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En Pénitence chez les Jésuites: Correspondance d'un lycéen

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APPENDICE
Quelques difficultés

« Les pages qui précèdent montrent le beau côté des Collèges de la Compagnie de Jésus : la médaille n’a-t-elle point de revers ? » — Cette objection est toute naturelle. Parmi les lettres que m’a values mon livre, j’en ai choisi une qui la formule nettement, et j’ai prié mon ami et beau-frère, le R. P. Jean, homme de science et de conscience, incomparablement plus compétent que moi dans ces questions, de vouloir bien y répondre. De là ces lettres supplémentaires.

J’en ai ajouté quelques autres sur la question douloureusement actuelle de la suppression des Collèges chrétiens.

I. Lettre d’un ancien élève des Jésuites à M. Paul Ker.

Juin 1903.

Monsieur et cher camarade,

Je suis bien fâché de ne pas vous connaître autrement que par votre nom de guerre ; vous devez être ce que nous appelions jadis un bon zig ! En tombant par hasard sur le titre de votre livre, je m’étais dit : « Voyons si c’est mon histoire ! » Car j’ai été aussi en pénitence chez les bons Pères, pour ma correction, dès l’âge de dix ans… et c’était déjà trop tard ! Je vous ai donc dévoré d’un bout à l’autre. Il y a, ma foi, de jolies pages : vous étiez un rhétoricien calé. Et il y en a de touchantes aussi : deux ou trois m’ont fait pleurer comme une vieille bête que je suis. Pardon !

Est-ce mon collège que vous avez voulu peindre ? Certains détails, certains usages locaux me donnent à penser que non. Mais sur l’ensemble des hommes et des choses que vous racontez, il n’y a pas de doute possible. C’est bien un collège de Jésuites, tel que je l’ai connu. Ça ne s’invente pas. Vous me rappelez au vif ma première communion, avec ses ravissements encore vivaces après trente ans passés ; l’âne des Petites-Sœurs (seulement le mien ne valait pas Brocoli et n’a jamais eu l’honneur de paraître sur la scène ; nous l’avions acheté par souscription pour remplacer le vieux qui était mort) ; des amis charmants, qui ont essayé en vain de me convertir ; des professeurs que j’ai gardés dans le cœur et… un P. Préfet que j’ai gardé dessus ; mais ce n’était pas sa faute ! Votre bon gros P. Surveillant, après m’avoir mis à l’ours[9], je ne sais plus pour quelle fredaine, a fini par bénir mon mariage. Un jour aussi, moi, le roi des cancres, j’ai infligé à tout le collège l’humiliation de m’acclamer comme roi des rois. J’étais très fort sur les planches, celles du théâtre (oh ! comique) et celles de l’escrime ; très fort aussi au gymnase et à tous les jeux expansifs. Dans une rencontre historique avec les potaches, j’ai cogné ferme, et pour ce méfait j’ai comparu devant trois inspecteurs, que j’ai désarmés en les faisant rire. J’ai d’ailleurs conscience, pour un coup de poing reçu, de n’en avoir jamais rendu moins de deux, et plus d’une fois, hélas ! j’ai rendu ce que je n’avais point reçu. Se jouait-il au collège une de ces bonnes farces, d’ailleurs inoffensives, que vous avez gardées dans votre sac, la vindicte publique se rabattait d’instinct sur moi, les yeux fermés, et… ne se trompait jamais.

[9] Au cachot.

Je n’ai compté parmi les sages que l’année de ma première communion et peut-être les derniers mois de ma philosophie. Le reste du temps, j’ai fait le désespoir d’excellents professeurs par mon dilettantisme et celui des meilleurs surveillants par mes façons ingouvernables. Un de mes directeurs, je me demande encore par quels moyens surhumains, a réussi deux fois à me sauver d’une exclusion déjà prononcée en haut lieu : je lui ai voué un culte.

Joli portrait, n’est-ce pas ? Il manque à votre galerie. Appelez-moi cancre, braque, rossard, comme vous voudrez. Le fait est que j’ai exercé durant huit ans la vertu des Pères « et ne l’ai point lassée ». Ils ont pu croire jusqu’au dernier moment qu’ils avaient perdu leur peine avec moi.

Eh bien, mon cher camarade, s’ils l’avaient cru, ils se seraient trompés. Écoutez la suite de ma confession.

Malgré ma cancrerie, j’arrivai avec le temps à Polytechnique ; en somme, je n’étais pas tout à fait bête et j’avais pour père un général. Au bout de quelques années, étant encore lieutenant d’artillerie, j’avais malheureusement à mon actif un certain nombre de sottises, dont la dernière en date venait de faire éclore dans ma pauvre cervelle un projet peu banal. Je devais me rendre, le soir même, au mess des officiers, déposer devant eux sur une table un revolver chargé, les prier de dire loyalement s’ils jugeaient mon cas de nature à entacher l’honneur du corps : si oui, je me déclarerais prêt à me casser la tête sur place. La chose ainsi réglée, en attendant l’heure fatale, je me promenais.

Je vins à passer devant le collège des Jésuites, où, jusqu’alors, j’avais évité de mettre les pieds. Cette fois, sans savoir pourquoi ni comment, je me trouvai soudain nez à nez avec le Frère portier, un petit saint homme blond, qui me souriait :

« Que désirez-vous, monsieur ?

— Mais… je ne sais trop. Y a-t-il ici des Pères que je connaisse ?

— Etes-vous du pays, monsieur ?

— Oh ! non, je viens de l’autre bout de la France. Mais je suis un ancien élève des Pères. »

La mine du bon Frère, de souriante, devint radieuse et rougissante de plaisir :

« Oh ! alors, monsieur, vous êtes chez vous. Si vous le voulez bien, prenez ce corridor ; vous verrez la maison et tous les noms sur les portes.

— Parfait, mon Frère. Merci. »

La première porte, c’est la Procure : je n’ai plus besoin d’argent, puisque ce soir… La seconde, c’est le P. Préfet : fuyons !… La troisième, le P. P… Connu.

Toc toc !

« Trééez !

— Bonjour, mon Père.

— Bonjour, mon lieutenant.

— Vous ne me remettez pas ? Un tel, votre ancien élève de X***.

— Vous ici ! »

Une vigoureuse poignée de main. Puis, me regardant bien entre les deux yeux :

« Un peu changé !

— Vous voulez dire décati ?

— Oh !

— Un air de sacripant ?

— Oh ! mon ami.

— Si encore je n’en avais que l’air !

— Mais, mon fils…

— Ah ! mon Père, je ne vous ai guère fait honneur. »

Et vlan ! sans demander permission, je m’écroule sur le coin de son bureau, me cachant la figure et sanglotant à me rompre la poitrine. Le Père alla donner un tour de clef à sa porte ; puis, revenant s’asseoir contre moi, il me passa le bras autour des épaules, comme aurait fait ma mère, et me dit :

« Vous souffrez, mon pauvre ami ?

— Oh ! mon Père, si vous saviez combien je suis malheureux !

— Dites-moi pourquoi : le voulez-vous ?

Si je le voulais ? J’étouffais sous le poids. Il sut tout ; je vidai devant lui jusqu’au plus bas fond toute la hottée de mes dix ans de garnison et terminai par mon projet de suicide héroïque. Il me laissa dire, ensuite me gronda doucement, comme un grand enfant, et, après une heure ou deux, fit enfin rentrer dans mon âme le calme, moyennant une bonne absolution.

Le lendemain, je revins communier à sa messe et nous convînmes, pour réparer mon honneur et celui du régiment, d’un moyen plus raisonnable que le revolver.

Depuis, je le revis quelquefois ; il m’aida à devenir un officier rangé, que je demeurai jusqu’à ma retraite volontaire. Et aujourd’hui — je le dis sans orgueil — l’ancienne « chenille qui faisait peur à voir, tant elle était laide et lourde et velue et goulue », s’est transformée aussi en un « honnête chrétien », qui n’a pas peur de s’entendre appeler jésuite. J’y ai mis plus de temps que vous ; mais aussi je revenais de plus loin. Il faut avoir pitié de moi et prier pour mes vieux péchés.

Comment s’explique mon cas ? Je n’ai jamais songé à reprocher aux Pères mes sottises, pas plus celles de mon temps de collège que les autres. Par tempérament et par éducation de famille, j’avais un caractère essentiellement réfractaire à toute discipline. L’empreinte, la vraie — pas celle de l’imbécile Estaunié — n’avait pas marqué sur ma peau ; elle était entrée quand même, jusqu’au cœur, par une espèce de pouvoir latent, et n’attendait qu’une occasion providentielle pour éclater au jour. Je vois là une réponse toute trouvée aux gens qui vous disent parfois que les élèves des Jésuites « font le plongeon comme les autres ». — Peut-être ; mais ils remontent plus facilement sur l’eau.

Je ne prétends pas, pourtant, qu’ils remontent tous, et toujours. J’en connais qui, au rebours de moi, après avoir bien commencé, ont mal fini. Dans la ville que j’habite, on se montre, parmi nos anciens condisciples, un haut fonctionnaire dont la fringale anticléricale réclame chaque matin un petit déjeuner au calotin, — deux prétendus magistrats, qui font assaut d’injustice et de platitude pour se faire payer leurs complaisances par les puissants du jour, — plusieurs ambitieux qui ont tout renié, drapeau, foi, famille, pour décrocher un siège dans quelqu’une de nos assemblées politiques ou un simple ruban rouge, — des officiers qui ont donné leur nom aux loges pour avancer plus vite, — des hommes d’affaires sans conscience, — des fils de famille qui mériteraient d’être fouettés en place publique, — des bourgeois incorrigiblement égoïstes devant leur devoir social et honteusement trembleurs devant les menaces de la canaille lâche. Ils ne sont pas la majorité, Dieu merci, et ils ne se vantent pas de sortir de nos maisons. Mais ils sont encore trop : je l’entends dire quelquefois autour de moi et j’en gémis.

Vous devriez, à votre si intéressant tableau de l’éducation chez les Jésuites, ajouter un chapitre sur les causes de ces défections. Je vous autorise à faire état de mon histoire.

Et puisque je suis en veine de vous poser des desiderata, ne pourriez-vous, dans ce même chapitre supplémentaire, répondre en quelques mots aux objections suivantes, qui m’ont été faites, après lecture de votre ouvrage, par un jeune professeur de l’Université, savant, honnête, même chrétien, mais pas mal engagé dans le mouvement moderne. Il m’écrivait textuellement :

« Le Ratio des Jésuites pouvait encore servir, il y a trente ou quarante ans, sous l’Empire. Depuis lors, le monde a marché ; il faut, bon gré mal gré, que notre enseignement emboîte le pas à la démocratie moderne.

« D’une part, l’enseignement classique ne peut plus être l’élément principal de l’instruction. L’aristocratie intellectuelle qu’il formait est condamnée ; le réel a détrôné l’idéal. La science désormais sera populaire et positive.

« D’autre part, le sentiment religieux ne peut plus être l’unique principe directeur de l’éducation. Il ne faut plus de sacristains : il faut de bons citoyens. L’enseignement chrétien doit faire sa part à la morale civique et à la science sociale. »

Je tiens à vous déclarer, mon cher camarade, que ces idées ne sont pas les miennes. Je compte sur votre bonne plume pour réduire en poudre l’ennemi que je vous signale. Vous êtes maître ès arts pédagogiques : je ne suis qu’un artilleur en retraite, n’ayant guère l’habitude des combats de l’esprit, mais gardant une affection jalouse pour tout ce qui intéresse l’honneur de mes anciens maîtres.

Défendez-les : je vous en serai reconnaissant comme si vous me défendiez moi-même.

Cordialement à vous,

R.

II. Le R. P. Jean à M. Paul Ker.

Des bords de la mer, juillet 1903.

Mon cher Paul,

Ta proposition est venue me surprendre dans la demeure hospitalière, où, par la grâce de M. Combes, j’attends paisiblement la fin de la tourmente. Elle est située sur une falaise rocheuse, au pied de laquelle, en ce moment, les vagues déferlent avec fracas ; mais le roc est solide, et tout ce bruit ne sert qu’à me rappeler la parole de foi du grand-prêtre Joad :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Quand Dieu dira-t-il à nos jacobins son halte-là ? Quand il le voudra. Notre devoir à nous, provisoirement, est celui du soldat toujours attentif, même sous la tente, au coup de clairon qui le rappellera au combat.

