Faiseurs de peines et faiseurs de joies
CHAPITRE IV
PETITES TARES DE L’AME
Garde ton cœur plus qu’aucune chose que l’on garde, car c’est de lui que procèdent les sources de la vie.
Proverbes.
Les petites tares de l’âme sont la source d’une bonne partie des misères que les hommes se font les uns aux autres. La plupart d’entre eux n’en soupçonnent même pas l’existence, et s’ils apprenaient à remonter de leurs actes aux causes qui les ont produits, ils seraient stupéfaits de découvrir dans leurs cœurs ces excroissances malfaisantes.
Cette ignorance de leur vie intérieure où presque tous les hommes vivent, rend difficile la guérison des maladies morales. Ce qui, au début, n’était qu’une tendance facile à réduire, devient promptement une infection incurable. Apprendre à connaître les véritables mobiles de ses sentiments et de ses actions[5] devrait être le premier devoir de tous les êtres pensants. Or, cette étude subjective est, au contraire, absolument négligée.
Sauf aux époques de grande crise, l’homme vit automatiquement, sentant, agissant sans se rendre compte de ce qui le pousse dans un courant plutôt que dans un autre. Lorsque ses intérêts sont en jeu, il devient plus accort, mais c’est chez lui un travail intellectuel et non moral. S’il prenait l’habitude de s’examiner davantage, son cœur serait un jardin mieux cultivé, dont les mauvaises herbes seraient parfois arrachées.
Nous sentons cet organe par ses contractions de joie ou de peine, mais nous le traitons comme l’une de ces chambres abandonnées où la poussière, les insectes, les toiles d’araignée s’étalent à l’aise, sans qu’un plumeau diligent vienne les disperser jamais. Les examens de conscience ont toujours été rares, la paresse des âmes et des volontés s’y étant sans cesse opposée ; on les pratiquait tout au plus à certaines époques de l’année, pour cesser d’y penser ensuite.
Dans la vie moderne, si agitée, le temps manque pour les retraites ; il faudrait revenir au système de Pythagore, et repasser sa journée chaque soir, comme on prend son bain, le matin. Mais le soir, on est d’ordinaire si exténué, que les descentes dans l’âme sont brèves et superficielles. Le seul moyen pratique de savoir ce qui se passe en nous, serait de nous le demander à chacun de nos actes et de nos paroles. Nous avons bien l’habitude de regarder où nous mettons les pieds pour diriger notre marche, et cela ne nous coûte aucune fatigue. Pourquoi n’appliquerions-nous pas à l’ordre moral ce que la prudence, dans l’ordre physique, nous fait accomplir si aisément ?
Mais pour comprendre la nécessité d’interroger sa conscience, il faut avoir appris à lui donner de l’importance. Ceux pour qui elle représente une formation artificielle, héritage des générations antécédentes et que les générations futures ne connaîtront plus, hausseront les épaules à l’idée d’en faire un objet d’usage journalier. Ceux qui la nient parce qu’ils ne la sentent plus tressaillir, n’ont qu’à fermer ce livre : il ne peut offrir d’intérêt qu’aux âmes pour lesquelles l’existence d’une voix qui les approuve ou les blâme représente une réalité vécue.
Cette voix est-elle un souffle de l’esprit ou une substance plus fine que la matière animale, puisqu’elle en condamne les instincts aveugles ? Le saurons-nous jamais ? En tout cas, cet organe ou ce souffle produit des phénomènes divers et changeants ; à quelques-uns, il ne s’est jamais révélé ; d’autres l’ont endormi de force, et, toutes les fois qu’il a donné signe de vie, il a été étouffé comme Desdemona par Othello. Chez d’autres encore, il est sujet à des sommeils et à des réveils subits que rien n’explique.
Les personnes qui vivent en communion continuelle avec leur conscience sont fort rares ; ce sont les êtres supérieurs, ceux qui savent diriger leur vie et exercer une influence bienfaisante sur celle d’autrui. Les faiseurs de peines ne se recrutent pas dans leurs rangs. Mais cette élite est peu nombreuse. Des êtres bons, généreux, aimant le bien, détestant le mal, n’en font point partie, car on n’arrive pas sans peine à cet état qui demande un effort constant et une attention patiente. Sans tomber dans les scrupules excessifs qui obscurcissent l’esprit et angoissent inutilement le cœur, nous devons réfléchir aux effets de nos actes et de nos paroles. Tout dans ce monde, ne l’oublions pas, a une plus longue portée que l’esprit borné de l’homme ne le suppose. S’il s’en rendait mieux compte, sa vie intérieure et sociale s’orienterait sans doute différemment.
