En Pénitence chez les Jésuites: Correspondance d'un lycéen
J’en aurais encore long à te raconter sur ce sujet, qui, je l’avoue, me passionnerait facilement : mais voilà déjà trop longtemps que je bavarde. Plus tard, je te décrirai une de nos fêtes de jeux.
Adieu, mon frère Louis ! Tiens bon, et quand tu te sentiras sur le point d’enfoncer, regarde l’étoile de la mer : Marie ne te laissera pas périr.
Paul.
42. De ma sœur et de ma mère.
27 juin.
Mon frère le houx,
Je t’envoie pour la Saint-Paul un écrin, le plus joli que j’ai pu trouver : toutes mes économies y ont passé, mais je ne regrette que d’en avoir eu si peu ! Sur le dessus, tes initiales en argent. A l’intérieur, ton portrait authentique : une miniature, peinte sur émail par une artiste dont le talent, hélas ! n’égale pas le bon vouloir. Si j’avais pu, j’aurais mis sur mes pinceaux, en guise de couleurs, toute mon âme. C’est un houx en fleur, pris sur nature, avec toutes ses feuilles dehors. Seulement, pour garder au portrait sa vérité historique actuelle, j’ai dû remplacer chacun des piquants par une petite perle.
Au-dessus, dans un nuage brillant, Marie présente l’Enfant-Dieu, qui ouvre ses deux petits bras vers l’arbuste avec un sourire de complaisance. Dans le coin, à l’ombre du houx, une pauvre rose blanche, sur sa tige encore armée de plusieurs épines (il n’en est tombé que deux ou trois), implore timidement un reflet du divin sourire.
Faut-il t’expliquer l’apologue ? Je préfère m’en remettre à ta perspicacité naturelle. Quant à ta modestie, elle s’en tirera comme elle pourra : je ne suis pas chargée de la sauver du naufrage, surtout en un jour de fête comme celui-ci, où l’on a le droit de tout dire et de tout faire aux gens qu’on aime bien.
Et je t’aime de mieux en mieux, mon grand frère, à mesure que, grâce à ton affectueuse influence, je deviens plus sérieuse, à mesure aussi que je vois la conduite de Dieu sur toi. Je le remercie tous les jours de t’avoir retiré des dangers que tu courais ici, pour te mener dans un port sûr.
Papa l’indiscret, qui vient lire par-dessus mon épaule ce que je t’écris, me charge de te souhaiter joyeuse fête et s’étonne que, cette année, contrairement à toutes tes vieilles habitudes, tu ne lui aies pas encore manifesté tes préférences, pour le cadeau qu’il te fait toujours à cette date. Demande ce que tu voudras : tu auras le double… Pas vrai, petit papa ?… Il me tire l’oreille : c’est une façon de dire oui.
Je prie pour toi et je t’embrasse une immensité de fois.
Ta sœur,
Jeanne.
— Quels vœux de fête, mon cher Paul, attends-tu de ta mère ? Selon les idées courantes, je devrais te souhaiter santé, talents, succès, chances d’un bel avenir : mais tout cela, Dieu te l’a donné. Il t’a donné mieux encore : la volonté de bien faire et l’intime joie de la bonne conscience. Il ne me reste à te souhaiter, mon enfant, qu’une profonde reconnaissance pour tout ce que tu as reçu et un ardent désir de le faire fructifier pour la gloire de ton divin Bienfaiteur, pour ton propre bonheur et pour la consolation de ceux qui t’aiment. Ces sentiments sont déjà dans ton cœur, grâce à la direction nouvelle que ta vie a prise, depuis bientôt un an : je demande tous les jours au bon Dieu de les y développer et de parfaire en toi son œuvre.
Je sais bien qu’en faisant cette prière, je fais de l’égoïsme, puisque ton bonheur sera le mien : mais c’est de l’égoïsme bien naturel et, je pense, permis, puisque la mère et l’enfant ne font qu’un.
Ton père et moi, mon cher Paul, nous sommes contents et même un peu fiers de toi. Je te dis cela en grande confidence, non pas pour t’enorgueillir — l’orgueil est la chose du monde la plus vilaine et la plus sotte — mais pour t’encourager à monter encore.
Quant à Jeanne, il est certain que ton changement si complet et ton affection si fraternellement sérieuse ont eu sur son caractère la plus heureuse influence. Elle ne veut pas faire moins que toi. Sur sa jolie miniature, la petite rose blanche n’a perdu que deux ou trois épines : mais j’ai compté mieux qu’elle et puis te dire, en toute vérité, qu’elle en a cassé bien davantage. Ce qui lui en reste, n’est presque plus rien : tu pourras le constater bientôt de tes yeux.
Dans un mois nous serons bien près de nous revoir — et alors pour longtemps. Quelle joie, sans aucun mélange cette fois !… Je me trompe, hélas ! Ton père, pourtant si bon, n’est pas encore tout à fait à l’unisson de nos âmes. C’est un dernier nuage dans notre beau ciel de famille : mais les nuages ne durent pas toujours et papa ne résistera plus bien longtemps, je crois, à la grâce qui le sollicite. Ses anciens préjugés contre la religion et les prêtres sont bien ébranlés. Continue à prier pour lui, mon enfant.
Ta mère qui t’aime et te bénit.
43. A ma sœur Jeanne.
30 juin.
Ma chère Jeanne,
Ton écrin est un bijou, ta miniature un petit chef-d’œuvre, et toi, tu es la fine fleur des sœurs aimables.
Je te pardonne d’avoir chaperonné mes piquants : tu ne pouvais pas décemment présenter à Notre-Dame et à son divin Fils un bouquet de houx armé en guerre. Mais qui me dit qu’un beau jour ces malheureuses pointes ne vont pas se décoiffer et reparaître dans tout leur désagrément natif ? Je porte envie à la petite rose symbolique, si modestement blottie dans le coin du tableau : au moins les épines qu’elle a perdues (et je suis sûr que, pour t’humilier dans la circonstance, tu en as recollé quelques-unes qui n’avaient plus le droit d’y être) ne repousseront pas.
Vous faites bien, ma chère Jeanne et ma chère maman, de continuer à prier pour ma conversion. Tout ce que vous m’offrez pour ma fête m’est infiniment précieux : mais rien ne me prouve mieux votre véritable amour que vos prières. Pour elles surtout, merci de tout cœur.
Tu diras à papa qu’en ne lui demandant pas de cadeau, j’ai voulu me punir de mon égoïste empressement d’autrefois à réclamer une chose qui ne m’était pas due. Ce n’est pas que je sois sans désir : j’en ai un très vif, très sérieux, mais que je me réserve de lui exprimer, quand j’aurai conquis mon diplôme. Prie-le d’attendre jusque-là et remercie-le bien pour moi de sa bonté plus que paternelle.
Ce diplôme commence à miroiter de plus en plus près devant nos yeux. Nous travaillons comme des nègres, et le soleil se mettant aussi de la partie, ça chauffe dur. Dans cette manière de fournaise, on accueille avec bonheur toute occasion de se rafraîchir un peu le corps et l’esprit : les Pères nous en ont procuré une charmante, hier dimanche, savoir le dîner des Charges. Voici ce que c’est.
Il faut vous dire que, dans cette vaste et savante organisation du collège, à côté du personnel dirigeant, enseignant et servant, une part d’action est réservée aux élèves. On nous intéresse directement à la bonne marche et à l’honneur de notre classe, de notre division, de toute la maison, par les fonctions variées qu’on nous attribue et dont les titulaires sont généralement très fiers, vu le mérite qu’elles supposent. Car n’y arrive pas qui veut. Les intrigues ne sont pas de mise. Il faut de bonnes notes, l’estime générale et du savoir-faire pour être nommé : il les faut encore pour être maintenu. Et ainsi les charges, récompense du mérite, deviennent un stimulant perpétuel, en même temps qu’elles développent le sens pratique et l’esprit d’initiative.
En tête apparaît, comme l’aurore avant le jour, la gracieuse compagnie des enfants de chœur. Ils sont une cinquantaine, pris dans toutes les classes, depuis les petits naviculaires de dix ou onze ans jusqu’au philosophe barbu qui tient le claquoir de cérémoniaire, en passant par les acolytes, qui accompagnent le prêtre, et par les thuriféraires et les céroféraires, qui portent l’encensoir et la torche à couronne de brillants. Le Père qui les dirige s’entend parfois appeler l’Apôtre des Gentils, parce que le physique de son bataillon sacré, non moins que son ministère à l’autel, rappelle ou doit rappeler les neuf chœurs angéliques ; mais la preuve qu’il n’est pas indispensable d’avoir la figure d’un ange pour en exercer la fonction, c’est que je l’exerce — et je ne suis pas le plus laid de la troupe ! Nous sommes tous beaux avec nos soutanes rouges à longue traîne, nos blanches aubes en dentelle, nos larges ceintures à broderies d’or ou d’argent, et le public pieux qui assiste en foule à nos grands offices ne se lasse pas, dit-on, d’admirer nos figures, j’entends les dessins variés d’après lesquels se font nos graves évolutions. Papa les a vues, au salut de la première communion, et a déclaré que, grâce à la précision des mouvements et à la modestie de notre tenue, ces exercices contribuent singulièrement à la solennité des cérémonies, sans nuire au recueillement général. C’est que les enfants de chœur se sentent à la fois sous le regard de Dieu et de l’assistance.
Une autre partie importante du service de la chapelle revient à une seconde confrérie, qui s’appelle la tribune et comprend les chanteurs de toute voix, ténors et basses, alti et soprani. Ils s’appliquent de leur mieux, les jours solennels, à interpréter les messes en musique et les morceaux à grand effet des maîtres de l’art chrétien. Et c’est justice de dire que cet ensemble de voix jeunes et diversement fraîches, renforcées quelquefois par les tons plus mâles d’artistes étrangers, fait vibrer le cœur d’émotions délicieuses et pures, qui l’élèvent tout naturellement vers le trône où Dieu attend nos hommages.
Dans un ordre de choses moins sublime, les musiciens concourent à rehausser l’agrément de nos fêtes littéraires, dramatiques ou récréatives, et constituent, par ce double emploi, un corps éminemment utile au bien public. Ils ont à leur tête un directeur qui, avec son bâton d’ébène garni d’argent et l’incroyable jeu de son intelligente physionomie, m’a toujours paru l’un des types les plus expressifs de la puissance d’un homme sur ses semblables. Cela vous fait rire ? Venez donc le voir à la grande salle, un jour où il tient au bout de son bâton trente instrumentistes et une quarantaine de chanteurs. C’est un spectacle unique.
Il est là, debout sur son escabeau, d’où son regard domine l’ensemble et pénètre dans tous les coins. Devant lui, sur un pupitre, les partitions. Au début du morceau, le bâton va et vient avec la calme régularité d’un pendule ; la tête suit en dodelinant les oscillations, tandis que la main gauche étendue contient le flot qui voudrait monter. L’andantino se déroule à ravir et finit par se perdre en un point d’orgue, que le bras et le bâton du Père semblent vouloir pousser jusqu’au ciel. Tout à coup bras et bâton s’abattent comme la foudre et fauchent l’air à droite et à gauche, enlevant dans un élan grandiose le chœur et l’orchestre. Tant que dure cette furia, ses yeux lancent des éclairs, tous les muscles de son visage sont en mouvement, toutes les voix et tous les instruments ont passé dans ses nerfs. Et cependant il se possède admirablement. Malheur au distrait qui sort, une seconde seulement, de la mesure ou du ton : l’oreille du maître a saisi la faute, son œil courroucé a jeté une flamme, et si le coupable est à portée du bâton, le châtiment tombe — sans rompre la mesure. Un instant après, d’un chut en sourdine, il calme la tempête sonore ; bâton, tête et physionomie conduisent doucement la symphonie jusqu’au rinforzando final, où l’allure vive reprend, puis s’arrête net sur un coup sec du bâton, qui donne le signal des applaudissements. De ces derniers, une grosse part va au directeur : il le devine et salue en souriant. C’est d’ailleurs l’homme le plus joyeux du collège, toujours de bonne humeur, toujours chantant, toujours « caracolant ». Il est compositeur estimé, sans que son talent fasse le moindre tort à sa modestie. Dernièrement, dans une revue d’art, après un éloge enthousiaste d’une de ses messes en musique, un critique naïf s’écriait : « Et dire qu’un artiste de cette valeur est simple surveillant dans un collège de jésuites ! » Quand le père lut cette phrase, il dit en riant à ceux qui l’entouraient : « Oui, et encore sans traitement ! »
Il paraît qu’autrefois la tribune se complétait par une fanfare, dont les éclats sonores égayaient les fêtes de famille, procession des rois, réjouissances du carnaval, la Sainte-Cécile, les excursions. Mais le baccalauréat, cet ennemi juré des bonnes vieilles traditions, a emporté celle-là comme les autres. La fanfare prenait du temps et n’était d’aucune utilité pour la grande besogne, qui est de développer chez les jeunes gens l’esprit scientifique et positif. La jeunesse, aujourd’hui, doit apprendre à se délasser en changeant de travail : c’est cela seul qui fait des hommes intelligents. Pauvres nous !… Il ne reste, comme souvenir lointain de la fanfare, qu’une douzaine de tapins et de clairons, qui tapent et soufflent consciencieusement, dans les rares occasions où ils paraissent. Ils sont de la fête aujourd’hui et nous régaleront de leurs meilleurs airs.
A propos de musique, Jeanne, tu sauras que, toujours à cause du baccalauréat, j’ai provisoirement remisé mon stradivarius, non sans lui donner une larme poétique. Mais ne crains rien et continue à travailler ton piano : nous reprendrons en vacances les duos qui plaisaient tant jadis à papa et à maman. J’aime dix fois mieux ces petits concerts de famille que de courir les soirées : j’aurai été si longtemps privé de vous !
La suppression des fanfarons n’a heureusement pas entraîné celle des artistes dramatiques. Ils forment une branche secondaire de l’illustre compagnie des académiciens.
Après les enfants de chœur, il n’y a rien de plus respectable que Messieurs de l’Académie. Les uns et les autres sont triés sur le volet et doivent, pour leur entrée, apporter comme quartier de noblesse le diplôme de congréganiste. Les premiers sont la religion, les seconds la science : sur eux comme sur deux colonnes inébranlables repose tout l’édifice de notre éducation. Vous savez d’ailleurs que ce corps savant comprend l’élite intellectuelle des classes supérieures et qu’à certains grands jours elles donnent chacune, devant un auditoire select, un spécimen solennel de leurs travaux. Je les louerais davantage, si mon titre de vice-président de l’Académie de rhétorique ne m’obligeait à quelque réserve.
Voilà donc les trois grandes confréries, chargées des services d’ordre général et supérieur. Après viennent les services d’ordre spécial. Ne parlons pas des petits fonctionnaires de passage qui n’ont pas droit à la chaise curule, je veux dire à une place au banquet des charges. Prenons les gros bonnets.
D’abord, il convient de signaler le type de l’exactitude, l’horloge vivante, l’homme-cloche, le réglementaire. Il est le commencement et la fin de tout ; rien ne bouge sans lui ; quand il commande, tout obéit. Élèves et moineaux le connaissent également. Il sonne les huit : le jeu cesse. Il sonne les trois : les rangs se forment et les pierrots viennent se percher sur les murs des cours abandonnées. Il sonne le coup bref de la fin : le silence se fait, les divisions s’ébranlent pour se rendre où le devoir les appelle, et les pierrots s’emparent du terrain pour picorer les miettes du goûter. N’est-ce pas admirable ?
Chaque étude a ses deux édiles — nom emprunté aux dignitaires romains, chargés de la surveillance des édifices publics. Ils veillent, selon les instructions du P. Surveillant, à l’intégrité et à la bonne tenue du matériel, à l’aération, à l’éclairage, à la distribution réglementaire des articles de bureau, à la décoration des statues, crèches, mois de Marie. Ce sont des personnages considérables et enviés, surtout par les mauvais temps : car, ces jours-là, ils ont toujours quelque honnête prétexte pour passer la récréation au sec ou au chaud dans leur domaine, dont ils ont la clef.
A côté d’eux fonctionnent les bibliothécaires, les facteurs, les portiers, tous hommes de confiance dans leur département respectif. Afin pourtant que la routine n’ait pas le temps de mordre sur leur conscience, on les change tous les trois mois.
Chaque division, partout où elle se transporte en corps, au collège et en promenade, suit docilement ses chefs de rangs, hommes calmes et graves, qui toujours
Elle a, en outre, toute une tribu de questeurs, ainsi dénommés par analogie avec les magistrats romains de ce nom, à qui incombait la perception des deniers publics. Les grands questeurs tiennent boutique ouverte à certaines heures et nous vendent (pour rien, disent-ils) mille objets d’usage courant pour la classe, pour l’étude, pour les jeux, voire même un doigt de choco, une fois par jour. S’ils nous volent de moitié, ils ont pour excuse que tous les profits de la questure sont consacrés, sans y suffire, à nos divertissements. On les croit et on paye, en se donnant pour fiche de consolation de les appeler enfants d’Israël. Ils se vengent en frappant de cinq centimes d’amende tout objet égaré par négligence ou distraction, qu’ils ramassent : c’est le côté moralisateur de leur emploi.
