En Pénitence chez les Jésuites: Correspondance d'un lycéen
Je blasphémais ce que j’ignorais. Mais j’en suis revenu depuis six mois, et à présent, ignorant un peu moins, j’apprécie mieux et j’admire sincèrement.
Je ne t’ai parlé que des grands classiques : nous ne négligeons pas ceux du second rang. Ils servent à reposer l’esprit, durant les derniers quarts d’heure d’une classe déjà bien remplie. Mais, même pour ceux-là, on ne prend pas le macaroni à la défilade : on choisit le meilleur. Le professeur a d’ailleurs soin de maintenir toujours, par des résumés ou des lectures courantes, les liaisons et les vues d’ensemble.
Et comme il met en cela et dans le reste autant de science et d’esprit que d’entrain, tu comprendras que la classe devienne pour nous un véritable plaisir, un régal intellectuel, et qu’on désire, par ce commerce intime avec les grands écrivains, arriver avec le temps à se façonner sur eux, à les imiter sans les copier, à devenir soi-même quelqu’un : ce qui est le but final des études — et le plus court chemin pour conquérir un baccalauréat honorable.
Si tu trouves cette lettre trop technique, tant pis pour toi ! Tu l’as voulu. D’ailleurs, ma moustache commence à rivaliser de sérieux avec la tienne : c’est dire que j’acquiers le droit de parler gravement de choses graves.
Bien à toi,
Paul.
24. A ma sœur Jeanne.
22 février.
Ma petite sœur grande,
Que c’est vilain à toi d’être tombée malade au moment précis où je t’attendais ! L’as-tu fait exprès ? Si je le savais, je… je garderais le lot que tu as gagné et par-dessus le marché celui de maman, qui, au lieu de venir s’amuser ici avec toi et moi, a préféré faire son carnaval auprès de ton lit, en compagnie sans doute de plusieurs pots de tisane. Comme ça devait être gai pour toutes deux ! Vous n’avez pas de remords ? Il y aurait de quoi, pourtant, car notre carnaval a fort bien réussi. Pour ton châtiment, je vais t’en faire venir l’eau à la bouche. Écoute un peu.
Le premier jour, grandissime représentation d’une comédie de Labiche, les Gobe-mouches. Il ne faudrait pas demander à tes Ursulines de chercher ce titre dans leur répertoire de l’Opéra-Comique ou du Théâtre des Variétés : car, d’abord, elles ne savent peut-être pas ce que c’est qu’un répertoire de théâtre, et puis ce titre n’y est pas. La pièce est de Labiche tout de même, un peu rarrangée, avec suppression de la trop aimable moitié du genre humain à laquelle tu appartiens. Je t’en fais mes excuses ; mais il paraît que ces dames ne se présentent pas convenablement !… Elle a été interprétée par les Anciens Élèves, dont cinq ou six jeunes de vingt à vingt-cinq ans et deux déjà pères de famille, tous acteurs émérites depuis leur temps de rhétorique. Pièce et jeu fort spirituels, quelquefois absolument pouffants. Si tu avais été là, tu serais repartie bossue, à force de rire — et j’étais condamné à n’avoir plus tard qu’un bossu pour beau-frère ! Tu as donc bien fait de rester à Z… avec tes pots de tisane.
Le lendemain, nouveau plaisir, très long, trop long pour certaines personnes, qui sont venues employer trois heures à espérer qu’enfin leur nom sortirait de l’urne et à voir passer devant leur nez des lots superbes.
Hélas ! je suis de ceux-là. En fait de chance aux loteries, je n’ai jamais eu que du guignon ! Tu as un lot, maman en a un, moi rien. Je convoitais pourtant bien — tu ne devinerais jamais quoi, je puis te le donner en mille — un charmant petit ânon vivant : robe grise avec croix noire dans le dos, des yeux doux et clairs, une paire d’oreilles à faire jaunir d’envie notre cousin Ernest, bref, un amour d’ânon, qui représentait la classe de sixième. Il faut savoir que chaque classe se cotise pour fournir son lot. La rhéto a donné la belle édition savante des Œuvres complètes de Corneille et de Racine, un cadeau de grand prix : mais qu’était-ce en comparaison de Brocoli ?
On l’avait amené dans la salle, bien brossé, parfumé, enrubanné. On l’invita poliment à monter les six marches qui le séparaient de la scène : il refusa, par modestie. On le pressa, on le poussa même un peu : mais les honnêtes gens de son espèce, si jeunes qu’ils soient encore, n’aiment pas qu’on violente leur liberté de conscience. Plus ses conducteurs insistaient, plus il résistait. On a du caractère ou on n’en a pas : Brocoli en avait, na ! Mis ainsi par lui au pied du mur, les âniers délibérèrent et parlaient déjà d’enlever le rebelle à force de bras ; mais
Brocoli devina le complot et, profitant du désarroi, soudain, d’un seul bond, il franchit les six marches et se présenta de lui-même, libre et fier, au public. Il eût certainement chanté sa victoire, si les applaudissements ne l’avaient intimidé. On le rattrapa et on le contraignit d’écouter immobile une chanson dont l’air ne lui plut pas : il n’y répondit pas un mot. Il fut néanmoins tiré au sort et échut (admire l’intelligence du hasard !) à un de nos professeurs de musique. Tu devines comme les deux confrères furent applaudis. Mais il faut croire que le pauvre Brocoli avait eu peur de tomber plus mal : car il redescendit l’escalier sans faire de cabriole et sortit les oreilles droites.
A notre grande joie, il n’est pas tout à fait perdu pour nous. Aussitôt après la loterie, nous nous sommes concertés pour le racheter à l’heureux gagnant : on le mettra au vert à la campagne du collège, où il partagera nos ébats, les jours de congé, jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour traîner la carriole des Petites-Sœurs qui viennent chercher les restes de nos repas. Ce sera pour lui une position sociale très honorable et il pourra y gagner tout doucement sa part de… j’allais dire de paradis : mais ce n’est tout de même qu’un baudet ! L’herbe fraîche lui suffira.
Maman a gagné un christ en ivoire, très expressif, monté sur branches d’olivier naturel, un des lots que j’ai vu le plus apprécier durant l’exposition au parloir (j’ai eu l’honneur de compter parmi les collecteurs). Je l’avais désiré pour elle. Il me console de n’avoir pas eu Brocoli, quoique pourtant j’eusse été bien aise de t’offrir le bourriquet en souvenir de ton petit frère !
Toi, tu as gagné une caisse de mandarines : il doit y en avoir pour ton année, à une par jour. Est-ce que tu aimes les mandarines ? Cela m’étonnerait. C’est fade, c’est odorant, c’est… Crois bien, au moins, que je dis cela sans arrière-pensée égoïste.
Aujourd’hui, nous avons été porter aux bons vieux et aux bonnes vieilles de nos Petites-Sœurs leur part du produit de la loterie. Ils nous ont fait une réception de gala. A peine avions-nous franchi la porte cochère que, sous la véranda en face, nous apercevons, rangés sur un seul front, une trentaine de braves gens endimanchés et, à quatre pas en avant, un vénérable tambour, qui salua notre arrivée d’un roulement ému. Quand nous fûmes plus près, il tourna par le flanc gauche et s’engouffra dans la maison, toujours battant ; les trente hommes, défilant derrière lui deux à deux, au pas relatif, nous menèrent à la porte du réfectoire, où ils firent la haie, pendant que nous entrions.
Toute l’antiquité du lieu, dans ses plus beaux atours, nous attendait, debout et souriante, pour lui servir notre dîner : car c’est nous qui l’offrions.
La prière faite, on s’assit. Nous nous disputâmes les tabliers blancs et nous servîmes chaud, sans trop de maladresses, sous la direction des bonnes Sœurs. D’autres coupèrent le pain, la viande, versèrent à boire. Quelques-uns durent s’occuper de remplacer les mains qui avaient trop de peine à atteindre la bouche sans accident. Ce fut très joyeux. Des mercis et des compliments et des tendresses, nous en eûmes à foison. Quelques rares grognons grognèrent bien un peu, sur la quantité ou la qualité des services ; mais les voisins nous disaient : « faites pas attention, monsieur ; c’est une vieille habitude qu’il a : il est plus bête que méchant. » Et l’on riait. A mesure que les estomacs étaient plus satisfaits, les visages le paraissaient aussi et, au dessert, un petit verre aidant, la joie fut parfaite.
Parfaite, non : le dessert me sembla maigre et j’en eus du chagrin pour ces pauvres vieux et vieilles du bon Dieu. Il manquait une caisse de mandarines. Et je me disais : « Ah ! si ma sœur Jeanne était là avec la sienne ! Elle n’en garderait guère pour elle : je la connais. Quel plaisir elle se ferait de faire plaisir à ces braves gens ! Il y en a peut-être parmi eux qui n’ont jamais vu de mandarine et qui n’en verront jamais, tandis qu’elle, qu’est-ce que ça peut lui faire, de manger tous les jours une mandarine pendant un an ? Du mal. Surtout qu’elle est déjà malade !… Et puis ce n’est qu’un lot, un pur don du hasard : elle aurait pu fort bien, comme moi, ne rien gagner du tout… Ah ! si j’avais avec moi la caisse de ma bonne sœur Jeanne ! »
Heureusement, par prudence, je l’avais prise avec moi, pour le cas où tu me donnerais, sur place, la permission tacite de la distribuer en ton nom. Et je l’ai distribuée. Il y en avait trois cents ; ils étaient trois cents vieux : donc trois cents bénédictions, que je t’envoie. Ça te guérira, mignonne !
Si pourtant tu tenais à être dédommagée, je m’engage à te les rembourser en trois cents baisers, échelonnés sur un espace de quarante ans — est-ce assez long ? — afin qu’il t’en reste quelques-uns, quand tu seras vieille aussi. Donne tes pauvres joues pâlies et maigries, pour que j’y mette les deux premiers, et compte bien.
Vous, maman, guérissez-la vite. Je vous embrasse aussi, avec papa. Ne craignez rien pour votre christ : vous l’aurez.
Votre Popol.
25. A ma mère.
28 février.
Chère maman,
Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ! Parole d’Évangile. J’ai eu tort de l’oublier, en me moquant des pots de tisane de ma petite sœur, et le ciel m’en a châtié. C’est de l’infirmerie que je vous écris. J’ai eu quelques jours de toux et de fièvre, sans danger aucun. A présent, je suis en pleine convalescence, avec des jambes qui flageolent encore et une tête un peu plus vide qu’avant. Le cœur étant resté intact, je cède au besoin de venir vous donner de mes nouvelles.
J’habite une jolie chambre au premier étage : parquet ciré, bon fauteuil Voltaire (c’est peut-être tout ce que je devrai jamais de bon à ce gredin-là, s’il en est l’inventeur !), lit mollet, rideaux blancs, vue très récréative sur les cours où les élèves jouent. La hauteur et l’éloignement amortissent le bruit, mais ne m’empêchent pas de faire sur eux derrière mes rideaux quelques études de mœurs fort intéressantes.
Pour me soigner, j’ai un frère infirmier qui vaut trois honnêtes gens, un saint homme et une Sœur de charité. Après m’avoir consciencieusement exténué par la diète, les purges et la quinine, tout en m’exhortant à la résignation chrétienne, le voilà maintenant qui, pour me rendre des forces, me gave comme s’il voulait convertir ma personne en une terrine de foie gras, selon une progression savante qui aurait de quoi alarmer tout autre estomac que le mien. Entre temps, il me régale de ses meilleurs tours de gobelet et de cartes. Il est très fort dans la partie. Il m’a avoué qu’étant au 1er régiment de cuirassiers, il en savait près de cinq cents et donnait souvent aux chambrées des séances de deux heures consécutives, toujours gratuites, pour empêcher les camarades d’aller boire et jurer dehors. Le prestige que lui donnait son talent lui servit même à en faire confesser plus d’un, et, en effet, il ne devait pas mal placer ses bouts de sermon, si j’en juge par ceux qu’il m’a insinués.
L’autre jour, à la salle de récréation des infirmes, il nous a fait la surprise d’une scène de ventriloquie, un petit dialogue entre deux personnages, dont l’un est au grenier, l’autre à la cave. Vous ne vous figurez pas la stupéfaction comique des gosses, qui cherchaient les voix tantôt au plafond, tantôt sous le plancher : ils étaient ahuris et le saint homme ravi de les amuser. Il y a ici du plaisir à être malade, presque autant que si j’étais soigné par maman.
Je n’ai pas été en classe depuis huit jours, et mon professeur, qui vient me voir fréquemment, ne veut pas encore que je travaille. Vous écrire, ce n’est pas travailler ; mais je suis sûr que vous ne seriez pas contente, si je prolongeais cette première lettre. A bientôt une autre plus longue ! Soyez sans inquiétude.
Je vous embrasse tous.
Votre Paul.
26. A Louis.
8 mars.
Mon cher ami.
Ne pouvant encore suivre la classe, on m’a permis, au titre exceptionnel de convalescent, d’assister au duel que se sont livré en public, à la grande salle, les deux sections de quatrième, vingt élèves contre vingt, sur la grammaire latine et grecque. Cela s’appelle une concertation. Il y avait longtemps que je désirais en voir une. Je ne regrette point l’heure que j’y ai passée. Voici ce que c’est.
Au lever du rideau, on voit les deux armées rangées en bataille, l’une en face de l’autre, sur deux lignes : dix et dix d’un côté, dix et dix de l’autre. César commande les Romains, Vercingétorix les Gaulois. Au bas de la cantonade, sur la droite le professeur de la première section, sur la gauche celui de la seconde, chacun avec deux petits secrétaires chargés de marquer les points.
Les deux porte-enseigne inclinent devant le P. Recteur l’aigle et le coq, puis vont les planter au fond, dominant le champ clos. On échange un dernier regard de provocation et la bataille commence.
D’abord, ce n’est qu’une escarmouche. Le général romain récite, dans le ton naturel, un passage de ses Commentaires, sans broncher ; le chef gaulois lui donne la réplique en autant de lignes et sans broncher davantage. Beau début et bel exemple. Les deux seconds en font autant. Le troisième Romain hésite un quart de seconde sur un mot : son émule gaulois, prompt comme l’éclair, lui lance le mot à la face et le secrétaire du camp triomphant proclame une victoire aux Gaulois. C’est la première blessure. D’autres suivent, de-ci et de-là, toujours foudroyantes, quelquefois bravement rendues. Quand le premier rang a fini, il passe en demi-tour derrière le second, qui entre en lutte avec le second rang opposé, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les diverses leçons, auteurs et grammaires, soient épuisées et que le P. Préfet, juge du tournoi, ait donné le signal du combat suivant : l’explication latine.
Comme pour les leçons, les deux sections ont préparé les mêmes passages d’auteur. Un Gaulois, désigné par son professeur, lit une phrase indiquée, la dissèque grammaticalement et la traduit ; si l’émule y trouve à reprendre, il corrige et gagne une ou plusieurs victoires. Le Romain est ensuite soumis à la même épreuve, et ainsi des autres. L’épreuve ne se borne d’ailleurs pas au sens du texte : chaque combattant répond en outre à des questions très variées de grammaire, d’étymologie, d’histoire, d’érudition en tout genre. Puis encore vient l’application du texte à des pensées analogues, petits exercices oraux de thème et de version, où le professeur met en œuvre toute son ingéniosité professionnelle pour faire valoir tout ce que l’élève a de forces vives, portées à leur plus haute puissance par le stimulant toujours harcelant de l’émulation.
Je t’assure, mon ami, que c’est un spectacle saisissant. Quand on voit ces gamins de douze ou treize ans, dont pas un n’a envie de rire, s’attaquer, se défendre, s’ingénier à rendre coup pour coup, se prendre parfois corps à corps, s’arracher la victoire pièce à pièce, on oublie qu’il ne s’agit que de grammaire et l’on se passionne avec eux. Il y avait là un pauvre Gaulois, pas grand, pas sot, qui, repris à faux par son émule et condamné à faux par le professeur un peu distrait, se débattit comme un beau petit diable contre tous les deux et, se voyant impuissant à faire triompher la vérité, se mit à fondre en larmes en s’écriant : « Mon Père, vous l’avez dit en classe ». On applaudit : la victime eut permission de s’expliquer et obtint double victoire, ce qui ramena instantanément la sérénité sur son visage.
Après une déclamation française, qui permit aux troupes de reprendre haleine, la lutte reprit sur l’explication grecque. Même méthode, même ardeur, même connaissance très sérieuse de cette belle langue, qui parfois semble si ardue à ceux qui ne l’ont jamais approfondie.
