Figures de moines
FIGURES DE MOINES
LES BÉNÉDICTINS ANGLAIS DE DOUAI
Le département du Nord apparaît sur la carte comme un long ruban, serré entre la Belgique d’un côté, et, de l’autre, entre l’Artois, la Picardie, la France et la Champagne. Les Parisiens l’appellent la Flandre et le voient sous les couleurs dont Rodenbach leur a peint sa patrie. Il y a cependant des différences singulières entre les habitants d’une région si étendue et soumise à des influences si diverses. Les Flamands de Bergues et de Cassel ne ressemblent en rien aux populations des quatre arrondissements méridionaux et dans ceux-ci mêmes la variété est assez grande pour engendrer parfois l’antipathie. Entre la Flandre proprement dite et ce qui était le diocèse de Fénelon, Lille est tout à fait à part dans un pays bas, humide et de population mêlée. C’est une grande ville neuve, bruyante, boueuse et triste, où le peuple est singulièrement grossier. Les gens du pays d’herbages et de forêts, situé à vingt ou trente lieues au sud, entre la Sambre et les Ardennes, qui y viennent quelquefois pour leurs affaires, s’y sentent mal à l’aise et dépaysés. Au contraire les vieilles villes du bassin de l’Escaut, le Quesnoy, Valenciennes, Condé, Cambrai, Douai, éveillent en eux une curiosité sympathique. Ce sont des pays qu’on avait toujours sus assez près pour espérer les voir, quand on en rencontrait les noms dans l’histoire des guerres de Louis XIV. On y était soldat, on y allait pour des procès, pour passer son baccalauréat, ou simplement pour voir les cavalcades ou les grands marchés.
Je me rappelle ma curiosité quand on m’amena à Cambrai pour y commencer mes études en sixième. C’est au Quesnoy que je vis pour la première fois plusieurs des merveilles qui m’avaient fait rêver : des remparts avec de grands tas de boulets noirs, brillants et rangés, un grand bateau sur le canal, et un moulin à vent qui tournait et sifflait.
Cambrai m’offrit bien d’autres objets d’étonnement. Les remparts s’y dressaient autrement fiers sur la profondeur sombre des fossés ; les portes y étaient monumentales, à colonnes et sculptures, avec des traces de boulets de canon. Quand nous entrâmes en ville, je sentis tout à coup que je ne ressortirais plus que collégien conduit à la promenade, et Cambrai me parut triste. Cependant nous allâmes longtemps par la ville au beau soleil d’octobre, et je vis pour la première fois une cathédrale, une grande église ornée de tableaux immenses, un palais épiscopal, de vastes places, des séminaires, collèges et couvents, pour la plupart puissants édifices du XVIIIe siècle, dont je ne me lassais pas de regarder les innombrables fenêtres et les toitures énormes. Dans la cathédrale, nous vîmes, derrière le chœur, la sépulture des archevêques. Sur un sarcophage, à demi-couchée, on me montra la noble figure de Fénelon. J’avais lu le Télémaque et j’avais un goût extraordinaire pour les Fables. Je connaissais aussi le portrait de Saint-Simon qui me faisait, sans que je susse pourquoi, l’effet de la musique. C’étaient bien ces yeux dont le feu sortait comme un torrent. Il y avait une noblesse inexprimable répandue sur les grands traits du visage, dans le geste lent et persuasif. Je regardais de toutes mes forces.
Sur une place silencieuse, derrière un jardin à bassins et jets d’eau, qui me parut mystérieux et féerique, nous nous arrêtâmes aussi devant ce qui reste du palais du prince-évêque : une entrée magnifique, une sorte de double portique avec des guirlandes, des écussons et des devises. J’ai vécu neuf ou dix ans à Cambrai, j’y retourne encore quelquefois : la statue et la porte du palais de Fénelon me parlent toujours comme en cette journée d’octobre.
On nous conduisait parfois nous promener sur la route de Douai. Une vieille pierre blanche indiquait le chemin. Je ne savais de Douai que ce que mes camarades me disaient et je n’y pensais pas autrement ; cependant, un de mes oncles y avait été professeur, et il me semblait naturel et probable que j’y vivrais moi-même quelque jour. Quand je fus en troisième, je me pris d’une passion pour l’anglais. On nous l’apprenait par une méthode sévère, mais la langue me paraissait à la fois étrange et facile et me faisait sentir sous les mots une âme autre que la nôtre que je voulais atteindre. Les élèves de seconde expliquaient le Sketch Book de Washington Irving. Je l’empruntais constamment à mon voisin : je lisais et relisais les pages charmantes qui me peignaient un Noël anglais, ou les histoires mélancoliques et sentimentales où je croyais voir pour la première fois une expression juste et pénétrante de la vie réelle. La langue ciselée, savante, poétique, me ravissait. Cette année-là, j’eus en prix l’Apologia du cardinal Newman. Ce chef-d’œuvre avait été traduit très exactement et avec une certaine élégance par un M. Du Pré de Saint-Maur. Newman avait écrit, pour la traduction, une vingtaine de pages de notes où il débrouillait à l’usage des Français l’écheveau des partis religieux dans l’anglicanisme et celui, plus embrouillé encore, de la constitution d’Oxford. Le livre n’avait eu aucun succès. Il était tombé peu à peu au rang des ouvrages que les éditeurs vendent au rabais aux institutions religieuses. Il y en avait un stock à la librairie et on faisait si peu de cas de ce pauvre livre à couvertures grises qu’on n’osait même pas le montrer à la distribution des prix. J’eus le mien parce que j’étais assez fort à la balle au mur.
Il serait inutile d’essayer de décrire l’impression que cette merveilleuse histoire d’âme fit sur moi. Oxford est vivant dans l’Apologia avec sa poésie propre qui ne ressemble à aucune autre. Quant au progrès religieux de Newman, il s’accompagnait d’une vie intérieure noble et mâle, d’un goût de vérité et de beauté, très humain et très élevé, que je n’avais jamais vus rassemblés dans une vie de saint. Le pauvre livre méprisé m’enchanta par ce qu’il m’apprenait, par ce qu’il me faisait deviner et par les problèmes que mon esprit se posait à lui-même chaque fois que je l’ouvrais. La pensée anglaise m’attira dès lors par son originalité et sa fraîcheur et je devins curieux de tout ce qui me venait de ce côté.
