Faiseurs de peines et faiseurs de joies
CHAPITRE VII
CE QUE PENSENT LES HOMMES DES FEMMES
Maîtresse d’apprendre et de devenir tout ce qu’elle peut être et devenir sans sortir de sa nature de femme.
Tennyson.
Les adages et les axiomes, s’ils contiennent à peu près tous une petite part de vérité, ont souvent une large part d’erreur. Ainsi on a l’habitude de dire que les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent, et que, si les hommes sont ce qu’ils sont, ils le doivent aux femmes qui les ont élevés et qu’ils ont aimées. L’affirmation est exacte en ce qui concerne l’éducation maternelle, elle l’est moins, lorsqu’il s’agit des rapports d’un sexe à l’autre, car tout mâle porte en lui un esprit de rébellion qui le rend impatient des influences féminines, tellement il est jaloux de sa liberté et craint d’en aliéner la moindre parcelle. La femme, par contre, est toute disposée à suivre les conseils de l’homme et à subir sa direction.
Quand Alexandre Dumas fils déclarait que le chef de famille devait représenter, pour la femme, non seulement l’époux, mais l’ami, le conseiller, voire même le prêtre, on trouva qu’il donnait une portée démesurée à l’influence de l’homme sur l’esprit de sa compagne. Les revendications féministes ont, depuis lors, ébranlé fortement la théorie du moraliste dramaturge, mais le démenti qu’elles lui opposent est peut-être plus apparent que réel. L’avenir nous apprendra s’il se borne à une question de paroles, ces paroles qui enivrent l’humanité et qui, même vides de sens, acquièrent une portée formidable par les poussées qu’elles provoquent.
En parlant des femmes, on ne peut toujours généraliser, les différences d’éducation créant entre elles des mentalités différentes. Cependant certains instincts leur sont communs, et en s’adressant aux femmes des classes dirigeantes, on les comprend toutes, à peu près, dans la définition de leurs tendances ou le pressentiment de leurs destinées.
Il est impossible, du reste, de les diviser par catégories et de spécifier à chaque page que tel argument concerne la mondaine brillante, tel autre la bourgeoise sérieuse, tel autre encore la femme écrivain, artiste, éducatrice, ou bien la femme du peuple et l’ouvrière. Ces dernières ont évidemment une psychologie moins complexe que celle de leurs sœurs plus développées, et offrent moins de prise à l’analyse. Les labeurs matériels qui oppriment leur vie, ne permettent guère d’étudier sur elles les influences intellectuelles et morales des milieux, des événements et des hommes. Les femmes cultivées, possédant un certain raffinement d’éducation et d’habitudes, fournissent un meilleur champ d’observation, car elles commencent à prendre conscience d’elles-mêmes, à connaître les forces dont elles disposent, et savent parfois scruter leurs âmes.
Les femmes du monde sont évidemment portées, par leur genre de vie, à se préoccuper plus que les autres femmes de l’opinion des hommes à leur égard ; d’abord parce qu’elles les fréquentent davantage, et ensuite parce qu’elles ont plus besoin de leurs suffrages. C’est affaire d’instinct, de coutumes et de raisonnement : elles estiment que l’admiration masculine confère à leur personne et à leur esprit une sanction que celle des femmes est impuissante à donner. Sur deux points seulement elles recherchent l’appui et l’approbation de leurs sœurs ; la situation mondaine et ce qu’il est convenu d’appeler les élégances féminines : la toilette et ses accessoires, l’ameublement et les mille petits détails d’une maison bien tenue. Pour les équipages, le sport et même la table, l’appréciation de l’autre sexe leur paraît infiniment plus flatteuse ; elle leur donne un sentiment de sécurité qui les met bien en équilibre vis-à-vis d’elles-mêmes et d’autrui.
Ces côtés spéciaux de la question se rapportent exclusivement à la vie mondaine et luxueuse, privilège ou corvée du petit nombre, mais l’état d’âme qu’ils révèlent se retrouve à tous les degrés de l’échelle sociale. La poussée du féminisme n’y a apporté que de très légères modifications. Les femmes ont, en général, la même façon de sentir : leur contentement dépend de l’approbation de l’homme, et chez les plus farouches revendicatrices des droits féminins, en y regardant de près, la même faiblesse se révèle, — pour dissimulée qu’elle soit sous une apparence d’hostilité, — si toutefois l’on peut appeler faiblesse cet irréductible instinct.