D’autres questeurs font l’office de bras droit auprès du directeur de musique, des professeurs de dessin, des maîtres d’escrime ou de gymnastique. Moi, pour l’instant, ma réputation de joueur m’a fait nommer questeur des jeux, avec mon ami Jean pour collègue. Ce n’est pas une sinécure. Nos occupations sont aussi variées que les jeux eux-mêmes, qui changent sans cesse. Tout veut être préparé de loin, pour qu’un jeu nouveau, dès qu’il est annoncé, puisse être bien lancé du premier coup. Il faut que chaque joueur ait à point nommé son instrument en bon état, avec son nom ou son numéro et un solide crochet pour le retrouver le lendemain. Il faut des balles et des boules, des poteaux et des drapeaux, des lignes et des dessins de couleur sur le sol, que sais-je ? La récréation finie, il faut ranger, vérifier, réparer surtout et songer à la récréation suivante. Comme prix de ses sueurs, outre les petites avanies des inévitables mécontents, on récolte… le plaisir d’être quelque chose, parfois un compliment ou un merci, et, enfin, le dîner des charges.
Donc, au sortir d’un bain délicieux, on s’est rendu dans le grand réfectoire-hangar de notre villa. Sur l’estrade, la table d’honneur était présidée par le R. P. Recteur en personne ; il avait à ses côtés le P. Préfet, les Directeurs des diverses corporations et les Pères Surveillants. Dans le bas nous étions cent cinquante élèves. Du service je dirai seulement qu’il fut de première classe ; hors-d’œuvre, volaille, gâteau fourré, vin fin. Ne demandez pas si nous y fîmes honneur. Mais vous ne verrez certainement de votre vie une réunion d’une gaîté plus franche, plus cordiale et (pourquoi ne l’ajouterais-je pas ?) plus distinguée. Le R. P. Recteur, dans son petit toast, voulut bien nous dire que nous représentions tous les dévouements et tous les talents, le cœur et l’esprit du collège. Si modeste qu’on soit, ces amabilités-là vous font plaisir à entendre… pour les camarades.
On ne tarda pas, du reste, à lui prouver qu’il ne se trompait pas trop sur notre compte. L’un après l’autre, tous les corps de métier, par l’organe d’un ou de plusieurs artistes, vinrent chanter en vers gracieux leur mérite et leur reconnaissance. Les couplets se succédèrent durant une heure, saupoudrés tantôt de sucre et tantôt de sel. Coups d’encensoir délicats, gentils coups de patte, portraits anonymes transparents, boutades et fusées, toutes les formes de la bonne plaisanterie, rien n’y manqua : ce fut un second régal, plus fin que le premier.
Pour finir, la tribune résuma dans un chœur brillant les joies de ce jour et le précieux souvenir qu’il laisserait à tous les cœurs. Le toit ne s’écroula pas sous nos applaudissements, mais il en trembla, et notre enthousiasme eut besoin de toute la bienfaisante fraîcheur du soir pour rentrer peu à peu dans les bornes de la modération.
C’est la dernière fête de ce genre dont nous aurons joui. La fin de l’année approche : j’en suis triste. Pourquoi cette contradiction ? Vous le devinez. Je vous aime bien ; mais j’aime aussi mon collège. On dit qu’un malheur n’arrive jamais seul : pourquoi ne peut-on avoir aussi plusieurs bonheurs à la fois ?
Je vous embrasse tous avec tendresse.
Votre Paul.
44. De Louis.
2 juillet.
Mon cher Paul,
J’ai bien médité le bon avis par lequel tu me mets en garde contre l’emballement et l’exagération. Tu es un homme sage, et je veux me conformer exactement à ta fraternelle direction. Sois remercié et continue à me servir de garde-fou : j’en ai besoin. Mon âme s’épure peu à peu en s’élevant : mais la montée est rude et je sens parfois encore que le précipice n’est pas loin. Je me confesse et je communie.
Il se passe ici des histoires drôles que je vais te raconter. Je n’ai plus les mêmes raisons qu’autrefois de jeter le voile d’un charitable silence sur les méfaits de notre bahut : je n’en suis plus que pour la forme.
Avant-hier, la section des moyens, composée des classes de troisième et de seconde, allait en promenade, sous la conduite d’un maître d’études que sans doute elle n’aimait ou n’estimait pas. Arrivés à mi-côte de la Haute-Butte, que tu connais bien, on fit halte pour se délasser sur la bruyère.
Le maître, assis sur un tronc renversé, regardait tranquillement la ville qui s’étendait à ses pieds, quand tout à coup il se sent frappé dans le creux du dos. Il bondit, se retourne et, cette fois, reçoit sur toute sa devanture une mitraillade de mottes de gazon et de trognons de souche, qui partaient de derrière les buissons. Il veut haranguer ses assaillants invisibles ; mais à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il entend une formidable clameur : A mort, le pion ! Et de partout il voit déboucher ses vingt-cinq ou trente garnements, avec des brassées de projectiles, qu’ils font pleuvoir sur lui en hurlant comme des sauvages.
Il préféra épargner un plus grand crime à ces jeunes égarés et, s’armant d’un beau désespoir, il descendit rapidement la côte, trop rapidement même, — car il dut se ramasser, lui et son chapeau, dans un perfide fossé qui coupe le bas de la pente un peu trop brusquement. Vainqueurs dès le premier choc, les féroces gamins dégringolèrent derrière le pauvre homme et lui firent une conduite de Grenoble, en continuant à le bombarder avec tout ce qui leur tombait sous la main, jusqu’à l’entrée de la ville. Là, satisfaits de leur vengeance et calmés par l’humiliation de leur tyran, ils se rangèrent d’eux-mêmes et revinrent au lycée comme une troupe innocente de paisibles agneaux.
Le proviseur, informé de l’aventure, entra dans une violente colère, non pas contre les mutins, mais contre le malheureux pion qui n’avait pas su faire respecter son autorité et qui mettait son supérieur dans le plus cruel des embarras. Car enfin, toute la ville allait le savoir ! Il faudrait punir et, pour pouvoir punir, faire une enquête qui grossirait encore le scandale ! « J’en référerai au ministre, monsieur ; mais je vous engage, de votre côté, à solliciter votre déplacement : vous vous êtes rendu impossible ici. »
Entre élèves, on connaît les meneurs de l’affaire : ce sont deux lurons de seconde, qui, paraît-il, en cas d’interrogatoire, ont leur réponse toute prête. Dernièrement, je ne sais plus à quel propos, leur professeur, qui passe pour avoir des opinions très avancées, leur a déclaré du haut de sa chaire que, dans toute l’histoire sacrée, il ne connaissait que trois personnages intéressants : Satan, Caïn et Judas, tous trois victimes d’une injuste fatalité et d’un despotisme aveugle. Les petits humanistes diront pour leur défense qu’ils se jugeaient victimés par leur despote et qu’ils ont voulu se rendre intéressants en le lapidant. On leur accordera les circonstances atténuantes : ils en seront quittes pour une admonestation paternelle, quelques-uns peut-être pour une privation de sortie. Quant au pion,
son compte est clair : il ira se faire oublier dans quelque trou, à l’autre bout de la France.
Au professeur on ne dira rien, parce qu’en histoire les opinions sont libres, — sans compter que l’histoire sacrée, c’est de la simple légende.
On m’a cité une autre déclaration, faite par le professeur de philosophie au cours de morale : « Ah ! mes amis, je ne vous conseille pas de vous livrer au libertinage : tout au contraire ; car il n’est pas moral. Mais il faut avouer qu’au point de vue esthétique le libertinage a des charmes. » Tu vois d’ici le beau sujet de conversation pour les élèves de ce monsieur et l’heureux prétexte que leur fournira, dès la prochaine sortie, le point de vue esthétique. Quelques-uns d’ailleurs, les premiers de classe, trouveront dès dimanche prochain une occasion toute naturelle pour leurs études pratiques sur la matière en question : ils sont invités par la municipalité à la représentation d’une pièce qu’on dit… légère. La forte tête du cours, j’allais dire le coq de ce fumier, qui pose pour n’admettre en fait de religion que l’existence d’un principe créateur, se vante tout haut d’avoir naguère, dans les murs même d’un autre lycée, ébauché un roman que son renvoi était venu interrompre malencontreusement.
Les romans, les journaux à feuilletons corsés, les journaux pour rire, toujours interdits, circulent plus que jamais, sous l’œil tolérant des maîtres. Il faut bien divertir un peu ceux qui savent et déniaiser les autres ! Le souci de l’âme n’existe pas : Qu’est-ce que c’est que ça, l’âme ? Où est-elle ? Qui l’a vue ? Invention des prêtres, comme la confession.
Dans la classe de Rhétorique, il y a un brave homme, professeur de langues et bon professeur, mais sans autorité, qu’on ne lapide pas : on lui fait pire. Voulant nous rendre la langue allemande plus agréable moyennant des leçons de choses, il avait apporté un tableau qui représentait divers objets en couleurs. Pendant qu’il le tenait devant lui et nous l’expliquait, des malins trouvèrent spirituel d’y lancer des flèches trempées dans l’encre. Il déclara qu’il n’en apporterait plus. Le lendemain, craignant d’avoir montré trop d’humeur et nous croyant peut-être repentants, il arriva en classe avec un autre tableau : le bombardement reprit de plus belle et le bonhomme dut plier bagage en gémissant.
Cela, c’est stupide, à tout point de vue : ce qui s’est passé ce matin, est dégoûtant. En entrant au lycée, deux externes virent devant la porte du concierge une petite assiette avec un reste de haricots pour le chat : ils eurent l’abominable idée de la prendre avec eux, et au bon moment, ils en versèrent le contenu dans le chapeau du même professeur, qui ne s’aperçut de la farce qu’après s’être coiffé. On dit que les deux coupables vont être renvoyés : ils ne l’auront pas volé !
Toutes ces misères, je pouvais en rire autrefois, avec plus ou moins de conscience du mal que je faisais : aujourd’hui que le bandeau est tombé de mes yeux, elles m’affligent et m’humilient pour mes pauvres camarades.
Prions pour eux, mon ami. Prie pour moi.
Ton frère,
Louis.
P.-S. — Je serais curieux de savoir ce que les Jésuites feraient dans des cas pareils à ceux que je viens de te raconter. Renseigne-toi.
45. A Louis.
5 juillet.
Mon cher Louis,
Je me suis renseigné, suivant ton désir, et voici ce qu’on m’a raconté comme un fait absolument historique.
Il y a quelques années, le P. Surveillant d’une division de grands élèves à l’école de *** en soupçonna un d’avoir introduit dans la maison un livre dangereux : il observa de près le suspect et finit par saisir dans son pupitre un de ces imprimés que le règlement interdit sous peine formelle d’exclusion. La faute était flagrante : le coupable fut rendu à sa famille.
Mais il laissait à l’école des amis que son renvoi irrita : ils se le témoignèrent mutuellement, les têtes s’échauffèrent peu à peu et une petite révolte s’organisa. A l’étude, on piqua une muette, c’est-à-dire qu’on ne répondit pas à la prière dite par le Surveillant. Quand il entrait ou sortait, un murmure sourd grondait à travers la salle et les pieds frottaient contre le plancher. En récréation, sur son passage, des groupes scandaient à mi-voix les trois syllabes de son nom sur l’air des Lampions.
Le Recteur de l’école fut averti : il ordonna au P. Surveillant de lui désigner trois des plus coupables. Ils furent immédiatement renvoyés chez eux. Les restants tinrent bon et continuèrent leurs petites manifestations : trois autres partirent, puis encore trois, et ainsi de suite durant plusieurs jours. La folie gagna presque toute la division. Les journaux s’en émurent et le ministère de l’Instruction publique, alors bienveillant, offrit main-forte au P. Recteur : celui-ci le remercia de ses bonnes intentions, mais se borna à poursuivre le système des éliminations par petits paquets.
Cependant le P. Surveillant, désolé de toutes ces exécutions qu’il se reprochait d’avoir provoquées, conjura son Supérieur de le sacrifier au bien commun : « Le bien commun, mon cher Père, répondit le Supérieur, c’est le respect de l’autorité : dussé-je vider la maison, vous resterez à votre poste. »
Il en partit plus de trente et le calme se fit. Sur les instances des parents et moyennant amende honorable, la moitié des exclus, les moins coupables, obtinrent plus tard de rentrer à l’école. La leçon fut comprise.
On m’a cité d’autres faits analogues, moins graves, mais prouvant tous que chez les Jésuites l’autorité ne capitule pas devant la révolte. Leurs élèves le savent. Le fait cité remonte à une époque où la population de cette école, fondée depuis peu, était encore assez mêlée et ne provenait pas exclusivement de collèges ecclésiastiques. Ici, on vient de renvoyer pour la même faute, introduction clandestine d’un livre, un élève et ses deux complices : personne n’a bougé.
Quant à l’émeute et aux saletés que tu me décris, elles semblent chez nous en dehors du possible. Une classe ou même une division pourront bien, dans un moment d’oubli ou de surexcitation, abuser de la faiblesse d’un maître ou de leur propre supériorité numérique pour se payer, aux dépens de l’ordre, un peu de bon temps, voire même un petit chahut ! mais il y a certaines convenances que les plus mauvais élèves n’outrepasseront jamais, parce qu’ils gardent toujours un fonds de respect pour l’autorité, même quand elle ne sait pas se faire suffisamment respecter par elle-même.
Les causes ? J’en vois deux que je t’ai déjà précédemment signalées : elles m’ont frappé dès les premiers jours après mon arrivée dans ce collège.
C’est, tout d’abord, le caractère essentiellement paternel de l’autorité. Ce caractère n’exclut point la fermeté, ni même parfois la sévérité : mais, comme le soleil voilé trahit sa présence derrière le nuage que ses rayons pénètrent et blanchissent, ainsi, derrière le châtiment nécessaire, on sent toujours la bonté, qui n’a en vue que le bien du coupable et, par suite, ne laisse point de place à une rancune sérieuse ou à des projets de vengeance. D’ailleurs, les punitions, en général, ne se voient ici qu’à l’état d’exception. Il en faut chez les petits, pour leur inspirer cette salutaire crainte du maître qui est le commencement de la sagesse, comme nous le chantons chaque dimanche aux vêpres. Mais à mesure qu’on monte vers les hauteurs où siègent la noblesse de cœur et la raison pure (j’entends la Rhéto et la Philo), la crainte disparaît ou, du moins, change de nature. Elle devient filiale. Chez les grands, il n’est plus question de punir : la punition la plus sensible, c’est le mécontentement du maître ou un reproche public.
Au début de cette année, nous avions un condisciple assez intelligent, pas méchant, mais qui, par suite d’une longue habitude de nonchaloir, était toujours en faute et traînait lamentablement à la queue. Le Père ne le punissait jamais : en revanche, il ne perdait pas une occasion de l’humilier devant nous et l’appelait notre déshonneur. La pointe finit par entrer. Un beau jour, en sortant de classe, le malheureux dit au professeur en pleurant : « Mon Père, donnez-moi toutes les punitions que vous voudrez ; mais ne me méprisez pas comme ça ! — Allons, dit le Père : je vois avec plaisir que le bois n’est pas encore tout à fait sec. Je ne vous mépriserai plus ; mais donnez-moi un peu plus souvent occasion de vous estimer. » De ce jour, l’élève devint bon.
Un autre de nos camarades, pas plus méchant que celui-ci, mais très jeune et très étourdi, écoutait peu et remuait beaucoup. Une première, puis une seconde fois, sans se fâcher, le Père le rappela à l’ordre ; la troisième fois, il lui infligea cinq minutes d’arrêts. Le bonhomme, peu habitué par ses autres maîtres à recevoir des paquets si minces, se mit à rire et se frotta les mains sous la table, en se disant que, pour si peu, il n’y avait point à se gêner. Le professeur feignit de n’avoir rien vu ; mais, un instant après, comme l’étourdi avait encore le nez au vent, il l’apostropha : « Un tel, je vous croyais plus intelligent que cela. — Pourquoi ? — Vous n’avez pas compris tout à l’heure que les cinq minutes d’arrêts étaient un avertissement paternel ? Puisqu’elles n’ont pas suffi, vous en ferez trois heures, et ne m’obligez plus à m’interrompre pour vous punir. » Depuis, une ou deux fois encore, il eut à fulminer l’avertissement : il le faisait, sans mot dire, en montrant ses cinq doigts, et c’était assez. Le jeune homme s’est rangé comme tous les autres.
Dans un des cours inférieurs où la classe est coupée d’une petite récréation au grand air, voici le truc ingénieux que le professeur emploie pour tenir en respect quelques petits écervelés. Il écrit au tableau, bien en vue de tous, le mot RÉCRÉATION. Un gamin s’oublie-t-il, le Père l’envoie effacer, selon la gravité de la faute, une ou plusieurs lettres : on devine les angoisses et les efforts de sagesse que provoque chaque nouvelle suppression. Quelquefois, par commisération pour les innocents, il leur accorde, en récompense d’une bonne note, la faveur de rétablir une lettre ; mais si, à l’heure réglementaire, le tableau est vide, on ne va pas en récréation. Le professeur n’a pas besoin de tirer la morale : les enfants le font. Les coupables ne sont pas fiers et les autres se chargent, après la classe, de leur inculquer la contrition avec le ferme propos de s’amender.