La vanité, l’envie, la jalousie et l’impatience de toute supériorité sont, avec leurs dérivés, les petites tares des âmes relativement honnêtes. Il y en a de sciemment injustes, criminelles, vicieuses, méchantes, de mauvaise foi ; sur celles-ci, aucun raisonnement humain ne peut avoir de prise. Pour les ébranler, il faudrait une intervention divine : le miracle de la route de Damas, qui foudroya l’apôtre Paul !
Les quatre petites tares que je viens d’énumérer sont généralement unies comme des sœurs qui s’aiment ; mais, suivant les caractères, l’une prévaut sur l’autre, et il est rare qu’elles soient de même taille et de même envergure. La vanité règne seule quelquefois, si elle est accompagnée de sottise suffisante et d’absence d’esprit critique. On voit, en effet, des hommes et des femmes, s’avancer dans la vie le visage satisfait et la bouche souriante, s’admirant eux-mêmes, et parfaitement certains d’exciter l’approbation d’autrui. Ils ne connaissent ni l’envie, ni la jalousie, tellement ils sont certains d’avoir toujours la première place dans le cercle où ils se meuvent. L’impatience de la supériorité d’autrui ne les tourmente jamais, puisqu’ils ne la discernent pas ; la fureur de l’égalité leur est inconnue, car ils se trouvent toujours préférables aux autres. Lorsqu’une femme possède ce don de la satisfaction permanente, beaucoup de souffrances lui sont épargnées. Elle n’est jamais jalouse en amour : son mari peut la tromper, même avertie, elle n’y croit pas ! Des phénomènes identiques se manifestent chez les hommes. Les moindres honneurs, dès qu’on les leur rend, se gonflent à leurs yeux de façon démesurée ; satisfaits au suprême degré, ils n’envient pas les autres. Mais cette catégorie d’êtres est si peu intéressante en soi, qu’après en avoir noté l’existence, elle ne vaut pas la peine de s’y arrêter.
Beaucoup de fierté vraie sauve de la vanité ; le fatalisme également ; une grande finesse d’intelligence produit le même effet ; les âmes stoïques ne la sentent presque pas ; les âmes chrétiennes victorieuses l’ont bannie, mais, chez la grande masse des individus, elle est à la base des impulsions, des paroles, des actes. Les êtres intuitifs, les esprits à perception nette, la devinent et la sentent immédiatement chez les autres. Cette vulgaire production du cœur ternit les plus nobles qualités. Trouver une nature dépourvue de vanité procure une joie rare qui redonne confiance dans la nature humaine.
Malgré leur parenté apparente, il faut tracer une ligne de démarcation nette, entre la vanité et l’ambition. Cette dernière peut être noble ; la première ne l’est jamais. L’être vaniteux qui ne lutte plus contre son instinct de paon, devient, par cela même, capable des plus basses pensées, et des plus méchantes actions ; il est fatalement un faiseur de peines, car la vanité est implacable. Pourtant elle représente une faiblesse et non une force, mais le mal que peut produire la force brutale est moins cruel et moins dangereux.
Il y a des femmes, — les ravages de la vanité masculine revêtent généralement d’autres formes, — irréprochables en apparence, sans faiblesse passionnelle à se reprocher, capables même d’actes de bonté, persuadées par conséquent de leur droit au respect, et qui ont fait plus de mal, par leur vanité et leur jalousie, que n’en ont jamais causé, malgré le retentissement de leurs fautes, d’autres femmes, ouvertement immorales, mais qui n’étaient, du moins, ni vaniteuses, ni jalouses.
La jalousie dont je parle ici n’est pas celle du cœur. Elle naît de l’avidité des louanges, ce sentiment qui rend insupportable les succès d’autrui et produit un irrésistible besoin de dénigrement. Tout rayonnement, autour du front du prochain, irrite ces amours-propres ultra-sensibles ; un désir aveugle de ternir cette auréole les saisit, les emporte, les domine… Ils ne se demandent pas quel sera le résultat de leurs paroles perfides et de leurs manœuvres insidieuses ; ils ne pensent qu’à la satisfaction immédiate de faire descendre du piédestal ou du moins de quelques échelons, les êtres dont la supériorité en un genre quelconque les offusque. Ces échelons descendus peuvent avoir, pour ces derniers, des conséquences désastreuses, qu’importe ! ou, pour mieux dire, nul ne s’en occupe.
