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Faiseurs de peines et faiseurs de joies

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CHAPITRE X
L’AMITIÉ

Sans vertu, l’amitié ne peut exister, et, sauf la vertu, rien n’est supérieur à l’amitié.

Cicéron.

Le plus beau présent qui ait été fait aux hommes après la sagesse, c’est l’amitié.

La Rochefoucauld.

Jamais on n’a autant abusé du mot et jamais, peut-être, on n’a été aussi loin de la chose ! Entendez parler les hommes et les femmes d’aujourd’hui, ils se servent du mot amitié avec une facilité extrême. Tous ceux qui ont, avec eux, des relations mondaines fréquentes ou des rapports d’affaires, sont désignés sous ce nom.

L’habitude est si généralisée que, tout en reconnaissant son absurdité, chacun participe à l’abus de cette appellation. Or, elle devrait être réservée au nombre restreint des êtres auxquels nous lient ces affinités secrètes qui, tout en n’étant pas l’amour, exercent sur la vie intérieure une si décisive influence.

Le camarade, le compagnon, le confrère, le collègue sont devenus des amis, justement peut-être parce que l’ami vrai commence à manquer un peu partout. Le snobisme a eu une large part dans cette application exagérée du mot amitié, car il est agréable à beaucoup de gens de désigner sous le nom d’amis, de simples connaissances dont la situation flatte leur vanité. Ils laissent tomber négligemment dans le cours d’une conversation : M. X., mon ami ! Mme Z., une bonne amie à moi. Et si les X. et les Z. les entendaient, ils seraient fort surpris, sans doute, d’appartenir à l’intimité de gens qu’ils connaissent souvent très peu. Mais, la plupart du temps, ils n’en sont pas avertis, et l’effet est produit.

Il en a du reste été de même à toutes les époques : la célébrité et la puissance ont exercé, à travers les siècles, un attrait singulier sur les âmes. On met dans la bouche du pape Pie II (Enea Piccolomini) le quatrain suivant :

Quando mi chiamavo Enea
Nessun mi conoscea ;
Ora che sono Pio,
Tutti mi voglion zio !

« Rien de nouveau sous le soleil », disait l’Ecclésiaste, fils de Salomon. C’est vrai, mais il y a, suivant les périodes, des tendances qui s’accentuent ou diminuent, des façons différentes de concevoir la vie et de sentir les choses. La nôtre est celle de la vulgarisation générale ; tous les penseurs modernes l’ont constaté. Dans l’industrie, même artistique, les productions belles et rares sont immédiatement imitées de façon laide et ordinaire. Le dessin d’une étoffe à quarante francs le mètre sert également pour les étoffes à vingt sous. Les tableaux eux-mêmes ne sont pas respectés : l’oléographie a réussi à rendre odieux ceux qu’elle reproduit. Les boîtes à musique et le phonographe rendent le même service à la musique et au chant.

Heureusement la création échappe à cet abâtardissement général de toutes choses ; si elle était livrée aux mains de l’homme, qu’en ferait-il ? Partout où il peut la défigurer ou la souiller, il n’y manque pas, comme si le disgracieux et le médiocre étaient son idéal. Au point de vue utilitaire, il en tire ce qu’il peut, et nous devons à ses efforts en ce sens les commodités de la vie moderne. Mais quant au beau, au noble, au grand, il n’en a souci. Ce beau, ce noble, ce grand, s’il le rencontre sur sa route, il s’empresse de le réduire en fractions, pour que son emploi se généralise. A la base de cette vulgarisation et de ce morcellement, on trouve l’utopie égalitaire[20].

[20] Voir le chapitre : « Égalité ».

Ce qui se passe dans le monde matériel se reflète dans l’ordre des sentiments. Le nombre des connaissances banales que chacun possède s’est élargi de façon prodigieuse par l’extériorisation de l’existence et par les voyages. Si l’on pouvait établir un travail de statistique sur le nombre des relations qu’un homme possédait il y a cent et même cinquante ans et celles qu’il a aujourd’hui, la différence serait énorme. Et chacun tend encore à élargir son cercle : les ambitieux avec discernement, les imbéciles à l’aveuglette, sans que la sympathie ou l’intérêt les guide. J’entendais une femme dire avec orgueil : « J’ai deux mille visites à faire dans l’hiver. » Et elle en tirait vanité devant ses amies plus modestes qui n’avaient qu’un millier de noms inscrits sur leur carnet.

