Faiseurs de peines et faiseurs de joies
CHAPITRE III
ÉGALITÉ
L’œil ne peut pas dire à la main : je n’ai pas besoin de toi, ni la tête dire aux pieds : je n’ai pas besoin de vous.
Saint Paul.
Parmi les faiseurs de peines, il faut placer au premier rang les utopistes généreux et fous qui ont jeté dans le monde le mot d’égalité. Ce mot, qui répond au besoin de justice qui tourmente les consciences modernes, a séduit les âmes ; pourtant jamais mot n’a contribué davantage à détruire la paix des cœurs en éveillant en eux d’irréalisables aspirations. Une partie du malaise qui trouble la société actuelle en procède directement, car donner pour but aux hommes l’égalité, c’est les placer en face d’une chimère éternellement fuyante.
Sur quoi se basent, en effet, les espérances égalitaires qui aujourd’hui soulèvent les foules ? Où que nous regardions, l’inégalité règne partout : dans les œuvres de la nature, les formations humaines, les infinies variétés psychologiques des individus. Depuis le commencement des siècles jusqu’à maintenant, sous aucune forme, l’égalité n’apparaît dans le monde ; preuve que d’immuables lois s’y opposent. Les religions s’en sont si nettement rendu compte qu’elles ne l’ont jamais proclamée, même au point de vue spécial de la situation de la créature vis-à-vis du créateur.
Le christianisme lui-même, tout en proclamant que tous les hommes sont enfants de Dieu, contredit absolument, par la doctrine des appelés et des élus, le principe égalitaire. Pour nous en tenir à la religion de l’Occident, il résulte de l’ancien et du nouveau Testament que l’Éternel n’a pas vis-à-vis de chacun des intentions identiques, qu’il emploie des mesures diverses, qu’il crée des vases d’élection et des vases de perdition. N’est-il pas le potier qui se sert d’éléments différents pour des fonctions différentes et avec lequel nul n’a le droit de contester ? Les paroles de l’apôtre Paul sont à ce sujet nettes et explicites : Dieu appelle qui Il veut, rejette qui Il veut, et pourtant, tous sont ses enfants, tous sont égaux devant son amour et sa justice.
C’est là le mystère que le sentiment de la solidarité bien comprise tend à éclaircir ; la tête a besoin des bras et les bras, de la tête. Et ce besoin mutuel crée une sorte d’égalité entre les membres d’un même corps ; mais l’inégalité des conditions et des dons durera aussi longtemps que le monde, et même peut-être au-delà du monde.
Les fondateurs d’État et les différentes civilisations, s’inspirant des inégalités de la nature, établirent des régimes, basés sur tant de tyrannie, d’abus et de criantes injustices, qu’enfin le cœur de l’homme se révolta. La déclaration, relativement récente, de l’égalité de tous devant la loi, procède de cet éclat d’indignation, si fort chez quelques-uns, qu’il a créé d’irrésistibles courants et imposé dans la législation quelques principes à base d’équité.
On n’est encore qu’au commencement de la route à parcourir. De grandes réformes restent à accomplir, et le devoir de tous est de travailler, même au prix de graves sacrifices personnels, à accélérer les conquêtes de la justice. Celles-ci promettent à l’humanité un avenir meilleur, où les revendications seront moins âpres, étant moins justifiées, où les poussées de l’envie s’atténueront, où, lorsque surgiront des conflits, chacun sentira qu’il existe des « juges à Berlin », et une opinion publique intelligente et droite dont les arrêts auront moralement force de loi. Ce jour est éloigné encore, bien que l’aurore en semble proche à quelques-uns ; mais que ce résultat soit atteint à longue ou à brève échéance, il représente la seule victoire contre l’inégalité à laquelle l’homme puisse prétendre.
Le mirage de l’égalité des conditions, qu’on fait miroiter devant les foules, est aussi décevant que les plus fausses chimères dont on ait jamais amusé l’humanité. Autant promettre à l’homme de l’empêcher de mourir ! Un médecin qui leurrerait ses clients de pareille espérance, passerait pour un charlatan, un ignorant ou un fou ! Les prophètes, annonciateurs d’une société future dont tous les membres posséderont les mêmes avantages, préparent, à ceux qui leur prêtent foi, de terribles déconvenues. En tous cas, ils développent dans les âmes un inguérissable mécontentement, une croissante irritation, qui, au lieu d’augmenter le sentiment de la fraternité, en étouffe les germes.