Je ne me rappelle pas comment je connus l’existence du monastère anglais de Douai. Nous lisions beaucoup une très intéressante histoire des persécutions par un grand vicaire de Cambrai, M. Destombes, dont je vois encore la fine et spirituelle figure. Il y est question à chaque instant du collège qui vit sur ses bancs Southwell, Campian et tant de confesseurs de la foi, mais je ne croyais pas que rien subsistât de ce séminaire fameux. Quelqu’un me prêta aussi la traduction du Journal du collège pendant la révolution. C’est le récit très attachant d’une captivité assez longue que les étudiants et la plupart de leurs maîtres subirent dans la citadelle de Doullens. Quelque temps après, je sus que Douai possédait toujours un collège anglais et mon imagination commença à travailler sur ceux qui l’habitaient. Je les voyais dans les dispositions où mes lectures m’avaient montré leurs lointains ancêtres, graves, réfléchis et méprisant la mort sans emportement.
Nous passions, comme de juste, notre baccalauréat à Douai. C’est cette grave affaire qui m’y conduisit pour la première fois. Le souci de repasser des dates ne nous laissait guère le loisir de nous promener en touristes et nous ne quittions une petite pension appelée Saint-Amé, où nous descendions, que pour aller à la Faculté. Cette maison touchait à l’église Saint-Jacques qui, jusqu’à la Révolution, avait été celle des Récollets anglais. Un joli jardin triste, planté de poiriers déjà chargés de fruits, s’étendait le long de l’église : nous y restions de longues heures sur un banc à écouter les cloches — les plus belles de la ville, — égrenant un glas infini. Devant l’église, une grande maison du XVIIe siècle dominait un jardin entouré de murs et de fossés : c’était l’ancien couvent des Récollets. Douai avait eu, au XVIe siècle, une célèbre université. Quand Oxford devint protestant, les catholiques anglais se rassemblèrent au centre intellectuel le plus proche. C’est ainsi que Douai eut cinq établissements britanniques : un couvent franciscain, un monastère bénédictin, le Collège anglais ou des Grands Anglais, comme on l’appelle encore, celui des Écossais et un autre pour les Irlandais, dont il ne reste rien. La maison des franciscains, comme leur église, n’avait pas subi le moindre changement.
Un beau soir de dimanche, il y eut une fête sur l’esplanade, le long de la rivière. La chaleur avait été accablante et la soirée avait le calme profond des plus beaux soirs d’été. Je fus frappé du recueillement de la foule. A part trois jours dans l’année où un vent de folie semble souffler sur la ville, le peuple de Douai n’est jamais bruyant. Cette multitude se déplaçait lentement, sans cris ni désordre, et semblait jouir de la fraîcheur commençante comme si elle n’eût eu qu’une seule âme. Les larges quais de la Scarpe et l’immense esplanade paraissaient plus vastes de la présence de ces milliers d’hommes. Je suivais distraitement la foule quand je vis venir en sens inverse trois hommes d’un aspect singulier. Vêtus de noir, ils avaient la pâleur de visage, les cheveux et les sourcils foncés que le mélange de sang irlandais donne fréquemment aux Anglais catholiques. Le plus âgé portait le paletot fermé et le haut col romain, ses deux compagnons avaient la bizarre coiffure en losange des étudiants d’Oxford. Ils s’avançaient silencieux, le pas grave et assuré ; personne que moi ne les regardait. Je serais ridicule en disant que cette apparition de trois Anglais, un moine et deux séminaristes, me fit battre le cœur et que mes yeux ne pouvaient se détacher de leurs hautes et sombres figures. Mais j’étais jeune, sans nulle expérience, imaginatif et ardent : ces trois hommes étaient pour moi une civilisation, une pensée, et surtout l’incarnation d’une histoire écrite avec le sang des martyrs. Je les regardais s’éloigner, le cœur plein d’aspirations de toutes sortes. De ce premier passage à Douai leur souvenir fut celui que je gardai le plus vif avec celui d’un recueillement singulier répandu sur la ville.
Deux ou trois ans après, je revins à Douai faire mon apprentissage de très jeune professeur. Le collège Saint-Jean était établi dans un ancien couvent d’Ursulines, dont il restait quelques morceaux assez élégants. Les bâtiments formaient un quadrilatère autour d’une vaste cour ombragée par quelques vieux arbres et séparée par une grille d’un très beau jardin que l’on continuait à appeler le parc, comme au XVIe siècle[1]. A travers les arbres on apercevait le dôme de l’église Saint-Pierre.
[1] Le « parc » de madame de Lafayette, dont parle madame de Sévigné, ne pouvait aller que de la rue de Vaugirard à Saint-Sulpice. Le très agréable jardin du collège Stanislas s’appelle aussi le parc, comme au temps où la princesse Belgiojoso s’y promenait.
Saint-Jean était la maison la plus ordonnée. La règle y était austère et cependant on l’acceptait. Plusieurs professeurs âgés avaient vieilli au collège, comme vieillissent les prêtres, sans le sentir ni s’en douter. Nous ne faisions jamais de visites. Quand quelqu’un manquait à la table de communauté, l’événement était commenté. Une vie ainsi réglée et solitaire dans un milieu qui a sa physionomie et comme son âme propres développe une attention aux choses que la vie de société ignore ou détruit. Pour nous, le collège et la ville étaient des personnes. La langue anglaise a une expression d’une force singulière pour marquer le progrès qu’un lieu, un monument, une œuvre d’art fait insensiblement dans l’âme d’une personne : to grow upon one, grandir non pas en soi, mais sur soi, c’est-à-dire presque contre soi et malgré qu’on en ait. Le charme de Douai, les expressions nuancées de sa physionomie de vieille ville, nous pénétraient ainsi lentement et sûrement.
