Figures de moines
UNE ABBAYE AU XVIIIe SIÈCLE
LIESSIES VERS 1720
Liessies est un village de sept à huit cents âmes, situé à l’extrémité sud-est du département du Nord, à deux lieues d’Avesnes, et à une lieue et demie de Solre-le-Château. Quelques personnes connaissent Avesnes, chef-lieu d’arrondissement, autrefois ville forte et dont quelques parties du rempart subsistent. C’est le siège d’un tribunal de première instance, et il y reste une petite garnison. Dans les temps peu éloignés où l’on allait à Trélon et de là à Chimay par la route, on arrivait, un peu après avoir dépassé Sains, à un tournant où la vue devenait intéressante. Depuis un quart d’heure déjà on remarquait à droite, entre la route et le bois, un large chemin vert bordé d’arbres superbes et qui a dû être une magnifique avenue. Au tournant, on se trouvait dans un fond, au-delà duquel la forêt se relève lentement avec beaucoup de grâce. A droite et à l’extrémité de l’avenue, on apercevait, non sans étonnement, un petit temple grec d’un style pur, soutenu par quatre belles colonnes monolithes, en marbre rouge. Un peu plus loin, au sommet de la boucle décrite par la route, un vieux castel en briques pâlies élevait ses poivrières, et à gauche, de l’autre côté d’un pont, un étang et quelques prés rejoignaient la lisière du bois. En dépit d’une ou deux maisonnettes blanches assises assez gaiement au bord de la route, il régnait dans cette clairière un silence et une mélancolie. L’endroit paraissait sombre. Le petit vieux château était défendu par une haute porte entre deux tourelles qui ne laissaient rien apercevoir de la cour, et la façade de derrière, bâtie très en contrebas du chemin, était attristée par de grands sapins et par un ruisseau profondément encaissé. Les volets étaient fermés, sauf ceux d’une fenêtre plus grande au rez-de-chaussée, par laquelle on apercevait un billard ancien. Vous demandiez des renseignements sur cette triste demeure, sur le petit temple. Le château, vous répondaient les bonnes gens, avait appartenu à M. de Talleyrand, et ses Mémoires y étaient enfermés pour cent ans. Le petit temple avait été aussi bâti par lui : c’était un temple « protestant ou païen ». Le maître avait fait venir ces belles colonnes rouges de Liessies. On comprenait alors qu’il y eût comme une malédiction sur cette jolie vallée, et le petit temple bâti de matériaux d’église paraissait lugubre dans l’ombre des chênes druidiques.
Mais qu’était-ce donc que Liessies ? Déjà à Avesnes on vous avait dit que le carillon provient de la même abbaye et que, tout joli qu’il est, il n’est pas à beaucoup près celui qu’entendaient les moines.
Une belle route blanche s’enfonce dans les bois, à gauche de l’étang du Pont-de-Sains. En une heure et demie elle conduit à Liessies. Au sortir du bois on se trouve sur un plateau assez élevé d’où l’on aperçoit un vaste horizon de prairies et de forêts. Là est Liessies, endormi au fond d’une cuvette verdoyante et heureuse : on n’y entend que le chant des coqs ; chaque métairie est attenante à son bien et il ne se fait presque point de charrois.
Qui croirait que, pendant sept ou huit cents ans, le nom de ce petit village fut celui d’une puissante abbaye bénédictine ? On retrouve encore en les cherchant l’infirmerie du monastère et une ferme qui touchait à la maison de l’Abbé. Deux hautes colonnes à l’entrée d’un pont marquent l’emplacement d’une porte monumentale, mais de l’abbaye elle-même il ne reste aucun vestige. J’ai parcouru cent fois les lieux que couvrait cet énorme monastère avec ses trois cloîtres, ses jardins, sa cour d’honneur, sa poterne, ses fermes, sa brasserie et un somptueux logis abbatial. Rien, rien ne décèle à l’œil le plus attentif que les choses n’ont pas toujours été ce qu’on les voit : une route qui ressemble à toutes les routes, des haies bien taillées, deux ou trois jardinets, des prairies où l’herbe pousse luisante et drue, puis des bois. Pas un tertre, pas une ligne stérile qui fasse deviner des ruines. Sous le moindre rayon de soleil ce coin de village apparaît le plus riant qui se puisse rêver. Quelques appellations locales sont les seuls souvenirs qui persistent : on dit toujours l’étang des Moines, la promenade des Apôtres, le Vignoble (c’est une colline aujourd’hui couverte de sapins), le Bois l’Abbé. Le langage des hommes est plus fidèle que leur mémoire.
Qu’est devenue cette montagne de pierres ?