On répondra que mes arguments enfoncent des portes ouvertes, que les plus ignorants se rendent compte des inégalités de la nature, et savent que pas une feuille d’un même arbre n’est semblable à l’autre. Nous ne songeons pas, s’écrient les nouveaux apôtres, à modifier les lois de la création, dont la cause première est encore inconnue, mais à transformer la société que les hommes ont constituée, à abattre les barrières qu’ils ont dressées, à donner à chacun la part qui lui revient dans les fêtes de la vie, à établir, en somme, un état idéal, où tous occuperont une place au festin. Certes, chacun n’aura pas le même visage, la même taille, la même vigueur physique, les mêmes dons intellectuels, mais la future organisation sociale pourvoira à donner à tous la même situation et le même tremplin.
Comme si cette situation et ce tremplin ne dépendaient pas justement du visage, de la taille, de la vigueur physique et des dons intellectuels dont le distributeur, de quelque nom qu’on l’appelle, n’en fit jamais qu’à sa guise ! Mais aucun raisonnement ne prévaut. Le mot d’égalité semble avoir égaré les meilleurs esprits ; ils se sont laissés enivrer par cette fausse divinité. Joseph Mazzini, malgré la hauteur de son intelligence, tenait absolument à inscrire la décevante parole sur le drapeau de la Jeune Italie ; il y tenait plus qu’à toute autre, non seulement pour galvaniser les foules, mais parce que, de bonne foi, il n’en voyait pas le vide et l’absurdité. L’univers, dans toutes ses manifestations, dit : « Inégalité », et l’homme, le faible roseau pensant de Pascal, ose répondre : « Égalité ! »
Il y a dans cette irréalisable aspiration une part de puérilité et une plus grande part de tristesse. Quand on entend des personnes, dont l’ignorance garantit la sincérité, exprimer certaines certitudes, une compassion saisit l’âme. On voudrait prémunir ces cœurs gonflés d’espoir contre les inévitables déceptions et faire luire à leurs yeux de réalisables perspectives, car toute espérance continuellement déçue est pour l’âme un poison corrosif.
Même en admettant la possibilité de constituer par décret législatif un état de choses où les enfants, à leur naissance, seraient tous propriétaires d’un morceau de terrain identique, et auraient tous droit à la même éducation et instruction, l’égalité ne serait pas établie pour cela, non seulement parce que la Providence restera toujours maîtresse de son choix et qu’aucune puissance humaine ne pourra la contraindre à une distribution égalitaire de ses bienfaits, mais parce qu’aucune loi au monde, même soutenue par la violence, ne pourra empêcher qu’il n’y ait des hommes nés pour commander et d’autres pour obéir, dans toutes les classes sociales.
La même hygiène, les mêmes exercices, la même nourriture, pourront peut-être diminuer la dissemblance des formes extérieures (et encore sera-ce possible ?). Mais l’intelligence, le caractère, les sentiments, rien ne les ramènera jamais à un niveau égal. Il ne s’agit pas seulement des différences d’éducation et d’hérédité ; deux frères élevés de façon identique donneront les résultats les plus opposés : l’un comprendra tout dans la vie, l’autre ne comprendra rien ! Leur situation dans la société sera donc fatalement différente, leur travail aura une rétribution différente, l’un aura du prestige sur les volontés et les esprits, l’autre ne pourra que subir le courant général. Voilà donc l’égalité détruite dans les circonstances où elle paraissait le plus facile à établir.
Que sera-ce dans les cas où les débuts de l’existence, l’influence des milieux et l’empreinte atavique sont diamétralement opposés ? D’ailleurs, outre la naissance, la fortune, les dons extérieurs, l’intelligence, le caractère, tant de forces secrètes différencient les hommes les uns des autres, que, même si on parvenait à niveler tout le reste entre eux, ils resteraient toujours dissemblables. Il y a dans chaque être des puissances spéciales dont on n’a pas pénétré l’essence et dont il est tout aussi impossible de déterminer que de régler les effets. Pourquoi tel capitaine, tel chef d’usine, tel maître d’école ont-ils du prestige sur leurs soldats, leurs ouvriers, leurs élèves ? Pourquoi tel autre, doué peut-être de qualités supérieures, ne parvient-il jamais à se faire écouter ni obéir ? La psychologie moderne n’est pas encore arrivée à découvrir par quelles mystérieuses forces certaines organisations dominent les autres, donnent une impulsion aux autres, attirent les âmes comme la flamme les phalènes. Contre ce magnétisme qui donne le pouvoir, provoque l’amour, influence l’opinion, aucun féroce niveleur ne pourra prévaloir jamais. Ce sont là vraiment des portes closes, au seuil infranchissable.