L’autre cause, bien plus profonde et plus générale, qui s’oppose chez les Jésuites aux manifestations de mauvais esprit contre les maîtres et contre la règle, c’est le sentiment chrétien, qui voit dans le maître le représentant de Dieu et dans la règle la volonté de Dieu. Du moment qu’on croit en Dieu et qu’on reconnaît en lui, selon la pure doctrine chrétienne, le principe de toute autorité terrestre, l’obéissance devient d’une simplicité extraordinaire :
« Dieu veut que j’obéisse à mes parents ; or, mes parents délèguent leur autorité à mes maîtres : donc je dois obéissance à mes maîtres. » Ce raisonnement est à la portée d’un marmot de huitième, comme il garde toute sa force pour le plus grave des philosophes, qu’il soit élève des Jésuites ou de l’Université.
Dans les collèges ecclésiastiques, l’habit même des maîtres rappelle sans cesse aux élèves ce caractère surnaturel de leur autorité : c’est, je crois, un avantage appréciable sur le frac et la jaquette, qui ne confèrent pas le même prestige.
Mais les Jésuites ont encore une supériorité : c’est l’exemple de leur obéissance religieuse. L’autre soir, quinze ou vingt Pères prenaient leur récréation dans le jardin contigu à notre cour. Par une porte restée ouverte, nous les regardions se promener et deviser très joyeusement, quand un coup de cloche annonça la fin de l’exercice. A l’instant, toutes les bouches se turent et chacun de son côté reprit modestement le chemin de la maison. Mon voisin, qui les suivait curieusement des yeux, s’écria : « C’est épatant : plus un qui dise un mot ! — Tiens ! reprit un autre ; s’ils ne le faisaient pas, ils n’auraient pas le droit de nous le demander. » La conclusion était excessive ; mais tu vois le fond du raisonnement.
Un élève, ancien potache comme moi, qui a encore quelquefois des retours du vieil homme, me racontait que, mécontent d’un acte de sévérité de son professeur, il avait comploté avec deux autres une protestation publique. Il devait, aussitôt après la prière du commencement, prendre son paquet de livre des deux mains et le jeter bruyamment sur le plancher ; les deux complices en feraient autant, et cela serait d’un effet… oh ! mais d’un effet ! Ce que ça vexerait le petit Père !
— « Eh bien, ton effet a-t-il réussi ?
— Hé ! non. Au moment de soulever mes livres, je l’ai regardé qui finissait sa prière, et quand je l’ai vu faire son grand signe de croix, gravement et modestement comme toujours, j’ai senti que j’allais commettre une stupidité ; je me suis tranquillement assis comme tout le monde et, après la classe, j’ai été lui faire ma confession.
— A la bonne heure ! Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
— Il s’est mis à rire, m’a donné une poignée de main et m’a dit :
« Mauvaise tête et bon cœur ! Allez, je vous pardonne. »
— Et maintenant ?
— Maintenant, si l’un de mes voisins voulait recommencer le coup du paquet de livres, je l’étranglerais net. »
Je te cite là deux faits de minime importance. Si tu voulais te rendre compte plus à fond de l’impression irrésistible que produit le spectacle des vertus religieuses de nos maîtres, il faudrait les suivre durant une de leurs journées. On y arrive à peu près, sans même pénétrer dans le sanctuaire de la communauté, en rapprochant les détails qui paraissent au dehors et qui font deviner le reste.
A quatre heures du matin, la porte de mon dortoir (je couche tout près) s’ouvre doucement ; un Frère armé d’une lanterne sourde approche à pas de loup, pour ne pas nous réveiller, de l’alcôve où dort le P. Surveillant et lui glisse à travers le rideau un Benedicamus Domino. Le Père répond, quelquefois avec un demi-soupir bien naturel : Deo gratias. Il se lève, s’habille, se débarbouille, à petit bruit, se met à genoux devant son lit et prie pour les jeunes paresseux qui continuent à ronfler autour de lui. Une heure après, il sonne notre réveil et son labeur commence.
Homme intelligent, il passera des heures et des heures à regarder des plumes trotter sur le papier et des bouches énormes bâiller sur des livres, à réprimer du regard ou du geste un manquement au bon ordre, à donner des permissions de sortir. Homme sérieux, il s’occupera de mille bagatelles de lingerie, d’infirmerie, de cuisine, fera jouer les enfants et jouera avec eux comme s’il y trouvait énormément de plaisir, les accompagnera en promenade, aux bains, n’importe où, et finalement, le soir, les ramènera au dortoir, où il attendra qu’ils soient tous enfournés dans leur dodo pour en faire autant, non sans avoir dit encore ses diverses prières, ayant peut-être dîné sur le pouce et oublié de souper, fatigué, moulu, mais content d’avoir derrière lui une journée bien remplie et devant lui (ce n’est pas sûr pourtant) une nuit tranquille, qui lui permettra de reprendre au matin son collier de dévouement.
Le professeur, de son côté, s’est levé à la même heure, peut-être plus tôt, parce que, la veille, une occupation imprévue l’aura empêché de corriger ses douze dernières copies. Après son heure d’oraison, il va dire sa messe, que nous avons l’honneur de servir à tour de rôle. Il y met sa demi-heure, comme le veut la règle, et l’on voit, à toute sa manière, que c’est pour lui le pain de la journée. Quand je sors de là, je sens que moi-même j’emporte, avec sa bénédiction, un morceau de sa provision.
Dans la matinée, deux heures et demie de classe : je t’ai dit ce qu’il y dépense de soins et d’efforts. Par manière de repos, entre onze heures et midi, il appelle ses élèves, un à un, pour causer avec eux de tout ce qui les intéresse et compléter son enseignement par quelques bons conseils personnels.
Voilà, je pense, un homme qui a bien gagné son dîner ! Je ne saurais te dire si ce dîner ressemble à ceux de Lucullus ou de Sardanapale ; car je n’ai pas mes entrées libres à la cuisine et jamais je n’ai entendu un jésuite parler de ce qu’il avait ou n’avait pas mangé. Leur ordinaire ne semble pas les préoccuper beaucoup ; quant à l’extraordinaire, s’ils en ont un, je douterais volontiers qu’il mérite suffisamment ce nom.
Après un peu de récréation en commun, on remonte en chaire pour un temps plus ou moins long, qui va jusqu’à deux heures ou deux heures et demie dans les cours inférieurs. Dans les cours supérieurs, ce sont les Pères Surveillants qui enseignent les matières accessoires, pour rompre la monotonie énervante de leurs fonctions habituelles. Quant aux professeurs de littérature ou de philosophie, on ne les voit guère promener les loisirs qu’ils peuvent avoir : ils les emploient, dans le secret de leur cellule, à la préparation de leur cours et à la patiente correction de nos devoirs. Cette seconde besogne surtout, de l’aveu du nôtre, est parfois rude. Je le crois sans peine, en constatant le soin qu’il met à annoter pratiquement nos chefs-d’œuvre d’apprentis et l’exactitude parfaite avec laquelle il nous en rend compte, aux premiers de la classe jusqu’au dernier, sans y manquer un seul jour. Mais aussi, quel merveilleux stimulant pour tous !
Cela, c’est le quotidien. Mais que de tâches supplémentaires viennent s’y greffer dans le courant de l’année ! Compositions, examens, concertations, sabbatines, académies, séances récréatives, pièces et fêtes à la grande salle, que sais-je encore ?
Mais de plus, en dehors de ces travaux scolaires, les Pères n’oublient pas qu’ils sont prêtres et qu’ils appartiennent à un ordre apostolique. Leur zèle des âmes fait encore trouver aux plus occupés, à certains jours, le temps d’aller exercer le ministère sacré en ville ou à la campagne, de s’employer activement aux œuvres de charité, d’écrire pour les simples et pour les savants.
Au collège même, bon nombre d’entre eux prêchent, confessent, dirigent les consciences. Chaque division a ses trois confesseurs attitrés, auxquels chaque élève est libre d’aller porter, quand il veut, ses ennuis, ses misères et ses difficultés, et tu peux croire qu’à certains jours, étant donné le besoin naturel d’expansion que crée la vie renfermée de pensionnaire, cet emploi de Père spirituel n’est pas une sinécure. Je connais tel directeur qui, en dehors de ses occupations journalières, passe régulièrement deux heures à son bureau de consolation.
Que dire encore ? Leur famille, c’est nous ; leur avenir, c’est nous ; le but de toute leur vie, vie de dévouement et d’abnégation, c’est nous.
Tout cet ensemble place l’autorité de nos maîtres religieux à une hauteur où des laïcs, même chrétiens, ne sauraient prétendre et qui écrase à plat tes maîtres sans Dieu ni foi. Et comment veux-tu qu’on fasse des émeutes contre de pareils hommes ? Elles sont un non-sens.
Ce qu’il fallait démontrer.
Ton ami,
Paul.
46. Au même.
10 juillet.
Mon cher Louis,
Nous venons de célébrer les fêtes du P. Recteur. Si tu me demandes le nom de son patron, je te dirai qu’il n’est même pas encore canonisé ; mais peu importe ! Ce n’est pas le patron qu’on fête, c’est le Supérieur, à l’époque la plus commode et pendant trois jours, dont un dimanche. Fête joyeuse et très variée, d’où se dégage d’une façon intense l’esprit de famille que les Pères s’appliquent si constamment à développer chez leurs élèves.
C’est du moins ce qui m’a le plus vivement frappé en observant les anciens. Une soixantaine avaient, selon la tradition, préludé aux réjouissances par une retraite de trois jours à notre campagne, voulant profiter de l’occasion pour se retremper, sous la direction d’un de leurs anciens maîtres, dans le courage et l’amour du devoir chrétien.
Le samedi soir, ils vinrent en grand nombre applaudir une des plus belles tragédies du P. Longhaye, Jean de La Valette. Les grands rôles étaient tenus par quelques jeunes anciens, les autres par des élèves. Cette collaboration, d’un effet très heureux pour le naturel de la représentation, entrait aussi dans le caractère général des fêtes : c’étaient les petits frères et les grands frères qui réunissaient leurs talents pour mieux fêter le Père commun.
Dès le matin du dimanche, malgré la sainteté du jour, le collège s’agitait comme une fourmilière. Des oriflammes aux mille couleurs battaient joyeusement au vent à toutes les fenêtres intérieures, tandis qu’au sommet du pavillon central, le long du paratonnerre, les larges plis du drapeau national ondoyaient majestueusement et apprenaient à toute la ville que l’école des Jésuites était en liesse.
A dix heures, une messe rassemblait dans une même pensée de foi les anciens et leurs cadets. Après l’Évangile, le P. Recteur adressa aux aînés quelques mots de bienvenue ; puis, au milieu d’un silence ému, il proclama les noms des défunts de l’année. Ils étaient douze, une longue série d’enfants, de jeunes gens, de pères de famille, plusieurs arrachés subitement à une vie pleine d’espérances, un seul notoirement dans des circonstances inquiétantes pour son avenir éternel : « Il faut se tenir prêt : qui d’entre les assistants était sûr de ne pas inscrire son nom sur la prochaine liste ? » Chacun fait ses réflexions intimes ; on prie pour ceux qui nous ont précédés dans l’au-delà et ensuite pour la grande famille des survivants. Aux prières se mêle le chant des vieux cantiques familiers. C’est un plaisir d’entendre, aussitôt que la tribune a lancé le premier vers, les mâles voix des anciens reprendre la suite, avec un entrain qui stimule les plus jeunes et produit de la sorte un concert d’une harmonieuse variété, symbole de l’union des âmes.
Au sortir de la chapelle, c’est la grande scène des reconnaissances : « Tiens, c’est toi ? — Tiens, un tel ! D’où sors-tu ? Je te croyais au Tonkin. — J’en reviens. Et toi, que fais-tu ? — Je plante des choux, le seul métier indépendant, et je tâche de bien élever mes quatre gamins. »
« Ohé, mon capitaine ! Comment vas-tu ? — Pas mal. J’attends la croix pour le 14 juillet. — Toujours veinard, comme au temps où tu nous flibustais les trois décorations ! Il ne restait jamais rien pour les autres. — Parce que certains autres n’en voulaient pas. — C’est une insinuation ? — Pas mal fondée. — Il est vrai que j’ai été un fichu paresseux : je m’en repens, un peu tard. Mais mon fils travaille : s’il bronchait… » Un geste énergique achève la phrase.
« Mon Révérend Père, enchanté de vous retrouver jeune et joyeux comme il y a quinze ans. — Vous, êtes-vous triste ? — Dieu merci, je n’ai pas de quoi : une femme charmante, une belle-mère comme on n’en voit plus, des bébés gentils à croquer et la conscience d’être à peu près un honnête chrétien. — Toujours conseiller général ? — Oui, et dans les bonnes eaux. — Bravo, mon ami ! Je vous reconnais. »
Et ainsi de suite. Ils sont là cent cinquante à deux cents, venus de près et de loin, civils et militaires, imberbes et barbus, de tout âge et de toute mine, qui s’interpellent, s’embrassent, se taquinent, se disent des choses sérieuses et plaisantes, se rappellent les vieux souvenirs, sont redevenus collégiens. Il y en a qui veulent montrer à leurs fils, déjà élèves, la place qu’ils occupaient autrefois en classe ou à l’étude. Tel tient à savoir qui a hérité de son numéro et surtout à dire bonjour au vieux F. linger-modèle, qui lui restaura jadis sa première culotte. Un autre grimpe aux combles pour faire une visite émue à certain local peu meublé, avec un œil-de-bœuf garni de solides barreaux, où jadis, à la suite d’une escapade plus corsée, il trouva dans la solitude son chemin de Damas. Tel autre, ancien réglementaire, sollicite avec instance la faveur de sonner aujourd’hui la cloche du dîner. D’autres, nous voyant jouer au ballon, viennent nous apprendre comment on fait des « chandelles » de quinze à vingt mètres de haut. Des groupes se forment autour des Pères connus, où l’on demande des nouvelles des absents et l’on se raconte mille historiettes du temps passé. Nous les entendons répéter souvent la même conclusion : « Ah ! c’était le bon temps ! » Et, ma foi, ils le disent d’un ton si convaincu qu’on est tenté de les croire sur parole.
Mais voilà les clairons et les tambours qui viennent se ranger sur deux lignes, à l’entrée de la salle du banquet. On nous case à nos tables respectives : quand c’est fait, tambours et clairons résonnent et nous applaudissons le R. P. Recteur, qui entre, escorté des gros bonnets de la table d’honneur et suivi de la foule des anciens, qui prennent place par ordre de promotions, les plus vieux au haut bout, les plus jeunes plus près de nous. Alors la cloche sonne ; le P. Ministre, grand organisateur du banquet, dit le Benedicite, auquel répondent comme un seul homme plusieurs centaines de voix ; après quoi, le P. Recteur prononce le solennel Deo gratias et les langues vont leur train. Non pas les langues seules, mais aussi les fourchettes : le P. Ministre a bien fait les choses.
Et le diapason monte, monte. D’un bout à l’autre de l’immense salle, c’est bientôt le plus joyeux et le plus assourdissant des brouhahas, qu’on aurait pu comparer à l’antique confusion de Babel, si tous ces gens qui parlent à la fois (pardon du calembour !) ne s’entendaient parfaitement.
Un coup de sonnette : silence de mort. Le président des anciens se lève, et, dans un chaleureux discours, nous donne la preuve vivante que l’orateur véritable est un grand cœur servi par une belle parole. Les témoignages de reconnaissance et les promesses de fidélité qu’il adresse en notre nom au premier de nos Pères, réveillent sans peine dans nos poitrines un écho qui éclate en applaudissements. Ils redoublent, quand le P. Recteur, à son tour, nous remercie de notre piété filiale, fait l’éloge de nos aînés et nous invite à leur ressembler un jour. Nous affirmons notre solidarité avec eux en vidant à leur santé une coupe de champagne authentique.
Un poète vient chanter en strophes énergiques l’éternel et toujours impuissant combat de Satan contre Dieu et célèbre d’avance la victoire de l’étendard du Sacré-Cœur, qui sera le nôtre.
Puis, c’est la note joyeuse. Un Père et deux anciens, artistes émérites, nous disent d’une façon charmante des couplets gracieux ou désopilants. Pour finir, la tribune du collège exécute avec entrain et brio un chœur de fête, dont la salle tout entière accompagne le gai refrain. Après quoi, les enfants vont prendre l’air en cour, laissant ces messieurs continuer en liberté leurs joyeux propos, entre le café et la cigarette — deux légumes réservés !