Quelques femmes d’esprit religieux ou simplement d’âme haute et fière, dépourvues de vanité dès leur jeunesse, recherchent pour leur vie morale une sanction plus haute que celle des hommes de leur entourage ; mais ces femmes mettront cependant, lorsqu’il s’agit de leur personne, plus de prix à un compliment masculin qu’à un éloge féminin. L’atavisme leur a donné l’habitude de penser que l’homme seul pouvait décréter si une femme était capable de plaire ou non. Or, comme le mot plaire a et aura toujours un énorme prestige sur le moi féminin, toute fille d’Ève continuera à rechercher l’admiration de ses compagnons de route, du moins tant que durera sa jeunesse ou tant qu’elle essayera de la retenir.
Sur ce point particulier, aucun changement total n’est possible, et l’on verra toujours la femme s’épanouir sous le regard approbateur des hommes. Il y a des nuances évidemment ; telle ne tient qu’à l’opinion d’un seul ; telle autre limite ses ambitions à un cercle restreint de parents et d’amis ; d’autres, plus banales, plus vulgaires, d’une vanité plus insatiable, ont soif de l’hommage de tous les regards, d’où qu’ils viennent.
Pour les choses de l’esprit, le même phénomène se manifeste, et il est également justifiable. Chaque époque a donné quelques personnalités féminines supérieures, mais, à part ces cas isolés, la femme n’a pénétré que récemment dans la vie intellectuelle ; elle voit donc dans l’homme un frère aîné qui l’a précédée sur la route ; elle reconnaît en lui des connaissances plus amples que les siennes, des facultés de raisonnement qui lui manquent. Elle constate aussi dans ce cerveau, préparé par une suite de générations aux recherches abstraites, des puissances de déduction dont elle est incapable. Elle comprend également que l’homme dispose, pour les luttes de la vie publique, de forces qu’elle ne possède point. Dans leur admiration, avouée ou dissimulée, consciente ou inconsciente, pour cet être qui les domine par tradition, par orgueil sexuel et parce qu’il se sent physiquement le plus fort, beaucoup de femmes sont disposées à oublier leurs propres dons de perception rapide, de finesse souple, d’intuition souvent merveilleuse.
Ce servage intellectuel (qui se mélange souvent au mépris moral) sera secoué par les femmes intelligentes à mesure qu’elles apprendront à mesurer l’échelle des valeurs. Elles n’accorderont plus aveuglément à l’homme le droit de dominer leur esprit, et sauront discerner quand il mérite d’être reconnu et choisi pour juge. Déjà les plus conservatrices ont cessé d’être le troupeau rusé ou docile d’hier ; quelques-unes ont appris à se former des opinions personnelles, à formuler des jugements d’êtres libres, à traiter elles-mêmes leurs intérêts. Cependant, le nombre des femmes qui ont réellement conquis leur indépendance intellectuelle est très restreint encore.
En pays latin on les compte ; le type est plus fréquent chez les Anglo-Saxonnes et les Scandinaves, qui prétendent s’être mentalement libérées du joug. En effet, les femmes du Nord ne connaissent plus l’amour sous la forme du don complet d’elles-mêmes ; elles se prêtent sans se donner. Mais recherchent-elles moins avidement pour cela les suffrages masculins ? Si elles considèrent désormais l’homme comme un adversaire, c’est un adversaire qui les occupe singulièrement.
On peut, par conséquent, établir, en dépit des protestations de certaines féministes outrancières, que la femme du XXe siècle est encore fascinée par l’homme, non pas seulement en amour, ce qui est fatal, mais presque sur tous les autres points. Il faut donc compter avec cette influence, quand il s’agit des destinées futures de la femme, étudier comment elle s’est exercée jadis, se rendre compte sous quelle forme elle se manifeste aujourd’hui, et prévoir de quelle façon elle pourrait se modifier dans l’avenir.