Mon poste est marqué d’avance dans les collèges, dès qu’ils se rouvriront à la liberté. J’aime la jeunesse malgré ses défauts, et, au risque de trouver dans le beau métier d’éducateur quelques déceptions, je lui donnerai de grand cœur le reste de ma vie. La déception, d’ailleurs, nous guette plus ou moins, au bout de n’importe quelle entreprise humaine ; mais une mauvaise récolte n’empêche pas le laboureur de reprendre son dur travail dans l’espoir d’une année plus heureuse… Et nous travaillons pour Dieu !

Je ne refuse pas de mettre à profit une partie de mes loisirs forcés pour répondre quelque chose à tes correspondants. Seulement, comme c’est un « devoir de vacances » que tu m’imposes, je prierai ceux qui me liront de n’être pas trop exigeants sur la forme et de me laisser causer. Les médecins me défendent la tension d’esprit.

L’éducation est une œuvre complexe ; elle veut être faite à trois. Il y faut le concours du collège, de la famille et de l’enfant. J’ai connu un garçon de quinze ou seize ans qui, après quelques mois passés chez nous, fut convaincu d’immoralité et rendu à son père. Le pauvre monsieur, en prenant congé du Supérieur, ne put s’empêcher de lui dire avec une certaine amertume : « J’avais espéré que les Jésuites feraient quelque chose de mon fils. » Le fils, qui se trouvait là, reprit vivement : « Père, si tu m’avais mis dans ce collège en cinquième, au lieu de me mettre au lycée, on n’aurait pas besoin maintenant de me chasser. » Le père baissa la tête et partit.

Ce premier cas est heureusement rare : les élèves qui ont passé par les lycées n’entrent généralement chez nous — tu le sais mieux que personne — qu’avec des garanties de bonne volonté qui effacent vite la marque de provenance et les mauvaises impressions d’autrefois.

Mais ton correspondant l’artilleur indique dans sa personne un second cas beaucoup plus fréquent, où notre méthode d’éducation reste impuissante. Lorsque tel enfant nous arrive, à neuf, dix ou onze ans, l’arbuste est déjà noueux et dévié par une première culture mal comprise, en famille. Maintes fois, il n’y a même pas eu de culture ; on a laissé pousser en toute liberté le sauvageon mignon, en lui disant pour toute correction : « Attends, gamin ; au collège, il faudra que tu changes. »

Assurément, il y en a qui changent au collège. Mais parfois aussi, à dix ou onze ans, il peut être déjà tard pour réduire les nœuds ou redresser les difformités ; le sauvageon a pris l’habitude de résister à la main qui veut le plier. Pour comble de malheur, quand il commence à se rectifier et à développer régulièrement sa jeune taille, les vacances arrivent et deux mois de faiblesses déplorables mettent à néant dix longs mois d’efforts. Tout est à refaire à chaque rentrée, et chaque fois avec moins de chances de succès. A qui la faute si, finalement, l’arbre reste ce qu’était l’arbuste ? Je sais des enfants dont l’éducation n’eût pu réussir qu’à une seule condition : c’était de faire préalablement l’éducation de leurs parents. Ils sont de plus en plus rares, aujourd’hui, les pères et les mères qui comprennent leur devoir et qui savent former à leurs fils une âme de chrétien et un caractère d’homme. Le souci du grand nombre s’arrête au diplôme de Sorbonne, au plumet de Saint-Cyr ou à la rapière de Polytechnique. Comme vue d’avenir, c’est court.

Je vais faire un aveu pénible, mais fondé. On jalouse les Jésuites, un peu de partout, « parce qu’ils accaparent l’éducation des enfants nobles et riches. Le fait ainsi formulé n’est pas exact ; on l’a démontré plus d’une fois. Mais admettons un instant que les élèves riches et nobles affluent de préférence chez nous. Il se trouve parmi eux, sans contredit, de bons esprits, de beaux caractères, des hommes de ressource. J’ajoute que, sans tenir le monopole de la distinction, ils en donnent habituellement l’exemple et contribuent ainsi pour une bonne part à l’élévation du niveau général. Mais, il faut bien le dire, c’est aussi dans leurs rangs que se comptent en plus grand nombre les enfants gâtés par une première éducation molle, faible, frivole, et conséquemment les intelligences atrophiées, les volontés sans ressort, les élégantes nullités. Eh bien, si les Jésuites, de gaîté de cœur, accaparent ces éducations-là, j’affirme, sans crainte d’être démenti par les hommes du métier, qu’ils sont bien punis par où ils pèchent ; car ils n’en récoltent ni grande joie au collège, ni grand honneur après.

Le problème s’aggrave singulièrement, lorsque le défaut d’éducation première se complique d’un tempérament difficile. Il n’est si bon cheval de race qui ne devienne vicieux, s’il se refuse au dressage. Encore un cheval peut-il, à la longue, être dompté par la force ; le jeune homme, lui, garde toujours la liberté de mal faire et le fonds de révolte qu’il tient de la chute originelle.

On montre dans les champs une mauvaise herbe qui s’appelle vulgairement herbe de patience. Les Lorrains lui donnent un nom plus significatif, la haine de prêtre (ils entendent le prêtre défroqué, Charbonnel ou Combes). Voici la raison de ces deux noms. Au milieu d’une touffe de racines peu profondes, elle en a une principale, qui s’enfonce tout droit dans la terre et s’amincit peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un filament, à peine perceptible aux doigts. Poursuivez-le à un bon mètre de profondeur et arrachez ce qui reste : six semaines ou six mois après, le mince fil a reparu, la plante scélérate étale de nouveau sa corbeille de feuilles vertes, et vous pouvez renouveler votre essai d’extirpation.

Voilà l’image trop fidèle de ce qui arrive à plus d’un de nos élèves — pas à eux seuls ! Chaque âme d’enfant a son herbe de patience, souvent plusieurs, qu’il faut lui apprendre et lui aider à combattre. Véritable œuvre de patience, capable parfois de désespérer un ange ! On y travaille pourtant, durant des années, soutenu par le devoir au défaut du succès visible, consolé de son impuissance auprès de quelques-uns par la vaillance et les victoires des autres.

Mais, si c’est quelque chose, si c’est beaucoup pour l’avenir moral d’un jeune homme d’avoir pris au collège l’habitude de la lutte contre ses passions naissantes, ce n’est pas tout ; il faut qu’elle se continue après et toujours. Ceux qui reprochent aux écoles chrétiennes les trahisons et les égarements des hommes dont elles avaient instruit la jeunesse, oublient cette condition essentielle.

Quand le jeune philosophe nous a quittés, il donnait les plus belles espérances, et les promesses rassurantes lui coûtaient peu. Mais connaissant trop bien la fragilité de la nature et les ruses de l’ennemi, notre tendresse inquiète, au moment des adieux, lui avait recommandé instamment de veiller, de prier et de s’appuyer. Hélas ! la fascination de la bagatelle obscurcit la notion du bien, dit l’Écriture, et le tourbillon des désirs mauvais bouleverse un cœur jusque-là sans malice. Le Collégien grandi, lancé peut-être trop tôt ou trop seul dans la grande ville, sottement jaloux de son indépendance, fier de sa première moustache et de ses dix-huit ans, se prenant déjà pour un homme, a voulu tout voir et tout savoir ; il a rougi de sa simplicité ; il a dédaigné ces amitiés pures et solides qui sont l’indispensable préservatif de l’adolescence, pour s’en créer de plus agréables qui seront sa perte ; il a voulu marcher sans guide dans la nuit folle de ses rêves désordonnés. La vue du prêtre, d’abord importune, a fini par devenir pour lui un reproche et un remords, dont il s’est irrité. Alors, plus de sacrements, plus de prière, bientôt plus de respect ni de soi ni d’autrui ; par suite, la porte ouverte à tous les égarements. La racine maudite est remontée tout entière et la mauvaise herbe, gagnant de proche en proche, a envahi peu à peu tout le champ de cette âme, qu’elle étouffe.

Les confesseurs connaissent ces lamentables histoires, les ravages et les ruines qu’elles accumulent sur certaines vies, les larmes de sang qu’elles font verser aux mères et, quand ils reviennent plus tard dans le chemin du devoir, aux fils.

D’ailleurs, on aurait tort de croire que nous nous contentons de gémir et que nous abandonnons les jeunes gens, une fois sortis de chez nous, à tous les dangers que leur créent dans le monde les attraits de la liberté, les mauvais amis et les mille sollicitations du vice, comme on abandonnerait des malheureux sans ressource, sur une barque sans défense, au caprice d’une mer furieuse. A Paris et dans maintes grandes villes de province, il nous a été possible de fonder, seuls ou avec d’autres amis dévoués de la jeunesse, ces associations chrétiennes qui sont, pour les jeunes de bonne volonté, autant de ports de refuge contre la tempête, en même temps que des champs d’évolutions et de manœuvres pour la guerre sainte.

Mais il faut que les jeunes gens y viennent et que les parents y tiennent. Nous pouvons intervenir par voie de conseils auprès des uns et des autres, et nous n’y manquons pas ; n’étant pas des gendarmes, nous ne pouvons aller jusqu’à prendre les récalcitrants au collet. Beaucoup nous échappent, pour leur malheur. Est-ce notre faute ? Et si, plus tard, ils tombent au rang des jouisseurs sans honte, des ambitieux sans conscience, des égoïstes sans cœur, de ces traîtres à Dieu et à toutes les choses sacrées qui descendent de Voltaire jusqu’à Trouillot, est-ce la faute de notre éducation ? Non ; car pour devenir ce qu’ils sont devenus, ils ont dû mentir à tous les principes qu’ils avaient reçus de nous, et, s’il faut en croire un aveu public du dernier nommé, cela ne va pas toujours sans peine et sans angoisse : l’ancien élève de Notre-Dame-de-Mont-Roland a mis des années à laver la tache indélébile. Est-il bien sûr d’avoir aujourd’hui les mains propres ?

Dans un livre qui a donné quelques inquiétudes aux familles chrétiennes, parce qu’il représente la vie de collège sous un jour habilement calculé pour rendre toutes les intentions suspectes, un ancien de Dijon a essayé de transformer en robe de Nessus, inévitable et funeste, l’influence que nous exerçons sur nos élèves. Son dénouement est d’un fatalisme qui serait effrayant, s’il n’était absurde. Ceux qui nous connaissent, connaissent aussi la nature de l’empreinte que nous voulions mettre sur les âmes : c’est l’empreinte du salut, signum salutis, et nos cœurs de prêtres et de Pères ne sauraient avoir au monde de chagrin plus cuisant que de la voir effacée chez quelqu’un de nos enfants d’autrefois.

Un autre renégat, un Parisien, dont le nom ne souillera pas ma plume, a voulu se tailler aussi sur le dos de ses maîtres une célébrité facile — ou simplement battre monnaie. Il a inventé une chose immonde qui ne mérite même pas le titre de roman ; ce n’est qu’un long rêve de polisson. Va-t-on nous juger sur ce livre et sur ce malheureux ? Autant vaudrait juger tout le collège des apôtres et l’enseignement du divin Maître sur l’odieux personnage de Judas. Il ne tenait qu’à Judas de rester fidèle aux leçons du Sauveur : il ne l’a pas voulu ; il a abusé du redoutable privilège de sa liberté pour devenir, malgré la grâce que le Maître lui offrait, un fils de perdition. Lui seul est responsable de sa chute et de son châtiment, comme tous les renégats dont il est le père.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des défections que ton brave officier d’artillerie constate et déplore, dans son entourage, parmi nos anciens élèves ; elles sont inévitables et se reproduisent partout où les hommes sont des hommes et non pas des anges. Il a raison de croire que beaucoup d’entre elles ne sont que passagères, qu’on en revient. Pourtant il ne faut pas oublier que, plus on tombe de haut, plus la chute est lourde et le relèvement difficile. Corruptio optimi pessima.

Il s’est relevé, lui, parce que c’est un cœur de soldat. Les soldats ont parfois les passions violentes, mais avec cela un fonds de loyauté qui leur rend intolérables les situations équivoques : l’ennemi une fois reconnu, ils vont droit dessus.

Bien plus rarement on voit se convertir les ambitieux que grise la vue d’une écharpe ou d’un panache quelconque, sots adorateurs du pouvoir et d’eux-mêmes, — rampants et jaloux, tant qu’ils ne sont rien ou peu de chose, — tyrans insupportables, quand ils ont décroché la timbale. Ceux-là, les coups de foudre et les humiliations inattendues peuvent seuls les ramener quelquefois.