L’abbaye fut sécularisée en 1791. En 1793, l’église fut pillée et les bâtiments furent vendus à un paysan qui arracha les bois et les ferrures. Après lui vint un chanoine du Saint-Sépulcre de Cambrai qui vécut trente ans, misérable, dans cette désolation, fuyant de chambre en chambre l’écroulement des toits et la lézarde des murailles. Enfin, en 1836, un entrepreneur acheta tout ce qui restait et fit place nette. Les gens du village avaient été mis en demeure par le préfet de choisir entre leur église paroissiale et celle de l’abbaye : ils préférèrent garder la leur qui était plus petite et moins belle et demanderait moins d’entretien. Un poète des environs, lamartinien au front mélancolique, vint visiter ces débris, au moment de disparaître :
Les cloîtres étaient encore debout :
L’église n’avait plus de toiture, et tous les marbres en avaient été arrachés, mais le gros œuvre restait entier.
La bibliothèque avait été en partie brûlée, mais il s’en retrouve des parties assez considérables à Lille et à Mons ; le cartulaire fut près de cent ans en Angleterre, presque oublié, dans la bibliothèque de Sir Thomas Philip ; il est maintenant aux Archives royales de Belgique ; enfin un habitant de Liessies, vieillard d’un abord charmant et d’une culture délicate, M. Charles Lhomme, a rassemblé avec une patiente dévotion les livres, chartes, objets d’art et reliques de toutes sortes qui restaient çà et là, dans le pays. Dieu veuille que cet homme aimable et savant fasse longtemps encore les honneurs de sa collection ! C’est à lui que je dois le journal manuscrit dont j’ai tiré les matériaux, non certes d’une étude, mais d’une rêverie d’amateur très amoureux du passé et très ignorant de ce qu’on appelle l’histoire. Ce journal est singulièrement intéressant, mais si mon lamartinien — il s’appelait M. Lebeau — l’avait pu lire, il aurait été frappé de la distance qui sépare les poètes d’avec les objets qu’ils chantent.
Il faut remonter très haut pour esquisser l’histoire de l’abbaye de Liessies.
Vers l’an de Jésus-Christ 760, Wibert, comte du palais, chassant dans un domaine qu’il avait reçu de Pépin, roi des Francs, remarqua la beauté du lieu « abondant en pâturages, en rivières et en gibier ». Ne serait-il pas utile et agréable au Seigneur, se dit-il, d’y construire une église et un couvent, d’y établir de saints religieux et de faire ainsi chanter les louanges du Tout-Puissant en des lieux jusqu’alors déserts et inhabités ? Le comte du palais communiqua cette pensée à sa pieuse épouse Ada ; et ensemble ils la mirent à exécution. « Après qu’ils eurent parfaict l’église et très bien ordonné leur monastère, ils s’en allèrent par devers aulcuns abbés et évesques demandant quelque relique de divers sains. » L’église dédiée et consacrée, ils la pourvurent d’un Abbé. « Ils avaient ung fils appelé Guntard instant dès sa jonesse en la saincte escripture et en la discipline de religion. Ses parents lui ordonnèrent et commirent aulcunes personnes dévotes et de bonne religion desquels il serait abbé et recteur. »
Or, Wibert et Ada avaient aussi deux filles, Hiltrude et Berthe. « Hiltrude était belle de face, mais encore plus belle de foy, noble de parents mais trop noble de bonnes meurs et bonne conversation : son frère Guntard lui estoit comme sainct Jérôme, elle estoit à son frère comme saincte Eustochie. » Un jeune leude de Bourgogne étant venu la demander en mariage, elle répondit : « J’aime Jhésus-Christ ; à lui ay promis foy et à lui désire être épousée. » Et comme on la pressait, « à minuit, elle prit aulcunes de ses servantes avec elle et s’enfuit en un bois prochain et là se absconsa et mucha de ses parens ». — Ceux-ci, tristes et troublés, virent bien que la résolution de leur fille était inébranlable. Ils persuadèrent donc au jeune leude de renoncer à sa poursuite et, en effet, après quelque temps, il épousa Berthe, sœur d’Hiltrude. « Or, avant le départ de Berthe, on alla quérir Hiltrude où elle était muchée pour la marier aussy, mais à son époux immortel Jhésus-Christ. » Albéric, évêque de Cambrai, lui donna le voile.
