Figures de moines
LA TRAPPE
Des prairies et des bois, dans un long pays onduleux et vert, puis, une belle forêt bordée de bruyères roses, puis une plaine déserte, quoique fertile et cultivée comme un jardin, et à droite, près de la lisière du bois, la Trappe, triste et silencieuse, sous un ciel de septembre, bleu et blanc et agité. Je ne l’ai pas revue depuis mon enfance. La brique fine et les pierres bleues de la chapelle me semblent un peu pâlies ; l’ardoise grise des toitures aussi ; les thuyas et les sapins qui font au monastère une ceinture sombre ont extraordinairement grandi ; on ne voit pas une forme humaine dans la campagne : pas apparence des carrioles sonnantes qui amenaient les gais pèlerins d’antan : je trouve que le paysage est devenu plus fort, plus rude, plus réel et moins poétique que lorsque je le voyais par mes yeux d’enfant : ces arbres grandis, secoués par un vent d’ouest inquiétant me font sentir que vingt ou vingt-cinq ans ont passé et que ma vie passe aussi. Les moines ont élevé une sorte de tumulus disgracieux sur lequel est un calvaire.
On suit toujours le même chemin de terre, le long du bois, et, en approchant de l’hôtellerie, le même sentier un peu plus étroit entre les sapins élargis. Une forme brune va et vient aux abords de la petite porte d’entrée : c’est le frère hôtelier qui promène sa méditation, tandis que les autres font la sieste.
Il faut faire un peu d’instances pour entrer : on ne reçoit plus les hôtes comme autrefois, on a fait une réforme : d’ailleurs midi vient de sonner et le frère cuisinier sera parti. J’insiste, il y a si longtemps que je ne suis venu, je ne dérange pas souvent les habitudes de la communauté ; d’ailleurs je mangerai n’importe quoi. Le frère hôtelier réfléchit : le cas lui paraît grave et exceptionnel. Enfin son front s’éclaircit, il sourit : « oui, oui, entrez ! il y aura toujours des pommes de terre et une omelette. »
Nous traversons la cour de l’hôtellerie. Rien n’a changé : les espaliers tapissent toujours la façade, des petites pommes du Japon brillent comme autrefois dans une haie qui coupe le jardin en deux ; seulement, je m’étonne de voir que tout est devenu plus petit. L’ancien père hôtelier est mort, très mort. Celui auquel le frère me présente dans le vestibule dallé de grandes pierres bleues est un homme d’au moins soixante-quinze ans, très maigre dans sa robe blanche, l’air frileux malgré le soleil qui lutte nerveusement avec le vent, le regard lointain sous des paupières lourdes. Un prêtre qui finit sa retraite est debout dans la salle des hôtes, bouclant son sac. Il embrasse le père hôtelier, ils se font des adieux naturels et sincères où ils parlent de la mort et du temps en termes simples qui saisissent.
Le prêtre parti, je m’assieds. La salle est haute, blanche et froide. Une grande horloge l’emplit de son tic-tac. Certainement la Trappe était moins triste autrefois, ou cette heure de midi est plus silencieuse et vide que la nuit. Le vieil hôtelier va du guichet de la cuisine à la table, sans rien dire et avec une lenteur surnaturelle : il apporte une assiette, un verre, une bouteille de bière forte. La figure du frère cuisinier paraît au guichet, il me fait signe, il ne m’en veut pas, il va me faire mon omelette. En effet, la voilà qui arrive, infiniment lente, puis trois pommes de terre et du fromage. Nous disons alors le bénédicité et le vieil hôtelier s’assied à ma gauche, un peu fatigué d’avoir été tant de fois du guichet à la table. L’horloge tique-taque bruyamment, scandalisée de voir qu’on mange à cette heure, elle fait un grand ronflement métallique et mécontent et sonne midi et demi avec un profond soupir.