L’habitude de consulter sa conscience est forcément abandonnée par les vaniteux ; ils ne pourraient se supporter eux-mêmes, s’ils l’interrogeaient. Lorsqu’ils la sondent, c’est sur d’autres points ; ils n’en ouvrent que quelques portes et cadenassent les autres. C’est là une pitoyable ruse dont presque tous les hommes se rendent inconsciemment coupables. Écouter toutes les voix du juge intérieur est gênant à certaines heures de la vie. Il y a des moments où l’on se bouche l’oreille de droite pour ne laisser arriver les sons qu’à l’oreille de gauche. Mais ce sont là souvent des lâchetés momentanées ; chez les vaniteux, au contraire, l’habitude est devenue invétérée. Leur mal est comparable à la gangrène qui empoisonne le sang, amène la mort, et pourtant ne produit pas ces lancements violents qui indiquent au malade le siège et les progrès du mal.
Malgré cet engourdissement chronique de leur conscience, ces faiseurs de peines sont les premières victimes de leurs malfaisantes pensées. A moins d’être des sots, ils ne sont jamais satisfaits de leurs avantages sociaux. Voir des gens posséder ce qu’ils n’ont pas, est une écharde dans leur chair. Si Dante vivait aujourd’hui, il ajouterait un nouveau cercle à l’enfer, celui de la vanité insatiable et jamais rassasiée.
Les vaniteux et les jaloux répandent du poison autour d’eux ; ils détruisent ou ternissent ce qui fleurit de meilleur dans le cœur humain : sympathie, amitié, estime ! Qui n’a fait l’expérience des refroidissements inexplicables que rien ne justifie. Les poignées de mains deviennent moins cordiales, le ton moins affectueux, les paroles moins confiantes. C’est comme une défiance soudaine, une ombre qui s’interpose, un je ne sais quoi de changé qui n’y était pas la veille. Inutile de chercher bien loin la cause du malentendu, il n’y en a pas, la plupart du temps. Il a suffi de l’influence d’un être vaniteux et jaloux, pour répandre dans les esprits, par le dénigrement ou la calomnie, le germe destructeur des sentiments d’affection et de respect.
En pareil cas, impossible de parer le coup ; on ne se défend pas contre des ombres ! L’expérience de la vie, une bonne dose de philosophie, un certain stoïcisme d’âme aident à supporter ces pénibles surprises, sans que l’on perde son équilibre. Mais les caractères moins bien dressés, plus enthousiastes, plus impulsifs, en souffrent cruellement. Ils en souffrent à cause des amitiés qui se voilent et qu’ils craignent de perdre ; ils en souffrent, parce qu’ils avaient confiance dans l’ami qui les a desservis, et que la preuve de sa trahison les anéantit.
Parfois le dommage n’est que passager, car la vérité est plus puissante que le mensonge ; elle triomphe des médisances et des soupçons : elle a des rayonnements soudains qui dissipent les nuages. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Certains caractères, une fois que le doute les a pénétrés, ne parviennent jamais à s’en délivrer, même devant l’évidence ; le travail de la médisance et de l’insinuation calomnieuse a chez eux un retentissement éternel.
Le charme des rapports qui unissaient les êtres est rompu ; c’est une douceur enlevée à la vie, un lien brisé que rien ne renoue. Souvent les conséquences de cette rupture sont infinies et imprévues dans l’ordre moral. Dans l’ordre matériel, les effets peuvent être également pernicieux : il y a des carrières perdues ou enrayées par la petite vanité d’un cœur jaloux ; il y a des gens qui perdent leur pain quotidien, parce qu’ils ont eu le malheur d’obtenir une notoriété qui a agacé les amours-propres de leur entourage. Ces exemples pourraient se multiplier à l’infini.
C’est surtout dans l’art de refroidir les amitiés et de glacer l’admiration que les femmes jalouses et vaniteuses excellent. La jalousie et l’envie des hommes s’attaquent à des biens plus concrets. C’est en vue d’une place, d’une situation, d’un gain quelconque qu’ils s’attaquent et se trahissent les uns les autres. Lorsque le poison a pénétré leur cœur, ils n’ont pas plus de scrupules que les femmes. Et, bien entendu, je ne parle que des gens qui prétendent à l’honnêteté. Pour les autres, ces façons de nuire auxquelles l’intérêt les pousse, sont naturelles et logiques. Se sentir des faiseurs de peines excite même leur orgueil, ils se figurent ainsi acquérir des forces ou affirmer leurs puissances.
