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Faiseurs de peines et faiseurs de joies

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CHAPITRE VIII
CE QUE PENSENT LES FEMMES DES HOMMES

Il existe, dans l’esprit de la femme, un manque visible de la plus abstraite des émotions, qui est ce sentiment de justice qui règle la conduite, indépendamment des affections, des sympathies et des antipathies qu’inspirent les individus.

H. Spencer.

S’il est absolument certain que les hommes se trompent en général dans leurs opinions sur les femmes, — eux-mêmes d’ailleurs les déclarent incompréhensibles, à l’exception de certains savants qui ramènent toutes les manifestations psychiques de la femme à des phénomènes physiologiques, — on peut également affirmer que les femmes, elles aussi, dans leur façon de juger les hommes, commettent de graves erreurs d’appréciation.

Elles les considèrent subjectivement, c’est-à-dire par leur pire côté, car c’est dans ses rapports avec la femme que l’homme se montre le plus à son désavantage. Il s’est fait, à l’usage de sa compagne, un code de morale spécial : souvent droit et loyal avec son prochain du même sexe, il croit, vis-à-vis d’elle, pouvoir user impunément du mensonge et de la tromperie. Manquer de parole à un autre homme équivaut au déshonneur, manquer de parole à une femme représente un aimable jeu auquel le public masculin applaudit et contre lequel — chose plus singulière — les victimes elles-mêmes ne se révoltent pas. Chacune s’indigne pour son compte particulier, mais, s’il s’agit des autres, elle trouve le procédé naturel, sa pensée étant héréditairement habituée à voir les hommes trahir les femmes, sans scrupules. Celles-ci en usent parfois de même à leur égard, mais la plus rusée en a toujours quelque remords ou quelque scrupule.

Grâce à cette façon subjective de juger, il y a dans l’esprit de la femme, malgré le prestige énorme que l’homme exerce encore sur elle, un fond de mépris à son endroit. Il est moins fort chez les très honnêtes femmes, dont l’ignorance conserve les illusions, mais celles qui ont une plus large expérience de la vie, de l’amour et des hommes sont souvent implacables dans leurs jugements. Plus une femme est dégradée, plus l’homme lui apparaît méprisable, et s’il l’écrase de son dédain féroce, elle le lui rend au centuple, en secret. Et cela, parce qu’elle aussi le voit uniquement au point de vue de sa conduite vis-à-vis d’elle.

Les femmes qui jugent les hommes dans leur ensemble, sans sottes illusions et sans parti pris étroits et unilatéraux, sont fort rares. Celles qui savent discerner leurs faiblesses et en même temps comprendre les côtés nobles de leur vie, représentent une si faible minorité qu’elle est presque introuvable. Or, par respect pour la vérité et la justice, cette minorité devrait devenir majorité. Le bonheur y gagnerait, car cette vue plus synthétique et plus équitable de la personnalité masculine servirait à établir entre les deux sexes des rapports moins tendus et moins hostiles, lorsqu’ils ont commencé souvent par être trop exaltés et trop tendres.


Pour les fausses interprétations des femmes, comme pour celles des hommes à leur égard, un seul remède est efficace : celui de se mieux connaître, et cette connaissance plus complète ne deviendra possible, je l’ai déjà dit, qu’avec l’éducation mixte. Lorsque l’homme aura cessé de dédaigner la femme, intellectuellement, qu’il saura que, si elle le veut, elle est capable de partager ses études, et par conséquent d’apprendre à raisonner avec autant de logique que lui, sa façon de comprendre l’honneur vis-à-vis d’elle se modifiera forcément. De même, quand la femme, cessant de voir uniquement dans l’homme, le séducteur, l’adorateur, le fiancé ou le mari possible, apprendra à connaître ses défauts et ses qualités dans les différentes branches de l’activité humaine ou dans la manifestation de ses sentiments, elle deviendra plus équitable dans le jugement qu’elle portera sur son compagnon de route.