Dans l’intervalle, les gradins de l’amphithéâtre improvisé qui domine notre plus belle cour se sont garnis de spectateurs et de spectatrices. Nous allons prendre nos couleurs, bérets et rubans, avec nos diverses armes de guerre — et nous voilà à notre poste. Le P. Recteur et les invités viennent s’installer aux places réservées et la grrrande fête de jeux commence.
La suite à ce soir.
Paul.
47. Au même.
10 juillet bis.
Mon cher Louis,
Voici la suite de ma précédente et la relation promise d’une fête de jeux complète.
A peine la fanfare a-t-elle attaqué sa Marche villageoise qu’on voit s’avancer gravement une ligne de huit aliborons avec leurs cavaliers, précédée de Brocoli, notre Brocoli, qui paraissait fier comme le coursier blanc de l’archange saint Michel et nous faisait au passage les yeux doux, avec des petits sourires de connaissance. Il sentait d’instinct sa supériorité et regardait de haut, lui élève de première division d’un grand collège, ses rustiques confrères, simples bêtes de louage. Il salua fort bien le P. Recteur d’un léger coup de tête qu’on lui avait appris ; les autres firent comme ils purent.
A la course de vitesse, Brocoli, bien nourri, bien stylé, gagna de plusieurs longueurs. Dans la course à la haie, il nous humilia d’abord ; car, parti bon train, il s’arrêta net devant l’obstacle et ses concurrents suivirent tous ce déplorable exemple. On les ramena : même résultat, malgré les coups de bâton qui tombaient sur leur dos comme la grêle sur un toit de zinc. La troisième fois, neuf d’entre nous courant à quelques pas devant eux, exécutèrent le saut pour les enhardir : Brocoli passa le premier, deux autres l’imitèrent, les six derniers refusèrent.
La haie enlevée, il y avait un fossé à sauter. Les élèves firent encore l’office d’entraîneurs. Brocoli, après une seconde d’hésitation, sauta convenablement ; les villageois prouvèrent de nouveau qu’ils n’étaient que de vulgaires baudets, en descendant bêtement un versant du fossé et en remontant non moins bêtement l’autre. Brouillés avec l’idéal !… Le jeune vainqueur reçut en récompense un collier de fleurs orné d’une sonnette argentine, qu’on lui mit au cou, et un morceau de sucre, qu’il croqua sans se faire prier. Pendant qu’on le reconduisait, grands et petits crièrent : « Vive Brocoli ! » Je crois qu’il en fut flatté.
Après les bêtes, les gymnastes de première division, dans une série d’exercices à la barre fixe, au trapèze, au tremplin, sur la planche d’escrime, déployèrent une vigueur et une souplesse qui émerveillèrent toute l’assistance. Il y avait même un Anglais, vrai ou faux, qui ne put s’empêcher de nous rendre justice en nous adressant un énergique « hourra ! » J’ai gagné le prix du saut en longueur, mais l’ai payé d’une écorchure notable au genou… de mon pantalon : la blessure n’est pas trop humiliante. A l’escrime, j’ai décroché un fleuret d’honneur : quand tu voudras, nous pousserons une botte.
Les gosses, en bras de chemise, culotte courte et béret sur l’oreille, vinrent ensuite, munis de baguettes, exécuter des mouvements d’ensemble fort gentils, avec une précision où se reconnaissait la main de leur vieux surveillant barbu, à la voix sonore de commandement. Soudain, au signal convenu, ils ramassent leurs petits boucliers armoriés et leurs gibecières pleines de balles molles, se rangent en deux bataillons devant leur drapeau respectif et se mitraillent avec entrain, au son d’une marche guerrière. Les projectiles se croisent dans l’air et rebondissent sur la tôle retentissante. Peu de coups portent, tant ils sont habiles à couvrir la seule partie légalement vulnérable de leur être, qui va de la ceinture au menton ! De temps à autre, cependant, on voit un mort s’asseoir les bras pendants sur ses talons, devant son bouclier devenu inutile.
Mais voilà qu’on entend dans l’un des camps un coup de sifflet, auquel répond dans l’autre un cri d’alarme : « Au drapeau ! » L’ennemi se consulte des yeux, se serre les coudes, puis fonce en avant : « Sus au drapeau ! » Cependant les autres se sont groupés autour de la loque sublime et la défendent avec désespoir. Les assaillants l’attaquent avec rage. Trois des plus téméraires tombent, au moment même où ils étendent la main pour saisir la hampe ; trois fois l’ennemi recule. Mais, un instant seulement, les munitions manquent aux défenseurs : les assaillants en profitent et le drapeau est enlevé aux cris répétés de : « Victoire aux bleus ! » Et les bleus, réunissant les deux étendards, viennent, leurs boucliers au poing, défiler fièrement devant le P. Recteur, qui les salue, tandis que, par derrière, les rouges, tête baissée, boucliers renversés, la mort dans l’âme, font cortège à leurs vainqueurs d’un jour, mais hélas ! d’un jour qui comptera.
La division des externes prend alors possession du terrain. Elle s’est acquis une renommée au polo, qui consiste à faire passer, avec des bâtons recourbés, une grosse boule de caoutchouc entre deux poteaux dans le camp adverse. On ne se figure pas, à moins de l’avoir vu de ses yeux, l’acharnement avec lequel cette malheureuse boule est disputée, arrachée, lancée, relancée, amenée quelquefois par un coup heureux à un pas de la ligne fatale, puis, par un autre coup d’adresse, renvoyée à l’extrémité opposée. Cela peut durer longtemps, sans se ralentir jamais. La sueur trace des sillons rouges dans la poussière qui noircit les figures ; des mollets nus bleuissent sous des coups qui ne leur étaient pas destinés : la pomme de discorde roule toujours d’un camp à l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, par un manque de vigilance que la vedette coupable payera cher, elle trouve un passage, entre, — et la place est prise. C’est ce qui arriva, après vingt minutes de péripéties palpitantes.
Un jeu analogue fut exécuté ensuite par la seconde division, montée sur ses échasses. Il s’agissait d’attaquer une citadelle, composée de quatre tours et d’un donjon central, que représentaient de grandes quilles. Un camp essayait de les renverser successivement, en poussant dessus une boule que les échasses de l’autre camp devaient empêcher de passer. Ici encore, la lutte fut vive et assez longue.
Pour s’en reposer, les échassiers nous régalèrent de manœuvres savantes, où ils témoignèrent d’une merveilleuse solidité sur leurs jambes de bois : elles semblaient chevillées à leurs jambes naturelles. Tu me demandes s’il y eut des charges de cavalerie ? — Certainement. — A quatre pattes ? — Non, c’est bien plus simple. Pour les exercices de cheval, l’échasse droite devient lance ou carabine, l’échasse gauche fait seule office de monture et prend à volonté le pas, le trot ou le galop. Si le spectacle n’est pas toujours gracieux, il est au moins drôle.
Tout cela fut agréablement coupé par quelques intermèdes plaisants : une chasse au canard avec des planchettes de cinquante centimètres pour semelles ; une course de vitesse avec des bouts de chandelle allumés ; la traditionnelle course au sac ; la brouette à la grenouille, et d’autres, qui amusèrent les petits et les grands enfants.
Le dernier acte de la partie comique était réservé aux chars à deux roues de la première division, qui firent leur entrée en longue file indienne. Ces véhicules sont une réminiscence lointaine des chariots de guerre homériques : dans le brancard, deux hommes-chevaux ; debout sur la plate-forme, les rênes d’une main, son arme de l’autre, le guerrier solidement campé sur ses deux jarrets, mais suivant avec souplesse et prévoyance toutes les arabesques que peut tracer son attelage. Il s’agissait de fracasser d’un coup de bâton, en passant dessous au grand trot, une marmite pleine d’eau. Le danger est pour le suivant, qui arrive généralement à point pour recevoir la douche, à la grande joie des spectateurs — et même à la sienne, car il fait chaud !
Toutes les marmites vidées, on organise une course frénétique à la bague ; tu sais ce que c’est. Puis, enfin, grand carrousel de nos douze chars, commandé par ton serviteur. Ce fut, sans me vanter, un pur chef-d’œuvre. La modestie me défend de t’en donner les preuves par le menu. Tu sauras seulement qu’il comprenait douze figures : le salut de front, les passes, les cercles, le huit, la croix, l’étoile, le moulin, etc., et, pour finir, une charge à fond de train, s’arrêtant net, comme un boulet de canon dans le sable humide, à deux pas des spectateurs. La peur qu’ils ont eue fait qu’ils nous applaudissent à tout rompre.
Restait le bouquet. Tout au bout de l’arène se dressait une forteresse à deux étages : le premier formé par une terrasse qui dépassait le mur d’enceinte, le second par une haute tour crénelée qui dominait le tout. La place était défendue par des diables noirs, aux dents et aux yeux blancs, qui se démenaient, comme leurs frères d’enfer dans un bénitier, et poussaient des cris de gens qu’on assassine. Nos soldats commencèrent par enfoncer les portes à coups de hache et, poussant un seul cri de : Vive la France ! ils entrèrent, firent une décharge générale, puis se ruèrent en avant à la baïonnette. Les moricauds épouvantés se cantonnèrent sur la terrasse et soutinrent là une lutte prolongée. Pendant ce temps, sans être aperçus d’eux, une douzaine de petits chasseurs se glissent derrière la tour, et faisant la courte échelle, escaladent les créneaux et, soudain, se mettent à canarder d’en haut les assiégés. Se voyant pris entre deux feux, les malheureux jettent leurs armes et demandent grâce. Pendant qu’on leur met les menottes, les douze chasseurs forment sur la tour une pyramide humaine ; le plus agile d’entre eux grimpe jusqu’au sommet et là, debout sur les épaules de ses camarades, au grand effroi des dames, il brandit le drapeau vainqueur, que toutes les bouches saluent d’une acclamation enthousiaste.
Une dernière fois, les quatre divisions s’alignent par rangs de quatre sur un côté du champ de manœuvres, les petits en avant avec leurs boucliers, les moyens avec leurs bâtons et leurs échasses, les grands avec leurs fleurets et leurs chars. Tout ce monde défile au pas devant le P. Recteur, qui salue chaque corps d’armée, au milieu des accents d’une musique triomphale. Mais la joyeuse surprise des spectateurs se traduisit par une tempête de bravos, quand on vit un groupe de respectables anciens, emportés par l’ancienne fougue de jeunesse, se hisser sur des échasses ou des chars, emboîter le pas derrière leurs cadets, peut-être leurs fils ou leurs neveux, et défiler avec eux devant l’assemblée, dans un bon ordre relatif, trébuchant parfois et semant la route de quelque béret mal affermi sur leur front chauve.
C’était risible, assurément : dis-moi, mon ami, pourquoi j’ai senti une larme me picoter le coin de l’œil, et pourquoi j’ai crié de toutes les forces de mon âme et de mes poumons : « Vivent les anciens ! » Ils nous répondirent : « Vivent les jeunes ! » Et les deux cris se croisèrent quelque temps, dominés tout à coup par un autre, spontané, unanime, qui résumait toute cette fête : « Vivent les Pères ! »
Je suis sûr que plus d’un ancien dut éprouver un serrement de cœur en disant adieu à ce vieux collège, où il s’était retrouvé si jeune et si bien chez lui, pour rentrer dans le tourbillon des affaires et des soucis quotidiens. Moi, je comprends mieux, maintenant, que les Jésuites soient aimés de leurs élèves, longtemps et toujours.
Dieu ! que nous sommes loin de notre ancien lycée !
Demain, grande excursion pour les jeunes seuls. Lever très matinal, au son du clairon et du tambour ; deux heures en chemin de fer ; messe au pèlerinage de Saint-E…; déjeuner sur l’herbette, dans les ruines du château de M…; promenade sous bois, par classes, avec le professeur (chance !) ; goûter sur les bords de la R…; souper au collège, dodo, rêves dorés et, au réveil, chute lamentable dans la préparation prochaine du baccalauréat. Sic transit gloria mundi.
Adieu, mon frère. Si je t’ai ennuyé, pardonne-moi ; je ne l’ai pas fait exprès.
Ton Paul.
48. De Louis.
15 juillet.
Mon cher Paul,
Cette fois, la mesure est comble. Écoute, sans préambule, pourquoi, en ce moment, le personnel du lycée est dans la consternation et toute notre bonne ville de Z… dans l’indignation.
Je t’avais dit, l’autre jour, les raisons du dégoût que m’inspiraient mes condisciples de philosophie. Depuis ils ont marché. Un premier scandale, à propos d’une expérience de physique en chambre obscure, avait été étouffé ; mais les abords de la classe continuaient à sentir mauvais. Hier, tout à coup, le bruit se répandit qu’un formidable pot aux roses venait d’être découvert au lycée.
Depuis plusieurs semaines, chaque nuit, quand tout l’établissement dormait, un misérable pion prenait avec lui deux ou trois philosophes, leur ouvrait une petite porte dont il avait la clef, allait avec eux s’amuser en ville, et les ramenait au bout de quelques heures par le même chemin. Le lendemain soir, un autre pion renouvelait ce bel exploit nocturne avec une seconde bande. Puis le premier reprenait la suite, et tous les élèves qui le voulaient, y passaient : après quoi on recommençait le tour. Quelques rhétoriciens plus avancés obtinrent la même faveur.
On s’était juré le secret. Comment fut-il trahi ? Je n’en sais rien. L’affaire cause un énorme tapage. On annonce que le ministre en personne viendra ouvrir une enquête rigoureuse pour établir les responsabilités. Style administratif ; comédie administrative. On sait d’avance comment ça finira : les pions seront déférés au Conseil académique, qui les proclamera coupables d’avoir manqué au devoir professionnel et indignes d’appartenir désormais à l’Université ; les jeunes rôdeurs de nuit que leurs familles n’auront pas encore retirés seront sévèrement admonestés, mais se consoleront avec le joli mot de leur professeur sur les charmes du libertinage au point de vue esthétique.
Pour ce qui me regarde, ma mère a déclaré à mon tuteur qu’elle exigeait mon retrait immédiat de cette porcherie et que je n’y remettrais jamais les pieds. Le pauvre homme est navré de ce qui arrive. Ton père triomphe et va t’écrire.
Je reste avec ma mère et prendrai des répétitions jusqu’aux examens, qui ne sont plus éloignés. L’an prochain, mon frère, j’ai l’espoir que tu ne rentreras pas seul dans ton collège. A quelque chose malheur sera bon !
Ton dévoué,
Louis.
49. De mon père.
17 juillet.
Mon cher fils,
Pour l’ordinaire, j’abandonne volontiers à ta mère et à ta sœur le soin de te donner de mes nouvelles : ce sont deux fidèles secrétaires. Mais aujourd’hui je revendique mes droits de père de famille pour t’envoyer un mot de profonde satisfaction. Cela va te surprendre, car tu me connais par nature assez peu coutumier des compliments. Mais aussi ceux que je t’apporte ne vont à toi qu’en seconde ligne : ils s’adressent d’abord à d’autres.
Louis t’a appris les faits ignominieux qui viennent de jeter le déshonneur sur notre lycée, sur l’éducation qu’on y donne et malheureusement aussi sur plusieurs familles, jusque alors sans tache. Ce sont des choses profondément regrettables et je les déplore ; car, malgré tout, j’aimais encore l’Université : elle m’a élevé. Même quand une mère n’a pas été ce qu’elle devait être, on ne l’oublie pas. Dans mon jeune temps, d’ailleurs, il ne se passait rien de semblable. On avait encore le respect de soi et de la morale. On nous faisait encore le catéchisme, et il y avait des prêtres, non pas seulement pour confesser ceux qui en sentaient le besoin, mais dans le professorat et même dans l’administration.
En te plaçant au lycée où j’avais fait mes propres études, je ne soupçonnais pas les dangers que tu y courais et j’accusais d’exagération les inquiétudes perpétuelles de ta mère. Si je t’en ai retiré, c’est encore, surtout, parce que tu n’y travaillais pas suffisamment et que tu prenais des façons désagréables : le côté moral m’échappait.
Je me suis trompé et j’ai été trompé[5].
[5] Sans vouloir rendre toute l’Université responsable des faits cités, qui sont rigoureusement historiques, l’auteur croit devoir les appuyer de quelques témoignages plus généraux.
M. Sigwalt, membre du Conseil supérieur, a fait devant la commission Ribot cette déclaration : « La grande masse de nos élèves sont des enfants moralement abandonnés, et je n’exagère rien en affirmant que, quoi qu’on dise, nos élèves ne sont pas moralisés par l’instruction que nous leur donnons. » (Enquête, tome II, p. 148).
M. Rocafort : « Les pions d’autrefois, qu’on appelle maintenant répétiteurs, sont le plus souvent des jeunes gens inaptes à transmettre une éducation qu’ils n’ont pas eux-mêmes. » (II, 650.)
Un de ces répétiteurs, président de l’Association des maîtres répétiteurs, a dit le 1er novembre 1896, dans un banquet présidé par un député : « Le désir le plus vif des répétiteurs serait d’obtenir toutes les semaines un congé de vingt-quatre heures consécutives, de pouvoir de temps en temps vivre de la vie de tout le monde… » Nous supprimons le reste par respect pour nos plus jeunes lecteurs. (L’État éducateur, Auxerre.)