Peut-on rien voir de plus sot au monde que cette soif d’augmenter sans cesse les coups de chapeau qu’on donne ? Que de lest inutile, dans ces interminables listes qui ne laissent plus place à une heure d’intimité intelligente ou affectueuse ! A force de passer perpétuellement de salon en salon, certaines personnes ont une conversation aussi plate qu’une pierre qui aurait trop roulé. Pas de saillie, pas d’angle, pas de forme même ! Des gens pareils n’ont que faire de l’amitié ; ils se contentent de camarades indifférents et sans cesse renouvelables.

Aux mondains à outrance — ces forçats du plaisir — il faut des compagnons de chaîne avec lesquels ils puissent danser partout la grande farandole internationale. Tout ce qui demande un peu de réflexion, de patience et de soins leur paraît ennuyeux, agaçant… Avoir à s’occuper d’un ami, rentre dans la catégorie des corvées.

Dans la plupart des rapports sociaux, il suffit amplement d’échanger quelques bavardages, ou de se livrer ensemble à des sports de genres divers ; toute liaison plus intime, en dehors des relations passionnelles, semble à beaucoup de gens de l’exagération sentimentale, à peine pardonnable chez des pensionnaires qui, en attendant le mariage, déversent le trop plein de leur cœur sur quelques compagnes d’études, ou chez des lycéens ignorants de la vie qui ont pris Cicéron au sérieux. Plus tard, devenus des hommes et des femmes, ceux-ci apprendront à ne donner du poids qu’à leurs plaisirs et à leurs intérêts, et riront de leur naïveté d’antan.

Ce dédain de l’amitié se retrouve chez de très honnêtes personnes qui ont l’esprit pratique. Elles admettent qu’il est utile d’avoir des relations. Quant aux sentiments d’affection pour des personnes auxquelles ne les lie aucun intérêt commun, c’est vraiment du superflu à leurs yeux. Pour occuper leur cœur, leurs enfants et leurs maris, sans compter les autres membres de la famille, suffisent amplement. Pour se distraire, un cercle nombreux de connaissances est plus utile et plus varié.

Tout le monde ne s’exprime pas avec la même sincérité un peu brutale, mais cette façon de penser est commune à beaucoup de gens. C’est souvent égoïsme et médiocrité ; c’est aussi, chez certaines natures généreuses, besoin de se répandre, d’être tout à tous, comme le recommande saint Paul, et peur de se concentrer dans les sentiments exclusifs. Il me semble que la conciliation est possible, qu’il y a place dans la vie pour quelques amitiés intimes et profondes, sans que la sympathie envers les déshérités qui ont besoin de nous en soit diminuée.

Ceux qui ne comprennent pas l’amitié, ne la ressentent pas, ne l’inspirent pas, sont des pauvres dans l’ordre moral. Ils pourront obtenir toutes les satisfactions de l’amour-propre, toutes les joies de l’amour ; quelque chose manquera à leur richesse, puisque le seul sentiment désintéressé que l’homme puisse ressentir est étranger à leur cœur et qu’ils ignorent les joies rares dont il est la source.


L’antiquité a compris et pratiqué l’amitié mieux que ne l’a fait le christianisme ; depuis l’avènement de celui-ci c’est l’amour qui a pris sa place. La femme ayant été relevée moralement par l’Évangile, l’homme a pu sentir pour elle une affection élevée et en faire la confidente de ses pensées. En Grèce, où elle n’était considérée que comme un instrument de volupté, toutes les forces du cœur des héros et des philosophes étaient nécessairement tournées vers l’amitié. La légende grecque, en effet, n’est qu’un hymne à ce sentiment, auquel on dressait des autels à Athènes et à Rome.

Les Grecs représentaient l’amitié sous la figure d’une jeune fille, la tête nue, une main posée sur son cœur, l’autre appuyée sur un ormeau frappé par la foudre, autour duquel s’enlaçait une vigne chargée de grappes. Sa robe était soigneusement agrafée et son attitude chaste. La conception des Romains était plus compliquée et plus moderne. La gorge à moitié nue, la tête couronnée de myrthe et de fleurs de grenadiers, la jeune fille tenait dans sa main deux cœurs enchaînés, et la frange de sa tunique portait ces mots : la mort et la vie. Sur son front on lisait : hiver et été, et, de la main droite, elle montrait son côté gauche, ouvert jusqu’au cœur, sur lequel était écrit : De près et de loin.