On lui construisit près du chœur des religieux un petit oratoire. « Et toujours elle estoit à l’église en jeûnes et oraisons. Après l’oraison, allait écouter la leçon que lui faisait son révérend frère Guntard, ne plus ne moins que jadis faisait saincte Scholastique de son frère sainct Benoît. Après avoir ouï la leçon, retournait à sa sauvegarde de justice, c’est-à-dire silence. » Elle vécut ainsi dix-sept ans, puis fut prise d’une langueur et mourut encore jeune, « le vingt septième de septembre, et on luy fit un sépulchre où son corps fut honorablement enseveli auprès du grand autel, du côté du septentrion. Et après, fut mise au dit sépulchre une tombe de pierre sur laquelle estoit escrit en cette manière : icy repose le corps de Hiltrude, vierge, laquelle trépassa le vingt septième de septembre. »
Telle est la charmante histoire de sainte Hiltrude, vierge de chez nous. Il ne reste rien de l’abbaye de Liessies, mais Hiltrude, après douze siècles, est toujours aimée et vénérée ; son corps est entier dans une châsse ; on boit toujours à la fontaine où elle s’abreuva tandis qu’elle fuyait au bois la poursuite du leude de Bourgogne. L’endroit est un vallon sauvage. A quelques pas de la source s’élève une rude chapelle du XVIe siècle qui appartint à Montalembert, grand amateur de belles légendes, et tous les ans, le vingt-septième de septembre, on y vient en pèlerinage.
Les religieux de Gontard étaient des chanoines réguliers. Au XIe siècle, Gontier, prieur de Crespin, fut élu abbé de Liessies, et dès lors les moines suivirent la règle bénédictine. Une sèche chronique latine nous renseigne seule sur l’histoire de l’abbaye pendant trois cents ans. Elle est rapide comme le temps et austère comme la mort : un vague prénom, moitié latin moitié franc, — obiit, — cui successit N. monachus noster — rien de plus ; il semble qu’on traverse le cloître en jetant à peine les yeux sur les pierres tombales. Cependant on peut deviner que ces premiers temps étaient assez troublés. Plusieurs abbés furent déposés, amotus est. Un se démit et mourut à Cîteaux.
Le cartulaire montre l’augmentation graduelle des richesses de l’abbaye. Les évêques de Cambrai lui concèdent des « autels » ou des cures ; des seigneurs voisins, des abbayes sœurs lui donnent des alleux, des villas, des remises de redevances et des fermages d’impôts.
Au milieu du XVe siècle, Liessies est déjà une des abbayes les plus puissantes du Hainaut. Charles le Téméraire, qui se mêle de tout, veut imposer par deux fois un abbé de son choix. Au siècle suivant, c’est un abbé de Liessies, Quirin Douillet, qui conduit en Espagne Anne-Marie d’Autriche, quatrième femme de Philippe II. Son prédécesseur, Louis de Blois, ami d’enfance de Charles-Quint, était un homme d’une sainteté éminente et un aimable écrivain spirituel. Il fit fleurir une régularité qui dura plus de cent ans. Ses deux successeurs furent de grands seigneurs et de bons religieux. Qui ne connaît les Acta Sanctorum dont Renan dit quelque part qu’ils feraient d’une cellule un paradis et dont il ne parle jamais qu’avec une admiration étonnée ? Bollandus en dédia le premier volume à Thomas Luytens et le fit précéder d’un éloge d’Antoine de Winghe, l’un et l’autre abbés de Liessies et protecteurs de cette grande entreprise. Ces Mécène des savants jésuites, alors pauvres et méprisés, eurent de médiocres successeurs. Tout ce qu’on sait de François Le Louchier, bon gentilhomme d’ailleurs, c’est qu’il obtint de Philippe IV des lettres patentes maintenant le mayeur de Sart-les-Moines dans le droit de jouer le premier coup de balle au jour de la dédicace du lieu. Liessies était dès lors accablé sous le poids de ses richesses, et on y vivait parmi l’agitation stérile dont le Journal de Dom Maur nous donnera bientôt l’amusant ou affligeant tableau.
On voit paraître dans la correspondance de Fénelon un Abbé de Liessies qui fait un étrange personnage. C’est Lambert Bouillon nommé en 1678. Au moment où Fénelon prit possession de son siège en 1695, ce singulier Abbé régnait sur le désordre. Il avait la passion des bâtiments et dépensait royalement les revenus du monastère en embellissements et en procès. Il avait une autre faiblesse d’homme d’église opulent : il aimait ses neveux et nièces et tâchait à les pourvoir sans regarder beaucoup aux moyens. Les moines se plaignaient et murmuraient, mais comme les prieur, sous-prieur et procureur étaient des créatures de l’Abbé, ces plaintes n’avaient guère d’écho, et il n’en résultait qu’un esprit de mécontentement et d’insubordination très facile à comprendre.
