entendu qualifier les séances littéraires des Jésuites. Tu ne dis point par qui : il serait pourtant intéressant de savoir si c’est par des gens qui parlent d’expérience. Ils l’ont peut-être entendu dire à d’autres qui n’en avaient pas vu plus qu’eux !

Du flafla ! C’est un mot d’épicier : on pourrait l’appliquer à tout ce qui ne rapporte pas des écus ou des sous. Mais, mon ami, tout le monde, plus ou moins, dans les grandes circonstances, fait du flafla ! Les banquets, les punchs, les cavalcades et les revues, la musique et les lampions, et les ronflants discours des quarante Immortels, des candidats en tournée, des inaugurateurs de statues ou de chemins de fer, des présidents de sociétés utiles ou inutiles, de congrès savants ou ignorants, de comices agricoles ou de distributions de prix quelconques : tout cela, n’est-ce pas du flafla ? On le trouve bon quand même. Pourquoi ? Parce que ça chauffe l’enthousiasme.

Eh bien, la jeunesse est le bel âge de l’enthousiasme : elle a besoin d’enthousiasme pour élever son âme encore neuve au-dessus des vulgarités de la vie, jusqu’à la région sereine des grandes pensées, des saintes causes et des nobles ambitions. Si dans ces ardeurs juvéniles un peu d’illusion vient se mêler, où est le mal ? Les beaux rêves ne font pas toujours tort à la réalité : je viens d’en avoir la preuve personnelle.

Quand on s’est appliqué pendant trois semaines à entrer dans la peau d’un personnage intéressant, qu’on s’en est approprié les sentiments généreux et qu’on est arrivé enfin à les exprimer dans toute leur énergie ou leur délicatesse, tu ne saurais croire comme on est empoigné ! Je me suis ému pour tout de bon, dans mon rôle, et je garde, après plusieurs jours, la très vive impression des belles choses que j’ai dites. Les mots mêmes reviennent parfois, tout naturellement, dans mes conversations et mes compositions. Chose plus étonnante encore : je m’inspire à moi-même le respect et je ne voudrais pas faire une chose indigne de ce que j’ai été au théâtre, un soldat loyal et chrétien.

Jean, notre président, a été superbe dans le rôle du gouverneur de province : à certains moments, il a enlevé toute la salle. Il était visible, d’ailleurs, que les applaudissements ne s’adressaient pas seulement à la perfection du jeu de l’acteur, mais aussi et surtout à l’élévation des idées et à la noble franchise des sentiments qu’il exprimait. D’où il faut conclure, mon ami, qu’une académie de rhétorique peut devenir une leçon de haute morale et un sérieux moyen d’éducation. C’est déjà quelque chose ; mais il y a plus, je crois.

Je t’ai envoyé notre programme. Un esprit fin comme le tien n’aura pas eu beaucoup de peine à y discerner deux éléments, la littérature et le drame, et à comprendre le but de l’un et de l’autre.

Il paraît qu’ailleurs la partie dramatique est quelquefois absente ou empruntée à un auteur quelconque et sans rapport bien intime avec le sujet, qui souvent même ne comporte pas de mise en scène : elle vient là pour faire passer le reste. Notre professeur n’aime pas ces séances exclusivement littéraires ou critiques : il les appelle une concession fâcheuse à l’esprit d’érudition germanique, qui envahit l’enseignement français, et leur reproche d’ennuyer l’auditoire, jeune et vieux, sans grand profit pour les orateurs.

D’après lui, une séance académique doit être, dans le sens primitif du mot, le chef-d’œuvre, la pièce de maîtrise, où une classe, représentée par l’élite de ses élèves, déploie tout ce qu’elle a de meilleur dans la cervelle et dans le cœur, pour sa propre instruction, pour l’instruction et le plaisir des autres, pour l’honneur des Bonnes Lettres. Donc, avant tout, il faut un sujet capable d’intéresser acteurs et spectateurs, assez riche aussi pour fournir matière à tous les talents. C’est la tâche du professeur de le découvrir, de le distribuer, puis de coordonner, de revoir et de parfaire le travail des élèves.