Je n’ai ni l’intention ni la prétention de refaire ici l’histoire des conditions sociales et morales de la femme à travers les siècles. Tout le monde connaît les phases diverses de son évolution, les lois sous lesquelles elle a dû se courber, les variations de l’opinion publique à son sujet, et les conquêtes qu’elle a faites peu à peu en certains pays au point de vue de l’indépendance économique et de la liberté individuelle.
De cette vue d’ensemble, un fait semble ressortir évident. Dans toutes les sociétés fortement organisées, on voit la femme soumise à l’homme, gardienne du foyer et acceptant le joug paternel et conjugal. Dans les sociétés en décadence, au contraire, elle s’émancipe, acquiert des privilèges et s’impose à l’attention ; la corruption des mœurs semble briser ses chaînes. Le christianisme, à ses débuts, la relève, il est vrai, mais bientôt, par réaction contre les excès vicieux du paganisme mourant, l’Église fait de la femme la tentatrice suprême. Elle devient l’arme la plus efficace de Satan, et l’on va jusqu’à discuter dans un concile si elle a une âme !
La chevalerie la tire de cette condition honteuse et lui donne une importance nouvelle. Elle n’est pas libre, mais elle monte sur un piédestal. La réaction a lieu, cette fois, contre les mœurs brutales et tyranniques de l’époque : on divinise la femme, on en fait un symbole. Cette espèce de divinisation l’enveloppe d’une cuirasse, dont les époux partant pour les croisades et les guerres lointaines, appréciaient l’avantage. Ils croyaient mieux assurée ainsi la fidélité de leurs femmes. La vertu de la chasteté était alors portée aux nues ; mais lorsque les épouses y manquaient, leurs seigneurs se réservaient le droit de les punir brutalement et férocement, comme de viles esclaves et non en gentes et nobles dames dont ils avaient porté avec ostentation les couleurs, en Terre Sainte ou dans les tournois.
Durant la Renaissance, par la corruption croissante des mœurs, les femmes acquièrent une grande importance sociale, importance qui, en France, dure jusqu’à la révolution. Le XVIIe siècle se montre plus sévère dans ses jugements sur les passions de l’amour. L’influence de Port-Royal et des grands évêques français s’exerce même sur les héroïnes de la Fronde, romanesques et dissolues, et sur les belles dames galantes de la cour du Roi Soleil. Malgré leurs fautes, elles sentent passer Dieu sur leurs âmes, et l’on voit les Longueville et les La Vallière courber leur orgueil et mortifier leur chair dans la pratique de l’expiation volontaire.
Le XVIIIe siècle devait effacer les notions de morale dans l’esprit des femmes appartenant à la cour et au monde, et cela à peu près dans tous les pays d’Europe. Que leur demandait-on, en effet, dans ce temps-là ? D’être charmantes, fines et tendres, d’avoir du courage, s’il fallait mourir, et de l’esprit dans toutes les occasions. Leurs mœurs ne préoccupaient que médiocrement l’opinion, et l’on taxait d’aimables faiblesses ce que l’Église, les réformateurs et les moralistes de toutes les époques ont appelé d’assez vilains noms.
Il fallut l’influence de Rousseau pour réveiller la conscience de la femme, lui révéler la nature et la maternité, ouvrir à son esprit des horizons nouveaux de vie, développer sa sensibilité et la ramener à la vertu, une vertu sensualisée, assez éloignée de la pureté chrétienne, mais cependant une vertu, la vertu de Julie qui a aimé Saint-Preux et qui, devenue Mme de Volmar, cultive les voluptés innocentes. M. Faguet a tracé, il y a quelques années, un piquant parallèle entre les idées de Rousseau et celles de Fénelon, sur l’éducation des femmes, où il démontre que l’archevêque de Cambrai est infiniment plus moderne dans ses vues que Jean-Jacques. Celui-ci demande qu’on élève les femmes pour plaire à leurs maris ; l’adversaire de Bossuet voit dans la femme une créature humaine dont l’âme est immortelle et qui doit avant tout apprendre à vivre, en vue de son perfectionnement personnel. Le reste vient en seconde ligne.