Dans les classes pauvres et dans la longue parabole des déclassés, si nombreux aujourd’hui, il est naturel que le mot égalité ait fait fortune ; il semble le remède à tant de justes besoins et d’injustes souffrances. Mais après avoir jeté son poison dans le cœur des ignorants et des malheureux, pour lesquels il est synonyme de revanche, il a pénétré l’âme générale du monde, et les privilégiés de la fortune et du bonheur y ont puisé le droit de se rebeller contre toute supériorité. Ceux dont l’existence est facile et bonne, y trouvent le prétexte d’un mécontentement continuel et d’une mauvaise humeur chagrine. Le cri qu’on entend n’est plus seulement celui des êtres persécutés et souffrants ; c’est la plainte des vanités exacerbées, qui toutes veulent grimper aux premières places et supportent malaisément de ne pas y être poussées de force par l’opinion publique.
Les quatre syllabes qui, lorsqu’elles partent de la bouche des meneurs d’hommes, poussent le peuple aux émeutes, aux grèves, aux révolutions, ont produit dans la vie intime des classes[4] bourgeoises des bouleversements également dangereux.
[4] Voir Ames dormantes.
La diminution du respect des enfants vis-à-vis des parents en procède de façon directe. On l’attribue au développement de l’individualisme, résultat de l’éducation moderne ; mais ne provient-il pas plutôt de ce que l’esprit a perdu le sens des mesures et a désappris à les évaluer ? Seuls les êtres d’élite savent s’incliner encore devant les supériorités. Les médiocres s’y refusent, depuis le collégien qui s’imagine être sur le même pied intellectuel que son père ou son professeur, jusqu’au néopoliticien qui traite d’imbéciles les principaux hommes d’État de son pays, et au sous-lieutenant qui appelle son général : vieille ganache !
Cette prétendue indépendance n’empêche point ceux qui croiraient se diminuer en subissant le prestige d’hommes supérieurs, de rechercher avidement les puissants du monde, pour solliciter les avantages dont ils disposent. Aucune admiration, aucun respect sincères ne se mêlent à leurs efforts pour obtenir qu’un rayon du soleil tombe jusqu’à eux. Ils se sentent égaux à tous, — mais ce sentiment, au lieu de développer dans leurs âmes une dignité fière, les pousse à l’abaissement moral de feindre, en vue de leurs intérêts, une humilité dont ils enragent de devoir porter le masque. Pourquoi lui et pas moi ? se demandent-ils. Ces mots sont écrits aujourd’hui dans la plupart des cœurs. Les plus naïfs les formulent à haute voix, et il y a quelque chose d’inexprimablement triste dans cette exclamation puérile de gens incapables, qui se croient en mesure de gouverner le monde, de produire un chef-d’œuvre, de découvrir une des forces ignorées de la nature.
Si les jugements que les hommes portent les uns sur les autres étaient connus, la plupart des liens se rompraient, sauf dans les cas rares des âmes qui sentent le respect de leurs affections. Ces appréciations malveillantes sont-elles toujours l’effet de l’envie, de la méchanceté, de la calomnie ? Oui, certes, parfois, mais en général, elles proviennent des cœurs que le venin de l’égalité a infestés.
Ne pouvoir arriver, sur certains points, à la compétence des autres, leur est insupportable ; ils veulent passer le niveau sur les têtes. Or, il n’y a qu’un moyen : abaisser les fronts qui se dressent trop haut, et la meilleure manière d’y parvenir est le dénigrement. Une actrice célèbre disait d’une autre : « C’est une comédienne parfaite, rien ne lui manque, que l’art. » Ces mots blessaient savamment le point sensible, c’est-à-dire celui qui fait la raison d’être d’une existence. Eh bien, c’est ce point-là que les égalitaires visent toujours.