On s’accorde à dire que notre séance Honneur et Patrie réunissait toutes les conditions de succès. Elle roulait sur l’un des épisodes les plus émouvants que renferme l’histoire de notre vaillante province. Toutes les formes que peuvent revêtir les exercices littéraires dans un cours de rhétorique, y ont trouvé leur place naturelle : la prose française dans le tableau historique, dans les discours du conseil de guerre, dans la lettre en vieux françois, dans le récit poétique de la bataille ; la prose latine, d’ordinaire peu goûtée des dames et des queues de classe, dans les portraits et dans le dialogue nocturne ; la poésie des deux langues dans le chant du barde, dans l’hymne triomphal et l’épilogue à la France. Les lettrés de l’assistance ont pu être satisfaits ; les autres, chez qui l’amour du beau parler ne va pas jusqu’à la passion, n’ont pas dû être trop mécontents : car, sauf peu d’exceptions, nos exercices littéraires n’étaient pas lus, mais parlés, et formaient autant d’épisodes naturels entre les trois actes déclamés que comportait l’action.

Le plan général et les principaux détails de cette séance avaient été préalablement discutés en conseil académique. Les trois plus gros bonnets (j’ai la toque de vice-président) furent invités à fournir, d’après un canevas donné par le professeur, chacun un acte, travaillé à fond : il s’en inspira comme il put et comme il voulut pour la rédaction définitive. Nous eûmes le plaisir d’y retrouver nos idées sous une forme sensiblement perfectionnée, parfois toute nouvelle, et la comparaison avec notre ébauche nous profita. Les devoirs littéraires sont davantage notre œuvre personnelle, quoique plus d’une fois remaniée sur les indications du maître.

En somme, durant ces trois semaines, le travail de la composition et celui de la déclamation nous ont fait remuer bon nombre d’idées que nous ne perdrons plus, et cette gymnastique de l’esprit nous a donné à tous un nouvel entrain pour l’étude. La contagion s’est étendue à toute la classe, fière des compliments que lui a valus son académie, et a gagné les classes de littérature voisines, désireuses de nous imiter ou de nous surpasser. Preuve que nous n’avons pas perdu notre temps.

Tu me demandes à ce propos, non sans malice, je crois, ce que devenait la rhéto, pendant que le professeur avec sa tête de classe préparait cette belle académie. Mais rien n’est plus simple, mon ami : le professeur continuait à faire sa rhéto, et les élèves aussi, tous sans exception. Jamais, en classe, il n’a été question de la séance. Le professeur travaillait double, les académiciens travaillaient double : il a probablement pris un certain nombre d’heures sur le repos de ses nuits, nous en avons pris quelques-unes sur nos récréations et nos congés. Voilà tout le secret : propose-le à ton professeur et dis-moi des nouvelles de l’accueil qu’il y fera !

Non, vois-tu, mon ami Louis — il faut que je te l’avoue — je finirai par devenir féroce pour l’Alma Mater. Ce ne sera pas la faute des Jésuites ; car depuis que je suis à leur école, je n’ai jamais entendu de leur bouche un mot injurieux à l’adresse de cette Université qui les déteste. Et c’est leur faute pourtant, d’une autre manière : car entre leurs procédés d’instruction ou d’éducation et les siens, je découvre tous les jours des contrastes plus violents, qui irritent mon regret de les avoir connus si tard.

Que veux-tu ? Je suis franc.

Ton ami,

Paul.

23. Au même.

12 février.

Mon cher ami,

Merci pour tes multiples compliments : je transmettrai à Jean la part qui lui en revient et je suis sûr qu’il t’en sera reconnaissant. Quel bon type et quel brave cœur ! Je voudrais bien qu’il fût ton ami aussi.

