Faiseurs de peines et faiseurs de joies
PRÉFACE
Ce livre, que je dédie aux lecteurs d’Ames dormantes, s’adresse, comme le précédent, à tous ceux qui cherchent la justice et voudraient trouver le bonheur dans l’harmonie de leur être avec les réalités de la vie et les vérités supérieures. Les réflexions qu’il contient n’ont point le but orgueilleux d’expliquer le mystère de notre individualité, ses origines et son avenir, mais d’établir une communication mentale entre ceux qui partagent les mêmes espérances.
Nous assistons, en ce moment, à une décomposition, ou plutôt à une désagrégation de l’ancien monde, de ses mœurs et de ses principes. Elle s’est d’abord préparée lentement, puis a progressé avec une vertigineuse rapidité. Cependant, les molécules qui composaient l’édifice social sont restées les mêmes, et si tout tend à se transformer, rien ne sera détruit. Dans cette recomposition inévitable, certains angles faux, sous lesquels tant de choses étaient considérées, disparaîtront, et les préjugés tomberont comme les feuilles mortes des arbres, pour se reconstituer peut-être sous une autre forme.
Mais, pendant quelque temps du moins, on sera forcé de voir plus vrai et plus juste, parce que l’horizon de tous se sera élargi. Un ardent admirateur de l’Asie a écrit que les Européens, ne connaissant qu’un demi-hémisphère, n’avaient eu jusqu’ici que des demi-pensées ! Avons-nous même toujours des demi-pensées ? L’évidence de ce qu’il y a d’incomplet dans nos perceptions cérébrales nous saisit parfois si fortement, que nous sentons notre ignorance avec une douloureuse intensité.
Même sur les questions les plus simples, formulées en axiomes par les générations antécédentes, le doute a pénétré les esprits sincères et les consciences droites. L’ancien langage ne nous contente plus ; nous voudrions des formes nouvelles pour exprimer les pensées nouvelles en gestation dans notre cerveau. Et, n’ayant à notre disposition que les vieux mots, nous les torturons pour leur attribuer un sens qu’ils n’avaient pas autrefois.
Le besoin d’être débarrassé d’une foule de raisonnements surannés, de conceptions étroites, d’idées toutes faites que les générations successives se sont transmises, sans les analyser jamais, tourmente l’homme. Mais il continue encore à redire machinalement, d’une voix découragée, où la conviction ne vibre plus, les phrases que répétaient ses pères, et il n’ose pas porter une main suffisamment hardie sur les formules de l’ancienne psychologie pour les éclaircir, les enrichir et les simplifier.
Celle-ci avait une façon dogmatique de diviser les hommes en bons et mauvais, sages et fous, forts et faibles, purs et impurs, athées et croyants ; elle avait trop de nuances ou trop peu ! Ne serait-il pas plus pratique et plus vrai de les partager désormais en deux nouvelles catégories, correspondant aux tendances vers lesquelles s’oriente l’avenir : Faiseurs de joies et Faiseurs de peines, puisque, chaque jour davantage, tout sera calculé à cette mesure ?
Le christianisme semble disposé, tout le premier, à revenir aux formules simples et à se concentrer en deux notions principales : celle d’un père divin d’où nous procédons et vers lequel nous devons retourner, et celle de la fraternité entre les hommes. La pratique de cette fraternité tend à devenir — mille symptômes l’indiquent, — la véritable pierre de touche des vies religieuses. Du reste, la logique l’impose : refuser de reconnaître ses frères visibles, équivaut à renier le père invisible et commun. Sortir de l’impasse est impossible.
L’époque approche où l’homme (en dehors de tout parti politique ou confessionnel) apprendra à dire nous et aura honte d’abuser du monosyllabe moi. Déjà aujourd’hui, lorsque, dans l’existence réelle ou dans les créations littéraires, une personnalité vivante ou fictive étale pompeusement ses émotions, ses déboires, ses difficultés, comme si son état particulier avait pour l’univers une importance capitale, elle provoque chez les autres une certaine impatience. Donner tant de poids à ses sensations personnelles, paraît aux esprits modernes une faiblesse puérile et ils ne s’émeuvent plus, comme jadis, aux tristesses et aux lamentations des poètes.
Chaque âme, chaque intelligence, chaque conscience a en soi, pour les spiritualistes du moins, une valeur réelle ; diminuer cette valeur enrayerait, à leurs yeux, tout progrès moral. Mais les âmes, les intelligences, les consciences d’autrui devraient avoir pour chacun le même prix que la sienne propre. Si l’homme sentait réellement battre dans son cœur le cœur de l’humanité, la route d’un bonheur relatif s’ouvrirait probablement devant lui.
Jusqu’ici, il a tâtonné dans ses efforts vers le bien, et il suit encore des sentiers obscurs où des clartés fugitives paraissent et disparaissent. Sa destinée est probablement de ne jamais connaître, sur cette terre, la lumière éclatante du vrai complet, mais il est certain qu’il sent en lui la possibilité d’intensifier et d’élargir sa vie d’une façon illimitée, et d’arriver, plus tard, au seuil des portes lumineuses, derrière lesquelles la vérité rayonne.
Cette recherche ardente de la signification de notre destinée ennoblit l’homme, et si la théorie de l’immortalité conditionnelle était juste, ce serait sans doute là un des moyens de la conquérir. Mais il en est un autre, plus simple, plus à la portée de tous : celui de ne pas faire souffrir et de répandre la joie autour de soi. Si cette préoccupation dominait les âmes et les vies, que de larmes seraient essuyées, et que de floraisons nouvelles égayeraient nos jardins !
Dora Melegari.
Rome, mars 1905.
Je demande d’avance pardon aux lecteurs des quelques répétitions qu’ils trouveront dans ce livre. Elles sont inévitables dans un ouvrage de ce genre, les mêmes remèdes s’appliquant dans l’ordre moral à des maux différents, et les mêmes causes produisant souvent des effets dissemblables.