Figures de moines
LETTRES DE MOINES[8]
[8] Les lettres qu’on va lire n’offrent aucunement l’intérêt d’un récit dramatique ou même suivi. Telles qu’elles sont, elles retiendront peut-être l’attention du lecteur par des ressemblances assez inattendues avec le temps présent. Ces traits épars frapperont sans doute davantage dans le cadre vieilli et sans apprêts où on les a laissés.
Dom Michel Vénard au Révérendissime Abbé du monastère de Steinberg, en Syrie.
Mon Très Révérend Père, nous sommes arrivés de ce soir à Scilly. Un voiturier qui nous a précédés portait notre bagage et nos hardes, en sorte qu’il nous a été facile de faire à pied les sept lieues qu’il y a entre Robbes et cet endroit-ci. Don Thierry a cependant voulu porter lui-même tous les dessins qu’il a faits dans cette abbaye et prenant tour à tour ce léger fardeau qu’il avait fixé dans des courroies nous n’en avons pour ainsi dire pas senti la fatigue. La route qui mène de Robbes au lieu où nous venons d’arriver a été construite au siècle passé par les ordres de l’Abbé de Scilly dont Robbes dépendait, n’étant alors qu’un prieuré fort riche, et on l’appelle encore aujourd’hui le chemin de l’Abbé. Elle est parfaitement droite et si elle ne s’élevait et s’abaissait incessamment avec le terrain on verrait sans doute d’un bout de la forêt à l’autre. Ces bois sont d’une beauté extraordinaire, bien qu’en plusieurs endroits le taillis longtemps négligé soit devenu sauvage et impénétrable : les hêtres qui forment presque partout la futaie s’élèvent au-dessus de cette confusion d’une manière très noble. Les chevreuils n’y manquent pas, mais nous n’avons aperçu ni renards, ni lièvres, comme on en voit à chaque instant en Allemagne. Ce chemin est d’ailleurs extrêmement solitaire. A deux lieues de Robbes, on trouve un village assez considérable qu’on nomme la Roverée et où nous n’avons rien vu qui fût digne de remarque, et, à demi-heure de là, la maison d’un forestier, mais plus loin il ne se trouve aucune habitation et c’est à peine si nous avons aperçu quelques charbonniers. Environ trois quarts d’heure d’ici, les bois cessent tout d’un coup ou plutôt s’élargissent pour borner un grand creux fait de prairies et dans lequel la route descend suivant une pente assez rapide. Elle est alors bordée de hêtres énormes et de mélèzes grands et beaux, mais tristes et qui donnent à ce chemin un ton de mélancolie, au lieu que dans la forêt sa blancheur inspirait la gaieté. Cette tristesse s’accroît de la vue d’un village entièrement ruiné auquel on parvient bientôt et dont les maisons, la plupart sans toiture, sont désertes. En plusieurs endroits il y a des masses de débris, briques et pierres et autres matériaux, qui semblent attester des bâtiments considérables. Seule, une maison assez vaste, conçue dans le style du XVIIe siècle et embellie d’une guirlande d’un travail délicat, nous a paru habitée. Elle est en partie couverte de lierre, ce qui est aussi rare dans cette contrée que fréquent en Angleterre, et environnée d’un jardin agréable. Plus loin, nous sommes passés au-dessus d’une eau courante fort rapide sur un pont orné à chaque bout de deux grandes colonnes de pierre et bientôt nous sommes entrés dans ce village que nous croyions être Scilly et qui se nomme en réalité les Fagnes, sans doute à cause des bois de hêtres qui l’entourent. Nous sommes entrés dans l’église qui est petite et nue, mais dans le clocher de laquelle nous avons été étonnés d’entendre un carillon d’une sonorité merveilleuse et dont les sons nous avaient déja charmés quand nous n’apercevions ni église, ni village. Nous sommes allés ensuite rendre visite au curé, homme âgé et vénérable, qui nous a reçus en versant des larmes et avec toutes les marques de la joie. Cet ecclésiastique appartenait à l’abbaye avant qu’elle fût dispersée et il ne s’en est jamais éloigné même pendant la Terreur, et quand tous les autres étaient passés à l’étranger. Il n’avait jamais revu le costume de l’Ordre depuis ces temps malheureux, et cette vue subite l’a ému jusqu’au fond de l’âme. Nous n’avons vu, jusqu’ici, que peu de livres dans sa maison, mais nul doute que sa mémoire ne soit une riche bibliothèque. Il nous a appris, ce soir, que le village dévasté que nous traversâmes avant d’arriver à celui-ci n’était autre que Scilly lui-même, et les tas de décombres, les ruines informes de l’abbaye dont les bandes noires n’ont pas laissé pierre sur pierre et dont, à vrai dire, il ne subsiste que le nom. Nos cœurs se sont serrés à ce récit, au souvenir de cette riche bibliothèque traitée comme un vil rebut et des reliques du bienheureux Herbert jetées au vent. Après vingt épreuves, nous ne sommes pas encore habitués à l’horreur de ces ruines, et chaque nouveau récit qu’on nous en fait nous pénètre d’amertume.
28 mai 182…
Le même au même.
M. Lécu, notre hôte, continue, mon Très Révérend Père, à nous marquer une extrême bonté. Ce n’est pas un homme d’une très grande science, mais après tant d’années il a conservé toute la régularité monastique. Depuis plus de trente ans il dit les heures canoniales dans son église et fait dans sa maison les exercices de règle aux heures marquées. Ce souci d’une règle que tant de circonstances funestes ont cessé de rendre obligatoire pour lui, ne laisse pas de nous édifier beaucoup ; cependant il ne nous semble pas entièrement compatible avec les devoirs plus immédiats d’un pasteur et nous craignons que ce saint vieillard n’ait vécu dans une trop grande solitude. Les curés que j’ai vus autrefois en Irlande et dans quelques parties de la Pologne, bien que leurs manières et leurs démarches eussent quelquefois une franchise à laquelle nos mœurs répugnent, m’étonnaient, au contraire, par l’empire que le commerce journalier avec leurs paroissiens leur donnait sur eux. Celui-ci croit toujours que prier peut tenir lieu d’action ou plutôt, sans se former aucun raisonnement précis, son âme pieuse et tendre se réfugie tout entière dans le passé, comme les poètes fuient dans leurs rêves la réalité qui les blesse. Je commence à comprendre que la Révolution n’eût pas été si désastreuse si ceux qui nous ont précédés ne s’étaient pas autant tenu à l’écart des hommes qui ont conduit ces atroces bouleversements ; mais sans doute qu’on ne voit jamais les pièges vers lesquels on marche et que peut-être, en dépit des leçons du passé, nous n’apercevons pas d’autres dangers dont nous pourrions préserver la foi des peuples et qui lui porteront quelque jour une profonde atteinte.