Ils ne diront pas d’un savant : il manque de littérature et de philosophie, mais : sa science est incomplète, superficielle… S’il s’agit d’un homme politique, d’un psychologue, d’un historien, ils l’attaqueront sur sa culture générale. La femme ne s’acharnera pas sur les pires défauts d’une autre femme, mais elle essayera de démolir ses qualités ou ses avantages, ceux surtout qui font son prestige et auxquels elle a le plus sacrifié. C’est le besoin d’égalité qui excite à ce genre de démolissement, dont parfois la méchanceté positive est absente.
Le mécontentement qui attriste tant de vies a également sa source dans la notion erronée qu’il faut posséder ce que les autres possèdent. Les malades, — car c’est là une maladie de l’esprit, — ne se disent pas la chose si nettement à eux-mêmes, mais ils la sentent toujours ; il suffit de les observer d’un peu près pour s’en convaincre. Le nombre des gens qui ne sont pas satisfaits de leur sort est immense, et je ne parle que des classes dirigeantes. Tous possèdent des appétits supérieurs à leur condition, et quand la condition s’améliore, l’appétit croît et le mécontentement reste le même.
Les gens excessivement riches, ou ceux qui occupent une haute situation personnelle ou sociale, sont en général indemnes de la maladie égalitaire ; les indépendants, les solitaires, les philosophes et les sages ne la connaissent pas, et ils en sourient quand ils la constatent chez autrui. Les natures droites, bonnes et simples l’ignorent complètement, mais tous les médiocres d’âme en sont atteints ; leur bas niveau offre un terrain admirable à la culture du bacille. Et cette rage d’égalité en fait immédiatement des faiseurs de peines. Dans leur famille, dans leur entourage direct, la mauvaise humeur, résultant de ce besoin non satisfait, les rend insupportables, irascibles, injustes…
La doctrine de l’égalité a nui énormément à l’auto-critique ; le sentiment de la mesure se perd, les gens s’arrogent le droit de trancher les questions qu’ils ignorent. Avec le sentiment de la mesure et la perception juste de l’échelle des valeurs, le tact, cette chose subtile qui adoucit les angles et rend aisés les rapports sociaux, diminue nécessairement. Les épithètes les moins flatteuses sortent des lèvres les plus incompétentes, non seulement en littérature (la littérature prétendant être l’image de la vie, chacun peut se croire en mesure de la juger), mais en peinture, en musique, en science même…
Cette dernière, surtout sous sa forme médicale, intéresse vivement les femmes, ce qui est juste, du reste, car, ayant charge d’enfants, elles doivent connaître les règles de l’hygiène et savoir, en cas d’absence du médecin, appliquer certains remèdes urgents ; mais il est un peu ridicule de les entendre légiférer sur les méthodes de cure, et lancer sans ménagement, à l’adresse de praticiens parfois célèbres, l’épithète d’imbécile ou de charlatan. Quelle est la source cachée de cette singulière audace ? Le besoin d’égalité. Parce qu’elles ont appris le nom de quelques-uns des remèdes à la mode et des nouvelles applications de la thérapeutique, elles s’imaginent en savoir à peu près autant que ceux dont la vie a été consacrée à ces études.
Il en est de même dans toutes les branches du savoir humain : les hommes, tout comme les femmes, se plaisent à trancher sur les choses qu’ils ne connaissent pas. La plupart du temps, ils ne savent pas eux-mêmes quel mobile les pousse à mettre ainsi à découvert leur ignorance. Ils obéissent non pas aux pièges de leurs instincts, comme lorsqu’ils sont guidés par le génie de l’espèce, mais à ceux de la fausse doctrine égalitaire, qui a été répandue dans leurs âmes. Se taire ou interroger n’équivaudrait-il pas à confesser qu’ils reconnaissent à celui qui parle une compétence qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes ? Les gens d’esprit ne tombent pas dans cette erreur, mais si les gens intelligents sont innombrables, combien sont rares les gens d’esprit, capables d’auto-critique !
Il est impossible de connaître et d’approfondir chaque sujet, mais il est indispensable d’avoir des « clartés de tout », pour s’intéresser aux arguments en discussion et même pour y toucher. Mais entre toucher et trancher, entre glisser une appréciation ou dogmatiser péremptoirement, il y a la distance qui sépare une brise légère d’un gros vent de pluie.