Si les hommes et les femmes voulaient bien apprendre à se considérer comme des êtres condamnés par un impénétrable mystère à la même destinée tragique, qui est d’ignorer, sauf par les yeux de la foi, d’où ils viennent et où ils vont, ils cesseraient, par pitié les uns pour les autres, de se mesurer comme des adversaires. Si l’image de l’amour possible ne hantait pas sans cesse leur imagination, si celui-ci arrivait de façon imprévue et n’était pas créé artificiellement par l’obsession des pensées sentimentales ou sensuelles, il serait plus sincère, plus vif, plus frais… Rien de ce qu’il y a de bon ou d’agréable dans les rapports des deux sexes ne serait perdu ou diminué ; seuls les désagréments inutiles disparaîtraient.

L’idée de l’instruction intégrale mise à la portée de la femme a pénétré presque tous les esprits. Nous sommes loin du temps où Pie IX réprimandait sévèrement Mgr Darboy, archevêque de Paris, pour ses idées trop avancées sur l’éducation des jeunes filles. Aujourd’hui, celles qui veulent participer aux études masculines ont la route ouverte devant elles. Leur nombre est encore restreint, et il le restera peut-être. Beaucoup de cerveaux féminins sont rebelles aux abstractions et aux labeurs acharnés de l’intelligence, mais il suffira qu’une élite s’achemine sur cette voie pour établir un équilibre qui sera aussi utile à un sexe qu’à l’autre.

Quelques personnes sont encore contraires au développement intellectuel de la femme. Elles s’imaginent qu’il pourrait avoir pour résultat la diminution du charme féminin, l’abandon du foyer, la désagrégation de la famille. Si une femme est belle, séduisante, tendre, passionnée, savoir lire l’Énéide dans l’original ne lui enlèvera aucun de ses attraits ; Aspasie prétendait que la géométrie lui avait appris à mieux dominer le cœur des hommes. Si la femme est laide, froide, revêche, l’ignorance ne l’embellira point et ne la rendra pas plus désirable.

Quant à l’abandon du foyer, les quelques femmes appartenant aux classes dirigeantes qui le chérissent encore, sont justement les studieuses, les méditatives, celles que l’art ou l’étude retiennent chez elles. Les autres, celles qui ne lisent pas, qui n’apprennent pas, qui ne travaillent pas, sont hors de la maison toute la journée. Elles courent de visite en visite, de magasin en magasin, on les voit partout, sauf au logis !

Pour ce qui concerne la désagrégation de la famille, quelqu’un croit-il encore sérieusement que l’ignorance de l’épouse et de la mère suffise à l’empêcher ? On peut plaider victorieusement le contraire. Si quelque chose est capable de redonner aux rapports familiaux leur force perdue, c’est le complet développement de la femme et l’influence qu’elle parviendra ainsi à acquérir directement sur ses enfants et, de façon réflexe, sur son mari et sur les hommes de son entourage.

Quand, dans les rues des grandes villes et dans tous les endroits de rendez-vous mondain, on voit des cohortes de femmes oisives errer de lieu en lieu, la tête vide certainement de toute préoccupation intellectuelle, on se demande de quel mal leur ignorance et leur frivolité peuvent les garder et quels avantages ces lacunes de leur intelligence assurent à la vie domestique ?

Jadis, les conditions de la vie étaient différentes : les soins matériels de la maison absorbaient tellement la mère de famille, surtout si sa position de fortune était modeste, que le temps lui manquait pour les préoccupations d’un autre ordre. Mais tout cela a changé maintenant : on ne file plus à la maison la toile des chemises et des draps ; la vie matérielle s’est facilitée au point que, si le goût du luxe ne créait pas des besoins difficiles à satisfaire dans les milieux médiocres, on n’en sentirait presque plus le poids. En tous cas, elle laisse des heures de loisir… Bref, si le foyer est délaissé, je ne crois pas qu’il faille en accuser le développement cérébral des femmes, mais bien plutôt ce besoin de toilette, de mouvement et de plaisir qui semble les affoler toutes ; c’est lui qui les détourne des études sérieuses, empêche la méditation et les pousse à déserter leur chez soi, où les maris, les fils et les frères ne sont sûrs de les trouver qu’aux heures des repas, où d’ailleurs elles arrivent bien souvent en retard !