Dom Thierry s’occupe à dessiner un crucifix admirable qui est placé sur le maître-autel de cette petite église et qui est le seul objet important que M. Lécu ait réussi à soustraire à la rapacité des bandes. Il nous assure que plusieurs autres objets d’une grande valeur, entre autres une petite châsse d’ivoire d’un travail extraordinairement délié, sont tombés entre les mains d’un ancien moine, jureur et marié, et que cet apostat aurait également en sa possession quelques antiphonaires très précieux. Mais que sont ces faibles restes en comparaison des richesses de toutes sortes que l’art avait accumulées dans la montagne de marbre, comme on appelait l’église de l’ancien monastère. Je vous assure, mon Très Révérend Père, qu’il est difficile de soutenir cette pensée sans que les larmes vous en viennent aux yeux.
Pendant que Dom Thierry dessine, j’ai examiné le jeu du carillon dont nous vous avons parlé. Il est ancien et extrêmement composé. Il ne comprend pas moins de huit gros cylindres et plus de soixante et dix cloches jouant seize airs, aux quarts, aux demi-quarts, et avec une répétition aux heures. J’ai recueilli douze de ces airs qui ne m’étaient pas connus. Les quatre autres, qui sont ceux des demi-quarts, sont des refrains de vieilles chansons assez peu convenables, comme cela se trouve trop souvent dans les carillons. J’écoute avec délices ces charmantes mélodies portées au loin à travers le silence de la vallée. Elles me transportent aussitôt dans un temps si éloigné du nôtre par mille circonstances, bien qu’en réalité un petit nombre d’années nous en sépare seul. Elles font renaître devant mes yeux un état de choses que vous serez déjà bientôt seul, mon Très Révérend Père, avec quelques hommes comme M. Lécu, à avoir connu.
J’aurais un extrême désir d’avoir un entretien avec le moine infortuné dont notre hôte nous parle. Les livres anciens qu’on dit qu’il a chez lui allument ma curiosité et peut-être ne serait-il pas impossible de lui rendre la foi que les égarements de sa vie sans doute plus que la perversion de son esprit lui ont faire perdre. Il est père d’une fille que le curé nous dépeint comme très assidue à l’église bien qu’elle n’approche jamais des sacrements, et ce goût de sa fille pour le lieu saint nous ouvre au moins une espérance. M. Lécu en doute cependant. L’hiver dernier, ce malheureux apostat ayant été frappé subitement d’une attaque très violente et le curé en ayant eu avis par la fille dont nous parlons, il y courut, mais aux premiers mots que ce saint prêtre plus zélé qu’éclairé lui dit d’une séparation qu’il jugeait nécessaire, le malade recouvra assez de force pour lui dire d’une voix ferme qu’il ne souhaitait aucunement d’entrer en conférence avec lui.
Cela nous donne quelque appréhension de l’approcher. Nous avons conservé aussi un souvenir fâcheux d’une visite que nous fîmes, le mois dernier, à un autre ancien moine. Celui-là demeure seul dans l’infirmerie de l’ancien prieuré de Laudrissart, et les gens du hameau le craignent si vivement qu’ils n’approchent jamais de sa triste retraite. Il passe ses journées à faire le travail des derniers valets, et les bœufs même, qui sont les seuls êtres vivants qu’il voit, sont d’une telle sauvagerie que le boucher qui les achète les tue à coups de fusil avant de les emmener à la ville. Ce moine conserve des tableaux que nous eussions aimé voir, et nous avons aperçu, en effet, un volet de diptyque qu’il avait placé en guise de vitres à l’une des fenêtres de sa maison, mais quand nous avons voulu faire quelques pas dans la cour de cette silencieuse et triste demeure, un chien d’un aspect féroce a élevé un si horrible aboiement et il est apparu au seuil une figure si menaçante et vomissant des blasphèmes si épouvantables que nous nous sommes retirés sans pouvoir proférer une seule parole.
2 juin 182…
Le même au même.
La chaleur est très grande et Dom Thierry en a été incommodé. Il a laissé fondre dans un grand verre d’eau exactement sept de ces dragées infiniment petites qu’il porte partout dans ses voyages ; il a bu une cuillerée de cette eau, toutes les heures, avec beaucoup de gravité et en peu de temps cette boisson magique lui a ôté son malaise. Je lui reproche quelquefois ces pratiques superstitieuses, quand nous n’avons rien de mieux à faire en cheminant sur les grandes routes, mais il les défend avec beaucoup de chaleur par des arguments qu’il tire du parfum des fleurs et par l’autorité d’un savant médecin viennois. Il soutient que la médecine est toute pénétrée de scolastique et que cela empêche qu’elle fasse aucun progrès. « Qu’on laisse agir, dit-il, l’esprit de divination qui est dans l’homme, au lieu de s’arrêter à l’écorce des théories et des observations, et l’on trouvera bientôt les secrets de la vie. » Il rêve aussi d’une langue universelle et, en attendant qu’elle s’établisse, d’une réforme radicale de l’orthographe. Il me semble que son esprit voyage incessamment pendant que sa main dessine, et le dédain qu’il laisse voir pour la plupart des doctrines reçues le dégoûtant de presque tous les livres, il n’enfante que des idées singulières.