En présence d’hommes dont l’autorité est reconnue en certaines branches, on voit des gens fort médiocres se carrer dans leur fauteuil, avec l’air de dire : « Vous passez pour un grand savant, un grand artiste, un grand ministre, mais sachez bien que, malgré cela, je me considère comme votre égal ! » Les mots ne sortent pas des lèvres, mais l’attitude et le regard parlent clairement. Des sots outrecuidants ! dira-t-on. Oui, des sots outrecuidants, mais la doctrine égalitaire tend à les multiplier de façon effrayante.
Ce genre de sentiments alourdit et aigrit la vie sociale. Il pénètre dans les familles et les désagrège. Tous les membres ne sont pas doués des mêmes facultés et des mêmes dons ; celui qui s’élève au-dessus des autres par sa beauté ou son esprit, ne flatte plus que rarement l’amour-propre de ses proches ; au contraire, cet amour-propre s’insurge contre sa supériorité, réelle ou apparente. Volontiers on conspire à son détriment, et, dans l’existence familiale, il est le plus malheureux de tous, car il a contre lui toutes les vanités en révolte. Ses actes, ses paroles, ses façons d’être sont l’objet de critiques sourdes et continuelles. Sans la doctrine égalitaire, la famille aurait été heureuse et fière de constater le charme ou la célébrité d’un de ses membres, ce qui aurait assuré des satisfactions à tous. Loin de là, il y a rébellion dans les âmes : la vie de celui qui a émergé est empoisonnée par les hostilités qui l’entourent, le cœur des autres se consume dans des rancunes mesquines. Ces peines en engendrent d’autres, à l’infini, et elles forment, réunies les unes aux autres, un fardeau qui courbe les épaules de l’humanité sous un poids déprimant.
Un autre fâcheux effet de la doctrine égalitaire est de détruire toute originalité. Dans le désir d’être semblable aux autres, l’homme abolit en lui tout ce qui le différencie de son prochain. Il a toujours suivi les mêmes modes, les mêmes habitudes de vivre, il s’est toujours cru obligé aux mêmes plaisirs, mais la tendance, qui déjà existait du temps de Rabelais, — et Rabelais avait des ancêtres, — tend à s’accentuer davantage. Les originaux diminuent de plus en plus ; personne ne ressort en saillie. On n’a qu’une pensée : copier les usages des autres, et, naturellement, de plus haut que soi. Les parents s’agitent, dès qu’ils voient des goûts spéciaux se manifester chez leurs enfants. Une jeune fille, qui n’aime ni le monde, ni la toilette, est considérée comme un échantillon de mauvais goût. Les mères s’alarment : il faut aimer ces choses-là, par force, pour être au niveau des autres ! Et celles qui savent par expérience ce que le développement de ces goûts entraîne pour l’avenir, n’en sont pas moins désireuses de les voir naître et fleurir chez leurs enfants. Ce sentiment illogique, d’où procède-t-il, sinon de l’esprit d’égalité qui trouble les cerveaux ?
On voit des mères intelligentes, droites, honnêtes, se résigner d’avance à toutes les sottises que commettront leurs fils, comme à un droit de péage auquel il est impossible d’échapper, à cause de la parité absolue des êtres entre eux. Voilà la capitale erreur : les hommes ne sont pas tous semblables ; l’instinct, en plusieurs cas, les différencie les uns des autres, et, plus encore, les moyens de le gouverner ou de le réprimer.
Il n’y a rien de plus antipathique et de plus ridicule au monde que la fausse originalité, que la recherche de se distinguer d’autrui ; mais quand on a réellement des goûts et des façons de penser particulières, pourquoi ne pas s’y abandonner simplement ? Ce besoin d’appartenir à un troupeau est l’un des plus absurdes qui existe. Si une initiative part d’assez haut pour qu’il soit élégant de la suivre, on voit la masse des gens s’empresser de la seconder, même si elle ne correspond à aucune de leurs tendances. C’est pourquoi l’on s’ennuie si vite de toutes choses ! Le nombre de ceux qui y participent sans conviction produit ce désastreux effet.
Les meilleurs et les plus éclairés ne résistent pas toujours à cette tendance à l’imitation, qui a pour complice la lâcheté et la paresse inhérentes à l’homme. Leur devoir serait, au contraire, de la combattre avec toutes leurs énergies, puisqu’elle rapetisse l’individu et rend la vie monotone.