Le père hôtelier me parle. Sa voix est comme son regard, très lointaine. Jamais je n’ai entendu de voix semblable : on dirait la voix d’une âme et je prête l’oreille dans le profond silence de la chambre. Le Père devine, je ne sais comment, que je demeure à Paris : il me fait des questions ; nous parlons de l’abbé Loisy, de l’extrême difficulté de se maintenir dans la bonne doctrine quand on s’écarte de la tradition, du danger de l’orgueil. De temps en temps la voix lointaine expose longuement et avec une sorte de complaisance des objections subtiles et redoutables, mais un texte de la Bible ou d’un saint Père vient toujours à propos pour renverser le vain échafaudage. « Ces hommes n’ont donc pas lu », dit le père, « ce que le Saint-Esprit lui-même dit dans l’Écriture sainte ». Bientôt ce vieux père hôtelier m’intéresse vivement. Dans la région éloignée d’où sa voix s’élève il a des pensées qui étonneraient singulièrement ceux qui regardent un Trappiste comme un automate habillé de bure.
Voilà soixante ans qu’il est à la Trappe où il est entré presque enfant, et sa personnalité est autrement marquée que celle de la plupart des gens du monde. Je m’aperçois bientôt que, sans qu’il s’en doute, il a des goûts de raffiné, d’artiste et de poète. Il a eu un jour une discussion avec un monsieur qui devait être un professeur et dont les idées religieuses qu’il se rappelle et résume à merveille, lui faisaient horreur. Cet homme souffrait de ses doutes et sa figure avait une noblesse dans son inquiétude. « Il y a de ces malheureux », me dit le père, « qui seraient des saints si Dieu les éclairait ». On voit bien qu’il a une sympathie pour tout homme qui sent vivement. Il aime la beauté, l’art, l’éloquence. Il s’étend sur la puissance de parole du Père Abbé qui est encore très jeune et a une facilité incroyable. L’élégance le ravit. Il me dit tout à coup qu’il est étranger, il est né dans une vieille ville des bords du Rhin. On ne s’en douterait guère : sa phrase lente est d’une pureté singulière. C’est qu’il a toujours pris plaisir à remarquer des termes choisis et une prononciation distinguée. L’année dernière, des Westphaliens sont venus visiter la Trappe : il a été frappé de la différence de leur allemand d’avec celui de la province rhénane. L’un d’eux, un monsieur « évidemment du grand monde », avait une façon délicieuse de prononcer le mot achtzig. Et la voix lointaine répète achtzig, achtsig, avec complaisance. Je m’étonne qu’un Trappiste qui n’a commencé à parler qu’à soixante ans aime tant le beau langage et ait appris à parler si bien. Le vieil hôtelier sourit. Apparemment on parle, à la Trappe, bien plus que je ne croyais. On parle pendant le noviciat et quand on fait ses études, on parle au chapitre et il semble même qu’on y parle quelquefois avec animation, on prêche, on va voir le Père Abbé. En somme on a une vie bien moins renfermée que je ne supposais, et il y a quelque mérite, même à un Trappiste, à être obéissant, charitable dans ses jugements et modéré dans leur expression.
Le père hôtelier est vieux, il a connu plusieurs abbés, il n’est donc pas à craindre que je sache quel est celui dont il parle et qui est « depuis longtemps dans son tombeau ». Eh bien ! celui-là avait plus de zèle que de science. Parfois, au chapitre ou à l’église, il lui arrivait de laisser échapper des affirmations surprenantes et qui faisaient se relever les têtes avec un mouvement étonné. Le père hôtelier attendait un jour ou deux, puis allait frapper à la porte de l’Abbé. « Mon Révérend Père, vous avez dit ceci ou cela. Vous avez surpris la communauté. » L’Abbé répondait qu’il avait vu cette doctrine dans un livre, mais le livre ouvert et le passage lu il paraissait toujours que le père abbé n’avait pas bien lu.
Cet Abbé-là n’aimait pas le père hôtelier…
Le père hôtelier reste silencieux un long moment : il me regarde de ses yeux éteints. Tout à coup sa voix lointaine se fait plus ténue encore pour une confidence : ce Père Abbé était Janséniste. Un beau jour le père hôtelier entrant chez lui à l’improviste l’avait trouvé lisant, quoi ? l’Augustinus.
Nouveau silence pendant lequel cette révélation me jette dans un abîme de réflexions et de doutes. L’horloge affirme avec force que le père hôtelier n’aurait pas dû raconter cela. Le vide et le silence de la salle bourdonnent à mon oreille. Je me sens un peu mal à l’aise pour expliquer au vieux Trappiste que, malgré ce que je viens d’entendre, je regarde toujours la Trappe comme une Thébaïde et que peut-être l’Abbé se servait du gros livre de Jansénius comme Chrysale de son Plutarque.