On se demandait avec une curiosité de plus en plus tendue à qui appartiendrait finalement la victoire, jusque-là disputée avec des chances à peu près égales. La fortune allait dire son dernier mot. Le héraut d’armes annonça : Combat à mort… Je frémis jusqu’à la moelle des os ; allaient-ils s’entre-massacrer ? Si jeunes encore !… Il ajouta : sur les verbes irréguliers grecs. Je respirai.
Ces verbes irréguliers grecs sont, de tradition immémoriale, le cauchemar des écoliers. Est-ce à tort ou à raison ? Je ne le discute pas ; mais j’ai constaté que les élèves de quatrième n’ont pas plus peur de cet épouvantail que les moineaux ne redoutent le pacifique mannequin, destiné à les éloigner et devenu leur perchoir. Pourtant, il faut bien admettre que ces malheureux irréguliers présentent quelque difficulté, puisque, dans cette lutte suprême, tant de braves guerriers ont mordu la poussière.
Il est vrai qu’on ne faisait plus de quartier. A peine l’adversaire avait-il bronché qu’on entendait résonner, strident comme une lame d’acier qui fend un casque, le fatal cri : Mort ! Et le vaincu tombait inerte sur sa chaise. De quarante, bientôt il n’en resta sur pied que dix et la grande faucheuse continuait à passer impitoyable.
Ils ne sont plus que quatre, deux de chaque nation. Les questions volent pour surprendre l’adversaire : mais l’adversaire sent qu’un instant de trouble, c’est sa perte, et il fait des efforts héroïques pour garder son sang-froid. A ce moment, le Gaulois numéro deux hésite. On lui a demandé la deuxième personne du singulier de l’optatif aoriste premier passif du verbe δράω; il donne par distraction la première : Mort ! La distraction n’est pas admise sur le champ du carnage.
Vercingétorix reste seul en face de César et de Labiénus ; il serre ses deux poings sous ses bras croisés, et lentement, martelant chaque syllabe, il répond, puis interroge, pâle, mais résolu. César est cramoisi, mais tient bon. Au second tour, son lieutenant tombe. L’auditoire devient haletant. Qui vaincra, Rome ou la Gaule ? L’histoire voudrait que ce fût Rome ; mais l’histoire se corrige avec le temps.
A la troisième reprise, Jules César, qui pourtant jadis mourut en parlant grec, ne trouva pas assez vite je ne sais plus quel impératif : Vercingétorix le lui décocha comme une flèche : Mort !
Et le vainqueur respira profondément, s’essuya le front et faillit fléchir sous le poids de son triomphe : les bravos le soutinrent et, par-dessus les têtes, il envoya dans la salle un léger sourire à sa mère, qui s’était levée comme un ressort, toute radieuse de bonheur.
Un joyeux dialogue donna aux secrétaires le temps de faire le compte des victoires obtenues de part et d’autre. Puis les deux armées reprirent leur position de combat et, au milieu du battement de tous les cœurs, le P. Préfet proclama : « Camp des Romains, 150 victoires ; camp des Gaulois, 165. La victoire finale est aux Gaulois. »
Alors, grave et un peu triste, César prit des mains de son porte-enseigne l’aigle romaine et la remit à Vercingétorix, en disant : « Gloire aux vainqueurs ! » Le Gaulois la reçut avec dignité et, tendant la droite au Romain, il s’écria : « Honneur aux vaincus ! »
Qu’en penses-tu, mon ami ? Est-ce encore du flafla et du temps perdu ? Et si, d’un bout de l’année à l’autre, du haut en bas de l’échelle des classes, chacune vient à son tour subir cette épreuve solennelle, ne crois-tu pas qu’il en reste quelque chose pour l’avancement des études ? Pour ma part, je suis sorti convaincu que, si j’avais eu dans mon jeune temps la chance de servir sous Vercingétorix ou même sous César, je saurais mes verbes irréguliers grecs mieux que je ne les sais — et peut-être toi aussi, n’est-ce pas ?
Dieu ! que je suis bavard pour un convalescent !
Ton ami,
Paul.
27. Au même.
15 mars.
Mon cher Louis,
Je reviens de la campagne avec mon professeur : c’est ma première promenade depuis mon malaise. Elle a été délicieuse. L’air était de velours, le soleil assez chaud pour attiédir les poumons sans alourdir la tête ; dans les prés scintillaient des milliers de primevères, dans les arbres les oiseaux chantaient en préparant leur nid, et partout la vue se reposait avec ravissement sur le feuillage encore tendre qui annonce le printemps. Comme Dieu est bon !
Mon professeur l’est aussi : il est venu me chercher à l’infirmerie pour me faire jouir de ces belles choses et pour causer. Nous avons parlé de omni re scibili et de quibusdam aliis,
Je lui ai confié que je songe à me pousser dans la carrière de l’enseignement public. Car j’y songe très sérieusement, mon ami, par pur désir de rendre service à la jeunesse universitaire, qu’on est en train d’abrutir : si je pouvais lui inoculer un peu de vaccin de Jésuite, je suis sûr qu’elle s’en trouverait bien.
Mon professeur m’a encouragé, quoique avec une petite pointe d’incrédulité sur l’efficacité future de mes intentions réformatrices. Pour lui prouver que je ne plaisantais pas, je l’ai prié de me dire ce qu’est au juste le Ratio, dont j’ai entendu parler de divers côtés.
— « C’est tout bonnement le Plan d’études de la Compagnie de Jésus.
— Est-ce un livre sacré ?
— Pour nous Jésuites, oui, puisqu’il fait partie des Règles de notre Institut ; mais chacun peut le lire : on le trouve en librairie. Il n’est pas si gros que le moindre des volumes qu’on a écrits pour le démonétiser : voulez-vous en lire quelques-uns ?
— Grand merci, mon Père ! J’aimerais mieux que vous me donniez en quelques mots, si vous le voulez bien, la quintessence du livre.
— Je serai trop heureux d’apporter ma petite part à l’éducation pédagogique d’un futur Grand Maître de l’Université de France.
— Si je le deviens jamais, je vous ferai décorer.
— Pour mes péchés ?
— Non, comme votre ancien élève.
— J’accepterai peut-être, pour la rareté du fait, sans en devenir plus fier… Vous voulez donc savoir ?…
— En quoi réside le principe fondamental de ce fameux Ratio ?
— Votre Excellence va être servie. Ce principe, très simple, consiste à suivre le développement naturel des facultés pour former peu à peu l’homme parfait. Sans avoir étudié la psychologie…
— Psyché, âme, et logos, discours : discours sur l’âme.
— Parfaitement… vous savez sans doute qu’à titre d’animal raisonnable vous avez reçu de la nature trois facultés supérieures : la mémoire…
— Oui, assez.
— La sensibilité…
— Trop.
— Et le jugement.
— Trop peu.
— Le degré de culture et d’équilibre de ces facultés maîtresses donnera la valeur intellectuelle et les chances probables d’avenir d’un jeune homme au sortir du collège. Les amener par une sage progression au degré le plus élevé qu’il se pourra, c’est la tâche de l’enseignement secondaire.
— Ce que vous dites là, mon Père, me trouble un peu. Ne suis-je pas au collège pour devenir savant, le plus savant possible ?
— Entendons-nous. Le collège n’a pas pour mission de faire de vous un prodige ou un monstre, une encyclopédie vivante ou quelque chose comme un lauréat de concours d’animaux gras dans le domaine de l’esprit : il n’est pas une gaveuse. On est au collège, non pas pour tout apprendre, mais pour se rendre apte à acquérir plus tard la science que réclamera la carrière de chacun.
— J’entrevois le but ; comment l’atteindra-t-on ?
— Comment avez-vous fait, dans votre première enfance, pour arriver à savoir quelque chose ?
— Ma foi, je n’y ai guère pensé. Voyons pourtant. On m’a toujours dit que j’étais fort curieux et fort bavard, demandant le pourquoi de tout et raisonnant à tort et à travers sur tout ce que j’avais vu ou entendu.
— Besoin de connaître et besoin de parler : ce sont précisément les deux grands moyens naturels d’instruction. Entendez-vous dans ces hautes branches ce vaste et long bourdonnement ? Il y a là des milliers d’abeilles qui recueillent la poussière des premières fleurs ; chacune va déposer son butin dans les alvéoles où il se transforme en miel, et grâce à toutes les petites ouvrières qui parcourent ainsi la plaine et la montagne, la ruche se remplit d’un trésor délicieux. Ainsi votre jeune esprit s’est primitivement enrichi d’idées que vos yeux, vos oreilles, tous vos sens vous amenaient de partout : votre mémoire les a retenues et, avec l’aide de votre jugement naissant, dirigé et souvent rectifié par votre entourage, les a combinées, transformées et réunies en un premier fonds, qui comprenait toutes les connaissances usuelles dont un enfant est capable.
A l’école primaire, par un procédé analogue, vous avez élargi votre petit horizon et augmenté votre bagage d’idées, grâce aux livres élémentaires d’histoire, de géographie, de sciences naturelles, et aux leçons de choses. On y a ajouté certaines notions pratiques de calcul, de dessin, de musique et autres, dont l’ensemble, couronné par l’enseignement religieux, aurait pu suffire à faire de vous avec le temps un honnête ouvrier, un petit commerçant, un travailleur de la terre…
— Oh ! je voulais être pâtissier.
— Pour manger des gâteaux ?
— Oui, et plus tard général, pour battre les Prussiens.
— C’était mieux.
— Ce n’est qu’à dix ou onze ans que j’ai eu l’idée de devenir savant et d’aller au collège.
— C’est le bel âge pour y entrer, celui que le Ratio suppose aux débutants de sixième : car il ne parle pas des classes de robette, septième, huitième, neuvième.
— Elles existent pourtant chez les Pères.
— Parce que trop de parents sont pressés de se décharger du soin de leur charmante, mais souvent difficile progéniture, et qu’ils sont prématurément épouvantés par le spectre de la limite d’âge pour les grandes écoles. D’autres familles n’ont pas à leur portée l’institution primaire qui leur conviendrait — et ne veulent pas des petits collèges de l’Université.
— Vous regrettez ces entrées précoces au collège ?
— Oui, parce qu’elles nous prennent des hommes qui pourraient mieux faire que de servir de bonnes d’enfants ; non, parce que beaucoup de ces enfants, exclus de chez nous, seraient moins bien préparés ailleurs et quelquefois trop exposés. Il y a des maux nécessaires. Mais, de toute façon, la formation secondaire ne commence régulièrement qu’après ces petites classes préparatoires et comprend trois cours : la Grammaire — c’est la base de l’édifice ; les Lettres — c’est le corps principal ; la Philosophie — c’est le couronnement.
Le Cours de grammaire va de la sixième à la fin de la troisième : il continuera de développer chez l’enfant la mémoire, en appliquant son besoin d’apprendre et de parler à l’étude progressive du latin et du grec, tout en faisant appel à son jugement dans une foule d’exercices variés, oraux ou écrits, qui éveillent, assouplissent et fortifient le talent naturel.
— J’ai entendu dire que, durant ces années de grammaire, on perd un temps précieux, qui serait plus utilement employé à d’autres études ?
— Lesquelles ? Les sciences mathématiques et physiques peut-être ? L’immense majorité des enfants n’en est pas encore capable, à cet âge, et, en leur imposant avant le temps ces études abstraites, on risque de dessécher à fond leur esprit ou (cela s’est vu) de les crétiniser.
— Mais les langues vivantes ne produiraient-elles pas le même effet de culture intellectuelle que le latin et le grec, avec des avantages en plus pour la vie pratique ?
— Laissons pour le moment de côté les avantages pratiques : nous pourrons y revenir. Au point de vue spécial de la formation littéraire, le seul qui nous occupe, aucune langue moderne ne saurait remplacer pour nous les deux vieilles langues classiques. On pourrait en donner plusieurs raisons : une seule suffit — la raison historique. Par suite de la profonde influence que la civilisation gréco-romaine a exercée, d’abord sur nos ancêtres gaulois et francs, puis durant de longs siècles sur les générations chrétiennes qui ont suivi, la langue française, la pensée française, le goût et l’esprit français sont restés tellement pénétrés de l’esprit des deux peuples classiques que vouloir le leur enlever, ce serait vouloir enlever à un arbre sa sève, à un corps vivant le meilleur de son sang. Et, à la place, que pourrait-on bien nous inoculer ? De l’anglais ou de l’allemand ?… Vous avez entendu parler de cette opération nouvelle qui consiste à infuser à un anémique le sang tout chaud d’un animal, bœuf, bouc ou autre ?
— Vaguement.
— C’est, paraît-il, une invention merveilleuse : les anémiques reprennent à vue d’œil des couleurs et des forces ; seulement, dit-on, il y en a qui donnent des coups de corne et ont envie de brouter l’herbe tendre. Si l’on vous infusait à haute dose du deutsch ou de l’english, mon pauvre Paul, vous ne connaîtriez bientôt plus que la boxe et la choucroute. Pour rester Français, il faut rester Gréco-Romain.
— Permettez, mon Père ! Ne pourrais-je pas me contenter de me former sur les modèles français ? Ils ont quelque valeur et soutiennent même parfois la comparaison avec les anciens, sans trop de désavantage — si j’en crois les affirmations de mon docte professeur de Rhétorique.
— C’est parce qu’ils ont de la valeur, inconséquent jeune homme, qu’on vous les fait étudier, et aussi pour vous montrer à quoi l’on arrive, avec du talent, par l’étude des anciens : car c’est à Rome et à Athènes que se sont formés nos trois premiers siècles littéraires, laissant en héritage au dix-neuvième un riche fonds d’œuvres saines et une belle langue. Le jeune siècle a voulu mieux faire : il le pouvait, s’il était resté fidèle au premier plan du romantisme, qui, à la forme antique, débarrassée de certaines entraves accessoires, rêvait d’unir l’inspiration nationale et chrétienne. Au lieu de cela, grisé par l’esprit novateur, il a, comme le fils prodigue, jeté son héritage aux quatre vents du ciel, dans les régions de la licence sans frein et sans pudeur, d’où il est revenu en loques.
— Mon père, vous êtes impitoyable.
— Je ne crois pas être injuste, mon fils : car j’admets de très honorables exceptions, comme vous le verrez dans la suite de notre cours de littérature. Mais je dois maintenir que, étudiée seule, la littérature française offrirait un champ d’étude trop restreint par le nombre des chefs-d’œuvre et trop peu sûr pour les principes. Nous devons l’étudier, l’aimer plus que toute autre, contribuer à sa gloire, si nous le pouvons, mais aussi suppléer à ses lacunes et nous garantir contre ses défauts, comme l’artiste, en travaillant dans le marbre ou sur la toile, a sans cesse devant les yeux l’idéal que lui tracent les règles de son art. Or, depuis que le monde est monde, il n’a point existé de forme littéraire ou artistique plus parfaite que la forme grecque, et vous connaissez les deux vers d’Horace :
Traduisez librement.
— Aux Grecs le génie, aux Grecs le beau parler, avec l’unique passion de la gloire.
— Fort bien. Après les Romains, qui nous ont d’abord transmis l’idéal grec, tel qu’ils se l’étaient assimilé, toutes les nations modernes, depuis des siècles, sont allées et vont encore apprendre à Athènes ou du moins à Rome, son héritière la plus directe, les secrets de la beauté littéraire comme de la beauté artistique. Il en sera ainsi longtemps encore, parce que l’idéal grec n’est pas le fruit du caprice ou du convenu, mais un type parfaitement raisonné et admirablement conforme à l’immortelle nature.
— Vous, savez, mon Père, que vous prêchez un converti.
— Oui… mais aussi un convalescent, qui ne doit pas être encore de force à soutenir un sermon trop long. Tenons-nous-en là, s’il vous plaît.
— En attendant la suite pour bientôt, n’est-ce pas, mon Père ?
— Si vous êtes sage.
— Je le serai, pour cette raison et pour plusieurs autres.
— Nous sommes d’ailleurs arrivés et j’aperçois le Père Ministre, qui vient à notre rencontre. »
Le Père Ministre est tout bonnement mon Père spirituel, que tu connais déjà. Sous sa forme ministérielle, les élèves n’ont guère avec lui de relations directes. C’est pourtant un gros personnage : il est le second du Père Recteur, pour tout ce qui regarde l’ordre général de la maison, et j’ai vu le Père Préfet lui-même venir, sa barrette à la main, lui demander la permission, un jour qu’il était fatigué, de prolonger le lendemain son sommeil jusqu’à cinq heures. C’est le Père Ministre qui gouverne la sacristie, la cuisine, les travaux intérieurs et tous les services domestiques, par le moyen des Frères coadjuteurs et du personnel salarié. Il a toutes les clefs, y compris celles de l’office et de la cave.