Presque toujours, quand un esprit impartial entend, dans l’intimité, les femmes parler des hommes, il éprouve une sensation de surprise[14], tellement leur jugement semble peu formé et établi sur des bases incertaines. Il est subjectif au point d’être révélateur, et il donne aisément la clef de la vie sentimentale de celle qui le prononce. Si elle-même n’entre pas en jeu, c’est le sort d’une sœur ou d’une amie intime qui lui fournit ses arguments, bien rarement une vue d’ensemble de la question.

[14] Les jugements des hommes sont tout aussi singuliers parfois. Voir le chapitre : « Ce que pensent les hommes des femmes ».

Cependant, dans ce cercle restreint où sa pensée se meut, la femme, tout en manquant de justice, fait preuve d’une perspicacité étonnante sur certains points et d’une finesse d’intuition singulière. Son instinct la trompe rarement. Pour découvrir certaines culpabilités, aucun juge d’instruction ne la vaut ! Mais elle « sentencie » en bloc, attribuant volontiers à tous les hommes les fautes d’un seul et refusant d’admettre chez le coupable aucune qualité qui le réhabilite. S’il l’a blessée dans ses sentiments ou ses préjugés, tout s’efface de ce qu’il a pu accomplir de généreux ou de noble dans d’autres ordres d’idées.

Rapporter tout à elles-mêmes est une habitude mentale propre aux femmes. Elles ne fondent pas d’ordinaire leurs amitiés sur les mérites ou le caractère, mais sur l’amabilité qu’on déploie à leur égard. Cette tendance de l’esprit féminin se manifeste dans tous les rapports sociaux, mais surtout dans les relations avec les hommes. Le plus grand pécheur, s’il leur montre de l’admiration ou de la déférence, réussit facilement à se faire pardonner, bien entendu s’il n’a péché que vis-à-vis des autres femmes. Aussi entend-on de fort vertueuses personnes rompre des lances en faveur d’individus que leurs principes les forceraient à exécrer. Mais elles ferment obstinément les yeux à tout mérite et à toute gloire, lorsque leurs sentiments ou leur vanité ont reçu la plus petite blessure. Parce qu’on commet une faute, faut-il les commettre toutes ? Tel homme léger, tel mari infidèle est parfois un excellent père et un citoyen dévoué. L’envelopper dans un mépris général n’est pas équitable, pas plus qu’il ne serait équitable d’appliquer ce jugement unilatéral aux erreurs des femmes.

On rencontre cependant quelques exceptions à cette règle : en ce cas, il n’y a pas de jugement auquel on doive donner plus de poids qu’à celui d’une femme intelligente, perspicace, expérimentée et équitable. Elle sait saisir les moindres détails d’un caractère, l’analyser jusque dans ses replis intimes, en discerner toutes les lumières et toutes les ombres. L’homme ne sait juger qu’avec son intelligence et sa raison ; la femme y ajoute l’intuition, puis elle fait passer son jugement par le crible de son cœur, ce qui en atténue l’âpreté. Mais, pour juger ainsi, il faut être impersonnelle, or l’impersonnalité est rarement féminine, ce qui ne veut pas dire que l’homme la pratique souvent, quoique l’habitude de s’occuper des intérêts généraux lui en donne plus facilement l’apparence.

Même dans l’âge mûr, alors que les passions de l’amour-propre se sont amorties, la femme reste subjective dans ses vues. Il lui faut un grand cœur, ou une forte intelligence, unie à une profonde compréhension de la vie humaine, pour qu’elle soit juste et objective dans ses appréciations.

