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En Pénitence chez les Jésuites: Correspondance d'un lycéen

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MON JOURNAL

15 octobre. — Je ne pouvais pas refuser une chose qui m’est demandée au nom de Notre-Dame-de-Lourdes. Et puis, ce que fille veut, Dieu le veut ! Me voilà donc condamné, ma sœur Jeanne, à t’ennuyer : je te plains, mais ce sera ta faute, non la mienne. Je commence mon journal.

Aujourd’hui, classe de deux heures sur le syllogisme.

— Ah ! mon Dieu, quelle est cette bête-là ?

— Ce n’est pas une bête : c’est la forme par excellence du raisonnement déductif, que tu emploies, sans le savoir, plusieurs douzaines de fois par jour ou par heure. En voici le principe très simple : Si une idée C rentre dans une idée B, laquelle rentre elle-même dans l’idée A, il sera prouvé que l’idée C rentre dans l’idée A.

Il ne se peut rien de plus clair et je pense que tu as saisi. Non ? En ce cas, je déduis, par voie d’enthymème, que je perdrais mon temps à te parler de logique formelle : tu n’y verrais que du feu. C’est un peu comme ton frère. On me dit pourtant que la philosophie m’intéressera beaucoup : je ne veux pas en désespérer.

18 octobre. — Première promenade à la maison de campagne, empêchée mercredi dernier par la pluie. Un de ses buts est de remettre en place le cœur des pauvres nouveaux. J’ai pris mon rang avec Louis et un autre philosophe, qui vient du collège de N… Jean s’est emparé de deux rhétoriciens, auxquels il inculque joyeusement les bons principes, et la gaîté.

La campagne est belle, quoique un peu triste avec ses feuillages mourants, que réchauffe en vain le pâle soleil d’automne. Je m’aperçois que ce paysage produit sur mes nouveaux un effet de rêverie silencieuse, que vient heureusement interrompre la cloche du dîner.

Je suis curieux de voir si la philosophie, qui explique tout, nous expliquera l’influence exhilarante, que la perspective d’un petit gala ne manque pas d’exercer instantanément sur un jeune cœur malade. Va-t-elle nous apprendre que le cœur a chez nous une parenté intime avec l’estomac ? Ce serait humiliant. Mais mon appétit de dix-sept ans s’en moque.

Après le dîner, qui fut copieux et gai selon l’usage, on se répandit sur les pelouses et l’on organisa une partie de barres monstre. De temps à autre, naturellement, surgit une bonne dispute pour savoir si un tel est pris ; on crie, on gesticule, on se démène, comme si on voulait se manger le nez. Quand on s’est bien essoufflé à crier (ça fait du bien de crier à son aise, après huit jours de silence, et je comprends les baudets qui s’en donnent à cœur-joie sur les grandes routes), quelqu’un de raisonnable, Jean ou un autre, vient dire : « Assez, assez : ne perdons pas notre temps » — et chacun reprend son poste. Dans les cas graves, on va en appel auprès du P. Surveillant, qui d’ordinaire n’a pas de peine à mettre tout le monde d’accord : au besoin, il s’érige en cour de cassation et tranche d’autorité, et la cause est finie.

Mais voilà le serein qui commence à tomber, on se rhabille, on repart. Adieu, jolie campagne, pour six mois !

22 octobre. — Je sors de la retraite annuelle de rentrée. Provisoirement je garde sous la clef du secret mes impressions et mes résolutions intimes, qui sont consignées dans un portefeuille spécial. Tu sauras seulement, Jeanne, que cette fois, possédant déjà la paix de l’âme, je n’ai plus songé à Barbe-Bleue, avec lequel, du reste, le nouveau P. Prédicateur n’avait pas plus de ressemblance que celui de l’an dernier.

Il a beaucoup insisté, dans ses conférences ou instructions pratiques, sur le devoir qui nous incombe, principalement à nous les grands, de nous préparer dès le collège à l’action et aux luttes futures. J’ai été vivement frappé de ses arguments. Dans une conversation particulière, il a bien voulu me donner quelques explications, a réduit en poudre certaines objections d’égoïsme ou de lâcheté, et m’a dit finalement : « Vous avez beaucoup reçu, il faudra que vous donniez beaucoup. » Cette flèche de Parthe me tracasse.

30 octobre. — Fête du B. Alphonse Rodriguez, patron des bons Frères qui, sous la haute direction du P. Ministre, ont la charge du matériel de la maison. Partout où on les rencontre, endimanchés et radieux, on la leur souhaite bonne et heureuse. Et c’est de grand cœur : car il n’est pas au collège un enfant de huit ans qui songe un instant à les confondre avec des employés ordinaires. Leur tenue toujours modeste et réservée, leur piété que nous admirons souvent à la chapelle, leur dévouement simple et sans défaillance, trahissent à tout moment le religieux, inspiré uniquement dans sa conduite par l’amour de Dieu et du prochain.

Leur prochain, sans doute, ce sont assez ordinairement des élèves bien élevés, qui leur rendent la tâche facile, parfois peut-être agréable ; mais il s’en trouve aussi d’espèce différente : les gommeux, dont un Frère linger ne parvient jamais à contenter les caprices de toilette, ou les sans-souci, qu’il ne réussit pas à tenir propres ; les gourmets et les délicats, toujours à l’affut d’un prétexte pour dauber sur la cuisine et le Frère cuisinier ; les douillets et les grincheux, qui font le supplice perpétuel d’un Frère infirmier… et le reste. Que de patience, d’abnégation et de vertus de toute sorte réclame une pareille vocation ! Tous les élèves, au moins dans leurs bons moments, s’en rendent compte et respectent ces hommes dévoués, qu’un petit nouveau appelait des Pères en redingote.

Mais, avec le même esprit religieux, ils n’ont pas tous les mêmes façons : chacun garde son tempérament. Je ris encore de l’effroi que t’a causé, à première vue, la tête de notre Frère portier. Je ne prétends pas en faire un Adonis ; j’avoue même, entre nous, qu’il a l’air un peu… bouledogue. Mais, en dehors des sévérités nécessaires de sa consigne, c’est un homme charmant et qui s’efforce d’être courtois avec les dames. Tu as pu en juger par son sourire d’adieu !

Le Frère linger est un gros sourire en chair et en os. Il essaie bien parfois de se fâcher, quand on le taquine ; mais on voit trop qu’il le fait par pur devoir de conscience. Son cœur n’a point de rempart et, s’il a une porte, la clef est toujours dessus : que d’anciens pourraient en témoigner ! La plus sensible peine que puissent lui faire les Supérieurs, c’est de lui imposer, dans le cachot voisin de sa lingerie, la garde d’un coupable, avec défense de lui adoucir en quoi que ce soit le carcere duro : le plus malheureux des deux, ce n’est pas le prisonnier.

Je vous ai parlé autrefois du Frère infirmier, guérisseur, convertisseur et prestidigitateur émérite. C’est bien le plus brave homme qu’ait produit la terre d’Alsace, qui en produit tant.

Un type très particulier, c’est le Frère procureur ou économe. On l’a dit juif converti ; mais il paraît qu’on l’a calomnié : il n’entre pas de juif dans la Compagnie et l’on ne voit pas qu’il soit indispensable de descendre d’Abraham pour avoir le génie des affaires. Il avait ce génie avant d’être jésuite : les Pères lui ont donné l’occasion de le développer et il leur a rendu de grands services, à des époques difficiles. On vient le consulter de loin, dit-on, sur des questions épineuses. Je le vois quelquefois à son bureau, pour mes petites affaires ou celles de la questure : je l’ai trouvé toujours très avenant, pas fier du tout, serviable au possible et sachant même parfois assaisonner ses bons services d’un joyeux calembour, bien pardonnable à son aride métier.

Le Frère dépensier, plus jeune, doit être spécialement chargé de tenir éveillés les vieux Frères, pendant la petite partie de domino qui suit leur dîner : il s’en acquitte si bien que sa voix éclatante traverse les murs et vient réveiller jusqu’aux dormeurs de notre étude. On le dit la terreur du marché où il achète nos provisions, à cause de la forte part qu’il réclame dans les profits que voudraient faire sur lui les marchands et les marchandes. Mais il tient à honneur de nous bien servir au réfectoire. Il m’a pris en affection, comme compatriote, et quand, mes jours de lecture, je dîne seul après les autres, il soigne mon verre de vin supplémentaire et mon dessert, puis me raconte des histoires. C’est par lui que je connais si bien les Frères.

Le Frère cuisinier, qu’on voit rarement, a l’air aussi bon que son gâteau de macaroni, qui a fait le désespoir de la pauvre Fanchon. On le surprend parfois, venant contrôler par une porte entre-bâillée le succès de ses plats de choix : son plaisir est de nous engraisser — pour le bon Dieu.

Le Frère chef du personnel domestique semble mener rondement son difficile bataillon. Il ne fait pas bon avec lui laisser tomber une pile d’assiettes : il lance alors au coupable un « malheureux pécheur ! » qui promet de rudes expiations. Mais on est rassuré sur la persistance de ses rancunes, quand on voit avec quelle bonhomie il préside au jeu de boules de ses « grands enfants ». C’est d’ailleurs un maître ouvrier pour tous les travaux que nécessite la tenue d’une si grande maison : peinture, vitrerie, serrurerie, jardinage, décoration, rien ne l’embarrasse — sauf l’introuvable moyen de contenter en même temps tout le monde et son père. Il me l’a dit en confidence.

Le Frère menuisier est un franc Picard de vieille roche. A voir ses traits énergiques, son large dos voûté, sa longue redingote, son haut-de-forme légèrement incliné sur la nuque, sa tabatière à queue de souris et son vaste mouchoir de couleur, on n’est pas surpris d’apprendre que sa naissance remonte encore au siècle dernier. Dans son jeune temps, il a été serpent de sa paroisse, où son instrument, symbole des vanités humaines, se voit encore accroché en ex-voto dans le chœur de l’église. Aujourd’hui il a passé la septantaine et se plaint de ne plus pouvoir soulever tout seul les grosses poutres, qu’il portait jadis comme des plumes ; mais le dimanche, aux vêpres, quand il chante les psaumes avec nous, l’orgue ne peut lutter contre le formidable cuivre de sa voix et doit prendre la mesure qu’elle bat. Nous y sommes faits ; le Père directeur de musique s’en impatiente quelquefois, mais… il est Picard aussi et ne voudrait pas tuer de chagrin son vieux compatriote, en le faisant taire par ordre supérieur. On dit que, depuis trente ans, il ne boit que de l’eau, — pour mourir centenaire, dit-il[7] : mais c’est par pénitence.

[7] Il est mort à 93 ans.

J’aime bien tous ces braves gens et ne me prive pas de causer avec eux, quand j’en trouve l’occasion, surtout avec les anciens. Leur conversation exhale comme un parfum d’humilité joyeuse et de paix divine. L’autre jour, rencontrant le vieux Frère lampiste, un saint homme qui porte le bon Dieu dans ses yeux, je lui demandai des nouvelles de ses lampes : « Elles vont bien », dit-il ; puis, sans transition, avec une simplicité adorable, il ajouta : « Tâchez de mériter la lumière éternelle. » Je répondis simplement aussi : « Priez pour que j’y arrive, mon frère » — et fus payé d’un sourire d’adhésion.

Heureux sont-ils de n’être des savants, mais, en revanche, bons serviteurs de Dieu et des hommes !

1er novembre. — Il est cinq heures du soir. Un temps triste. Du haut des tours de la cathédrale, le gros bourdon, par intervalles réguliers, déverse au loin sur la ville les ondes prolongées du glas funèbre et toutes les cloches des paroisses lui font écho. On dirait, d’une part, la grande voix de la mort proclamant son empire universel et, de l’autre, le concert plaintif des générations déjà mortes, demandant grâce à leur Juge et secours aux vivants.

En revenant de la visite des cimetières, où se pressait une foule pieuse, nous avons remarqué l’attitude pénible, presque honteuse, des habitués de la rue et du cabaret. Le son des cloches, évidemment, leur coupait la gaîté et gênait leur libre pensée. On a beau se dire qu’avec la mort tout finit et refuser de loin les derniers services de l’Église : quand le Jour des Morts ramène cet appel de l’Église à la prière pour les défunts et, du même coup, le souvenir des êtres chéris qu’on a vus partir pour… oui, pour l’autre monde, on se reprend à penser qu’on est tout de même plus qu’un simple chien, et l’on irait peut-être aussi saluer la croix de bois sous laquelle dorment le père et la mère, si l’on n’avait peur du camarade X… qui a une langue du diable… Mais la petite portera une couronne d’immortelles ; ça lui fera plaisir, et ce n’est pas compromettant : on en porte bien aux enterrements civils.

Pauvres gens !

J’ai prié pour tous ces inconnus dont nous avons visité les tombes : ils sont nos frères. Mais j’ai prié davantage pour les défunts qui nous sont chers, pour nos grands-parents, dont j’ai gardé un si tendre souvenir, surtout de bonne maman Julie, qui m’apparaît encore, dans mon imagination d’enfant, comme un portrait vivant de toutes les vertus aimables. Pouvais-je oublier les émotions douloureuses qu’a dû réveiller dans le cœur de nos bons parents la pensée de Gérard, notre aîné, enlevé à leur affection et à la nôtre dans cet âge charmant où les fleurs commencent à faire place aux fruits ? Mais qui sait les déceptions que Dieu lui a épargnées, en le prenant à quinze ans ?

La mort ne m’effraie pas. Je vous ferais de bonne grâce mes adieux dès demain, dès aujourd’hui, si Dieu le voulait. Le P. Prédicateur de la Retraite nous a dit que cette indifférence se manifeste fréquemment à seize ou dix-huit ans, et il en donnait deux raisons, qui sont deux peurs : l’une, c’est la peur de perdre plus tard les chances de salut qu’on a maintenant pour son âme, et l’autre, c’est une peur instinctive du travail, de l’effort, des luttes qu’il faudra subir pour se créer une place dans le monde. Ce serait si simple d’aller en paradis tout de suite et tout droit, sans avoir eu la peine de le conquérir ! — « Oui, concluait le Père ; mais il n’existe pas encore de paradis pour les fainéants. »

Il faudra donc, de toute façon, que je trime, que je bataille et peut-être que je peine rudement pour faire ma trouée. J’y suis résolu. Mais dans quelle voie ? Il se pose là un point d’interrogation qui devient de plus en plus sérieux, à mesure qu’approche le terme de mes études secondaires.