A ma vue, ses entrailles deux fois paternelles s’émurent de compassion et, pour me rendre plus vite mes jambes et mes couleurs, il nous offrit un petit verre de derrière les fagots avec un excellent biscuit de Reims. Nous prîmes les deux au grand air, sur une table champêtre, fort joyeusement, et pour terminer la soirée, pendant que mon professeur disait son bréviaire dans une avenue, le Père Ministre voulut bien perdre sur moi une partie d’échecs. Il s’en vengea en nous ramenant au collège dans sa carriole, pour nous épargner la route à pied.
Bonne journée. Je t’en souhaite beaucoup de semblables, mon cher Louis, sans grande chance de réalisation : car tes professeurs ont à promener leurs jeunes héritiers, et le lycée n’a pas de Père Ministre.
Demain, je rentre en classe. Quel bonheur !
Ton ami,
Paul.
28. Au même.
26 mars.
Mon cher Louis,
Puisque ma pédagogie te plaît et que tu en redemandes, voici la suite.
Nous étions en promenade de congé à la campagne du collège ; mes camarades jouaient aux barres sur l’herbe avec une frénésie que j’aurais volontiers partagée ; mais un reste de faiblesse me clouait sur un siège rustique au pied d’un arbre, et je regardais. Mon excellent professeur vint à passer, et m’apercevant :
« Vous ne ressemblez pas mal, dit-il, à ce brave Romain qui, mollement étendu à l’ombre, pendant que les autres travaillaient à quelques pas de là, disait : « Que je voudrais que ce que je fais s’appelât travailler ! »
— Je voudrais bien faire mieux : mes jambes ne veulent pas. Mon Père, si j’osais… si vous aviez peut-être le temps…
— De quoi ? Dites toujours.
— D’achever la conférence de la semaine dernière ? J’ai été sage.
— Avez-vous la tête plus solide que les jambes ?
— Je le crois.
— Alors, venez faire un tour de barque sur la rivière.
— Oh ! le plaisir ! Merci, mon Père. »
Et nous voilà installés sur la jolie chaloupe des Pères, mon professeur aux rames, qu’il manie avec la dextérité moelleuse d’un vieux canotier, moi au gouvernail, gouvernant comme je pouvais, en novice. Quand nous eûmes doublé le barrage, non sans quelques irrégularités dues à mon peu d’adresse, mais chaque fois redressées par un maître coup d’aviron du Père, il commanda : « Laissez aller ! » Et notre esquif se mit à glisser légèrement, sans la moindre secousse, au fil de l’eau tranquille, pendant que le calme de l’air était à peine troublé par le feuillage frétillant des peupliers du bord et quelquefois par les clameurs toujours plus lointaines des joueurs de barres.
Après avoir savouré quelques minutes ce délicieux abandon, le Père dit : « Maintenant causons. Où en étions-nous restés, l’autre jour ?
— A l’entrée du Cours de Lettres.
— Par conséquent sur un terrain qui vous est familier : cela nous dispensera des longueurs. Je n’ai plus à vous apprendre ce qu’on fait dans les deux classes qui composent ce cours : les Humanités et la Rhétorique.
— On y fait de la poésie et de l’éloquence, et il est expressément défendu, non pas d’y préparer son baccalauréat, mais d’en parler.
— Très juste, attendu qu’il se prépare tout seul.
— Avec le coup de pouce du professeur.
— Sans doute, et suivant un axiome bien connu : Qui peut le plus, peut le moins. Dans les classes inférieures, les élèves se sont bravement nourris de la moelle substantifique des trois grammaires, française, latine et grecque, et ont acquis, par le commerce journalier avec les auteurs faciles et par maint exercice pratique, une sérieuse connaissance des langues classiques. Leur mémoire s’est développée complètement et déjà quelque peu meublée ; leur jugement et leur goût littéraire a commencé à s’éveiller.
Maintenant, l’étude plus intime des poètes et des orateurs, jointe à celle des préceptes de littérature et d’éloquence, appuyée de nombreuses compositions sagement graduées, narrations, poésies, discours, académies, va donner son expansion naturelle à cette sensibilité délicate, qui est le don de s’émouvoir et d’émouvoir autrui, en face du vrai, du beau et du bien. Ainsi comprises et sérieusement employées, ces deux belles années du Cours de Lettres apprendront au jeune homme à bien penser, à bien sentir et à bien rendre, ce qui constitue le grand art de bien dire… selon quel auteur ?
— Selon M. le comte de Buffon, qui ne plaisante jamais.
— Bien. Voilà donc heureusement achevée l’éducation littéraire de notre rhétoricien de seize ans. Le moment est venu pour lui…
— De se faire refuser au baccalauréat pour insuffisance en Mathématiques.
— C’est une absurdité qui se voit ; mais ce n’est pas la faute du Ratio ni des Jésuites. Si Messieurs du Conseil supérieur de l’Instruction publique avaient un peu plus de sens commun, ils comprendraient que les progrès de la science moderne n’ont pas modifié la nature de l’esprit humain et que l’enseignement scientifique, tout comme l’enseignement littéraire, doit suivre la marche des années et des facultés. L’enfant est de bonne heure capable de faire du calcul pratique, mais longtemps il ne peut faire que cela. Qu’on y ajoute ensuite peu à peu l’étude élémentaire des sciences naturelles et physiques, qui réclament surtout de la mémoire, et, durant le Cours de Lettres, quelques notions plus étendues de mathématiques : c’est assez. Exiger que les humanistes et les rhétoriciens mènent de front les Lettres et les Sciences et qu’ils y réussissent tous sans distinction, c’est vouloir passer le niveau sur toutes les intelligences et décréter la capacité universelle, comme nos pères de 93 décrétaient la victoire. C’est de la folie pure. La grande majorité des élèves peut arriver à ce degré de culture littéraire qui fait les gens bien élevés, les esprits distingués : les mathématiciens seront toujours l’infime minorité, au collège comme dans la vie pratique. Voilà ce que l’Université refuse de comprendre, pour le grand malheur de notre enseignement.
— Ah ! mon Père, que vous dites vrai ! Combien de fois j’ai maudit ces vieux bonzes de l’Académie des Sciences, qui veulent absolument me fourrer dans la tête leur algèbre et leur trigonométrie, pour m’aider à faire plus tard de la littérature ou du droit ! Si on les obligeait à passer un examen de grec ou de vers latins, qu’en penseraient-ils et comment s’en tireraient-ils ?
— Fort mal sans doute. Mais que voulez-vous ? Les éminents spécialistes qui fabriquent les programmes officiels sont nos maîtres et ils ont chacun son dada. Pendant que les professeurs de Facultés ou de l’École Normale (section des sciences) et les ingénieurs de toute provenance prétendent vous saturer de sciences mathématiques, physiques et naturelles depuis la tendre enfance jusqu’à l’abrutissement final, d’autre part les docteurs ès lettres voudraient former tous ces pauvres collégiens à leur image et, à cet effet, les bourrer de syntaxe raffinée, de critique savante et d’érudition germanique. De leur côté, les hommes d’affaires, les économistes, se passeraient volontiers de la haute éducation intellectuelle et demandent que le collège mette surtout leurs fils à même de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, dans le commerce et l’industrie, en leur apprenant les langues qui servent aux communications internationales, la mécanique, la chimie, tous les arts utiles. On veut satisfaire tout le monde ; les réformes succèdent aux réformes, les programmes s’entassent sur les programmes, et le but primitif, rationnel des études secondaires est renvoyé aux vieilles lunes. Si vous étiez déjà Grand Maître de l’Université, que feriez-vous ?
— Une chose très simple : je vous demanderais conseil, mon Père.
— La bonne malice ! Vous ne m’embarrassez guère. Des anciens collèges de Jésuites il est sorti des poètes et des orateurs, des écrivains et des savants, des magistrats et des artistes, des ingénieurs et des généraux, des hommes d’affaires et des hommes d’État, en nombre et de qualité respectable. Tout cela, ils ne le sont pas devenus au collège ; mais le collège les y a préparés par la solide éducation classique dont je viens de parler.
Ainsi arrivés sans hâte et sans surmenage au terme de leurs études littéraires, maîtres désormais de leurs facultés et de leurs instruments de culture intellectuelle, ils étaient en mesure de s’assimiler les abstractions de la Philosophie et les aridités des Sciences pures. Dans ce labeur austère, qui n’est pas fait pour des enfants, le jugement et la raison prenaient leur trempe définitive ; l’homme intelligent se complétait et enfin se trouvait apte aux études spéciales, réclamées par la carrière où Dieu et les circonstances l’appelaient.
— Ah ! l’heureux temps ! Reviendra-t-il ?
— C’est bien douteux, mon ami. Nous vivons dans un siècle de machines à vapeur, d’électricité et de fièvre de l’argent. Le temps lui-même est devenu de l’argent : Time is money. On ne s’inquiète plus comme jadis de bien faire : on veut faire vite, et beaucoup, et grand.
— Où pensez-vous, mon Père, que cela mènera ?
— Dites-moi, mon ami : si nous laissions aller indéfiniment notre bateau à la dérive, où nous mènerait-il ?
— Dame ! chez messieurs les requins, naturellement.
— Ou peut-être, moyennant beaucoup de chance, chez messieurs les Yankees du Nouveau-Monde, qui, à défaut d’idéal littéraire, ont dans la cervelle une table de multiplication et à la place du cœur un dollar neuf… Garde à vous, timonier : il y a un banc. Barre à tribord ! »
Quand nous fûmes remis à flot : « Oui, continua le Père, l’enseignement français, l’esprit français, va se matérialisant de plus en plus : c’est le grand danger de l’avenir, monsieur le Ministre. Veillez-y !
— Quel remède, mon Père ?
— Lorsqu’on se voit embarqué dans un mauvais courant, il n’y a qu’un moyen de salut : il faut rebrousser chemin… comme nous allons faire nous-mêmes au prochain tournant.
— Déjà ?
— Il est quatre heures : je me ferais conscience de vous priver du petit goûter qui vous attend à la campagne.
— Mon Père, je goûte fort bien ici, en votre compagnie. Si ce n’est que cela !…
— Vos jambes réclament du fortifiant pour être bientôt à même de suivre le bataillon de Rhéto : vous savez que je n’aime pas les traînards. D’ailleurs, la brise a fraîchi : profitons-en pour remonter à la voile. Ce sera moins dur et nous permettra de continuer la conversation sur le ton grave… Barre à bâbord ! Doucement à la côte… Stop ! »
Dresser le mât, fixer les cordes, déployer notre aile d’hirondelle, ce fut l’affaire d’un instant. La manœuvre étant devenue plus délicate, je cédai la place au Père, qui, la barre d’une main, la corde voilière de l’autre, prit le vent, vira de bord, et la nacelle fila triomphalement contre le courant avec un petit clapotis fort gracieux.
« Votre Excellence, reprit le Père, m’autoriserait-elle à lui demander pourquoi je la vois songeuse ?
— J’avouerai humblement à Votre Révérence que ses dernières paroles sur l’expulsion probable, dans un avenir plus ou moins prochain, de l’idéal français par la matière américaine, me trouble et m’afflige. Il me semble que, si elle se réalisait, ce serait la ruine, non pas seulement de l’esprit français, mais de la France elle-même. On lit partout et vous nous dites que si notre patrie, malgré ses humiliations et ses fautes, tient encore la tête des nations civilisées, c’est par son génie littéraire, son esprit essentiellement hostile au banal et au grossier, sa langue d’une clarté, d’une souplesse et d’une distinction unique. Est-il possible, mon Père, que tout cela soit perdu sans retour ?
— J’aime à vous voir ce beau chagrin et cette ardeur patriotique. Eh bien, non, jeune homme, tant qu’il restera des jeunes gens épris du beau idéal comme vous, et des maîtres…
— Comme vous, mon Père.
— … résolus, comme moi et beaucoup d’autres, par vocation et par conviction, à défendre jusqu’à la dernière cartouche la citadelle de notre éducation nationale, tout n’est pas perdu et le retour aux bonnes traditions, au bon sens, reste possible. Il y a des choses qu’on ne tue pas facilement et qui, lorsqu’on les croit mortes, se relèvent très vivantes : l’âme française, esprit et cœur, est de celles-là.
— Vous me rassurez. Mais que pensez-vous, mon Père, de l’utilité pratique des langues étrangères ?
— Elles sont indispensables aux grands industriels, aux voyageurs de profession, à certains savants et, en cas de guerre, aux officiers : mais combien de gens n’en ont que faire ? C’est une manie de croire que personne ne peut plus s’en passer.
— C’est vrai. Alors vous les supprimeriez ?
— N’allons pas trop vite. Il est certain (l’expérience l’a démontré) qu’un élève intelligent et travailleur peut trouver au collège le moyen d’apprendre à lire l’allemand ou l’anglais, même à le parler un peu, sans faire tort à ses études, pourvu qu’il ait la bosse des langues, de bons professeurs et que ses loisirs ne soient pas absorbés par le dessin, la musique, l’escrime et autres arts d’agrément. Un ou plusieurs séjours à l’étranger, en vacances ou au sortir du collège, lui donneront ensuite facilement l’usage courant de la langue choisie. Mais vouloir imposer à l’ensemble des élèves, médiocres ou bons, l’obligation d’étudier à la fois les trois langues classiques et encore une langue moderne, c’est, à mon sens, une aberration. Ils y gagneront de n’en savoir aucune.
— On supprimera le grec.
— Je le crains ; car ce pauvre grec est depuis quelques années la bête noire, le bouc émissaire coupable de tous les péchés et de tous les insuccès de la gent écolière. Quelques-uns, les buses, n’y perdront pas grand’chose : mais cette suppression serait un vrai malheur pour le développement général de l’esprit français, qui, vous le savez, dérive bien plus des Grecs que des Romains.
— Croyez-vous que le latin demeurera ?
— Oui, il fait trop intimement corps avec notre langue et aussi avec nos études de carrière, le droit, la médecine, les sciences. Je ne parle pas de la théologie, dont nos réformateurs se soucient comme un poisson d’une pomme. Qui sait même si certains d’entre eux, les sectaires, quand ils parlent de supprimer le latin, n’y voient pas surtout la langue de l’Église et des sciences sacrées ? Si ceux-là deviennent jamais les maîtres de la France, il faut s’attendre à toutes les ruines.
— Dieu nous en préserve ! Mais pratiquement, mon Père, comment organiseriez-vous l’enseignement des langues étrangères ?
— Vous poussez votre pointe : c’est fort bien, Excellence. Je vous répondrai que tout dépend de vous.
— De moi ?
— Oui, quand vous serez chargé du portefeuille de l’Instruction publique.
— J’en suis loin ; mais quand j’y serai, que devrai-je faire ?
— Supprimer pour les épreuves du baccalauréat le caractère obligatoire des langues vivantes et les réserver pour l’entrée des grandes Écoles civiles ou militaires, commerciales ou savantes. Par le fait, leur étude ne viendrait plus encombrer inutilement le programme classique dans les collèges et pourrait être réservée aux seuls élèves de bonne volonté, assez intelligents pour en profiter, comme il se pratiquait, d’ailleurs, il y a peu d’années. Rien n’empêcherait de leur en tenir compte au baccalauréat, à titre d’épreuve facultative, telle qu’il en existe déjà pour d’autres examens.
— Parfait. Ah ! que ne suis-je Ministre ! Je crois bien que j’abuserais de ma position pour appliquer du même coup le système facultatif à ces affreuses mathématiques. Pourquoi pas ? Serait-ce contraire au Ratio ?
— Ah ! jeunesse subversive ! Vous ne laisseriez rien debout… Ce qui est essentiellement contraire au Ratio, mon ami, vous devez le voir assez maintenant, c’est la manie de surcharger les programmes et de multiplier les épreuves jusqu’à étouffer les intelligences, au lieu de leur donner largement l’air et le champ nécessaires pour se développer selon une progression naturelle. Le jour où l’Université aura assez de bon sens et d’abnégation pour reconnaître qu’elle fait fausse route et pour revenir à une méthode plus rationnelle, ce sera pour elle chose facile d’y adapter ses programmes d’examen, de manière à sauvegarder tous les intérêts.
— Ne ferait-elle pas bien d’appeler dans ses conseils quelques bons Pères Jésuites pour l’aider ?
— Ce serait la meilleure preuve d’une conversion radicale. Travaillez-y.
— Vous pouvez compter sur moi, mon Père.
— Dieu vous le rende, Excellence ! Mais en attendant que vous ayez charge de gouverner le vaisseau de l’Instruction publique avec un équipage de Jésuites, venez reprendre votre poste à la barre : je vais carguer la voile et ramer pour rentrer au port. J’entends la cloche du goûter. »
Te voilà renseigné, mon cher Louis, plus longuement peut-être que tu ne désirais, sur les études chez les Jésuites et sur leurs idées de corps enseignant. Si tu veux en savoir davantage, prépare ton questionnaire pour les vacances de Pâques. D’ici là, bonsoir ! Tu n’auras plus de mes nouvelles qu’en esprit.