Mais que faudrait-il pour secouer cette masse inerte d’égoïstes, indifférents ou poltrons, qui se cantonnent dans l’enclos de leurs intérêts personnels, se croisent les bras en regardant brûler la maison du voisin pourvu qu’elle ne touche pas à la leur, verrouillent leur porte quand on crie au voleur dans la rue, se déclarent incapables de tout effort pour le salut commun et, voulant se justifier de ne rien faire, s’en vont partout répéter bien haut qu’il n’y a rien à faire ? Voilà les grands coupables du temps présent ; car ils ont en main le salut de la France chrétienne et ils ne veulent pas se donner la peine de la sauver.

Dans la catégorie des ambitieux dévoyés, nos anciens élèves figurent-ils en notable quantité ? Je ne le pense pas. On peut citer deux ou trois ministres, quelques députés, quelques magistrats. En général, le fonctionnarisme tente peu de nos jeunes gens ; ils préfèrent les situations qui permettent de marcher le front haut. Tant que la magistrature et l’armée ont gardé leur prestige traditionnel au-dessus des misérables agitations de la politique de parti, elles étaient les deux buts les plus fréquents des âmes noblement ambitieuses. La suppression de l’inamovibilité, puis les besognes policières et antireligieuses infligées aux magistrats sont venues découronner bientôt cette carrière.

Restait l’armée, la « grande muette », qui était aussi la « grande dévouée » et la « grande respectée », l’image la plus complète de la patrie, l’expression humaine la plus haute du sacrifice. On nous a reproché d’y avoir trop poussé nos élèves et d’avoir par là rendu stériles pour l’action sociale bon nombre de talents. En y regardant de près, on trouverait, je crois, les parents plus coupables du méfait que les maîtres ; mais, cette réserve admise, je rends les armes. Le méfait en question est, chez nous aussi, un défaut de famille, un faible. Beaucoup de jésuites, ayant de se ranger sous le drapeau du Christ, ont servi sous le drapeau de la patrie ; ils en ont gardé l’amour, qui va très bien avec celui de la croix. J’ai peur qu’on ne nous accuse longtemps encore de pousser à l’un et à l’autre. Nous ne sommes pas dreyfusards, non, et nous restons les grenadiers qu’on sait.

Faut-il, à ce propos, nous laver du reproche d’embaucher, d’aucuns disent de débaucher les meilleurs de nos élèves ad majorem Dei gloriam, c’est-à-dire pour la gloire de notre toute-puissante et tout-envahissante Compagnie ? Le cliché, si vieux qu’il soit, est résistant, aussi résistant que la sottise humaine ; il servira encore. Aux gens de bonne foi il suffira de répondre que la Compagnie de Jésus, avec tous les théologiens, exige pour la vocation religieuse l’appel certain de Dieu et la libre acceptation de l’homme. La première question qu’on pose chez nous au candidat novice, est celle-ci : « Quelqu’un, jésuite ou autre, vous a-t-il poussé à venir ici, ou y venez-vous librement ? » S’il y a seulement un doute, on n’entre pas. Quel intérêt, d’ailleurs, la Compagnie pourrait-elle avoir à accueillir dans ses rangs un soldat forcé ? Il lui faut des volontaires, envoyés de Dieu pour faire l’œuvre de Dieu, qui est notre œuvre unique.

Pourquoi ne dirais-je pas une chose qui est de nature à étonner nos persécuteurs autant qu’elle nous console ? Nous sommes chassés de nos anciens collèges, et pourtant la race des volontaires de Dieu n’est pas éteinte et la source de dévouement religieux n’est pas tarie ; sur tous les chemins de l’exil on rencontre en ce moment de jeunes cœurs, épris d’enthousiasme pour la sainte cause outragée, qui vont demander aux proscrits la faveur de partager leurs épreuves et leurs espérances. Le divin Chef qui envoie ces recrues à sa petite Compagnie — c’est le mot de saint Ignace, notre père — ne l’a donc pas rejetée encore, et le jour viendra où, comme jadis les Hébreux, nous chanterons, avec nos frères de tous les ordres, avec l’Église tout entière, le cantique de la délivrance, sur les bords de l’abîme qui aura mis à néant l’orgueil des ennemis de Dieu.

Il y a des catholiques, des prêtres même, qui regrettent parfois ces renoncements et qui osent les appeler des désertions. Il faut les renvoyer à l’Évangile et aux paroles du Maître : Si tu veux être parfait, va-t’en vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi. Le sang des martyrs n’est pas la seule semence des chrétiens ; la vie de l’Église et le rachat du monde sont faits de tous les sacrifices, y compris, en première ligne, celui des attaches terrestres. Notre temps égoïste et jouisseur voudrait supprimer le renoncement religieux comme contraire aux droits de la nature ; en réalité, c’est parce qu’il trouve dans le spectacle des vertus monastiques un reproche perpétuel et sa plus sévère leçon. La leçon n’en demeure que plus nécessaire.

Les chrétiens qui blâment les vocations religieuses comme des désertions, outre l’injure qu’ils font à Dieu, maître absolu de chaque destinée humaine, oublient ce qu’un religieux, longuement formé par une discipline sûre et intelligente, acquiert de puissance pour le bien dans toutes les sphères de l’apostolat. Livré à ses propres forces dans le monde, il eût peut-être été un homme d’action, mais n’eût fait que la besogne d’un seul ; jésuite ou bien membre d’un autre Ordre actif, il formera beaucoup d’hommes, et son talent, fécondé par la grâce d’en haut, portera des fruits dix fois, cent fois, peut-être mille fois plus abondants.

Certains partisans à outrance de l’action sociale ne se bornent pas à nous reprocher ces prétendus accaparements de novices ; ils nous accusent aussi de ne pas donner à nos élèves cet esprit d’initiative qui devrait, dans le champ clos des luttes actuelles, faire de chacun d’eux un héros. Que ne fournissent-ils en même temps, pour atteindre ce but, la recette infaillible !

L’esprit d’initiative est une chose admirable et infiniment souhaitable. Malheureusement, il en est de lui comme l’esprit en général : il ne se donne pas. C’est une sorte de bosse, comme celle des mathématiques ou de la poésie. Qui dit initiative, dit pénétration de l’intelligence, vivacité du tempérament, énergie de la volonté : où se fabriquent ces trois belles qualités ? Je compte, plus tard, dire un mot des moyens d’en développer le germe, quand ce germe existe.

Je n’ajoute qu’une observation. Le nombre des sots est infini, dit l’Écriture : celui des égoïstes n’est pas moindre ; car, pris dans leur réalité dernière, les égoïstes qui préfèrent la jouissance du moment au seul véritable bonheur de la vie future, sont tout bonnement des sots qui se croient malins. Dans cette foule, nos amis ou nos jaloux du bon parti (oui, des jaloux : il paraît que nous en avons encore quelques-uns) prétendent que nous comptons beaucoup de nos anciens élèves. C’est une question de chiffres que je ne me charge pas de trancher : les statistiques sont chose si délicate ! Mais comment se fait-il que nos adversaires du mauvais parti ne se lassent pas de crier à l’invasion noire, celle des jésuites de toute robe, longue et courte, et que, pour l’arrêter, ils n’aient rien vu de plus sûr, rien de plus urgent, que de fermer nos collèges ? On peut tirer la conclusion. Cette haine semble prouver, mieux que toute statistique, auquel des deux camps, celui du bien ou celui du mal, appartient l’ensemble de nos élèves. Ils ne sont donc pas si universellement égoïstes et dénués d’initiative.

Je me garderai, d’ailleurs, de revendiquer à leur profit le monopole de la fidélité aux bons principes. Nous ne sommes pas les seuls éducateurs chrétiens ; d’autres semeurs, réguliers et séculiers, ont jeté sur toute l’étendue de la France les graines vivantes de la moisson future. Ils sont ou seront pourchassés, comme nous, par les ennemis de la foi et de la liberté ; nous n’avons eu que l’honneur d’ouvrir la marche des persécutés et de voir notre nom, qui est celui du Sauveur lui-même, servir de cri de guerre.

Mon cher Paul, depuis que j’ai commencé cette lettre trop longue, les vagues frémissantes ont achevé de se calmer et, par ma fenêtre ouverte, je les vois maintenant se dérouler paisiblement sur la plage unie, comme des nappes de dentelle, bordées de peluche neigeuse. Un grain de sable suffit à Dieu pour fixer son terme à la mer montante et à la tyrannie des Cromwell de tous pays. Attendons et prions.

Tout à toi en Notre-Seigneur,

Jean.

III. Au même.

Août 1003.

Mon cher Paul,

Le « jeune professeur savant et honnête » nous fait l’honneur de nous croire les derniers et malheureux tenants du classicisme. Je ne voudrais pas, à ce propos, intervenir, moi millième, dans la brûlante querelle de l’enseignement moderne. Cependant, je dois l’avouer, sa théorie un peu nouvelle sur la nécessité de démocratiser notre enseignement secondaire m’a fait réfléchir, et je me suis demandé si, réellement, il ne faudrait pas chercher là l’inspiration de la campagne qui a été menée, depuis bien des années, contre le classique.

Le classique était, de fait, un enseignement privilégié, aristocratique, non pas qu’il fût réservé exclusivement aux classes dirigeantes, mais parce qu’il menait seul à une culture distinguée et aux carrières libérales. Cela répugnait à l’égalité républicaine. On essaya donc d’abord d’une concurrence par la culture dite moderne, plus à la portée des intelligences démocratiques. Elle fut par décret proclamée équivalente à une culture classique, pour l’entrée aux grandes écoles du gouvernement, mais l’opinion n’admit pas l’équivalence réelle et le préjugé demeurait favorable à l’ancien régime.

Ne pouvant faire monter le moderne à la hauteur de son rival, on se décida à faire descendre le rival. On le chargea de matières étrangères ou accessoires, dont on doubla la valeur aux examens, de façon à écraser le malheureux sous le poids. La grande réforme de l’an passé est venue sanctionner et aggraver cet état de choses. Des quatre sections qui se partagent désormais notre enseignement secondaire, une seule, triste îlot perdu dans la mer immense, sert de refuge au latin-grec ; les trois autres sont des combinaisons variées entre les sciences, les langues vivantes et le latin. Les quatre machines fonctionnent dans chaque établissement, j’allais dire dans chaque fabrique, sur le pied de l’égalité, pour produire un baccalauréat qui ne sera plus ni classique ni moderne, mais le baccalauréat tout court, ouvrant au même titre la porte de toutes les carrières.

M. Chaumié vient de compléter cet admirable outillage par une invention du plus pur esprit démocratique : l’aurait-il empruntée au jeune professeur ? Une circulaire du Grand Maître de l’Université de France autorise les lycées à ouvrir des ateliers, où les élèves qui n’aiment pas le jeu au grand air pourront se délasser à quelque travail manuel, sous la direction de véritables ouvriers. Il proteste d’ailleurs contre toute assimilation avec ce qui se fait dans les écoles professionnelles. Ce sera pour leur seul plaisir que les futurs ingénieurs, officiers, médecins ou avocats, apprendront à manier la scie et le rabot, à fabriquer des chaussures et des chaussettes, des vestes et des culottes, que sait-on encore ? Espérons qu’ils ne feront pas une trop rude concurrence aux gens de métier, qui se plaignaient déjà des orphelins de dom Bosco !

Mais où la pensée démocratique de M. Chaumié touche à l’idylle, c’est lorsque, sans rire, il exprime l’espoir que le contact habituel avec l’ouvrier directeur aidera les élèves à mieux comprendre l’âme populaire. Il aime à croire que pour assurer ce dernier résultat, l’élève pourra aussi allumer sa pipe à la pipe de l’ouvrier, et terminer chaque leçon avec lui sur le zinc par une absinthe fraternelle. Enfin, ne conviendrait-il pas d’inscrire ces ouvriers maîtres sur la liste du personnel enseignant, à côté ou peut-être à la place des inutiles professeurs de littérature ancienne ? Ce serait l’égalité parfaite.

De bons esprits pensent que le nouveau plan d’enseignement nous mène droit à l’égalité dans la nullité. D’autres, au contraire, avec ton « jeune professeur, » s’attendent à voir sortir de ce pot-pourri, le triomphe définitif de la science populaire et positive. Je parie pour ces derniers, si la République dure quelque temps encore. Comme en Amérique, nous aurons des milliardaires qui auront commencé par marcher sans semelles, des fortunes scandaleuses et des faillites colossales, des inventeurs excentriques jusqu’à la démence, des maisons à vingt étages, le droit de lyncher les nègres ou autres personnages déplaisants, et une foule d’autres droits qu’on nous donnera ou que nous prendrons. En revanche, nous emprunterons aux nations restées classiques leurs poètes, leurs écrivains, leurs artistes, leur esprit et leur bon goût, en les payant bien. Elles pourront aussi, à la longue, nous rapprendre le français.