13 novembre : Saint Stanislas Kostka. — J’ai une prédilection pour ce novice jésuite, mort d’amour pour Dieu et Marie, à l’âge que j’ai, après avoir été deux fois communié de la main des anges. Les rudes combats qu’il eut à soutenir pour répondre à l’appel d’en haut m’ont engagé à le choisir comme patron dans la grave question de mon avenir.

20 novembre. — Hier soir, de huit heures à dix heures, la classe de Philosophie et l’Académie de Rhétorique ont eu la grande faveur d’assister, dans le parloir, à la séance de rentrée de l’Association de Saint-X… composée d’anciens élèves du Collège. Au bureau siégeaient, comme président, vice-président et secrétaire, trois jeunes avocats ; aux premières places de l’assistance, on voyait le président d’honneur, assis entre le R. P. Recteur et le P. Directeur de la Conférence ; derrière eux, bon nombre de professeurs, d’associés et nous — rien que des gens d’esprit et de bon esprit !

L’un et l’autre pétillaient dans l’intéressant rapport du secrétaire sur les travaux de l’année précédente. Il nous analysa en quelques pages très vivantes, par petits groupes, les quinze ou vingt discours prononcés par les Associés, dans l’espace de huit mois, sur des sujets variés : questions d’arts et de sciences, d’histoire et de littérature, de droit et de morale, de patriotisme et de charité, surtout d’économie sociale et d’œuvres populaires — coups d’essai pour les débutants, coups de maître pour les vieux et pour certains privilégiés, de ceux chez qui

La valeur n’attend pas le nombre des années.

Plusieurs déjà, après s’être essayés devant l’auditoire bienveillant qui les applaudissait aux réunions intimes du collège, sont allés porter la bonne parole à des assemblées plus difficiles, sur divers points du pays, non sans succès. Ils auront des imitateurs.

Le président d’honneur, ancien élève lui-même et bien connu pour son dévouement actif à toutes les œuvres utiles, félicita vivement la Conférence de tout ce qu’elle a tenté et accompli dans le sens de l’apostolat social chrétien, qui est son but final. Puis il nous dit, avec autant de netteté que de chaleur, en quoi consiste le devoir des jeunes dans le monde actuel. Au tableau saisissant des misères physiques et morales qui rongent la France et des efforts sans relâche que nos ennemis s’imposent pour la ruine des âmes, il opposa l’écœurant spectacle de ces jeunes hommes de dix-huit à vingt ans, qui, riches de toutes les ressources d’une éducation chrétienne et distinguée, ne savent que faire de leur loisir, de leur intelligence et de leurs autres belles qualités ; qui promènent leur ennui et leur mollesse d’amusement en amusement, papillons ou tourtereaux ; qui n’ont aucun goût sérieux, aucun idéal ; qui n’ont rien au cœur en fait de noble ambition, et qui gaspillent leurs plus belles années… à quoi ? à traîner une existence vide, stérile en œuvres, féconde seulement en regrets tardifs et en remords. Et s’adressant à nous : « Ne soyez pas de ceux-là, mes jeunes condisciples, s’écria-t-il ; regardez plutôt ces Conférenciers, vos aînés, et faites ce qu’ils font. Mais pour remplir un jour convenablement votre devoir de jeunes hommes, il faut bien remplir maintenant votre devoir de grands élèves. Vos Pères s’ingénient et se dévouent de toute manière (nul ne le sait mieux que moi) à faire de vous des chrétiens solides et intelligents, aptes à toutes les saintes luttes, comme ils le sont eux-mêmes : répondez à leurs efforts par les vôtres, et qu’un jour la France et l’Église puissent compter sur vous ! »

Quand les acclamations eurent pris fin, le R, P. Recteur demanda la parole. Après avoir remercié l’orateur et les Conférenciers de l’honneur qu’ils font à leurs anciens maîtres, il annonça que, pour fournir aux grands élèves présents une occasion immédiate de se former à l’apostolat de la parole, il leur accorderait volontiers la permission d’assister désormais, chaque quinzaine, aux réunions de l’Association, si nous le désirions et si nos aînés n’y voyaient pas d’inconvénient.

Toutes les mains se levèrent comme une seule et les bravos éclatèrent.

Bonne soirée. J’en suis enchanté, mes amis aussi. Nous ferons quelque chose… et je crois que mes horizons s’ouvrent.

25 novembre : Sainte Catherine. — Voilà une sainte qui humilie singulièrement le sexe fort ! Non contente de tenir tête à un empereur fou furieux, elle a réduit aux abois tout le ramassis des philosophes païens les plus huppés. Pour n’avoir pas devant le public un dessous fatal à leur renom de savants, ceux que son invincible dialectique n’avait pas convertis à la foi, n’eurent pas d’autre ressource que de la faire rouer. Mais elle fit une croix sur la roue — et la roue cassa comme un fil de verre, comme avaient cassé leurs arguments. Il fallut employer la hache pour réduire à l’impuissance la vierge philosophe de dix-huit ans.

Elle valait bien un homme, certes, et je m’explique parfaitement qu’on l’ait instituée patronne des étudiants en philosophie. Le P. Recteur, selon l’usage, nous a octroyé en son honneur une boîte de dragées et une promenade de classe au premier beau jour. Vive donc sainte Catherine !

Je sais bien que les vieilles filles… Mais chut ! Ça brûle.

30 novembre. — Sortie du mois, pour ceux qui ont la chance de n’être pas loin de la maison paternelle ; les autres se résignent à faire, aussi joyeusement que la saison le permet, une excursion de quelques heures dans la montagne. Le grand incident de la nôtre a été la poursuite mouvementée d’une superbe couleuvre, que nous avons rapportée en triomphe : elle sera promenée demain dans les cours comme témoignage de notre intrépidité et, si nous trouvons un naïf, nous la lui ferons avaler.

En hiver, la soirée vient de bonne heure et les parents qui n’ont pas, comme les miens, mille choses à dire à leurs enfants, apprécient peu le tête-à-tête prolongé avec eux dans un salon d’hôtel. Pour leur venir en aide, chaque soir de sortie, une des classes supérieures leur offre une comédie plus ou moins improvisée, mais toujours bien reçue. Les Humanistes nous ont donné les Inconvénients de la grandeur, par le P. du Cerceau, jésuite. On m’avait prié d’y faire un rôle, que j’ai trouvé fort long et fort fatigant : j’ai dû rester immobile et muet, debout, avec une hallebarde sur l’épaule, pendant trois quarts d’heure ! C’est inhumain, et pas plaisant du tout pour le personnage… Dévouement et abnégation !

3 décembre : Saint François-Xavier, qui fut le Paul de la Compagnie de Jésus, comme saint Ignace en fut le Pierre. — La messe nous a été dite par un de ses successeurs, vénérable Père à longue barbe grisonnante, qui portait sur ses traits amaigris et dans sa démarche fatiguée les traces visibles de la souffrance. Il revient de Chine. Il a bien voulu nous faire, à la grande salle, une « simple causerie » sur sa chère mission.

Après quelques données générales sur l’étendue et le gouvernement du Céleste Empire, le Père nous parla de cette civilisation chinoise, cristallisée depuis des siècles et réfractaire à tout progrès. Il nous dépeignit la duplicité insondable des habitants, leur politesse de théâtre, leurs études baroques qui consistent à apprendre un alphabet de quatre-vingt mille caractères, leurs relations de famille, leur cuisine, leur médecine, et à ce dernier propos il nous raconta comment il venait d’échapper à une terrible attaque de choléra, gagnée dans une de ses courses apostoliques en pays perdu. On avait appelé en toute hâte le docteur de l’endroit. Celui-ci examina le malade, fit une grimace peu rassurante, puis ordonna de le frictionner à tour de bras avec des linges chauds, pour rétablir la circulation du sang. Comme l’effet désiré se faisait attendre, il lui râcla le dos jusqu’au vif avec des écailles d’huître : les membres restèrent froids. L’Esculape demanda des épingles et, à l’exemple des anciens bourreaux de martyrs, les insinua sous les ongles du patient : toujours rien. Alors, saisissant une forte aiguille à tricoter, sans crier gare, il la lui plongea net de plusieurs centimètres dans le creux de l’estomac. Du coup, la réaction se fit, le sang circula et le Père fut sauvé. Il ajouta : « En pays civilisé, aucun médecin n’aurait osé m’appliquer ce traitement brutal et j’étais un homme mort, tandis qu’à présent mes forces reviennent peu à peu et, dans quelques semaines, je compte aller reprendre ma besogne interrompue. »

Il nous parla ensuite de la haine héréditaire des Chinois pour tous les Européens, qu’ils appellent les diables d’Occident : c’est le grand obstacle, inventé par le vrai diable, contre la prédication de notre sainte foi. « A ce préjugé invétéré, nous dit le Père, il n’y a qu’un remède : vaincre la haine par l’amour, la défiance par le dévouement. Le Chinois ne manque pas de cœur ; mais il faut atteindre ce cœur et le gagner. Les riches, les puissants et les savants, tous orgueilleux ou corrompus, restent jusqu’ici à peu près inaccessibles à un Évangile qui leur demande l’humilité et la chasteté ; mais l’Évangile a été d’abord annoncé aux pauvres, aux faibles et aux simples. Nous recommençons en Chine l’œuvre du Christ et de ses apôtres auprès des âmes neuves, et cet humble ministère nous apporte de nombreuses consolations. » En preuve, le Père nous raconta quelques faits bien touchants, puis conclut, d’un ton qui vous pénétrait : « Voilà, mes enfants, ce que le missionnaire obtient à force de travail et de peine. Il obtiendrait davantage, s’il était comme les premiers Apôtres, comme François-Xavier, un saint et un faiseur de miracles. Du moins peut-il, comme François-Xavier, donner pour ces millions d’infidèles son dernier souffle de vie, peut-être sa dernière goutte de sang : c’est le double espoir de tous les frères que j’ai laissés là-bas — et c’est le mien. »

Que dirais-tu, Jeanne, si je partais avec le P. Missionnaire ? Pourrais-je rien faire de meilleur ? J’y penserai.

6 décembre. — Ce matin, en me levant, j’ai trouvé dans l’un de mes souliers un délicieux cornet de bonbons fondants, que le grand S. Nicolas y avait laissé tomber, la nuit, en passant devant les lits des enfants sages. Mon voisin de droite, qui pleurniche facilement, a retiré des siens deux oignons, qu’il s’est hâté de dissimuler ; celui de gauche, un farceur, a été gratifié d’une superbe carotte crue, qu’il mangera. Certains étourdis ou paresseux ont retrouvé les verges qui épouvantaient déjà leur enfance, sans la corriger.

Morale : il n’y a pas de petits profits — ni de petites leçons.

8 décembre : Immaculée Conception. — Ma dignité préfectorale m’a valu le grand honneur d’assister à la fête patronale de la Congrégation des Anciens. Ils étaient là cinquante ou soixante en âge d’homme, venus pour renouveler aux pieds de la Vierge Immaculée, par l’organe de leur préfet, la promesse solennelle, non pas de renverser le gouvernement ou de comploter un État clérical dans l’État laïque, mais d’honorer Marie par le fidèle accomplissement de leurs devoirs de chrétien et de Français. Ce fut la résolution que le R. P. Recteur, dans une allocution vibrante, les invita tous à emporter de la sainte Table avec le corps de Notre-Seigneur, qui donnerait à leur bonne volonté la force et la persévérance.

Que ne sont-ils cinquante ou cent mille à donner cet exemple en France ! Elle redeviendrait chrétienne.

25 décembre. — « Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur ! » Pendant que, cette nuit, du haut de la tribune, ce beau cri de reconnaissance invitait élèves et parents, dans la chapelle trop étroite, à saluer l’Enfant-Dieu sur la paille de sa crèche, et que moi, indigne, je le recevais réellement dans mon cœur, oui, j’ai compris mieux que jamais l’immense bienfait d’avoir été arraché, par la vertu de la Rédemption, à la servitude des passions mauvaises. Désormais je suis son esclave, je veux l’être jusqu’à la mort. Je n’ignore pas à quoi cette résolution m’engage ; mais je compte que sa grâce, après m’avoir cherché si bas et ramené de si loin, ne m’abandonnera pas à ma faiblesse naturelle. Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

Ces pensées m’ont poursuivi toute la journée. Vingt fois pendant les offices si beaux de la fête, je me suis senti pressé invinciblement de m’offrir au Dieu enfant, moi et tout ce que je puis valoir. Je lui ai tout donné : il fera de moi ce qu’il voudra — ou ce qu’il pourra.

— Le soir, après Vêpres, la Division des Grands a servi à nos vingt enfants pauvres, en l’honneur de l’Enfant Jésus, un goûter des plus alléchants. Au menu traditionnel, composé de choses plus solides, la délicate générosité des élèves avait ajouté quantité de friandises prélevées sur leurs desserts. C’était plaisir de voir avec quel entrain nos jeunes invités faisaient plat net : ils trouvaient tout juste, entre deux bouchées, le temps d’adresser une risette à Messieurs leurs servants. Parfois, tournant et retournant dans leurs mains une orange ou un bout de pâtisserie, ils avaient l’air de se demander : « Ça sera-t-il pour moi ou pour mon petit frère ? » Lutte terrible entre deux amours ! Mais, un instant après, l’amour fraternel l’emportait sur la gourmandise, et l’orange ou la pâtisserie était glissée dans une poche de réserve, pour faire des heureux à la maison. Ces enfants d’ouvrier ont très généralement bon cœur.