Notre hôte reçoit assez fréquemment les visites de M. de Souville, maître de forges et ancien militaire. C’est un homme déjà âgé et qui a beaucoup vu. Il nous a donné sur l’ancien moine dont nous voudrions faire la connaissance, un grand nombre de détails que, sans doute faute de mémoire, M. Lécu nous avait laissé ignorer. Ce malheureux se nomme Saint-Aubin. Il a eu une carrière assez remarquable. Il ne paraît pas qu’il se soit séparé de ses confrères dès les débuts de la Révolution. Au contraire, il aurait accompagné l’Abbé de Scilly jusqu’à la fin de 1794, époque à laquelle ils vivaient l’un et l’autre dans une petite ville de la Suisse romande. C’est l’année suivante qu’on l’aurait revu à Scilly, sécularisé et porteur de papiers du Gouvernement au moyen desquels il aurait mis la main sur ce qui restait encore de livres et d’objets précieux dans l’abbaye. Sous l’Empire il tint plusieurs charges assez importantes et fut même préfet du département du Pô. Le Gouvernement de Louis XVIII ne l’inquiéta point : il lui laissa, au contraire, des fonctions diplomatiques à Florence et il demeura dans cette ville jusque vers 1820 où il reparut subitement dans ce pays avec sa femme et sa fille, acheta du Gouvernement la maison de l’Abbé, la seule qui fût demeurée à peu près habitable après de longues années, et s’y fixa d’une manière définitive.
M. de Souville le voit souvent. Il assure que c’est un homme d’un naturel très aimable et d’un esprit extrêmement orné, et qu’il possède une belle bibliothèque. Sa femme est Savoyarde ou Suisse. Leur fille est d’un autre mariage, mais Saint-Aubin la chérit comme si elle était vraiment son sang. La bonté de ces femmes leur a concilié les gens de ce pays ordinairement mal disposés pour les prêtres mariés ; d’ailleurs celui-ci n’était connu que d’un très petit nombre de personnes quand il appartenait à l’abbaye, et il s’est écoulé tant d’années que les paysans ont presque perdu la mémoire de son ancien état. De savoir aussi que pendant très longtemps il a tenu des charges considérables et qu’il s’y est enrichi, donne à ces gens simples une sorte de crainte révérentielle qui les détourne de chercher trop avant dans son passé.
M. de Souville dit que nous ne devons nullement craindre de nous présenter chez lui et qu’il montrera au contraire beaucoup d’obligeance à nous laisser voir les antiquités qu’il possède et dont il parle volontiers. Nous aurions sans doute déjà fait cette démarche si quelques observations de M. Lécu ne nous avaient retenus. Notre hôte assure en effet que les gens du pays seraient étonnés de nous voir passer ce seuil. Il a fait tout ce qu’il a pu pour détourner même les plus pauvres du village d’avoir rien à faire avec Saint-Aubin et ce serait ruiner son œuvre et causer un grand scandale, assure-t-il, que de passer par-dessus. Cette considération nous laisse hésitants.
Sans date.
Le même au même.
Nous avons dû prendre sans vous consulter, Très Révérend Père, une assez grave décision. M. Lécu étant allé voir son frère au commencement de la semaine passée est subitement tombé malade et assez gravement pour que le curé de Saint-Rémy, où habite ce frère, ait cru devoir avertir l’évêque de son état. Presque au même temps que nous recevions avis de ce fâcheux accident, arrivait une lettre du chancelier nous priant d’accepter la charge des Fagnes au moins pendant quelques semaines et nous transférant les pleins pouvoirs de M. Lécu. Nous aurions bien voulu nous en remettre d’abord à votre jugement, mais la lettre de l’évêque était pressante et nous nous sommes vus dans le cas évident de nécessité. Nous voilà donc curés tous les deux sans nous y être attendus. Il faut dire que le soin des Fagnes n’est pas des plus pesants. Le village ne compte pas quatre-vingts feux et il ne reste à Scilly que cinq ou six maisons habitées.
Dom Thierry s’est jeté avec sa fougue ordinaire dans ses nouvelles fonctions. Ce n’est pas manquer à la charité que de dire que sa prudence n’apparaît jamais qu’après son ardeur. A peine avais-je écrit au chancelier que nous le remercions de la confiance qu’on nous marque et il se répandait en projets pour la réforme de ce petit village. C’est la Providence, disait-il, qui nous a conduits ici, dans une telle conjoncture, et il faut que notre passage laisse une trace ineffaçable. Il me répète hautement ce que je lui ai entendu dire tant de fois en des lieux où la vue des ruines de nos monastères me brisait le cœur, que le souvenir des abbayes parle plus de richesses que de vertus et que leur disparition n’a guère ruiné que les avocats et les hommes d’affaires. Il veut montrer que la règle de Saint-Benoît favorise autant l’action d’un vigilant pasteur que celle d’un reclus occupé de son avancement, de ses études ou de son office, et dès le jour même, il m’a tracé le plan qu’il veut suivre. Il ne s’agit de rien moins que d’aller voir tous les gens du village les uns après les autres dans leur maison. Comme M. Lécu sera peut-être rétabli plus promptement que son médecin ne le suppose, Dom Thierry veut que nous ayons fini ces visites dans les vingt jours, c’est-à-dire que nous entrions dans cinq maisons par après-midi. Dom procureur sollicitait souvent, dit-il, chez quatre ou cinq conseillers dans la même journée et il vaut sans doute mieux parler de ses devoirs à un paysan que de s’entendre avec un homme de loi pour l’emporter sur un Chapitre. Je ferai ce qu’il voudra sans me dissimuler que paraître ainsi de porte en porte nous donnera la mine de colporteurs et de gagne-petits et ne peut manquer d’étonner beaucoup nos villageois.