M. d’Haussonville répond à M. Lavisse : « Ni à Louis-le-Grand dont je suivais les cours, ni à Sainte-Barbe où j’ai été interne, personne ne s’occupait peu ou prou de notre éducation et de notre âme. » Et citant un mot de Mirabeau sur les grandes villes : « L’agglomération des hommes engendre la pourriture comme celle des pommes », il continue : « Sainte-Barbe était une agglomération de pommes. Bien peu échappaient à cette pourriture précoce… Il en était et il en sera, je crois, toujours ainsi, là où la surveillance qui doit s’exercer de jour et de nuit, de nuit surtout, sera confiée, non point à des hommes obéissant à une pensée de dévouement moral et religieux, mais à des jeunes gens en mal d’arriver ou à des déclassés en peine de trouver un gagne-pain. Partout où il y aura des pions, les enfants seront des pommes. » (Questions actuelles, 17 janvier 1903.)
« Si j’avais un fils, disait un vieux professeur universitaire, j’aimerais mieux le plonger dans une fosse d’aisance que de le mettre pensionnaire dans un lycée. » (Univers du 15 décembre 1903.)
Mais je me rappelle — en français — certain passage poétique que tu dois connaître en latin, où le vieux Lucrèce dit qu’il est doux d’assister de la terre ferme à la détresse des nautonniers surpris par la tempête. C’est ton cas, mon ami. Tu es sorti juste à temps de cette malheureuse galère, où peut-être ta vertu et l’honneur de ta famille auraient sombré, en compagnie de tes anciens camarades. C’est de ce bonheur que je te félicite, comme je m’en félicite pour moi-même.
Est-ce tout ? Non. Car si tu n’avais fait que changer de maison sans changer de façons, le profit eût été maigre et ma joie aussi. Ma joie maintenant, mon Paul, — je veux te le dire une fois sans détour, — c’est de voir que tu n’as plus rien de commun avec ces précoces gredins et que, devant leurs parents humiliés, tu me donnes le droit de marcher encore la tête haute. De cela je remercie tes maîtres et je te remercie.
Si tu en trouves l’occasion, dis-le-leur de ma part, en attendant que je puisse le faire moi-même de vive voix.
Et toi, mon fils, reste digne d’eux jusqu’au bout et obéis-leur, en tout, comme tu m’obéirais à moi-même… ou au bon Dieu.
Ton père qui t’embrasse.
J’attends ton oncle Barnabé, pour voir comment il déraisonnera encore sur le cas des deux pions. S’il s’avise de prendre leur défense, il peut être assuré que je lui mettrai le nez dans la mélasse. Tant pis pour eux et pour lui !
50. A Louis.
22 juillet
Mon cher Louis,
Je ne veux pas perdre le temps à faire des commentaires sur ce que tu m’apprends. C’est profondément triste et odieux. Détournons le regard, élevons nos cœurs et remercions Dieu de nous avoir préservés de l’abîme où sont tombés nos pauvres camarades.
On m’écrit de chez moi le résultat de l’enquête ministérielle. Les pions, blâmés et cassés aux gages, ne passeront pourtant pas en cour d’assises, parce que cela causerait trop de tapage. Sur le tas des élèves compromis on en congédiera trois, probablement de malheureux boursiers, moins coupables que d’autres : mais ces autres, il faut les ménager, parce que leurs papas sont influents et ont menacé de faire un esclandre. Mère Université veut bien couvrir leurs peccadilles du manteau de son indulgence, qui est long et large. Les jeunes générations qui montent s’en souviendront, le jour où le professeur de philosophie leur parlera encore des charmes du libertinage au point de vue esthétique.
Mais tout en déplorant le mal qui vient d’arriver, nous avons, je pense, le droit de nous réjouir de l’heureux changement qui en résultera pour toi. Quel plaisir de nous retrouver, l’an prochain, sous le même toit et de mettre en commun nos travaux, nos joies, nos idées et nos amis !
A ce propos, mon cher Louis, je ne puis m’empêcher de songer que la Providence a préparé les choses d’une façon particulièrement attentive pour nous, en permettant que ta conversion s’accomplît ici même et avant cet éclat scandaleux : sans ces deux circonstances, ton admission aurait probablement souffert quelque difficulté. N’aurait-on pas eu peur d’introduire un loup dans la bergerie ? Maintenant, je pourrai certifier aux supérieurs que tu es le plus inoffensif des agneaux. J’espère qu’ils accepteront mon témoignage et ma caution — et je suis sûr que jamais ta conduite ne m’infligera un démenti. Je compte sur toi comme sur moi-même, ou davantage.
Quelqu’un que je plains sincèrement dans cette affaire, c’est le brave abbé X…, l’aumônier. Ma mère, qui l’a vu, m’écrit qu’il en couve une maladie. Le proviseur lui a fait le reproche de n’avoir rien empêché. Je trouve que ce proviseur a du toupet. Il devrait se souvenir qu’il a toujours été le premier à voir dans l’aumônier la bête noire de son établissement et qu’il a entravé de toute manière, sous prétexte de liberté de conscience, l’action du prêtre sur les élèves. Est-ce que l’abbé X… nous connaissait ? Est-ce que nous le connaissions ? Les reproches du proviseur lui retombent à lui-même sur le nez : car, tout injustes qu’ils sont, ils prouvent que le malheureux sait où serait le remède.
J’ai entendu raconter ici que M. Duruy, étant grand-maître de l’Université de France, avait eu un jour la curiosité de voir l’École des Pères de la rue des Postes. Le P. Recteur se fit un plaisir de le mener partout. A mesure que le Ministre examinait les diverses parties de la maison, études et classes, laboratoire de chimie et cabinet de physique, dortoirs et réfectoires, etc., il comparait avec l’Université en disant : « Nous avons mieux… Nous n’avons pas si bien. »
En sortant, on parla de la moralité. Le Ministre demanda au R. Père s’il n’avait pas à s’en plaindre.
« Dans certains cas exceptionnels et isolés, répondit le P. Recteur, oui ; dans l’ensemble, non.
— Comment faites-vous, mon Révérend Père ? Car enfin ces jeunes gens de dix-sept à vingt ans, et vous en avez beaucoup…
— Quatre cents.
— … ils ne sont pas bâtis autrement que les nôtres : ils ont les mêmes passions, contre lesquelles toute leur bonne volonté peut quelquefois échouer.
— Sans doute, Excellence, mais nous avons un moyen.
— Puis-je savoir lequel ?
— Chacun de ces jeunes gens se choisit, parmi les prêtres le plus expérimentés de la maison, un directeur de conscience, à qui, dans les heures mauvaises, il est toujours libre de demander conseil et réconfort, qui le relève et le soutient en toute occasion. C’est ce que nous appelons le Père spirituel.
— Je comprends… Mais là, nous ne pouvons pas lutter avec vous. »
Et l’on ajoute que le ministre partit soucieux. L’Excellence qui est venue à Z… a dû en faire autant, si elle attache quelque prix à la moralité des lycées. Mais du souci au remède, il y a loin, si loin que l’Université ne franchira jamais l’intervalle — aussi longtemps du moins qu’elle se condamnera à ne pas être chrétienne.
J’ai sur ce point comme sur les autres mon plan de réforme : car je ne renonce pas encore à convertir un jour la marâtre qui a commencé mon éducation. Veux-tu que je t’en fasse confidence ? Voici. Tu vas juger si je suis hardi et radical.
Ne pouvant établir dans chaque lycée (ce serait pourtant le plus sûr et le plus court) un groupe de Jésuites, j’y appellerai au moins deux prêtres séculiers, recommandables sous tout rapport, que je chargerai de la direction active et suivie des consciences, avec toute facilité d’exercer leur ministère. Pour compenser leur petit nombre et les aider dans leur laborieuse besogne, j’introduirai la Congrégation !!!
Oui, cette redoutable Congrégation, sur laquelle tant de gens naïfs, depuis le temps de la Restauration, déraisonnent encore à plaisir, absolument comme un aveugle sur les couleurs. Pour t’épargner le malheur de les imiter, je te dirai demain ce que c’est qu’une Congrégation de collège.
Bonsoir, Louis.
Ton dévoué Paul.
51. Au même.
23 juillet.
Mon cher ami,
Figure-toi, le soir, dans un long corridor sombre, des gens cachés sous des manteaux noirs, masqués, se glissant à pas de loup, sans mot dire, sans souffle, jusqu’à une porte basse bardée de fer. A travers un petit grillage, ils murmurent quelques syllabes : la poterne s’entre-bâille et ils descendent un escalier en spirale, frappent trois coups symétriques à une seconde porte ferrée et pénètrent enfin dans un souterrain voûté, aux murs absolument nus, sans ouverture vers le dehors, à peine éclairé, où d’autres conspirateurs les attendent déjà, muets comme la mort. Se connaissent-ils ? On ne sait. Que veulent-ils ? Tu vas voir.
Quand tous sont arrivés et comptés, l’un d’eux, un jésuite, s’avance vers une grande table ronde placée au milieu du caveau, et y plante tout droit un poignard… Bigre ! Ça ne te donne pas froid dans le dos ?… C’est une façon de déclarer la séance ouverte. Tous prennent place, et alors, d’une voix sépulcrale, le président invite chacun d’eux à dire ce qu’il a fait pour la bonne cause. La bonne cause, tu le devines bien, c’est le règne de la Compagnie de Loyola, que ces malheureux ont juré, sur le salut de leur âme, de défendre jusqu’à la mort, ad majorem Dei gloriam.
Y es-tu ?
Eh bien, mon ami, tout cela se passe… dans les romans et peut-être dans certaines sociétés secrètes, mais pas au collège. Notre Congrégation n’est pas une société secrète : elle se recrute, se réunit et fonctionne au grand jour, sans avoir rien de sinistre ni dans son but ni dans ses moyens.
Son but général et final est de faire de nous de parfaits chrétiens, en nous encourageant dès le collège à la pratique généreuse de tous nos devoirs et spécialement à la lutte sans merci contre le mal qui est en nous et hors de nous.
Quels moyens emploie-t-elle à cet effet ? Avant tout, naturellement, la piété, non la piété de surface, de bonne femme ou de sainte-nitouche, mais cette piété solide qui va de pair avec l’effort vers le bien. A cette piété elle propose un modèle et un appui pris dans le Ciel : pour les grands, c’est Notre-Dame. En voici les raisons. Reine, elle dispose en notre faveur de la puissance suprême de son Fils ; Vierge, elle est l’idéal réalisé de cette pureté si nécessaire et parfois si difficile, quand on est jeune et tenté ; Mère, elle est la bonté, la miséricorde, l’amour, dont notre cœur a besoin à tous les instants de notre vie.
L’engagement a lieu en public, devant l’autel, par un acte solennel de consécration. Il se réduit à une sorte de contrat chevaleresque, par lequel je me donne librement pour vassal à la Reine des Cieux, qui, en loyale suzeraine, voudra bien, à titre d’échange, me garantir aide et protection dans la grande affaire de mon salut. C’est tout le mystère.
Cependant, il y a un semblant de prétexte à la défiance des ennemis de la Congrégation. Si le chevalier de Notre-Dame restait isolé, il risquerait de succomber dans certaines rencontres et de ne pas trouver l’emploi convenable de sa vaillance. Les chevaliers errants ne sont plus de notre époque et les Jésuites n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour savoir que la grande force, le grand levier qui élève les âmes, dans le petit monde du collège comme dans le monde extérieur, c’est l’association. Voilà le point irritant.
Mais si mon but personnel est essentiellement bon, pourquoi cesserait-il de l’être, si je le poursuis avec d’autres et si je m’entends avec eux, en toute honnêteté, pour l’atteindre plus sûrement et plus complètement ?
Il y a plus de trois siècles qu’un religieux du Collège Romain associa ses élèves pour travailler ensemble, sous l’invocation de Notre-Dame, à leur progrès dans la vertu et la science. Les Papes ne tardèrent pas à encourager les pieuses réunions du même genre et elles se répandirent dans tout l’univers, enrôlant sous l’étendard de la Vierge Immaculée l’élite des chrétiens de tout âge et de tout rang, depuis les enfants des écoles et les simples travailleurs jusqu’aux princes de l’Église et aux têtes couronnées. L’une des premières fut établie dans la capitale de la France, au collège de Clermont, devenu plus tard lycée Louis-le-Grand : elle compta parmi ses membres saint François de Sales et le grand Condé.
Nous autres, chétifs, sommes loin de ces illustres personnages ; mais c’est quelque chose de pouvoir se dire qu’on leur succède. Si l’on n’y gagne pas le droit de s’estimer davantage, on estime du moins davantage la Congrégation.
En somme, nous faisons ce qu’ils faisaient : les règles n’ont pas changé. Pour être admis à l’honneur de la consécration solennelle, il faut avoir, durant plusieurs mois, donné des preuves sérieuses de piété, de travail, de bon esprit, de caractère. Alors on passe devant le Conseil, formé des principaux dignitaires, sous la présidence du P. Directeur. Ils décident à la pluralité des voix si l’épreuve a été, ou non, satisfaisante et suffisante. C’est un moment redoutable : car les condisciples se connaissent bien entre eux et se jugent sévèrement. L’indulgence descend plutôt du Père. Je le sais de bonne source, car…
— « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ? »
— Eh bien, oui, ils m’ont mis du Conseil. C’est ce qui me permet de te parler en connaissance de cause.
Dans ces conditions de recrutement, tu comprendras que la Congrégation renferme l’élite morale de la Division. Mais elle n’est pas un simple reliquaire pour y conserver sous verre ou dans la cire les petits saints : elle doit être aussi un instrument d’éducation générale. A n’être bon que pour soi seul, on risque de ressembler à l’escargot dans sa maison solitaire ou au rat dévot dans son fromage.
Accueillir les nouveaux à la rentrée comme j’ai été accueilli, consoler un camarade en deuil, prendre part à la joie d’un autre, relever un courage abattu, défendre un faible contre un abus de force ou contre ses propres défaillances, placer un conseil opportun, gronder quelquefois, quelquefois arrêter un petit désordre, rappeler les convenances à qui les oublie, entraîner au jeu, favoriser en toute circonstance la gaîté, le bon esprit, la vie de famille au collège : voilà quelques-uns des devoirs d’un bon Congréganiste.
Il est évident que tous ne s’en acquitteront pas avec la même énergie et le même succès ; mais les gens de cœur ne fussent-ils qu’une poignée, ils auront vite fait de prendre la tête de la Division. La fermeté de caractère et la décision de volonté s’imposent toujours, tôt ou tard. Ces braves, on les écoutera, d’ailleurs, d’autant plus volontiers qu’ils comptent généralement parmi les dignitaires et sont les élus de leurs camarades : car les hautes charges de la Congrégation sont conférées par le suffrage universel, honnêtement pratiqué, et les Supérieurs ne se réservent qu’un droit honorifique d’approbation.
Tu vois, sans peine, mon ami, qu’il y a dans cette institution une véritable puissance pour le bien et une digue solide contre les mauvais courants. Si le lycée avait eu sa Congrégation, le scandale récent ne se serait pas produit, les sales propos ne formeraient pas le jeu ordinaire des élèves et peut-être se serait-il trouvé parmi eux quelqu’un pour clore le bec à l’inventeur du libertinage esthétique.
Cet apostolat en famille apporte aux Congréganistes un avantage personnel infiniment précieux pour leur avenir. Il développe à la fois l’esprit d’initiative, le savoir-faire, l’art de se gouverner soi-même en agissant sur les autres ; il devient ainsi pour eux le meilleur apprentissage de l’influence qu’ils seront appelés un jour à exercer sur un terrain plus vaste.
Si j’avais plus de temps à moi, je te dirais comment cet apprentissage se complète par l’apostolat extérieur de la charité, par les relations directes avec le pauvre peuple et aussi par un commencement de participation aux œuvres sociales chrétiennes.
Ne t’étonne pas, mon cher, si tu me trouves si ferré sur cette intéressante question : je n’ai guère fait que de te répéter ce qui nous a été dit si éloquemment par le R. P. Recteur, ce matin même, à notre fête des adieux, dont je veux encore te donner une idée.
Avant de se quitter, les uns pour aller en vacances, les autres pour ne plus revenir, les Congréganistes se réunissent une dernière fois dans leur chère chapelle, témoin de leurs premières promesses à Marie, de tant de ferventes prières, de résolutions généreuses, de cérémonies touchantes qu’ils n’oublieront pas. On chante encore ensemble les louanges de Notre-Dame, on prie, on communie les uns pour les autres, avec une ardeur que double la pensée de la séparation prochaine. A la fin, les partants viennent s’agenouiller au pied de l’autel. L’un d’eux tient, debout, la bannière de Marie ; un autre, au nom de tous, déclare leur volonté de défendre toujours, autant qu’il sera en leur pouvoir, la gloire de Dieu, son divin Cœur, sa Mère et son Église. Puis le Préfet en charge, suivi de ses deux assistants, vient donner acte de leur engagement à ceux qui s’en vont, promet au nom des restants fidélité au commun drapeau et propose de sceller l’union perpétuelle des cœurs par l’union dans la prière. Les deux déclarations, munies de toutes les signatures, sont déposées aux pieds de Marie et conservées ensuite dans les archives de la Congrégation.