Ce qui frappait d’abord, c’était, comme je l’ai dit déjà, le silence profond qui régnait. La ville était immense pour sa population. Valenciennes, qui est aussi peuplée, couvre moitié moins d’espace et les rues en paraissent étroites et grouillantes. Douai avait de grands espaces vides : les quais, l’esplanade, un marché aux bêtes qu’on appelait le Barlet, dont on ne voyait pas les limites et où les plus grandes foires du monde eussent été à l’aise. Il y avait en ville plusieurs casernes derrière lesquelles des cours insoupçonnées s’étendaient à perte de vue. Les couvents, les collèges étaient tous au large, entre des promenoirs, des cours et des potagers. Le lycée, établi dans les bâtiments du collège d’Anchin, en avait conservé l’immense enclos. Enfin, presque partout, derrière les vieilles maisons parlementaires à haute porte cochère et à six fenêtres de façade, se cachaient des charmilles et de profonds jardins. Quelquefois, par la porte ouverte d’une étroite maison, on apercevait une confusion d’arbustes ou d’arbres fruitiers en fleurs débordant de toutes parts sur des murs et que la mine chétive du logis ne laissait guère deviner.
Tout ce vide et cette étendue faisaient un grand silence et une grande solitude. Je ne me souviens pas d’avoir vu jamais plus de deux ou trois personnes à la fois dans la rue Saint-Jean, qui aboutissait cependant au centre de la ville et souvent mes pas y rompaient seuls le silence. Le carillon du beffroi — vieux beffroi espagnol de haute figure — s’entendait de partout quand l’heure ou la demie lui faisaient reprendre infatigablement ses petits airs toujours les mêmes, et dont on ne savait jamais s’ils étaient gais ou tristes. Certainement ce repos absolu était l’atmosphère même de Douai et les habitants le sentaient. Une fois par an, dans le mois de juillet, on promenait par la ville une de ces familles de géants, protecteurs des cités flamandes, et pendant trois jours le carillon s’éveillait avec l’aube et répétait un refrain que vieux et jeunes reprenaient jusqu’au soir dans une griserie de joie, de soleil et de bière blanche. Mais cette petite fièvre ne durait que d’un dimanche à un mardi et le mercredi matin le silence revenait plus profond que jamais.
Les Douaisiens étaient renfermés, casaniers et gardaient leurs impressions pour eux. Deux fois par semaine il y avait musique sur la place Saint-Jacques. C’était une grande et large promenade de hauts tilleuls à travers lesquels on voyait la façade des Grands Anglais. Toute la ville venait à la musique. Dans l’intervalle des morceaux on se promenait et à peine un léger murmure s’élevait au-dessus de la foule compacte. Quand les premiers rangs arrivaient aux derniers arbres, on faisait volte-face comme pour une danse antique et l’on revenait à pas mesurés vers le kiosque. Je me rappelle un dimanche de musique sur l’exiguë grande place d’Antibes. Quelle chanson de cigales humaines bruissait entre les palmiers et les hautes maisons balconnées sous le carré de ciel bleu. Comme de toutes les âmes partait la rapide fusée des gaietés méridionales ! La place Saint-Jacques était un endroit recueilli, où les petites nouvelles et les petites intrigues se répandaient mystérieusement, sans qu’on eût besoin de les dire. Les plus légers indices suffisent à des autochtones dont les âmes et les vies sont toutes pareilles. Une vieille ville close ressemble à la cité muette des fourmis. Rien ne s’entend et pourtant les moindres impressions s’y propagent.
Pour nous qui étions en marge de l’existence commune et vivions surtout derrière nos murs, nous n’entendions que le silence. C’était un des charmes de notre vie. Les maisons hermétiquement fermées devant lesquelles certains d’entre nous passaient et repassaient depuis trente ans, ne nous semblaient pas inhospitalières. Elles avaient leur physionomie et nous les aimions dans leur réserve. Plusieurs avaient une histoire. Nous le savions et ne nous souciions pas de mêler des réalités peut-être blessantes à ce que nous voyions dans le lointain des temps passés.
Quelques vieux médecins, quelques vieux prêtres singuliers ou autoritaires et dont on avait un peu peur, quelques savants ou artistes, rencontrés à la bibliothèque ou au musée et dont la figure devenait familière, faisaient tout notre cercle d’âmes vivantes. Le reste était énigme pendant quelque temps, puis devenait cadre et choses de tous les jours, comme nous le devenions nous-mêmes quand on nous avait vus quelques années, aller et venir par certaines rues. Un jeune peintre, un poète qui devait devenir mon ami et dont je suivais les songeries à la trace, un vieil abbé métaphysicien m’intéressaient, mais l’idée parisienne et moderne de les aller voir, d’être présenté, de leur dire des phrases banales, alors qu’en réalité ils étaient une partie de mon existence et donnaient un corps à mes rêves, m’aurait surpris et effrayé comme un extraordinaire manque de goût. Nous gardions intact le sentiment que les Anglais appellent wondering, la curiosité de choses que nous ne saurions jamais.
Certains endroits que l’étranger de passage eût à peine remarqués nous attiraient par un charme sans cesse plus profond : un mélancolique jardin dans la rue d’Arras ; un autre, très vieux — car il n’était plus de niveau avec la rue, — près du rempart, vers la porte d’Équerchin, sorte d’Éden où tout croissait dans une confusion vigoureuse ; la fabrique de cloches aussi. Elle avait l’air monastique de certaines vieilles manufactures. On ne voyait jamais personne dans sa vaste cour circulaire et le silence y était plus profond que partout ailleurs. On se demandait par quelle magie se fondaient les cloches qui passaient parfois fleuries et enguirlandées sur un chariot et dont nous entendions l’immense concert à quelques veilles de fêtes. Ces lieux avaient un charme inépuisable, dont aucune analyse ne donnait la formule ; avec le même aspect ils eussent été autres dans une autre ville et il fallait être naturalisé pour les aimer, comme nous les aimions, avec le sens de leur mystère.