Quand les tables sont desservies, un rideau s’ouvre et l’on voit apparaître sur la scène, dans une crèche rustique, un charmant petit Jésus, qui tend les bras en souriant à nos gamins émerveillés. Il est encadré entre deux arbres de Noël. L’un, en guise de pommes de pin, porte à ses branches une ample cueillette de bibelots multicolores, de jolis jouets, de petits objets utiles à des écoliers… et même des saucissons, enroulés dans du papier d’argent. L’autre sapin disparaît sous tout un magasin de lingerie, dont la meilleure part vient des Chevalières de l’Aiguille de Z… Pourquoi le nouvel Ordre n’a-t-il pas délégué au moins sa fondatrice pour jouir de ce beau spectacle et pour recueillir, dans la joie naïve des enfants, la récompense terrestre de sa charité ?

Le tirage au sort de toutes ces charmantes choses est long — pas pour les enfants, mais pour les assistants désintéressés : on le coupe par un peu de musique et des noëls ou des chansonnettes, dont les élèves de bonne volonté font encore les frais.

Le dépouillement fini, les Catéchistes apportent sur la scène des paniers pleins de vêtements neufs ou demi-neufs, offrandes des élèves ou de leurs parents. Chacun de nos petits protégés reçoit un habillement complet, pour lui ou pour quelqu’un des siens, et tous enfin nous quittent, heureux comme des princes, fiers de porter un paquet plus lourd qu’eux, excitant à leur sortie du collège la surprise curieuse des passants et peut-être l’envie de plus d’un.

Cela fait du bien, n’est-il pas vrai, Jeanne ? de faire un peu de bien autour de soi. Je ne le comprends que depuis ma conversion : avant, j’étais un vilain égoïste et, avec cela, toujours mécontent de moi-même et d’autrui.

27 décembre : Saint Jean l’Apôtre. — Double fête : celle de mon ami Jean, que nous avons célébrée ensemble, en communiant à la messe de notre P. Professeur, et celle du P. Professeur lui-même.

A ce dernier j’ai traduit les souhaits et la reconnaissance de la classe de Philo dans un morceau d’éloquence dont la parfaite sincérité faisait le grand mérite : mérite facile d’ailleurs, quand le cœur se met de la partie, et vraiment il en était, car notre professeur actuel a hérité de toute l’affection respectueuse que nous avions pour l’ancien. Nous lui avons offert (c’est le seul cadeau permis) un joli bouquet de chrysanthèmes, qu’il a fait porter à la Vierge de la Congrégation. Sa réponse émue à mon compliment nous a prouvé une fois de plus que, chez nos professeurs, le maître est toujours doublé d’un père — et que l’on calomnie la Philosophie en l’accusant de dessécher le cœur : ni celui du Père ni le nôtre n’en sont réduits là, Dieu merci !

Je lui suis personnellement très obligé de m’avoir réconcilié avec cette respectable dame, dont les allures sévères et la conversation peu variée m’avaient déplu, au commencement. Aujourd’hui je ne la trouve plus que sérieuse, et ce qu’elle dit m’intéresse, parfois même très vivement.

28 décembre : les saints Innocents. — Encore une double fête. A la chapelle, grand déploiement des enfants de chœur. Ils ont pour patron les petites victimes de Bethléem, dont ils rappellent l’innocence par leur aube immaculée et le martyre par leur soutane rouge. Purs comme la neige, fidèles jusqu’au sang : quel magnifique idéal pour de jeunes chrétiens !

Au dîner, le plat de bouillie traditionnel, enguirlandé de sucreries, est servi au plus jeune de chaque division, et l’heureux innocent est condamné à la manger en public, cuillerée par cuillerée, de la main du plus vieux, faisant fonction de bonne d’enfant. S’il s’exécute gaîment, il en est récompensé par les vivats de ses condisciples et par quelques faveurs qu’il obtient pour eux des autorités. Dans la division des petits, on lui rend des honneurs : on l’installe en chaire, à l’étude, et là, coiffé de la birette et armé des besicles du P. Surveillant, il marque des mauvais points aux rieurs et donne des permissions aux sages. Jeux d’enfant, oui, mais bons pour entretenir l’esprit de famille ! Je les introduirai dans mon Université.

30 décembre. — On vient de nous donner en classe les notes détaillées des compositions et des examens du premier trimestre : le résultat général doit être proclamé demain à la grande salle en présence des parents. Ma mère sera satisfaite, celle de Louis aussi : on nous a déclarés tous deux reçus avec une bonne note. J’en suis heureux pour elles. Un insuccès de l’un ou de l’autre aurait jeté un nuage de tristesse sur les trois joyeuses journées que nous allons passer en famille avec nos mamans et Jeanne. Merci, ma bonne Mère du ciel !

3 janvier. — Journées délicieuses en effet, trop vite écoulées. Il n’est pas possible, non, il n’est possible de s’imaginer une mère à la fois plus aimante et plus sage que la mienne. Avec quel art sans artifice elle sait mêler aux témoignages d’affection les bons conseils ! Avec quelle simplicité de dévouement elle s’oubliait elle-même pour rendre le séjour plus agréable à la mère de Louis ! Et comme je l’ai vue prier, à ce salut solennel de fin d’année, pendant le Te Deum d’action de grâces et le Miserere de pénitence ! C’est une vraie sainte, et je n’ai pas à chercher loin quelle intercession m’a obtenu de Dieu miséricorde et amour.

Madame X. a été enchantée de son fils Louis, qu’elle a trouvé de plus en plus changé en mieux, et des RR. Pères, qui lui ont paru fort aimables et distingués : après en avoir eu si longtemps peur, elle est en train de se fanatiser pour eux. Allons, tant mieux ! Elle aura de quoi répondre aux préjugés du pauvre tuteur de Louis.

Jeanne, ma sœur, que je croyais devenue personne grave, s’est amusée comme une petite folle à la comédie où je jouais. Elle prétend que j’y étais drôle à faire mourir de rire : est-ce flatteur pour moi ? En tout cas, elle a conduit la claque, parmi le public féminin qui l’entourait, de façon à me rendre presque honteux… Entre quatre yeux, elle a été plus sage, et nous avons eu ensemble, les deux derniers jours, des conférences utiles. Elle a du bon, ma grande sœur, et je ne serais pas surpris que, dans quelques années, elle soit en état de faire le bonheur d’un mari sérieux — à moins qu’elle n’aille échouer aux Ursulines.

Ce matin elles sont reparties. Les adieux m’ont coûté beaucoup plus qu’à l’ordinaire : j’en ai le cœur malade. Qu’est-ce que cela veut dire ?

7 janvier. — De plus en plus fort… non, de plus en plus faible ! Cette fois, j’ai une flèche dans le cœur… Mais ce que je vais écrire n’est pas pour Jeanne : je ne veux pas faire trotter son imagination.

Comme tout le monde, j’ai ri de certaines petites infirmités qui se manifestent de temps à autre chez des élèves au cœur sensible. Voici, par exemple, un brave garçon, assez peu soucieux jusque-là de sa personne, qui tout à coup se met à soigner ses cheveux, son nœud de cravate, son col et ses manchettes : il se fait beau. Pour qui ? Les malins ont vite fait de le deviner. Son œil, devenu rêveur et doux, s’allume, lorsqu’il voit passer telle division. Alors il cherche dans les rangs, et, quand il a trouvé, ses joues s’animent à leur tour, un mouvement fébrile l’agite et un voisin charitable lui demande : « Es-tu malade ? — Non. — Qu’as-tu donc ? — Rien. » Mais le voilà rouge pivoine : preuve qu’il vient de mentir. Et de fait, il a quelque chose, qui s’appelle vulgairement un… chou.

Vais-je me donner ce ridicule ? Hier à la promenade des Rois, il y avait dans le cortège trois petits pages, qui offraient des dragées. Ils étaient, comme leurs maîtres, deux blancs et un noir. Ce dernier (faut-il que ce soit juste le négrillon !) vint à moi avec sa large coupe d’or, mit de son petit doigt en évidence un bonbon et, me souriant avec ses dents blanches et ses yeux ronds, me dit ingénument : « Prends celui-là : c’est le meilleur. » Je le pris, en répondant avec la même ingénuité : « Merci, petit moricaud. » Nouveau sourire. Quoi de plus innocent ?

Oui, mais ce coquin de sourire, et ces dents blanches, et ces yeux ronds me sont revenus, le soir ; ce matin, ils me reviennent encore, et je n’arrive pas à les chasser. N’est-ce pas bête ?… Espérons que ça passera comme un mal de dents.

12 janvier. — Ça ne passe point. Au contraire. Je l’ai revu en blanc : figure ordinaire, bouche moyenne, nez légèrement retroussé, yeux… La distance m’a empêché d’en distinguer la couleur exacte : je me les figure bleus, naturellement. Il a onze ou douze ans. Bon élève sans doute, puisqu’il porte croix et rubans, comme moi. Je ne sais pas son nom, ne lui ai point parlé et n’ai même pas fait semblant de le reconnaître : il en a paru un peu surpris. Mais je m’en moque, petit ! Va te faire chouter ailleurs : je n’ai pas envie de rire.

Mais non, je n’ai pas envie de rire, pas la moindre envie. Ce gamin-là me tracasse à l’étude, quand j’aurais besoin de travailler, et à la chapelle, quand je veux prier. J’avais eu l’idée de prier pour lui, afin qu’il reste bien sage, bien pur, bien… digne de mon amour, quoi ? Mais je me suis avisé, à temps, qu’il y avait là-dessous un simple prétexte pieux, venant tout droit de l’esprit malin, pour penser à lui, et qu’une pareille prière n’avait pas grande chance d’être prise en considération. Je prie donc pour moi, demandant à Dieu de me délivrer de cette obsession.

18 janvier. — En me confessant, la pensée m’est venue de parler de mon malaise. Mais à quoi bon ? Je sens très nettement que je n’ai pas, jusqu’ici, offensé le bon Dieu, que pour rien au monde je ne voudrais l’offenser, que cette impression bizarre réside uniquement dans ma sensibilité et que ma volonté n’y prend aucune part. C’est une chose que je subis et que mon bon sens désavoue.

Cependant il est certain que, tout en la désavouant très sincèrement, j’y ressens l’amorce du plaisir. Au fond, si ridicule que cela me paraisse, je me trouve… comment dirai-je ?… flatté secrètement d’occuper peut-être une place dans ce petit cœur, et je voudrais bien l’occuper tout seul. Donc amoureux et jaloux !… Eh bien, mon pauvre ami Paul, pour un garçon de dix-sept ans, philosophe et gros bonnet de la division, voilà qui est édifiant !

Comment sortir de là ? J’irais bien à mon recours ordinaire, au Père spirituel, qui par un fait exprès ne m’a pas appelé depuis huit jours. Mais la chose en vaut-elle la peine ? Il me répondra que c’est un enfantillage et se moquera de moi… N’importe, je le verrai demain, pour être tranquille.

20 janvier. — Le Père ne s’est pas moqué de moi : il a même pris la chose tout à fait au sérieux. Quand je lui eus raconté l’origine du mal, le trouble qu’il jette dans mon travail et ma prière, mon impuissance à dominer ces impressions ridicules, il me dit, de son ton le plus grave :

« Mon cher enfant, il n’y a pas de maladie ridicule, ni du corps ni de l’âme. Les plaisanteries ne guériraient pas la votre : il faut la combattre sérieusement.

— Je le veux bien, mon Père : dites-moi comment.

— Par la raison et par la foi. La raison vous fera comprendre que, sous l’apparente futilité de cette petite passion naissante, se cache le danger sérieux d’un amollissement progressif de votre cœur : or, un cœur mou est à la merci des pires tentations, pour le présent et pour l’avenir. Je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage à vous, n’est-ce pas ?

— Non : je sors du lycée.

— La foi vous indiquera les moyens de conjurer le péril et de garantir à votre cœur sa fermeté nécessaire : il faut prier et communier. Je vous permets deux communions par semaine. Ajoutez-y l’observation plus parfaite que jamais de vos devoirs journaliers, pour rester le maître de votre volonté, et fuyez l’occasion : elle fait le larron. Avec cela, mon pauvre enfant, prenez votre mal en patience, jusqu’à ce qu’il plaise au bon Dieu de vous en délivrer.

— Sera-ce long, mon père ?

— J’espère que non. Tout dépendra, non point des efforts violents que vous pourriez être tenté de faire (ils aggraveraient le mal), mais de votre fidélité calme et persévérante dans l’emploi des moyens indiqués. Allez en paix, mon enfant… et revenez. »

En me reconduisant, il me dit encore : « Courage, Paul ! Dieu vous envoie cette petite épreuve pour vous aguerrir : il veut faire de vous un de ses bons soldats. » Je lui ai promis de lutter de mon mieux.

25 janvier. — J’ai religieusement obéi à mon directeur et le calme semble déjà revenir. D’ailleurs, grâce à une période de froid, nous avons beaucoup patiné depuis quelque temps, et cet agréable exercice au grand air a notablement contribué, je crois, à me rafraîchir le tempérament.

2 février. — Ce matin, fête de la Purification de la Sainte Vierge, en présence de tout le collège assemblé à la chapelle, le P. Professeur d’Humanités a prononcé ses grands vœux.

Rien de plus simple que la manière dont la cérémonie s’accomplit. Au moment de la communion du prêtre, pendant que le P. Recteur, tourné vers l’assistance, tient la sainte hostie entre ses doigts, le religieux à genoux lit la formule solennelle qui consomme son pacte avec Dieu et avec la Compagnie de Jésus ; le P. Recteur reçoit cet acte signé et présente au nouveau Profès, en échange de son oblation suprême, le corps de Notre-Seigneur.

Mais la simplicité même de cet acte a quelque chose de saisissant, quand on réfléchit que, dans la pensée du religieux, c’est une donation sans réserve et sans retour de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il a, au service et à la plus grande gloire de Dieu, en même temps qu’une généreuse acceptation de toutes les souffrances que pourra lui imposer sa vocation. Désormais il ne s’appartient plus : il appartient à ses Supérieurs, aux âmes qui auront besoin de lui sur n’importe quelle plage du monde — et aux persécuteurs, qui font rarement défaut aux enfants de saint Ignace. Mais aussi sa récompense est assurée, belle entre les plus belles et hors de toute atteinte.