Fénelon pressentait la femme, telle que la première moitié du XIXe siècle l’a conçue et parfois réalisée. Une conception de la destinée plus sérieuse que celle du siècle précédent avait pénétré son esprit : les vertus bourgeoises d’ordre, de droiture, d’austérité, apportées par le règne du tiers état, étaient fort estimées, non au point de vue de l’agrément mondain, mais comme bases essentielles de la famille. L’opinion publique soutenait alors ces vertus, et les hommes croyaient de leur devoir ou de leur intérêt de ne pas les froisser directement. Il suffit de relire la littérature de l’époque, pour s’en convaincre. Les écrivains ou les auteurs dramatiques assez hardis pour les attaquer ou les ridiculiser par des audaces de langage, — qui passeraient aujourd’hui pour des timidités, — soulevaient de graves indignations. Ainsi la censure essaya d’imposer à Émile Augier de vertueuses modifications, lorsque les Lionnes pauvres furent soumises à son examen. Il fallait que l’héroïne reçût sur la scène « le juste salaire de son crime ». Si le mari ne voulait pas la tuer, il était facile de faire contracter à la coupable une bonne maladie, la petite vérole par exemple, qui, la frappant dans sa beauté, répondît au besoin de moralité des spectateurs.
L’accusation d’hypocrisie est volontiers lancée contre cette époque dont les mœurs, dit-on, ne valaient pas mieux que les nôtres. Discuter cette question m’entraînerait loin de mon sujet, mais il est certain cependant que la corruption des idées était moins générale qu’aujourd’hui et se limitait au cercle borné des gens de plaisir. L’évolution du roman sert du reste à le prouver. Dans ma jeunesse, certains livres étaient interdits, dont les mères les plus sévères du XXe siècle permettent couramment la lecture à leurs filles. Est-ce un mal, est-ce un bien ?
Il faut tenir compte des forces de réaction. Souvent des péchés dont on devine seulement l’existence ont plus de prestige qu’ils n’en auraient s’ils étaient brutalement dévoilés. Tout mystère exerce un attrait. Cependant l’habitude d’appeler toujours un chat un chat peut offrir des dangers, et, ne fût-ce que pour l’esthétique, l’on regrette quelque peu l’époque où des voiles habilement jetés maintenaient l’illusion.
Mais on ne peut jamais revenir en arrière. La femme d’aujourd’hui, même celle qui n’aspire pas à sortir de la route où ses aïeules ont cheminé avant elle, se trouve, à peine sortie des langes intellectuels et dès qu’elle met les pieds dans le monde, — surtout dans les grands centres, — en contact avec les réalités les plus brutales. Comment pourrait-elle encore ignorer quelque chose ? Les journaux, les propos qui circulent librement, les œuvres sociales et philanthropiques dont les titres suggestifs s’étalent partout, les romans qu’elle lit ouvertement ou en cachette, les conversations auxquelles elle participe, la mettent au courant des dessous de l’existence, avant que le mariage, la maternité ou l’expérience vécue, l’aient instruite directement.
La femme de toutes les classes est donc appelée, beaucoup plus tôt qu’autrefois, à envisager certaines questions délicates à un point de vue général. Or, du général elle arrive inévitablement au particulier. Jadis la femme était la proie de l’accident, de l’imprévu, parce qu’elle n’avait pas réfléchi aux éventualités de l’avenir ; sa ligne de conduite dépendait du hasard, de sa foi religieuse, de ses sentiments personnels et de la crainte de l’opinion. Aujourd’hui, elle sait que l’opinion peut être circonvenue facilement ; quant aux sentiments, elle a appris à douter de leur durée, ce qui l’arme contre eux et la désarme en même temps, suivant les occasions. La religion, dans les âmes où elle règne encore, s’est évangélisée : elle est devenue plus humaine et a adouci ses arrêts. Le hasard seul n’a pas changé, puisqu’il est inconnaissable de par son essence même.
Il y a, par conséquent, quelque chose de plus raisonné et de plus voulu dans l’impulsion que la femme moderne donne à sa vie sentimentale. Mais ce progrès ne se réalise que chez les intelligentes et les fortes. Les faibles, les impressionnables, les variables, les nerveuses se trouvent désemparées et, manquant de tout appui moral, ne savent plus guère pourquoi elles devraient lutter contre les instincts ou les désirs dont elles-mêmes sont complices. Chez quelques-unes, l’instinct est meilleur que la volonté, et, décidées à faillir, trouvant qu’il n’y a aucun avantage dans la résistance, elles ne faillissent pas.