Maintenant je m’empresse de répondre compendieusement aux deux aimables questions, par lesquelles tu me prouves ta sollicitude pour mon avenir et pour mon présent. L’avenir, c’est le baccalauréat ; le présent, c’est l’ennui. Procédons par ordre.

1o Tu veux savoir si je ne crains pas que tous ces exercices « extra-classiques » m’empêchent de conquérir à la fin de l’année le parchemin officiel ?

Ta préoccupation, mon ami,

Part d’un bon naturel : mais quitte ce souci.

Je suis tellement sûr de me doubler, dans six mois, de cette bienheureuse peau d’âne que… je n’y pense même pas. Dès le premier jour de classe, notre professeur nous a dit : « Mes amis, vos parents tiennent à ce que vous soyez bacheliers ; vous y tenez également, moi de même. Mais, écoutez bien ceci : la meilleure manière, la plus sûre et la plus courte, de préparer son baccalauréat, c’est de ne pas y songer et de songer beaucoup à faire une bonne rhétorique. C’est à moi, selon la direction des supérieurs, de régler votre travail et mon enseignement de façon à concilier tous vos intérêts. Je l’ai fait pour vos devanciers, qui n’ont pas eu à s’en plaindre : je le ferai pour vous. Mais je vous défends formellement à tous, tant que vous êtes, de jamais prononcer devant moi le mot de baccalauréat, pas plus que je ne le prononcerai devant vous, d’ici à Pâques. »

Il a tenu parole et nous aussi. Nous faisons du latin et du grec à loisir et à plaisir ; de la littérature ancienne et moderne, de l’histoire et de la géographie, avec intérêt ; de l’allemand, sans trop rechigner ; des sciences, autant qu’il faut ; tout cela d’après un plan parfaitement ordonné et ponctuellement suivi, sans fatigue et sans inquiétude, sûrs d’arriver, comme si nous voyagions dans un de ces trains d’Angleterre, qui partent, s’arrêtent, repartent, sans un instant de retard et sans un cri. Notre conducteur veille : cela nous suffit, et cette absence de préoccupation favorise bien autrement le bon travail que la sotte fièvre dont on se laisse parfois tourmenter, sans autre profit que des pertes de temps.

Mais, pour te rassurer plus complètement, je dois ajouter que notre professeur a fait ses preuves. L’an dernier, tous ses élèves, moins un, ont été reçus au baccalauréat — et ils avaient fait des thèmes grecs et des vers latins jusqu’à l’avant-veille des examens !

2o Tu désires savoir combien de fois par semaine je m’ennuie en classe ?

Le compte est facile : je ne m’ennuie jamais. Il y a des matières qui me plaisent moins que d’autres : à celles-là je m’intéresse par devoir. Mais l’étude des auteurs classiques, qui t’assomme, est précisément ce que je préfère à tout le reste. Il est vrai qu’elle ne se réduit pas, comme trop souvent chez vous, à une sèche traduction faite par l’élève, maintes fois préparée à l’aide d’un corrigé juxtalinéaire, agrémentée de quelques rares explications du professeur et se traînant ainsi au milieu de l’indifférence générale jusqu’au moment où l’heure sonne. Cela fait songer au macaroni des mendiants napolitains. Tu ne sais pas ? La marchande tire délicatement de sa marmite un de ces succulents petits tuyaux et en met l’extrémité dans la bouche du client, avec défense aux mains d’intervenir ; le client avale, avale à même, les yeux fermés. Quand il en a pour ses deux sous, la bonne femme coupe au ras des lèvres ; le suivant rattrape le bout disponible, et le macaroni continue à se développer uniformément.

Nous avons plus de variété. Le professeur nous explique ou nous fait expliquer par nous, en traduction courante, les auteurs secondaires, historiens et petits poètes : c’est la lecture. Aux grands classiques, orateurs et poètes, qui offrent l’application plus parfaite des règles qu’on étudie en rhétorique, on réserve l’honneur de la prélection. Tu vas saisir par un exemple.