Ah ! si j’étais appelé !…

A la séance littéraire, que l’Académie de Rhétorique a offerte au Père après la cérémonie, celui-ci occupait selon l’usage la place du P. Recteur. Il nous a parlé avec émotion du bonheur incomparable que donne le sacrifice de soi à Dieu ; puis, à propos du vœu spécial que font les Pères de donner un soin particulier à l’instruction des enfants, il nous exhorta à élever notre respect pour eux et notre bonne volonté à la hauteur surnaturelle d’où descend leur dévouement. Il termina par le gracieux octroi d’un congé.

13 février : Jours gras. — Hier dimanche, grande représentation dramatique, où Louis a fait un brillant début : il y a montré une aisance, un naturel communicatif, qui m’ont agréablement surpris et qui promettent au barreau de Z*** un avocat peu ordinaire. Notre professeur avait déjà remarqué, depuis un mois ou deux, que le brave garçon s’ouvrait et se développait à vue d’œil. Heureux effet du changement d’air et de milieu.

Aujourd’hui lundi, loterie pour nos pauvres. J’ai gagné… enfin !… un rond de serviette. Il y a un commencement à tout.

Mais hélas ! par la même occasion j’ai gagné autre chose encore, dont je me serais facilement passé. Pour tirer les numéros du fond des urnes, n’avait-on pas imaginé de prendre les trois petits pages du cortège des Rois, costumés comme alors ! Mon négrillon était encore là, au beau milieu, montrant ses dents blanches et ses yeux ronds à travers sa figure noire, avec le même sourire. Et ce sourire, je l’ai reçu à bout portant durant trois heures consécutives, étant placé juste en face de lui : car ma voix de premier ténor me valait l’honneur de proclamer les numéros sortants. Cependant je n’ai pas bronché, et quoique la séance m’ait paru interminable, j’ai su garder jusqu’au bout mon apparente indifférence, sous le couvert de ma dignité. Mais cette longue victoire sur moi-même ne va-t-elle pas être suivie d’une fâcheuse réaction ?

Par bonheur, pour la sortie de demain mardi gras, les Pères Surveillants ont organisé, en faveur des grands qui restent, une excursion folle aux sources du B…, l’un des plus jolis points de vue du pays. On se mettra des kilomètres dans les jambes, du bon air dans les poumons, de la gaîté dans le cœur, et la machine se trouvera remontée pour un bout de temps.

Vilain crapaud de négrillon, tout de même !

15 février : Mercredi des Cendres. — Nous venions de faire à l’étude notre prière du matin et je m’apprêtais à donner exceptionnellement à mes membres harassés un petit supplément de repos, quand le P. Préfet est entré, fort grave, et nous a annoncé que dans la nuit, vers onze heures, un de nos condisciples, mon propre voisin de classe, avait été appelé subitement à paraître devant le tribunal de Dieu.

Il ne s’y attendait pas, personne ne s’y attendait. Depuis quelques jours, il souffrait d’humeurs malignes dans les genoux, mais ne gardait même pas le lit. Hier soir, son père était venu le voir à l’infirmerie et l’avait quitté sans inquiétude sérieuse, promettant de revenir aujourd’hui. Jacques avait ensuite pris son repas, fait sa prière et s’était couché comme d’ordinaire. A dix heures et demie, le F. Infirmier, qui dormait dans une alcôve voisine, l’entend respirer avec effort et gémir. Il court auprès de lui, cherche à le ranimer ; mais voyant ses soins inutiles, il appelle en toute hâte le prêtre le plus rapproché, qui a juste le temps nécessaire pour lui faire demander pardon de ses fautes et pour l’absoudre. L’agonie commençait : un quart d’heure après, c’était la fin. Les humeurs froides avaient gagné le cœur.

Jacques passait pour un bon élève et un excellent camarade. Il appartenait à la Congrégation, puissant motif d’espérance pour le salut de son âme. Mais la soudaineté du coup n’en a pas moins jeté la consternation partout, spécialement en première division et en Philosophie. Quand, ce matin, avant la cérémonie des cendres, le P. Recteur a pris pour texte de son allocution la formule liturgique : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière », — le commentaire s’était fait d’avance dans tous les esprits et la conclusion pratique apparaissait très claire :

« Nul n’est sûr du lendemain ; il faut donc bien employer le présent et se tenir toujours prêt à rendre compte de son âme à Dieu… Si l’on y pensait sérieusement, ajouta le Père, oserait-on perdre en bagatelles un temps précieux, qui va peut-être nous échapper tout d’un coup ? »

Cela tombait à pic sur moi et n’a pas manqué son effet. Dans la journée, je suis allé prier auprès du défunt, qui reposait, vêtu de l’uniforme, sur une couche entourée de beaux lis blancs. Son pauvre père était assis tout près, abîmé dans une douleur qui faisait peine ; sa mère, Jacques ne la connaîtra qu’au ciel. Devant ce cadavre de mon condisciple, j’ai renouvelé à Dieu la promesse de donner à ma vie un emploi sérieux.

Et je suis définitivement guéri de ma sotte maladie de cœur.

16 février. — Hier, toute la journée, le silence et l’angoisse ont pesé sur la maison. Pas de jeux ; en cour, on parlait du défunt et, de temps à autre, des regards troublés montaient vers les rideaux de la chambre mortuaire, derrière lesquels on distinguait la rouge lueur des cierges. La nuit a dû paraître longue à plus d’un et les rêves terrifiants n’auront pas manqué. Moi, une fois couché, j’ai dit pour Jacques un De profundis, et puis je l’ai prié de me laisser dormir, parce que j’en avais grand besoin. J’ai très bien dormi.

Ce matin, service funèbre solennel, au milieu d’un émouvant recueillement. Après l’absoute, pendant que la cloche tintait son frémissant adieu, la dépouille mortelle de notre camarade se dirigea vers la gare, précédée des Pères et suivie de tous les élèves, tête nue. Je tenais avec trois autres philosophes les cordons du poêle. Jacques traversa ainsi toute la ville, salué par la respectueuse pitié des habitants. Sur le quai de la gare, on récita encore des prières, nous jetâmes de l’eau bénite sur le cercueil, on le mit dans un fourgon, dessus on plaça la grande croix de violettes qui symbolisait nos regrets et nos espérances ; puis, pendant qu’il s’en allait vers sa dernière demeure, nous reprenions à travers la vie le chemin qui nous conduira tôt ou tard au même terme.

A la classe du soir, le P. Professeur nous dit qu’il y avait dans cette mort, avec ses circonstances imprévues, une leçon voulue de Dieu pour nous et nous engagea à ne pas la laisser passer inutile. Il avait raison et je suis décidé, pour ce qui me regarde, à la mettre à profit. Je veux que ce carême, ouvert si tristement, ne s’achève point sans que j’aie fait de réels progrès dans la lutte contre moi pour Dieu.

7 mars. — Voilà trois semaines que mon journal est resté en panne : mais où prendre le loisir de le faire marcher ? Dès le lendemain du départ de Jacques, le P. Professeur a réuni les fortes têtes de la classe pour la préparation d’une séance de philosophie. Je me suis trouvé du nombre ; car, après avoir quelque temps regimbé contre ces études si arides, j’ai reconnu qu’elles donnent à l’intelligence de nobles satisfactions et j’ai fini par y prendre tout à fait goût. Avec le goût est venu le succès.

La séance a eu lieu aujourd’hui, fête du grand théologien et philosophe saint Thomas d’Aquin. Je suis sûr, Jeanne, que tu ne t’y serais pas ennuyée, tant nous avions fait effort pour mettre les vérités les plus abstraites à la portée des personnes… intelligentes. J’ai vu des dames qui semblaient s’intéresser fort à ce qui se disait sur la scène. Mais peut-être étaient-ce les mamans ou les sœurs des jeunes philosophes, et, dans ce cas, toute conclusion sur la valeur réelle des choses devient sujette à caution. L’amour est aveugle.

Les Ursulines, sans doute, ne t’ont jamais laissée soupçonner que nos arrière-grands-parents, il y a quelques milliers d’années ou de siècles, vivaient sur les cocotiers et y passaient leur temps, entre les repas, à exécuter des gambades et des grimaces muettes, comme en font encore aujourd’hui les singes dans les cages. Mais voilà qu’un beau jour, on ne sait plus à quelle occasion ni à quelle date, les parchemins faisant défaut, l’un d’entre eux s’avisa de parler ; un autre lui répondit dans la même langue (on pense que c’était une langue primitive) et ainsi le singe devint homme.

Ils sont au moins quatre savants notables, de divers pays, qui veulent nous faire gober cela, sur leur parole, sans y être allés voir. Le plus drôle, c’est qu’ils le disent sans rire ! Il est vrai que le plus célèbre des quatre, un M. Darwin, est Anglais — et les Anglais ne rient jamais.

Cependant, il ne passe pas pour le plus mauvais dans cette singerie. D’autres, ses admirateurs, prenant au bond la balle qu’il leur offrait, consciemment ou non, s’en servent pour attaquer le dogme de la création. L’un d’eux, Cari Vogt, l’a confessé en termes cyniques : « Il faut, sans plus de façons, mettre le Créateur à la porte et ne plus laisser la moindre place à l’action d’un tel être ». Mais ce qui est facile à dire, n’est pas toujours aussi facile à faire, et ces aimables descendants du singe, pour remplacer la création, font exécuter à la science des cabrioles et des tours de force extraordinairement réjouissants.

Le singe, leur grand-papa, ne s’est pas fait tout seul : si Dieu ne l’a pas créé, d’où venait-il ? Un Allemand — les Allemands ne doutent de rien, ni surtout d’eux-mêmes — s’est chargé de lui fournir un arbre généalogique très simple. Dieu n’a rien créé : la matière a toujours existé. Or, il y a de cela bien des millions d’années, quelques minuscules poussières, qui se promenaient dans l’espace, se collèrent ensemble, par un effet de circonstances exceptionnelles, deux mots joliment commodes, et constituèrent une petite chose informe, que M. Hæckel appelle une monère et que personne n’a jamais vue nulle part, si ce n’est lui, en rêve de malade. La monère, avec le temps et d’autres circonstances exceptionnelles, se transforma en un être vivant moins rudimentaire, puis en un troisième plus parfait et, au bout de vingt-et-une transformations de ce genre — l’Allemand répond du chiffre — après avoir été successivement larve, ver, lamproie, salamandre, singe inférieur, singe supérieur, arriva à l’humanité intelligente et parlante.

C’est ce qu’on nomme le transformisme, et c’est ce beau système que notre séance avait pour but de réduire à sa juste valeur.

Je ne t’en ferai pas l’analyse détaillée. Tu sauras seulement que Jean, Louis et moi, nous avons eu l’insigne honneur de développer, dans trois dissertations fort bien écrites, tu n’en doutes pas, et fort bien écoutées, la théorie de l’évolution, qui forme la base du système.

La seconde partie comprenait une discussion orale sur cette théorie, entre une douzaine de savants, réunis en Congrès à Paris. Le Congrès, pour l’agrément de nos invités, avait bien voulu se transporter sur notre théâtre, et là, assis autour d’une grande table à tapis vert, ces messieurs ont discuté avec une profondeur, une clarté et une courtoisie qui se rencontrent rarement à de pareilles assemblées. Chose plus rare encore : à la fin, sauf deux ou trois mauvaises têtes, des Anglais ou des Allemands, irréductibles au ridicule, tout le monde se trouva d’accord.

Pour finir, une jolie comédie du P. Delaporte, tout à fait dans le sujet. Les bons transformistes de tout pays, quoique profondément convaincus de l’existence préhistorique de ce fameux anthropopithèque (homme-singe), gémissaient de penser que, dans cette quantité prodigieuse de singes qui peuple les forêts et le monde, son espèce fût demeurée jusqu’ici introuvable. C’était un terrible argument contre leur doctrine et une fâcheuse lacune dans le tissu serré de la science.

Soudain, à travers l’Allemagne, un cri éclate : « Il est retrouvé ! On le montre au Colisée de Munich ! Il joue du violon ! » La nouvelle franchit le Rhin et va mettre en goguette physiologistes, journalistes, artistes et commis-voyageurs de la capitale. Tout ce monde afflue chez l’impresario bavarois, pêle-mêle avec les plus respectés professeurs des Universités germaniques. Ceux-ci triomphent sans aucune modération : « Nous l’avions bien dit ! La science allemande ne se trompe pas ». Les Parisiens, plus accoutumés aux fumisteries humaines, se montrent moins affirmatifs.

Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence. L’anthropopithèque, introduit par son barnum, apparaît sur la scène. Il a un air aussi intelligent qu’un singe peut l’avoir ; il ne parle pas encore, mais il comprend fort bien ce qu’on lui dit. Son maître l’invite à prendre son violon et à jouer au public bienveillant la 4e symphonie de Beethoven : il prend son violon et joue la 4e symphonie de Beethoven, sans partition. Stupéfaction générale, bravos enthousiastes : les professeurs entrent en délire. On crie : « Bis ! Bis ! » Il comprend et recommence le morceau : il semble même qu’il y ait plus d’âme que tout à l’heure dans le jeu de l’étonnant animal — si l’on peut vraiment encore l’appeler un animal !

Mais un des Parisiens conçoit des soupçons : il s’approche par derrière, en tapinois, et lui tâte un mollet. L’artiste répond par un coup d’archet. Le Parisien riposte par un coup de poing, saute sur les tréteaux, et, par un effort soudain, attrape une oreille de l’autre ; il tire, la peau craque et l’on voit apparaître… la tête humaine d’un fumiste caché dessous. L’impresario se défile un peu vivement — et la science allemande aussi.

Avais-je raison de dire que tu ne te serais pas ennuyée ? On a bien ri. L’aventure est d’ailleurs authentique : les bons journaux d’Allemagne en ont fait des gorges chaudes, aux dépens des pauvres professeurs d’Université, qui ont dû jurer, mais un peu tard, qu’on ne les y prendrait plus.

19 mars. — Visite chez les Petites-Sœurs des Pauvres, en l’honneur de saint Joseph, leur grand fournisseur. Le brave tambour de l’année dernière ayant été appelé à faire sa partie dans la musique des Anges, nous avons été reçus par une clarinette et un trombone, qui nous ont conduits gaiement au réfectoire : c’était idyllique comme une noce de village.