Mais cette façon involontaire d’échapper aux fautes ne peut se décorer du nom de courage et ne saurait donner aucune joie. C’est sans doute pour cela que certaines femmes, dont la réputation est intacte et qu’aucun malheur n’accable, ont des visages si mécontents et si mornes. Elles sont restées sur la rive droite, sans savoir pourquoi, par hésitation, timidité, manque de hardiesse, et, pour se consoler du bonheur qu’elles s’imaginent avoir perdu, elles n’ont pas le souvenir de l’ivresse que doit donner la victoire aux âmes vaillantes.
Même si leur participation au mouvement social ne s’élargit pas autant qu’elles le demandent, les femmes sont appelées désormais à mieux prendre conscience d’elles-mêmes, à mieux savoir ce qu’elles veulent, à mieux discerner la direction qu’elles comptent donner à leur avenir et, en particulier, à leur vie sentimentale.
Pour quelques-unes, la démoralisation sera peut-être plus prompte, plus voulue, moins excusable ; les chutes seront moins pathétiques, les repentirs plus difficiles, mais il y aura, comme contrepoids, des vertus plus conscientes, plus douces, plus humaines.
Ayant réfléchi, dès leur jeunesse, aux conséquences de leurs actes, sondé leur cœur, mesuré leurs forces, évalué les avantages de leur situation morale et sociale, les femmes qui auront sciemment préféré le droit chemin, auront plus de compréhension et de pitié, non seulement pour leurs sœurs faibles et passionnées, mais pour celles qui, par hérédité, sont incapables de résistance et d’effort, vaniteuses, sottes, folles même ou vicieuses.
Dans cette évolution de la consciente féminine sur ce sujet spécial, quel rôle peut et doit jouer l’opinion des hommes, cette opinion encore si prépondérante sur l’esprit féminin ?
A côté des enseignements religieux et des conseils de morale et de sagesse sociale, bases de l’éducation donnée aux jeunes filles, il était d’usage, — et cela l’est encore dans certaines familles, — d’insister sur le mépris que les hommes nourrissent dans leur for intérieur pour la coquetterie et la liberté de mœurs chez les femmes. Leurs apparents hommages ne sont que le déguisement d’un dédain réel ; ils n’épousent pas les jeunes filles provocantes ; ils n’ont aucune estime pour les femmes qui font parler d’elles… Le thème était développé à l’infini, et je suppose que les mères qui formulaient ces axiomes et les formulent aujourd’hui encore, étaient et sont convaincues de leur exactitude.
Cependant, de nos jours, il est un peu difficile, pour des observateurs même médiocres, de soutenir cette thèse qui, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, contenait une grande part de vérité. L’opinion publique agissait alors comme la censure : elle exigeait que la morale fût respectée apparemment, et le mal puni. Une jeune fille trop libre d’allures trouvait, en effet, difficilement à se placer, et les femmes qui vivaient dans une situation équivoque voyaient certaines portes se fermer devant elles. Les hommes eux-mêmes n’osaient pas trop les soutenir, par crainte de se déconsidérer aux yeux du monde.
Depuis lors, la société a marché, comme la littérature qui en est la reproduction plus ou moins fidèle. En tout cas, l’interprétation donnée aux mots s’est modifiée. Sous le nom de flirt, la coquetterie est acceptée partout, sous toutes les formes ; on ne se défend plus de la pratiquer. On l’affirme comme un droit, et l’on se vante même d’en user. Une jeune fille qui ne sait pas flirter est considérée dans un salon comme une quantité négligeable ; elle est moins invitée que d’autres. Les hommes du monde déclarent ouvertement que c’est son premier devoir social, et la coquetterie, même outrée, n’est plus considérée par les jeunes gens ou leurs familles comme un empêchement à la conclusion d’un mariage.
Il faut reconnaître, du reste, que, comme toutes les choses pratiquées avec franchise, la coquetterie a perdu de son danger ; elle n’a plus l’attrait du fruit défendu, elle est moins sentimentale, et a pris les allures d’un sport. Dans les grands centres et les cercles à la mode, jeunes femmes et jeunes filles parlent sans réticence de leurs flirts. Ceux-ci sont des sortes de camarades, avec une nuance en plus ; on peut en avoir plusieurs : un flirt pour la littérature et les arts ; un autre pour la danse ; un autre pour le sport et les élégances, et ainsi de suite, à l’infini. Leurs privilèges varient : ils se contentent de presque rien et peuvent aspirer à tout !