Tout le monde connaît les grands exemples d’amitié fournis par l’antiquité ; il est inutile de les énumérer ici, tellement ils sont passés dans le langage courant. Le traité de Cicéron donne la mesure de ce que les anciens entendaient par cette affection sacrée, qui demande des âmes fortes, calmes et surtout indépendantes. Les snobs et les neurasthéniques d’aujourd’hui sont évidemment incapables de la ressentir. Ce sentiment, que Pythagore a appelé l’égalité de l’harmonie, n’a plus d’autels, tellement nos contemporains ont peur, en se donnant, d’être dupes l’un de l’autre. Au XVIe siècle, il était plus en honneur, et Montaigne disait, en parlant de La Boëtie, ces paroles touchantes : « Si l’on me presse d’expliquer pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi ! » Voltaire lui-même appelait l’amitié un mariage de l’âme entre deux hommes vertueux.

Un grand but poursuivi, des sacrifices accomplis en commun sont un terrain favorable à l’éclosion de ce sentiment : ainsi les martyrs du Risorgimento italien, poursuivis, persécutés, n’échappant à la prison et à la mort que par l’exil, connurent les fortes amitiés. Il y eut celle de Gœthe et d’Eckermann, et, de nos jours, la publication de la correspondance de Renan avec Berthelot, de Gambetta avec Spuller, prouve que la seconde moitié du XIXe siècle en a encore produit quelques-unes. Ce sentiment équivaut à des lettres de noblesse intellectuelle et morale, car un bon cœur ne suffit pas, il faut y joindre la supériorité de l’esprit. Mais, sans l’aide de la sensibilité, les rapports restent arides et durs et se brisent au premier choc, comme du bois trop sec. Quand je rencontre deux personnes éprouvant réciproquement l’une de ces amitiés qui ont su braver le temps et l’absence, et chez lesquelles le besoin de la confiance et des communications intimes de l’esprit est demeuré vivant et impérieux, je m’incline, comprenant que je me trouve en présence d’êtres auxquels les dieux ont accordé des privilèges rares.


Sainte-Beuve a dit que les amitiés humaines étaient bien petites, si Dieu ne s’y mêlait. En effet, sans la croyance au divin sous une forme quelconque, il est difficile qu’elles naissent et subsistent.

L’amour ardent de la patrie, l’attachement à une idée généreuse, le culte de la vertu tel que le comprenaient les anciens, peuvent remplacer la foi en Dieu comme lien entre deux âmes ; mais, ces formes de l’idéal, que sont-elles, sinon une religion sans dogmes derrière laquelle Dieu se cache ? La première condition pour connaître les amitiés fortes est donc la foi dans le divin et le respect de l’âme humaine.

Les cœurs bas et médiocres ne peuvent ressentir ces affections sérieuses et désintéressées, car comment consentiraient-ils à aimer chez autrui les vulgarités qui remplissent leur propre âme ? Les natures supérieures savent discerner les lacunes et les ombres des caractères, sans perdre pour cela leur foi dans la nature humaine, et, sous les cendres, ils cherchent l’étincelle qui brûle encore. Mais les gens médiocres ne distinguent pas. Ce qu’il peut y avoir de noble et de généreux dans les autres cœurs leur échappe, et si un éclair le leur montre, vite ils se couvrent les yeux, car cette vue prolongée leur donnerait la perception désagréable de leur infériorité.

Pour aspirer, non au simulacre de l’amitié, mais à sa réalité élevée et profonde, une certaine distinction mentale et morale est donc indispensable. Cependant, beaucoup de personnes intelligentes et honorables sont incapables de la ressentir. Les unes par scepticisme ou pauvreté de nature ; d’autres par égoïsme ; plusieurs par cette timidité qui scelle les lèvres et rend impossible toute expansion. Hamilton a écrit : « J’ai renoncé à l’amitié de deux hommes ; l’un parce qu’il ne m’a jamais parlé de lui ; l’autre parce qu’il ne m’a jamais parlé de moi. » Deux mauvais symptômes, en effet ! Lorsqu’un seul des amis s’épanche, l’amitié est trop unilatérale et porte en elle-même un germe de destruction. D’où vient ce silence d’une des deux parties ? D’un manque de confiance ou de ce qu’elle doute de l’intérêt de l’autre pour ce qui la concerne ? Une réserve absolue est l’indice d’une lacune dans l’amitié qui, à l’inverse de l’amour, a besoin, pour subsister, d’un certain équilibre.