Dîner fort joyeux. La caisse de mandarines envoyée par Jeanne a eu le succès qu’elle méritait. Quand j’ai dit qu’elle venait de ma sœur, une bonne vieille qui n’a sans doute pas étudié la propriété des termes, me dit :

« Votre sœur, monsieur, doit être une personne bien convenable.

— En effet.

— Est-ce qu’elle vous ressemble ?

— Oh ! Elle est mieux que moi.

— Vraiment ? Vous êtes pourtant bien convenable aussi, avec votre moustachon brun ! »

L’entretien prenait une tournure scabreuse : mon moustachon n’allait-il pas tourner la tête à la vieille comme à moi le négrillon ? Je crus prudent de prétexter qu’on m’attendait ailleurs.

Après le dîner, nous donnâmes à ces braves gens un beau salut, où chanteurs et enfants de chœur déployèrent tout leur talent, qui n’est pas mince.

Puis, sur un théâtre improvisé avec des tables, on rejoua devant eux, en costumes, deux actes de la pièce de carnaval. Louis fut couvert, non pas d’applaudissements (les bonnes Sœurs les avaient sagement interdits, pour le bon ordre), mais de rires joyeux et d’exclamations admiratives. Quand ce fut fini, il dut rentrer seul en scène pour recueillir les bravos et promettre qu’on reviendrait.

Pauvres bons vieux ! Lorsque nous prîmes congé de la Mère Supérieure, elle nous dit : « Chers messieurs, nous tâchons de rendre la vieillesse aussi douce que possible à nos pensionnaires : mais nous ne pouvons les en guérir. Avec vous seuls ils redeviennent jeunes, et chacune de vos visites les réchauffe comme une journée de beau soleil. Ils en parlent bien longtemps et comptent les jours jusqu’à la suivante. Au lycée, on leur fait aussi la charité des restes de cuisine, comme au collège : mais cela ne vaut jamais un repas servi par vous. Quand vous venez, vous êtes les anges du bon Dieu, et nos vieux enfants le sentent si bien que votre présence suffit pour les rendre moins difficiles et plus pieux. Ils prient volontiers pour leurs jeunes bienfaiteurs ».

25 mars : Annonciation de la sainte Vierge. — Ayant été réélu préfet pour la seconde moitié de l’année, j’ai eu comme tel, ce matin, anniversaire de ma propre réception, la grande joie de servir de parrain à Louis. Il s’était préparé très sérieusement à son acte de consécration et l’a prononcé, je crois, avec les sentiments les plus généreux. Nous lui avons immédiatement donné une place, qui se trouvait libre, parmi les Catéchistes des enfants pauvres : il en est ravi.

Il a déjà bien travaillé, avec Jean et moi, à l’amélioration de plusieurs condisciples. Un ancien élève d’une maison peu recommandable, garçon revêche et entêté, avait résisté à toutes mes avances : Louis l’a retourné en un rien de temps, sans avoir l’air d’y toucher, et l’a rendu souple comme un gant à l’égard de l’autorité. Je devais être son modèle : il devient le mien.

30 mars : Jeudi Saint. — En faisant mes Pâques avec tout le collège, ce matin, j’ai pensé que maman et Jeanne remplissaient leur devoir, à la même heure, et que mon pauvre papa restait seul, enfermé chez lui, bien certainement mal à l’aise, peut-être gémissant dans son cœur de ne pas avoir le peu de courage qu’il faudrait. Mon Dieu, ayez pitié de lui ! Je ne laisserai point passer les petites vacances prochaines sans revenir à la charge : je veux son âme, fallût-il pour elle donner ma vie.

A onze heures, devant les Congréganistes réunis à la chapelle, le P. Recteur, assisté d’un diacre, d’un sous-diacre et des enfants de chœur, a selon l’usage lavé les pieds à douze de nos petits catéchisés. Quoiqu’on leur eût bien expliqué d’avance la signification religieuse de la cérémonie, les pauvres gamins paraissaient tout déconcertés en voyant ce vénérable prêtre s’agenouiller devant eux, leur verser de l’eau sur les pieds, les essuyer et puis les baiser. Ils suivaient tous ces mouvements avec une sorte de curiosité inquiète et se laissaient à peine rassurer par la pièce blanche que chacun recevait ensuite. Leur saisissement ne diminuait guère, pendant que les Pères Directeurs, les dignitaires de Congrégation et leurs propres catéchistes, à la suite du prêtre, venaient aussi leur baiser les pieds. Ce sera certainement un des plus durables souvenirs de leur enfance. Puisse-t-il leur être salutaire !

Le soir, on va par classes adorer le Saint-Sacrement aux tombeaux des églises et chapelles de la ville.

31 mars : Vendredi Saint. — Journée de deuil. Dès le matin, la seule fois de l’année, à moins d’être malade, on déjeune en cour d’un simple morceau de pain ou, si l’on veut, de rien du tout. Les offices, si émouvants dans leur symbolisme funèbre, occupent une bonne partie de la matinée ; dans la soirée, le sermon sur la Passion et le chant douloureux du Stabat entretiennent les souvenirs du Calvaire. Le silence même des cloches et le bruit strident des crécelles qui les remplacent contribuent à tenir l’âme comme courbée sous un poids qu’elle se ferait scrupule de secouer.

Je ne sais si les Juifs se réjouissent en ce jour, où leurs pères ont crucifié Jésus de Nazareth : on pourrait ne pas s’en étonner, puisqu’il était et qu’il reste pour leur nation un imposteur. Mais je ne puis comprendre, si l’on ne m’a pas trompé, le froid égoïsme des protestants, qui, sans compassion pour les souffrances que nos péchés ont coûtées au Sauveur et à sa Mère, songent uniquement aujourd’hui à se réjouir de leur rédemption. Cela seul suffirait à prouver que le protestantisme n’est pas la religion du cœur.

Au lycée, on nous renvoyait dans nos foyers avant le Jeudi Saint. De fait, on ne pouvait pas forcer les élèves juifs ou protestants à célébrer les mystères de la Passion comme nous ; quant à nous, nous avions la liberté de faire notre Semaine Sainte et nos Pâques dans nos paroisses. Mais, hélas ! combien d’entre nous ne pensaient qu’à se venger immédiatement des ennuis d’une longue prison en s’amusant ! Il me semble à présent qu’il y avait là une véritable insulte à l’esprit catholique.

2 avril. Alleluia ! — Le Christ est ressuscité et avec lui la joie des cœurs chrétiens. Tous les visages, naguère encore si tristes, rayonnent aujourd’hui ; tous les chants sont joyeux, à l’église et dans les branches, où se montrent les premières feuilles ; le soleil lui-même paraît plus radieux et plus chaud. Alleluia !

Nos enfants pauvres ont assisté à notre grand’messe, sous ma surveillance. Quelques-uns, peu amateurs de belle musique et d’éloquence, jetaient parfois des regards impatients vers la porte qui conduit au jardin, et pour cause. Des poules mystérieuses avaient déposé dans les plates-bandes, dans les bordures, sous les buissons, des œufs naturels et sucrés ; ils le savaient. La messe finie, on se réunit sur la pelouse autour du P. Directeur : il indique les endroits permis et les endroits défendus, puis donne le signal de l’ouverture de la chasse. On se précipite, on se bouscule, on passe les uns par-dessus les autres et par-dessus les œufs ; à chaque trouvaille, les cris de joie éclatent. Peu à peu les casquettes s’emplissent. Quand les nids sont vides, on revient auprès du Père : il constate si le hasard n’a pas créé des inégalités trop choquantes, et il fait les compensations nécessaires ; puis il rend la liberté à la joyeuse volée d’oiseaux.

Je connais un autre oiseau, assez gros, qui attend avec impatience la journée de demain pour prendre aussi son essor vers un pays et des êtres chéris. Il vous apportera deux croix de premier, un témoignage semestriel avec la mention peroptime (parfaitement bien), une bonne note d’examen, et son cœur de fils et de frère au grand complet. Alleluia !

15 avril. Après la rentrée. — La première chose que j’ai faite, en rentrant au collège, a été d’annoncer à mon Directeur que, sur mes nouvelles instances, mon brave papa m’a enfin promis qu’aux grandes vacances il irait avec moi se confesser à Lourdes. Le Père m’a répondu : « Je dirai dès demain, et de tout mon cœur, une messe d’action de grâces pour cet heureux événement : venez me la servir. Nous prierons en même temps la Vierge Immaculée d’affermir votre père dans ses bonnes dispositions et de vous aider à lui mériter la persévérance par votre propre fidélité. Est-ce convenu ? » — « Amen, mon Père. »

J’ai fait déjà un pacte semblable avec ma sœur Jeanne, qui, de plus, s’est chargée d’entretenir tout doucement le feu sous la cendre, en évitant les coups de tisonnier imprudents.

En ce qui regarde ma personne, je me sens bien résolu avec la grâce de Dieu à poursuivre la lutte contre tout ce qui grouille encore en moi, mais épouvanté aussi, en songeant au peu de temps qui me reste (trois mois à peine !) pour achever la victoire et pour fixer mon avenir.

Que sera mon avenir ? C’est la question troublante. Je veux être soldat : je ne saurais, avec mon tempérament, songer à autre chose. Mais sous quel drapeau ? Je paierai comme tout le monde l’impôt du sang à la patrie ; mais la carrière militaire ne me tente pas : on y est trop passif, trop machine. Restent les luttes de l’intelligence, de la parole, de l’action publique. Serai-je professeur, écrivain, avocat, homme politique ou… jésuite ? Voilà le grave problème que ce dernier trimestre devra résoudre. Que Dieu et Notre-Dame me viennent en aide.

17 avril. — Conversation intime avec Jean. Je veux la conserver telle quelle.

« Mon gros, j’ai à te faire une confidence.

— Quelque mauvaise plaisanterie !

— Est-ce que tu ne trouves pas que nous commençons à passer l’âge des blagues ?

— Tiens ! Tu as un air spécial aujourd’hui. C’est donc sérieux ?

— Très sérieux. Écoute et tais-toi.

— Je fais le mort : parle.

— Nous n’avons plus que trois mois…

— Hélas !

— Tu ne devais pas dire un mot.

— Ce n’est qu’une interjection, arrachée par la douleur.

— Voyons, veux-tu savoir mon secret ?

— Tu as un secret pour moi ?

— Mais non, puisque je veux te le dire.

— Vas-y. (Je me bâillonne avec mon mouchoir.)

— Nous n’avons plus que trois mois pour décider l’emploi futur de notre vie. J’ai beaucoup réfléchi, prié, consulté, et mes idées, que tu soupçonnes peut-être… (je fais un signe répété d’assentiment muet), sont désormais arrêtées. Je ne me sens pas fait pour le monde.

— Le monde est indigne de toi !

— Encore !… (Je m’empresse de remettre mon bâillon.) Ce qu’il pourrait m’offrir ne vaut pas la peine que j’y risque mon âme. Et quel bien y ferais-je ? »

Pour le coup, j’éclate :

« Mais tout le bien que tu voudras, mon ami. N’as-tu pas tout ce qu’il faut, non seulement pour faire bonne figure dans le rang, mais pour être capitaine et général dans l’armée du bien ?

— Il m’est venu des doutes là-dessus, mon bon, depuis que j’entends des hommes, bien autrement doués que moi, se plaindre que tous leurs efforts n’aboutissent à rien de durable et qu’ils restent ou reviennent toujours à l’état de simple unité.

— Bah ! il ne tiendrait qu’à toi d’être un petit Montalembert.

— Je te délègue mes droits à cet honneur.

— Oh ! moi, je n’ai aucune prétention à m’élever jusque-là : j’ai les ailes bien trop courtes.

— Tu vois comme le sentiment de ton impuissance, moins prouvée cependant que la mienne, te fait reculer ! Je me connais, Paul. Isolé, je perdrai ma vie : pour valoir et pour faire quelque chose avec ce que Dieu m’a donné, il me faut des compagnons d’armes et des chefs sûrs. Je sais où les trouver.

— Au noviciat des Jésuites ?

— Oui.

— Et tes parents ?

— Une lettre vient de m’apporter le consentement que je leur avais demandé aux vacances dernières. Je suis libre de partir dans trois mois, si la retraite de fin d’études, au mois prochain, ne modifie pas mes résolutions. Elle ne les modifiera pas, s’il plaît à Dieu.

— Et tu partiras sans regret ?

— Je n’ai pas dit cela. Mon cœur n’est pas un caillou, tant s’en faut, et il m’en coûtera énormément de quitter ma famille, mes amis, toi… »

Un sanglot me secoua et mes larmes jaillirent. Il me prit la main :

« Mon pauvre Paul, de toute façon nous devions nous séparer, à la fin de cette année, à moins que tu ne m’accompagnes.

— Oh ! je ne suis pas digne.

— J’en avais dit autant au P. Directeur ; il m’a répondu : « L’appel de Dieu étant une pure faveur, personne n’en est digne. Sommes-nous dignes de communier ? Non, et pourtant Dieu nous y convie avec instances. Il est le Maître : quand il appelle, il faut obéir. » Mon cœur me dit depuis longtemps, à n’en plus pouvoir douter, qu’il m’appelle à lui donner tout, tout, tout, et, après mûr examen, ceux qu’il a chargés du soin de mon âme sont du même avis : dès lors, je n’ai pas le droit d’hésiter. S’il t’appelait dans ces conditions, hésiterais-tu ?

— Non.

— Eh bien, mon cher ami, ne me blâme pas…

— Oh ! je n’y songe point.

— Ne me plains pas…

— C’est moi que je plains.

— Et ne te plains pas toi-même : nos deux âmes se sont trop bien comprises, durant ces deux bonnes années, pour que la distance puisse les désunir jamais. Nous resterons frères par le cœur : est-ce dit ? »

Pour toute réponse, je me jetai à son cou en pleurant. Il reprit : « Allons nous consoler tous deux aux pieds de la sainte Vierge et demandons-lui, l’un pour l’autre, courage et persévérance. »

18 avril. — Pour la première fois depuis… toujours, j’ai passé la nuit sans fermer l’œil. La confidence de Jean m’a bouleversé. Je devais pourtant m’y attendre, ou plutôt je m’y attendais, mais pas pour si tôt : j’avais pensé qu’il se déciderait au moment de la retraite de fin d’études et qu’il me laisserait le temps de préparer mon esprit à l’inévitable séparation. Au lieu de cela, c’est tombé sur moi comme un coup de foudre !