Le programme de rhétorique comprend, pour le premier trimestre, les principes généraux de l’art oratoire et les règles du discours ; pour le second trimestre, les genres d’éloquence. Concurremment avec la théorie, nous étudions la pratique dans Cicéron, Démosthène et Bossuet. Voici comment notre professeur applique la méthode au plaidoyer pro Milone, que tu connais bien.

Il ne commence point par perdre son temps à nous débiter une savante dissertation sur ce chef d’œuvre qui… que… dont… Qu’est-ce que nous en retiendrions à ce moment ? Il vaut bien mieux nous faire assister au procès.

Il ouvre donc son livre et nous lit avec intelligence (ce n’est pas rien !) la première page de l’exorde. Qui est l’orateur ? Qui est le prévenu ? Qui sont les juges ? Où se passe la scène et avec quel appareil ? Dans quel état d’esprit sont les assistants ? La réponse à ces diverses questions fournit déjà une somme considérable de notions utiles sur l’histoire et les institutions romaines, en même temps qu’elle pique la curiosité. Que va dire Cicéron — non pas le vrai Cicéron, dont la peur valut à son client le plaisir d’aller manger de si bon poisson à Marseille — mais le Cicéron de cabinet, en pleine possession de son sang-froid et de son talent ?

Le professeur attaque alors le texte, phrase par phrase, et le fouille à fond, au point de vue du sens et de la valeur de l’expression. Puis il y montre, sous le trouble apparent des idées et l’embarras voulu de la structure, un art profond pour tourner en faveur de la cause tout ce qui semble contre elle et pour faire partager aux juges intimidés l’assurance qu’affecte l’orateur. Tu vois qu’il ne s’agit plus d’une traduction plus ou moins littérale ou d’une simple étude de langue : l’auteur devient le modèle, et la prélection vient à l’appui des principes oratoires. Quant à la sauvegarde nécessaire du principe moral, le professeur aura soin de noter comme il convient les entorses que l’avocat de Milon donne à la vérité des faits.

Une seconde et peut-être une troisième et une quatrième prélection semblables seront consacrées à étudier le reste de l’exorde. Ce ne sera pas trop : car il est l’œuf d’où sortira tout le discours, et il fournira matière à bien d’autres observations intéressantes.

De la réfutation qui suit l’exorde, on extraira un beau modèle de discussion oratoire, à propos du droit de légitime défense en cas d’agression.

La narration de la rencontre de Milon avec Clodius, y compris les antécédents et les suites, amènera une foule de détails sur les mœurs politiques et autres des Romains et mettra de nouveau en lumière l’habileté consommée de ce roi des avocats sans scrupule.

Dans le corps du discours, on choisira quelques modèles d’argumentation et de développement oratoire, auxquels on joindra les endroits les plus pathétiques de la péroraison, et ainsi l’on aura sur l’auteur et sur son œuvre des idées claires, complètes, solides, qu’on pourra désormais formuler en connaissance de cause.

Mais comment retenir une pareille quantité de notions en tout genre ? — On y a pourvu, mon ami. D’abord, il n’est pas défendu de prendre des notes, au moins pour les questions plus difficiles. Puis, après chaque prélection, quelques élèves sont interrogés sur les choses principales qu’ils viennent d’entendre. Le lendemain, avant la prélection du jour, la précédente est répétée tout entière, rapidement, mais à fond, souvent avec addition de nouvelles remarques. Enfin, chaque samedi, il y a revue générale de tout ce qui a été expliqué ainsi pendant la semaine. Il faut bien que l’essentiel finisse par vous rester.