L’avarice morale[21], qui préside si souvent aux rapports des hommes entre eux, a contribué, elle aussi, à étouffer dans les cœurs les élans de l’amitié. Le snobisme a fait le reste et, pour ne pas rayer le mot du dictionnaire, on s’est décidé à donner le nom d’amis à tous ceux dont la situation ou les relations pouvaient servir nos intérêts. Y a-t-il rien de moins évangélique au monde que cette façon d’envisager les rapports des hommes entre eux ? Les païens nous donnent, à cet égard, des leçons de noblesse qui devraient faire rougir la société chrétienne. S’employer à relever le prestige de l’amitié et apprendre à la jeunesse à en cultiver le désir jusqu’au jour où elle pourra les satisfaire par une rencontre semblable à celle que Montaigne fit de La Boëtie, c’est être un faiseur de joies.

[21] Voir dans Ames dormantes, le chapitre : « L’Avarice morale ».


L’amitié se divise en plusieurs catégories. On peut distinguer les amis qui nous aiment parce qu’ils ont aimé nos parents, et auxquels nous vouons un respectueux attachement ; les êtres jeunes pour qui nous ressentons une affection protectrice, et enfin les amis personnels, avec lesquels les rapports sont établis sur un pied d’égalité. Parmi ces amis, il faut distinguer entre ceux que les circonstances nous ont imposés et ceux que nous avons délibérément choisis. Les premiers sont les compagnons d’études et de jeux ; ils ont une place à part dans notre cœur, nous accompagnent de l’enfance à la mort et jouent dans notre vie un rôle important. Mais il est assez rare de pouvoir nouer avec eux ces liens étroits, intellectuels et moraux, qui constituent les amitiés célèbres. Ces rencontres-là ont lieu plus tard, lorsque déjà l’esprit est en voie de formation et que, de l’enfance, on passe à la jeunesse.

A Rome, près de la porte Saint-Paul, non loin du monument de Caïus Sestius, se trouve le cimetière protestant du Testaccio, le plus poétique séjour des morts où l’on puisse rêver de dormir son dernier sommeil. Les lauriers-roses s’enroulent autour des cyprès et mêlent leurs fleurs éclatantes au feuillage sombre et à la silhouette rigide de ces gardiens des sépulcres. Dans la partie la plus élevée de ce funèbre jardin, une longue pierre tombale, autour de laquelle croissent des iris bleus, recouvre les cendres de Shelley. Tout à côté, une seconde plaque de marbre s’étend. Un autre mort est venu dormir auprès du grand lyrique anglais. Son ami, Trelawney, après lui avoir survécu plus de soixante ans, a voulu que son cadavre fût transporté à Rome pour reposer près de celui du poète qu’il accompagnait et ne put sauver dans le tragique naufrage où périt l’une des gloires de l’Angleterre. Rien, dans son âme fidèle, n’avait réussi à effacer le souvenir de son ami de jeunesse : ni la longue vie vécue, ni les nouvelles affections, ni l’éloignement du pays où il avait brûlé, sur le rivage de la Méditerranée, en présence de lord Byron, selon les rites funéraires antiques, le corps de l’auteur de Prométhée délivré.

Devant ces deux pierres tombales, on demeure pensif, en mesurant la différence qui sépare ces âmes profondes, sur lesquelles le temps n’a pas de prise, des âmes anémiées d’aujourd’hui, pour lesquelles le mot : hier, n’a plus de signification. A l’impression d’infériorité se mêle un peu d’envie, car l’homme n’est heureux et ne vaut, au fond, que par ce qu’il sent. Tout le reste n’a qu’une valeur relative, sauf quand ce reste sert à alimenter et à ennoblir la force du sentiment.