Oh ! je sais que sa résolution a été mûrie sagement : il fait tout sagement, comme un vieux jésuite. Depuis bien longtemps, c’est visible à tous les yeux qu’il avait trouvé son chemin et qu’il n’en déviait pas d’une ligne. D’autres bons élèves ont de la piété, de l’ardeur au travail, du bon esprit, mais, à côté de cela, des petites idées personnelles, des rêves vulgaires d’ambition ou de bien-être matériel, rien de généreux ou d’élevé : Jean faisait son devoir sans bruit, ne parlait jamais des plaisirs qu’il se promettait ; et, quand d’autres en parlaient, son visage prenait une légère expression de pitié souriante, et son œil noir, par-dessus nos pauvres préoccupations terrestres, semblait regarder dans le lointain un idéal surnaturel.

Il le voyait en effet et il va l’atteindre. Pour rien au monde, je ne voudrais l’en détourner. J’aime cet ami comme je n’aimerai jamais personne ; car il a été vraiment (comme dit ma sœur) mon second ange gardien, à une époque où tout mon avenir d’ici-bas et d’au-delà se trouvait en jeu. Mais si je l’aime, c’est pour lui d’abord, pour moi après. Qu’il aille où Dieu l’appelle et qu’il soit heureux, parfaitement heureux : c’est mon plus cher désir. J’aurai le courage de dire merci à Dieu pour lui.

Mais la pensée que son départ mettra fin à cette douce intimité journalière de deux ans et que je devrai renoncer à l’espoir de marcher avec lui, la main dans la main, à travers la vie, est dure pour moi, si dure que… j’ai envie de le suivre au noviciat. Cette nuit, je le voyais, me servant d’introducteur dans la carrière religieuse, comme il m’a initié à la vie chrétienne de collégien, m’encourageant encore d’exemple et de conseil, corrigeant au besoin mes échappées par une de ces gronderies fraternelles qu’il donne si bien. Une fois sortis des premières épreuves, nous partagerions les mêmes travaux — car nos goûts et nos aptitudes se ressemblent — et, à l’occasion, l’un de nous compléterait l’autre. Les Supérieurs, qui approuvaient notre amitié au collège et la faisaient servir au bien général, ne la blâmeraient pas au couvent et favoriseraient nos efforts communs au profit des âmes et de la gloire de Dieu. Pourquoi pas ?…

Pourquoi pas ?… Hélas ! Parce qu’il est appelé et que, moi, je ne suis pas sûr de l’être.

Sans aucun doute, moi aussi je veux sauver mon âme ; moi aussi je veux, par reconnaissance et par devoir, travailler pour Dieu, et si Dieu voulait bien me demander le sacrifice sans réserve, je l’offrirais sans hésiter : je l’ai déclaré hier à Jean. Mais mon amitié pour Jean et ma bonne volonté forment-elles deux motifs suffisants pour que je puisse me croire appelé ? Ai-je droit de m’appeler moi-même ?

Cette incertitude est cruelle.

19 avril. — Le P. Directeur m’a rendu un peu de calme et, sans vouloir se prononcer formellement sur le fond de la question, m’a engagé à réfléchir, à prier surtout et à attendre avec confiance la réponse de Dieu.

Je l’ai dit à Jean : il m’a promis de m’aider de tout son cœur à obtenir la lumière d’en haut et, en attendant, m’a fait promettre de ne pas broyer du noir, prétendant que cela ne pouvait servir qu’à mettre le diable en gaîté.

24 avril. — Serait-ce la lumière désirée ? Je viens d’entendre un magnifique discours du comte Albert de Mun, secrétaire général de l’œuvre des Cercles catholiques, sur l’action sociale chrétienne.

Je ne veux pas analyser ce qui a été dit ; mais la personne de l’orateur m’a singulièrement impressionné. Quoiqu’il ne porte plus d’uniforme, sa belle prestance et toute son attitude trahissent encore le brillant officier de cavalerie. Distinction parfaite, parole irréprochablement correcte, geste digne et mesuré. On se sent tantôt charmé, tantôt ému ; le plus souvent les deux effets sont mêlés, et à l’admiration pour l’orateur vient s’ajouter tout naturellement le désir de travailler à la réalisation de son noble but.

A la fin, s’adressant aux jeunes gens d’avenir et de bonne volonté, il s’est écrié : « Voilà l’heure de secouer votre timidité ou votre mollesse. L’avenir de la patrie dépend de vous. Si vous avez le cœur vraiment chrétien et français, armez-vous de foi et de courage, ralliez-vous au drapeau que nous vous présentons et aidez-nous à le porter haut et ferme, pour que le peuple tout entier vienne s’abriter sous ses plis et y retrouve sa force et son bonheur avec son Dieu. »

Ces paroles m’ont vivement saisi et il m’a semblé voir, comme dans un éclair, ma place marquée à l’ombre du drapeau chrétien.

Si je ne puis être jésuite, je serai un homme d’action sociale et catholique.

30 avril. — J’ai voulu attendre quelques jours, avant de faire part à mon directeur des impressions que j’avais rapportées de la conférence de M. de Mun. Elles n’ont pas diminué de vivacité. Je trouve même une certaine jouissance à penser qu’en travaillant au bien moral du peuple, je ferais sous l’habit séculier ce que Jean fera sous l’habit religieux : ce sera quelque chose, et si Dieu s’en contente, il faudra bien que je m’en contente aussi.

Le Père n’a pas, de but en blanc, accepté ces impressions nouvelles comme une indication de la Providence et n’a rien changé à sa direction précédente. Je dois continuer à réfléchir, durant le mois qui nous sépare encore de la retraite, afin de pouvoir alors, en connaissance de cause, sous l’œil de Dieu, peser avec calme les raisons pour et contre, puis prendre mon parti.

Ce mois est celui de Marie : nous allons l’inaugurer tout à l’heure à la chapelle. La Vierge Immaculée m’a si visiblement protégé depuis deux ans que je veux continuer à tout demander et à tout espérer de sa bonté maternelle. Ma mère de la terre et ma sœur Jeanne la prieront aussi pour moi : elles ont déjà obtenu ma conversion, elles m’obtiendront la grâce de répondre jusqu’au bout aux desseins de Dieu sur ma vie.

7 mai. — « Sonnez, clairons ! Battez, tambours ! » Voici le général… « Soldats, garde à vô ! Présentez… échasse ! »

Le général, conduit par le P. Recteur, passe entre les deux rangées de guerriers et va prendre place au haut bout de la cour. Il a bien voulu présider une revue de jeux de la première division[8].

[8] Ce général, un de nos meilleurs, avait ses fils au collège et venait y assister, non seulement à nos séances littéraires, mais à la messe et aux vêpres : série de crimes qu’il paierait cher aujourd’hui ! Il a d’ailleurs terminé sa carrière dans la disgrâce pour avoir, lors d’une circonstance importante, fait trop bien son devoir militaire, sans prendre souci de la politique.

Elle commence par se présenter à lui, sur les échasses, en masse profonde, puis sur deux lignes, puis en escadrons détachés. Tous ces changements de position s’exécutent avec un ensemble qui fait plaisir au vieux soldat. Il approuve et encourage de la voix et du geste.

Les manœuvres qui suivent, d’abord faciles, puis de plus en plus savantes et compliquées, excitent sa franche admiration.

Quand on en vient ensuite aux mains, son œil suit avec animation toutes les péripéties de la lutte, comme si elle lui en rappelait d’autres bien plus sérieuses, auxquelles il a pris une belle part. Les combattants sentent sur eux ce regard d’un brave et se disputent ardemment la victoire. Lorsqu’elle est enfin décidée, le parti vainqueur reçoit avec orgueil les bravos du général.

En un clin d’œil, les cavaliers se transforment en fantassins et, armés de boucliers, évoluent maintenant, sur leurs jarrets exercés, avec une souplesse et une grâce qu’ils ne pouvaient déployer sur leurs jambes de bois.

Mais on attendait avec fièvre le clou de la fête, le grand engagement : un combat de balles au bouclier. Deux camps se forment : une ligne les sépare, gardée par deux juges d’armes, qui déclareront mort, sans rémission, quiconque mettra le pied au-delà ou même dessus. Pendant vingt minutes, les projectiles volent et les combattants disparaissent de part et d’autre, vaincus. Peu à peu leur nombre se réduit : il ne reste plus que les braves à tous crins, sept à huit. J’en étais. Une demi-seconde seulement, j’ai le malheur de découvrir mon flanc : une balle m’atteint tout près du cœur et je tombe. Après moi un autre, puis un autre. Anatole tient bon, seul contre trois : c’est Horace contre les Curiaces.

Il a pris position à quelques pas en retrait de la ligne, pour mieux se garantir des coups obliques : là, ramassé sur un genou derrière son bouclier, il reçoit indifférent les balles qui viennent y mourir et, d’un œil d’aigle, il épie le défaut des boucliers ennemis. A peine en a-t-il entrevu un que sa balle part et fait un homme mort. L’un des deux adversaires encore debout l’atteint au bras droit, mais le bras droit ne compte pas ; l’autre en pleine figure, mais la figure ne compte pas ; son nez saigne, mais le sang ne compte pas. Le second Curiace, à son tour, mord la poussière. Les voici un contre un ; les bravos et les cris de Courage ! les soutiennent. Mais Anatole a pour lui le sang-froid et la promptitude : un éclair fend l’espace et le dernier adversaire (c’est mon ami Louis), touché à l’épaule, jette son bouclier aux pieds de l’invincible.

Anatole, salué de mille acclamations, redresse sa belle taille, encore grandie par cette rude victoire, s’incline, puis court à la fontaine se laver la figure et rafraîchir ses yeux, pochés au beurre noir. Redevenu quasi présentable, on le conduit au général. Celui-ci le félicite et l’embrasse, au milieu des bravos ; puis il nous remercie tous du réconfortant spectacle de discipline et de vaillance, que nous venons de lui donner, et nous invite, pour le premier jour de congé, à venir boire avec lui, dans sa campagne, à la gloire que nos belles qualités promettent à la patrie.

Vive le général ! Vive Anatole !

17 mai. — Le P. Recteur, voulant témoigner aux catéchistes des pauvres et à tous les Congréganistes sa bienveillante satisfaction, nous a accordé, hier, une excursion sous forme de pèlerinage.

Au sortir de la classe du matin, on nous sert un déjeuner dînatoire pour nous donner des jambes ; nous prenons ces dernières à notre cou et nous voilà partis avec notre P. Directeur pour N.-D.-de-T. Un bout de chemin de fer abrège la route et nous permettra de pousser plus loin la promenade à pied.

Quand le train s’arrête, nous gagnons le sanctuaire où l’on vénère l’antique image de la sainte Vierge. Il est modeste, mais bien tenu et recueilli. Nous y sommes seuls. On prend ses places de Congrégation, chaque dignitaire à son rang, et l’on se repose à réciter en deux chœurs le chapelet pour l’heureux succès de la retraite prochaine. Le P. Directeur nous adresse un mot édifiant ; puis on va s’agenouiller devant l’autel privilégié, et le Préfet, au nom de tous, renouvelle à haute voix l’acte de consécration à Marie. Monsieur le curé, arrivé à propos, veut bien nous bénir avec la petite statue miraculeuse. Sur sa proposition, l’un de nous se met à l’harmonium et nous chantons un Magnificat, qui ne tarde pas à attirer tous les gamins et les dévotes des environs. Nous prenons congé de Notre-Dame et de son chapelain, à qui nous laissons une offrande pour l’entretien du sanctuaire.

Et maintenant, à l’assaut de la montagne ! Elle est là devant nous, qui nous provoque et nous fascine : nos jambes partent toutes seules. L’homme a besoin de monter toujours ! Pour modérer la fougue des plus impatients, le Père est obligé de prendre la tête, avec défense de le devancer d’un pas. Mais bientôt la répression devient moins nécessaire : car la montée raidit et les jarrets tendus se sentent davantage. Quelques-uns des moins marcheurs commencent même à traîner la patte. Au bout d’une heure, tout le monde pousse un soupir de soulagement, en mettant le pied sur le petit plateau qui coupe la pente, à quelque distance du sommet.

L’endroit est ravissant. Dans le fond, une haute muraille, provenant d’une entaille faite à la montagne pour donner place à un prieuré aujourd’hui disparu ; des buissons en couronnent le dessus ; de son pied jaillit une source fraîche. A vingt mètres en avant, au bord même de la pente, quelques gros arbres nous offrent, sous leur ombrage déjà touffu, un lieu de repos à souhait, d’où l’œil embrasse au loin la plaine et les collines du versant opposé.

On jouit quelques instants du spectacle ; mais les gens pratiques de la bande, ceux qui ont porté les bagages, rappellent que l’homme ne vit pas seulement de poésie et qu’ils n’ont pas envie de remporter les sacs pleins. A cette objurgation tous les estomacs répondent : « Présent. » On s’attable, c’est-à-dire qu’on s’établit par terre, qui sur une pierre, qui sur une racine, qui sur son mouchoir, chacun selon ses convenances. On attrape un journal du temps passé, qui remplace à la fois l’assiette et la serviette ; le panetier vous apporte du pain, le P. Directeur vous envoie une large tranche d’animal, veau, porc ou poulet, et nos machines à broyer naturelles, actionnées par le grand air, fonctionnent avec un entrain admirable. De temps en temps, un amateur d’esthétique se croit obligé de dire entre deux bouchées, sans d’ailleurs lever les yeux : « Quel joli paysage ! » — « Un peu de moutarde, s’il vous plaît », répond quelqu’un. — « J’ai soif », dit le voisin. Et les boileaux circulent, remplis à mesure par un homme de confiance, qui connaît les têtes et sait ce que chacun peut supporter.