Une fois maîtres de leur liberté et lancés dans l’universel tourbillon, tous ceux qui ont promis auront-ils le courage de tenir toujours ? Dieu le sait. Du moins semble-t-il que le souvenir de ce pacte solennel ne pourra manquer, à certains moments, de peser sur le cœur des coupables et finira peut-être, avant qu’il soit trop tard, par y éveiller le remords qui les sauvera. Quant à moi, avec la grâce de Dieu et la protection de l’Immaculée, je désire et j’espère ne passer jamais dans le camp des lâches.
Cette fête, si touchante dans sa pieuse simplicité, m’a pourtant laissé une grande tristesse. Jean revient ici, l’an prochain : je m’en réjouis pour nous deux, toi et moi ; nous formerons avec lui un triumvirat modèle, tu verras. Mais j’avais d’autres amis, qui étaient aussi les siens et qui ne reviendront plus. Nous étions cinq, nous tenant comme les doigts de la main, nous aimant comme si nous n’avions eu qu’une seule âme. Notre lien commun, c’était un même désir d’être bons, purs, généreux pour Dieu et pour nos frères. Sous l’inspiration de notre P. Directeur, nous avions formé entre nous une alliance confidentielle… Oh ! elle n’avait rien de subversif ni de politique !… Ses statuts nous obligeaient à nous avertir mutuellement de nos défauts, à tâcher doucement et discrètement de ramener au devoir certains condisciples empêtrés dans la paresse ou l’indiscipline, à en encourager d’autres qui étaient déjà revenus, à faire respecter toujours et partout, sans fracas et sans forfanterie, trois choses : l’autorité, la charité et la pureté.
Mon bon, tu mesureras quelque jour la distance qui sépare une amitié fondée sur ces bases et d’autres amitiés de collège que tu as connues, que j’ai connues. Tu éprouveras quels sentiments profonds, délicieux et fortifiants elle met dans le cœur, sans le troubler jamais. On voudrait que cela durât toujours. Quand j’ai vu les trois philosophes se relever après leur déclaration de partants, j’ai senti que mon cœur se déchirait et (ne le dis à personne) j’ai pleuré amèrement.
Tu vois, mon cher, que, sans parler des autres raisons, ton entrée au collège est indispensable pour me consoler, si tu m’aimes, et pour reconstituer l’alliance qui va se dissoudre. Arrange-toi en conséquence.
Et pardonne-moi ce bavardage. C’est probablement le dernier avant mes examens : je m’attends à les passer dans huit jours. Bonne chance pour les tiens !
Ton dévoué
Paul.
52. A mon père.
2 août.
Mon cher Papa,
Le télégraphe vous a déjà appris la grande nouvelle : dame Faculté des Lettres m’a été clémente et m’a proclamé bachelier de Rhétorique avec la mention honorable bien. J’ai failli décrocher la mention supérieure : c’est par ma faute que je l’ai perdue, mais je n’en ai aucun repentir. Voici le fait.
Quand je finissais de répondre aux interrogations sur la littérature, mon examinateur, le même qui avait corrigé mes compositions écrites, voulut bien me dire :
« Vos études littéraires, monsieur, semblent avoir été bonnes : où les avez-vous faites ?
— Au lycée de Z***.
— Ah ! Bien.
— Et en dernier lieu, au collège des jésuites de H***.
— Vous dites ?
— En dernier lieu, au collège des jésuites de H***, où je viens de faire ma Rhétorique. »
Il fronça les sourcils, me toisa, articula un Ah ! très bref, puis ajouta d’un ton pincé :
« Je vous remercie, monsieur. »
Mon affaire était claire : à l’addition des points, il m’en a manqué deux pour avoir droit au très bien. Si j’avais encore été de la boutique, on m’aurait fait l’aumône de ces deux pauvres points ; mais j’ai payé le crime d’avoir déserté et l’honneur d’appartenir à un enseignement rival. Je l’ai un peu regretté pour les Pères, à qui je dois tout : ils avaient mérité un succès plus complet. Quant à moi, il me suffit de savoir qu’ils sont contents de mes efforts : aucune mention ne vaut leur estime, appuyée sur le témoignage que me rend ma conscience d’avoir fait mon devoir.
Et vous, mon cher papa, quand l’examinateur m’a adressé sa demande indiscrète[6], est-ce que vous auriez voulu que votre fils reniât ses nouveaux maîtres ? Je sais bien que non, car je n’ai pas oublié votre dernière lettre. Donc, foin de cette mention très honorable, qui m’aurait déshonoré à vos yeux et aux miens ! Je n’en avais pas besoin, je pense, pour vous convaincre, vous et ma mère, que je n’ai pas perdu mon temps au collège.
[6] En ce temps-là, le livret scolaire n’existait pas et l’Université tenait encore à paraître ignorer la provenance des candidats, pour écarter d’elle plus sûrement tout soupçon de partialité. J’ajouterai que le fait cité, sans être général, n’est cependant pas isolé.
Aussi, mon bien cher papa, je viens en toute confiance et simplicité vous demander maintenant, comme je vous en avais prévenu, la récompense que vous m’avez offerte pour la Saint-Paul. Cependant, si je parle de récompense, n’allez pas croire à un retour offensif de mon égoïsme d’antan. Quoique je ne sois pas devenu insensible, tant s’en faut, à ces petites choses qui flattent le moi et les goûts naturels, j’ai appris chez les Pères à chercher les vraies satisfactions plus haut, dans le devoir accompli pour lui-même et pour Dieu.
D’autre part, j’ai appris également à estimer selon sa valeur, c’est-à-dire au-dessus de tout le reste, la joie d’une âme qui est en paix avec son Créateur.
Cette joie, mon cher papa, je sais que vous ne l’avez point. Vous êtes seul maintenant, dans notre cher petit foyer, si uni par ailleurs, à ne pas l’avoir. J’en souffre plus que je ne saurais vous dire ; nous en souffrons tous, ma bonne douce et sainte mère, votre petite Jeanne… Vous en souffrez vous-même. Oh ! ne dites pas non : quand on a le cœur aussi profondément bon que vous l’avez, on ne fait pas souffrir les êtres qu’on aime le plus au monde sans souffrir soi-même.
Je suis dans la vérité, n’est-ce pas ? Eh bien, mon cher et bon père, si vous pensez que je mérite une récompense des efforts que j’ai essayés, depuis près d’un an, pour vous faire honneur et plaisir, je n’en veux pas d’autre que votre retour à Dieu et à la pratique de vos devoirs religieux.
Les raisons, je ne vous les déduirai pas : ce n’est pas à moi de vous prêcher, et je suis persuadé qu’au fond de vous-même vous les connaissez fort bien. Je me contenterai de prier, comme je le fais depuis longtemps, pour que Dieu éclaire davantage votre intelligence si lucide et fortifie votre volonté si droite, et j’attends la réponse de votre cœur, en vous embrassant mille fois.
Votre Paul.
53. De mon père.
4 août.
Mon fils,
Je te félicite d’avoir obtenu la mention bien et de n’avoir obtenu que celle-là : si tu avais eu la faiblesse de renier tes maîtres, je t’aurais renié toi-même. Mais tu n’étais pas capable d’une pareille vilenie !
Je suis très content du prix que tu attaches à leur estime et des sentiments de reconnaissance que tu as pour eux : ils les méritent de toute manière, et j’écris aujourd’hui même pour les remercier de tout ce qu’ils ont fait pour la culture de ton intelligence et de ton caractère.
Oui, ta mère et moi nous savons que tu n’as pas perdu ton temps au collège : nous l’avons constaté de nos yeux et par tes lettres. Sois bien rassuré là-dessus : tu as droit à toute notre satisfaction, et, pour ma part, je ne souhaite pas mieux que de te la témoigner d’une façon qui te soit agréable.
La demande très sérieuse que tu m’adresses ne m’a ni fâché ni surpris, venant de toi. Je reconnais tes bonnes intentions, mon cher Paul : elles m’ont touché. Tu sais d’ailleurs que je ne suis pas hostile à la religion : je vais à la messe, les jours de fêtes concordataires. Pour te faire plaisir, j’y conduirai ta mère et ta sœur dimanche prochain, peut-être même les dimanches suivants.
Mais ne m’en demande pas davantage pour l’instant : la poire n’est pas mûre. Et pour te prouver en même temps ma bonne volonté et ma confiance, je te dirai encore ceci, à toi seul : « Je sais que ma situation n’est pas régulière, et j’espère bien ne pas mourir avant de l’avoir régularisée : mais cette opération, je veux la faire librement et loyalement, quand je me sentirai dans les dispositions convenables pour qu’elle ne soit pas un acte de simple complaisance ou, ce qui serait pire, d’hypocrisie. »
Je respecterai ton refus de tout autre cadeau pour ta fête ; mais je tiens à étrenner ton premier diplôme et, me rappelant certains désirs exprimés jadis en conversation, j’ai pensé te donner une triple joie en te chargeant de conduire à Lourdes ta mère et ta sœur. Elles iraient te couronner mardi et partiraient avec toi, le soir même de la distribution des prix. Vous prendriez le chemin des écoliers et une dizaine de jours, que je passerai seul à attendre votre retour. Vous prierez bien pour moi la bonne Vierge, que j’ai toujours un peu aimée.
Est-ce entendu ?… Qui ne dit mot consent. Je t’embrasse, mon cher fils, en attendant.
Papa.
54. De ma sœur Jeanne.
5 août.
Très honorable bachelier et très aimé frère,
Qu’as-tu demandé à papa ? Nous n’en savons rien, ni maman ni moi ; mais nous le devinons. Ta lettre est arrivée le soir, pendant le dîner ; il l’a ouverte aussitôt et nous a lu ton histoire du très bien, manqué par le fait de ce stupide examinateur. Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? Et d’abord, est-ce un homme ? Je lui donne une figure de vieux singe, avec une tomate mûre au bout de la chose qui lui sert de nez : puisqu’il est grincheux et injuste, il ne peut qu’être laid à faire peur. Quant à son cœur, s’il en a un, il doit l’avoir dans l’estomac, à moins que ce ne soit dans ses chaussures : car s’il le portait à la bonne place, est-ce qu’il ne t’aurait pas admiré, quand tu risquais si crânement ta peau d’âne, plutôt que de cacher ton titre d’élève des Jésuites ? Lorsque papa nous a lu ta réponse, je n’ai pu m’empêcher de dire :
« Bravo, petit frère !
— C’est notre vrai Paul, ajouta maman.
— Ce garçon-là sera un homme », compléta papa ému. Puis, à mesure que tu parlais de ta reconnaissance et de ton estime pour les Pères : « Il a raison, intercalait-il, il a raison ! »
Puis : « Ah ! voilà enfin la question du cadeau de fête arriéré ! Qu’est-ce qu’il va me demander ? » Mais après nous avoir lu encore deux lignes, soudain il se tut ; sa mine devint très sérieuse ; à deux ou trois endroits, je vis que ses yeux le picotaient. Quand il eut fini, il plia ta lettre et la mit dans son portefeuille sans un mot.
« Qu’est-ce qu’il vous demande, papa ?
— C’est mon secret. » Et toute la soirée, il resta songeur, préoccupé. Je voulais le soulager du poids qui le gênait : maman me fit signe d’être discrète. De bonne heure, il allégua un peu de fatigue et se retira chez lui, sans doute pour t’écrire avant de se coucher.
Le lendemain, il vint au déjeuner avec une lettre. Il paraissait calme, presque joyeux, comme un homme qui a fait ou qui va faire une bonne action :
« A quelle heure va-t-on à la messe, demain dimanche ? » demanda-t-il tout à coup.
— « Mais comme toujours, à neuf heures », répondit maman, un peu surprise. « Est-ce que vous y venez ?
— Je promets à Paul dans cette lettre de vous y conduire.
— En Te Deum pour son baccalauréat ? » fis-je.
— « Oui. Trouve-moi un livre de messe, pour que je n’aie pas l’air trop dépaysé.
— Voulez-vous son paroissien de première communion ?
— Oui, oui.
— Oh ! que vous me faites plaisir, papa ! » Je l’embrassai, il m’embrassa ; puis, voyant maman essuyer une larme de joie, il l’embrassa aussi et lui demanda, ensuite, si elle se sentait assez forte pour affronter la fatigue d’un voyage :
— « A quel endroit ?
— A Lourdes.
— Avec vous ?
— Pas encore. Avec Paul et Jeanne.
— Oh ! maman, ne refusez pas ! Paul et moi, nous vous soignerons bien et la sainte Vierge ne permettra pas qu’il vous arrive du mal.
— Eh bien, oui. »
Cette fois, je me jetai au cou de maman — et en esprit au tien. Là-dessus, sans perdre une minute, on régla tout pour le double départ, d’ici chez toi et de chez toi à la grotte miraculeuse. Pour le premier trajet, c’est ta sœur qui veille sur maman ; après, tu deviens notre chevalier jusqu’au retour à Z… Quel bonheur ! Je me dis que, si nous n’avons pu faire encore ce pèlerinage désiré, c’est qu’avant de nous accueillir dans son domaine, Marie voulait te voir devenu ce que tu es maintenant. Comme nous allons bien la prier, n’est-ce pas, mon frère, pour tout ce que nous aimons, pour notre pauvre cher papa surtout, qui vient de faire un grand pas vers le bon Dieu !
Nous serons au collège après-demain soir ; mardi matin, nous te couronnons… Combien de fois ? Ce jour-là, nous couchons à Paris, et le lendemain, en route pour les Pyrénées, avec toi. Quel bonheur ! Quel bonheur !
Au revoir, Paul, dans deux jours, qui n’en finiront pas. Je t’embrasse et je te r’embrasse.
Ta sœur,
Jeanne.
Merci, mon Paul, de toutes les joies que tu nous donnes — et de celles que ton cœur de fils aimant et chrétien nous réserve encore. Je serai bien heureuse de jouir avec toi des petites gloires dont Dieu récompense ton travail persévérant et d’aller, sous ta protection, remercier ta bonne Souveraine des grâces que nous lui devons.
Ta mère.
55. A Louis.
16 août.
Mon cher Louis,
Je ne te décrirai pas ce que j’ai vu à Tours, Poitiers, Bordeaux, Biarritz, Pau et autres lieux célèbres, où nous avons passé : ces belles choses, tu les trouveras toutes imprimées dans de beaux livres. Il y manquera pourtant le charme qu’on éprouve à les visiter en compagnie de personnes intelligentes et aimées.
Ma mère supporte bien le voyage ; ma sœur, joyeuse comme un pinson, est aux petits soins pour maman et pour Bibi. Quant à Bibi, pénétré qu’il est de ses graves devoirs de conducteur responsable, il s’applique à les remplir avec la conscience et le savoir-faire qu’ils réclament. Nous n’avons encore été ni écrasés, ni empoisonnés, ni volés, et n’avons pas manqué un seul train. Sans moi, qui sait tout ce qui aurait déjà pu nous advenir de fâcheux ? Pour sûr, j’en aurai de l’orgueil, si cela dure.
Voilà deux jours que nous sommes à Lourdes. C’est Lourdes que je voudrais te décrire : mais comment faire ? Il y a ici, en dehors des choses qui se voient, tant d’autres que le cœur seul peut sentir, sans pouvoir les exprimer.
Le site n’est pas indigne de la sainteté du lieu. La basilique s’élève d’un jet hardi sur un rocher, à l’ombre d’autres rochers énormes ; en bas, devant la grotte, le gave roule sur un lit rocailleux ses eaux transparentes ; à peu de distance, un vieux château fort veille encore de haut sur la ville qui s’étend au pied de ses murs ; par derrière, au-dessus du premier plan des Pyrénées, sombre et massif, on voit blanchir au loin les sommets où règnent les neiges et les glaces.
Mais ce spectacle, qui se retrouve ailleurs plus grandiose, s’efface devant celui des foules de pèlerins qui affluent ici de tous les coins du monde. Hier soir, jour de l’Assomption, nous avons pris part à une procession de huit mille personnes, qui, descendant de la basilique, cierges en main, se déroula lentement le long des allées sinueuses et remplit peu à peu l’immense jardin, où se dresse la statue de la Vierge couronnée par Pie IX. Tout en marchant, on s’unissait comme on pouvait par petits groupes pour chanter ou prier, sans se préoccuper de l’effet d’ensemble, qui, de loin, pouvait n’être pas agréable. Mais quand toute la procession fut massée autour de la statue, une voix puissante entonna un cantique populaire bien connu, dont le refrain est très simple et très chantant :
Ce fut alors comme une immense vague d’harmonie qui s’éleva dans la nuit, roulant du centre aux extrémités, puis se retournant sur elle-même et portant jusqu’au ciel, dans une variété de tons infinie, l’expression ardente du même amour, de la même confiance, du même saint enthousiasme. Je t’assure, mon ami, que c’était empoignant et je ne sais pas comment il faudrait avoir l’âme faite pour garder son sang-froid devant une pareille manifestation. Ma sœur et moi, nous chantions de tout notre cœur et de toutes nos forces ; entre nous deux, maman priait tout bas et pleurait. Elle pensait (elle nous l’a dit après) que si papa s’était trouvé là, il n’aurait pas résisté à la grâce.