L’éducation moderne a eu raison de déclarer la guerre à la fausse sentimentalité ; mais enlever à l’homme un seul des sentiments vrais qui consolent la vie, est un crime abominable. Les diminuer en quoi que ce soit est déjà une périlleuse erreur.

L’amitié, outre son rôle direct, doit être à la base de tous les autres sentiments ; elle leur donne une douceur et un charme spécial. Lorsqu’elle se joint aux liens de parenté, elle les fortifie et les élève ; une fille qui est l’amie de sa mère ou de son père, acquiert une importance plus considérable dans leurs cœurs. L’amitié entre frères et sœurs, chose assez rare, est un secours puissant dans la vie. On peut beaucoup s’aimer, en famille, et ne pas être l’ami l’un de l’autre, l’amitié impliquant entre deux êtres une communion intime, naissant de conditions spéciales de mentalité, de sensibilité et de caractère, qu’il est impossible d’improviser à volonté. Dans l’amour même, l’amitié représente un élément précieux ; elle est la pierre angulaire des unions durables, dans le mariage et hors du mariage. Sans elle, aucun attachement ne peut se prolonger, car elle est aux affections ce que l’oxygène est à l’air que nos poumons respirent. Dans la famille et dans l’amour, son influence est indirecte quand elle existe. Au contraire, dans les liaisons de choix, c’est directement qu’elle influence l’individu et lui procure des joies. Le désintéressement est sa force principale : « Les amitiés qui paraissent les plus fortes ne sont que des intérêts concertés. » Cette boutade de Saint-Évremond est absolument fausse, ou plutôt son auteur décore du nom d’amitié des habitudes utilitaires qui en sont la négation.

A force de creuser le cœur de l’homme, on peut arriver à trouver dans toutes ses affections instinctives la tare de l’égoïsme : la mère qui donne sa vie pour ses enfants le fait pour échapper à une pire douleur, celle de les perdre ! L’homme, mari ou amant, qui se jette à l’eau pour sauver la femme qu’il aime, accomplit cet acte de courage parce qu’il sent que, privé d’elle, l’existence lui serait insupportable ! Tous deux, en effet, n’agissent peut-être pas d’une façon complètement désintéressée, mais dans l’amitié, au contraire, à moins qu’on ne soit associés ou complices, les sacrifices qu’on accomplit les uns pour les autres n’ont presque jamais l’intérêt personnel pour base. Disposer les cœurs à l’amitié, c’est donc les élever jusqu’à la plus noble des manifestations sentimentales et leur assurer des joies qui défient les années et la vieillesse.

On répondra qu’éveiller chez les individus le désir des amitiés profondes, c’est leur préparer de nouvelles occasions d’être déçus, les inciter à donner une partie de leur âme à des êtres pour qui l’amitié ne représente qu’une intimité plus ou moins opportune et passagère. Or, ces déceptions leur causeront des chagrins qu’ils pourraient éviter en se contentant des banales et fugitives camaraderies à la mode aujourd’hui.

C’est là, en effet, un risque à courir. Mais il faudrait être bien malchanceux ou inintelligent pour tomber mal constamment et ne jamais savoir discerner la valeur de ceux qu’on choisit pour amis. Dans le nombre, il y aura bien quelques cœurs profonds et aimants. Sans croire que les amitiés puissent se multiplier indéfiniment (pour être précieuses, elles doivent être rares), elles n’exigent cependant pas l’exclusivisme absolu de l’amour. Il est possible d’en avoir plusieurs sans qu’elles se fassent tort réciproquement.

Les nuances de l’amitié sont infinies. On aime telle personne pour certaines qualités qu’elle possède ou certaines affinités qui la lient à notre moi intime ; on chérit telle autre pour des raisons différentes. Ceux qui naissent, vivent et meurent dans le même milieu ont un nombre plus restreint d’amis, parce que l’occasion d’en former d’autres leur manque ; qu’étant entourés d’anciennes intimités, ils n’en sentent pas le besoin. Par contre, les gens qui changent fréquemment de résidence contractent forcément des liaisons nouvelles. L’homme ne peut vivre solitaire pendant des années, se contentant de communications écrites, et là où il se trouve, il a besoin de nouer des rapports plus étroits que ceux des relations banales.