Il faut que je rapporte en vacances un premier prix d’examen, un témoignage de satisfaction parfaite et trois décorations !!! C’est beaucoup d’ouvrage à la fois, pour le peu de temps qui me reste. Au revoir !
Ton dévoué,
Paul.
29. A ma mère.
5 avril.
Chère maman,
Rien qu’un mot, parce que j’ai à rattraper le temps perdu par mon indisposition et à donner un dernier coup de collier pour gagner mes œufs de Pâques.
Le grand jour des proclamations semestrielles est dimanche. Le lendemain, dès avant l’aurore, on prend le train de plaisir… Ah ! oui, il n’a jamais si bien mérité son nom. Je ne suis pas malheureux au collège, certes ; mais y pensez-vous, petite mère ? Voilà six mois que je ne vous ai embrassée. Est-ce possible ? Reconnaîtrez-vous encore votre grand vaurien de fils ? On dit qu’une mère s’y reconnaît toujours, même quand tout le monde s’y trompe : j’ai envie de me déguiser, pour voir si c’est vrai. Mais j’ai tellement changé que, pour les gens qui ne m’ont pas vu depuis mon départ du lycée de Z…, je suis tout déguisé.
J’arrive donc lundi. Je bavarde avec vous jusqu’au lendemain matin — à quelle heure ? Dieu seul peut le savoir !… Vu le stock que j’ai à écouler, je ne réponds pas d’en finir, pour le plus gros seulement, avant le surlendemain. Mais enfin il y aura un moment où il faudra bien dire :
Pardon ! j’allais vous parler latin. Cela signifie en français de famille : « Tais ton bec, pie ; embrasse tout le monde et va te coucher. » Je tais mon bec, j’embrasse tout le monde, six fois au plus, je vais me coucher et je m’en donne vingt-quatre heures d’horloge, en rêvant que je dors dans mon berceau d’innocent, sous l’œil d’une maman qui m’aime comme en ce temps-là et que moi j’aime bien plus qu’alors.
Le lendemain, on revoit les amis. C’est à cause d’eux, ma chère maman, que je vous écris ce mot. Louis ne me gêne aucunement : il sait où j’en suis. Mes autres camarades du lycée le savent peut-être aussi et voudront probablement me tâter, pour voir si je suis solide sur mes étriers ou si je ne suis qu’un trembleur, un de ces pauvres sacristains qu’on démonte avec un sourire de pitié ou une arlequinade. Ne vous y fiez pas, mes gentils enfants, et gardez vos distances : mon cheval rue.
J’avais résolu de rentrer à Z… en paladin Roland et de pourfendre sans merci tous les mécréants qui se permettraient d’avoir l’air de me regarder de travers : mon Père spirituel m’en a dissuadé et m’a fait promettre, au contraire, d’être avenant, prévenant, charmant, voire même, si je pouvais, séduisant. Commission peu facile, n’est-ce pas ? Je l’ai pourtant acceptée, non point par goût, mais par raison et par devoir.
Oui, chère mère, par devoir, et parce qu’ayant nettement conscience d’avoir été pour quelque chose dans les aberrations de mes pauvres camarades, je veux réparer le mal que j’ai pu leur faire. Je ne les prêcherai pas, sinon d’exemple. Je désire leur montrer en chair et en os un jésuite de robe courte que cette qualité n’empêche pas d’être un garçon bien élevé, un joyeux compagnon et un ami très sûr, d’autant plus sûr qu’il sera désormais intraitable sur certaines plaisanteries, certains sujets de conversation et certaines frasques de jeunesse.
Je vous prie donc, chère maman, de les inviter comme autrefois à nos petites parties de plaisir, que nous tâcherons, si vous le voulez bien, de rendre encore plus amusantes. S’ils y viennent, tant mieux ! Et si, après, ils y reviennent, ce sera mieux encore : ce sera la preuve qu’ils n’ont pas trop peur d’un converti et qu’ils pourront, avec le temps, l’un ou l’autre, songer à faire comme lui. Quel bonheur alors pour moi !
Mon mot s’est allongé plus que je ne voulais, comme toujours. Cependant je dois, avant de finir, vous communiquer encore une triste nouvelle. Votre fils, trouvant que sa mère ne lui suffit plus, s’en est donné une autre, qui, tout invraisemblable que la chose paraît à première vue, est encore meilleure que vous. C’est une très grande et très illustre dame, qui a bien voulu m’adopter à tout jamais, par acte solennel passé devant témoins, au pied de l’autel, samedi dernier, en la fête de l’Annonciation de la sainte Vierge, patronne des congréganistes et désormais la mienne.
Pauvre maman, mon nouveau titre vous cause-t-il beaucoup de chagrin ? J’espère que non. Il m’a été accordé comme une force et comme un stimulant : il m’aidera à bien lutter et à vaincre.
A bientôt ! Mais que c’est loin encore !
Paul,
enfant de la sainte Vierge et de maman.
30. De ma sœur Jeanne.
25 avril.
Mon cher Paul,
Comme tout est vide ici, depuis que tu n’y es plus ! Tu avais apporté la joie, la vie, le soleil : il ne reste plus rien de tout cela. Tu serais mort, que la maison n’aurait pas un air plus désolé. Maman n’arrive pas à sourire, malgré la peine qu’elle se donne, et semble n’avoir pas dormi depuis six semaines. Papa, ces deux jours-ci, a été absolument morne à table. Il s’est promené des heures seul au jardin, tirant et cirant fiévreusement sa moustache, cherchant des yeux, tous les quarts d’heure, là-bas au loin, par-delà le petit mur, quelque chose ou quelqu’un qu’il ne découvrait pas ; puis faisant une caresse à ton chien fidèle, qui le suivait tête baissée ; rentrant au salon pour donner un coup de pied au pauvre Minet, qui a eu le mauvais goût d’exprimer par des ronrons sa joie de ne plus se voir la queue arrachée par son ennemi mortel ; puis encore allumant cigarette sur cigarette pour réduire en fumée son chagrin. A un moment, j’étais assise dans un coin, lui dans un autre, quand arrive M. Legrand :
« Bonjour, Legrand, dit papa. Tu vas bien ?
— Merci. Et toi ?
— C’est embêtant d’avoir des enfants comme ça !
— Comme Jeanne ?… Bonjour, Jeanne.
— Bonjour, monsieur Legrand.
— Non, comme mon fils Paul.
— Il est malade ?
— Lui ? De l’appétit pour quatre et de la santé pour six.
— C’est le travail qui cloche ?
— Il tient la tête de sa classe.
— La conduite alors ?
— Rangé comme une religieuse.
— Je donne ma langue aux chiens… Il ne vous aime pas, peut-être ?
— Je voudrais qu’il nous aimât un peu moins, parce qu’on aurait au moins un prétexte pour se mettre de mauvaise humeur, et on n’aurait pas l’air si bête devant les gens, quand il n’est plus là !
— Ah ! j’y suis : tu es malheureux d’être trop heureux. Eh bien, mon ami, je connais des papas qui changeraient volontiers avec toi. Tu es gâté par le sort.
— Je le sais bien, pardi, et c’est ce qui me chiffonne : on a l’air d’une femme sensible ! Parlons d’autre chose… Et toi, petite, va porter ailleurs tes yeux rouges : ils nous gênent ici. »
Je ne demandais pas mieux, et j’ai été encore pleurer, comme une sotte, dans la chambre de sainte maman, que j’ai trouvée à genoux.
Oui, Paul, je suis une sotte ! Car si tu es devenu si bon qu’on ne te reconnaît plus, ne devrais-je pas en être cent fois joyeuse ? Et puisque c’est le collège qui t’a fait ce que tu es, devrais-je regretter ta rentrée ? Je veux donc prendre mon cœur à deux mains pour causer avec toi sérieusement.
D’abord, du fin fond de mon âme, je te remercie du bonheur que ta venue et ton séjour ici ont donné à nos parents. Ce qu’a été pour eux ce bonheur, tu peux en juger par le chagrin qui a suivi ton départ. Je pensais bien, d’après tes lettres, que tu serais bon, aimable, pas trop difficile : mais tu as été parfait. Pas un mot désagréable pour personne, pas un retour de vivacité, pas la moindre exigence. La bonne Fanchon n’en revenait pas et avait fini par s’en inquiéter : « Ben sûr qu’on lui a fait un mal, à M. Paul, qu’y ne veut pas dire ! Y ne se plaint pus de rien, d’à présent, et tout ce qu’on lui z’y fait, bon ou mauvais, c’est toujours bon. Je l’ons ben vu le jour du macaroni ! Je l’avions, pour sûr, préparé du meilleur que j’pouvions, ben baigné, ben cuit et ben frit, avec des œufs frais et de la bonne râpure de gruyère, tout selon le papier du cher frère ; maugré ça, y ne valiont pas c’tit de son collège. Mais c’est point à mi qu’il l’a dit ; y m’en a remarciée, au contraire, l’pauv’chéri ! Vrai, il est tout à l’envers d’avant. » Et elle s’essuyait les yeux, du coin de son tablier.
De fait, le passé est à cent lieues. Je t’ai bien observé — pardonne-le-moi : c’était pour clouer le bec à l’oncle Barnabé, qui s’est encore avisé, l’autre jour, devant maman et moi (il ne l’aurait pas dit devant papa), de prétendre que les Jésuites, étant des hypocrites, comme chacun sait, ne peuvent faire de leurs élèves que des hypocrites. On voit sans peine que tu n’es plus, comme autrefois, tout en dehors, tout en l’air : tu es maître de toi, maintenant, et tu ne t’abandonnes qu’autant que tu veux. Mais tes bonnes façons, tes petites prévenances, tes taquineries même, tout ce que tu dis et tout ce que tu fais a un air si naturel, si simple et si franc qu’on ne peut s’y tromper. Ce ne sont pas seulement tes manières qui ont changé, c’est tout l’homme, et tu es devenu bien vraiment le meilleur des fils et des frères. N’en sois pas trop fier, n’est-ce pas ? Le mérite en revient d’abord au bon Dieu et à tes Pères.
Faut-il que je dise tout ? Oui, je ne saurais le garder pour moi. Tous ceux qui t’ont vu à Z… ont fait sur toi les mêmes remarques. Si tu avais pu entendre les compliments qu’on est venu faire à maman, dimanche, au sortir de la messe, sur ta tenue à l’église, et toute la semaine sur ta parfaite politesse, ta mine ouverte et franche, ta conversation réservée dans les visites que tu as dû faire !
Quant à l’effet produit sur tes anciens camarades, tu en auras sans doute des nouvelles par Louis. Il nous a raconté hier qu’ils ont été ahuris de te trouver à la fois si sérieux (tu devines ce qu’ils entendent par ce mot) et si bon enfant. Nous avons su par lui comme tu as gentiment remis en place ce grand niais de G… qui voulait plaisanter sur le confessionnal :
« Est-ce que tu y vas ? lui as-tu demandé.
— Non.
— Alors comment sais-tu ce qui s’y passe ? Moi j’y vais, et je sais qu’on en sort plus propre et plus léger. Fais-en donc l’essai et tu pourras en parler. »
Il paraît que ce malheureux a baissé le nez et que les autres sont devenus songeurs. Tu verras qu’ils se confesseront.
Mais moi aussi, Paul, tu m’as fait faire des réflexions. Je ne suis pas tout à fait une païenne, assurément ; je crois que j’aime le bon Dieu et la sainte Vierge. Mais je devrais être plus solidement pieuse, moins fière, moins coquette, plus charitable.
J’aime bien nos parents : ils sont si bons ! Mais suis-je assez bonne à leur égard ? J’ai encore bien souvent mes humeurs et mes sots caprices, et alors je ne sais pas me retenir de leur faire de la peine. Je vois bien qu’ils ne m’en gardent pas rancune : ils en souffrent pourtant.
Je voudrais être sérieuse, forte et bonne comme toi : je le deviendrais peut-être, si tu m’y aidais. Dis, mon Paul, le veux-tu ? Jusqu’à présent, je t’ai appelé mon petit frère : mais te voilà congréganiste de la sainte Vierge et presque un homme. Les rôles doivent changer. Tu seras désormais, si tu le veux, mon grand frère, et moi je serai ta petite sœur, que tu conseilleras, que tu gronderas et qu’ainsi tu rendras meilleure. Je ne t’en aimerai pas moins, crois-le bien, — ni plus, parce qu’il n’y a pas de plus possible.
A bientôt de tes nouvelles, mon grand frère bien-aimé !
Ta petite sœur.
31. A ma sœur Jeanne.
31 avril.
Ma très chère fille en Jésus-Christ,
C’est avec une édification ineffable que mes yeux ont lu et que mon âme a goûté les paroles de votre dernière lettre. Oui, ma fille, ces paroles édifiantes m’ont grandement édifié, parce qu’elles portent avec elles une grande édification. Et cette édification est grande, parce que (j’ose le proclamer bien haut) elle n’est pas petite. Et elle n’est pas petite, parce que (entendez bien cet axiome, qui est de la plus haute importance), quand il s’agit de la perfection d’une âme, rien n’est petit.
Or donc, ma fille, puisqu’il vous plaît de faire appel à ma très humble personne et à ma longue expérience des choses spirituelles, j’y consens. Et pour coopérer efficacement à vos saintes aspirations, je compte, pour aujourd’hui, me borner à vous résumer succinctement, en trente ou quarante pages, les vingt-six raisons pour lesquelles, tout en me donnant grande édification, votre âme me paraît encore assez loin de l’état de perfection, et ensuite les trente-trois moyens que vous aurez à employer, d’abord successivement, puis tous à la fois, pour arriver à cet heureux état par le plus court chemin, dans quinze à vingt ans — ou davantage.
J’ai l’intime conviction, fondée sur une infusion personnnelle des sept dons du Saint-Esprit, que votre pauvre âme abattue prendra son essor vers les sublimes hauteurs de la perfection, dès qu’elle aura seulement trempé le bout de son bec (car on sait indubitablement, par les imageries de la rue Saint-Sulpice, que toutes les âmes, étant des colombes, ont un bec), dès, dis-je, que la vôtre aura trempé son bec dans la source cristalline de ma direction spirituelle. Car ma méthode, sans me vanter, se distingue de toutes les autres par sa simplicité, sa brièveté, sa lumineuse précision, comme vous le fait déjà subodorer ce modeste préambule, que j’aurais pu faire plus long de beaucoup.
Et maintenant, comme dit le grand Bossuet, passons plus outre…
Veux-tu passer outre, ma petite sœur, et exiges-tu que le robinet mystique fonctionne ainsi jusqu’au bout des quarante pages ?
Si oui, je te préviens que j’entends être payé de ma peine, à tant la ligne, vu que, pour faire ce métier-là gratis, j’aimerais mieux casser des cailloux sur une grande route, à cinquante centimes par jour, — ou préparer un baccalauréat en plus du mien.
Sans rire, Jeanne, quelle idée de vouloir prendre ton petit frère pour ton père spirituel ! En me moquant un peu de toi, je ne fais que te rendre la pareille.
Je ne dis rien des compliments invraisemblables que les bonnes dames de Z…, en quête d’un sujet de conversation nouveau, sont venues faire à maman sur mon dos : j’espère bien que maman et papa sont trop avisés pour donner dans le piège. Ils savent à quoi s’en tenir. Quant à toi, ma petite sœur, ta perspicacité d’espionne (le joli rôle que tu jouais là !) a été singulièrement égarée par le sentiment fraternel. Si je t’ai apparu si parfait, c’est que tu avais d’avance grande envie de me trouver conforme à tes rêves. Mais rêve et réalité, c’est deux.
Dans la réalité, Jeanne, pour te parler franc, je sais très bien ce que je vaux et mieux encore ce que je ne vaux pas. Tu m’ouvres ta conscience, pauvre chérie, avec une candeur et un abandon qui m’ont profondément ému : veux-tu un aperçu de la mienne ? Écoute.