Parallèlement au chef-d’œuvre de l’orateur romain, nous étudions le modèle de l’éloquence grecque, cet immortel discours de la Couronne, moins régulier et moins châtié que la Milonienne, mais la dominant, à mon humble avis, de toute la distance qui sépare la raison de la phrase, l’émotion naturelle de la passion savante, le torrent impétueux du fleuve canalisé, et, somme toute, le génie du talent. Les deux orateurs déploient dans la bataille une habileté merveilleuse ; mais on sent que Démosthène défend son honneur et la patrie, tandis que Cicéron a plutôt l’air de lutter pour un parti politique et pour sa clientèle. Quand le grave consulaire, pour épouvanter les juges, fait sortir des enfers l’ombre de Clodius, on sourit, et cet artifice quelque peu puéril diminue ensuite l’effet grandiose de l’auguste Jupiter qui, du haut des montagnes latines, ouvre enfin les yeux pour voir et punir les crimes du tribun révolutionnaire. Mais lorsque, pour se justifier d’avoir organisé contre l’envahisseur Philippe une résistance impossible et voulu, au défaut de la victoire, sauver du moins l’honneur de la patrie, Démosthène en appelle solennellement aux héros tombés à Marathon, que l’assurance de mourir n’a pas empêchés de faire leur devoir de soldat, je dois avouer qu’il me donne la chair de poule, comme si je voyais passer dans un éclair la charge de Reichshoffen. — « Ah ! les braves gens ! » s’écriait Guillaume ; moi aussi j’ai l’envie de dire : « Ah ! l’éloquent patriote ! »

De Marathon à Rocroi et à « cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés ressemblaient » à ce que tu sais, il n’y a pas loin. Notre professeur ne nous sature pas non plus de belles critiques générales sur Bossuet : il le lit avec nous en classe, nous le fait saisir sur le vif et nous promène à loisir dans les mystères de ses hauteurs et de ses profondeurs.

Nous ne sortons pas de ces splendeurs intellectuelles, quand ensuite nous entrons dans l’étude du Cid, des Horaces, de Polyeucte : Corneille et Bossuet sont de la même famille de grands esprits. Après Corneille vient l’émouvant et séduisant Racine, qui fait mieux comprendre et parfois admirer à ses propres dépens ses modèles grecs, Euripide et Sophocle.

Ne ris pas, mon ami, de cet enthousiasme un peu nouveau chez moi pour les Grecs ! Depuis que je les entends expliquer par un homme qui les connaît et qui, à travers leurs formes encore ingrates pour des élèves, nous fait apprécier cet art à la fois simple et profond qui cherche le beau, non pas dans les effets d’à côté, mais dans la pure expression de la nature idéalisée, comme Phidias dans ses marbres immortels, je suis tenté de mésestime pour les Latins. Mais je ne veux pas être injuste envers eux : ils ont bien profité des Grecs. Virgile se lit après Homère, avec le même plaisir que Racine après les tragiques athéniens. Néanmoins je comprends qu’après avoir lu Virgile une fois, on relise trois fois le bon Homère.

Il y a pourtant un Latin qui me plaît, et beaucoup : mais c’est encore parce qu’il a éminemment l’esprit grec et (passe-moi l’énormité de l’anachronisme) l’esprit français. C’est ce païen d’Horace : non point assurément dans ses gaillardises, mais dans les nobles envolées de ses odes patriotiques ou morales, dans les gracieuses ou touchantes échappées de son imagination de poète et de son brave cœur d’ami, dans ces épîtres et ces satires où le bon sens le plus naturel fait assaut avec la plus franche gaîté, mélange de sel attique et de sel gaulois. Je ne sais pas, mon cher, combien tu admires Nicolas Despréaux : il versifie avec une correction que ne devait guère dépasser sa perruque Louis XIV, et je trouve même qu’il accommode fort proprement les reliefs d’Horace ; mais quand je voudrai faire bien dîner mon esprit, c’est à la table d’Horace que je le mènerai, avec l’espoir secret d’y rencontrer La Fontaine et Molière, ses deux cousins du grand siècle : la fête alors sera complète.

Je ne me doutais pas autrefois de cette parenté si étroite qui relie nos classiques les plus véritablement français à l’antiquité grecque et latine ; je répétais sottement avec mes camarades :

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