Dom Thierry a prêché dimanche à la messe. L’église était pleine, comme elle l’est d’ailleurs tous les dimanches, mais les hommes se tiennent debout d’un air assez indifférent près des portes, tandis que les femmes, décemment vêtues de leurs mantes et de leurs capuchons, récitent leur chapelet. Presque aucune ne sait lire. Une seule, que j’ai remarquée debout contre une colonne vis-à-vis de la chaire, se servait d’un livre. C’est la fille de Saint-Aubin. Sa figure m’avait frappé. Italienne au premier regard, grande et forte, les cheveux et les yeux noirs, un air d’assurance qui serait presque blessant si elle n’avait dans l’expression quelque chose de rêveur et de tragique à la fois qui fait revenir sur ce premier mouvement. Elle n’a guère moins de trente ans. Je l’observais pendant le sermon : sa physionomie était parlante. Dom Thierry a repris la suite des instructions de M. Lécu et expliquait ce qu’il faut entendre par l’âme de l’Église. Son accent étranger, la chaleur de son débit et la rapidité de son geste étonnaient visiblement la plupart des auditeurs. Seule cette fille paraissait suspendue à ses lèvres et laissait voir l’effet de son discours avec la fidélité d’un miroir. Vous vous rappelez assurément, Très Révérend Père, la manière étrange, mais frappante, du P. Thierry. Les choses semblent toujours nouvelles dans cette bouche qu’on ne peut cependant appeler éloquente. Je l’écoutais moi-même avec admiration. Il ne disait rien que je n’aie su dès le temps où je faisais mes études. Je reconnaissais le raisonnement si clair de Dom Charles : Que l’âme est répandue partout où se laisse deviner la vie, et que la vie spirituelle, si elle a son achèvement dans la vision béatifique et le rayonnement de la gloire, commence, à vrai dire, dans les dispositions les plus humbles par lesquelles la grâce prévient les âmes et les tourne vers la vérité. Mais il semble toujours que Dom Thierry touche du doigt ce dont il parle et le fasse toucher de ceux qui l’écoutent. Il a une façon singulière d’éclairer ce qu’il dit par les choses de la nature et de faire voir les manifestations de ce qu’il appelle la vie universelle dans des objets où personne autre que lui ne les soupçonne et où il découvre l’action du Saint-Esprit.
Certainement la fille de Saint-Aubin était agitée jusqu’au fond de l’âme par ce qu’elle entendait. Son front rougissait et pâlissait tour à tour. Le feu sombre qui brille dans ses yeux s’éteignait dans des larmes. Qui pourrait douter que cette malheureuse fille ne soit un exemple étrange de ce que Dom Thierry disait dans le moment même, et que son cœur ne fût en proie à la plus cruelle alternative d’incertitude et d’espérance sur le sort éternel de son père adoptif ? La vue de ce trouble, d’une émotion si peu feinte et si évidemment produite par la grâce, m’a fait souhaiter une fois de plus que quelque circonstance heureuse nous ouvre un abord naturel dans la famille de Saint-Aubin. Peut-être la visite de Dom Thierry aura-t-elle cet heureux effet.
25 juin 182…
De Dom Thierry au Très Révérend Père Abbé.
Vous avez eu la bonté de vous plaindre, Très Révérend Père, de ce que je n’écrivisse point, mais Dom Michel ne vous laisse rien ignorer de ce qui nous arrive ; et d’ailleurs, c’est moi qui, dans ce dernier voyage, ai presque constamment tenu à jour notre itinerarium, et je n’y ai pas épargné l’encre. Dom Michel se moque parce que j’y consigne parfois des circonstances futiles, comme la couleur du ciel ou la direction des vents. Il veut que notre journal ressemble à celui d’un capitaine de mer qui écrivît en latin. Mais, pour moi, j’ai toujours cru que c’est une fausse honte ridicule qui empêche d’écrire tout ce que l’on sent. Les mouvements de notre cœur sont très souvent liés à ceux de la nature et ceux qui l’ignorent ne remarquent sans doute pas que le Psalmiste en était persuadé. Je ne traverse jamais un bois de pins chauffés par le soleil sans que l’odeur subtile de l’encens me rappelle aussitôt le matin où ma vocation se décida, et cette vapeur résineuse me ramène plus efficacement à mon premier propos que le sermon le plus éloquent. J’ai toujours remarqué que cette vérité pourtant très certaine ne touche pas les Français. A la réserve de quelques romanciers pernicieux, il semble que leur âme soit toute raison et que le Créateur ne leur ait donné l’imagination, l’appétit et toutes les puissances sensibles que pour en faire un holocauste. Que veulent donc dire les Psaumes, quand presque à chaque verset on y lit les mots de cor, renes, jecur, carnes et autres semblables ? Et l’auteur du Cantique est-il ridicule quand il dénombre la nature entière et la convie à adorer son Seigneur ?
Excusez, Très Révérend Père, la chaleur que je mets à soutenir mon sentiment sur ce point. C’est qu’en vérité il m’a toujours paru autre chose qu’un enfantillage oiseux.
J’ai fait des dessins des objets précieux qui sont restés du trésor de l’abbaye dans cette église et chez un bourgeois de la ville de C…, à trois lieues d’ici. M. Lécu ignore les circonstances dans lesquelles ces choses précieuses sont tombées entre les mains de ce particulier, d’ailleurs riche et bienveillant, et je n’ai pas cru devoir m’en informer. Des recherches exactes dans quelques vieux registres nous ont permis d’établir un inventaire assez considérable, à tout le moins, des tableaux et sculptures. Quant à la bibliothèque, ce qui en a échappé aux faiseurs de cartouches est au dépôt du département, et un abbé Dupuis, qui en a la garde, a paru peu soucieux de nous le laisser voir. Au surplus, l’Ordre bénédictin, n’existant plus en France, y est déjà presque oublié ; la génération qui nous a dépouillés va s’éteindre, et le décret de Pie VII rassurant les consciences, c’est sans doute bien vainement que nous poursuivons la trace de richesses que nous ne pouvons nous faire rendre. Cette pensée remplit Dom Michel d’amertume, et moi, vous l’avouerai-je ? de dégoûts. C’est avec joie que j’ai accueilli l’occasion où nous sommes de ranimer et d’éclairer la foi du peuple de ce village.