J’ai si longtemps vécu en païen dans ce malheureux lycée que ma prière se réduit ordinairement à deux mots : « Pardon, mon Dieu, et pitié ! » Je me confesse et je communie par devoir, par besoin. Je trouve dans les sacrements la force, celle du bœuf qui trace laborieusement le sillon de chaque jour ; mais bien rarement j’y goûte ces divines douceurs qui font oublier le terre à terre et le poids de soi-même. Quelquefois, le croirais-tu ? je me prends d’envie pour les alouettes que je vois monter si joyeuses dans le ciel pur en chantant leur alléluia… Sentimentalité, n’est-ce pas, et vaine ambition ! Cependant, Jeanne, tu sais mieux que moi combien ces douceurs rafraîchissent le cœur desséché et facilitent le rude chemin du devoir. Mais c’est une rosée bienfaisante que je ne mérite pas, à cause de ces éruptions trop fréquentes encore de mon orgueil, de mon égoïsme, de ma méchanceté naturelle, de tout ce fond mauvais qui reste incrusté dans mon être depuis ma conversion.
Converti ! Le suis-je ? Tu me félicites d’être maître de moi et tu me crois fort ! Hélas ! bonne petite sœur, toi qui as toujours vécu pure et calme sous l’aile des anges visibles et invisibles, tu ne peux savoir tout ce qui bout dans les veines d’un garçon de seize ans qui a vu le mal de près et dont l’âme a gardé des cicatrices encore fraîches. Je ne tiens debout qu’avec l’appui constant de mon directeur et grâce à l’encouragement journalier des amitiés sûres qui m’entourent. Il se passera du temps avant que je puisse marcher sans béquilles, avec la seule grâce de Dieu : comment veux-tu donc que j’aide les autres à marcher ?
Peut-être as-tu pensé, Jeanne, que je pourrais te faire bénéficier, par ricochet, de la direction nette et ferme qu’on me donne ici ? Mais ce qui me convient ne saurait te convenir. Tu es quelque chose comme une rose blanche, à peine agrémentée de trois ou quatre petites épines, juste ce qu’il en faut pour sauver le proverbe. Moi, je suis un buisson de houx ! Cela ne se traite pas de même façon.
Pourtant je ne voudrais pas te faire de la peine, ma chère bonne Jeanne, et nous pourrions nous entendre, moyennant un amendement à ta proposition. En somme, tu veux rendre nos relations plus sérieuses, plus utiles à notre bien mutuel : je signe cela des deux mains. Mais qu’importe à ce noble but l’épithète que nous nous donnerons ? Ne sommes-nous pas assez grands, pas assez raisonnables tous deux, pour qu’il n’y ait plus ni petite sœur ni petit frère ? Restons simplement frère et sœur.
Tu m’aideras comme tu l’as toujours fait ; je t’aiderai, si je puis, et nous tâcherons de nous rendre meilleurs l’un l’autre en nous disant à l’occasion nos petites vérités et en priant beaucoup, toi pour moi et moi pour toi.
Nous commencerons tout de suite, si tu veux, par faire un bon mois de Marie en vue de notre perfection commune. Au collège, il a été inauguré, aujourd’hui même, par un beau salut à la chapelle. Le soir, petits et grands élèves se sont rangés aux pieds de la Vierge, brillamment illuminée, qui domine nos cours de récréation, et là nous avons lancé, à plein cœur et à pleine voix, dans la nuit qui tombait, un Magnificat qui a dû faire plaisir aux anges et peut-être à tout le quartier, un bon kilomètre à la ronde.
Dans notre étude, contre le mur en face, nous avons élevé, à grands frais de vieilles caisses, de papier peint et de génie, un véritable monument, une grotte de Lourdes. Sur le rocher se dresse majestueuse la basilique, fidèlement reproduite en carton d’après les dessins d’un artiste fameux, M. Paul Ker. Dans le bas, le gave impétueux roule en silence, sur un lit de sable et de cailloux naturels, ses flots de cristal tortillé. Au milieu s’ouvre la grotte miraculeuse, dominée par l’Immaculée Conception, qui sourit à Bernadette et à une soixantaine de moutons blancs, figurant notre division. Tout autour, des sapins, des fougères, des fleurs, témoignages volontaires de notre dévouement filial à la Reine du lieu. Sur le devant enfin, un petit panier doublé de satin rose, où viennent tomber les billets anonymes, dans lesquels chacun, selon l’inspiration de son cœur, présente à Marie ses requêtes et les petits actes de vertu pratiqués journellement en son honneur. Tu auras ta bonne part dans les miens.
Ces manifestations pieuses, qui jadis m’auraient fait hausser les épaules, me plaisent aujourd’hui singulièrement et forment un stimulant très sérieux à ma bonne volonté. Je sais fort bien qu’elles ne sont pas la religion, qu’elles ne sont même pas toute la piété, qu’elles demandent des esprits simples et droits ; mais j’ai été si longtemps un esprit orgueilleux et frondeur que j’éprouve maintenant une vraie jouissance, et comme l’âcre plaisir d’une vengeance satisfaite, à me faire petit et naïf devant le Maître qui m’a rendu ses grâces et devant sa douce Mère, qui m’a ramené à lui et qui veut bien aussi m’adopter pour fils. Demande à Marie pour moi, Jeanne, de garder jusqu’au bout de ma vie une âme d’enfant et de ne jamais en rougir.
J’embrasse ta belle âme de sœur.
Ton frère spirituel,
Paul.
32. De ma sœur Jeanne.
3 mai.
Mon frère.
Que tu es bon ! Tu as beau me plaisanter et te calomnier, va, une sœur ne s’y méprend guère. Ta lettre vaut bien pour moi quatre sermons de M. l’aumônier des Ursulines, qui est un saint homme et mon confesseur ordinaire. Je ne prétends pas que tu prennes sa place au confessionnal : comment ferais-tu pour m’absoudre ? Mais j’ai besoin comme toi d’une amitié jeune et sûre, pour m’aider à traduire en actes les sages conseils de mon père spirituel et de mes parents. Toi tu as pour cela ton impeccable ami Jean, ton second ange gardien : je n’ai personne. Parmi les jeunes filles que je vois, il n’y en a pas une à qui je voulusse parler de mes défauts : elle irait en rire avec les autres, et je n’en vaudrais pas mieux.
Ta réponse, Paul, me montre le fond de ton âme droite et de ton cœur aussi fort que tendre : j’ai toute confiance en toi, j’accepte sans réserve les conditions que tu poses et je compte définitivement que tu me prêteras désormais ta force, ta franchise et ta bonté pour m’aider à marcher dans le devoir toujours, comme toi et avec toi. La Reine des anges, dont nous sommes tous deux les enfants, bénira nos bons désirs et nos efforts : je l’en prierai tous les jours de son beau mois et après.
Quant aux piquants du buisson de houx, ils ne m’effrayent guère et ne m’empêchent pas de t’embrasser mille fois.
Ta sœur,
Jeanne.
33. De Louis.
5 mai.
Mon cher Paul,
Je n’y tiens plus : il faut que je te vide mon cœur. Il est plein, non pas d’amertume ni d’angoisse, mais d’un sentiment indéfinissable, poignant, mélange de l’une et de l’autre.
Tu es donc sorcier ? Je me croyais pourtant préparé par ta chère correspondance à trouver en toi des changements considérables ; mais il ne reste rien de mon ancien ami, rien que son amitié. Oh ! ce n’est pas un reproche, Paul : si tu es changé, tu ne l’es pas à ton désavantage. Mais cet abîme qui nous sépare, ce contraste loyal qui existe entre nos deux âmes, tandis que nos cœurs, je le sens bien, restent aussi fraternels qu’autrefois, me torture.
Ta première vue m’avait seulement un peu saisi, étonné. Je pouvais mettre cette impression sur le compte des effets naturels de l’âge : en six mois, le physique d’un jeune homme peut se modifier beaucoup. Mais en t’écoutant parler, en observant surtout ton attitude si réservée et pourtant si franchement cordiale à l’égard de nos camarades communs, en constatant sur les points délicats cette intransigeance si aimable et si calme, il m’a bien fallu convenir qu’il s’est opéré chez toi une réaction profonde, et ma surprise est devenue de la stupéfaction, une stupéfaction obsédante.
Je n’ai pas seul éprouvé cette impression : tous nos copains l’ont exprimée devant moi. Quelques-uns, par habitude, ont essayé d’en blaguer : cela n’a pas pris sur les autres, qui m’ont paru plutôt préoccupés de ta conversion. Ils savent que tu n’appartiens pas au troupeau des sots. L’un d’eux a dit carrément : « Il vaut mieux que nous. » Et il avait raison : tu vaux incontestablement mieux que nous tous, bien mieux que moi. Tu es dans le vrai : nous sommes, non pas dans le faux, — car chez nous il serait inutile de chercher un principe ferme de conduite, — nous sommes dans les hasards du lâchez-tout ! Où va le vent, nous allons.
Moi, je ne veux plus de cette situation équivoque, intolérable. Tes lettres ont depuis longtemps remué ce qui peut rester en moi de sentiments honnêtes (j’emploie un terme large). C’est en vain que j’ai essayé parfois de couvrir ce travail intime sous de mauvaises plaisanteries qui n’ont pas trompé ta clairvoyance. J’en suis arrivé à ce même état où, naguère, tu te sentais le plus malheureux des hommes de ne pas ressembler à tes bons amis de là-bas, et je me rends parfaitement compte, à mon tour, qu’il n’existera plus pour moi de repos jusqu’au jour où mon âme sera libre comme la tienne.
Pour en arriver là, mon cher Paul, que dois-je faire ? S’il faut que j’aille te retrouver chez les Jésuites, j’irai : vus à travers toi, ils ne m’effrayent plus. Parle, conseille-moi : ta réponse sera pour moi parole d’Évangile.
Ton pauvre ami,
Louis.
34. A Louis.
7 mai.
Mon bien cher ami,
Le jour où Dieu m’a fait la grâce de m’accueillir comme l’enfant prodigue repentant, a été, après celui de ma première communion, le plus heureux de ma vie : ta conversion sera le troisième. Merci, mon cher Louis, de la bonne nouvelle qui m’annonce enfin que ce jour approche. Que de fois déjà, depuis six mois, sans te le dire, j’ai demandé à la douce Mère du Sauveur que rien ne nous séparât plus ! Me voilà exaucé : encore une fois, et du fond de mon affection pour toi, merci.
Tu me demandes : « Que faire ? » Mais tu sais bien par où j’ai passé pour rentrer en grâce avec mon Père, qui est le tien aussi. Il faut te mettre à deux genoux, te frapper la poitrine et dire : « Mon Père, j’ai péché contre le ciel et contre vous : je ne suis plus digne d’être appelé votre fils. » Le Père te relèvera, te pressera sur son cœur, mêlera ses larmes aux tiennes, et tu seras encore son fils — et mon frère. Ce n’est pas difficile : on le voit après coup, lorsque les clartés de la divine miséricorde ont dissipé les fumées d’orgueil ou de défiance que l’ennemi avait excitées entre l’âme coupable et son juge. Ce juge, ce père se fait représenter ici-bas par un juge humain qui est encore un père. Cœur de Dieu, cœur de prêtre, c’est tout un. N’aie pas peur.
Papa viendra me voir à la Pentecôte : c’est la première communion du collège. Ah ! si tu pouvais l’accompagner, passer ici tes deux jours de congé, t’aboucher avec mon directeur et régler avec lui ton petit compte ! Ce ne serait pas long et j’aurais l’immense joie d’assister à ton second baptême. Demande-le à ta bonne maman : j’ai quelque raison de croire qu’elle m’aime un peu et que l’assurance de nous faire un grand plaisir à tous deux sera plus forte que sa crainte des Jésuites. Dis-lui de ma part qu’ils ne te mangeront pas.
En attendant, mon cher Louis, prends confiance. J’ai lu quelque part que le désir sincère de la conversion est déjà une conversion et que la miséricorde vient au-devant de ceux qui la cherchent. Je vais redoubler mes prières pour hâter, si je puis, le moment de ta liberté. Mais, de ton côté, prie la Mère de miséricorde, Marie : elle te fera moins peur que ton juge, elle te présentera à lui et t’obtiendra le courage qu’il faut pour conquérir la joie du cœur par la pureté.
Adieu fraternel, et au revoir bientôt, je l’espère !
Ton ami plus que jamais,
Paul.
35. De Louis.
10 mai.
Mon cher Paul,
Victoire sur toute la ligne ! J’irai te voir à la Pentecôte. Avertis ton Père spirituel et confesse-moi d’avance à lui, pour que j’aie moins à dire et qu’il ne soit pas trop méchant.
Ton papa est enchanté de ne pas voyager tout seul. Il m’a dit : « Tu verras ce collège, mon ami, et tu m’en diras des nouvelles ! »
Nos deux mamans sont enchantées de procurer à leurs fistons réunis un peu de bon temps. Elles ne se doutent pas du vrai but, au moins la mienne. Pour la tienne, je n’en répondrais pas : elle a du jésuite !
Quant à ta sœur Jeanne, c’est une petite impertinente. Elle avait assisté au conseil de famille, où le voyage a été décidé. Ne voilà-t-il pas qu’à table, étant assise près de moi, elle me demande tout à coup, de son air le plus naturel, si c’était pour aller faire mes pâques ? Comme je ne m’attendais pas à cette boutade, j’ai piqué un soleil et bafouillé : elle s’est mise à rire de toutes ses dents. On ne se défie jamais assez de ces créatures-là. Mais, tant pis ! J’accepte toutes les humiliations et elles n’empêcheront pas que le plus enchanté, dans cette histoire, c’est encore Bibi.
Tu as eu là, mon ami, une riche idée ; je t’en remercie. Elle arrange tout et coupe court à tous les faux-fuyants. Je suis dans le sac et bien content d’y être. Donc, à quinze jours ! Ils vont me paraître interminables. Pour les raccourcir, je me propose de potasser d’arrache-pied mon bachot…
Je m’aperçois un peu tard que mon langage n’est pas aussi châtié que le tien, qui m’avait déjà frappé durant ces vacances. A réformer avec le reste.
Ton professeur a une manière originale de vous préparer au baccalauréat ; je suis curieux de savoir où vous en êtes après vos six mois de rhétorique classique, et comment vous employez le petit semestre réservé au chauffage. Dis-le-moi. Les observations du grand réformateur futur de l’Université de France m’intéressent beaucoup ; ne crains pas les détails.
Je tâche de prier et je n’ai pas trop la frousse (ah ! l’incorrigible potache !) ; puisque tu en es sorti, j’en sortirai. Mais prie ferme pour moi ; j’y compte.
Ton humble et reconnaissant ami,
Louis.
36. A Louis.
13 mai.
Mon trop humble et reconnaissant ami,
Au reçu de ta lettre, je n’ai fait qu’un bond chez le P. X… pour lui annoncer ta prochaine arrivée et lui crayonner ton portrait au naturel. Je ne t’ai pas flatté ; mais l’impérieux devoir de la franchise m’a pourtant forcé à dire de toi un peu de bien. Je sais que tu diras toujours assez de mal. Quant à l’accueil que le Père te réserve, ne te mets point martel en tête. Il y a le premier regard, le coup de feu plongeant, qu’il n’est pas possible d’éviter ; il faut bien qu’on s’aborde par un bout. Mais ce ne sera qu’un éclair, immédiatement effacé par un de ces bons sourires qui font l’effet d’un rayon de soleil printanier. Encore une fois, n’aie pas peur. Tu seras reçu comme je l’ai été, à bras ouverts, et tu verras comme il fait bon s’y jeter avec toutes ses misères.
Moi aussi, je vais trouver longs ces quinze jours, et, par contre, je déplore d’avance la rapidité avec laquelle passeront les deux jours de congé. Mais il faut se faire une raison. Avec l’âge on finit par entrevoir que la vie doit être autre chose qu’une série de plaisirs variés. Travaillons, disait encore en mourant je ne sais plus quel César du vieux temps : c’est un beau mot pour un païen, et qui fournit une belle devise, même pour les chrétiens qui ne sont pas empereurs.
En ce moment, chez nous, la préparation du baccalauréat bat son plein. Je vois maintenant, plus que jamais, combien la méthode de notre professeur est pratique et sage. Tu veux savoir ce que m’ont appris mes six mois de rhétorique vieux jeu ?
D’abord, je crois avoir appris quelque peu à écrire en français. Le travail que j’ai fait pour y arriver ne ressemble pas, je le dis tout de suite, au travail contre nature auquel nous a condamnés, l’an passé, notre professeur de seconde. Tu te rappelles qu’il nous parlait au moins deux fois par jour de son diplôme d’agrégé ; il ne voyait rien au delà et couchait avec. Dès le lendemain de la rentrée, quand nous ne savions pas encore mettre sur pied une phrase correcte, cet enragé de critique littéraire nous imposa comme devoir ce qu’il appelait solennellement une dissertation. Ne connaissant pas ce dont nous avions à parler, nous achetâmes des bouquins (il y en avait un de lui) où le devoir se trouvait tout fait, et nous employâmes toute notre ingéniosité à accommoder le plat de manière à laisser croire au bonhomme qu’il sortait de notre cuisine — ou de la sienne. Et ce fut ainsi toute l’année. A la fin, nous avions acquis une incontestable dextérité à fabriquer des dissertations avec des découpures ; en outre, nous possédions un choix assez riche de formules banales pour louer convenablement des auteurs ou des œuvres que nous connaissions à peine de nom. Mais si, hors de là, l’un d’entre nous était de force à mettre une idée personnelle en français lisible, il ne le devait pas à l’agrégé, ni à ses dissertations.