La grâce, mon cher Louis, semble planer sans interruption d’une manière sensible sur ce lieu béni ; elle est dans l’air qu’on respire. Si je n’avais peur de passer pour un affreux hérétique, je dirais que je crois fermement à la présence réelle de Marie à Lourdes.
Cette impression m’a saisi dès notre première visite à la grotte. C’était le crépuscule, presque la nuit, une belle nuit étoilée. En me trouvant tout à coup, au tournant du chemin, en face de la statue blanche qui, dans un creux du rocher, occupe la place même où la Reine des cieux apparut à la petite bergère, j’ai senti qu’elle était encore là, invisible, mais vivante et agissante. Je lui ai parlé, je lui ai dit tout ce que j’avais dans le cœur, je lui ai recommandé tous mes besoins, tous mes vœux, tous mes parents et mes amis, toi et Jean, et il m’a semblé qu’elle m’écoutait et me répondait : « Courage ! Je suis avec toi. »
Chaque fois que j’y reviens, j’éprouve la même impression. Et on ne se lasse pas d’y revenir, et quand on y est, on ne peut pas faire autrement que de prier, de bouche ou de cœur. On est envahi par le recueillement. Sur la vaste plate-forme qui sépare la grotte du gave, j’ai vu deux et trois cents personnes allant et venant dans le plus religieux silence ; si on parlait, ce n’était qu’à voix basse. Il y avait presse pour s’agenouiller tour à tour un instant sur la dalle où Bernadette s’est agenouillée devant la divine apparition ; mais n’importe où, au milieu de la foule ou à l’écart, on voit des gens prier à genoux, étendre les bras en croix, baiser la terre. Tout le monde trouve cela naturel et en fait autant. Les cœurs sont tous à la même hauteur, bien au-dessus des petitesses du respect humain, bien au-dessus de la terre.
Malheureusement, je suis arrivé trop tard pour être brancardier en titre : j’ai pourtant rendu service et vu de mes yeux plusieurs malades sortir guéris de leurs couchettes ou de la piscine. J’ai même assisté à des constatations médicales : pour tout esprit non prévenu, elles ne laissent pas le moindre doute sur l’intervention miraculeuse. Voici seulement un fait. Une brave Flamande de quelque trente-cinq ans, appelée Marie, nous a raconté, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle avait été atteinte depuis quinze ans d’une plaie au bas de la jambe. Treize fois elle était venue demander sa guérison à la « bonne mère », sans jamais l’obtenir. Au contraire, la plaie était devenue si profonde et si douloureuse que, lorsqu’elle parla de faire un quatorzième pèlerinage, ses proches la traitèrent de folle et lui prophétisèrent qu’elle n’arriverait pas vivante à Lourdes. Elle eut alors une inspiration soudaine. Plusieurs de ses parents n’étaient pas chrétiens : « Si j’en reviens guérie, leur dit-elle, me promettez-vous d’aller tous à confesse ? » Ils se mirent à rire aux éclats. Elle insista : « Me le promettez-vous ? — Nous vous le jurons, si vous voulez. — C’est bon : je vous tiens ». Elle partit, arriva à Lourdes, non sans avoir horriblement souffert des cahots de la route, pria devant la grotte, se fit plonger dans la piscine et se trouva instantanément guérie. Sa jambe ne garde même pas la moindre trace du mal : elle l’a montrée devant moi aux médecins et ajoutait naïvement : « Je vais leur écrire tout de suite de se préparer à leur acte de contrition : je les tiens. »
J’ai demandé à Notre-Dame de vouloir bien tout arranger pour que tu rentres avec moi au collège en Philosophie. En attendant, je l’ai priée de soutenir ta bonne volonté et la mienne, et d’épargner à nos vertus encore mal affermies les secousses trop rudes.
Nous ne partons pas encore : il fait si bon ici qu’on voudrait y rester toujours ! Mais mon pauvre papa doit nous attendre avec angoisse : va le voir pour lui faire prendre patience. Ah ! si je pouvais lui rapporter sa guérison spirituelle ! J’espère.
Au revoir, mon cher Louis. Offre mes respects à ta bonne mère.
Ton ami,
Paul.
Je ne suis pas étonné du piteux résultat des examens au lycée : les préoccupations de nos anciens condisciples étaient ailleurs et l’on ne peut courir deux lièvres à la fois. Tu as ton diplôme : c’est le principal.
56. De mon professeur.
1er septembre.
Mon cher Paul,
Je vous ferais de la peine, si je n’acceptais pas vos remerciements, si sincères (je le sais) et si affectueux. Je ne commettrai même pas l’acte d’humilité douteuse qui consisterait à vous dire que je ne les mérite pas. J’ai du moins la conscience d’avoir voulu les mériter : c’était mon simple devoir.
Mais pour rester dans la vérité pure, je dois ajouter que vous m’avez rendu ce devoir singulièrement facile et doux. Si tous les élèves vous ressemblaient, un professeur ne gagnerait pas sa part de paradis : il serait payé de ses peines dès ce bas monde.
J’ai donc aussi à vous remercier, mon cher Paul, des satisfactions que vous m’avez données personnellement et du précieux appoint que vous avez apporté à l’entrain général. Vous en avez été récompensé par vos beaux succès de fin d’année, vos sept prix et votre diplôme, et mieux encore par l’assurance intime d’avoir rempli vos obligations filiales à l’égard de Dieu et de vos bons parents.
Hélas ! l’an prochain, vous ne serez plus mon élève ; je n’aurai même pas la joie de vous revoir à la rentrée : car l’obéissance m’appelle à travailler au bien de la jeunesse dans un autre collège, à X., où je dois encore professer la Rhétorique. Ce sera pour moi un sacrifice assez rude, je l’avoue. Mais le jésuite est le voyageur du bon Dieu : sa vocation l’oblige, selon le mot de certain brave Père, à avoir toujours un pied levé et l’autre… en l’air.
Je garderai votre souvenir, mon cher Paul, surtout dans mes prières, et serai heureux d’apprendre que vous serez pour votre futur professeur de Philosophie, le Père X., ce que vous avez été pour moi, un élève modèle. Et si, quelque jour, nous nous rencontrons sur l’un des mille sentiers qui se croisent dans la vie, je veux espérer que vous en éprouverez autant de plaisir que moi-même.
En terminant, je souhaite que les graves études de l’an prochain fassent de vous, avec l’aide de Dieu et de l’éducation chrétienne, un homme complet, digne de réformer l’Université de France ou du moins capable de tenir une belle place parmi les gens de tête et de cœur.
Je suis tout à vous en N.-S.
Votre ancien professeur,
S. J.
57. De mon Père spirituel.
8 septembre.
Mon cher enfant,
Je connais Lourdes ; je sais par mon expérience personnelle ce qu’on y éprouve ; après avoir eu le bonheur d’y aller prier déjà trois fois, j’y retournerais volontiers encore. Je ne suis donc pas étonné des joies intimes que vous y avez ressenties et des belles résolutions que vous en avez rapportées : les unes et les autres sont des grâces que vous ne laisserez point stériles, n’est-ce pas ?
Vous avez bien prié la Vierge Immaculée pour l’âme de votre cher papa : ayez confiance en Elle. A l’occasion d’un grand pèlerinage à Lourdes, j’ai été appelé à prêter mon ministère pour les confessions : j’ai constaté là, dans le secret du tribunal de la pénitence, plusieurs miracles de conversion, opérés par la prière à Marie et plus étonnants, à mon sens, que maintes guérisons du corps. Ce miracle se fera pour votre père et semble même déjà commencé, puisqu’il assiste maintenant régulièrement à la messe du dimanche. Continuez, mon cher enfant, avec votre sœur, à fortifier vos prières par tous les témoignages d’une affection vraiment filiale et d’une vertu sans exagération comme sans défaillance. Par là vous forcerez la grâce à descendre sur lui, peut-être bientôt. Je prie toujours avec vous.
Quant à votre brave ami Louis, veuillez lui dire qu’ayant, selon votre désir, plaidé auprès du P. Recteur la cause de son admission en Philosophie, j’ai le plaisir de lui annoncer que j’ai réussi. On ne met plus qu’une condition à son entrée ; mais je n’ose quasi pas vous la transmettre, par crainte de vous humilier… On veut qu’il s’engage à suivre vos exemples et, au besoin, vos bons conseils : s’il accepte, comme il y a lieu de le supposer, vous voilà terriblement engagé vous-même ! Vous sentez-vous de force à porter ce nouveau fardeau ?
Je comprends, mon pauvre Paul, que le scandale donné par vos anciens camarades et la réserve qu’il vous impose dans vos relations avec eux, vous chagrinent. Il y a peut-être une distinction à établir : rompez avec les grands coupables et les impénitents, laissez venir à vous et accueillez avec une bienveillance discrète ceux qui vous témoigneront des regrets sincères. Il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore. A vous deux, vous et Louis, il vous sera peut-être possible d’en sauver quelques-uns et de former un groupe de résistance au mal. Essayez, avec la grâce de Dieu et l’aide de Notre-Dame de Lourdes.
Je lui demande de vous protéger vous-même, mon fils, contre toutes les défaillances et de vous ramener au collège, dans quelques semaines, tel que vous êtes parti ou meilleur encore : je vous envoie dans ce but ma bénédiction et vous embrasse paternellement.
Mes respects à vos parents et mes amitiés à Louis.
Votre dévoué en Notre-Seigneur,
S. J.
58. De mon ami Jean.
12 septembre.
Mon gros,
Ton esprit se résigne-t-il peu à peu à descendre des cimes sacrées et à reprendre contact avec le sol plat des vulgarités profanes ? Il le faudra bien. Mais je regrette que pour t’adoucir la chute, tu n’aies pu venir passer huit jours avec moi au Mont-Dore, à un millier de mètres au-dessus de la mer, presque au fond d’une vallée en pente douce que descend la Dordogne. C’eût été une jolie transition entre Lourdes et ta ville natale.
Je te donne à deviner l’agréable surprise qui m’attendait ici. Imagine-toi que, dès le premier jour, en entrant à l’établissement des bains, je me rencontre face à face avec un monsieur, habillé comme moi de flanelle blanche des pieds à la tête, qui s’arrête et me regarde. Je m’arrête, je le regarde et, plongeant au fond de son vaste capuchon, je reconnais la physionomie souriante du P. X…, notre futur professeur de Philo.
« Vous ici, mon Père ! Qu’y faites-vous ?
— Je prends des bains, je bois de l’eau désagréable, je me gargarise, je me vaporise, je me pulvérise, comme vous sans doute, et je m’ennuie après mes élèves.
— Quelle chance !
— De m’ennuyer après mes élèves ?
— Non, pour moi, de vous rencontrer. Etes-vous ici pour longtemps ?
— Pour quinze jours encore.
— Moi pour une vingtaine. Vous reverrai-je, mon Père ?
— Quand vous voudrez, à l’hôtel des Étrangers.
— Mais c’est une dépendance du nôtre, où je loge avec mes parents.
— Ah ! tant mieux. Voulez-vous me présenter à eux ?
— Tout de suite ?
— Non, après déjeuner : jusque-là j’ai de la besogne.
— Ils seront enchantés de vous voir.
— Est-ce que vous vous promenez beaucoup, Jean ?
— Le médecin me l’ordonne ; mais je ne connais rien dans ce pays et trouve insipide de me promener seul. Mes parents ne sont guère en état de m’accompagner.
— Et vous avez le pied montagnard ?
— Un peu.
— Alors, ce soir, nous pourrions grimper ensemble là-haut, sur le Capucin : cela vous va-t-il ?
— Pouvez-vous le demander, mon Père ? Merci.
— A tout à l’heure, Jean !
— Au revoir, mon Père. »
Tu juges bien si mes parents furent heureux de me confier au Père. Le soir même, nous grimpâmes au Capucin : c’est un immense bloc arrondi, accessible d’un seul côté, tombant de l’autre vertigineusement à pic. Le Père se montra satisfait de mon endurance, à cette première ascension.
Le lendemain, nous allâmes admirer une jolie cascade et prendre des vues. J’appris là du Père un moyen précieux de se désaltérer sans danger, en pleine chaleur, aux sources glaciales des montagnes. Le voici pour ton usage. On puise de l’eau, on y verse un peu de rhum et l’on avale le tout, à petites gorgées, à travers un morceau de sucre qu’on a dans la bouche. C’est un pur nectar, et un raffinement que les vacances seules peuvent excuser.
Le troisième jour, délicieuse flânerie sur le vaste plateau qui domine les bains, véritable tapis de verdure, où le pied se pose sans la moindre fatigue. Au milieu, un ruisseau de cristal, qui, sur un assez long espace, en vertu de la vitesse acquise, va contre mont. Par endroits, des touffes de myrtilles, qu’on croque avec plaisir. Puis des vaches qui, tout en ruminant philosophiquement (dit le Père), vous regardent avec sympathie. Et surtout de l’air, de l’air à pleins poumons, pur, dilatant, vivifiant, aromatisé parfois de la bonne senteur des sapins. Tant qu’on le respire sur les hauteurs, il semble nourrissant et donner des ailes : au retour, quand on s’assied à table, on sent qu’il vous a creusé l’estomac jusqu’au talon. Ma mère est effrayée de ce que je dévore.
Hier enfin, nous croyant suffisamment entraînés, nous avons entrepris l’assaut des grandes hauteurs, en commençant par le Puy-Gros et la Benne. Ces deux têtes, unies par une encolure peu profonde, sont à 1700 mètres, et nues comme un crâne d’académicien ou de sénateur. Vue superbe, quoique assez bornée, sur le fouillis des montagnes et sur la vallée de la Dordogne. Comme on se sent loin du monde, là-haut, et petit devant les œuvres du Créateur ! J’ai mieux compris pourquoi Dieu aime à se faire adorer sur les sommets. En montant, nous avions rencontré une petite bergère, qui, tout en gardant ses vaches, un tricot dans les mains, chantait de tout son cœur l’Ave maris stella, comme à l’église : cette enfant comprenait par instinct que la belle grande nature est le temple du bon Dieu.
Écoute une attention délicate de ce Dieu si bon. Une fois arrivés au sommet du Puy-Gros, nous mourions de soif. Nous avions bien notre gourde de rhum ; mais où trouver de l’eau ? En approchant d’une roche plate qui semblait indiquer le point culminant, ô miracle ! nous la trouvons percée, à la surface, d’une dizaine de cuvettes naturelles ; l’orage de la veille les avait remplies d’une eau admirablement limpide, à laquelle le vent avait conservé toute sa fraîcheur. Nous dîmes notre Benedicite ; puis, mollement couchés sur l’herbette à l’abri du rocher, nous pûmes arroser à plaisir nos provisions de bouche et, après déjeuner, nous nous payâmes un brin de toilette, chacun dans son lavabo fourni par le ciel. Cela ne te fait pas venir l’eau à la bouche ?
Aujourd’hui, repos indispensable pour refaire nos jarrets et pour t’écrire. Mais demain, grandissime excursion au Puy de Sancy, le roi des Monts-Dore, haut de 1886 mètres. Il y aura des ânes pour les amateurs.
Tu vois que, si ma vie n’est pas tout à fait celle d’un sybarite, vu l’exercice qu’elle comporte, je vais pourtant de plaisir en plaisir. C’est au P. X… que je le dois ; mais il prétend que c’est le contraire, et que l’obligé, c’est lui. De fait, à regarder les apparences, on pourrait croire qu’il s’amuse autant que moi : mais bien naïf est qui se fie aux Jésuites ! Ils s’entendent parfaitement à dissimuler leurs vertus — ou du moins à les accommoder à la faiblesse humaine. Le P. X… sait vivre et rire. Mon père, qui est chrétien, mais n’avait jamais vu de jésuite dans l’intimité, disait l’autre jour : « Je ne me les figurais pas comme cela : au moins ils ne rendent pas la religion désagréable ! »
Bref, mon ami, si tu étais ici avec nous, ce serait un idéal de vacances. Hélas ! je te vois là-bas, dans la plaine, dans le marécage, respirant un air à couper au couteau, de la poussière à rendre aveugle, de la fumée à étouffer, buvant une eau empoisonnée par l’industrie moderne, mangeant sans appétit, dormant sans sommeil, traînant sur un affreux pavé le morne boulet de l’ennui. Mon pauvre gros, que ne viens-tu demain au Sancy ! Un âne de plus (je parle de celui que tu aurais l’honneur… non, qui aurait l’honneur de te conduire) ne serait pas d’un mauvais effet dans la caravane.