Si la notion égalitaire n’avait pas étouffé tout germe d’originalité dans les âmes, l’élargissement des points de vue, la plus grande indépendance dont chacun jouit et l’entrée dans un nouveau siècle auraient dû faire éclore des variétés infinies dans les personnalités. Mais cette notion a pénétré la majorité des cœurs et arrive même à étouffer chez quelques-uns les dons qui les auraient mis en valeur, tellement le besoin de se conformer à la sottise générale est puissant.
La mode est l’image frappante de cet état d’esprit. La femme très riche, et la plus petite bourgeoise sont vêtues de même : identique forme de robe, de manteau, de chapeau ! Seulement, ce qui est élégant chez l’une est laid chez l’autre, à cause de la coupe et de la qualité des étoffes et de la façon dont la toilette est portée. Si la petite bourgeoise, aux ressources modestes, avait assez d’imagination et d’originalité pour adopter un costume inventé par elle, conforme à ses moyens, elle serait bien plus charmante, dépenserait moins et ne ressemblerait pas à une mauvaise copie. Mais elle n’a pas cet esprit, et sert à son tour de modèle à l’ouvrière, qui imite ses chapeaux et ses robes.
On raconte qu’un célèbre peintre français du XIXe siècle confectionnait lui-même les robes de bal de sa femme. Il drapait sur elle des morceaux d’étoffe, de la gaze, des rubans, des fleurs ; tout cela attaché par des épingles et inventé au dernier moment. L’effet était merveilleux, et les toilettes de Mme *** justement célèbres. Quelle femme se prêterait aujourd’hui à pareille fantaisie ? L’idée de ne pas ressembler aux autres, de ne pas être suffisamment banale la glacerait de terreur.
Il en est de certains défauts comme de certaines robes, il faut les avoir. Si quelqu’un s’en passe, il est pris pour un détraqué. Le monde est beaucoup plus exigeant sur les défauts que sur les qualités. Il ne permet pas qu’on lui escroque ceux qu’il est habitué à constater. Avec les années, lorsqu’ils ont cessé d’occuper l’attention du monde, les individus sont autorisés à affirmer leur manière d’être particulière, mais en général, à cet âge, on a perdu toute saillie, comme les pièces de monnaie qui ont trop circulé. Jusqu’à quarante-cinq ou cinquante ans, — sauf s’il appartient à la catégorie des solitaires et des indépendants, — l’homme est obligé à certaines attitudes ; il doit manifester certaines passions et pratiquer certains vices, même innocents. S’il s’en abstient, on croit à de l’hypocrisie, à une pauvreté de nature ; en tout cas, cette non identité complète avec les gens du même âge ou de la même condition paraît un fait anormal qui n’éveille aucune sympathie et provoque les défiances.
L’uniformité en toutes choses est le trait caractéristique de ce commencement de siècle : tout le monde, homme ou femme, se coiffe de la même façon, s’habille de la même façon, se meuble de la même façon, cultive les mêmes sports, adopte les mêmes formes de langage. Démarche, allures du corps, gestes des mains, une mode implacable règle tous les mouvements. Regardez des jeunes filles passer dans la rue, ne dirait-on pas des poupées mécaniques sorties d’un même atelier ? La maternité et l’expérience mettent quelques nuances dans cette monotonie d’attitude, mais jusqu’au mariage ou à l’amour, elle est absolue. Celles qui savent rester elles-mêmes, marcher et se tenir comme la nature ou leur vision personnelle du beau le leur suggère, sont les intelligentes et les rares. La généralité montre une pauvreté d’imagination déplorable et pose avec constance, non en vue de l’esthétique, mais de l’uniformité correcte.
La variété est déjà une beauté en elle-même, et partout où la volonté de l’homme peut atteindre, il s’acharne à la supprimer. La nature, qui a plus d’esprit que nous, ne répète jamais le même visage, joli ou laid. Pourquoi ne pas l’imiter, au lieu de gâter les choses belles par des copies serviles et fades ? Il y a des gens qui, s’ils le pouvaient, identifieraient les sexes pour tout égaliser.
On ne peut méconnaître que le féminisme pose une grave question d’économie sociale et de dignité humaine, mais, dans ses excès, d’où procède-t-il, lui aussi, sinon de l’idée égalitaire ? Il a fait de justes conquêtes et en fera encore, s’il se garde de vouloir uniformiser les êtres. L’homme doit lutter contre la nature pour l’asservir à ses besoins, non pour en détruire les lois fondamentales. Il y a une sorte de plan divin ou d’ordre naturel des choses qu’on ne peut essayer de renverser. Tout effort prolongé en ce sens aurait des conséquences contraires au but poursuivi.