Ici, on ne nous apprend pas à écrire comme si nous aspirions tous à l’agrégation ès lettres : on veut que la plume entre nos mains puisse devenir un instrument universel. Durant le premier semestre, nous avons fait au moins quarante à cinquante compositions françaises, deux par semaine, sur tous les sujets et dans tous les genres possibles : discours historiques ou autres, harangues et plaidoyers, lettres, tableaux, portraits, dialogues… La variété des situations, des idées, du ton et du style écartait l’ennui, tenait l’esprit en haleine, fournissait aux talents spéciaux l’occasion de se montrer, enfin nous exerçait à tous les développements. Aussi, amour-propre à part, je me crois personnellement en mesure d’écrire une page raisonnable sur n’importe quel sujet de ma taille. C’est un résultat qui, tu l’avoueras, dépasse notablement celui d’un vulgaire chauffage pour le baccalauréat et qui, après le baccalauréat, gardera son prix.
Quant à cette critique littéraire qui fait la matière habituelle de la composition française au baccalauréat, je te dirai, mon ami, qu’elle ne me préoccupe guère. Les auteurs classiques sur lesquels elle pourra tomber, grecs, latins et français, nous les avons étudiés à fond, comme je te l’ai expliqué : donc les éléments d’une bonne critique ne nous manquent point. La répétition générale par pays et par genres, que nous faisons durant ces derniers mois, achèvera de nous donner les idées d’ensemble et nous permettra les comparaisons, si chères, paraît-il, à nombre d’examinateurs. Pour nous familiariser avec la forme spéciale au genre, étant donnée la souplesse de style acquise par les exercices précédents, quelques applications bien choisies pourront suffire.
Voilà pour la composition française. En version latine, nous sommes forts comme des Turcs, et même davantage. Nous en avons fait deux par semaine, selon une progression croissante de difficulté : d’abord les historiens faciles ; puis les poètes, pas commodes quelquefois ; pour le dernier trimestre, le profond et abrupt Tacite, les traités oratoires et philosophiques du copieux Cicéron, les savants casse-cou du sage et subtil Sénèque. D’ailleurs, nous avons eu chaque jour, dans la prélection du professeur, un exercice incomparable de traduction, et je mets en fait qu’après avoir fouillé avec lui dans tous les sens, pendant six mois, les meilleurs endroits des bons auteurs, un élève de quelque intelligence ne restera jamais coi devant un texte latin ou grec, quand il ne l’aurait pas vu de sa vie.
Aussi, pour la préparation des auteurs inscrits au programme, on ne juge pas utile, dans cette maison, de recourir aux corrigés, si indispensables au lycée : ils sont même formellement interdits. Quelquefois, pour nous faire connaître ou nous rappeler l’ensemble d’une œuvre, le professeur nous en lira une traduction rapide, que nous suivrons sur le texte : ce sera tout.
Depuis Pâques, nous donnons aux matières de pure mémoire le temps que réclame leur répétition générale ; mais tous les loisirs qu’elles nous laissent sont consacrés, comme auparavant, à l’étude des trois langues classiques par la prélection et la version, par la composition française et latine, par le thème grec…
Hé ! oui, mon ami, le thème grec ! La « réaction profonde » que tu as découverte chez moi, l’autre jour, va plus loin encore que tu ne pensais : elle va jusqu’à cet épouvantail qu’on nomme le thème grec. Le premier qu’il m’a fallu élaborer ici, m’a fait suer d’ahan. Mais il m’a rendu un gros service : il m’a prouvé victorieusement que je ne savais pas un mot de grammaire. Aussi je fus classé dans les derniers : je ne l’ai dit à personne, mais j’en ai été tellement vexé que, trois mois après, je savais ma grammaire et je constatais que mes progrès dans l’intelligence des auteurs suivaient exactement mes progrès en thème grec. Aujourd’hui je compte parmi les hellénistes de la classe et je lis Homère pour mon plaisir.
La difficulté du grec, mon bon, gît tout entière dans l’imagination, l’ignorance et la paresse — et rien que là : c’est ma conviction irréductible.
Je t’entends venir : « Et les vers latins ? » — Nous en faisons encore, quoique un peu moins qu’avant Pâques, et même en pensum. L’autre jour, pendant que le professeur parlait, un impertinent moineau vint se mettre sur l’appui d’une fenêtre ouverte, regarda dans la classe et se mit à parler aussi à sa façon. Cela me fit rire. Le Père s’interrompit pour me demander la cause de ma gaieté soudaine : « Mon Père, c’est ce moineau-là, qui répondait oui, oui, à tout ce que vous disiez. » Là-dessus, rire général, que le Père partagea. Puis il me dit solennellement : « Paul Ker, en punition du désordre que vous venez de causer, vous me ferez pour ce soir un distique sur le moineau. Et qu’il soit bon ! — J’y tâcherai, mon Père. » Voici ce que j’apportai :
Pour les profanes :
Le distique et le quatrain eurent l’honneur d’une lecture publique — et d’un oui, oui unanime, durant l’un des repos de cinq minutes que le Père nous accorde entre deux heures de classe. Je n’en suis pas plus fier, car c’était un simple jeu.
Peut-être vais-je t’étonner, cette fois, en sens contraire de tout à l’heure. Autant je crois le thème indispensable pour savoir honnêtement son grec et son latin, — parce qu’il est la forme élémentaire de la composition personnelle et que, sans la composition personnelle, écrite ou orale, il me paraît impossible de se rendre un compte exact de l’esprit et des difficultés d’une langue morte ou vivante, — autant je suis disposé à admettre que le vers latin, comme le vers français, et plus que lui, pourrait sans grand inconvénient être réservé à une élite. Je sais fort bien (on nous l’a dit) que c’est un exercice très efficace de gymnastique intellectuelle, d’avoir à changer vingt fois un mot ou un tour de phrase pour que, tout en restant correct, juste et poétique, il s’adapte en outre au moule inflexible du mètre. Je tiens qu’une bonne pièce de vers, sans solécisme, sans cheville ni vulgarité, constitue un tour de force extraordinairement méritoire et honorable pour ceux qui le réussissent, à notre âge. Mais les tours de force ne s’imposent pas, et quand on n’a pas de quoi y réussir, il me paraîtrait sage de n’y pas perdre son temps.
Qu’on fasse donc du thème grec pour arriver plus vite à la connaissance restreinte qui nous est demandée de cette langue ; pour le latin, qui nous touche de plus près, qu’au thème on joigne la narration et le discours : rien de plus raisonnable. Mais qu’on réserve la poésie latine et française aux privilégiés que leur astre en naissant a formés poètes — et qu’on laisse les pauvres gens, pour qui Phébus est sourd et Pégase rétif, à leur métier de nature ! Ils comprendront un peu moins bien les beautés de forme des poètes, mais y trouveront encore assez d’autres mérites.
Je finis. Pour varier nos plaisirs et combattre l’ennui des répétitions, notre professeur a eu l’attention de garder pour ce dernier semestre quelques œuvres plus piquantes, d’Horace, d’Aristophane, de Molière, du dix-huitième et du dix-neuvième siècle ; en sorte que nos classes de littérature sont à la fois bien remplies et intéressantes. Par ces chaleurs, c’est aussi précieux que nécessaire.
Nos autres cours : histoire, langues, mathématiques, ne chôment pas non plus, et le feu sacré est périodiquement attisé par les colles hebdomadaires, sans préjudice des sabbatines… Mais t’ai-je dit ce que sont nos sabbatines ? Je ne pense pas. Je te parlerai de la prochaine, à laquelle je suis personnellement intéressé. Pour cette fois, j’ai déjà trop causé. Bonsoir, mon cher Louis.
Ton propre baccalauréat va peut-être souffrir quelque peu des soucis que te donnera ta grande affaire. Mais le bon Dieu saura bien te dédommager après.
Tout à toi,
Paul.
37. Au même.
22 mai.
Mon cher,
J’ai promis de te parler de ma sabbatine : j’ai eu tort, car c’est te condamner à entendre des redites. Mais tu le veux, soit satisfait.
Sabbatine vient du mot sabbatum, samedi. Ce jour-là, durant la seconde partie de la classe du matin, dame Éloquence et dame Littérature se transportent l’une chez l’autre, alternativement. Là, sous la présidence du P. Recteur ou du P. Préfet, devant tous les rhétoriciens et les humanistes, quelques élèves, pris dans les divers rangs d’une des deux classes, montent sur l’estrade et font valoir, du mieux qu’ils peuvent, un travail de leur façon, quelquefois amendé par le professeur, d’autres fois présenté à l’état natif. Les lectures sont assez souvent variées d’une déclamation, ne serait-ce que pour donner occasion à tous les talents de se produire : celui de déclamateur est parfois solitaire.
Quand on veut prêter à cet exercice d’assouplissement une forme particulièrement intéressante, surtout en rhétorique, on en fait une joute oratoire. Toujours, comme tu vois, l’humeur batailleuse des soldats de Loyola ! Tantôt c’est un procès avec réquisitoire, plaidoirie pour et contre, résumé des débats et sentence motivée ; tantôt une discussion réglée, sur un sujet littéraire ou autre, bien choisi, entre personnages fictifs ou réels. Cette fois, la rhétorique a débattu, arguments en main, la controverse très actuelle entre les partisans respectifs des Lettres et des Sciences, au point de vue spécial de l’enseignement secondaire dans les collèges.
J’ai eu l’honneur de plaider pour les Lettres : tu n’en seras pas surpris, car tu connais mes préférences. Mais je n’y ai pas mis de passion et crois avoir été modéré. Tu conçois que je me suis largement inspiré de mes deux conversations pédagogiques avec mon professeur. Les arguments pour et contre avaient, à l’avance, fait le sujet de deux devoirs contradictoires et d’une discussion générale en classe, à la suite de laquelle on avait désigné les deux champions du tournoi. Jean se dévoua à défendre les Sciences, évidemment par vertu pure et sans conviction, me laissant le beau rôle et acceptant d’avance la défaite. La veille de la sabbatine, le professeur avait entendu la lecture des deux plaidoyers, donné son avis et déclaré aux orateurs que, le lendemain, du haut des Pyramides, quarante siècles les contempleraient. Avoue que c’était intimidant : j’ai failli en perdre une demi-heure de sommeil, chose énorme pour moi.
Le lendemain, pour comble d’honneur et de terreur, le fauteuil du président de cette lutte pyramidale était occupé, non point par le P. Recteur, mais par le P. Provincial de Champagne, arrivé la veille au soir pour la visite annuelle du collège. C’est, chez les Jésuites, le grand supérieur qui vient immédiatement après leur Général, comme les évêques ou les archevêques après le Pape. Notre professeur, pour nous rassurer, nous dit que le P. Provincial étant le père des autres Pères, se trouvait naturellement notre grand-papa et, par suite, ne pouvait qu’être très bienveillant pour nous. De fait, après le petit compliment d’usage qu’on lui adressa, il nous dit un mot si encourageant que nous ne songeâmes plus qu’à justifier le moins mal possible son attente et à lui donner bonne opinion de la Rhéto.
Le défenseur des Sciences ouvrit le feu. Il démontra ou du moins essaya de démontrer qu’elles sont de beaucoup supérieures aux Lettres par leur but, par leur puissance éducatrice, par leur utilité.
« Leur but est de développer principalement la raison. Or, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, celle qui l’élève non seulement au-dessus de l’animal, mais au-dessus de ses semblables, quand ils se laissent guider par les rêves de l’imagination ou les caprices de la sensibilité. » Ce fut un beau pathos, où l’orateur fit preuve d’assez fortes études… littéraires.
« Quant à la puissance éducatrice des Sciences, elle consiste dans l’habitude du raisonnement, qui, pratiqué de bonne heure et avec persévérance, donne à l’esprit cette justesse, cette pénétration, cette trempe solide qui a fait un Blaise Pascal.
« Sans doute, les Sciences ne développent guère l’imagination et point du tout la sensibilité ; mais ces deux facultés ne procurent que de vaines jouissances et contribuent bien plus souvent au malheur des hommes qu’à leur bonheur. Les Sciences préparent à la vie pratique, positive ; elles mènent quelquefois aux situations brillantes et influentes, toujours aux situations utiles. »
Conclusion : « Le savant n’a rien à envier au lettré et il semble désirable que, pour le bonheur de l’humanité, l’enseignement scientifique prenne dans les collèges une place prépondérante. »
Cette conclusion parut tellement audacieuse que, malgré le talent incontesté de l’honorable préopinant, elle ne fut que faiblement applaudie.
Je pris à mon tour la parole et dis, en substance, ce qui suit :
« Le grand avantage que les Lettres me semblent avoir sur les Sciences, c’est de former l’homme tout entier, en cultivant toutes ses facultés nobles, dans l’ordre naturel de leur éclosion et de leur développement.
« L’enfant ne commence point par raisonner : il regarde, prend des idées, les case dans sa mémoire ; le jugement et le raisonnement ne viennent qu’après. Vouloir lui imposer dès l’abord le travail de l’étude scientifique, c’est risquer de dessécher son esprit et de faire éclater son petit cerveau. On cite Pascal, mathématicien et inventeur à douze ans ! Pascal fut un de ces prodiges qui, par leur nature exceptionnelle, confirment précisément la règle générale. D’ailleurs sa précocité en mathématiques ne lui a guère porté bonheur, puisqu’à vingt-six ans il se trouva, comme plus d’un polytechnicien de nos jours, réduit à une impuissance intellectuelle qui l’empêcha de rien achever, sauf ses Provinciales, où la littérature tient beaucoup plus de place que la raison.
« Sans doute, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, et nous l’admettons si bien qu’au faîte de l’enseignement littéraire nous posons la philosophie, qui est, je crois, la science du raisonnement. Mais nous ne mettons pas la charrue avant les bœufs : nous attendons que les années et l’habitude du travail intellectuel nous aient rendus aptes aux études abstraites.
« Il ne faut pas croire, du reste, que l’enseignement littéraire laisse dormir la faculté de raisonner : il la met sans cesse en œuvre, avec l’imagination et la sensibilité, dans ces exercices de lecture, de traduction, d’analyse, de composition personnelle, qui remplissent les années de grammaire et de littérature. Est-ce que les règles de syntaxe ne sont pas des lois, des formules, des théorèmes, qui sollicitent sans relâche le jugement de l’élève pour ses devoirs classiques ? Une version est-elle autre chose qu’un problème ? Un discours n’exige-t-il pas, avec la convenance du style, la logique dans les idées ?
« Mais la raison ne fait pas seule la grandeur de l’esprit humain : à côté du vrai, il y a le beau et le bien, qui font le charme et le but supérieur de notre vie. Les Sciences ne connaissent pas le beau et le bien ; les Lettres ont pour mission spéciale de disposer les jeunes esprits à comprendre, à admirer, à mettre en œuvre l’un et l’autre. A cet effet, la Providence semble avoir créé exprès un instrument merveilleux, cette double littérature d’Athènes et de Rome, double et une, qui, de l’aveu de tous les siècles, offre dans ses chefs-d’œuvre variés une perfection voisine de l’idéal. A cette école se sont formés, non pas seulement notre idiome national, mais encore cet esprit net et vif, délicat et fin, simple et distingué, qui se nomme dans le monde entier l’esprit français et qui semble avoir une sorte d’affinité naturelle avec tout ce qui porte la marque du beau et du bien.
« L’enseignement scientifique, essentiellement étroit, positif, exclusif, peut convenir au génie utilitaire d’autres nations, pour qui les intérêts matériels priment tout : notre idéal est plus élevé, et nous tenons que l’enseignement classique seul prépare des hommes complets, des esprits vraiment supérieurs et des Français de France. »
Cette fois (je le dis sans fierté), les applaudissements éclatèrent franchement, conduits par mon adversaire.