Certaines vieilles façades historiques avaient le même pouvoir. La ville était pleine de ces souvenirs de pierre où revivaient l’ancienne université, avec ses séminaires, les temps de la domination espagnole, des moines, des savants, des soldats et des artistes. Au coin de la rue des Wez s’élevait une grande maison badigeonnée où s’abrite la bibliothèque de l’école d’artillerie. C’est là qu’Estius et Stapleton faisaient leurs cours devant des centaines d’étudiants. C’est là que quelques années avant la Révolution, un petit lieutenant corse, à figure pâle, à prétentions littéraires et studieuses, avait fait une étude approfondie de la bataille de Denain et du rôle que Villars y joua. Chaque fois que cette chétive silhouette de Bonaparte m’apparaissait, au seuil étroit, je me ressouvenais qu’au même temps, à six lieues de là, Chateaubriand était, lui aussi, sous-lieutenant, à Cambrai, moins lieutenant, plus ambitieux et plus littéraire qu’il ne lui a plu de nous le dire. C’étaient là de grands souvenirs. Ils m’émouvaient moins profondément qu’une brève inscription sur une pauvre boutique, aux abords de la collégiale Saint-Pierre :
ICI TRAVAILLA ET MOURUT
JEAN BELLEGAMBE
SURNOMMÉ LE MAITRE DES COULEURS
PEINTRE EXCELLENT
(1600-1626).
Quelle vie de grand artiste laborieux et vivant avec ses rêves, a été enserrée dans un poème lapidaire plus sobre à la fois et plus éclatant ? L’enchantement de cette inscription m’a bien des fois retenu immobile devant la pauvre maison longtemps après que la musique et la couleur de ces lentes et nobles syllabes fussent entrées pour toujours dans ma mémoire.
Le collège anglais était contigu à la prison et faisait avec elle un carré de deux à trois cents mètres de côté. On y entrait par la rue Saint-Benoît, ruelle déserte à l’entrée de laquelle était une ancienne maison de postes où naquit Saint-Chrétien et qui aboutissait à l’église des Chartreux. De hauts murs, surélevés pour le jeu de balle, faisaient vis-à-vis à une rangée d’humbles maisons de deux fenêtres et de deux étages. On ne voyait du collège que les têtes des tilleuls, dominant ces murs, mais à de certaines heures on entendait, suivant la saison, le bruit sec de la balle de cricket sur la batte, où le bruit sourd du ballon renvoyé d’un camp à l’autre. Des voix grêles ou viriles s’élevaient de temps en temps avec l’intonation gutturale ou nasale qui défigure l’anglais dès qu’on le crie. Du quai de la Scarpe, on voyait tout l’étage supérieur du bâtiment central avec l’horloge et un campanile, les fenêtres et la flèche aiguë d’une svelte chapelle gothique. La porte n’était jamais ouverte. On n’entendait jamais dire que qui que ce fût allât chez « les Anglais ». Au temps de la vieille université, quand les « nations » étaient sœurs, quelques professeurs ou présidents des établissements britanniques s’étaient fait à Douai une réputation de prédicateurs, plusieurs y avaient même exercé des fonctions pastorales. Mais ç’avait surtout été des séculiers des Grands-Anglais. Les bénédictins avaient toujours été plus enfermés dans leurs habitudes claustrales et depuis leur retour, en 1818, leur devise avait semblé être : ni amis ni ennemis. Ils avaient même renoncé depuis quinze ou vingt ans à prendre des élèves français et ils vivaient comme dans une île. Les Douaisiens avaient une sorte de connaissance théorique de leur existence, c’était tout. Les têtes se levaient à peine aux fenêtres quand le miroir flamand annonçait l’approche précipitée des jeunes Anglais portant sur leurs épaules un long canot ou le pesant attirail du foot-ball. Certains vieux prêtres paraissaient surpris qu’on leur demandât s’ils avaient jamais visité le collège ; d’autres y étaient allés une ou deux fois en trente ans, entendre quelque office, et avaient conservé le souvenir de la musique la plus religieuse et la plus pénétrante. On ne citait personne qui eût été familier dans cette enceinte impénétrable. L’atmosphère de réserve qui l’entourait de toutes parts, transforma, dès les premières semaines de mon séjour à Douai, ce qui avait été un lieu de rêves, en une sorte de désert inaccessible et glacé. J’approchais rarement du collège dans mes longues flâneries d’amoureux de vieilles maisons et je prenais, comme tout le monde, le chemin de n’y penser jamais.
Un dimanche de novembre, me promenant seul sur la route bordée de peupliers qui ramène en ville par la porte de Valenciennes, j’admirais avec quelle noblesse le dôme de Saint-Pierre ferme la perspective entre les deux mélancoliques rangées d’arbres assoupis. Il n’y avait ni vent, ni soleil, ni bruit que celui des feuilles mortes, ni rien qui pût troubler le profond repos d’un dimanche de novembre aux abords d’une ville dont tout le trafic se faisait sur un canal. A un quart d’heure de la porte je fus dépassé par une voiture de maître attelée de beaux chevaux. Trois bénédictins y étaient assis. Ils portaient leur costume religieux, sans doute à cause du dimanche et leurs figures pâles ressortaient plus pâles encore sur le capuchon et l’élégante pèlerine noire qui distinguent la congrégation anglaise. Aucun de ces hommes ne parlait. Ils me regardèrent quelque temps avec la fixité d’expression caractéristique des gens qui rêvent ou qui se croient examinés. De nouveau je sentis se réveiller le désir de pénétrer dans l’âme de ces hommes que leur origine, leur vocation et leur vie mettaient à part de tous ceux que j’approchais. Quiconque est agité du désir de savoir ce que sont les vies autres que la sienne n’en est souvent possédé que par une persuasion secrète que ces vies se suffisent à elles-mêmes, et qu’elles ont une vitalité vers laquelle la sienne aspire sans y avoir jamais atteint. Cette curiosité n’est que le besoin profond d’une âme faible, en quête de la formule ou du soutien où elle espère trouver lumière et repos. La vie religieuse supposant un idéal absorbant et la renonciation volontaire à l’esclavage des passions et des désirs sans cesse renaissants semble la plus libre, la plus indépendante qui puisse être. Elle réunit la domination intellectuelle du philosophe et l’énergie superbe du soldat, adoucies par la poésie et la mélancolie du cloître. La pensée de cette existence close et cependant heureuse me hantait. Je ne songeais pas que notre existence, à nous aussi, était limitée à un étroit espace, protégée par des murs et embellie par un jardin et que nous paraissions aussi heureux qu’on peut l’être dans notre solitude, sans que cependant la soif d’« autre chose » qui fait le charme et le tourment de cette vallée de larmes fût plus apaisée chez nous que chez le reste des humains.