Après le dessert, pendant que le P. Directeur, mis un peu en retard par le service de ses invités, mangeait une suprême tartine de confitures, un branle-bas mystérieux se produit ; on se réunit derrière les arbres et, un instant après on revient, en colonne serrée, deux à deux. Le chef de file donne le signal d’une révérence profonde et lui débite solennellement, en vers pas mal tournés (ils n’étaient pas de moi), d’abord la longue liste de ses vertus paternelles, puis la grandeur et la sincérité de notre amour filial. A certain endroit où l’éloge prenait des promortions quelque peu hyperboliques, le Père eut une légère envie de rire : l’orateur se fâcha et, entre deux rimes, lui déclara net : « Mon Père, ce que je vous dis est sérieux. » Le Père se le tint pour dit et se laissa exécuter jusqu’au bout. Quand ce fut fini, il était tout de même un peu plus ému qu’au commencement, et sa voix tremblait, lorsqu’il nous remercia de cette petite manifestation aussi délicate que spontanée.

On but encore un coup à sa santé et à la nôtre, et l’on se remit en marche à travers les bois, causant, riant, chantant, contents de vivre et de nous sentir un même cœur, un cœur léger comme l’oiselet que notre gaîté faisait envoler, limpide comme le ruisseau qui gazouillait sur les cailloux le long du sentier.

Quand le Père s’aperçut que la route commençait à nous paraître longuette, il nous apprit à fabriquer instantanément, avec une simple cupule de gland, convenablement serrée entre les dernières phalanges de l’index et du médius, un fifre naturel. Nous organisâmes sur place une marche militaire, qui mit en émoi tous les échos endormis de la vallée et nous fit complètement oublier la fatigue.

Une brave fermière, au sortir de la forêt, nous offrit en réconfort un bol de lait délicieux, et bientôt nous reposions nos membres rompus (nous ne le sentîmes qu’alors), sur les banquettes de bois du train, qui nous parurent douces.

En route, Louis me dit à l’oreille :

« Excellence, voilà encore un bon usage à introduire dans votre Université !

— Je n’y manquerai pas, dès qu’elle aura des Congréganistes comme toi. »

21 mai : Pentecôte. — Louis a fêté aujourd’hui avec émotion le premier anniversaire de son retour à Dieu. Dans la journée, au nom de sa mère (je n’ai pas osé leur faire le chagrin de refuser), il m’a prié d’accepter comme souvenir un très beau petit Christ en vieil argent, avec date et signatures gravées au revers. L’excellent cœur ! Dieu ne pouvait pas le laisser dans la voie où il se perdait.

28 mai. — Hier samedi soir, l’Association de St.-X. a clôturé ses réunions de semestre par une conférence de son Président, dont le sujet a très particulièrement intéressé les plus jeunes auditeurs, philosophes et rhétoriciens. C’était « la jeunesse et ses détracteurs. »

Les détracteurs, soit dit en passant, ne venaient guère là que par manière de précaution oratoire : car, en réalité, ce discours, quoique fort discret et fort délicat, renfermait à l’adresse des jeunes moins de compliments que de leçons. C’est précisément ce qui lui donnait sa valeur pratique.

On reproche donc à la jeunesse chrétienne de dix-huit à vingt-cinq ans (il ne s’agit que de celle-là) de ne rien faire pour la cause de Dieu. Formulé d’une façon aussi générale, le reproche paraît excessif : l’orateur n’a pas grand’peine à le prouver, en faisant un rapide tableau des œuvres d’assistance, d’instruction, de moralisation, auxquelles se dévouent nos camarades sur tous les points de la France.

Mais il faut l’avouer — et voici déjà la leçon — parmi ceux qui font quelque chose pour Dieu et le prochain, plusieurs pourraient faire davantage, s’ils avaient moins peur de sacrifier un peu de leur plaisir ou de leur loisir, moins peur aussi de se compromettre franchement pour la bonne cause. Égoïsme et respect humain.

Mais surtout, il y a trop de jeunes gens qui, une fois libérés du collège, ne songent même pas à chercher dans l’action chrétienne, avec un préservatif salutaire, le bon emploi des dons qu’ils ont reçus de Dieu. A qui la faute ?

A leurs familles ? Non ; car, étant ce qu’elles sont d’ordinaire, elles ne pourraient voir qu’avec bonheur et fierté leurs fils se faire les champions dévoués de la religion et de la patrie.

A leurs maîtres ? Non, encore une fois. Par devoir d’état et par amour paternel, ils ont mis tout en œuvre pour développer dans l’esprit de leurs élèves les hautes pensées, dans leur cœur les généreux désirs, et, après le collège, ils sont encore là pour recueillir, diriger et soutenir les bons vouloirs.

« Je sais bien, ajoute l’orateur, que les élèves des Jésuites sont parfois accusés de n’avoir pas d’initiative pour le bien, et l’on en cherche la cause dans cette compression perpétuelle qu’exercerait sur leur caractère l’habitude d’une discipline inflexible. A cette affirmation j’oppose une réponse très simple, par voie de comparaison. Il n’existe pas d’Ordre religieux qui soumette ses membres à une obéissance aussi parfaite que la Compagnie de Jésus : en connaissez-vous un qui soit plus militant ? Fils d’un soldat, les Jésuites sont restés soldats — leurs ennemis le savent bien — et c’est en obéissant qu’ils apprennent à combattre. Jeunes gens qui m’écoutez, faites comme eux. Quand on comprime un ressort de bon acier, on ne l’affaiblit pas : on lui donne le moyen de prouver sa force. »

« Et pour ne pas sortir de la comparaison, savez-vous pourquoi tant d’anciens élèves ne font rien pour la cause de Dieu ? C’est parce que le ressort est détendu et qu’il ne veut plus de compression.

« Le premier danger de cette liberté après laquelle soupire le collégien, c’est la détente, qui ne tardera pas, si l’on n’y veille, à amener le laisser-aller, l’amour égoïste du repos et, par suite, l’inertie pour le bien qui demanderait un effort…

« Le second danger, c’est l’entraînement d’un milieu frivole et corrompu, tels qu’on les trouve dans les grandes villes et dans les petites, sans avoir besoin même de les chercher. Or, s’il ne veut pas se laisser saisir par un de ces mauvais courants qui mènent aux abîmes, le jeune homme, aujourd’hui plus que jamais, n’a qu’une ressource : entrer résolument dans un courant contraire, se faire entraîner au bien, s’associer aux hommes d’action chrétienne. »

Mais j’essaierais en vain de reproduire ce vigoureux discours. J’abrège. Dans sa seconde partie, l’orateur établit que le jeune homme qui prétend faire quelque chose de sérieux pour la cause de Dieu ne doit pas, de propos délibéré, voir dans les œuvres dites de jeunesse le dernier terme de son activité. Instruire des enfants, amuser des patronages ou des cercles, assister les malheureux, sont choses louables, mais insuffisantes. Quand on a du cœur, on regarde plus haut et plus loin ; on ne recule pas (car toutes les nobles ambitions sont permises à nos jeunes ardeurs) devant l’idée d’être un jour un homme d’œuvres comme Hervé-Bazin, un orateur comme Montalembert, un homme d’État comme Garcia Moreno. Ne ferait-on qu’approcher de pareils modèles, ce serait déjà un grand mérite et un grand honneur.

« Mais pour en arriver là, mes amis, il faut vouloir sincèrement, ardemment, persévéramment, deux choses : mettre Dieu dans toute votre vie de jeune homme, afin qu’il vous préserve des amollissements du mal et vous conserve les énergies du bien, — et puis travailler sur vous-mêmes, développer méthodiquement tout ce que Dieu vous a donné d’intelligence, de savoir-faire et de cœur… Bref, il faut former en vous à la fois l’homme de bien et l’homme d’action. A ces deux conditions, vous aurez le droit de compter sur la grâce de Dieu et sur le succès. »

J’ai écouté tout cela avec un intérêt très personnel et, comme à la conférence du comte de Mun, il m’a semblé qu’à défaut de vocation religieuse, un assez vaste champ resterait encore ouvert à mon activité, même si je n’atteignais pas tout à fait Montalembert ou Garcia Moreno !

L’éloquence me souriait ; pour la politique, il faudrait « voir unm peu », comme disait le bon Frère dépensier de l’an passé, quand on lui réclamait un supplément de dessert que ses moyens ne comportaient peut-être pas.

4 juin. — Nos petits pauvres ont fait dimanche dernier leur première communion à la paroisse. Aujourd’hui ils viennent au collège, tout fiers des beaux costumes qu’ils nous doivent et accompagnés de leurs familles. Messieurs leurs Catéchistes les introduisent dans la chapelle, aux places des élèves. Le P. Directeur, après quelques bons avis aux enfants et aux parents, dit la messe d’action de grâces, pendant laquelle plusieurs artistes de bonne volonté charment ces braves gens de leurs plus beaux accords.

Au sortir de la chapelle, devant le portail, le P. Directeur proclame solennellement les places d’excellence pour toute l’année, et chaque enfant, selon son rang, vient recevoir du P. Recteur un souvenir pieux et deux baisers. L’un des gamins que le Père avait oublié d’embrasser, ne manqua pas de revenir à la fin, conduit par sa mère, pour réclamer son dû. La cérémonie se termine par une distribution de dragées, que tous, jeunes et vieux, acceptent avec plaisir, et l’on s’en retourne content, après avoir chaleureusement remercié les Pères et ces Messieurs.

Après vêpres, nos enfants partent pour la campagne, sur deux rangs, sous la conduite du Père et des Catéchistes, escortant une charrette précieuse, qu’il ne ferait pas bon attaquer. Elle porte leur goûter.

Sur l’herbe de la villa, jeux variés, où le problème du rapprochement des classes reçoit une solution facile. Il en est de même au goûter qui suit : les Catéchistes président les tables et font eux-mêmes honneur aux plats avec un appétit aussi démocratique que celui des enfants. Le Président toaste, une fois encore, à la santé de tout le monde ; chacun orne sa boutonnière et sa casquette d’une fleur cueillie au jardin des Pères et l’on reprend gaiement le chemin de la ville.

Avec mon petit toast a expiré ma présidence : elle m’avait valu quelques joies innocentes, sans parler des honneurs. Un Président de catéchisme d’enfants pauvres n’est pas encore un Montalembert ni un Garcia Moreno : mais petit poisson deviendra grand et tout chemin conduit à Rome.

9 juin. — Procession solennelle dans les cours du collège, en l’honneur du Sacré-Cœur. En avant, derrière la croix, marchent sur deux rangées les divisions d’élèves, avec leurs bannières de Congrégation et de classe. Le clergé en ornements d’or et de soie précède immédiatement le dais, sous lequel le P. Recteur porte le Saint-Sacrement, suivi des premiers communiants et des fidèles.

Le cortège s’avance lentement, au milieu de la verdure et des fleurs, des draperies et des écussons, des guirlandes et des oriflammes aux couleurs variées. Chaque division s’est ingéniée à décorer ses frontières et à dresser partout de petits autels pittoresques, où tout, jusqu’aux instruments de jeu, se convertit en hommage au divin Maître qui passe.

Dans la grande cour, dominée par la statue de Notre-Dame, se dresse le reposoir principal. Notre-Seigneur y monte, escorté de ses prêtres, et là, exposé entre les lumières et les fleurs, il appelle à lui toutes les adorations. En bas, les divisions forment un vaste cercle, encadrant les soixante enfants de chœur, qui, selon de savantes figures, balancent leurs encensoirs et jettent des roses effeuillées. Puis le Tantum ergo éclate, chanté par plusieurs centaines de voix et accompagné des sonores accents de la fanfare : vrai chant de triomphe qui vous empoigne au cœur et vous arrache les larmes. Quand le prêtre a récité l’oraison, tous les genoux plient et la bénédiction du Très-Haut descend sur la foule profondément recueillie.

De retour à la chapelle, avant que le tabernacle reprenne le divin prisonnier, toute l’assistance implore sa miséricorde pour son peuple : Parce, Domine, parce populo tuo ! Et pendant que la longue théorie des enfants de chœur et des prêtres s’écoule avec une majestueuse lenteur vers les sacristies, les élèves jettent encore vers le ciel avec un élan superbe le refrain patriotique et chrétien :

Dieu de clémence,
O Dieu vainqueur,
Sauvez Rome et la France,
Au nom du Sacré-Cœur !

Les incrédules et les sectaires peuvent rire de ces manifestations pieuses, renfermées dans les murs d’un collège : ils ne savent pas ce que vaut la prière d’une seule âme qui aime vraiment Dieu, ni combien eux-mêmes pèseront peu devant lui, le jour où il voudra les balayer d’un souffle.

Quant à moi, cette belle fête a augmenté ma confiance en Dieu et affermi ma résolution de le servir comme il voudra que je le serve.

13 juin. — Ce soir, ouverture de la retraite. Je ne la vois pas venir sans anxiété : comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elle doit décider de l’orientation de toute ma vie ? Mais la paix est promise dès ce monde aux hommes de bon vouloir : j’y porterai le mien tout entier et j’espère que tout ira bien. Mon directeur me l’a promis et je compte sur les prières de ceux qui m’aiment.

D’ailleurs, depuis quelques semaines, j’ai beaucoup réfléchi et je pense avoir en main les éléments indispensables d’un bon choix : la grâce de la retraite fera le reste.

18 juin. — C’est fait et réglé : je ne serai pas jésuite.

Oh ! je n’en ai pas pris mon parti sans lutte et sans déchirement de cœur. Le P. Prédicateur nous avait successivement dépeint d’une manière si convaincante le grand devoir du salut éternel, les difficultés qu’un jeune homme rencontre dans le monde d’aujourd’hui, la sublimité du sacrifice de tout soi-même à la gloire de Dieu et au bien des âmes, que j’ai senti renaître en moi le dégoût des choses matérielles et le désir de prendre le chemin à la fois le plus sûr et le plus généreux. Tout ce que le Père nous disait là-dessus, mon esprit le voyait comme réalisé d’avance dans mon ami Jean ; je me figurais son bonheur et je me demandais encore pourquoi je ne le partagerais pas.

Lui-même vint me dire, dès le second jour, que le P. Prédicateur, après avoir entendu l’exposé de ses raisons et de la marche que sa vocation avait suivie, s’était déclaré complètement d’accord avec son directeur. Et le brave garçon rayonnait de joie, à me rendre jaloux.