En général, elle ne parvient pas à voir dans l’homme un être destiné avant toutes choses à accomplir son évolution et à vivre sa destinée propre, mais une créature mise au monde pour l’adorer, la protéger et la servir. Le plus grand benêt de la terre, qui est l’esclave dévoué d’une femme, leur paraît l’homme modèle par excellence, et elles le citent volontiers comme exemple à leurs maris et à leur fils, quittes cependant à se moquer de lui à l’occasion. Il est question, bien entendu, ici, des femmes appartenant aux classes supérieures. Pour la femme du peuple, l’homme est un maître brutal, dont souvent elle est l’esclave, de gré ou de force. Le meilleur d’entre eux ne se prête pas à satisfaire les caprices des femmes.

L’influence des Américaines a beaucoup contribué à développer, dans certains cerveaux féminins d’Europe, l’idée que le but de la vie des maris et des pères devrait être de mettre en relief la personnalité féminine, en lui fournissant toutes les armes de victoire possibles. N’est-il pas juste que l’homme travaille pour parer la femme et la mettre en valeur, en lui permettant de développer ses instincts de coquetterie et d’élégance ? En se sacrifiant pour elle, il joue son rôle ; elle le sien, en acceptant. Par conséquent, elle ne lui doit de ce chef ni gratitude ni déférence.

Il y a là une déformation, à ce qu’il me semble, dans l’idée primitive du couple. En Europe, et dans les pays latins surtout, la mentalité féminine ne l’a pas subie à ce degré, bien que la femme se figure être le rayon de soleil de la vie de l’homme. Elle le croit trop, pour son malheur. Un spirituel critique italien écrivait récemment : « C’est un rayon de soleil dont nous nous passerions volontiers à certains moments. » La boutade, quoique un peu brutale, renferme un léger fond de vérité. Moralement et intellectuellement, l’homme moderne ne recherche pas la femme autant que celle-ci se l’imagine, justement parce que, en général, il ne tient en estime ni son caractère ni son esprit[15] et qu’il se passe très bien d’elle dans les rapports sociaux.

La femme doit reconquérir son ancien prestige ou en acquérir un nouveau, mais elle n’y parviendra point en se berçant de fausses illusions sur l’importance de la place qu’elle occupe dans la psychologie de l’homme du XXe siècle. Il vaut mieux pour elle ouvrir les yeux et comprendre qu’il ne lui suffit plus d’être mère pour influencer ses enfants, ni d’être épouse pour inspirer l’amour. La nécessité de mériter la place qu’elle veut occuper, doit peu à peu pénétrer son esprit. Elle se croyait souveraine par droit divin, or ces couronnes-là sont si ébranlées que les plus solides se voient forcées, aujourd’hui, de renoncer aux anciens systèmes et de chercher, contre le flot destructeur envahissant, de nouveaux points d’appui.


Si les femmes ne trouvent guère d’encouragement chez les hommes, lorsqu’il s’agit du développement de leurs qualités nobles, l’homme, lui aussi, rencontre rarement chez sa compagne une inspiratrice qui le pousse à faire grand. La femme appartient d’instinct à l’école empirique : en toutes choses, elle voit les résultats apparents et pratiques : l’argent, la situation, les honneurs… Tout cela, elle l’apprécie, et elle honore, par conséquent, celui qui sait se les procurer et en faire jouir sa famille. Il est rare qu’elle voie au delà. L’intégralité des caractères l’intéresse peu, en général. Il y a des femmes évidemment qui seraient prêtes à tous les sacrifices, plutôt que de voir leurs maris, leurs fils, leurs frères s’abaisser à un compromis quelconque, mais nous savons tous combien ces consciences délicates sont rares. D’ordinaire les femmes, même honnêtes, préfèrent ne pas regarder de trop près et jouir des bienfaits que le sort leur concède, sans se demander quelle en est la provenance. Cet aveuglement volontaire et intéressé est souvent à la base des catastrophes où sombrent tant de familles.