La plupart des vaniteux jaloux, hommes ou femmes, ne se doutent pas du mal qu’ils font. Si on formulait contre eux des accusations, ils répondraient, fort étonnés : « Mais comment donc ! Un tel ou une telle ? Mais je suis son ami, je voudrais même lui être utile. J’ai dit du mal sur son compte ? Quelle idée ! Évidemment chacun a sa façon de penser. Faut-il abjurer toute indépendance de jugement ? Ainsi par exemple… » Et de nouveau la charge commence, le dénigrement s’exerce…
Je suis persuadée que, si la plupart des pauvres êtres, que ces vulgaires passions agitent, analysaient la bassesse de leurs motifs, ils en seraient honteux et surpris. Au lieu de les haïr pour les chagrins qu’ils causent, il faut surtout les plaindre. Ils renoncent aux joies les plus parfaites, et vivent dans un malaise continuel. Ces visages ridés prématurément, ces bouches tordues en un pli amer, ces teints grisâtres que le mécontentement, et non la maladie, ternit, tout cela indique un état de trouble pénible. Il y a des jaloux au teint clair, c’est évident, mais cependant, pour l’observateur perspicace, aucune sérénité harmonieuse ne rayonne sur ces visages, reflets d’une âme médiocre, qui ne sait pas se réjouir des joies des autres.
Tous les cœurs, dira-t-on, renferment en germe ces deux passions sœurs ; tous nous sommes vaniteux et tous nous sommes jaloux. C’est à la fois vrai et faux. D’abord, il serait injuste de confondre la vanité avec l’amour-propre ; ils sont d’essence diverse et ne se ressemblent qu’apparemment. Ensuite, il y a réellement des natures qui ne sentent presque pas les atteintes de ces deux ennemies. En tout cas, elles en étouffent avec énergie les moindres manifestations et les traitent en rivales vaincues. Il faut appartenir à cette catégorie de vaillants, pour songer à devenir des faiseurs de joies. Tant qu’on reste une âme vaniteuse, on ne peut répandre le bonheur autour de soi.
L’envie est tellement liée à la jalousie et à la vanité qu’on ne sait comment les séparer, et pourtant de nombreuses nuances les distinguent. Quand on est envieux, on est généralement vaniteux et jaloux, et pourtant on peut être l’un sans l’autre ! L’envie est quelquefois uniquement dirigée vers les biens matériels, sans désir de prestige. On veut l’argent pour l’argent, le bien-être pour le bien-être, le plaisir pour le plaisir ; aucune préoccupation d’amour-propre ne se mélange à cette volonté d’accaparement. Les natures que les jouissances matérielles absorbent et qui les envient désespérément lorsqu’elles leur manquent, sont souvent dépourvues de vanité. Elles se moquent des apparences et des approbations ; ce sont choses vaines. Le tangible seul a du prix à leurs yeux.
C’est plutôt le cas des hommes ; chez les femmes, un peu de vanité se mêle presque toujours à l’envie qui se porte sur les avantages dans lesquels le désir de plaire, de surpasser, de briller, trouve son compte. Les caractères droits, simples et dignes ne connaissent pas ces tares. Ils sont ce qu’ils sont, tout uniment, et la somme de peines qu’ils causent est par conséquent bien moindre.
Les envieux, dans un but d’accaparement souvent illusoire, essayent de détruire et de diminuer les avantages d’autrui, ils laissent tomber les mots perfides qui ternissent les réputations, endommagent les célébrités et répandent autour d’eux une atmosphère lourde, déprimante, empoisonnée de malveillance et de dénigrement. Jamais la nouvelle d’un bonheur ne les réjouit, et, s’ils sont assez bien élevés pour témoigner une satisfaction factice, on sent, sous leur sourire, une âcreté envieuse, et un froid se répand qui glace les cœurs. La plupart des gens n’analysent pas, ils sentent le malaise sans en percevoir la cause.