Il fut un temps où certain démocrate assez connu, qui exerça sur les destinées de notre pays une influence considérable, prétendit ressusciter en France la république athénienne. Si Léon Gambetta vivait encore, il ne passerait plus que pour un rêveur. Son rêve avait du bon, pourtant, même au point de vue démocratique. L’histoire nous apprend que les Athéniens, très jaloux de leur liberté civile et politique, n’en étaient pas moins un peuple très cultivé. Ils le devaient précisément à une aristocratie intellectuelle, comme n’en a vu aucune monarchie, pas même celle de Louis XIV. Durant une longue suite d’années, les hommes de génie se succédèrent à Athènes et y entretinrent ce culte de l’idéal religieux, patriotique et artistique, qui valut à la cité le respect de toutes les nations et de tous les siècles. Et pour que la république, avec son passé glorieux, finît par tomber sous la servitude de l’étranger, il fallut que ce triple idéal sombrât d’abord dans la corruption des idées et des mœurs, sous l’action dissolvante de sophistes impies et de rhéteurs vendus. Le Macédonien attend aussi à nos portes.

La France avait hérité d’Athènes, plus encore que de Rome, le sceptre universel de l’esprit ; c’était, après son titre de fille aînée de l’Église, la plus belle partie de notre patrimoine national, plus belle que la gloire de nos armes, tant de fois victorieuses. Mais la démocratie n’a cure de cet inutile privilège ; elle se suffit à elle-même. Le bloc ne s’arrêtera qu’après avoir tout écrasé, pareil à ces rouleaux successifs, aveugles et sourds, qui foulent le gravier de nos routes.

Faut-il nous résigner à cet écrasement ? Ce serait trahir notre cher pays, en même temps que toutes nos traditions ; nous n’y consentirons pas. Dans ces brillantes revues militaires, où chaque nation, si dreyfusarde qu’elle se dise, aime à faire parade de sa force, on regarde quelquefois défiler deux régiments de la même arme. L’un, de formation nouvelle, est précédé d’un drapeau aux couleurs éclatantes, tout neuf ; on le salue avec respect : c’est l’emblème de la patrie. Mais voici le second. La poussière et la poudre ont fané ses couleurs ; les balles ont troué ses plis et l’ont déchiqueté ; on a de la peine à lire encore les noms des victoires qu’il a aidé à gagner : ce n’est plus qu’un lambeau. Oui ; mais quand ce lambeau passe, c’est la gloire qui passe, et les bravos éclatent, unanimes, enthousiastes. Et lorsqu’un de ces glorieux restes semble trop vieux, un drapeau neuf en prend la place à la tête du régiment, mais l’ancien, l’invalide, garde la sienne dans le salon du colonel, à côté du nouveau venu ; et si, en un jour de malheur, le drapeau neuf ne suffit plus à sauver l’honneur de la patrie, la loque sublime reparaîtra sur le champ de bataille pour relever les courages et ramener la victoire.

Expulsés de nos collèges, nous avons emporté avec nous dans l’exil le vieux drapeau déchiré où était inscrit l’amour de la France et des bonnes lettres ; nous le garderons avec un soin jaloux, et quand la liberté de faire le bien nous aura été rendue, nous le rapporterons intact et nous le replanterons au frontispice de nos écoles rouvertes.

« Chimères ! » dites-vous. — « Double chimère ! dira quelqu’un ; car, depuis cinquante ans que vous aviez la liberté de l’enseignement, qu’en avez-vous fait ? Où sont les hommes de valeur que votre méthode a produits ? » Ce reproche, qu’on entend formuler encore quelquefois, nous va au cœur ; car il n’y en a pas de plus injuste et de plus immérité. Je n’y répondrai pas en détail ; d’autres l’ont fait victorieusement. Pour ne pas le laisser passer impuni, je veux indiquer seulement quelques-unes des raisons pour lesquelles l’accusation ne porte pas.

D’abord, cette loi de 1850, qu’on disait si libérale, ne nous donnait qu’un semblant de liberté, puisque l’État gardait pour lui seul le droit de fixer les programmes et de conférer les grades. Ainsi ligotée par les réglements universitaires, quel essor et quel jeu pouvait prendre notre méthode traditionnelle ?

En second lieu, malgré toutes les démonstrations de la bienveillance officielle, nous restions pour l’Université toujours suspects. Sans doute, ceux de nos élèves qu’une ambition plus noble poussait à conquérir dans les sphères supérieures quelque situation brillante, n’avaient rien à craindre de leur provenance cléricale et jésuitique ; mais… il leur fallait beaucoup de talent pour arriver premiers sur les enfants de la maison universitaire.

Je pourrais dire encore que nos collèges, ne participant ni peu ni prou aux millions du budget, eurent à se débattre durant les vingt-cinq premières années contre de multiples embarras matériels. Quand ils allaient être à flot, on inventa l’article 7 et les décrets, qui nous dispersèrent une première fois.

Les vingt années qui suivirent 1880 ont fourni à nos annales des preuves consolantes de la solidarité apostolique et fraternelle qui, dans les grands périls, unit le clergé séculier et régulier. Nombre de prêtres dévoués, mêlés à de vaillants laïques, sont venus remplacer les proscrits et enlever à nos ennemis la satisfaction de voir nos collèges s’effondrer. La plupart, faisant abnégation de leurs idées personnelles, ont compris que l’honneur des nouveaux maîtres et leur succès même auprès des familles réclamaient d’eux la fidélité à nos traditions ; nous en avons connu qui les ont gardées avec une intelligence et une rigueur dignes de toute notre reconnaissance. Quelques-uns, dans de bonnes intentions, ont voulu faire différemment ; ce qui s’en est suivi, les regarde.

Toujours est-il que, reprocher à des éducateurs, placés dans des conditions si précaires, de n’avoir pas opéré une série de prodiges, cela touche à la dérision. Nous sommes sûrs d’en avoir au moins opéré un, qui compte pour plusieurs : nous avons failli faire peur à l’Université ! Si elle trouve que c’est peu de chose, nous ne demandons pas mieux que d’en faire davantage. Qu’elle mette en commun ses libertés, ses privilèges et ses ressources, de façon à rendre la lutte égale : dans vingt ans, le pays jugera.

Si elle croyait devoir refuser le combat, par crainte de trouver en nous des ennemis jurés de la science et du progrès moderne, nous pourrions la rassurer. Peut-être suffirait-il, pour cela, de lui montrer telles de nos anciennes maisons, parfaitement en rapport avec le mouvement scientifique, qui, à son gré, ont plutôt trop de succès, et font aux écoles de l’État sans Dieu une concurrence gênante.

Nous savons que « le monde marche » ; nous sommes prêts à marcher avec lui, non pourtant à l’aveugle. Nous ferons au réel les concessions nécessaires ; mais nous n’admettons point qu’il détrône l’idéal. Notre ambition est de les réconcilier ; la jeune France ne pourra qu’y gagner.

A bientôt, mon cher Paul.

Toujours à toi en Notre-Seigneur.

Jean.

IV. Au même

Août 1903.

Mon cher Paul,

J’ai dit qu’entre le vieil enseignement classique et la science moderne, la conciliation est possible ; mais elle serait incceptable et impardonnable, aujourd’hui plus que jamais, si elle devait toucher à la devise même de notre enseignement : Chrétien avant tout ! Ce serait toucher à l’arche sainte.

Le « jeune professeur » part en guerre contre les sacristains. Je me croirais obligé à protester énergiquement, si l’on pouvait supposer que ce mot couvre une intention offensante à l’égard des modestes fonctionnaires à qui incombe le service matériel du culte. Mais, puisque ce monsieur est « même chrétien », son mot représente une simple catachrèse, un abus de langage, et l’on devine son vrai sentiment. Il n’aime pas ces dévots exagérés, chrétiens de surface et de forme, qui font consister toute leur piété et toute la religion en cérémonies extérieures, en airs penchés, en sentences mystiques, en dévotions puériles.

Eh bien, il a raison, au fond. Sans aller jusqu’à voir des Tartufes, là où, souvent, il n’y a que des simples d’esprit, nous n’aimons pas plus que lui ce genre de dévots. Ils n’ont jamais été notre idéal, tant s’en faut ! Les Chrétiens que nous voulons former joignent à l’amour de leur foi l’amour de leurs devoirs, à la piété l’action :

La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?

Dans une démocratie, où chaque citoyen est appelé à concourir pour sa part à la direction des affaires et au bien commun, il est naturel, voire indispensable, que les jeunes gens apprennent à remplir leur devoir civique. Mais qu’on se rassure là-dessus. Un bon chrétien est, par le fait, un bon citoyen. Électeur, il vote selon sa conscience bien formée ; élu, il défend le droit et la liberté ; fonctionnaire, il ne connaît pas les pots-de-vin ; juge, il ne s’abaisse pas à rendre des services au lieu d’arrêts ; soldat, il voue son épée à la patrie, non aux politiciens ; industriel ou commerçant, il tient à garder sans tache devant Dieu et devant les hommes l’honneur de sa probité ; patron, il traite ses ouvriers en père de famille ; ouvrier, il rend à son patron le respect et le travail qui lui sont dus ; riche, il soulage toutes les misères qu’il peut ; pauvre, il accepte sans révolte le lot que Dieu lui assigne, en attendant la compensation éternelle. Imagine-t-on, en toute sincérité, un état social plus parfait que celui que régirait une pareille morale ?

Or, cette morale a dix-neuf siècles d’existence. Les démocrates modernes se flattent singulièrement, s’ils croient l’avoir inventée, ou avoir inventé mieux. Des hommes considérables se sont battu les flancs, ont sué, soufflé… pour aboutir à quoi ? A gonfler de phrases creuses leurs Manuels de morale civique et laïque. Qu’on apporte tous ces volumes en un tas : ils ne vaudront pas les dix petites pages d’un catéchisme sur les dix commandements de Dieu. Et le catéchisme, comparé au manuel, a l’immense avantage de fonder ses enseignements sur un principe divin et sur une sanction surnaturelle, qui font absolument défaut à la morale civique et que rien ne remplace.

Le problème social, objet si troublant de la préoccupation universelle, serait bien près de sa solution, si tous ceux qu’il intéresse acceptaient pour base la morale chrétienne. Pour en être convaincu, il suffit de regarder ce qui se passe en Belgique, où, malgré les grondements intermittents des passions mauvaises, odieusement excitées par quelques meneurs, un ministère franchement et énergiquement chrétien réussit, depuis vingt ans, à maintenir la paix et la prospérité dans la liberté. Sur un autre point de l’Europe, en plein pays protestant, un grand parti catholique, solidement campé au cœur même de la représentation nationale, avec ses vingt-deux députés ecclésiastiques, tient en échec le sectarisme, garantit le pouvoir lui-même contre les tentations dangereuses et poursuit, avec une merveilleuse unité de vues et d’efforts, le véritable progrès moral et matériel.

Quel contraste chez nous !… D’où vient la différence ?

Nombre de braves gens, braves en paroles, attribuent toutes nos misères au découragement, à l’indifférence et à l’apathie des catholiques, leurs semblables. C’est s’arrêter à mi-chemin de la vérité. La vérité complète, c’est que nos catholiques ne sont pas des catholiques.

Lorsque nos hommes politiques, électeurs et élus, sauront leur catéchisme et pratiqueront carrément leur foi, comme les catholiques belges et allemands, la France redeviendra un pays heureux, libre et respecté. Jusque-là, l’opposition peut continuer une lutte qui sera de pure parade : le moulin du bloc, qui a le vent pour lui et des ailes puissantes, continuera de tourner et de faire rouler dans la poussière les chevaliers errants qui se battent contre lui si piteusement.