Une des premières conditions, pour que l’amitié donne toutes ses joies, est le respect, aussi indispensable que dans l’amour. Il faut respecter l’amitié, d’abord, et l’ami ensuite. Quand nous parlons de lui, il devrait toujours pouvoir nous entendre. On peut rester amoureux sans confiance, tandis que l’amitié meurt d’un soupçon. Son mérite est justement de forcer l’homme à la noblesse des sentiments et des procédés.

Dans toutes les affections humaines, il y a une personne qui embrasse et une autre qui tend la joue. La plus heureuse est toujours celle qui donne davantage, bien que cela puisse être contesté en amour, à cause de la fierté blessée. Pour l’amitié, il n’y a pas de doute ; la personne qui la ressent le plus fortement connaît les meilleures joies ; être aimé est très doux, aimer soi-même est autrement passionnant et savoureux.

La vanité n’entrant pas en jeu dans l’amitié et la réciprocité y étant toujours assurée de quelque façon, aucune amertume n’attend le cœur royal qui aime le mieux. Il n’a que des plaisirs en perspective.


« Les femmes vont plus loin en amour que les hommes, mais les hommes l’emportent sur elles en amitié. » La Bruyère n’est plus de mode, mais certaines de ses réflexions sont toujours vraies et justes. En effet, les femmes, quoique abusant, elles aussi, de ce mot dans leurs relations courantes, connaissent et pratiquent rarement la véritable amitié. Aucun grand exemple d’amitié entre femmes n’est cité dans l’histoire. Il y a eu quelques attachements féminins célèbres, mais toujours de bas en haut : une esclave pour sa maîtresse, une suivante, une dame d’honneur pour sa souveraine. Mais ce n’étaient pas des relations d’égale à égale, et aujourd’hui pareils sentiments écloraient difficilement dans les cœurs.

Plus on descend vers le Midi, moins l’amitié entre femmes est comprise. Dans les pays du Nord, elle l’est davantage : on voit les femmes y rechercher la compagnie les unes des autres, probablement parce que leur degré de culture est plus avancé. Les amies célibataires ou veuves unissent parfois leurs solitudes ; elles s’aident à l’envi et se consolent réciproquement. En France et en Italie, le cas ne se produit jamais ou du moins fort rarement. Plutôt que d’aller vivre avec une amie que l’on aime, on préfère l’asile d’un couvent ou l’hospitalité d’une parente quelconque, à laquelle aucune affection ne vous lie. Est-ce manque d’indépendance morale, résultat d’une mentalité encore anémiée, ou indice d’indifférence pour tout ce qui n’est pas l’amour ?

Les femmes, en ne recherchant pas l’amitié les unes des autres, au moins au sens large du mot, car les amitiés banales abondent, se privent d’un puissant soutien moral. Savoir qu’il y a dans le vaste monde quelques âmes fidèles qui prennent part à vos peines, se réjouissent de vos satisfactions, s’indignent des torts qui vous sont faits, donne le courage de vivre.

Dans une visite, au milieu d’une fête, tout est transformé, ennui ou plaisir, par la présence d’une amie véritable. On ne sent plus le froid de l’indifférence ou de l’hostilité ; les manifestations de la jalousie et du dénigrement passent inaperçues. Un regard, un sourire échangés vous disent qu’on comprend, qu’on sympathise, qu’il y a harmonie ! Et tout cela dans le calme, dans la sécurité, sans l’agitation et le tremblement intérieur que donne l’amour.

Les âmes qui ont connu ces joies pures et profondes ne peuvent comprendre qu’on n’y aspire pas, et elles voudraient faire entrer le désir de les connaître dans l’éducation morale, non seulement des hommes, mais des femmes.

J’ai été particulièrement heureuse en amitié, mais j’essaye d’être objective en parlant et de ne pas aller du particulier au général. Je reconnais que les amitiés entre femmes sont rares, très rares ; mais elles existent pourtant. Si j’ai eu le bonheur de rencontrer quelques amies parfaites, pourquoi d’autres n’auraient-elles pas la même chance ? Je ne possède pas la spécialité d’appeler à moi les cœurs capables de la ressentir. Il y en a partout. Si j’ai été favorisée, c’est peut-être parce que j’ai toujours cru à l’amitié et lui ai rendu un culte dans ma pensée.