La chose est innocente en soi : le péril est dans l’habitude ; ce besoin d’excitation cérébrale peut, en se prolongeant dans la vie, jouer de mauvais tours. Il est semblable à l’ivresse : pour la procurer, les doses de la veille ne suffisent plus le lendemain. On voit des jeunes filles très flirt renoncer à ce jeu quand elles se marient. D’autres le continuent, en l’intensifiant de toute l’expérience acquise ; elles savent qu’en y mettant un peu d’habileté, nul ne leur reprochera de provoquer l’attention des hommes. Eux-mêmes moins que personne ! Ils disent : « Mais nous sommes reconnaissants aux femmes d’être coquettes, même si nous n’en n’espérons rien ; c’est un hommage qu’elles nous rendent. Celles qui ne se soucient pas de notre admiration nous font l’effet d’être sans sexe ! »
Ce sentiment se retrouve dans toutes les classes, et même chez le peuple. Les jeunes ouvrières s’en servent comme excuse, si on leur reproche des allures provocantes ou des frais de toilette exagérés : c’est le seul moyen, disent-elles, de conquérir un mari. Évidemment, toute une catégorie de gens sérieux pense différemment, mais c’est une minorité. Il y a aussi des amants de l’idéal auxquels répugnent les comédies et les feintes, et qui gardent de la femme, dans leur cœur, une image pure et fière ; mais ils représentent, eux aussi, un tout petit groupe, et, dans une vue d’ensemble, c’est la majorité qu’il faut considérer.
Il est donc faux, en général, de donner comme soutien aux principes éducatifs, l’affirmation que la coquetterie nuit aux jeunes filles dans l’esprit de l’autre sexe, puisque c’est le contraire qui arrive, surtout si cette coquetterie est accompagnée d’une tenue élégante et si un peu de hauteur s’y mêle comme piment. Il est également faux, et ceci est plus grave, de vouloir leur persuader que les hommes d’aujourd’hui jugent sévèrement les légèretés de conduite des femmes. Évidemment s’il s’agit de leur fille, de leur sœur, de leur fiancée ou de leur femme, les pères, les frères, les fiancés ou les maris ne sont pas indulgents à leurs faiblesses, parfois même, en Italie par exemple, ils sont prêts à exterminer les coupables ; mais c’est bien plutôt une question de jalousie, d’amour-propre, d’honneur personnel que de morale ou de répugnance pour la faute. Et encore, ce besoin de châtiment tend à disparaître chez les classes dirigeantes. Cet adoucissement de la pensée masculine, ce renoncement aux représailles provient de deux éléments : cynisme et justice. Cynisme, parce que les hommes sentent moins le point d’honneur pour la femme ; justice, parce qu’ils considèrent davantage les cas particuliers et n’englobent plus uniformément, dans un mépris général, toutes celles qui ont aimé. Et puis, pour athée que soit la société actuelle, la parole du Christ : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre », commence à pénétrer la conscience moderne.
Au point de vue éducatif, il serait plus utile, plus sérieux et plus digne de regarder les choses bien en face et de sortir, une fois pour toutes, des lieux communs qui se répètent de génération en génération, sans que personne se donne la peine de vérifier leur exactitude ou leur vraisemblance. Rien de plus dangereux que de proclamer des axiomes dont le néant est manifeste à la première expérience, l’édifice qui s’écroule risquant alors d’entraîner dans son effondrement les pierres angulaires elles-mêmes.
Ici, il convient de distinguer nettement entre les hommes religieux et ceux qui ne le sont pas ; les premiers sont sévères pour les fautes des femmes comme pour les leurs propres, — parce qu’ils estiment que les unes et les autres éloignent de Dieu et voilent son image dans les âmes ; mais les athées, les matérialistes, les indifférents, ne peuvent être sincèrement sévères à l’égard de faiblesses dont ils profitent, à moins qu’elles ne leur portent un dommage personnel. En résumé, l’homme moderne n’a pas en grande estime la chasteté de la femme, sauf dans les cas où sa jalousie et son amour-propre entrent en jeu. Et, au fond, cet état d’esprit est naturel, car comment tenir beaucoup pour les autres à une chose à laquelle on ne tient pas pour soi-même ?