M. le professeur de l’Université doit comprendre maintenant pourquoi le sentiment religieux ne peut cesser d’être chez nous, je ne dis pas le seul, mais le premier principe directeur de l’éducation. Nul éducateur digne de ce titre ne négligera de faire appel aux autres sentiments nobles qui dorment dans le cœur des enfants et dont l’éveil amène parfois de si heureux élans vers le bien : l’honneur, la reconnaissance, le patriotisme… Mais ces mobiles sont purement humains et sujets aux variations : la foi est divine et stable, comme les devoirs qu’elle impose. Et puisque, dans les temps tourmentés où nous vivons, le monde est devenu plus que jamais un champ de bataille et que les mauvais se font assaillants, il faut que les bons se fassent défenseurs. Soldats contre soldats. Or, la Compagnie de Jésus, on le sait, a été fondée par un homme de guerre : elle manquerait à toutes ses traditions, si elle ne cherchait à entraîner au combat, sous la bannière du Christ Rédempteur, les jeunes forces qui viennent s’offrir à sa discipline. On peut compter qu’elle s’y emploiera de son mieux, partout où elle en aura la liberté.

Comment ? En développant chez eux, à l’extérieur et à l’intérieur, ce qu’on appelle volontiers d’un nom nouveau, mais expressif, la combativité. A l’intérieur, la lutte pour la soumission à Dieu ; à l’extérieur, la lutte pour le dévouement à ses frères : toute l’éducation morale et sociale tient dans ces deux simples choses. Je ne les expliquerai pas davantage.

Quant à cette science sociale pour laquelle ton correspondant réclame une place dans l’enseignement chrétien, l’entente ne sera pas difficile. Elle était déjà réalisée dans plus d’un de nos collèges ; elle doit l’être, elle le sera dans tous. Le catéchisme, je l’ai dit, reste la base générale. Dans les classes de philosophie, on discute les divers systèmes d’économie politique et sociale ; l’histoire des institutions apporte aussi le contingent de ses lumières. La théorie se complétera par des lectures spéciales, revues ou livres, et par des conférences où les hommes compétents exposeront les applications pratiques des systèmes et les résultats de l’expérience.

On y ajoutera, dans la mesure du possible, la participation active à certaines œuvres sociales, associations ouvrières, syndicats, patronages. On mettra surtout les jeunes gens en contact avec l’âme populaire, non pas dans les ateliers utopiques de M. Chaumié, mais dans les mansardes où grouillent des enfants affamés que l’assistance publique et laïque oublie. A l’occasion, pour qu’ils n’ignorent pas le revers de la médaille, il sera peut-être bon aussi de mettre les plus robustes d’entre eux en contact avec les pâles apaches, pour la défense de la liberté du culte et pour la protection des premières communiantes de leur paroisse.

La part pourrait être faite plus large à l’éducation sociale si le Grand Maître de l’Université, prenant sa bonne hache de bûcheron, se décidait à élaguer quelque peu l’inextricable forêt des programmes secondaires. Mais il ne faut pas y compter de sitôt : M. Chaumié est trop occupé à boucher les trous que fait, dans l’instruction des enfants du peuple, le féroce élagueur en chef des congréganistes.

Si donc on ne veut pas augmenter, par des préoccupations étrangères, le surmenage qui compromet déjà tant de carrières ambitionnées, il faut borner à ce que je viens de dire la préparation du bon citoyen au collège.

Sa formation pratique doit être réservée en majeure partie pour le temps des études de carrière, alors que le jeune homme, plus conscient de ce qu’il veut et de ce qu’il peut, trouvant d’ailleurs autour de lui les enseignements et les soutiens nécessaires, est en état de faire ses premières armes pour la grande lutte. Soldat quelque peu tremblant d’abord, non pas de peur, mais d’émotion (Cicéron lui-même avouait cette faiblesse, en montant aux rostres, et l’on dit que de vieux généraux n’y résistent pas, au moment du coup de canon qui annonce la bataille) ; il s’aguerrira bien vite, au contact de ses braves compagnons de la Jeunesse catholique ; l’odeur de la poudre finira par le griser, lui aussi, et, devenu homme, fort désormais de son expérience et de sa foi, il mettra son cœur et son talent à servir les plus graves intérêts, sur le terrain où se défont les mauvais ministères et où se font les bonnes lois.

Cela, mon cher Paul, c’est ton histoire. Je souhaite de tout cœur qu’elle s’achève par les plus magnifiques triomphes et que notre chère France trouve, parmi tes condisciples anciens et nouveaux, parmi les élèves de notre enseignement libre tout entier, beaucoup de braves gens pareils à toi. Elle en a besoin.

Ton dévoué en Notre-Seigneur.

Jean.

V. Paul Ker au R. P. Jean.

De Z… le 15 avril 1901.

Mon cher Père Jean,

Vous rappelez-vous le temps déjà lointain où notre commun directeur, pour me consoler du gros chagrin de ne pas vous accompagner au noviciat des Jésuites, me promettait que, dans le tourbillon du monde, je vous trouverais toujours prêt à m’aider de vos prières, de votre amitié et de vos conseils ? Il a été bon prophète. Vos prières, j’en éprouve l’effet tous les jours, sur moi et sur les miens ; votre amitié et vos conseils, j’en vis depuis bientôt trente ans. Comment ferais-je pour m’en passer ? Lorsqu’il m’arrive un embarras sérieux, un de ces embarras auxquels toute la sagesse et le savoir-faire de Marguerite ne peuvent rien, elle me dit, en désespoir de cause : « Écrivez à mon frère. » Et je lui réponds invariablement : « J’y pensais. »

Je viens de relire le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste de tout ordre. Le ton est celui du chef de brigands qui, soutenu de sa bande, vous explique tranquillement, au coin du bois, les honnêtes motifs qui l’obligent à vous décharger du soin de votre bourse ou de votre vie, ou même des deux à la fois. C’est canaille, visiblement ; mais au moins c’est, je ne dirai pas franc, car cela suinte l’hypocrisie sectaire, mais clair et net, par conséquent instructif.

Les pères de famille sont avertis qu’il « n’appartient à personne, pas même aux parents, d’exercer sur un enfant une pression qui soit de nature à compromettre son développement normal de corps ou d’esprit. » Ainsi nous n’avons même plus la liberté du maillot ou de la bretelle, et il faut nous attendre pour nos fils à l’établissement prochain de la gymnastique obligatoire, qui sera certainement laïque et probablement non gratuite !

« Que si quelqu’un, volontairement ou non, risque de causer ce tort peut-être irréparable à des mineurs, c’est à l’État, défenseur de ceux qui ne peuvent se défendre, de prendre, en leur faveur et à temps, des mesures de protection efficaces. » Cela veut dire que, s’il plaît à l’État de mettre la main sur nos fils, depuis le biberon jusqu’au bulletin de vote, il en a le droit. Je ne sais si l’omnipotence officielle s’est jamais affirmée en termes aussi cauteleusement insolents. On peut, d’ailleurs, se demander pourquoi cette omnipotence s’arrête à vingt et un ans : les adorateurs païens du Dieu-État, au temps de Lycurgue et de Dracon, où nos aimables maîtres voudraient nous ramener, la poussaient bien au delà. Cela viendra sans doute.

Un peu effrayé peut-être de sa hardiesse, le rapporteur sent le besoin de se mettre à couvert sous l’autorité de M. Thiers, disant que, « si le père a le droit d’élever l’enfant d’une manière convenable à la sollicitude paternelle, l’État a le droit de le faire élever d’une manière conforme à la constitution du pays. » On voit pourtant la différence des principes posés de part et d’autre : car Thiers fait entre le rôle de l’État et celui du père de famille un partage qui, après entente loyale, pourrait être acceptable. Mais le madré rapporteur se garde bien de nous dire jusqu’où s’étendent les droits de cette « sollicitude paternelle » qu’il cite : il trouve plus simple de les confisquer, sans autre forme de procès, à l’avantage de l’État. Du haut de son infaillibilité laïque et protestante, il déclare « qu’une société démocratique a besoin avant tout d’hommes et de femmes qui acceptent la loi de la liberté et de la responsabilité personnelle, la loi du travail, la loi de la famille. Or la société monastique donne à ses membres (par les trois vœux de religion) un idéal très différent, et nécessairement elle mettra tout en œuvre pour pétrir les enfants à son image et au gré de l’Église. Ils entreront ainsi dans la société du vingtième siècle avec les idées du treizième, incapables comme leurs maîtres de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie est plus humain et plus haut que l’idéal théocratique du moyen âge. »

Donc, mes Révérends Pères de la Compagnie de Jésus et de toutes les Congrégations, faites-en votre deuil : vous êtes radicalement incompatibles avec la démocratie.

Quant au père de famille clérical, M. Buisson ne voit pas de quoi il se plaindrait : « La loi ne lui enlève ni le droit ni le moyen de s’adresser à des maîtres ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse, c’est de patenter en quelque sorte, pour le mettre à sa disposition, un instrument collectif de compression à haute puissance, instrument qu’il jugerait très commode et qu’elle juge très dangereux ! » En effet, on a peine à comprendre l’impertinente prétention de ce papa, qui exige que le gouvernement lui procure des écoles commodes ? Est-ce que les gouvernements et les impôts qu’on leur paye sont faits pour servir au bonheur des contribuables ? C’était bon jadis, au temps de la poule au pot, qui n’est pas près de revenir.

Et pourquoi cet instrument collectif est-il si dangereux ? Là-dessus l’honnête républicain universitaire s’oublie à nous faire des confidences qui ont de quoi épouvanter : « Cette vaste entreprise d’enseignement (congréganiste), dit-il avec un pleur, si elle s’étendait, serait la mort assurée de la République. » La mort de la République serait, qui en doute ? un gros malheur : mais il y a pire. Si elle devenait cléricale !!! C’est pour prévenir cet autre désastre que, « sans toucher à l’idée catholique (tartufes !), on la dépouille d’une armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée aux dépens de la liberté humaine et dont elle se sert pour écraser des concurrents qui ne peuvent ni ne veulent user des mêmes armes. » A la bonne heure ! Voilà un petit éclair de franchise. Votre tort irrémissible, mes Pères, c’est d’écraser vos concurrents, qui ne peuvent et, par suite, ne veulent pas vous rendre la pareille. Cet hommage forcé doit consoler un peu votre exil.

Il ne me console pas suffisamment, moi, de vous avoir perdu pour mes enfants. D’autant plus que ce monsieur, non content de me détrousser, abuse de sa position pour se moquer de moi : « Ils (les catholiques) réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable, des congréganistes pour leurs malades et pour leurs enfants. On disait naguère : Il faut une religion pour le peuple[10]. Il lui faudrait maintenant des religieux ou des religieuses ! Sans eux, dit-on, il serait impossible aux familles, à l’Église elle-même, d’entretenir un certain type d’éducation très religieuse : privée de cette serre chaude, la jeune plante humaine ne mûrirait plus pour la foi. Il se peut que le catholicisme regrette ce puissant instrument de culture intensive ; mais l’État ne lui prêtant plus main forte pour l’entretenir, il faudra bien qu’il apprenne à s’en passer. »

[10] Voltaire disait mieux : « Il faut aux paysans un joug et du foin. »

Et voilà aussi mon paquet ! Cette fois, il est manifeste qu’on n’en veut pas seulement à la Congrégation, mais au Catholicisme. Tout cela est brutal comme le coup de pied de l’âne. Ces gens-là ont l’intempérance d’un pouvoir qu’ils sentent mal acquis et fragile : ils veulent faire vite et détruire le plus possible, avant de disparaître. Mais le vieux lion catholique n’en mourra pas : il en a vu d’autres !

En attendant, la situation des pères de famille chrétiens devient de plus en plus critique. Avec la Chambre d’un côté, le Sénat de l’autre, nous sommes pris entre deux feux. Encore quelques mois et, si le salut ne nous tombe pas du ciel, nous devrons être solidement organisés pour sauvegarder, à la rentrée d’octobre, l’âme de nos enfants et le peu de liberté qui nous reste. Il n’est pas trop tôt pour y songer dès maintenant.

C’est ce que j’ai exposé au Comité de défense religieuse que je préside. On a été de mon avis et l’on est décidé à faire l’impossible pour amortir le coup, que nous ne pouvons plus détourner. En pratique, cela revient à maintenir, aussi longtemps que la loi le permettra, nos collèges chrétiens : un vœu dans ce sens a été adopté à l’unanimité. Une commission d’études doit présenter, à bref délai, un plan détaillé des voies et moyens : Louis en est le président, moi le rapporteur. Vous ne me refuserez pas d’en être le conseil ? Les combattants de la plaine lèvent tout naturellement les yeux vers la montagne sainte, d’où ils savent que Moïse fera descendre sur eux la lumière et le courage. Je compte sur vous.