Tout cela revient à dire que les femmes et les hommes ne donnent que peu de valeur aux âmes les uns des autres. Ils commettront des crimes passionnels, — les homicides et les suicides par amour vont croissant de façon effrayante, — mais ils ne s’intéressent que fort peu à leur existence morale et se méprisent au fond réciproquement.

Quelques femmes, il est vrai, conservent encore d’énormes illusions sur les hommes, et elles vont trop loin dans leur crédulité. Non seulement elles subissent leur influence en tout[16] ; elles estiment leur façon de voir supérieure, elles donnent à leur opinion un poids extraordinaire, mais elles refusent de reconnaître leurs faiblesses et leurs vices. Le nombre de ces femmes, crédules jusqu’à la sottise, va décroissant. Cependant, il en existe encore, et leur système les rendrait heureuses, si le bonheur pouvait se trouver hors du réel et être le fruit d’un mirage.

[16] Voir le chapitre : « Ce que pensent les hommes des femmes ».

Je ne le crois pas ; il me semble qu’en toutes choses la vérité est l’unique remède. La plupart des malentendus qui attristent ou aigrissent les rapports des deux sexes ont leur source, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, dans l’incomplète connaissance qu’ils ont l’un de l’autre. S’ils apprenaient à se considérer avant tout comme des êtres sociaux, devant vivre leur propre vie et accomplir leur évolution en dehors des relations sentimentales qui peuvent les unir d’une façon durable ou passagère, ils deviendraient l’un pour l’autre des faiseurs de joies et seraient beaucoup moins souvent qu’aujourd’hui des faiseurs de peines.

Il y a des gens qui vivent comme des brutes, se contentant uniquement des satisfactions matérielles et n’attribuant leur malheur qu’à la privation de ces satisfactions, — non ragioniam di loro, ma guarda e passa, — mais ceux qui pensent et sentent, ceux qui ont rêvé au bonheur, savent presque tous, s’ils descendent dans leur cœur et leur conscience, qu’une désillusion d’amour est à la base de ce qu’il y a eu d’incomplet et d’amer dans leur vie. Lorsque cette déception a lieu dans le mariage, les effets en sont plus graves et plus durables, mais toujours, dans n’importe quelle condition, ils sont des artisans de souffrance. Pour la joie ou le malheur, l’influence d’un sexe sur l’autre est immense. Pour le bien et le mal également.

Si l’on enseignait à l’homme, dès l’enfance, à honorer dans la femme certaines qualités intellectuelles et morales, il contribuerait efficacement à leur développement, comme je l’ai dit dans le chapitre précédent, et resterait tout de même libre de porter son amour à celles qui ne les possèdent point. Du reste, pourquoi ces qualités enlaidiraient-elles les jolis visages ? Et peut-être, réflexion faite, les hommes seraient-ils satisfaits de les rencontrer dans la mère de leurs enfants. Puisqu’elles contribuent au bien-être domestique, à la dignité de la maison et à cette honorabilité extérieure qui est encore la meilleure politique pour réussir dans le monde.

Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que les hommes en général donnent peu de poids à l’opinion des femmes. C’est humiliant pour elles, quoique parfois mérité, les femmes se préoccupant rarement de ne pas dire de sottises. Elles croient que l’illogisme est une grâce de plus, que leur déraison et leur façon enfantine de parler, constituent un attrait. En quoi elles se trompent. On rencontre des femmes intelligentes et relativement cultivées qui se complaisent à formuler des pensées absurdes : faux sentimentalisme, faux raisonnements, incohérence en tout et sur tout. Si elles ont vingt ans, cela amuse, on rit… Plus tard cela ne divertit personne et devient ridicule. Elles perdent ainsi toute autorité, et devraient se convaincre que le sens commun, la modération, la bonté et la sagesse sont les seuls charmes de la maturité.