J’ai connu par elle[22] ces moments d’entente parfaite dans l’indépendance absolue qui donnent à l’être humain l’avant-goût, hélas ! fugitif, de ce que sera la fraternité dans les existences supérieures auxquelles sont appelés ceux qui y croient.

[22] Je demande pardon aux lecteurs de parler de moi, mais j’ai voulu saisir cette occasion de dire à mes amis ce que je dois à leur amitié.

Lorsqu’il existe réellement, entre deux femmes, l’une de ces affections profondes dont l’influence calmante s’exerce même de loin et enveloppe d’une tendresse protectrice, il semble qu’on n’a plus besoin de prier pour soi-même, qu’une autre s’en charge. Parfois l’amitié est une entente de l’esprit, une façon semblable de comprendre les complexités de la vie sentimentale et de saisir les ridicules et les tristesses de la comédie humaine. Elle revêt souvent aussi la forme d’un dévouement actif, intelligent, fidèle et réciproque sur lequel on peut compter dans tous les moments difficiles ; c’est un conseil toujours sûr, un ensemble d’attentions qui éclairent les jours tristes. On pourrait multiplier les exemples de ce que les femmes peuvent être l’une pour l’autre, quand elles s’aiment réellement. L’amitié des hommes entre eux a plus de force, celle des femmes plus de tendresse.

Pourquoi ce sentiment si parfait est-il si peu développé chez le sexe féminin ? D’abord, à cause de cette vanité qui pousse les filles d’Ève à voir sans cesse des rivales dans leurs sœurs, et les incite à s’attaquer mutuellement. Ensuite, parce que les femmes ont une trop mince opinion de leurs capacités réciproques, ce qui empêche entre elles tout sentiment de solidarité et de vraie confiance. Leurs progrès intellectuels auront pour conséquence de les rapprocher, non dans une commune accusation de frivolité et d’incompétence, mais dans un respect mutuel pour le résultat de leurs efforts.

Les hommes ont l’habitude de ridiculiser les amitiés féminines, parce qu’ils n’y croient pas, et que les expériences faites leur ont appris à quel point une femme était toujours prête à sacrifier sa soi-disant meilleure amie pour une question de vanité ou de flirt. Ils estiment aussi que les femmes n’y recourent que pour se consoler des déboires de l’amour, et qu’à la plus petite reprise de l’élément passionnel dans leur existence, elles lâchent l’amitié, le cœur léger. Souvent, hélas ! ce jugement est fondé ; mais les exceptions sont nombreuses, et il dépend des femmes de modifier l’opinion des hommes à cet égard.


Je voudrais parler encore ici d’un autre genre d’amitié sur lequel les deux sexes se montrent également sceptiques : celle qui existe entre les hommes et les femmes. Beaucoup de gens la nient ou n’y voient que le masque de l’amour. Elle est toujours soupçonnée. Les habitudes modernes de camaraderie tendent cependant à la faciliter, et l’éducation mixte[23] la fera entrer dans les habitudes sociales, ce qui sera un heureux résultat, les hommes ne pouvant apprendre à connaître réellement les femmes qu’en devenant leurs amis.

[23] Voir le chapitre : « Ce que pensent les hommes des femmes ».

En certains cas, évidemment, l’amitié se changera en amour ; mais du moins celui-ci naîtra en connaissance de cause et avec quelques chances de bonheur en plus.

Si l’amitié entre personnes du même sexe est l’une des grandes joies de la vie, celle des personnes de sexes différents est meilleure encore. C’est un échange mutuel de sentiments et d’idées que l’un des deux ne possédait pas. Les confidences ne seront pas aussi intimes, car, si l’homme a moins de pudeur physique, il a plus de pudeur morale que la femme ; mais une amitié d’homme donnera à la femme un sentiment de protection plus complète, et une amitié de femme aura, pour l’homme, des consolations douces que l’intimité d’un autre homme ne pourra jamais lui donner.