Dom Michel vous a parlé de la présence en ce lieu d’un ancien moine jureur et marié. Il vous a dit aussi que cet homme n’a rien de la grossièreté de tant de ses pareils que nous avons trouvés dans la misère ou l’infamie. Un hasard singulier m’a mis aujourd’hui en présence de sa fille. Il faut que vous sachiez, Très Révérend Père, qu’on a établi le télégraphe sur la tour de l’église. Scilly est dans une vallée, mais à égale distance de deux postes trop éloignés pour qu’on voie en tous temps les signaux. Le magister est payé pour être dans la tour, mais comme il est le plus souvent à l’école ou à l’église, c’est son fils, garçon d’environ dix-huit ans, qui fait le guet et répète les signaux. Il n’y faudrait pas grande habileté si les messages qui cheminent ainsi par l’air étaient tous en langage convenu, mais il en passe tous les jours qu’il faut comprendre et dont il faut garder copie, et ceci demande de l’intelligence, de l’habitude et du soin. Le fils du maître d’école est de santé fragile. Souvent il est malade, et quand il tient le lit, la seule personne capable de le soulager en prenant son office est la fille de Saint-Aubin. Il paraît que le jeu du télégraphe l’amusait, et sa charité lui fait maintenant trouver plaisir à ce qui n’était qu’un badinage. C’est dans un réduit attenant à la chambre des cloches que je l’ai découverte aujourd’hui. Elle n’a paru ni embarrassée ni surprise et a montré beaucoup de bonne grâce à m’expliquer la manœuvre des cordes et des poulies. Une expression de tristesse altière qu’elle a quand elle se tait, fait place sitôt qu’elle parle, à une vivacité naturelle et enfantine dont un cœur dur et prévenu pourrait seul n’être pas touché. Au bout de peu d’instants, j’ai vu un nuage et une rougeur passer rapidement sur son front et elle s’est mise à me parler sans préambule d’un sermon que j’ai prêché dimanche passé.
J’ai été surpris d’abord de l’entendre me parler du ton des personnes familiarisées dès longtemps avec notre habit. Le récit qu’elle n’a guère tardé à me faire m’en a bientôt donné les raisons. Cette jeune femme n’est pas la fille de Saint-Aubin, mais d’un Italien dont elle parle sans aucune tendresse, et son enfance s’est écoulée à Gênes et à Florence. Sa mère est Vaudoise, fille d’un pasteur d’un bourg près de Genève. Il ne semble pas que cette protestante et son premier mari fussent faits pour s’accorder. Ce Génois, fils d’un marchand assez aisé avait à peine vingt ans et suivait en tout son inclination plus que son devoir. Sa femme qu’il avait rencontrée à Turin, où les Vaudois sont nombreux, et épousée de pure passion, ne tarda guère à s’en apercevoir et tomba dans la mélancolie. Leur fille dont le nom est Mariana fut abandonnée aux domestiques et élevée à la grâce de Dieu. Elle avait à peine quatre ans que sa mère excédée retourna chez ses parents et sa seule amitié fut dès lors une vieille nourrice de son père qui la soignait. Leur maison était tout près de Sainte-Marie-des-Vignes, grande et belle église dont les cloches ont une harmonie céleste que je me rappelle après trente années, mais la nourrice était sœur d’un des moines de l’église Saint-Mathieu située tout auprès, entre un cloître gothique, le seul qui soit dans l’Italie du Nord, et une petite place où l’on remarque toutes sortes de souvenirs d’André Doria et des doges de ce nom avec plusieurs inscriptions fort belles. Ce bon religieux lui tint lieu de père et de mère, lui apprit un peu à lire et lui inspira des sentiments de foi qui ne se sont jamais effacés. Elle avait environ dix ans lorsque son père mourut. Sa mère vint aussitôt la chercher et l’emmena à Florence où elle épousa peu après Saint-Aubin. Vous auriez été touché comme moi, mon Très Révérend Père, du ton passionné dont cette pauvre jeune femme me dit la suite de son histoire. Tandis que sa mère semblait voir en elle une image de son funeste passé, Saint-Aubin lui marqua aussitôt la tendresse la plus sincère. Il l’avait presque toujours dans sa chambre, la formant et l’instruisant, et prenait le même soin de ses plaisirs d’enfant que de son avancement. Son esprit s’ouvrit en même temps que son cœur. En peu de temps Saint-Aubin lui fit lire l’histoire et lui montra les premiers éléments des sciences. Tout dans sa vie nouvelle lui paraissait charmant et délicieux. Elle eût été parfaitement heureuse si le souvenir de sa vieille nourrice ne l’eût poursuivie comme il arrive aux enfants dont le cœur est fidèle dans un âge où tous les sentiments sont éphémères. Mais elle revoyait incessamment cette bonne vieille et le Frère qui l’instruisait et la petite église de Saint-Mathieu et l’épée d’André Doria suspendue au dessus de l’autel. Elle entendait les chants qui naguère la touchaient ; elle se rappelait des lambeaux de phrases apprises dans la Doctrine chrétienne ou restées comme des échos de sermons oubliés. Hélas ! mon Père, me dit-elle, vous ne pourrez jamais concevoir ce que quelques paroles ainsi retenues me firent souffrir. J’avais treize ou quatorze ans, quand mon père voyant mon désir de revoir la vieille Angèle, ma nourrice, me confia un jour à une sœur de ma mère qui allait à Gênes pour quelque affaire. Je pensai mourir de bonheur en revoyant les arbres de l’Acqua Sola sous lesquels ma nourrice m’avait promenée si souvent et peu après en me jetant dans ses bras. Je restai six semaines à Saint-Pierre d’Arène où ma tante avait à faire. Pendant ce temps je revis souvent ma nourrice et elle m’emmena plus d’une fois entendre la messe ou les vêpres à Saint-Mathieu. Je n’étais pas entrée une seule fois dans une église depuis que je demeurais à Florence. Tout ce que je voyais maintenant me frappait avec une vivacité extraordinaire. La veille de notre départ, le Fr. Mario, frère de la vieille Angèle, fit le sermon. Je n’ai retenu qu’un mot qu’il répétait incessamment avec une force qui me faisait trembler : Fuori Chiesa non c’ è salvezza. Je prenais ces paroles dans leur sens naturel et elles résonnaient à mon oreille comme une malédiction. Quand je dis adieu à Angèle pour ne la revoir jamais, elle me dit tout bas : Ne manque plus jamais d’aller à l’église afin que Dieu te bénisse. J’embrassai son cou de toutes mes forces, et quand nous fûmes de retour à Florence, je priai mon père de me laisser aller à l’église d’une voix si suppliante qu’il en parut étonné et m’y fit conduire dès le premier dimanche. Un jeune Français qui commençait sa carrière sous ses ordres s’offrait à m’y mener. Il avait une nature religieuse quoique ardente. Souvent il me récitait des vers que j’oubliais, mais dont le son me charmait plus qu’aucune musique et me laissait infiniment heureuse d’être catholique. Il avait le plus profond respect pour mon père et quelquefois priait avec moi pour lui. Car, mon Père, ajouta-t-elle, depuis quinze ans, je prie incessamment pour lui. J’ai eu parfois le cœur si serré à la pensée qu’il est maintenant hors de l’Église que je défaillais. Comprenez donc ma joie quand je vous ai entendu dimanche expliquer les paroles qui m’ont épouvantée pendant tant d’années. S’il est vrai, comme vous l’avez dit, que de vouloir tout ce qui est bien est un commencement de religion et que l’Église est le lieu des âmes et non des corps certainement mon père ne sera pas damné, dût un ange lui apporter du ciel, comme vous disiez, les paroles qui le feront chrétien. En disant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes, et sa figure revêtit une expression mêlée de douleur et d’espérance telle que j’en fus dans la même émotion et que je trouvai à peine les paroles capables de l’encourager et de la consoler.