Pour peu donc que la femme soit intelligente, observatrice et réfléchie, elle doit arriver à se convaincre que ce n’est pas dans l’opinion des hommes qu’elle trouvera une sanction pour la pureté de sa vie. Si elle est honnête, elle souffrira de cette constatation, et il lui sera dur de renoncer à une idée qui, de génération en génération, a été transmise aux cerveaux féminins. Mais si elle la conserve contre l’évidence, ses pieds continueront à se poser sur le sol mouvant où s’élèvent les fragiles édifices qu’un coup de vent renverse.
Fénelon et ceux qui ont pensé comme lui sont dans le vrai : la femme doit être ce qu’elle veut être pour elle-même et pour Dieu. Ce n’est pas sur l’opinion de l’homme qu’elle peut appuyer aujourd’hui sa conscience, puisque cette opinion n’est pas formée encore, qu’elle est instinctive, flottante, indécise et par conséquent impermanente, parfois profondément injuste et souvent d’une clémence démoralisante, justement parce qu’elle s’appuie sur une connaissance imparfaite de la femme, sur de vieilles traditions hors d’usage et sur un dédain inconscient et général de la personnalité féminine.
Il ne faut pas se faire d’illusion : l’indulgence actuelle des hommes pour les faiblesses de la femme a plus souvent pour base le cynisme que la justice. Ils éprouvent, en outre, une sorte de plaisir à trouver si dociles, sur ce terrain, les créatures assez hardies pour prétendre leur tenir tête sur un autre. Jusqu’ici la poussée du féminisme n’a pas servi à relever la femme aux yeux de l’homme en tant que personnalité morale. Au contraire, elle a effacé la révérence, assez platonique du reste, que lui inspirait la femme dévouée et la mère.
Nous sommes au seuil d’un siècle nouveau et assistons au début, peut-être heureux, d’une modification dans les rapports de l’homme et de la femme. Pour la préparer, il faut déblayer la route des vieilles erreurs qui l’obstruent et établir quelques points essentiels : l’un est que la femme met encore un très grand prix à l’opinion de l’homme ; l’autre, que l’homme ne s’occupe en rien de travailler à l’élévation morale de sa compagne.
Il y a là une force perdue qui pourrait s’exercer efficacement et servir au bonheur des deux parties de l’humanité.
Les écoles mixtes qui fonctionnent de façon satisfaisante, non seulement dans certains pays du Nord, mais même en Italie où, malgré la chaleur du soleil, elles n’ont donné lieu à aucun inconvénient, apprendront aux hommes à mieux connaître les femmes. Ces contacts familiers et sérieux, durant l’enfance et la période des études, leur enseigneront à discerner les nuances du caractère féminin, sans attendre les rencontres de salon, où l’artificiel prend toujours le dessus sur le naturel, ni les premières atteintes de l’amour, où la nervosité inhérente à ce genre d’émotions oblitère fatalement le jugement.
Les écoles mixtes sont encore l’objet de préjugés sérieux, dont M. Marcel Prévost, dans ses Lettres à Françoise, relève fort bien l’absurdité et l’illogisme. Comment, l’on estime parfaitement convenable que les premières rencontres aient lieu au bal, alors qu’à moitié déshabillées les jeunes filles sont jetées dans les bras des jeunes hommes qui les font tourner, serrées contre leurs poitrines, au son d’une musique suggestive, et l’on trouve d’une inconvenance suprême que ces mêmes jeunes gens, lorsqu’ils sont enfants, écrivent leurs thèmes dans une salle d’école commune, sans autre agent provocateur que la voix du maître de latin, d’histoire ou de géométrie.
L’application large de l’éducation mixte, qui doit finir par s’imposer, aura d’immenses avantages ; elle donnera à la personnalité féminine, intellectuelle et morale, une importance qu’elle n’a jamais eue aux yeux des hommes. L’habitude, prise dès l’enfance, de considérer la femme comme un être pensant, avec lequel on a fait l’apprentissage de la vie, pourra exercer une influence considérable sur l’orientation future des rapports entre les deux sexes.