Ces amitiés-là ressemblent à l’amour, mais sans sa plénitude et sans ses tourments, et elles ne peuvent se développer que dans une sphère tout à faire libre. C’est un état où l’âme conserve sa paix et la possession d’elle-même. Aucune entrave positive ne s’oppose à la naissance de ce sentiment ; mais mille entraves secrètes en empêchent le développement. Il faut mettre en première ligne les fausses interprétations du monde, la jalousie des maris, celle des fiancés, l’opposition des parents en certains pays, et mille préjugés, si bien enracinés dans les âmes, qu’en Europe personne n’est arrivé à s’en débarrasser encore. Il faut une grande indépendance de caractère ou de situation pour affirmer hardiment des intimités masculines, si l’on tient à ne pas être l’objet de commentaires malveillants. L’âge mûr n’en préserve pas, et des sourires absurdes pleins de sous-entendus effleurent les lèvres, si un homme et une femme à cheveux gris ont l’imprudence de se montrer trop souvent ensemble.

Il faudrait se moquer des méchants propos ; l’amitié en vaut la peine ; mais toutes les femmes n’ont pas ce courage ou ne peuvent l’avoir. Cependant, l’avantage de ces contacts de l’esprit entre les deux sexes est immense ; on reconnaît les femmes qui cultivent les amitiés masculines à quelque chose de plus large dans la pensée, et les hommes qui ont pour amies des femmes distinguées à un je ne sais quoi de plus fin, de plus courtois, de plus mesuré. Les Italiens passaient jadis pour des hommes particulièrement aimables : c’est que, n’ayant pas de patrie, pas de devoirs publics, ils consacraient une grande partie de leur temps aux intimités féminines.

C’était un malheur évidemment, puisqu’un homme dans la force de l’âge, qui passerait sa vie entière à échanger des idées avec une femme, nous semblerait aujourd’hui assez inutile et presque ridicule. Mais il est bon et utile pour l’homme d’avoir une amie, pourvu qu’il la choisisse bien. S’il la choisit mal, toute son existence morale s’en ressent, car elle peut être plus dangereuse qu’une épouse ou une maîtresse. Mesquine, intrigante ou menteuse, elle est comme la pierre attachée au cou du noyé : il enfonce et ne peut plus remonter à la surface.

On prétend généralement que l’homme n’éprouve jamais pour la femme d’amitié sincère, qu’il ne peut l’aimer de façon désintéressées. J’ai connu des exemples de dévouement masculin sans double fin qui démentent absolument cette assertion. L’homme peut ressentir de l’amitié, même en étant amoureux ailleurs. Évidemment, les brutaux et les médiocres en sont incapables. Un homme passionnément épris d’une autre femme disait un jour à son amie :

— Je me suis demandé qui je sauverais si je vous voyais toutes les deux en péril de mort, et mon cœur m’a répondu que ce serait vous !

— Pour retourner ensuite mourir avec l’autre ! répondit la femme en souriant, mais sans douter de lui.

Il avait dit vrai, c’est elle qu’il aurait sauvée ! Propos de jeunesse ! dira-t-on. Mais les années ne comptent pas en ce genre de sentiment ; il est de tous les âges et de toutes les latitudes. Ainsi j’ai entendu raconter jadis que, dans certaine tribu de l’Asie, tous les jeunes gens arrivés à l’âge d’hommes choisissaient une amie, destinée à leur servir de guide, de conseil, d’appui moral. Vis-à-vis d’elle, la confiance devait être complète ; s’ils avaient des difficultés dans leur existence privée ou politique, c’est à l’amie qu’ils s’adressaient. Mais il fallait que cette femme leur fût sacrée et, si l’amour entre eux remplaçait l’amitié, tous deux étaient immédiatement condamnés à mort sans rémission possible.

Ceci prouve que notre civilisation se vante beaucoup trop ; d’autres ont eu une conception plus élevée de ce qui était bon pour l’âme des hommes, même lorsqu’un peu de barbarie s’y mêlait encore. Du reste, en tant de choses, malgré nos formes hypocrites et nos prétendus sentiments de fraternité, ne sommes-nous pas encore des barbares ? L’histoire contemporaine en témoigne hautement.

La culture de l’amitié indique, en tout cas, un état moral très élevé, car, comme le dit Cicéron par la bouche d’un sage grec : « Toutes les choses qui existent et se meuvent dans le monde entier sont agrégées les unes aux autres par l’amitié et se désagrègent par la discorde. » Elle est donc la base essentielle de la vie, et, comme telle, on doit l’honorer, la rechercher, l’enseigner.

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