Assurément, mon Très Révérend Père, cette jeune fille est chrétienne, et bien que je ne comprenne pas ce qui l’éloigne des sacrements puisqu’elle est si fort attirée par l’église, elle l’est sans doute beaucoup plus que d’autres qui en ont le nom et l’apparence plus que la réalité.
2 juillet 182…
De Dom Michel au Très Révérend Père Abbé.
Nous continuons la visite du village et je vois bien que Dom Thierry avait raison de nous la faire faire. C’est beaucoup de connaître le visage et le nom de ceux dont on répond devant Dieu. Il arrive que ces bonnes gens sont un peu gênés de leur pauvreté quand nous entrons dans leurs maisons, mais je leur dis notre profonde détresse dans les années qui suivirent notre exil et ce récit de notre dénûment leur ôte aussitôt toute honte. Dom Thierry m’étonne par l’extrême facilité avec laquelle il entre dans leurs moindres intérêts. Je découvre qu’il a une science profonde de l’agriculture dont ces pauvres gens paraissent ravis. Il parle surtout savamment des abeilles qui, dit-il, font des rayons d’or dans son pays. Il a une manière admirable d’enseigner à la fois le mépris des richesses et la façon de les acquérir. A mesure que je l’entends et que j’entre davantage dans ses idées, des projets qu’il fait pour améliorer le sort des paysans en rassemblant leurs efforts me paraissent moins chimériques. Il dit que les esprits chimériques sont ceux qui se figurent les choses toujours au même point pendant qu’elles changent sans cesse, et que Bonaparte, qu’il déteste, a été seul à bien entendre les temps nouveaux.
Avant-hier nous sommes allés à Scilly et nous avons pu enfin pénétrer dans la maison de Saint-Aubin. Je vous l’ai dit, mon Très Révérend Père, cette maison était la campagne de l’Abbé. On y arrive par une avenue de cyprès plantés il y a moins de vingt ans et qui conviennent bien à la triste retraite d’un apostat. Le jardin est rempli de fleurs et de beaux arbres chargés de fruits. Au-dessus de la porte est une inscription latine à la louange du repos des champs qui a été fraîchement repeinte en incarnat. Au moment que nous arrivions à la porte, non sans quelque émotion pénible, cette porte s’est ouverte et l’injuste possesseur du lieu a paru. C’est un grand homme extrêmement maigre avec des cheveux tout blancs. Bien qu’il fût vêtu avec un soin proche de la recherche et que ses manières soient d’une noblesse singulière dans un homme de son origine, son abord n’est pas engageant. Il a dans le regard quelque chose de froid et de hautain qui glace. « Entrez, mes Pères, nous dit-il, ma fille et M. de Souville m’avaient fait espérer votre visite. » Il nous introduisit alors dans une vaste pièce ornée de boiseries anciennes et garnie d’un côté d’une haute bibliothèque, mais sans autres meubles qu’une grande table et, devant une fenêtre, une cage immense très ornée et remplie d’oiseaux de toutes sortes. Au bout de peu d’instants il envoya chercher sa femme et sa fille et, s’excusant sur quelque affaire, nous laissa. Cette femme est bien huguenote. Avec un air de mélancolie qui préviendrait en sa faveur, elle a la politesse sans cordialité des calvinistes et un talent singulier de dire civilement des choses amères. Heureusement qu’elle aussi n’a demeuré que le temps qu’il fallait pour la bienséance et nous a laissé sa fille, disant d’un ton assez sec qu’elle nous montrerait la maison si nous voulions. La pauvre fille souffrait sans aucun doute de l’accueil mortifiant qu’elle nous voyait essuyer et son air était à chaque instant comme une réparation de ce qu’elle ne pouvait prévenir.
A peine sa mère fut-elle sortie qu’elle nous dit toute sa joie de nous voir enfin dans sa maison. Elle nous promena de chambre en chambre de la meilleure grâce et parut aussi surprise que ravie de voir que nous raisonnions tous les deux de peintures et de curiosités. Saint-Aubin a une très belle galerie de tableaux italiens, mais à part la petite châsse d’ivoire dont M. de Souville avait parlé, il n’y a rien qui provienne de l’abbaye. Sa fille nous a dit que cette châsse était un présent du préfet, ou peut-être qu’elle avait été donnée en échange d’autres objets de prix. C’est une imitation de la châsse de Sainte Ursule et le travail en est curieux et délicat, car toutes les parties en ont été conservées réduites, mais il y a dans ce morceau plus d’application et de curiosité que d’art véritable. Quant aux manuscrits anciens, ce sont deux antiphonaires de Trêves assez rares et une Quinzaine de Pâques dont les enluminures sont d’une naïveté singulière et le chant d’une barbarie exceptionnelle, même pour le temps. L’Exultet sur lequel je me suis arrêté un instant offre quelques variantes assez dignes de remarque.