Des mois passèrent, les longs mois d’hiver où la musique ne jouait plus sur la place Saint-Jacques traversée de bises et de rafales. Nous trouvions d’autres harmonies dans les quelques salles du Musée. Douai n’a pas l’éclat artistique de Valenciennes. La patrie de Watteau, de Pater, de Carpeaux n’a guère de rivales. Cependant à Douai comme dans presque toutes les villes du Nord, il y a une bonne école d’art et des amateurs plus artistes que beaucoup de gens qui tiennent le pinceau ou l’ébauchoir. Il n’y reste que peu de chose de Jean Bollogne qui passa d’ailleurs sa vie en Italie et que presque tout le monde appelle Jean de Bologne, ni de Bellegambe dont les œuvres sont pour la plupart dans les musées d’Allemagne. Mais la petite galerie douaisienne n’en est pas moins un endroit délicieux où un homme attentif peut se faire une éducation artistique assez complète. On peut commencer par la poésie douce et accessible des frères Breton ou des Duhem, peintres du pays, s’affectionner à la peinture savante des Flamands dans une salle qui commence par des scènes de genre et finit par quelques triomphants tableaux de Rubens, de Van Dyck et de Frans Hals, et passer de là à une admirable salle italienne où se trouve la collection Escallier. Le docteur Escallier était médecin à Florence : il était amateur et savant antiquaire ; vers la fin de sa vie il rapporta sous le ciel natal sa collection : trente ou quarante toiles parmi lesquelles on ne trouvera pas une seule copie et où éclate un portrait de femme de Paris Bordone. Le jour où l’on se sent attiré autant par la grâce de ces Italiens que par la richesse de Rubens ou même l’élégance de Van Dyck, on peut être reconnaissant au petit musée et à l’homme qui a enrichi la petite ville septentrionale des trésors de Venise. Médecin artiste, homme de bien qui as pensé que d’autres admirations que la tienne consoleraient ces exilées de se voir, toi disparu, sous un climat gris et dans une lumière froide, tu n’as pas obligé que des ingrats et l’amour des choses belles que tu léguais à tes descendants n’a pas toujours été perdu !
Un soir du mois de mai, nous entendîmes du jardin les notes d’un étrange carillon. Ces cloches semblaient très lointaines et cependant proches, harmonieuses et pourtant rudes et métalliques. Nous sortîmes, et, à travers les rues tièdes, dans la brune commençante, nous cherchâmes dans quel clocher chantaient ces étrangères. Les sons mystérieux nous guidant, nous arrivâmes à la rivière, dans le quartier de la prison endormie, et devant le collège anglais : les cloches bizarres qui résonnaient dans le petit campanile étaient des cloches d’acier, invention britannique récente alors, les mêmes dont le tintement innombrable ajoute encore à la tristesse des soirs de dimanche à Londres. Nous fîmes lentement le tour du monastère. A l’angle de la rue Saint-Benoît, vis-à-vis l’église des Chartreux, nous nous arrêtâmes. Au-dessus de nous des voix mâles chantaient un cantique du mois de Marie, le soir tombait et les arbres éparpillaient un bruissement et une faible odeur printanière. Quand le cantique cessa nous revînmes sur nos pas : la ville était déjà endormie.
A la rentrée d’octobre nous eûmes à Saint-Jean un jeune élève anglais. Son père avait passé quelques années au collège trente ans auparavant et, le moment d’envoyer son fils sur le continent venu, il avait écrit à un ancien professeur qu’il supposait vivant, et qui, par hasard, l’était, et lui avait confié ce fils. C’était un garçon de quinze ou seize ans, intelligent, et possédant au plus haut degré les caractéristiques de son pays. Je n’avais jamais vu de près aucun Anglais et j’étudiai celui-ci avec un vif intérêt. Je fus frappé de le trouver incomparablement plus homme que ses camarades français. Il avait une confiance sans bornes en son père et tenait compte des moindres mots qu’il lui écrivait. Mais dans les limites que l’obéissance lui marquait, il montrait à chaque instant une indépendance de jugement et de résolution qui existe parfois chez nos enfants, mais que leur légèreté ou une sorte de respect humain dissimule et qui mettait un abîme entre eux et lui. Il avait des opinions faites sur une foule de points où les Français n’en ont jamais, parce qu’ils passent brusquement du rêve de l’enfance à l’indifférence ou au scepticisme de leurs vingt ans. Il jugeait les hommes aussi, promptement et franchement, et avait le mépris facile. Il était doux, sociable et obligeant, mais dans les limites que j’ai souvent eu occasion depuis de voir que les Anglais ne franchissent guère. Tenace et persévérant, il avait les découragements subits et profonds, les impuissances devant des obstacles qu’un Français voit à peine, si fréquents chez l’Anglais isolé et qui l’empêcheraient à jamais de faire aucun progrès dans la vie et sur le globe, si quelques instincts dominateurs ne possédaient toute la race et n’entraînaient les faiblesses des individus comme un torrent. Dans le commerce ordinaire il était honneur et la droiture mêmes.