Mais c’est mal de faire danser ainsi devant toi la pomme de Tantale : pardonne. Cela vient du grand désir que j’aurais de nous récréer tous deux et de te mettre à l’avance en relation avec notre professeur désigné. Tu te tromperais, d’ailleurs, si tu te figurais qu’en cheminant par monts et par vaux, nous ne faisons que rire et plaisanter. Le P. X… est un homme très sérieux, quand il veut, et moi (tu le sais) aussi. Il veut bien me donner un avant-goût des études philosophiques et quelques bons conseils pour me les rendre profitables : tu en auras ta part, quand je te reverrai. Nous avons parlé aussi du collège, de la Congrégation, de toi et de tout ce qu’on peut attendre de ton intelligence, de ton travail, de ta bonne influence. Il compte beaucoup sur tout cela et je lui ai promis en ton nom que tu ne démentirais pas ses espérances.
Un homme averti en vaut deux, mon gros. Quand on a failli remporter une mention très honorable, on est tenu de hausser sa vertu au niveau de sa gloire : diplôme oblige. Moi qui n’ai attrapé qu’un assez bien à cause de ces maudites Mathématiques, j’ai droit à me reposer sur mon passé : toi, il faudra que tu marches en avant, à la tête, en tout. Intelligenti pauca : si je te prêchais trop, tu finirais par me reprocher d’être toujours sur ta nuque, comme un cornac sur celle d’un éléphant… Ne te fâche pas de la comparaison : l’éléphant est un animal très noble et très estimé, non seulement pour ses dents, mais aussi et principalement pour son intelligence.
Ton ami Louis viendra-t-il décidément nous rejoindre ? S’il te ressemble (je dis cela pour faire passer mes autres impertinences), je ne demande pas mieux que de conclure amitié avec lui.
Es-tu content ? Si tu ne l’es pas, tu as tort ; car au fond, tout au fond,
Prie pour moi. Et bonnes vacances !
Jean.
59. De ma sœur.
8 octobre.
Mon cher frère,
Voilà toute une semaine déjà de solitude ! Ne me demande pas si j’ai encore le crève-cœur, ni combien de fois je monte dans ta chambre causer avec ton portrait, que j’ai mis là pour te remplacer. Il faut me pardonner cette petite folie : elle m’aide à prendre patience. Car après ces deux mois de vacances, où tu t’es montré si bon, ton départ a terriblement changé ma vie. Mais puisque je te l’ai promis, je veux être raisonnable.
Maman se console en consolant la mère de Louis, qui vient nous voir assez souvent. La pauvre femme ! N’ayant plus son fils, elle n’a plus rien, sinon le plaisir d’en parler avec nous. Son beau-frère lui tient rigueur de ce qu’elle lui a forcé la main pour faire entrer son pupille chez les Pères ; il tremble encore à la seule pensée des désagréments que cet acte de témérité pourrait lui attirer. Il en a fait l’aveu à papa, qui lui a répondu net : « Vous avez peur d’être appelé jésuite ?… C’est un tort. Je me suis aperçu que ça ne tue pas et, croyez-moi, ça vaut mieux que d’être déshonoré par ses enfants. » — « Je vous crois, monsieur Ker », a balbutié le brave homme abasourdi, et il s’est empressé de prendre son chapeau, craignant peut-être que papa ne l’invitât à venir dimanche avec lui à la grand’messe.
Sais-tu qu’il devient tout à fait pieux, notre cher papa ? Sa tenue recueillie à l’église fait l’édification de la paroisse ; le sermon ne lui paraît plus si monotone, ni les cérémonies trop longues. Je pense qu’il ira bientôt à vêpres : il a déjà remarqué que ton paroissien peut servir aussi à chanter les psaumes en latin. Ce paroissien fait des miracles.
Les lettres que madame X… reçoit de Louis débordent d’enthousiasme. Il vante le bon ordre et le régime de la maison, la direction paternellement ferme des maîtres, la facilité de rapport avec les élèves, le respect général des convenances, le sentiment du devoir, l’entrain au travail comme au jeu, l’esprit de famille, et dit qu’on ne peut comparer le collège avec le lycée, parce que c’est tout un autre monde. Aussi il promet à sa mère de lui donner désormais le plus de contentement possible, en ajoutant que, pour cela, il n’aura qu’à regarder… tu devines qui, et à faire comme lui. Là-dessus, tableau de l’estime qui entoure Paul, de la confiance absolue que lui témoignent les Pères, de l’affection qu’il inspire à ses camarades, de l’heureuse influence qu’il exerce même sur les moins traitables. Finalement, après la grâce de Dieu, c’est sur ton amitié qu’il compte pour arriver, avec le temps, à te ressembler un peu. Je sais tout cela par cœur, parce que je l’ai lu trois fois, dans le texte original, et je ne dis pas tout, pour ne pas te couvrir de confusion. Tu comprends que c’est pour nos parents et moi du pain bénit, et qu’on n’en perd pas une miette.
Je veux te remercier encore une fois, mon cher Paul, des avis et des conseils fraternels que tu m’as donnés pendant ces bonnes chères vacances. Les ai-je toujours assez bien reçus, dis ? Si je ne l’ai pas fait (car, malgré tout, je me sens beaucoup trop fière encore), pardonne-moi. Je ne les ai pas oubliés et je m’applique tous les jours à les faire passer dans ma conduite. Mais si tu étais là, tout irait bien mieux.
Tu m’as dit qu’à cause de tes études, maintenant plus sérieuses, tu ne pourrais plus nous écrire aussi longuement que l’an dernier : ce sera une grosse privation. J’aurais tant voulu savoir tout ce que tu fais et vivre ta vie au jour le jour, afin de m’encourager par ton exemple à mieux remplir tous mes devoirs !
Au moins, prions bien l’un pour l’autre, mon vrai frère, et aimons-nous comme le bon Dieu nous aime. Je t’embrasse.
Jeanne.
Ta mère aussi, mon cher Paul, regrette le jeûne auquel nous allons être condamnés tous par la réduction de tes loisirs ; mais ton devoir passe avant notre satisfaction. Remplis-le toujours vaillamment, avec l’aide de Dieu et de Marie !
60. A ma sœur.
10 octobre.
Ma bonne Jeanne,
On n’est jamais trahi que par ses amis. J’ai prié Louis de se souvenir qu’un philosophe doit savoir modérer sa langue, s’il ne veut pas risquer de commettre des exagérations toujours regrettables. Qu’il dise du collège tout le bien qu’il en pense : il n’en dira jamais trop. Mais pour ce qui regarde les vertus qu’il m’octroie si libéralement, je proteste contre le verre grossissant à travers lequel son amitié les mesure : quand il m’aura vu quelque temps de plus près, il en rabattra.
De son côté, mon autre ami Jean vient de me jouer un tour encore plus traître. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un préfet de Congrégation chez les Jésuites ?… C’est un élève qu’on place sur le chandelier pour éclairer de ses vertus toute une division. A la chapelle de Congrégation, il préside les réunions sur une estrade, assisté de ses deux assistants. Dans les grandes circonstances, il complimente, au nom de tout le collège, le P. Recteur ou les illustres étrangers qui nous honorent de leur visite. C’est encore à lui qu’on recourt, lorsqu’il s’agit de plaider auprès des Supérieurs, soit une amnistie, soit une faveur exceptionnelle, promenade ou lever de six heures. Si, au prestige que lui donnent tous ces honneurs, il joint certaines qualités personnelles d’intelligence et de caractère, ses condisciples trouveront naturel, en mainte occasion, de lui déférer le rôle délicat d’arbitre des querelles et de redresseur des torts. Mon ami Jean remplissait depuis un an ces multiples devoirs de la préfecture avec une perfection qui ne laissait rien à désirer et, par conséquent, le bien commun semblait demander qu’on ne lui cherchât pas de remplaçant. C’était, je pense, l’avis de tout le Conseil de Congrégation, certainement le mien.
Or, il y a trois jours, quand le Conseil s’assembla pour désigner les candidats qu’on propose d’ordinaire aux suffrages des Congréganistes, Jean demanda la parole et dit : « Mon R. Père, j’ai porté le fardeau de la préfecture pendant toute une année : il me semble qu’un changement de titulaire ne pourrait qu’être utile à la Congrégation et à moi-même. Avec votre agrément, je décline donc toute nouvelle candidature à cette charge et je prie les Conseillers de reporter leur voix sur une autre tête. Il ne manque point ici de confrères qui méritent cet honneur aussi bien et mieux que moi. » Le Père n’objecta rien. On vota et je sortis en tête de la liste, évidemment comme ami de Jean. Je protestai de toutes mes forces que je ne me sentais pas à la hauteur de la tâche et que Jean, préfet modèle, avait rendu la place difficile à remplir pour n’importe qui, mais tout à fait impossible pour moi, le dernier venu. Je demandai, en conséquence, que l’on recommençât le vote. Hélas ! je n’y gagnai rien : ils me maintinrent au premier rang et les Congréganistes ratifièrent le choix.
Je suis donc préfet, pour mon malheur et le malheur des autres, et ce misérable Jean, nommé mon premier assistant, se frotte les mains sous mon nez en me disant : « Pincé, mon gros ! Chacun son tour. » Mais je ne me tirerai jamais honorablement d’affaire, si maman et Jeanne ne disent pas tous les jours, et papa le dimanche à la messe, une prière spéciale à mon intention. J’y compte.
Ce n’est pas tout. Le préfet est aussi, de droit, président d’une Conférence établie en première division. Elle a pour but de nous faire faire, autant que notre situation d’élèves pensionnaires le permet, l’apprentissage de la charité et (si le mot n’est pas trop prétentieux) de l’action populaire.
Notre premier moyen de contact avec le pauvre peuple, c’est l’instruction religieuse, que vingt à vingt-cinq enfants d’ouvriers viennent recevoir chez nous, chaque semaine, au temps de la récréation. Dix à douze catéchistes, philosophes ou rhétoriciens, ont chacun leur petit groupe de deux ou trois gamins, dont ils s’ingénient, rarement sans peine, quelquefois avec un succès très consolant, à éclairer l’esprit et à former le cœur. Ils sont aidés dans cette tâche par des leçons de choses sur tableaux coloriés, par de petites conférences sur l’histoire sainte, enfin par une bibliothèque de bons livres.
Les enfants sont ensuite récompensés, selon leur bon vouloir, par des secours que nous allons porter régulièrement à leurs familles, sous la conduite du P. Directeur, toujours pendant les récréations. C’est notre second moyen d’entrer en relations avec les pauvres gens. Nos visites les habituent à voir le prêtre et dissipent leurs préjugés contre l’indifférence des riches et des fils de riches ; ils se soulagent à nous raconter leurs souffrances et se laissent peu à peu, quelques-uns du moins, ramener aux pensées et aux pratiques chrétiennes. Nous-mêmes, nous apprenons là à compatir aux privations d’autrui, en les voyant de près, et à nous priver aussi pour de plus malheureux que nous.
Tu avoueras que c’est une fort belle œuvre ; mais comme toutes les œuvres et comme la guerre, elle a son nerf, qui est l’argent. Il nous en faut beaucoup, parce que ces pauvres gens ont beaucoup de besoins : chez certains règne la misère noire et une détresse à fendre l’âme. Je quête auprès des élèves, tous les dimanches ; mais les bourses des collégiens ne sont pas aussi larges que leurs cœurs et, sans l’aide des bonnes âmes du dehors, nous serions, comme les budgets modernes, en déficit perpétuel.
Papa, maman, Jeanne, vous êtes de bonnes âmes, n’est-il pas vrai ? Or donc, pour faire honneur à ma nouvelle présidence, je te charge, ma sœur, de réclamer à papa, chaque dimanche, au sortir de la messe, le prix de location de mon paroissien, et comme il ne s’agit pas d’un paroissien vulgaire (je parle du livre — et de papa), j’espère un fort minimum. Je l’autorise à le prendre sur mon futur héritage, que je ne souhaite pas de recueillir avant un siècle.
Maman et toi, ma chérie, tâchez de trouver le loisir et la laine nécessaires pour me tricoter, de vos habiles mains, chaque semaine, à l’intention de mes pauvres gamins, quelque petite pièce de vêtement bien chaud pour l’hiver, bas, chausson, gilet, châle, cache-nez, etc. Si tu pouvais débaucher pour le même travail une demi-douzaine d’amies et ramasser n’importe où quelques vieux vêtements encore mettables pour homme, femme ou enfant, je te baiserai sur les deux yeux. Nous faisons une distribution ordinaire à la fin de chaque mois et une extraordinaire en la fête de Noël.
J’ai fini mon boniment et je me félicite d’avance, avec mes petits pauvres, des jolis cadeaux que l’Enfant Jésus, leur frère du ciel, m’enverra par la poste de Z.
Louis, n’étant pas de la Congrégation, ne peut encore aspirer à l’honneur de porter la médaille de catéchiste. Peut-être aussi, grâce à l’éducation du lycée, son instruction religieuse garde-t-elle certaines petites lacunes qui l’exposeraient, sans qu’il s’en rendît compte, à être pour nos enfants un docteur d’hérésie. Mais ce n’est qu’une question de temps. Il a pris position très franchement, dès son arrivée, parmi les meilleurs élèves et commence déjà à faire honneur à ses deux patrons, Jean et moi. Nous l’encourageons de notre mieux.
Ce qui suit, Jeanne, est pour toi seule.
Je te félicite, ma bonne sœur, de prendre si raisonnablement le chagrin de notre séparation. Si tu avais fait autrement, tu aurais doublé le mien ; car, moi aussi, j’ai souffert de la rupture de ces relations si nouvelles, si fraternelles, que le désir de nous rendre mutuellement moins imparfaits avait établies entre nous durant les vacances. Mais chaque chose a son temps, et le bonheur, nous disait hier notre P. Directeur, n’est que là où est le devoir.
Bien loin d’avoir à te reprocher quoi que ce soit, ma chère Jeanne, je te remercie encore des encouragements que j’ai trouvés dans ton affection, ta franchise et tes bons exemples : grâce à tout cela et à nos communions, je puis te déclarer en confidence que ces deux mois, souvent si mauvais, ont passé cette fois pour mon âme sans faute sérieuse et presque sans trouble. Leur souvenir continue à stimuler ma volonté de bien faire.
Tu voudrais participer d’une façon plus complète à ma vie de tous les jours ? Mais tu ne sais donc pas, ma pauvre enfant, que la vie de collège est nécessairement très régulière, je ne veux pas dire monotone ? Aujourd’hui, on se lève, on travaille, on se couche ; le lendemain, on se lève à la même heure ou une demi-heure plus tard, on travaille, on se couche ; le surlendemain, suite du même chapitre, sauf qu’on va prendre l’air durant trois heures à la campagne. Et ainsi toujours. Cet ordinaire n’est varié que par quelques fêtes plus solennelles, religieuses ou profanes, dont le programme, dans ses grandes lignes, ne diffère pas de celui de l’année précédente, consigné sur le registre du P. Préfet. Il m’a dit que cela s’appelait le Coutumier. Les Jésuites sont essentiellement hommes de tradition, en tout, dans l’éducation comme dans l’enseignement : je crois que c’est leur grande force, et ils y tiennent. Ce n’est pas moi, garçon sérieux ou du moins désireux de l’être, qui les en blâmerai. Mais tu vois, pauvre chérie, quel médiocre intérêt il y aurait pour toi à être mêlée aux détails de ma vie journalière.
Ce que tu m’apprends des progrès de papa me comble de joie. Mon paroissien n’est pour rien dans ce miracle : tout vient de notre bonne Mère de Lourdes. Remercions-la bien ensemble, pour qu’elle ne laisse pas son œuvre inachevée.
Moi-même, Jeanne, j’attends beaucoup de tes prières, dont je vais avoir plus besoin que jamais durant cette année de philosophie, si décisive pour mon avenir. C’est, bien entendu, à charge de revanche.
Je t’embrasse comme mon unique sœur.
Ton frère,
Paul.
61. De ma sœur.
14 octobre.
Mon cher frère,
J’accours en toute hâte pour te dire que papa et maman acceptent bien volontiers de t’aider à soutenir l’honneur de ta nouvelle présidence et que j’ai déjà racolé deux bonnes amies pour venir travailler avec moi. J’ai envie de fonder un ordre de jeunes filles, qui s’appelleront les Chevalières de l’Aiguille pour les pauvres. Qu’en penses-tu ?
Mais, en retour, je pose une condition. Il faut absolument que tu trouves le temps de me « mêler aux détails de ta vie ». Tes belles raisons contre ne m’ont pas du tout convaincue. Je serai ravie de t’entendre parler de vos fêtes religieuses ou profanes, et même de moins que cela. Ta vie, mon Paul, c’est toi, et tout ce qui est toi m’intéresse.
Si tu ne peux plus nous faire de ces beaux longs récits de l’an dernier, rédige-nous, à tes moments perdus, un petit journal, où tu mettras ce qui te passera par la tête ou par le cœur, tantôt plus, tantôt moins. Tu nous l’enverras de temps en temps, pour que nous ayons quelque chose à sucer dans l’intervalle de tes lettres. Veux-tu, mon frère ? Je t’en prie au nom de la bonne Mère de Lourdes. Tu me feras du bien, et je prierai encore un peu plus, pour que Dieu t’éclaire sur ton avenir.
Ta sœur,
Jeanne.