L’homme a réellement besoin d’apprendre à connaître sa compagne — en dehors des idées de bonheur et de plaisir qu’elle éveille en lui. Et son ignorance est grande à ce point de vue. Tandis qu’il disserte sur ce sujet, les lèvres féminines sourient, tellement sa psychologie est rudimentaire. Quelques hommes — ce type devient de plus en plus rare — se sont fait une spécialité de l’étude de la femme, mais leur perspicacité ne s’exerce que sur les choses de l’amour et les tendances qui s’y rapportent, et, sur ce sujet spécial, ils possèdent une certaine compétence, bien que presque toujours les causes leur échappent. Ils ne savent discerner que les effets. En tout cas, la psychologie masculine ne dépasse pas les limites personnelles. Elle n’analyse que la créature d’amour ; toute la vie intime et personnelle de la femme lui reste inconnue.
Quant à la généralité des hommes, — exception faite des esprits religieux qui, voyant dans tout être humain une âme immortelle, attribuent autant d’importance à celle de la femme qu’à la leur propre, — ils ne se donnent la peine d’étudier leur compagne d’aucun côté. Ils la prennent telle qu’elle se montre, se défiant toujours d’elle, et accordant pourtant une confiance aveugle aux bouches menteuses qui veulent bien les tromper.
Quelle différence avec la perspicacité de l’autre sexe ! Une femme, pour peu qu’elle soit intelligente et équitable, sait parfaitement juger la valeur réelle des autres femmes ; elle distingue nettement les clartés et les ombres, tandis que l’homme les perçoit de façon confuse, en myope qui ne peut discerner les zones de lumière des zones obscures. Les choses feintes ont plus d’influence sur lui que les choses vraies. Le fait peut s’observer surtout en ce qui concerne la franchise ; une nature réellement droite ne le frappera pas, mais ils sera persuadé de la loyauté de la femme menteuse qui a toujours le mot de sincérité à la bouche !
Un homme d’une grande valeur disait récemment, à propos d’une femme de sa connaissance : « Jamais elle ne veut parler d’elle-même, c’est un oubli complet de sa personnalité ! » Ses interlocuteurs l’écoutaient confondus, car cette femme, non seulement se mettait constamment en avant, mais dévoilait à des étrangers, sans nécessité, les secrets les plus intimes de sa vie. Comment expliquer pareille illusion chez un esprit supérieur ? Simplement par dédain de la Psyché féminine : la femme avait affirmé devant lui son impersonnalité, et, sans se donner la peine d’observer, l’homme s’était formé une conviction.
Que l’orgueil masculin ne se cabre pas ! Il y a des hommes perspicaces qui, analysant tout, savent percer aussi les secrets de l’âme féminine ; mais, en général, la majorité se laisse tromper avec une facilité singulière sur les tendances et les qualités morales des filles d’Ève, justement parce qu’elle leur accorde peu d’importance. Le jour où on leur en donnera davantage, on les étudiera mieux.
Cette ignorance est la cause du peu de bonheur que les deux parties de l’humanité se donnent l’une à l’autre, sauf en de fugitifs moments d’émotion. En se connaissant mieux, les heureux seraient plus heureux encore, et ceux qui ne le sont pas, apprendraient peut-être à le devenir ; en tous cas il y aurait moins de désagréables surprises.
Comme l’a dit Spinoza, il ne peut y avoir de bonheur en dehors de la recherche du perfectionnement. Ceux qui en éveillent le désir et y poussent par leur influence sont les véritables faiseurs de joies. Certes la femme doit tendre à son amélioration propre, pour elle-même et pour Dieu ; mais lorsqu’elle verra que d’être loyale, généreuse, juste, augmente son prestige aux yeux de son compagnon de destinée, elle marchera plus joyeuse sur la route qui conduit aux cimes.
L’homme a vis-à-vis de la femme une sérieuse mission à remplir, mission dont il n’est pas conscient. Le jour où il sentira réellement son bonheur en péril, il se rendra compte qu’en démoralisant la femme, en se servant de son influence pour développer uniquement la vanité et les vices de sa compagne, il travaille à son propre malheur et, faiseur de peines pour les autres, risque de le devenir pour lui-même.