Pourvu que les femmes ne s’enivrent pas d’illusions égalitaires, elles arriveront à conquérir, auprès de l’homme, une place toujours plus considérable : l’instruction intégrale se généralisera, et les moyens honorables de vivre se multiplieront. Mais si elles s’attachent à la chimère des fonctions identiques, elles auront de pénibles surprises. Il y a des femmes supérieures et des hommes fort médiocres, c’est indéniable ; mais l’excès d’intelligence d’un côté et sa pauvreté de l’autre ne suffisent pas à établir l’égalité.
Oh ! le malheureux mot qui ne peut jamais s’appliquer en aucun sens et fausse les cerveaux et les cœurs ! Prenons comme exemple la banale comparaison d’une souveraine et d’une paysanne. Naturellement cette dernière ne peut songer à être l’égale de la première, et pourtant, si la fermière est belle et la reine laide, c’est la reine qui, sur ce point spécial, n’est pas l’égale de la fermière. Le moindre petit professeur, s’il a du génie, peut refuser de reconnaître comme son égal le plus riche personnage du royaume ; de même l’homme bien élevé vis-à-vis du voyou ; cependant le voyou, par la force de ses muscles, regagne l’avantage dans un pugilat, et l’inégalité s’établit à son profit. Et ainsi de suite, indéfiniment.
Ce mot, fatal à la paix du monde, devrait être rayé de toutes les langues et se réfugier uniquement dans le code. Mais, dira-t-on, sans ce besoin d’égalité qui tourmente les âmes, aucun progrès ne se serait accompli dans le monde : c’est lui qui a poussé les hommes aux conquêtes… En est-on bien sûr ? Ne les doit-on pas plutôt, comme le dit Pasteur, aux travaux désintéressés de l’esprit ? Même au point de vue social, il ne faut pas confondre le désir normal, sain et juste, de l’amélioration pour tous avec le chimérique désir d’un état identique pour tous.
Quant à la question de réforme légale, le simple sentiment de la justice aurait suffi à faire modifier la législation de façon plus équitable ; et pour les réformes encore indispensables sur ce point, c’est sur lui qu’il faut compter, car le besoin d’égalité ne répond pas, si on l’analyse de près, à l’esprit de justice ; il voit presque toujours les choses sous un seul angle. L’homme demande à être l’égal de son supérieur, presque jamais de son inférieur, ce qui réduit l’aspiration égalitaire à un besoin de monter, d’atteindre des conditions matérielles et morales supérieures à celles qu’on possède, aspirations légitimes, mais qu’il est pernicieux de déguiser sous un faux nom.
Justice et fraternité, ces deux termes devraient être le catéchisme social de l’homme moderne. Eux seuls sont capables de pacifier l’âme et d’établir entre les créatures humaines des rapports qui ne soient pas réciproquement une source de souffrance. Ils renferment les éléments capables d’améliorer la vie de chaque individu et celle des sociétés humaines ; la recherche de l’égalité, au contraire, ne sera jamais qu’une puérile erreur, grosse d’inévitables déceptions ; elle empire la destinée de l’homme et rend son cœur amer.
Sans diviser absolument, comme le faisait le comte de Gobineau, — ce prédécesseur français de Nietzsche, — les valeurs humaines en quatre catégories : fils de rois, imbéciles, drôles, brutes, il est certain que la terre donne parfois naissance à des êtres d’élite possédant, selon le mot de Carlyle : « La divine idée du monde », et qu’il est impossible de les confondre avec la grande masse des médiocres et des instinctifs. La seule égalité possible consiste en ce que, tous, nous avons besoin les uns des autres : chaque être humain a sa fonction définie dans le grand mouvement de l’univers. On ne le comprend pas toujours ; si l’on s’en rendait mieux compte, les rapports des hommes entre eux s’adouciraient singulièrement. Les rares êtres qui, persuadés de cette vérité, essayent d’y conformer leurs actes, vivent dans une atmosphère de justice et de fraternité dont le chaud et clair rayonnement se répand sur tous ceux qui les approchent.
L’important est d’acquérir la conscience des choses ; l’inconscience est la grande ennemie ; elle nous fait marcher en aveugles et nous mène parfois jusqu’au crime.