Il se trouvait connaître un des bénédictins et deux élèves de Saint-Edmond. Le dimanche qui suivit son arrivée, je le conduisis les voir. C’était un peu avant l’heure de vêpres. Au moment où nous franchissions la petite porte que je n’avais jamais vue ouverte, le carillon d’acier commença son étrange harmonie. La cour était presque déserte. Deux ou trois religieux se promenaient séparément à grands pas rapides sous une galerie à colonnes qu’on appelait la piazza. Quelques élèves en grands cols rassemblaient hâtivement leur attirail de jeux : bientôt ils gagnèrent les dortoirs où une règle que nos collèges ignoreront longtemps encore les appelait à leur toilette avant de descendre à l’office. Un de ces petits garçons s’offrit cependant poliment à nous conduire à la chapelle. Nous passâmes devant un réfectoire gothique et montâmes par un escalier aux sombres lambris jusqu’au premier étage. A droite, un long corridor s’enfonçait vers les quartiers des élèves : il était ciré et lambrissé, orné de tableaux et de gravures ; des portes à cadres de chênes faisaient face aux fenêtres à travers lesquelles on voyait une aile du collège et un très grand jardin. Une odeur singulière et que je n’ai jamais sentie ailleurs régnait dans ce corridor, lieu régulier et où l’on ne parlait jamais. C’était un mélange de la cire et de l’encens qui filtrait de la chapelle, sur un fond balsamique inexplicable, comme si un grand bois de plus se fût trouvé dans le voisinage. Un moine aveugle s’avançait d’un pas assez ferme dans ce corridor, de temps à autre touchant rapidement la muraille de la main.
Une porte de chêne noircie donnait accès dans la chapelle. Pugin qui l’a construite et qui construisait ses églises en poète et en chrétien aurait été content de l’impression que celle-ci me fit. Qui dira le rien qui, surtout en architecture, sépare le beau du passable ? Ruskin dit, quelque part, de je ne sais quelle église ogivale moderne, que ceux qui l’ont faite n’y croyaient pas. Pugin avait cru de tout son cœur à sa chapelle. C’était un simple vaisseau dont les proportions faisaient toute la grâce. Mais la hauteur et la profondeur de cette nef avaient une attraction de chose vivante. On était à peine sous l’envolement de la voûte que la froideur de l’homme qui regarde s’évanouissait dans l’attirance des longues lignes séduisantes et victorieuses, dans le mystère des parties hautes noyées dans l’ombre, dans l’éclat des minces lancettes où la lumière extérieure semblait se condenser sans oser les traverser. Trois rangs de stalles sculptées, étagées de chaque côté, laissaient au milieu une large allée où l’aigle du pupitre seul étendait ses ailes de cuivre clair. De hautes torchères s’allumaient çà et là, tandis que le carillon semblait continuer très loin son appel. Deux ou trois enfants de chœur en noir et blanc disposaient des livres : ils allaient comme des ombres. Le carillon se tut ; trois heures sonnèrent ; une petite cloche discrète et très douce sonna ; le cortège monastique fit son entrée. Rien ne pourrait donner l’impression de la religion, comme ce pas recueilli. Vingt enfants de chœur s’avançaient d’abord, puis sur deux lignes, les élèves uniformément vêtus de noir, puis les religieux, les mains sous leur scapulaire, la tête encapuchonnée, et enfin l’officiant avec le diacre et le sous-diacre en riches ornements gothiques. L’orgue, placé au-dessus de nos têtes, commença une modulation infiniment lente et douce, prière et supplication, bien plus que musique, tandis que moines, enfants et tout le chœur, inclinés vers la croix, récitaient les prières secrètes : puis le Deus in adjutorium. Tous ceux qui ont entendu un office grégorien savent la signification de ces premières paroles de vêpres, dites plutôt que chantées. Depuis quelques années, les bénédictins anglais avaient adopté la prononciation italienne du latin, et cette sourdine à la voix naturelle de l’officiant semblait la rendre très lointaine. Tout le chœur répondit. Les voix étaient mâles et de timbre un peu métallique ; elles s’élevaient et s’abaissaient ensemble sous une impulsion rapide. Les psaumes se succédèrent. C’étaient les mêmes que j’avais entendus depuis mon enfance et cependant combien différents. Les endroits même que j’aimais surtout, ceux où le son des paroles ne manquait jamais de me transporter loin, bien loin de la terre de tous les jours, avaient leur ancien charme, mais aussi un charme nouveau, comme si j’eusse assisté pour la première fois à un office catholique. Ces vêpres étaient une sorte d’hymne variée et pourtant sans heurts dont le mouvement continu berçait et élevait, dont je souhaitais le progrès et redoutais la fin comme d’un drame. Après les oraisons, le prieur sortit de sa stalle et lut une courte homélie. Sa voix montait et descendait avec les phrases. C’était la première fois que je suivais cette mélopée de la lecture anglaise qui devait me devenir familière et mes oreilles en restaient étonnées comme du chant des vêpres.
Après le salut, quand la chapelle fut vide et qu’il n’y resta plus que le parfum de l’encens flottant dans la pénombre, nous passâmes chez le Prieur. C’était un grand homme, sans rien d’anglais dans les traits du visage, à figure spirituelle et railleuse. Il nous reçut avec une aisance d’homme du monde très différente de la politesse ecclésiastique, nous fit des questions un peu curieuses, de grand seigneur, nous dit de revenir tant que nous voudrions et nous congédia. Cet accueil aristocratique n’allait pas tout à fait avec l’impression poétique que je gardais de mes vêpres et il m’étonna. Je devais m’habituer peu à peu à trouver ces religieux très différents, suivant qu’on les voyait au chœur, moines abîmés devant la grandeur de Dieu, ou Anglais indépendants et à l’aise dans le commerce des hommes.