A mon tour, j’allai demander conseil au Père. Je lui dis ce que j’avais été dans le passé, ma conversion, les idées qui se heurtaient dans ma pauvre tête pour le choix de ma carrière. Je ne lui cachai pas que mon directeur voyait en moi deux obstacles à la vie religieuse : exubérance d’imagination et de sensibilité, besoin impérieux de liberté et de mouvement au dehors. Il me demanda :

« Votre directeur vous connaît-il bien ?

— A fond, depuis bientôt deux ans.

— Quel est son avis relativement à vos aptitudes ?

— Il pense que je suis plutôt fait pour l’action chrétienne dans le monde.

— Et vous, vous êtes-vous déjà senti attiré vers ce but ? »

Je lui racontai l’effet qu’avaient produit sur moi la conférence de M. de Mun et d’autres discours semblables, ajoutant que mes réflexions n’avaient guère affaibli ces impressions. Il me pria de lui apporter par écrit mon élection, c’est à dire, la balance de mes raisons pour et contre la vie religieuse, et pour et contre l’action chrétienne dans le monde. Quand il l’eut bien examinée et que nous eûmes encore discuté certains points de détail, il conclut : « Mon ami, je crois que Dieu ne réclame pas de vous le renoncement dans le cloître, mais le dévouement chrétien dans le monde. Vous y ferez beaucoup pour sa gloire, si vous travaillez loyalement à mettre en œuvre tout ce qu’il vous a donné pour cela. Ne soyez pas mécontent de votre sort : il est méritoire et beau ! »

J’avais bien envie de le croire sur parole ; mais, au moment de renoncer d’une façon irrévocable à cet idéal qui m’avait paru et me paraissait encore si supérieur à tout le reste, je me sentais pris d’un regret amer. J’allai demander à mon Père spirituel si ce regret ne prouvait pas que j’étais peut-être appelé quand même. Il me répondit :

« Mon fils, tout chrétien qui estime à sa véritable valeur la vie religieuse peut avoir le désir d’y être appelé et le regret de ne pas l’être : il en est d’elle comme du martyre sanglant, comme de toute grâce privilégiée que Dieu juge bon de réserver aux âmes de son choix. Votre ami Jean a la meilleure part : vous ne voudriez pas qu’il en fût privé !

— Oh ! mon Père !

— La vôtre est moins belle : cela vous facilitera l’humilité ; mais il n’en est pas de plus belle après la sienne. De plus, les deux se complètent : où ne peut aller un religieux, là peut souvent aller un homme du monde pour faire l’œuvre de Dieu. Jean ne pourra être ni magistrat, ni orateur de réunions populaires, ni député, ni ministre : mais vous, si vous voulez le devenir, qu’est-ce qui vous en empêchera ?

— Mon père, vous tentez mon orgueil ?

— Non, mon ami. Ce que je vous propose, n’est pas une satisfaction d’amour-propre : il faut laisser cette faiblesse aux ambitieux vulgaires et ne garder pour vous que l’ambition du bien. Ce que je tente chez vous, c’est la générosité du jeune homme chrétien, qui ne veut pas marchander à Dieu les intérêts du capital reçu et qui regarde le dévouement à la cause divine comme un devoir. Soyez d’ailleurs persuadé, Paul, que ce devoir vous imposera plus d’une peine, peut-être de rudes sacrifices : Jean sera là pour vous aider de ses prières, de son amitié persévérante et de ses conseils.

— Est-ce votre dernier arrêt, mon Père ?

— C’est, je crois, mon cher enfant, l’arrêt du bon Dieu.

— Je l’accepte comme tel, mon Père, et je vais le lui dire à la chapelle. »

J’ai été à la chapelle, devant le tabernacle, où j’ai pleuré, prié et immolé la victime : j’en suis sorti, non pas joyeux, mais pacifié et résolu. Mon plan de campagne pour l’avenir est établi dans ses lignes essentielles et approuvé par qui de droit : je n’ai plus qu’à marcher.

Jean m’invite à aller passer huit jours chez lui après nos examens : je compte que mes parents n’y feront pas obstacle. Ce sera une douce consolation.

Je garderai longtemps le souvenir des jours trop rapides que je viens de passer dans cette délicieuse solitude. Solitude relative, puisque nous étions une trentaine, écoutant les mêmes instructions, priant ensemble, mangeant ensemble, prenant ensemble nos récréations. Mais après s’être délassés en des parties de vise homériques, on retrouvait avec bonheur son humble cellule de moine, où l’on était vraiment seul avec sa pensée et le bon Dieu. Se sentait-on la tête un peu lourde, on s’en allait sous les ombrages du jardin respirer l’air pur des champs et le parfum des fleurs. Il n’était pas défendu de s’asseoir dans l’herbe avec un livre édifiant, voire même d’écouter les oiseaux qui louaient Dieu. Point de surveillance officielle : on était en famille. Aussi, au déjeuner de clôture, en remerciant au nom de tous le P. Prédicateur et les autres Pères, ai-je pu dire en toute sincérité que nous leur devions quatre jours de paradis.

« Vous allez les payer, » a répondu le Père, et il a expliqué ce mot en nous rappelant que les consolations d’en haut sont un simple prêt, dont Dieu exige le remboursement en actes de vertus et en bons efforts. Nous paierons.

21 juin : fête de saint Louis de Gonzague, jésuite, patron de la jeunesse studieuse. — Monseigneur est venu donner la confirmation aux premiers communiants du collège et présider une séance littéraire, que lui a offerte la classe d’Humanités. Il s’est montré, comme toujours, fort aimable pour les jeunes Académiciens, dont il a loué le beau style et le débit naturel. Il n’a rien dit du fond. C’était presque uniquement de la critique littéraire, très savante assurément ; mais peut-être l’avait-il trouvée trop savante pour des élèves. Peut-être aussi ne fais-je que lui prêter impertinemment mes propres impressions.

29 juin : fête de saint Paul et la mienne. — Le bon Dieu a-t-il voulu me récompenser déjà de mon sacrifice et m’encourager ? En tout cas, qu’il soit mille fois béni !

A la récréation de midi, le portier, d’un air mystérieux, vient m’appeler au parloir, refusant obstinément de me dire le nom du visiteur : « C’est un monsieur. »

Le monsieur était mon père, que je croyais à soixante lieues d’ici. Quand j’entrai, son visage rayonnait ; il jouissait de ma stupéfaction :

« Eh ! bien, tu ne m’attendais pas, hein ?

— Non, papa.

— J’ai voulu te faire une surprise… »

Et il m’embrassa très fort sur une joue.

« Puis te souhaiter une bonne fête… »

Et il m’embrassa plus fort encore sur l’autre joue.

« Puis… Asseyons-nous là… Tu te rappelles ce que tu m’as demandé l’an dernier pour ta fête.

— Parfaitement, papa. Vous m’avez promis qu’aux prochaines vacances…

— Oui, mais…

— Vous reculez ?

— Mais non. J’ai, au contraire, trouvé que c’était trop long de te faire attendre jusque-là.

— Et vous allez vous confesser tout de suite ?

— C’est fait depuis hier et je viens exprès t’en apporter la nouvelle pour ta fête. »

Je me jetai à son cou et, ma foi, nous pleurâmes comme deux fontaines. Quand nous nous fûmes essuyé les yeux, il me dit :

« Qu’est-ce que tu désires encore, Paul ?

— Moi ? Rien, papa. Je n’ai plus rien à désirer.

— Tu ne voudrais pas retourner à Lourdes ?

— Oh ! cela, si. A nous deux ?

— Avec moi, ta mère et ta sœur. Serons-nous trop pour dire merci à la Vierge ?

— A peine assez. Que vous êtes bon !

— C’est Dieu qui est bon, mon fils… Je n’aurais pas cru qu’on pût être si heureux de rentrer en grâce avec lui… Mais j’ai à te remercier, toi aussi, Paul : car, en définitive, c’est toi qui m’as converti.

— Après avoir été moi-même converti par les Pères.

— Aussi je veux leur dire ma reconnaissance. Quand nous aurons causé, tu me feras voir ton directeur. »

L’entrevue fut très cordiale. Papa remercia le Père avec effusion de tout ce qu’il avait bien voulu faire pour nous deux ; puis il parla encore du bonheur intime dont il jouissait, depuis qu’il avait « écoulé son stock de vingt-cinq ans dans les larges manches d’un bon P. Capucin. » Il finit par recommander à ses meilleures prières la persévérance du père et du fils.

Quelle joie pour ma mère et ma sœur ! Merci, mon Dieu, merci !… Cette nouvelle grâce, que je n’osais pas attendre si prompte et si complète, vaut bien de ma part un redoublement de confiance et de dévouement à votre divin Cœur, auquel je me suis donné pour la vie.

4 juillet. — Les fêtes du P. Recteur se sont passées joyeuses, en famille, comme l’an dernier. Pas plus de nuages dans les cœurs que dans le ciel. La pièce où j’avais un rôle assez absorbant, le discours-compliment qui me revenait encore à titre de préfet, les grands jeux Olympiques dont j’étais un des chorèges, ne m’ont guère laissé de loisir pour les raconter.

Et maintenant, ma pauvre Jeanne, il faudra que tu fasses ton deuil de mon journal : les examens sont devant la porte et, plus que jamais, le devoir doit passer avant le plaisir.

Et puis, las ! si tu veux tout savoir : à mesure que les jours me rapprochent de la fin, je me sens envahir par une invincible tristesse. Songe donc qu’avant un mois, je serai ancien et loin de ce collège, dans lequel j’ai passé deux ans d’une vie si calme et si douce, qui ne reviendront plus jamais ! Je t’assure que, par moments, j’ai besoin de toute ma raison et de toute ma volonté pour ne point fléchir sous ce pénible sentiment. Pénible, il faut qu’il le soit beaucoup, puisqu’il résiste même à une pensée, bien agréable pourtant, celle de notre second pèlerinage à Lourdes et des vacances qui suivront…

Allons, soyons homme, et « vive labeur ! »

16 juillet. — Ce matin, à la fête des adieux, au nom de tous les Congréganistes partants, Jean, le plus ancien d’entre nous, a solennellement promis fidélité au drapeau de Marie, Reine du Ciel et de la France. Je l’ai promise avec lui, dans le meilleur fond de mon âme, et s’il plaît à Dieu, je tiendrai parole.

Encore quelques jours, et il faudra dire adieu à cette chapelle de Congrégation, qui est bien véritablement le cœur même du collège, puisque c’est de là que le sang le plus pur se répand dans tous les membres du corps. Je ne la quitterai pas sans émotion ; car, avec plus de raison que personne, je puis m’appliquer les paroles de la Sagesse que le P. Recteur nous a développées : Venerunt mihi omnia bona pariter cum illa. Tous les biens ne sont venus avec la Congrégation, qui m’a fait pour la vie enfant de la sainte Vierge. C’est la sainte Vierge qui m’a soutenu à seize et dix-sept ans dans mes défaillances : elle me soutiendra, j’en ai la confiance, dans la vie de jeune homme où je vais entrer, puis dans l’âge viril et jusqu’au bout, et in hora mortis nostrae. Amen.

31 juillet : fête de saint Ignace, fondateur de la Compagnie de Jésus. — C’est la veille du départ. Demain, les chaînes tombent, le cachot s’ouvre, le soleil succédera au jour sombre et les malheureux captifs pourront désormais jouir à pleins poumons du grand air de la liberté !…

Voilà de jolis mots, bons à dire aux toutous de la petite division, pour qui le dernier terme de la vie et le bonheur parfait, c’est les vacances ! Cette naïveté fait pitié, quand on est philosophe et qu’on va s’en aller pour toujours. Pour moi, ce serait plutôt le dernier jour d’un condamné.

Cependant la journée a été belle et bien remplie. Le matin, communion générale, où nous avons prié de notre mieux, j’en réponds en ce qui me regarde, pour nos Pères. Puis, brillante messe en musique, œuvre toute neuve du P. C., avec panégyrique du saint fondateur par un orateur étranger très fleuri, qui s’est cru tenu de casser une bonne demi-douzaine d’encensoirs sur le nez des Jésuites passés, présents et à venir : Jean le futur novice en riait aux larmes dans son mouchoir. N’a pas qui veut la main légère : il faut voir la bonne intention des gens.

Je ne sais pas quel dîner on a servi au panégyriste pour le payer de ses hyperboles : le nôtre était digne de la bonté des Pères, qu’on accuse parfois de trop bien traiter leurs enfants. Mais puisque nous sommes leurs enfants !… Le reproche ne tient pas debout. Et d’ailleurs, ce n’est pas tous les jours fête de notre grand-grand-père !

A deux heures, distribution solennelle des prix. Le discours obligé sur un sujet de haute pédagogie, cette fois, n’a paru ni trop long ni trop court, ni trop pompeux ni trop familier, et n’a ennuyé personne, par la bonne raison qu’il n’a pas eu lieu. On l’avait heureusement remplacé par un dialogue entre élèves sur les meilleurs plaisirs des vacances. Intéressant et moral… Ces Jésuites !

Aimez-vous la morale ? On en a mis partout,

… jusqu’au dernier jour de l’année, mais dissimulée en tartines si appétissantes qu’elle passe toujours.

J’ai partagé fraternellement avec Jean le prix de sagesse, décerné par le suffrage des élèves avec l’approbation des maîtres, et le prix d’honneur de philosophie. Chacun deux prix, un premier et un second : ce qui faisait pour chacun quatre plaisirs — sans parler de plusieurs autres couronnes que nous avons pu offrir sur l’autel, au grand salut du soir.

A cette cérémonie, nous avons aussi, une dernière fois, côte à côte, adressé ensemble au Dieu de l’Eucharistie, avec nos prières, la fumée de nos encensoirs. Dans quelques années, Jean montera à l’autel, et moi, trop heureux, je lui servirai d’enfant de chœur…

Puis enfin, le soir, j’ai pris mon pauvre gros cœur à deux mains, pour aller dire adieu aux Pères qui avaient été bons pour moi, c’est-à-dire, à tous ceux que je connaissais…

Et demain, je les quitte, mais pas tout entier : car mon cœur est à eux — à la vie, à la mort.

Paul.

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