Mais j’ai au cœur un autre souci que je veux épancher dans le vôtre. Personnellement, je suis résolu à lutter de toute mon énergie, tant que la liberté gardera un pouce de terrain. J’ose espérer qu’elle aura d’autres défenseurs : mais

… s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.

Hélas ! je n’ai pas voulu dire à mon Comité tout ce que je pense, par crainte de le décourager avant qu’il ait rien fait. Dans mon for intérieur, je ne crois pas beaucoup à la viabilité de l’enseignement chrétien, mutilé et muselé comme il l’est par la nouvelle loi. Nos dogues ont léché du sang : il leur faudra toute la bête. Quand il ne nous restera que le monopole et le lycée, comment faire ?

Envoyer nos enfants à l’étranger ? Moi, je le ferai ; d’autres, qui en ont les moyens, le feront. Mais ce ne sera jamais qu’un petit nombre. Beaucoup, hélas ! (il y en a déjà des exemples) vous lâcheront, par indifférence religieuse, par peur ou par calcul, surtout si, comme il faut le prévoir, on vote des lois contre les collèges d’exilés volontaires. Alors, quel remède ?

Mon frère, j’attends aussi sur ce second point, pour moi et pour les pères de famille catholiques, les bons avis de votre zèle et de votre expérience.

A vous comme toujours, et un peu plus.

Paul.

VI. Le R. P. Jean à M. Paul Ker.

D’Écosse, le 10 avril 1901.

Mon cher Paul.

Si M. Buisson savait que le Comité de défense religieuse de Z***, par l’entremise de son clérical président, demande à un jésuite les meilleurs moyens de combattre le seul enseignement qui réponde à la saine raison et à la Déclaration des droits de l’homme, nous risquerions fort de passer tous deux devant la Haute-Cour. Ce serait une répétition en miniature du procès de Montalembert et de Lacordaire. Moi, vu la modeste qualité du personnage que je représente, j’avoue que cela me flatterait, surtout si j’avais chance d’y gagner un bout de prison ; mais toi, époux et père, y penses-tu ? Il est vrai que ma sœur Marguerite ne se tiendrait plus d’orgueil d’avoir un mari condamné à faire des chaussons de lisière pour la liberté de conscience. Et quel magnifique exemple pour tes enfants ! Peut-être aussi, qui sait ? nous aurions des imitateurs, et alors, vive nous ! Car une cause qui n’a pas d’autre ressource pour faire taire ses contradicteurs que de les mettre sous les verrous est une cause perdue.

Mais ce serait trop beau ! Si Dieu nous réserve cet honneur pour plus tard, tant mieux : en attendant, il faut se hâter, comme tu le dis, de préparer les moyens de défense que le despotisme jacobin nous laisse pour sauver du massacre nos chers innocents. Voici là-dessus ma pensée, franche et nette.

Tout d’abord, mon cher ami, je voudrais la guerre, mais une guerre à mort contre les pessimistes et les décourageurs. Ils sont les meilleurs auxiliaires du camp adverse et pires que nos pires ennemis. J’admets qu’on envisage la situation dans toute sa gravité réelle : il faut bien se rendre compte du mal pour pouvoir y proportionner le remède. Mais quand on se trouve en présence de l’incendie qui dévore la maison du voisin et qui tout à l’heure va dévorer la vôtre, à quoi servent les jérémiades et les désespoirs ? Je dirais volontiers à ces poltrons : « Si vous ne savez faire que cela, si vous ne savez mettre ni la main à une pompe ni le pied sur une échelle de sauvetage, si vous n’êtes bons qu’à encombrer le terrain de votre personne affolée ou à distribuer des avis qu’on ne vous demande pas, laissez la place aux travailleurs et allez-vous-en là-bas, avec les femmes, vous lamenter à votre aise ! » On attribue à Napoléon ce mot plaisant, mais profond : « Dix hommes qui parlent font plus de bruit que cent autres qui se taisent. » Dix hommes qui agissent font aussi plus de besogne que cent autres qui gémissent. Nos adversaires le savent à merveille. Ah ! lorsqu’ils voient joindre à l’horizon, pour eux et leur parti, un danger sérieux, ils ne perdent pas leur temps à des paroles oiseuses : ils courent au point menacé, chacun prend le poste qu’on lui assigne, les chefs commandent, les soldats marchent — et ils nous battent à plate couture, quoique nous ayons sur eux l’avantage du nombre et celui de la bonne cause !

Sur le terrain de la politique générale, il semble que la nécessité de l’action et de l’entente, si souvent prouvée par les voix les plus autorisées et par la triste éloquence des faits, commence à être mieux comprise. Le caractère odieusement haineux qu’a pris l’anticléricalisme a eu l’heureux effet de réveiller des indignations endormies, de susciter des hommes d’initiative, de provoquer dans tous les partis honnêtes un mouvement qui, sans être encore l’union, est déjà un ensemble d’efforts convergents. L’ennemi s’en irrite : c’est une preuve qu’il s’en inquiète et un motif d’espérance qu’il ne faut pas négliger de faire valoir contre les pessimistes.

Mais surtout il faut imiter cette action et cette entente sur le terrain plus restreint de l’enseignement libre. Ici j’entre dans le pratique et le précis.


Oui, à tout prix, il faut sauver et maintenir nos collèges chrétiens. Vous le comprenez parfaitement, toi, mon cher Paul, et les autres braves gens de ton Comité, parce que vous êtes des chrétiens convaincus et que vous mettez l’âme de vos enfants au-dessus de tout le reste. Mais nous avons assez vécu, n’est-il pas vrai ? pour savoir que, chez beaucoup de soi-disant catholiques, les convictions religieuses sont à la merci d’un préjugé personnel, d’un intérêt, d’une sollicitation. On ne voudrait pas exposer son fils, oh ! non, jamais, à perdre sa foi et son innocence dans une école sans Dieu, sans religion et sans mœurs ; mais on a entendu dire par des gens comme il faut (étaient-ils bien renseignés ?) que telle maison n’est pas si mauvaise qu’on le prétend ; d’ailleurs l’enfant est une bonne nature, de père en fils, et, par surcroît de prudence, on le surveillera. Pauvres parents naïfs ! Seront-ils à côté de lui pour détourner de son oreille les propos graveleux, de ses yeux les images ou les réalités inconvenantes ? Seront-ils là pour empêcher le venin subtil d’une doctrine matérialiste ou impie de s’insinuer goutte à goutte dans son esprit et son cœur sans défense ? Eux, si pieux dans leur intérieur, comptent-ils pour rien la diminution ou la privation de ces secours religieux, si indispensables au jeune homme, fût-il un ange, pour garder sa vertu ? Mais, par je ne sais quel aveuglement fatal, on s’entête, et quand un ami bien intentionné, qui a d’ailleurs vu les choses de près, insiste sur ces dangers, on le traite volontiers d’homme excessif, si l’on ne va pas jusqu’à le soupçonner, par une injure gratuite, de prêcher pour sa paroisse. D’autres en arrivent à vous dire qu’après tout, il faut bien que la jeunesse se forme à la vie réelle, oubliant que Dieu ne doit pas sa grâce à qui aime le danger et que la pratique de cette maxime facile a préparé à bien des parents d’amers regrets.

Eh bien, mon ami, la première chose à faire, c’est d’ouvrir les yeux aux familles sur la nécessité de l’éducation chrétienne et sur les résultats désastreux de l’enseignement irréligieux, qui tend de plus en plus à devenir obligatoire dans les lycées et collèges de l’État.

Les preuves par les documents et par les faits ne manquent pas. Le rapport Buisson dont tu relèves les faits saillants, et les discours de M. Combes et des énergumènes de l’extrême gauche suffiraient, à eux seuls, pour démontrer aux plus aveugles que ce gouvernement veut tuer chez nous toute éducation religieuse. Il vient de se tenir sous son regard bienveillant, au Collège da France, un congrès auquel ont pris part un bon nombre de professeurs secondaires et d’instituteurs primaires. Or, outre divers autres vœux, ils ont voté que la méthode d’enseignement, dans les écoles et les collèges, soit antidogmatique, positive, critique et susceptible de développer l’esprit de libre recherche. Pour qui sait lire, ceci n’est plus de la neutralité scolaire : c’est du plus pur antichristianisme.

Voilà des choses qu’il faut crier aux oreilles des demi-chrétiens par des conférences répétées et par toutes les voix de la presse, journaux, revues, brochures, tracts populaires. Cette propagande me paraît indispensable pour lutter, non seulement contre l’ignorance ou les défaillances des parents, mais aussi contre la pression officielle et contre les campagnes que nos reptiles ne manqueront pas de mener en faveur des établissements de l’État. Elle sera, en se combinant avec la propagande personnelle, la plus puissante ressource pour assurer le recrutement des élèves.

C’est aux Comités de défense religieuse de l’organiser dans chaque région, selon les besoins. Ils feront appel dans ce but aux Associations amicales des anciens élèves des collèges existants, à la Jeunesse catholique, à toutes les Sociétés analogues. S’il le faut, ils en fonderont d’autres. Pour multiplier les moyens d’action et, du même coup, simplifier les dépenses, il conviendra de réunir les groupements particuliers en une Fédération plus générale. Mais si tu veux m’en croire, mon cher Président, n’attends pas, pour entrer en campagne, que cette Fédération soit fondée ; tu attendrais peut-être longtemps. Quand les groupements régionaux fonctionneront, la Fédération se fera toute seule.

D’ailleurs, il n’y a point de temps à perdre : tu l’avoues toi-même. Donc, mon ami, va de l’avant avec ton Comité, et commence par donner l’exemple en faisant, dans quinze jours ou plus tôt, une conférence écrasante sur le rapport Buisson : je t’applaudis par avance.


Une fois le recrutement des élèves assuré, il faut assurer celui des professeurs. Il serait plus exact de dire que les deux soucis doivent marcher de front, si l’on veut que nos collèges vivent.

La grande raison qui détermine certains parents catholiques à passer par-dessus les dangers moraux de l’enseignement officiel pour lui confier quand même leurs fils, celle du moins qu’ils allèguent quand ils se voient mis au pied au mur, c’est : « Que voulez-vous ? Au lycée, on est sûr de trouver des cours bien faits : les professeurs de l’Université sont toujours des hommes de talent. » On prouverait facilement que cette affirmation si élogieuse, dans ses termes généraux, manque de vérité. L’Université, il est vrai, compte une multitude de licenciés, d’agrégés et de docteurs : mais si le diplôme, pour l’ordinaire, constate le savoir, il ne confère pas nécessairement le talent d’enseigner ni le dévouement professionnel. Dans les comptes rendus de la grande commission d’enquête présidée par M. Ribot, on peut relever les dépositions de plusieurs graves témoins, se plaignant très vivement que beaucoup de professeurs de l’État ne sachent pas faire la classe. Et tout récemment encore, un vétéran de l’École normale supérieure regrettait publiquement de n’avoir jamais reçu d’elle cette formation pratique, indispensable pour l’avancement des enfants. Ce sont là des témoignages fâcheux pour l’Université.

Mais admettons provisoirement qu’elle enseigne toujours bien : il faut que nos collèges fassent aussi bien et mieux qu’elle. Oui, mieux : cela s’est vu et se voit encore. Elle ne détient pas le monopole de l’intelligence. Il existe, en dehors d’elle, des esprits cultivés qui ont pratiqué l’enseignement, et de jeunes travailleurs qui ne le cèdent en rien aux nourrissons de l’Alma Mater ; et comme elle n’exige pas encore, à l’imitation des Japonais d’autrefois, qu’en abordant à ses rivages, les candidats marchent sur la croix pour participer au droit commun des grades qu’elle distribue, on peut obtenir pour les collèges cléricaux des professeurs aussi diplômés que ceux des lycées. Mais, en plus, ces diplômés apporteront chez nous, avec le désir légitime d’une situation honorable, l’intention plus élevée de remplir un devoir de chrétien et un rôle de sauveur d’âmes. C’est dire que leur bon vouloir se prêtera sans peine à la formation technique qu’ils trouveront dans l’observation obligatoire d’une méthode éprouvée, dans les conseils autorisés des directeurs, dans le contrôle habituel dont leur enseignement sera l’objet. C’est dire surtout qu’ils ne marchanderont pas leur dévouement à leur famille scolaire, qu’ils sauront identifier leur propre intérêt avec celui des élèves et qu’ainsi, outre le travail qui mène au succès, ils leur inculqueront les principes qui font l’honnête homme et le chrétien solide.