Tandis que mon jeune compagnon retrouvait ses amis, un frère convers, Irlandais badin, me montra le réfectoire. C’était une grande salle gothique à plafond peint, en tout semblable aux halls des collèges d’Oxford. Il y avait une table pour le Prieur et les pères, une pour les jeunes profès non prêtres, et une autre pour les frères lais. Au milieu, une chaire à prêcher où se faisait la lecture. Tous les meubles étaient anglais et l’on se fût cru bien loin de France. Aux murs étaient suspendus des portraits, austères figures de moines, d’abbés et d’évêques du XVIe et du XVIIe siècle. Allen, fondateur du collège dans les temps troublés d’Élisabeth, était là avec sa barbe courte, son regard clair et sa barrette rouge de cardinal. Les évêques regardaient du haut de leurs collerettes blanches ; les moines étaient raides dans leurs cadres. L’expression de toutes ces figures était uniformément sévère. Ces hommes étaient bien ceux dont j’avais lu l’histoire dans les livres de M. Destombes : ils savaient ce que c’était qu’être un Doway priest, ou préparer les autres à ce titre redoutable. La tristesse de l’exil et plus encore d’une cause vaincue, les espérances déçues, le courage renouvelé, la pensée des traversées périlleuses, des espions devinés dès le port, des trahisons, des mandats d’arrêt, de la fuite et des cachettes, de la Tour et du procès, pour aboutir enfin à la claie, au poteau et au gibet de Tyburn, se lisaient sur ces fronts pâles. Dehors, les enfants jouaient avec des appels et des cris qui n’étaient pas ceux de France. Il me semblait vivre un songe.
Je revins souvent. Dès ma seconde visite, je fis connaissance avec les bibliothèques et nouai promptement une intimité avec elles. Celle des Pères était sous les combles et contiguë à une vieille salle de billard toujours déserte. En haut des travées on lisait les inscriptions latines habituelles : Patres, Concionatores, Grammatici, etc. Dans des armoires étaient enfermées quelques pièces assez précieuses, plusieurs des vieilles chansons, entres autres, dont Mac Pherson avait tiré Ossian. Il régnait dans cette grande pièce isolée plus que du recueillement et le sentiment de la solitude y causait facilement une sorte d’oppression. Je me tenais plus volontiers dans la bibliothèque des élèves où personne ne venait l’après-midi et où les bruits de la maison faisaient un fond de vie sans troubler la tranquillité. Il y avait là des journaux et des revues auxquels je ne touchais jamais, ayant encore pour la vie et le journalier le dédain superbe de la jeunesse. Mais, sur les rayons, quinze ou dix-huit cents volumes bien reliés appelaient l’œil et la main : poètes, romanciers, biographes, historiens. Je m’émerveillais de la largeur d’idées qui présidait au choix des lectures de garçons de seize ans. Je me souvenais avec un petit mouvement de rancune que l’on m’avait confisqué un Vicaire de Wakefield que je lisais en rhétorique, et que Lamartine, qu’il faut pourtant lire avant vingt ans, nous était sévèrement prohibé. Je voyais ce que mes jeunes amis anglais lisaient, j’entendais leurs réflexions : elles étaient saines et franches, sans pruderie ni outrecuidance. Je comprenais mieux ce que j’avais toujours rêvé : une éducation basée sur la confiance, sur la certitude que, dans l’enfance, un idéal d’honneur et de pureté trouve presque infailliblement des instincts qui lui répondent et que la protection à outrance qui est l’esprit de l’éducation des Français ne fait que reculer des difficultés inévitables et laisse parfois derrière elle des infirmités sans remède. Il régnait au collège Anglais une atmosphère d’innocence et cependant je voyais qu’à la veille d’en sortir, les aînés étaient déjà des hommes, parlant et raisonnant en hommes. Un air si doux faisait des tempéraments robustes. Les enfants n’avaient pas non plus la superstition des succès classiques, comme on le voit dans les collèges où les principes et la méthode de Mgr Dupanloup se sont conservés. Le « premier de classe » adulé par ses maîtres et ses camarades, passablement orgueilleux et merveilleusement préparé à trouver la vie incompréhensible et absurde, n’était pas connu au collège Anglais. On n’y connaissait pas non plus l’élève sage, bien qu’il s’y trouvât quelques étourdis pour faire contraste. Les jeunes Anglais qui laissaient une trace à Saint-Edmund’s avaient été à la fois des écoliers dociles et sans prétentions, des esprits brillants, avec une facilité pour le vers ou une éloquence naturelle — deux points particulièrement estimés — et des amateurs de sport habiles ou intrépides. Ceux à qui le caractère, l’allure et un rien de témérité avaient manqué étaient promptement oubliés ou l’on se les rappelait comme d’intelligents nigauds. Les études tenaient à peine la moitié de l’existence dans cette éducation qui voulait être une éducation complète. Chaque jour, il y avait de longues heures de liberté : on les passait au foot-ball ou au cricket, souvent à la bibliothèque, parfois sur les bancs, à l’ombre, dans la cour à raccommoder des balles ou des engins de pêche. Quand il faisait très froid, le Prieur donnait un demi-congé et l’on s’en allait sur la glace des marais, nombreux autour de Douai, ou sur celle du canal, avec l’ambition de battre certain record très ancien, en dépassant une écluse très lointaine. Quand il faisait très chaud, le Prieur donnait un demi-congé et l’on allait se baigner à la rivière, plus tard, dans une jolie campagne qu’on acheta, et qui, en moins de deux ans, prit la physionomie la plus anglaise du monde, ou encore à l’étang de Goelzin où l’on pêchait à la ligne jusqu’à la fraîcheur. On vivait avec les saisons. Les dates observées dans la vieille Angleterre n’étaient pas méconnues. On jouait au foot-ball sous le ciel gris et dans le gazon boueux de la Berce Gayant tant que durait l’hiver, mais le Samedi-Saint ouvrait le temps du cricket : battes et guichets entraient en jeu et les balles sifflaient par la cour accompagnées du cri inquiétant : heads ! heads ! Il y avait de vieux congés de fondation, qu’on appelait carriage-days (jours de voitures) du temps où l’on s’entassait dans un char à bancs pour aller, par le pavé, visiter les antiques voisines de Douai : Arras ou Valenciennes, plus rarement Cambrai. Il y avait surtout le temps de Noël où études, corridors et salles étaient enguirlandés de sapin odorant, où, après la messe de minuit, le Prieur ayant retenu tout le courrier le jetait pêle-mêle par l’étude à cent mains avides, où l’on passait les journées dans une liberté et un loisir délicieux, coupés de visites aux pâtissiers, et où, chaque soir, jusqu’à l’Épiphanie, on jouait la comédie, le drame, et Shakespeare et même l’opéra, l’allègre opéra-opérette de M. Sullivan.