Le R. P. Provincial commença par le féliciter d’avoir défendu avec entrain et habileté une thèse ingrate, dont il ne devait pas désirer bien vivement le triomphe. « De fait, ajouta-t-il, si on vous avait appliqué, depuis votre sixième, le programme scientifique que proposait votre conclusion, nous aurions perdu aujourd’hui un plaidoyer bien écrit et plus tard peut-être un bon orateur, pour gagner, qui sait ? un médiocre savant. » On applaudit. Il continua :
« Dieu me garde, mes enfants, de condamner les Sciences et de déprécier les savants : j’ose même espérer que plus d’un parmi vous est appelé à se distinguer dans la carrière scientifique. Mais je dis appelé ; car n’est pas mathémacien ou physicien qui veut, pas plus que poète ou orateur. Je vous laisse entrevoir par là, mes amis, le vice radical de ces programmes nouveaux, qui viennent périodiquement bouleverser et fausser notre enseignement, sous prétexte de mieux l’adapter aux besoins modernes. On veut forcer la nature, forcer le talent : on oublie que la nature a ses lois et que le talent est un don de Dieu seul.
« Le devoir des éducateurs ressemble à celui d’une mère attentive, qui aide sans impatience les premiers pas de son enfant et l’amène peu à peu à marcher, puis à courir, enfin à se diriger librement. C’est ce que fait, comme l’a dit excellemment le second orateur (salue, mon ami !), la vieille méthode classique : son mérite capital est de favoriser le développement progressif des dons naturels, tout en réservant l’avenir. Talents et vocations ne se manifestent pas toujours dès les premières années d’études : en les préjugeant trop tôt et en vous assignant d’une façon absolue avant l’âge votre future carrière, sans être assurés du succès et des vues de la Providence, vos parents et vos maîtres s’exposeraient à vous rendre malheureux.
« Rien n’est perdu, tout est profit, dans les études grammaticales et littéraires qui, avec la mesure convenable, mais secondaire, de sciences mathématiques et autres, charment ici vos loisirs studieux. Lorsque vous en aurez heureusement atteint le terme, votre esprit sera comme une machine parfaitement construite et montée, prête à se mouvoir dans toutes les directions. Il restera encore devant vous du travail, des études spéciales de philosophie, de sciences, de droit, de médecine, de guerre, d’industrie, de diplomatie : le champ est vaste. C’est parfois encore une rude traversée à entreprendre avant d’aborder au rivage souhaité ; mais préparés solidement et armés de courage, vous pourrez, en lançant votre barque sur la haute mer, dire aussi avec confiance, comme ces hardis marins chrétiens : A Dieu va ! Et vous arriverez. Vous conquerrez votre belle place au soleil et vous ferez profiter vos semblables, votre famille et la patrie des dons que vous avez reçus d’en haut pour votre bien et le leur. Sans avoir été des utilitaires, vous serez des hommes utiles, parce que vous serez des hommes bien élevés, dans toute l’extension du mot. Je vous le souhaite de tout cœur et je l’attends de votre bonne volonté.
« Je félicite en particulier le défenseur des Lettres, dont j’ai admiré l’esprit lucide et pratique (ici j’ai pudiquement rougi, pendant que mon professeur, sans doute, riait sous cape du compliment que je lui volais) ; mais je remercie les deux orateurs du plaisir délicat qu’ils nous ont donné. »
Après la séance, nous allâmes remercier à notre tour le R. Père, qui nous réitéra sa satisfaction et nous offrit un joli souvenir.
Sur ce, je m’empresse de me taire, dans l’attente impatiente de ta visite. C’est dans moins de huit jours. Quelle joie ce sera de nous sentir tout à fait frères ! Je continue à prier de toute mon âme pour qu’il n’y ait aucun nuage à ce bonheur.
Ton ami à toujours,
Paul.
38. A ma sœur Jeanne.
2 juin.
Ma sœur,
Finie la fête, mais non le plaisir. C’est l’énorme différence qu’il y a entre les réjouissances ordinaires, où tout est pour les yeux et les nerfs, et ces bonnes fêtes du bon Dieu, où le cœur a la grosse part et dont le meilleur reste encore longtemps au fond de l’âme, comme un excès de sucre, servi par toi, au fond de la tasse de thé. Ma comparaison est d’un vulgaire gourmand ; mais c’est tout de même ça.
Cette fois, la rosée est descendue et j’ai délicieusement pleuré. Je n’ai pas été le seul. Louis est allé à la sainte table avec moi, à la suite des radieux petits premiers communiants et, revenu à sa place, il a mis les yeux dans son mouchoir durant une demi-heure. Quand nous nous sommes retrouvés au parloir, il s’est jeté à mon cou et m’a dit, encore tout ému : « Merci, Paul, merci ! » Papa, que la communion de Louis a fort embarrassé, aurait bien voulu se fourrer dans un trou : mais il n’y en avait point. Il se contenta de se moucher très fort, et, ensuite, alla voir dehors si l’heure de sa montre concordait avec celle de la grande horloge du collège, pour ne pas manquer le train du surlendemain !… Ah ! qu’on est drôle, Jeanne, quand on n’a pas le cœur en place !… Ce pauvre papa !… Il n’existe pas dans le royaume de France et de Navarre un homme plus honnête et plus loyal ; c’est un esprit ouvert et cultivé ; et le voilà réduit à des subterfuges enfantins, qui, j’en suis persuadé, l’humilient profondément, pour se mentir à lui-même, pour étouffer des sentiments qu’il sait bons et pour se rendre finalement malheureux par peur d’un acte tout simple, qui mettrait sa conduite d’accord avec ses sentiments et ses désirs secrets !
Ces pénibles petitesses, que je connais pour y avoir passé, je voudrais bien les épargner à notre brave père. Il est en route pour conquérir avec la pleine vérité la vraie joie du cœur : c’est à nous deux, Jeanne, de lui raccourcir le chemin. Comment ? Le prêcher ne servirait pas à grand’chose : il se rebifferait. Aimons-le bien, montrons-lui par notre conduite irréprochable à quoi servent la religion et la piété, prions et espérons. Mon confesseur veut bien dire quelquefois pour la conversion de papa une messe que je lui sers ; j’y communie et nous prions ensemble. Unis tes prières aux nôtres, Jeanne, avec sainte maman, et tâche, à cette intention, de casser encore de temps en temps une des petites épines de ta rose, pendant que je rognerai les vilains piquants de mon houx. Moins nous aurons de défauts, plus nous aurons de chances d’être exaucés.
Louis a fait son affaire avec une rondeur qui m’a enchanté. Dès le soir de son arrivée, je l’ai présenté à mon confesseur : ils n’ont pas eu de peine à s’entendre. Je le savais d’avance. Quand il est sorti au bout d’une demi-heure, il rayonnait et m’a dit avec un gros soupir de soulagement : « C’est fini, et bien fini ! Ton confesseur est un charmant homme : je veux le revoir avant de partir. »
Le lendemain dimanche, les cérémonies de la première communion l’ont vivement impressionné. Il y a de quoi. Je voudrais que tu viennes un jour voir notre chapelle avec sa décoration des grandes fêtes, ses fleurs et ses lumières, ses chants pieux, ses cinquante enfants de chœur, dont je vais être bientôt.
A ce propos, on m’a raconté, l’autre jour, qu’avant la dernière rentrée le proviseur du lycée voisin, ne voulant négliger aucun moyen de combattre la concurrence, désastreuse pour lui, des Pères jésuites, avait annoncé par circulaire aux parents que ledit lycée aurait aussi désormais son bataillon sacré pour rehausser l’éclat des offices religieux. Cela, c’est de la naïveté à trente-six carats : le bonhomme oublie que l’habit ne fait pas le moine et il ne se doute pas que, pour servir à l’autel comme on le fait ici, outre une formation presque aussi difficile que l’exercice militaire, il faut la foi et quelque chose de la piété des anges : deux marchandises rares parmi les lycéens. Moi, j’ai eu le temps de m’habituer à cette splendeur : j’en jouis et ne m’en étonne plus.
Mais la cérémonie de la première communion a son charme spécial, unique, venant du grand acte qui en fait l’objet, des souvenirs qu’elle réveille, du spectacle des petits qui en sont les héros. L’innocence, la piété, la joie douce et profonde qui transparaissaient de leur âme par leurs yeux et qui mettaient sur le visage des moins agréables un reflet surnaturel, semblaient se communiquer à tous les assistants, parents et indifférents, sous forme d’une émotion irrésistible. Durant tous ces longs offices, mais surtout au moment suprême de la première union de ces jeunes âmes avec leur Créateur, ce n’était plus un simple mot poétique, c’était une réalité sensible que ce beau vers, si bien chanté par mon surveillant :
Qu’il fait bon, ma sœur, dans ces moments-là, sentir qu’on n’est plus un étranger, comme je l’étais à mon arrivée ici, mais qu’on est de la famille du bon Dieu avec ces enfants si purs et leurs pieux parents ! Qu’il fait bon renouveler avec eux, et cette fois pour toujours, ces belles promesses que j’ai formulées jadis et trop vite oubliées ! Et comme cela réconforte ! J’ai pris là du courage pour six mois.
Quant à papa, je ne l’ai pas vu pendant la cérémonie ; mais il a été très remué. Ici les enfants ne sortent que le lendemain de leur première communion ; le jour même, on ne veut pas que la moindre parcelle de leur bonheur intime se dissipe au contact des distractions profanes : ils retrouveront toujours assez tôt le monde et ses vulgarités. A midi, ils ont l’honneur exceptionnel de manger à la table des Pères, qui leur font grande fête ; le reste du temps que les offices ne prennent pas, ils le passent en famille, choyés comme des benjamins, respectés comme des chérubins. Toutes les portes leur sont ouvertes, comme tous les cœurs. En nous promenant aussi dans le collège, nous en rencontrâmes plusieurs : papa les saluait instinctivement, ne pouvait se lasser de les regarder et ajoutait : « Sont-ils heureux ! » Espérons qu’il ne s’en tiendra pas là. Je crois qu’il a du plomb dans l’aile.
Louis, en prenant congé de notre commun directeur, lui a dit avec émotion : « Mon Père, ce n’est pas adieu que je vous dis, c’est au revoir. Priez pour que je revienne autrement que comme une brebis égarée. » Il est parti heureux par avance de la joie que son changement va donner à sa mère et bien résolu à demeurer fidèle. Il m’a demandé de l’aider, comme toi : c’est humiliant, vu la mince vertu que je me connais. Mais à force d’aider les autres, j’arriverai peut-être à me hisser jusqu’à leur hauteur. Prie pour moi, ma bonne Jeanne.
Ton frère qui ne t’aime pas… à moitié,
Paul.
39. De Madame X
6 juin.
Mon cher Paul,
On voit que vous profitez des modèles de diplomatie que vous avez sous les yeux, chez les Révérends Pères, et des leçons que vous en recevez ! Votre petite conspiration avec mon fils Louis a été fort bien machinée. Elle devait réussir, parce que je suis trop naïve pour me défier de vous.
Vous trouveriez peut-être qu’elle a même réussi au delà de vos espérances, si vous pouviez voir Louis, tel qu’il est depuis son retour ; car il vous imite maintenant trait pour trait. D’abord, il a voulu avoir dans sa chambre, en face de la porte d’entrée, un grand Christ bien en vue ; puis, sur la cheminée, une belle Vierge, à la place d’une Nymphe en négligé, qu’il a failli faire passer par la fenêtre et que j’ai eu bien de la peine à sauver comme souvenir offert jadis à son pauvre père. Aux murs il a fallu suspendre un Ange gardien et un saint Joseph, avec son patron et le vôtre. Une vraie chapelle. Il m’a demandé de dire ensemble notre prière du soir et je l’entends réciter très exactement celle du matin tout seul. Le jeudi, jour de congé, au lieu de faire comme autrefois sa grasse matinée, il va à la messe, et il a exhumé du fond de sa bibliothèque son paroissien de première communion, qu’il ne quitte pas des yeux pendant les offices du dimanche.
Avec ses anciens camarades il reste bon enfant, comme vous ; mais eux sont visiblement gênés ; on dirait des gens qui ont peur d’attraper sur les doigts. Il faut que Louis leur ait carrément notifié les conditions auxquelles il met désormais son amitié.
Vous me l’avez complètement changé. Mais c’est moi qui ai le plus gagné à ce changement, et je viens, mon cher Paul, vous en remercier du fond de mon âme. Sans être un démon en famille, Louis n’était pas un ange autrefois : il l’est aujourd’hui. Vous m’avez rendu mon fils. Je prie Dieu de vous en récompenser, vous et les bons Pères qui ont fait de vous un apôtre.
Je ne les connais pas : après ce que j’ai vu, je suis toute disposée à leur donner mon estime. Bien plus, si j’étais libre de mes actes, Louis vous suivrait à la rentrée prochaine. Mais, veuve et infirme, je dépends avec mon fils des volontés d’un tuteur qui entend gouverner les études de son pupille.
Vous prierez, mon bon Paul, afin que Dieu garde à ce pauvre enfant tout son courage. Il m’a dit que vous consentiez à être désormais, mieux encore que dans le passé, son frère : j’en serai infiniment heureuse, pour lui d’abord, parce qu’il persévérera plus sûrement dans le droit chemin, et ensuite pour moi-même, parce que cela me donnera quelque droit à vous appeler aussi mon fils et à vous aimer comme tel, sans faire tort à votre bonne et sainte maman qui ne sera pas jalouse, j’espère.
Adieu, mon second fils, et encore mille mercis !
Adèle X.
40. A ma famille.
18 juin.
Mes chers tous,
J’ai l’agrément de vous apprendre que nous sommes entrés aujourd’hui dans la période désirée de la moisson, moisson de lauriers et de gloire, dont le résultat sera proclamé solennellement dans quelque six semaines, à la grande joie des écoliers, des papas, des mamans… Faut-il ajouter encore quelqu’un, Jeanne ? — « Oh ! peux-tu le demander ? »… et des sœurs, quand on a la chance d’en avoir une comme la mienne. J’espère bien recueillir assez de couronnes pour vous donner à chacun le plaisir de m’en déposer une ou deux sur le front : vous l’avez bien mérité, et ce plaisir-là vaudra plus pour votre Paul que tous les prix possibles.
Donc, ce matin, messe avec douze enfants de chœur, dite par le R. P. Recteur. Chant du Veni Creator, pour appeler les lumières spéciales du Saint-Esprit sur les concurrents de la grande lutte qui se prépare. Je ne sais ce qu’ont éprouvé les autres : moi, j’avoue que cet appel solennel à l’intervention d’En-haut m’a saisi. J’ai vu d’un seul coup, sans avoir besoin d’aucune explication, l’importance du travail auquel nous étions conviés. En même temps, à la réflexion (car je commence à réfléchir), j’ai été frappé de voir comment les Pères, avec les moyens les plus simples, mais pris à la bonne source, celle du surnaturel, savent élever les choses au-dessus de la conception vulgaire et hausser les volontés, sans effort apparent, au niveau du but fixé.
Après le surnaturel, les moyens naturels. Au sortir de la chapelle, réunion à la grande salle, où le P. Préfet, devant tout le corps professoral, nous explique le mécanisme savant et la discipline rigoureuse des compositions pour les prix. Des précautions minutieuses sont prises pour la double sauvegarde du sérieux et du secret. Les textes sont fournis ou du moins approuvés par le P. Préfet des études ; la moindre infraction à la plus absolue loyauté du concours expose à l’exclusion ; l’attribution des prix ne se fait point par le professeur ordinaire, mais par trois correcteurs étrangers à la classe, qui ne connaissent personne et que personne ne connaît : elle ne devient définitive qu’après avoir reçu le visa du même P. Préfet.
Tout cela vous impressionne, et ce n’est pas sans quelque frissonnement qu’arrivé en classe, on trempe dans l’encre sa meilleure plume, pour la faire courir sur le papier pendant plusieurs heures, sans se donner le temps de souffler. Tout au plus, en tournant une page pleine, se permet-on un rapide coup d’œil sur les concurrents, pour voir de quel train ils vont, et l’on se hâte de reprendre la course au clocher. Bientôt toutes les têtes ont l’air d’appartenir à de jeunes coqs courroucés. Au bout de trois heures, le professeur avertit qu’il n’en reste plus qu’une, et le train passe de l’express au rapide et du rapide à l’éclair. C’est toujours à la fin que se présentent les meilleures idées ! On voudrait casser les aiguilles de cette maudite horloge qui avancent toujours… « Encore cinq minutes », dit le professeur, qui regarde toute cette fièvre avec un sourire calme et satisfait. La machine va éclater : il est temps qu’on arrive au bout. — « Secrétaires, recueillez les copies… » Ouf !
Nous aurons douze fois le même plaisir, sauf pour quelques matières accessoires, qui ne demandent que deux heures de travail ; mais en revanche, on nous accorde six heures pour les grandissimes compositions qui décident des prix d’honneur.