Dans cette double tâche, ils auront pour collaborateurs des surveillants, dont le choix réclame aussi le plus grand soin. De simples gardiens, des pions, on en trouve toujours ; mais pour garantir le sérieux du travail à l’étude, pour veiller partout à la santé des élèves et à leurs jeux, en même temps qu’à leurs manières, à leur discipline et à leur piété, il faut un rare mélange de qualités et de vertus, la douceur et la fermeté, l’entrain et la possession de soi, par-dessus tout, cet esprit naturel qui fait voir dans les enfants des âmes à former et dans les ennuis du métier une source de mérites pour l’autre vie.

Au-dessus des professeurs et des surveillants, aussi nécessaire que la clef de voûte à une ogive ou que le pilote à la barque, vient le directeur. Responsable de tout, il doit être capable de tout gouverner, par lui-même ou par ses seconds, études et discipline, intérieur et extérieur, maîtres et élèves. Faible ou capricieux, il encouragera le désordre et la paresse ; raide et hautain, il découragera le bon vouloir des enfants et le dévouement de ses auxiliaires. S’il est médiocrement intelligent ou pratique, il ne saura ni donner une bonne impulsion ni redresser une erreur ; s’il est ou se croit très intelligent, il risquera d’imposer trop exclusivement ses idées personnelles et de paralyser toute initiative. Bref, un directeur parfait est l’oiseau rare par excellence : si on le découvrait, il faudrait le payer son poids d’or.

Ce dernier mot, mon cher ami, te fait deviner la conclusion obligée de ce qui précède. Pour avoir un bon personnel, il faut y mettre le prix : c’est logique et inévitable. Si l’on a la chance de tomber sur des hommes capables qui aient les moyens de faire l’œuvre de Dieu pour le pur amour de Dieu, il faut les accepter avec reconnaissance ; mais n’y comptons pas trop. D’ordinaire, les travailleurs de l’esprit ne sont pas riches ; quelques-uns, pour venir à nous, auront à sacrifier une position déjà faite, qui réclamera un dédommagement. D’une façon générale, le souci du lendemain matériel ne favorise pas la liberté d’intelligence ni l’entrain joyeux dont un professeur a besoin pour faire de bonne besogne.

L’intérêt et l’honneur de notre enseignement exigeront donc des sacrifices. Certains collèges trouveront peut-être dès le début, dans le nombre de leurs élèves, les ressources nécessaires pour suffire à toutes leurs charges ; d’autres ne le pourront pas et devront être soutenus. C’est une question de vie ou de mort. Les Comités de défense religieuse, qui comprennent généralement des hommes pratiques et entendus, ne se feront pas d’illusion sur ce point et aviseront à garantir l’avenir, en établissant, sous la forme qui conviendra le mieux au tempérament de leur région, un denier des collèges chrétiens.


J’ai raisonné, jusqu’ici, dans l’hypothèse que la loi (je voulais dire la persécution : mais c’est tout un) respecterait le droit du clergé séculier à l’enseignement. Hélas ! il serait téméraire de l’espérer pour toujours ou même pour longtemps.

Après avoir déclaré que la suppression de l’enseignement congréganiste ne s’étend pas au clergé séculier, le rapport Buisson ajoute ceci : « Et pourtant, ont dit plusieurs membres de la commission, les raisons qui valent contre le religieux valent contre le prêtre… M. Devèze avait même déposé en ce sens un amendement, qu’il a retiré pour se conformer à la méthode de division du travail, proposée par le gouvernement et adoptée par la commission. Il a d’ailleurs été entendu que l’abandon de la disposition relative au clergé séculier n’impliquait nullement, de la part de la commission, un vote de rejet. » On nous donne donc avis que l’exclusion du clergé séculier est simplement partie remise et qu’en temps opportun on reprendra contre lui le travail. Quel joli mot ! Je vois d’ici le boucher qui, fortifié par un bon déjeuner, retrousse sa chemise sur ses bras nus, encore tachés de la besogne du matin, et s’apprête avec satisfaction à abattre ce qui est resté vivant !

Ce sera la deuxième étape. Il faut la prévoir, sans inquiétudes exagérées, et déterminer à l’avance les principes qui devront présider à la nouvelle organisation.

Le premier sera le maintien de nos collèges avec un personnel laïque. Beaucoup d’entre eux comptent déjà bon nombre de professeurs laïques intelligents et dévoués : élèves et parents les acceptent et les respectent. Il serait sage de penser, dès maintenant, à s’en assurer d’autres semblables, pour ne pas être pris au dépourvu par un de ces coups de Jarnac dont nos gouvernants ont la spécialité. Je n’hésite pas à te recommander dans ce but, à toi et à tes amis, le Syndicat des membres de l’enseignement libre[11], fondé à Paris, sous la présidence de M. de Lapparent, pour servir d’intermédiaire entre les établissements catholiques et les professeurs disponibles.

[11] Siège social : 18, rue du Regard, Paris (6e).

Je voudrais aussi que tous les hommes zélés, prêtres ou laïques, qui sont en rapport avec la jeunesse de nos écoles supérieures, usassent de leur influence pour décider des étudiants de bon esprit et de bon vouloir à embrasser la carrière de l’enseignement libre. Des âmes pieuses se font un bonheur de donner à Dieu un missionnaire en pays lointain, que ce soit un fils ou un simple protégé : en présence des dangers qui menacent aujourd’hui en France l’éducation chrétienne, n’auraient-elles pas un mérite égal et plus grand peut-être, à préparer à nos collèges un bon professeur ? L’enseignement offre déjà par lui-même aux facultés de l’homme un emploi honorable et honoré : dans les circonstances actuelles, il devient une forme de la vocation apostolique.

Mais il va de soi que, pour prendre la place de prêtres souvent distingués, toujours dignes, et ne pas laisser déchoir leur œuvre, les nouveaux professeurs devront présenter des garanties très sérieuses, non seulement au point de vue intellectuel (je le laisse de côté), mais encore plus au point de vue moral. N’ayant pour eux ni le prestige du caractère et de l’habit sacerdotal, ni l’expérience que donne le maniement des âmes, ni les habitudes professionnelles de piété, de régularité et d’obéissance, qui facilitent singulièrement au prêtre et au religieux les devoirs de l’enseignement et de la discipline, ils auront plus de peine et devront par suite s’imposer un effort plus énergique pour rester à la hauteur de leur tâche. Ils n’y réussiront qu’à la condition de s’établir franchement et de se maintenir toujours sur le terrain du dévouement surnaturel qui, sans refuser au côté humain de la carrière ses légitimes satisfactions, réserve la meilleure part de soi et de son cœur à l’œuvre de Dieu.

Ce second principe essentiel, les directeurs se feront un devoir strict de le maintenir haut et ferme au-dessus de toute équivoque, comme le drapeau qui domine la bataille, qu’on ne discute pas, qu’on ne déserte pas, mais qu’on suit jusqu’au bout, face à l’ennemi. En acceptant des maîtres laïques, nos collèges ne sauraient devenir laïques dans le sens officiel de ce mot : ils manqueraient leur but et n’auraient plus de raison d’être, s’ils ne demeuraient avant tout chrétiens. Il importe souverainement que l’attitude et toute la façon de faire du personnel dirigeant et enseignant ne prêtent à aucun doute sur ce point vital.

En troisième lieu, il sera bien entendu que l’enseignement de la religion, théorie et pratique, garde la place d’honneur. On peut espérer que la rage des sectaires n’ira pas jusqu’à supprimer les aumôniers dans nos collèges, puisqu’ils n’ont pas osé le faire dans leurs propres établissements. Les Sociétés civiles et les directeurs mettront une extrême sollicitude à choisir pour ce ministère des hommes de savoir et de zèle : car ceux-ci n’auront pas seulement à célébrer les offices divins avec la dignité convenable, mais encore à instruire solidement les élèves de toutes les classes par les catéchismes et les conférences religieuses, à gouverner les consciences par une direction sûre et soutenue, à les former à la piété, à la charité et à toutes les vertus par les prédications, les congrégations, les œuvres.

Tu n’as pas oublié quel prix nos anciens maîtres attachaient à cette partie de l’éducation chrétienne et que de peines ils se donnaient pour former en nous l’homme de foi. En définitive, après le collège, qu’est-ce qui survit des choses savantes qu’on y avait apprises ? Souvent peu. Quand la foi demeure, c’est le meilleur qui a demeuré ; quand elle disparaît, ce qui reste ne vaut plus guère. Si les prêtres qu’on appellera pour servir de pères spirituels à nos enfants croyaient satisfaire au devoir de leur charge sacrée en l’exerçant comme un accessoire, dans les moments de loisir, sans y mettre toute leur étude et tout leur cœur, autant vaudrait — ce que je vais dire te surprendra peut-être — fermer boutique. Je dis boutique, parce qu’un collège chrétien où l’éducation chrétienne serait ainsi traitée, ne mériterait pas d’autre nom.

Ce mot malséant me fournit la transition naturelle à la troisième et dernière étape : institution du monopole et ordre à tous les jeunes Français de fréquenter exclusivement pour leur instruction la boutique officielle.


Je pourrais, comme n’importe qui, prophétiser que nous n’en arriverons jamais là — ou que nous y arriverons bientôt : mais à quoi bon ? C’est là le secret de Dieu et son affaire… Il est évident que toute la maçonnerie se démène dans l’ombre pour étrangler l’enseignement catholique. Nous avons déjà la corde au cou : mais oseront-ils tirer dessus, et s’ils tirent, sont-ils sûrs qu’elle ne leur cassera pas entre les mains ? Personnellement, je ne crois pas le monopole tout près d’être voté par les Chambres. Malgré toutes les hontes que le pays a déjà subies patiemment, il ne semble pas encore mûr pour celle-là : l’injure à la liberté des pères de famille semblerait excessive à beaucoup d’amis du gouvernement et rappellerait trop les despotismes passés, tant bafoués. L’Université elle-même n’est pas unanime à le désirer. Mais je considère que, par suite de vexations administratives ou pour d’autres causes spéciales, un ou plusieurs collèges chrétiens peuvent disparaître et ne laisser d’autre ressource à un certain nombre d’enfants que le lycée. Mettons donc les choses au pire et avisons.

Les pessimistes, naturellement, crieront que, du coup, tout est perdu sans rémission. S’ils étaient capables d’entendre raison, on pourrait leur rappeler que Dieu ne permet jamais un mal absolu. Ce qu’il permet de pire finit toujours par être bon à quelque chose ou à quelqu’un, et s’il le permet, c’est toujours pour de bonnes raisons, dont notre courte vue est un mauvais juge. Mais je préfère leur citer un exemple chez nos voisins.

Le monopole existe dans la protestante Allemagne. L’État y donne seul l’enseignement à tous les degrés, dans les écoles, les gymnases et les académies. Il est vrai que, s’inspirant d’une largeur d’esprit et d’une sagesse politique dont nos jacobins sont incapables, il respecte et protège la liberté de conscience des élèves : l’instruction religieuse, donnée par les ministres de chaque culte, tient dans les programmes officiels une place importante et considérée.

Cependant, pour tout dire, ce système d’apparence si libérale laisse subsister pour les élèves catholiques plus d’un inconvénient. Sur certaines questions historiques ou morales, où leurs convictions ne sont pas d’accord avec les opinions hétérodoxes ou les mœurs faciles du protestantisme, ils entendront peut-être, de la bouche d’un professeur intransigeant, maintes assertions qui demanderont à être rectifiées. De plus, les relations habituelles avec les condisciples protestants peuvent aussi présenter des dangers. Malgré cela, comment se fait-il que ce monopole n’ait pas entamé gravement la vie catholique en Allemagne, qu’il n’ait pas empêché la création de ce centre catholique qui a fait reculer le chancelier de fer et le Kulturkampf ?

La raison principale, je vais la dire très sincèrement : elle renferme pour nous une grave leçon. Un Français peut n’avoir pas grande sympathie pour la nation germanique, et pour l’esprit germanique en général ; mais quoiqu’il pense des Allemands comme Allemands, il doit, s’il veut être loyal, leur rendre justice comme catholiques. La religion, chez nous, est trop souvent affaire de convenance et d’impression : chez eux, elle est affaire de raison et de conviction. La différence tient, en partie, à celle des caractères nationaux ; mais elle provient surtout de ce que l’Allemagne, depuis le seizième siècle, est restée un champ clos, où la grande lutte entre l’Église et la Réforme se poursuit sans trêve et sans relâche, comme en témoignent les controverses récentes autour de la personne de Luther et les ardents combats pour ou contre le rappel des Jésuites. Cet état de guerre prolongé a donné à la foi allemande une trempe virile qui la rend capable de toutes les résistances. Le clergé, formé par des études sérieuses, soit en Allemagne, soit aux écoles célèbres de l’étranger et de Rome même, montre la route, prenant une part active à la vie populaire, et les fidèles, étroitement serrés sous la conduite de leurs pasteurs, marchent comme un seul homme pour la défense de leurs âmes et des âmes de leurs enfants.