Tout ce mouvement, ce bruit et cette dissipation restait à l’intérieur. Douai n’en savait rien et l’on pouvait, comme je l’avais fait longtemps, imaginer ces Anglais modernes sous les traits des contemporains de Campian.
Naturellement, je me fis des amis parmi les religieux. Je les étudiais curieusement. Il y en avait de gais, de délicieusement gais et jeunes, plus ou moins Irlandais souvent, spirituels et railleurs. Il y en avait de réfléchis, Anglais à visages pâles et au regard profond. Il y en avait qui s’ennuyaient et à qui Douai ne suffisait plus. Ils voulaient ce que la langue des Anglais catholiques appelle toujours la « mission » ; la vie fiévreuse que le prêtre mène dans les faubourgs de Liverpool ou de Cardiff : la lutte incessante pour disputer de pauvres jeunes filles au mariage mixte ou de vieux hommes abandonnés, à l’aumône protestante ; la recherche sans trêve de brebis toujours errantes et toujours en danger de se perdre ; ou encore le travail de Sisyphe pour soutenir une école. Ou bien la nostalgie les avait pris. Douai, où ils étaient venus tout petits et qu’ils devaient aimer toujours, leur devenait odieux pour un temps, avec ses ciels bas, sa rivière éternelle et ses maisons closes. Home, home ! Il leur fallait les prairies et le vert profond du Midland, ou les collines de Malvern ou même la bise glacée des comtés du Nord, le Black North d’où ils venaient presque tous. Le charme subtil du long et profond paysage anglais les avait repris, celui du ciel changeant, de la température capricieuse, celui même de la pluie féconde et chantante que Wordsworth aimait tant.
Dans les dernières années, le collège fut érigé en abbaye et le Prieur devint abbé à crosse, mitre et anneau. Ce furent des années de richesse et d’élégance. Un ami opulent vint s’installer au collège et prit plaisir à l’embellir, comme il convenait à une abbaye. Des constructions s’élevèrent : un grand cloître, un vaste quartier d’hôtes. Toute une partie du collège avec son silence, son confort, son luxe solide et discret, ressemblait à un de ces châteaux anglais assis au détour d’un parc et où la vie semble couler dans une paix éternelle. Nous devînmes très civilisés, cela se sentit à des nuances de prononciation, à des réformes dans le vêtement, à des façons dégagées qui n’étaient pas dans la tradition quand Douai s’appelait encore Doway. Nous eûmes des visiteurs distingués. On s’arrêtait à l’Abbaye en allant à Rome ou à Paris. On voyait parfois des voyageuses très élégantes, dans la tribune, pendant la grand’messe : on apercevait des courriers et des femmes de chambre. Je crois bien que tous les Pères n’approuvaient pas cette agitation insolite. La tradition bénédictine a toujours mis quelque chose de seigneurial dans l’hospitalité, mais Douai était une abbaye trop récente et rappelait des souvenirs trop sévères, pour que le changement ne fût pas perçu. On le sentait, quand un bénédictin voyageur, pèlerin de l’érudition monastique, comme Don Mackey, le savant éditeur de saint François de Sales, s’arrêtait quelques jours à Saint-Edmond. La joie était toute autre sur certains visages que si l’on eût vu un pair héréditaire. Le passage de ces moines savants était une fête et faisait sentir une fierté. Je prenais ma part de ce bonheur familial : un moine savant m’apparaissait comme la réalisation d’un double idéal, et le tranquille sourire de ces hommes attachés au passé, comme nous le sommes au présent, et lisant les journaux comme des pièces d’archives, était une grande leçon.
La plupart de ces religieux étaient libéraux en politique. Le clergé de la ville, se plaignait parfois de ce qu’ils ne voulussent lire aucun journal d’opposition et crussent à l’avenir du régime républicain. Ils étaient Anglais et concrets, respectueux des pouvoirs établis et convaincus qu’un fait s’impose par lui-même et qu’il faut être Français pour attacher une importance souveraine à une idée qui n’est encore qu’une idée.
Cette bonne foi et cette façon britannique d’envisager l’histoire, devaient être ébranlées par un coup foudroyant. J’avais quitté Douai depuis longtemps, quand la loi sur les Associations vint en question, mais je profitais de toutes les occasions pour y revenir et je me préoccupais du sort de mon cher vieux collège. Les Pères vivaient dans une grande sérénité. Ils étaient dans leur maison depuis trois cents ans : qui pouvait dire que leur existence ne fût pas autorisée ? D’ailleurs, la droiture de M. Waldeck-Rousseau avait été évidente, et M. Combes n’était pas si noir qu’on le disait. N’avait-il pas fait des promesses solennelles aux députés de la circonscription et au maire de Douai ? J’essayai vainement d’ébranler cet optimisme d’honnêtes gens incapables de soupçonner la fourbe. Il y avait des moyens faciles de tourner la loi, et de mettre le collège à l’abri pendant la tourmente. Ces finesses légales ne plurent pas à la simplicité bénédictine. Un beau jour, au moment même où l’Abbé recevait la nouvelle et formelle assurance que M. Combes se garderait bien de toucher aux fondations britanniques, le liquidateur se présenta muni de papiers authentiques, et mit les scellés partout.
Ainsi finit le Collège Anglais de Douai, après trois siècles d’existence, et ainsi finit l’un des plus charmants rêves éveillés que j’aie faits. Dans la stupide proscription en bloc que Combes fit des ordres religieux, l’expulsion des Bénédictins Anglais fut une brutalité plus stupide que les autres, et je ne la pardonnerai pas facilement à ce garde champêtre dont le hasard fit un premier ministre. J’ai un serrement de cœur, chaque fois que j’aperçois du chemin de fer la petite flèche aiguë qui signale de loin le chef-d’œuvre de Pugin. Jamais plus, je n’entrerai dans cette chapelle ; je n’entendrai plus ces voix tout ensemble amies et étrangères. Avec un grand pan de l’histoire religieuse de la France, un grand pan de ma vie s’est écroulé.
Mai 1904.