Après une matinée aussi bien remplie, vous jugez de quoi l’on reste capable, lorsque après la récréation de midi on rentre à l’étude. Notre salle est fraîche, heureusement, car depuis quinze jours le soleil tape. Au bout d’un quart d’heure, mon voisin de gauche dort les poings fermés devant son histoire ouverte : je veille à ce que son petit péché de fragilité humaine n’éclate pas en un ronflement scandaleux. Mon voisin de droite a demandé permission de recoudre sa cravate et la visière de sa casquette, contre lesquelles il s’escrime de son mieux en se piquant les doigts — excellent moyen d’empêcher le sommeil ! Moi cependant, j’en ai trouvé un meilleur encore : c’est de vous écrire, à tort et à travers.
Mais quand trois heures sonneront, au revoir, mon petit papa, ma petite maman et ma grande sœur Jeanne ! Bibi va se jeter à l’eau, pour y trouver de quoi vivre et travailler encore demain.
Si vous saviez quelle eau ! C’est à donner envie de se faire truite ou brochet. Une dérivation de la rivière qui baigne notre ville, courante, limpide, large et pas mal profonde en dehors du ponton. Ne vous effrayez pas, maman : on ne permet de sortir dans la rivière qu’aux nageurs éprouvés, comme moi, et il y a une barque avec un sauveteur sûr, qui n’a encore laissé couler à fond qu’un homme. Mais cet homme, un domestique, venait de dîner et avait attrapé une congestion : je n’ai rien à craindre de ce côté-là ; car je digère à mesure, comme les moineaux, et d’ailleurs, on est déjà à trois bonnes heures du dîner, quand on arrive au bord de l’eau. Cependant, il y a quelquefois de l’imprévu… Maman, ne lisez pas l’alinéa suivant : il est pour les messieurs seuls.
L’autre jour, la seconde division prenait son bain. Un élève de troisième, garçon de quinze ans, nommé B…, pique une tête. Le P. Surveillant, debout sur une poutre du ponton, avait suivi le mouvement. Ne voyant pas l’élève remonter après le temps normal, il commence à déboutonner sa soutane, les yeux fixés sur l’endroit du plongeon. Une demi-minute se passe : rien ne reparaît sur l’eau. Alors, prompt comme l’éclair, il jette là sa robe, plonge et va ramasser au fond l’artiste, qui ne bougeait plus et buvait la rivière à tire-larigot. L’eau n’étant pas assez profonde pour sa taille, il avait butté du front contre le gravier. Par bonheur, il n’était qu’étourdi et revint très vite à résipiscence. Mais vous vous figurez l’ovation qu’on fit au P. Surveillant et le respect spécial que sa crânerie lui valut dans tout le collège[4].
[4] Il vit encore. Nos soldats l’ont connu missionnaire en Chine, toujours aussi brave que modeste.
Quand on a fini de prendre ses ébats aquatiques, il n’est plus question de la fatigue du matin ; mais l’on se demande, la main sur l’estomac : « Est-ce que j’ai dîné ? » Aussi le petit pain affriolant qu’on nous octroie au sortir de l’eau, quoique de taille raisonnable, serait-il hors de proportion avec mon appétit de loup, si mes hautes fonctions de panetier, chargé avec un autre de la distribution régimentaire, ne m’autorisaient à m’en adjuger un second. Est-ce un péché de gourmandise, Jeanne ? Il y a ici une jeune personne de ton âge qui en commet un, tous les jours : elle achète pour son frère, qui est externe et goûte au collège, un pain au lait de premier choix, à charge pour lui d’en rapporter un des nôtres, qu’elle croque à son souper. Quand tu viendras me voir, nous partagerons gratis.
Ainsi rafraîchis, quelquefois même un peu refroidis, on sent le besoin de ranimer la chaleur vitale par un salutaire exercice. La campagne du collège nous offre l’embarras du choix. Chaque division a sa vaste cour de gazon, émaillée de fleurs champêtres… qu’on ne respecte pas longtemps. On peut à l’aise y courir, sauter, culbuter ; mais défense, de par les convenances et le F. Linger, de s’y rouler autrement que par accident. Aussitôt qu’on est arrivé sur le terrain, les vestes vont dans un coin ou s’accrochent quelque part ; on s’affuble d’un chapeau de quatre sous contre le soleil, et vite on organise une de ces grandes batailles, où l’adresse et la vigueur des bras et des jarrets tiennent lieu de poudre et d’armes. Quelques élégants préfèrent le tennis ; d’autres se livrent aux plaisirs du billard, du croquet ou des boules. Les forts, les biceps s’en donnent à cœur-joie au gymnase : barre fixe, trapèze, échelles, cordes, passe-rivière, pas-volant, tremplin, etc. Il y en a pour tous les goûts.
Vers le coucher du soleil, on soupe joyeusement dans un réfectoire à charpente rustique, où parfois les hirondelles et les moineaux viennent nous faire, à travers les éclaircies du toit, une visite effarée ; puis, à la fraîche, on retourne paisiblement en ville, jouissant de la brise du soir et abrégeant la longueur du chemin par ces causeries intimes qui empruntent un charme délicieux au calme de la fin du jour.
Au collège, on se rafraîchit encore d’un gobelet d’eau claire à la fontaine, on dit bonsoir aux amis, on fait sa prière et l’on s’empresse de regagner son portefeuille, dans lequel on dort jusqu’au matin comme ne dort pas un président de République.
Voilà, cher papa, chère maman, chère Jeanne, une de mes journées. Quand je la récapitule, je me demande comment j’ai mérité d’être si heureux : car je le suis, autant que je puis l’être sans vous. Durant tout ce jour, j’ai fait ce que je devais ; je n’ai causé de peine volontaire à personne, j’ai donné un seul coup de pied — et encore, c’est à un chien ! Je me suis couché le cœur léger, en paix avec Dieu et avec moi-même. Demain, je retrouverai avec un nouveau plaisir ma besogne, mes amis, mes maîtres, et le bon Dieu, qui me fait tous ces cadeaux. Sainte maman et Jeanne, aidez-moi à le remercier.
Je vous remercie vous-mêmes, tous trois, de la part qui vous en revient et je vous embrasse douze fois, avec le treizième à qui m’aime le mieux. Disputez-vous.
Votre Paul.
41. A Louis.
20 juin.
Mon cher frère,
Je suis enchanté de la joie intime que tu éprouves à contenter en toutes choses le bon Dieu et ta mère. Tu as trouvé là une formule très complète et très simple, du moins en théorie : à la pratique, tu verras ce qu’il faut pour la réaliser.
En attendant, puisque tu me demandes un bon avis, je t’en donnerai un dont j’ai personnellement expérimenté l’utilité : Ne t’emballe pas, mon cher Louis ; n’exagère pas, même dans le bien. On attribue aux Jésuites une grande prudence : ils l’ont certainement en spiritualité. Je ne ferai que te répéter ce que m’a dit vingt fois notre P. Spirituel, en te disant à mon tour : Sois pieux, mais sans ostentation ; sois aimable, mais sincèrement ; sois ferme sur les principes, mais indulgent pour les personnes.
A moi, le devoir chrétien est relativement facile, dans le milieu où je vis ; mais ton entourage ne ressemble pas au mien. Tu as, braqués sur toi, une foule d’yeux défiants ou malveillants, ardents à chercher le défaut de ta cuirasse, c’est-à-dire une contradiction quelconque entre ta conduite et ta profession de foi chrétienne. Au gré de certaines gens, tout homme qui se pose en converti devrait, du jour au lendemain, être un saint à miracles : sinon il ne sera qu’un tartufe, bon à jeter aux chiens. Il ne faut pas donner de prétexte à cette injure inique. Soyons des saints, mais restons simples. Je dirai plus : restons ce que nous étions, avec le mal en moins, et nous ferons du bien à nous-mêmes et aux autres.
Ta visite, mon cher Louis, demeure dans ma pensée comme un beau rêve, mais un rêve qui n’est pas disparu pour toujours. A la prochaine rentrée, ton tuteur, qui n’a pas l’âme méchante, se rendra aux excellentes raisons que nous lui donnerons, avec l’aide de Dieu, et te renverra ici avec moi.
Tu y retrouveras Jean. Pardonne-lui de n’avoir pu que l’entrevoir : un jour de grande fête comme celui de la première communion, le cérémoniaire porte le ciel sur ses épaules et n’est pas abordable aux humains ; le lendemain, il se reposait en famille.
Je ne suis pas surpris que tu aies gardé bonne opinion de ma division, après l’avoir vue à l’église et en cour.
A propos de nos jeux, tu me poses une question délicate : « Amusent-ils tout le monde ? » Je te réponds carrément : Non. Moi-même, il y en a qui m’assomment : ce sont les jeux où l’on ne remue pas. Ils sont rares, Dieu merci, et bornés à l’époque des grandes chaleurs ou aux jours de pluie. Les autres m’amusent, en raison de l’exercice qu’ils donnent et de l’adresse qu’ils développent, d’aucuns beaucoup, d’aucuns moins, quelques-uns énormément, jusqu’à en rêver la nuit, comme un bambin de son polichinelle. Que veux-tu ? Après ces longues sessions à l’étude ou en classe, j’ai un impérieux besoin de me fouetter le sang et le jeu n’est pas pour moi une vertu.
Mais j’avoue humblement que je ne suis pas tout le monde. Il y a dans le courant contraire, d’abord les moules, dont je t’ai parlé, qui englobent tous les poltrons et tous les maladroits ; puis les philosophes, que les exercices du corps humilient, qui voudraient ne vivre que par l’esprit et ne se divertir qu’à la conversation péripatétique. On la leur permet aux petites récréations. Ils sont une demi-douzaine, quantité négligeable, qui se promènent gravement, trois en avant, trois à reculons, sur la lisière de la cour ; le milieu appartient toujours aux joueurs, qui se font, de temps à autre, un plaisir innocent de leur envoyer dans les jambes un ballon, pour les rappeler au sentiment des choses d’ici-bas. Aux autres récréations, après quelques minutes de liberté, un coup de sonnette annonce l’ouverture de la lice et les promeneurs se fondent dans le grand tout, un peu maussades au début, mais entraînés bientôt par le mouvement général et par le naturel de l’âge.
Je t’ai dit autrefois, mon cher Louis, l’énorme différence qui existe entre les conversations de ce collège et celles du lycée de Z… Si elles sont très généralement chastes ici, elles le doivent, après la piété, principalement au jeu.
Entre collégiens les sujets de conversation n’abondent pas. Les événements extérieurs n’arrivent jusqu’à nous que par des échos affaiblis, et nous n’avons pas le droit d’arborer une cocarde politique. Les choses de famille n’intéressent guère en dehors de nous que quelque ami intime. Quant à notre train de vie journalier… Tu connais le tortillard qui serpente si paisiblement, avec son panachon de fumée gros comme une bouffée de cigarette, à travers la banlieue de notre ville natale. On part, on stoppe, on repart, on restoppe. Durant une heure de cahotement, on a le loisir d’admirer trois bouquets d’arbres, deux clochers, un ruisseau à sec, une pie et six corbeaux qui vous saluent de leur aimable concert, et puis quoi ? Une vaste plaine où le trèfle alterne uniformément avec le blé, et la patate avec la betterave. Voilà une image approximative de l’intérêt que présente, au point de vue de la conversation, le roulement uniforme de notre vie ordinaire. De temps à autre seulement, un incident plus sérieux, une modification du règlement, une visite de personnage important, une fête, une sortie, un simple canard viennent égayer cette monotonie et fournir matière au caquetage. Rares sont les élèves, même parmi les meilleurs, qui aiment à causer études, sciences ou littérature d’une façon suivie : c’est bon pour les longues promenades, où le grand air permet de parler de choses sérieuses sans se fatiguer la tête. Restent la pluie et le beau temps ; mais le sujet est vite épuisé. Quand il pleut :
« Sale temps !
— C’est parce qu’il y a congé demain, comme toujours. »
Et c’est tout. Le beau temps, on n’en parle jamais ; on le prend comme un dû.
Alors, de quoi parler entre jeunes gens qui ont déjà vu un coin du monde et qui se trouvent à la veille de voir le reste ? La tentation est obvie : salons, bals, théâtre, plaisirs permis et non permis… Un farceur lance un premier mot risqué, le voisin renchérit, un troisième complète ; tout le monde rit, les uns par malice, les autres par faiblesse, et la coupe passe et repasse, enivrante et funeste. Nous avons connu cela, hélas !
Or, le jeu coupe court à cette tentation, et voilà, bien au-dessus de la vulgaire et pourtant très réelle raison d’hygiène, la grande raison de moralité, pour laquelle les Pères tiennent si fort à nous faire jouer. Les élèves qui veulent être francs, s’en rendent très bien compte ; s’ils ne jouent pas tous les jours par plaisir, ils jouent par sentiment d’un devoir supérieur, analogue à celui qui leur fait accepter tel travail parfois pénible. Les deux obligations sont mises par nos maîtres sur la même ligne, et presque chaque samedi, à la proclamation des notes, le P. Préfet prononce la phrase redoutée : « Un tel, un I, ou un II. Ne joue pas en récréation. » Voici à l’appui une petite histoire authentique. Un bon garçon, fils unique d’une maman faible et par conséquent douillet, était allé trouver le P. Préfet pour lui dire qu’au collège ecclésiastique d’où il sortait, on lui avait permis de passer à prier devant le Saint-Sacrement le temps que les autres perdaient à se divertir. Il demandait à continuer. Le P. Préfet voulut savoir le fin mot de cette rare piété. L’élève finit par lui avouer qu’il ne savait pas jouer :
« Eh bien, mon enfant, vous apprendrez. Le jeu vous dégourdira, et vous ferez plus de plaisir au bon Dieu par là que par de longues visites au Saint-Sacrement. Piété bien ordonnée commence par la victoire sur soi-même.
— Mon Père, je ne peux pas.
— Avez-vous essayé ?
— Non.
— Faites-le, mon enfant ; puis vous reviendrez me voir. »
Dès le lendemain, il revenait :
« Mon Père, je ne peux pas jouer.
— Pourquoi ?
— Cela m’ennuie à mourir.
— On ne meurt pas de cet ennui-là. Vous vous habituerez. Allons, un peu de bonne volonté encore ! »
Deux jours après, maman arrive au parloir et renouvelle auprès du P. Préfet la demande pieuse, s’étonnant qu’on ne favorise pas davantage ces élans d’un jeune cœur vers Dieu. Le P. Préfet sourit :
« Madame, nous favorisons la piété pratique, en particulier celle de l’obéissance au règlement.
— Mais, mon fils ne peut pas jouer.
— Est-il malade ou infirme ?
— Non : le jeu l’ennuie à mourir.
— Il me l’avait déjà dit.
— Et vous ne l’avez pas cru, mon Père ?
— Pardon, madame ; mais il est indispensable que les jeunes gens de son âge apprennent à faire, pour leur bien et pour la formation de leur caractère, certaines choses qui les ennuient, sans danger d’ailleurs pour leur santé.
— Oh ! je ne me résoudrai jamais à contrarier mon enfant, et si vous ne pouvez pas le dispenser de jouer…
— Eh bien, madame ?
— … je serai obligée de le retirer.
— Madame, le portier va sonner le F. Linger, qui, dans un instant, viendra prendre vos ordres pour faire les paquets de votre enfant. Je vous offre mes respects, madame, et vous souhaite bon voyage. »
La dame n’avait pas compté sur une solution si prompte, ni si radicale ; mais il était trop tard pour reculer et elle emmena son chéri. Trois semaines après, tous deux revenaient assez penauds, elle demandant qu’on voulût bien reprendre son fils résolu à tout, le fils promettant de jouer comme tout le monde. Aujourd’hui, il surveille une division dans le même collège et applique des notes salées aux élèves que le jeu ennuie.
Si tu racontes ce trait à nos amis du lycée, ils crieront à la tyrannie, à l’abrutissement : « Qu’on essaye un peu de nous imposer cette balançoire-là ! » On ne l’essayera pas, faute de deux éléments indispensables de réussite : la bonne volonté des élèves et le savoir-faire des maîtres. Le cas ci-dessus est une exception. Les Pères savent très bien que le plaisir au jeu ne se commande pas : mais ce plaisir, ils s’ingénient à le provoquer par un ensemble de moyens pratiques. Ils ont leurs livres de jeux qu’ils étudient, leurs traditions qu’ils se transmettent. Ils intéressent directement les élèves à l’organisation du matériel et au maintien des règles par la création de questeurs, de chefs de camp et autres dignitaires, toujours fiers de leur charge et respectés. Ils s’ingénient à varier ces divertissements selon les saisons et les autres circonstances, afin de prévenir la satiété. Ils ne leur ménagent pas les encouragements de tout genre. Ils y prennent de leur personne une part active, et l’on pourrait dire de maint surveillant, dans des luttes mémorables, que