Si les hommes ont du dédain pour les jugements féminins, les femmes s’en vengent en les méprisant eux-mêmes : ils sont adorés parfois, recherchés toujours, craints souvent, admirés intellectuellement, mais la plupart des femmes expérimentées les tiennent en mince estime. Entre elles, quand elles sont sûres de ne pas être entendues, elles formulent sur eux des appréciations qui frisent le mépris.

En s’obstinant à ne les observer que sous certains côtés et à ne les considérer que relativement à elles, les femmes sont injustes. Il faut avouer toutefois que ces représailles sont méritées. Le malheur est que l’homme ne s’en rend pas compte. Conscient de son prestige, il ne s’aperçoit nullement que ce prestige est doublé de mésestime. Le sens de l’autocritique lui manque. La femme, plus fine, plus intuitive, perçoit, sous les adorations de l’homme, le dédain qu’il a d’elle, en tant que personnalité indépendante. A peine s’incline-t-il devant la mère, mais là encore il manque de perspicacité, car il ne discerne pas l’esprit de la lettre, et on le voit s’attendrir sur des louves, pourvu qu’elles portent ce nom sacré. Il ne s’aperçoit pas qu’elles le déshonorent et ont perdu le droit de le porter.

La femme du XVIIIe siècle connaissait bien mieux les hommes que celles du XIXe. C’était sa science propre, disent les frères de Goncourt, l’aptitude la plus haute de sa fine et délicate nature, l’instinct général de son temps, presque universel dans son sexe, et qui en révélait la profondeur et la valeur cachées. Peut-être alors les hommes, subissant davantage l’attrait de ces natures admirablement intuitives, les étudiaient-ils davantage. Le XIXe siècle, plus sérieux, plus utilitaire, ignorant des loisirs, a émoussé la délicatesse des perceptions chez les deux sexes. Un voyage de découvertes mutuelles serait donc indispensable, de part et d’autre, et je voudrais y convier tous les esprits justes et les cœurs sincères.

Pour quelques-uns, le voyage est inutile. Ils ont l’âme vivante et, sous sa direction, ils classent chaque chose et chaque sentiment à sa place réelle ; mais ces précurseurs du monde futur sont rares ; la plupart des hommes et des femmes persévèrent dans leurs anciennes erreurs que certaines idées nouvelles sont venues aggraver encore. L’homme continue à voir dans la femme un être frivole que, dans la lutte féroce pour l’existence, il n’a pas le temps d’étudier. La femme, de son côté, s’irrite de ne plus trouver dans l’homme l’adorateur esclave dont parlaient les romans d’autrefois. Elle voudrait entrer en lutte avec lui sur d’autres points et le ramener en amour aux apparences chevaleresquement soumises des époques disparues.

Ce dernier désir est irréalisable ; il n’y a plus d’oisifs aujourd’hui, et il y en aura de moins en moins ; or, pour consacrer de longues heures aux femmes, il faut des loisirs que la vie moderne ne permet pas. Les femmes doivent donc viser à conquérir l’homme d’une autre façon.

C’est le fond de la pensée qu’il faudrait modifier chez les uns et les autres. Il est nécessaire que l’homme élargisse l’idée qu’il a de la femme, et lui accorde son estime, comme il l’accorde à un autre homme, si celui-ci y a droit. La femme, de son côté, redonnera son estime à l’homme, quand elle verra qu’il apprécie en elle autre chose que le plaisir ou l’utilité.

Pour quelques-uns il est trop tard, tellement ils sont enlisés dans le marais du faux point de vue et du préjugé sexuel. Mais il y a les jeunes, les enfants d’aujourd’hui, destinés à être les hommes et les femmes de demain. C’est eux que l’avenir attend, c’est à eux qu’il faut montrer la voie qui conduira les générations futures à une vie relativement heureuse, où, en bons compagnons de route, les hommes et les femmes, délivrés de leurs séculaires malentendus, prendront les chemins qui mènent aux vallées fertiles et aux cimes élevées d’où l’on domine le monde.

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