Il faut vous avouer, mon Très Révérend Père, que tandis que nous allions par la maison, nous ne pouvions faire qu’en esprit elle ne nous reparût dans son ancien état et que nous donnions plus d’attention à ces souvenirs qu’aux paroles pourtant empreintes de sincérité de la fille d’un usurpateur. Nous sommes revenus à la cure tous les deux rêveurs et affectés.
9 juillet 182…
De Saint-Aubin à M. de Souville.
Vous êtes parti, mon cher Souville, mécontent et contristé de la manière dont j’avais reçu ces deux religieux. Laissez-moi dire quelques mots à ma décharge. Nous nous connaissons depuis longtemps et voici dix ans que je n’ai guère d’ami que vous : il est convenable que vous sachiez ce qui se passe dans mon cœur.
Vous savez par quelle bizarre chaîne d’événements ma jeunesse a été ce qu’elle fut : comment le prieur de Saint-Marc me distingua parmi d’autres enfants et commença de me faire instruire ; comment un père chargé de famille fut trop heureux de me voir me tourner vers l’Église où, à défaut d’honneurs, je devais du moins trouver l’aisance et le bien-être ; comment enfin le bon prieur, attentif et inquiet sur ma complexion délicate, m’envoya, vers l’âge de dix-huit ans, à Scilly qui était devenu ce que, dans l’Ordre bénédictin, on nomme un monastère de campagne et demanda qu’on m’y traitât avec une particulière douceur. Quelques années séparaient le moment où j’y arrivai de la Révolution, et j’ai la certitude qu’une inquiétude sourde qu’on remarquait dans presque tous les couvents d’alors venait, sinon de la prévision, du moins de l’approche de ces grands événements. C’est ainsi que l’instinct des oiseaux les agite, même à l’abri dans une volière, quand l’orage est menaçant ou que le temps des migrations revient. Scilly n’était pas un monastère des plus réguliers. L’Abbé, qui me prit aussitôt en amitié, avait près de soixante et dix ans et se souciait peu de réformes. Je passai presque tout mon temps avec lui, dans cette maison même que j’habite et qu’il ne quittait presque plus. Chaque matin, j’allais au monastère prendre une leçon de théologie et entendre l’explication des règles. Celui qui la faisait était un homme d’environ soixante ans, qui avait été rival de l’Abbé au moment de son élection. C’était un moine austère et d’une régularité extraordinaire. Sa vie était le seul lien assurément qui empêchât l’observance claustrale de se dissoudre entièrement. Il le sentait et s’attribuait une autorité fort au-dessus de celle de prieur, qui contribuait encore à éloigner l’Abbé. Cette situation retentit sur la mienne. Les profès me connaissaient à peine. Parmi les novices, les uns me jalousaient, les autres me trouvaient de l’esprit et le laissaient voir d’une manière qui tournait à mon préjudice. Le prieur enseignait une doctrine étroite et rigide qui me dégoûtait et dans laquelle il ne m’était guère difficile de faire brèche. L’Abbé était savant en histoire ecclésiastique et, avec la bonhomie de la vieillesse, il m’en disait souvent des détails qui m’étonnaient secrètement, mais dont je me servais avec plus d’impertinence que de malice véritable contre les thèses du prieur. Les livres réservés se trouvaient aussi dans notre maison et tout à fait à part de la bibliothèque commune. Je ne tardai guère à y aller voir. Calmet me conduisit par une route naturelle au Dictionnaire philosophique, à Diderot et à Rousseau où je sentais la vie, tandis que mes cahiers latins me semblaient être des sépulcres vides. Plus d’une fois le prieur m’appela M. le philosophe, non par une ironie dont il était incapable, mais dans une indignation qu’il ne pouvait maîtriser et qui me déconcerta. Je revenais lire Tillemont à l’Abbé dans un sentiment confus que ni mes goûts ni mes idées ne me portaient vers une vie que je n’avais pas choisie et j’en appelais sourdement le terme. Quand la Révolution nous dispersa, bien que ma vie eût été constamment facile et agréable, il me sembla que des barrières s’ouvraient. Je n’eus cependant pas un instant l’idée d’abandonner l’Abbé dans des circonstances que son âge et la tranquillité où il avait vécu lui rendaient plus cruelles qu’à personne. Nous allâmes à Neufchâtel où nous passâmes l’hiver de 1793. Cette ville était pleine d’émigrés qui y menaient une existence joyeuse. Il nous avait fallu prendre des habits séculiers et je fus ravi de me donner les airs d’un jeune cavalier. La naissance de l’Abbé, sa noblesse et son infortune le mettaient naturellement dans la société la plus relevée. J’en profitai et il ne me fallut pas longtemps pour oublier l’air conventuel et avec lui toutes les leçons que j’avais reçues. J’étais jeune et agréable. La liberté me donnait de l’esprit et de la légèreté : je fus gâté, et pour la première fois de ma vie je me crus heureux. Cependant je remarquais un sentiment étrange dans l’Abbé. Ce vieillard que la vie claustrale paraissait rebuter et qui s’en était retiré sitôt qu’il en avait eu le pouvoir était miné maintenant par la tristesse d’en être éloigné à jamais. Il en parlait peu, mais quand il le faisait, c’était avec une douleur contenue qui me pénétrait. Parfois, le son de quelques cloches lui rappelait les nôtres, et sa mélancolie redoublait. Voyant ce triste état, je lui proposai de changer pour un temps de résidence. Nous fûmes reçus avec une extrême bonté par les religieux de Saint-Maurice en Valais, qui sont des Chanoines augustins. L’Abbé s’appliqua à observer leur règle et on eut pour lui tous les égards. Il assistait très exactement au chœur et vivait dans un recueillement que je ne lui avais jamais connu. Cependant sa santé s’altéra insensiblement et il mourut le jour de la Pentecôte 1794, avec un courage et une religion dont tout le monastère fut dans l’admiration.