Ces trois sœurs perfides, unies ou séparées, sont les vraies destructrices du bonheur, de la paix, de la bonne direction des vies. Certaines personnes, apparemment respectables, auront à ce sujet de terribles comptes à rendre. Elles ont empêché et gâté tant de joies, tari tant de bonnes volontés, jeté le doute desséchant sur tant d’affections, dénigré tant de talents, qu’elles auraient fait moins de mal en tordant simplement le cou à une ou deux personnes. Cela aurait limité les ravages à quelques morts violentes.
Malheureusement, réformer le code n’est pas chose facile ; il se bornera toujours à punir les homicides et les vols visibles et positifs. L’opinion publique, elle aussi, quoique plus libre, ne pourra jamais suffisamment atteindre les coupables. Il n’en reste pas moins vrai que les pires ennemis des hommes ne sont pas toujours ceux qui vident les caisses et jouent du couteau.
Ce qui est gai et brillant, ce qui représente la fortune et le succès exerce un irrésistible prestige, et tous se précipitent d’instinct vers ce qui répand chaleur et lumière. De la part des envieux, le mouvement est automatique et non volontaire, car ils trouvent plus facile de pleurer avec ceux qui pleurent que de se réjouir avec les cœurs contents. Il y a cependant des nuances. Certaines personnes jalousent le monde entier, d’autres se limitent à envier leurs proches, ceux qui occupent une position à peu près analogue à la leur, qui poursuivent les mêmes buts et ont les mêmes spécialités.
L’élévation des objectifs n’empêche pas toujours ces venimeuses efflorescences : les œuvres philanthropiques, sociales et éducatrices servent souvent de champ clos à ces luttes perfides. Le besoin de se mettre en avant, de paraître, de faire prévaloir son opinion, gâte les meilleures initiatives. Que de personnes, ne pouvant y jouer le premier rôle, se désintéressent des plus utiles recherches. Et quelle rancune contre celles qui, faisant le bien pour le bien, acquièrent une juste prépondérance. On s’étonne parfois de voir une œuvre s’anémier et périr. Sans qu’on s’en doute, elle meurt des sentiments médiocres qui s’y sont glissés.
Toute pensée d’envie, de rancune ou de perfidie crée des forces perverses et destructrices qui s’exercent ensuite, indépendamment de la volonté qui les a mises en mouvement. Les pensées sont autrement efficaces dans leurs résultats que les actes et les paroles. Une mauvaise pensée non formulée cause plus de ravages que des mots acerbes. Dans l’intimité surtout, elle suffit à tarir les sources de la joie et de la paix.
Il y a des familles où la défense des intérêts communs est si fortement sentie que les membres se tiennent serrés les uns aux autres, comme les soldats d’une compagnie prête à s’élancer sur l’ennemi. D’autres ressemblent à des sociétés d’admiration mutuelle. Dans d’autres encore, l’amour est si profond qu’il enseigne toutes les choses bonnes et douces, et salutaires. Mais il en est que l’envie et la jalousie dévorent ; c’est une conspiration qui s’ourdit contre l’un des membres de la communauté. Tous se mettent d’accord pour le critiquer, blâmer ses actes et sa façon de vivre. On le jalouse en toutes choses ; on ne voit que ses avantages, on nie ses malheurs, aucune pitié ne va jamais à lui ! S’il a quelque élévation de caractère ou d’intelligence, quelque indépendance d’esprit, c’est pire encore, les mauvaises volontés s’accentuent…
Il y a, au fond de tout être vaniteux et jaloux, un tyran impatient de ce qui le dépasse. Que de personnes réservent leur indulgence aux êtres bas, déséquilibrés, en qui ils sentent des inférieurs. Ils éprouvent en leur présence une délicieuse impression de supériorité. Ce sentiment assure le succès des gens médiocres et rend la vie difficile à tous ceux qui s’élèvent un peu au-dessus de la masse par leurs talents ou leurs aspirations.
Ne les plaignons pas trop cependant : puisque le parfait bonheur est dans la communion avec le divin, s’en approcher, même de loin, doit être une joie.
Les souffrances volontaires causées à autrui sont le plus sûr moyen d’interrompre nos communications avec l’hôte mystérieux qui vient nous visiter parfois, et je me demande si un grand péché, qui ne cause peine ou dommage à personne, n’est pas moins repoussant que le petit péché dont le but est la peine du prochain ? Évidemment, il n’y a pas de péché sans conséquence, mais je crois fermement que, dans la balance divine, l’importance du péché en lui-même pèsera moins que le mal dont il aura été la cause.