Par bonheur, on entend dans le vestibule les éclats d’une voix jeune et bruyante. Cette voix répète qu’avec de la bière, du pain et du fromage on déjeune fort bien. La porte s’ouvre et un jeune curé paraît au seuil, un peu pâle d’avoir eu trop faim. On s’empresse et un troisième déjeuner, vrai déjeuner d’anachorète cette fois, remonte bientôt de la cave. Le père hôtelier regrette la conversation théologique où nous étions, mais, comme il faut être hospitalier, il met le discours sur la Séparation. Le jeune curé est intarissable. Il déclare que tout le monde mourra de faim, mais que le Pape ne peut songer une minute à accepter la loi. Sa paroisse est peuplée de paysans avares qui ne donneront jamais un sou. N’importe. Il faut lutter. On dira la messe dans une grange et on verra bien qui tient à la religion et qui n’y tient pas.
Le frère hôtelier qui est un ami du jeune curé est rentré avec lui. Il l’écoute silencieux, approbateur et un peu narquois, en prenant de larges prises de tabac. Bientôt, comme il est Belge, il commence un parallèle complaisant entre la situation des catholiques dans son petit pays et celle des catholiques de France. Vous êtes pourtant trente-six millions, dit-il. Le jeune curé sait bien que c’est vrai, puisque c’est dans les géographies. Il mange un peu nerveusement son Port-Salut. Cependant le frère hôtelier, poursuivant ses avantages, fait un tableau paradisiaque de la vie paroissiale et ecclésiastique au diocèse de Namur. Il apporte des chiffres. Peu à peu la conversation dévie et le père hôtelier lui-même, sortant d’une rêverie, commence à parler millions et millionnaires. Le frère hôtelier s’assied et continue de manier avec aisance des sommes énormes. Le jeune curé malin laisse entendre que les Trappistes sont immensément riches et le frère hôtelier, pour ne pas répondre, prend plusieurs prises coup sur coup.
Une heure et demie approche. C’est l’heure de la visite. J’ai fait passer ma carte au Père Abbé et on vient dire qu’il m’attend dans la galerie. Ce Père Abbé est tout jeune, d’allure presque élégante. Il me laisse à peine baiser son améthyste. Il met aussitôt la conversation sur des sujets qui ne m’ennuieront pas. On se croirait chez un de ces religieux curieux et polis qu’on rencontre à Rome et qui savent parler de tout. Moi-même je prends le ton du monde…
Une heure et demie sonne. Le Père Abbé a quelque affaire. Nous nous séparons sans que je songe que nous sommes au désert et sans que le père abbé me dise qu’il faudra mourir.
La visite commence. On traverse les cloîtres couverts d’inscriptions austères et ornés d’un chemin de croix. On traverse l’église où se célèbre l’office nocturne, puis le dortoir avec la tête de mort qui invite si étrangement au sommeil. Puis on monte dans les greniers de la brasserie où règne l’odeur du grain brûlé, on visite la ferme où un chien d’aspect terrible vient demander férocement une caresse au père hôtelier. Celui-ci ne parle presque plus. Il glisse à travers le monastère sur ses vieux souliers appesantis. Au sortir d’une cour, nous nous trouvons dans un petit cimetière où l’ombre de la haute abside de l’église fait régner une grande fraîcheur et une tranquillité éternelle. Les petites croix noires portent toujours en lettres blanches l’inscription Frère N., mort à l’âge de… ans. La visite est finie et je vois que le père hôtelier est bien fatigué. Il est vieux pour ainsi monter et descendre.
Je demande à retourner à l’église. Je m’agenouille dans la tribune d’où l’on voit fuir les lignes souples de la voûte ogivale. Le soleil a envahi toute la partie supérieure de l’église et l’on sent une tiédeur. Cependant le vent d’ouest continue à se jouer follement dehors, dans les arbres et sur les toits : il chante et gronde et siffle et souffle pour rire sur l’armature plombée des vitraux. Je médite sur le calme de cette solitude, je fais des comparaisons et des examens de conscience.
A trois heures je remonte à bicyclette. La machine agile me porte. Je traverse des bois, des prairies, des plateaux où l’herbe sèche ondule. Parfois la route fait le gros dos et je vois de grands paysages calmes. Dans le ciel bleu les nuages blancs font aussi des randonnées. Septembre chante partout sa chanson mélancolique.
Septembre 1905.