Je restai à Saint-Maurice encore quelques semaines après sa mort, mais la régularité conventuelle qui ne m’avait été possible que par la crainte d’affliger mon bienfaiteur me devint promptement insupportable. Je trouvai un prétexte pour remercier ces bons Augustins de leur hospitalité et gagnai Berne, où je devins, par une aventure singulière, secrétaire d’un commissaire du Gouvernement. Cet homme fut pour moi, à cette époque critique de mon existence, ce qu’avait été l’abbé de Scilly. Il avait un esprit vaste et puissant, une âme élevée et grave. Il me fit comprendre l’esprit de la Révolution dont je n’avais vu jusque-là que les dehors et pour ainsi dire l’écorce effrayante. Il avait beaucoup lu et me fit apprendre l’allemand que personne ne sait en France. Lessing et Herder me montrèrent combien les adversaires aussi bien que les champions du christianisme, dans notre pays, étaient superficiels, étroits et éloignés même de l’intelligence la plus rudimentaire des questions qu’ils débattent. En même temps, je pris goût aux affaires et commençai à sentir l’ambition. Vous avez quelquefois été surpris, mon cher Souville, de voir qu’il ne restât en moi aucune trace de mon éducation première. C’est dans ces années d’activité, de réflexion et un peu aussi d’intrigue, que je les perdis entièrement. Quand le Premier Consul me chargea d’une mission importante à Parme, je me souviens que je remarquai à quel point j’étais un homme nouveau, ou plutôt combien il me paraissait étrange que mes idées, sinon ma vie, eussent jamais été autres que ce qu’elles étaient. Tous ceux qui ont suivi le même chemin que moi n’en pourraient dire autant. J’ai entendu, un jour, dans un repas et devant une société nombreuse, M. de Talleyrand et le baron Louis, ancien prêtre, comme vous le savez, faire des plaisanteries révoltantes sur leur premier état. J’ai toujours été à l’abri de cette bassesse et de cette grossièreté, vous en avez eu souvent la preuve, et depuis mon retour dans ce pays, la solitude, la réflexion et l’âge m’ont fait perdre peu à peu un sentiment assez semblable à de la rancune que j’avais contre les institutions religieuses parce qu’elles étaient vieillies et décrépites quand j’étais jeune et que tout, autour de moi, était jeune ; peut-être aussi parce que de vivre en Italie confirme inévitablement dans le mépris qu’on peut avoir de la superstition. Aujourd’hui, je vois clairement que, quoi qu’on puisse dire contre la Bible et les mystères, la religion a une influence heureuse sur les peuples, et que le catholicisme avec la tolérance ne pourrait manquer de rendre une nation prospère. Ce n’est pas tout. Je retrouve en moi-même, à mesure que je vais, un sentiment élargi et fortifié de la puissance de la prière. Oui, Rousseau aurait raison et la prière serait une absurdité et une sauvagerie si nous savions ce qu’est l’Être suprême. Mais nous n’en avons que des idées faibles ou fausses parce que notre intelligence ne peut lui appliquer que des mesures humaines et toutes trompeuses. Je vieillis. Dans quelques années je mourrai, c’est-à-dire que je serai séparé de tout ce qui m’attache et surtout des deux femmes qui m’environnent de leur affection. Je sens, mon cher Souville, que tout dans ma nature se révolte à l’idée de tomber seul, épouvantablement seul, dans ce gouffre obscur du trépas. C’est ici que l’idée du Dieu de l’Évangile, du Père céleste qui pardonne et accueille, me revient avec une force qu’aucun raisonnement n’ébranle et devant laquelle toute philosophie semble dérisoire. Un Voltairien ne manquerait pas de me dire que je n’éprouve ce sentiment à un tel degré que parce que j’aime tendrement ma fille. Il est vrai, mais il est vrai aussi que d’aimer ou de ne pas aimer fait qu’on entre ou qu’on n’entre pas dans certaines raisons et que, telles qu’elles sont, les miennes me paraissent démonstratives. Apprenez maintenant que je n’ai montré tant de froideur au P. Thierry et au P. Michel que parce que je croyais voir des inquisiteurs entrer dans ma maison à la recherche de biens qui n’y sont pas, que depuis j’ai revu souvent ces bons religieux et que je regarde le P. Thierry comme un génie. Aucun homme ne me paraît être entré aussi avant que lui dans l’esprit véritable du christianisme ; personne n’y sait découvrir comme lui des harmonies où le siècle passé ne voyait que des absurdités. Hélas ! mon cher Souville, si j’avais rencontré un tel homme il y a quarante ans, ma vie n’aurait pas été sans doute ce qu’elle a été. Mais peut-être aussi que si ma vie eût été autre, je n’aurais pas apprécié comme je fais les étonnantes clartés qu’il jette sur la doctrine de l’Évangile. Laissez-moi, en tous cas, vous remercier de m’avoir envoyé ces très honnêtes gens dont l’un est assurément le plus grand esprit que j’aie jamais rencontré.
5 septembre 182…
Nous n’avons point d’autres lettres des personnes qui formaient l’entourage de Saint-Aubin, mais nous savons par le Journal de Dom Thierry que Saint-Aubin, frappé d’une seconde attaque, fit publiquement profession de la foi chrétienne, qu’il fut réconcilié dans les formes, mais que, par un choix assez inattendu, il voulut se confesser à Dom Michel, qu’enfin il mourut quelques années plus tard dans les sentiments d’une piété véritable.
Sa femme était morte avant lui et resta toujours protestante. Leur fille retourna en Italie après un incendie qui détruisit de fond en comble la maison de l’Abbé. Elle vivait encore à Florence en 1855.
Mai 1898.