Foi solide chez les parents, action énergique du clergé, union de ces deux autorités sur le terrain de l’éducation, c’est aussi ce qui sauvera nos enfants de la contagion des mauvaises doctrines et des mauvais exemples.

En France — car il faut bien me résigner à indiquer la contre-partie — les provinces que leur éloignement soustrait aux influences néfastes du paganisme central, ont gardé pour une bonne part leur foi traditionnelle. Ailleurs, hélas ! quand la foi n’est pas morte, ce n’est plus la rude foi de nos pères : c’est une foi moderne, rabotée, atténuée, assouplie, si souple qu’elle se plie à toutes sortes de faiblesses et de caprices, si peu résistante qu’il suffit des rêveries du premier prétendu savant, Darwin, Renan ou Loisy, pour la faire chanceler. On ne connaît plus la foi, et on la pratique comme on la connaît. Nombre de soi-disant chrétiens réduisent la religion à certains actes extérieurs de piété, réduits eux-mêmes au strict minimum de la communion pascale et de la messe dominicale de l’après-midi. Pour quelques-uns, dogme et morale sont deux compartiments ennemis ; il y en a qui établissent une distinction semblable entre les commandements de Dieu et ceux de l’Église qu’il a investie de son autorité. Certaines familles de vieille race chrétienne ont compris qu’en un temps où la foi est attaquée avec une rage inouïe, où une portion d’élite du peuple de Dieu est traquée et proscrite, où le pape est toujours dans la captivité et l’Église dans le deuil, où la colère divine plane sur un monde de plus en plus pervers, prête à le frapper et nous avec lui, les cœurs catholiques ne peuvent, sans indécence, se livrer aux joies bruyantes ou frivoles, qui seraient à la fois une insulte aux tristesses et aux privations des victimes. Mais, d’autre part, que de concessions faites au monde, au bien-être, à la paresse, à l’ambition, au respect humain, parce qu’on a perdu le sens pratique et peut-être même la vraie notion du devoir, de l’effort, du sacrifice chrétien ! Il y a chez nous un reste d’habitudes chrétiennes, qu’on suit machinalement : il n’y a plus de mœurs chrétiennes.

La première et l’une des plus malheureuses conséquences de cet affaiblissement de la foi, c’est que l’éducation religieuse dans la famille devient tous les jours plus superficielle et plus molle. Quand ses devoirs mondains laissent à la mère le loisir de songer à l’âme de ses enfants, elle leur donne une petite piété sentimentale, comme la sienne, sans motifs raisonnés, parce qu’elle-même ne sait pas son catéchisme à fond. De plus, par crainte de les contrarier, elle leur laisse ignorer pratiquement la grande et indispensable loi du combat contre la mauvaise nature, et ainsi leurs défauts se développent sans contrainte. Parfois le père intervient pour augmenter le mal, en ouvrant devant ces yeux trop curieux de dix ou douze ans, sous prétexte de les habituer de bonne heure à la vie, des spectacles qui souilleront leur imagination sans fortifier leur volonté. L’un et l’autre, père et mère, si facilement inquiets pour le moindre bobo du chéri, oublieront trop souvent de se préoccuper des remèdes spirituels que réclame la santé de sa jeune âme. Ainsi élevé au foyer domestique, comment cet enfant subira-t-il, au lycée, l’épreuve d’un milieu sans foi et sans morale ? Ni sa raison ni son cœur n’y sont préparés, et il est fort à craindre qu’il n’en sorte pas vainqueur.

Donc, avant tout, si les familles chrétiennes veulent rendre la préservation de leurs enfants possible dans les lycées, il faudra qu’elles se préoccupent résolument de leur donner sous le toit paternel une solide instruction religieuse, une piété pratique, l’habitude du devoir même pénible, et, parce que les leçons toutes seules ne profitent guère, l’exemple d’une vie moins commode, moins frivole, plus sérieusement chrétienne.

Viendra le moment fatal où il faudra franchir pour la première fois le seuil de l’établissement officiel. Il est clair que les parents consciencieux ne se résoudront qu’à la dernière extrémité et par nécessité absolue à exposer leurs pauvres innocents aux dangers de l’internat. S’ils ne peuvent les garder chez eux entre les heures de classe, qu’ils tâchent de leur procurer l’hospitalité dans une famille sûre, qui veillera à les preserver de toute influence pernicieuse. Dans plusieurs villes, des maisons de famille, dirigées par des prêtres graves et dévoués, reçoivent déjà des groupes plus ou moins considérables d’élèves, qui ne fréquentent le collège ou le lycée que pour les cours et, le reste du temps, travaillent, prient, se récréent, mangent et dorment sous une surveillance paternelle. On multipliera ces abris pour venir au secours des parents embarrassés : ils rendront aux enfants quelque chose de la famille absente et de l’ancienne éducation du collège.

C’est précisément ce qui se pratique en Allemagne. Là, on ne connaît pas d’internat : tous les élèves des gymnases habitent dans leur famille, ou chez des amis, ou dans des pensions spécialement organisées pour eux. Rien n’empêche de généraliser ce système en France au profit des lycéens catholiques. A une condition pourtant, qui est essentielle : c’est qu’on le complétera, comme en Allemagne, par un ensemble vigoureux de garanties disciplinaires et religieuses, formulées au nom des autorités ecclésiastiques, loyalement acceptées par les parents et les élèves, sauvegardées par une ferme surveillance et par des sanctions efficaces.

Ici le rôle du clergé devient prépondérant. Il devra exercer au dehors, sur les enfants dispersés dans la ville, l’influence que les Pères spirituels exerçaient dans l’intérieur des collèges : leur faciliter d’abord par un service spécial la pratique régulière des sacrements — organiser pour eux des catéchismes et des conférences religieuses, afin d’affermir leur foi contre l’incrédulité ambiante — les grouper en réunions pieuses ou congrégations, pour leur donner la grande force du soutien mutuel — leur fournir d’honnêtes distractions au moyen de cercles ou de patronages — les occuper à des œuvres de moralisation et de charité, pour ouvrir un champ utile à leur besoin d’expansion et pour orienter leur esprit et leur cœur vers l’action sociale. Tout cela, d’ailleurs, existe chez nous en maint endroit et ne demandera que d’être adapté aux circonstances particulières[12].

[12] Si l’on veut se documenter à fond sur cette question et sur beaucoup d’autres qui préoccupent les esprits sérieux, inquiets pour notre avenir social et chrétien, il faut consulter les publications supérieurement actuelles et pratiques de l’Action Populaire, dont les bureaux sont établis à Reims, 5, rue des Trois-Raisinets.

Ainsi préservés, bien encadrés et bien entraînés, les plus faibles prendront du courage : les braves feront des merveilles. Forts de leur union, ils sauront tous faire respecter leurs croyances ; ils deviendront, en dépit de l’Université, de vaillants chrétiens, et peut-être la convertiront-ils, si elle est encore convertissable.


Mais faut-il essayer de la convertir ? Grave question.

Je réponds carrément : Non, si ce n’est comme les catholiques allemands essayent de convertir le protestantisme, en lui prouvant par des actes qu’ils n’ont pas peur de lui et qu’il n’a à attendre d’eux aucune concession de principe.

Des concessions, les catholiques en ont fait assez et trop : elles n’ont eu d’autre effet que de hâter l’étranglement de nos dernières libertés. Dans le cas présent, la seule concession qui leur reste à faire, serait de livrer leurs enfants, pieds et poings liés, à un enseignement corrupteur : ils n’en ont pas le droit. Leur devoir rigoureux est de les encourager, de parole et d’exemple, à observer envers leurs nouveaux maîtres une attitude résolument défensive.

On peut s’attendre à ce que l’Université, ou du moins la partie la plus avancée de l’Université, s’emploiera de tout son pouvoir à effacer la distinction connue entre les deux jeunesses : l’une neutre, c’est-à-dire, en réalité, sans croyance aucune, l’autre franchement croyante. Commencera-t-elle par montrer patte de velours, ou osera-t-elle immédiatement sortir ses griffes ? Dans le premier cas, nos jeunes gens feront bien de se défier des avances tant soit peu louches et, tout en se montrant bons élèves et bons camarades, de se tenir sur une grande réserve.

Dans le second, sans prendre des airs de bravade, ils sauront témoigner que la menace ne les touche pas, de si haut qu’elle puisse venir, et ils avertiront parents ou tuteurs de ce qui se passe. Ceux-ci aviseront sans retard à faire respecter le droit de leurs enfants à un traitement équitable et, si on ne leur rend pas justice, ils en appelleront hardiment à l’opinion publique par la voie de la presse. De même, chaque fois que, dans l’enseignement ou la discipline, il se produira un écart de quelque importance ou un scandale, ils regarderont comme un devoir de crier au loup. Ainsi surveillés de près et sûrs d’être rappelés à l’ordre pour chacun de leurs errements, les professeurs apprendront à s’observer et à observer les convenances de leur charge.

Mais, objecteront certains, ils seront peut-être tentés de prendre leur revanche, quand arrivera le redoutable moment des examens, en refusant le témoignage obligatoire de satisfaction aux élèves cléricaux et en leur fermant, du même coup, l’entrée des carrières de l’État ?

Il sera, je crois, possible de prévenir cet inconvénient. L’Université n’aura aucun intérêt à compromettre aux examens le succès des élèves intelligents et travailleurs, les plus capables, les seuls capables de faire honneur à son enseignement. Que nos jeunes gens donnent l’exemple du travail consciencieux ; qu’ils ne fournissent, de parti pris, à personne, un sérieux sujet de plainte par leur conduite ; que dans les compositions ils enlèvent les meilleures places ; bref, qu’ils forcent l’estime de leurs nouveaux maîtres en même temps que celle de leurs camarades, et ils n’auront rien à craindre pour leurs examens.

Que si, pourtant, l’athéisme officiel, s’obstinant jusqu’au bout dans son abominable entreprise sur la liberté des âmes, prétendait contraindre nos enfants à opter entre les faveurs de l’État et une apostasie, est-il besoin de dire ce que commanderaient le devoir et l’honneur ? Il faudrait répondre par un souverain mépris à ce pouvoir marchandeur de consciences et lui rejeter en plein visage ses infâmes propositions.

A voir comme on traite nos magistrats et nos officiers, trop fiers pour lécher les bottes ou les bottines ministérielles, est-ce que ces carrières sont donc aujourd’hui si enviables ? Il en reste assez d’autres plus sûres et plus indépendantes, le commerce, l’industrie, l’agriculture, où l’intelligence et l’énergie de volonté savent toujours trouver leur emploi et le succès. On y trouve mieux encore : un bonheur tranquille, la liberté de prier Dieu sans crainte des dénonciateurs, mille occasions de rendre service à ses semblables, et aussi, quand leur estime vous a porté aux assemblées électives, le droit de parler haut aux tyranneaux officiels et d’empêcher une partie du mal qu’ils voudraient faire.

Et ne pourrait-on pas dire aujourd’hui qu’en elles réside l’âme de notre pays ? Si cela est, quelle noble ambition pour un jeune homme au cœur bien né que de contribuer pour sa part à moraliser cette âme, afin qu’elle arrive quelque jour à secouer le joug odieux qui pèse sur elle et à reconquérir ses vieilles destinées chrétiennes !

Pourquoi donc les Comités de défense religieuse n’inscriraient-ils pas dans leurs statuts la protection des jeunes chrétiens qui se destinent à ces carrières ? Pourquoi ne profiterait-on pas des facilités qu’offre la loi sur les associations pour fonder des syndicats, ayant pour but spécial de favoriser les agriculteurs, les commerçants et les industriels catholiques par tous les moyens légaux, y compris certaines mesures d’exclusion ? Puisqu’on nous met la paix à des conditions inacceptables, pourquoi la chercher plus longtemps ? Mieux vaut la guerre franche qu’une paix honteuse.

Pardonne-moi : je n’ai pas trouvé le temps d’être plus bref.

Ton frère,

Jean.

FIN

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