En 1702, Fénelon vint visiter Liessies avec l’intendant de la province, M. de Bernières. Il n’eut aucune peine à voir que l’état intérieur du monastère était tout ce que l’on disait ou pis. Cependant comme la rébellion des moines lui paraissait plus fâcheuse que le gaspillage de l’Abbé, il se contenta d’admonester celui-ci en particulier et, après lui avoir fait promettre de changer les officiers de l’abbaye, il rappela sévèrement les religieux aux devoirs de l’obéissance monastique. L’archevêque écrit quelques jours après à M. de Bernières : « Je suppose que M. l’abbé de Liessies n’aura pas manqué de changer son prieur et son sacristain et de nommer les trois custodes à la communauté, dès le jour de mon départ, comme il me l’avait promis. Vous savez, Monsieur, que je ne fis que gronder la communauté en plein Chapitre et que leur donner de fortes leçons sur l’obéissance qu’ils doivent à leur Abbé. Si M. l’Abbé ne s’est pas hâté de leur adoucir un peu une conclusion si amère, par l’exécution du changement des officiers, toute la communauté sera mise à une très forte épreuve. Ils croiront que j’autorise l’Abbé même dans les choses les plus irrégulières. »
Tout semoncé qu’il eût été, M. l’Abbé ne fit rien de ce que l’archevêque demandait. A peine Fénelon parti, il s’avisa au contraire d’une idée de paysan finaud qui se croit grand politique. Avec son prieur Florent Jénart, il recomposa le discours de Fénelon, le fit déclarer authentique et signer par une douzaine de moines et l’imprima. L’original de cette contrefaçon existe encore, et il faut voir ce que devient la prose de Fénelon sous ces mains épaisses. Après deux cents ans, les mots portent toujours l’accent belge sans qu’on puisse s’y méprendre.
Voici un échantillon de cette belle harangue :
« Faut-il interrompre un évesque et l’entretenir de vos vétilles et de vos anticailles pendant qu’il doit veiller et prendre soin d’un diocèse entier et qu’il doit encore estudier les Saints Pères ? Il ne faut donc plus de bagatelles ni d’amusements, je n’en souffrirai plus. Ne croyez pas que je veuille vous entretenir dans votre zèle d’amertume qui ne provient le plus souvent que d’une certaine acédie, du défaut d’application et d’un dégoût des choses saintes. »
Fénelon fut peu satisfait, on le comprend, de ces dangereux collaborateurs. Il passa cependant sur cet ennui, sans rien dire et avec un oubli de soi auquel devraient bien penser ceux qui lui reprochent parfois je ne sais quelle vanité féminine. « M. l’Abbé de Liessies, écrit-il, a publié de mauvaise foi un écrit imprimé où il me faisait parler ridiculement, et j’ai mieux aimé souffrir un imprimé ridicule, fait contre la bonne foi et le respect dû à mon caractère, que d’en donner un désaveu public qui l’eût déshonoré sans ressource. » (11 avril 1705.)
Lambert Bouillon mourut trois ans plus tard sans avoir rétabli l’ordre dans son abbaye. On voit Fénelon se plaindre qu’il ait un pied dans la tombe et ne songe qu’à des affaires séculières. Il eut pour successeur Agapit Dambrinne qui fut nommé directement par le roi et reçut les félicitations du P. de La Chaise en personne. Vers le temps de cette nomination, entrait à Liessies Dom Maur Levache, qui devint procureur quelques années plus tard et tint le Journal dont nous allons nous occuper.
Nous ne savons rien de Dom Maur que ce qu’une note écrite après sa mort à la première page du journal nous en apprend. Il avait été baptisé à Dinant-sur-la-Meuse, le 27 janvier 1689, sous le nom de François ; il fit profession à Liessies en 1709, et mourut le 27 janvier 1756, âgé précisément de soixante-sept ans.
Son Journal est un cahier in-12 de deux cents pages environ, relié en parchemin, avec un papier à fleurs au dos. Dom Maur a écrit sur la couverture, de sa plus belle main : Journal de Dom Maur Levache, commençant le 1er janvier 1719. Il existe ou il a dû exister une suite à ce Journal. Dom Maur le tenait pour son usage particulier, et il est peu vraisemblable qu’après avoir scrupuleusement noté pendant trois ans l’emploi de ses journées, il ait subitement perdu une si bonne habitude. Les probabilités sont aussi pour que notre cahier soit le premier qu’il ait rempli. En 1719, Dom Maur avait trente ans. Il n’était prêtre que depuis cinq ou six ans et il ne faisait sans doute que d’entrer dans sa charge de procureur : l’Abbé n’eût pas confié des fonctions aussi importantes à un tout jeune homme. Nous voyons par le Journal que le temporel de l’abbaye occupait, à des titres divers, au moins sept ou huit religieux et que la plupart des moines avaient à en prendre soin pour leur part. Dom Maur avait apparemment été distingué de bonne heure pour son jugement droit, ses habitudes d’ordre et son attention aux intérêts du monastère. Il est évident qu’entre son ordination et sa nomination comme procureur, il fut chargé de nombreuses missions qui le mirent au courant des affaires, soit comme receveur des revenus, ou administrateur du bien dans les diverses villes où l’Abbé entretenait un agent, soit surtout à propos des innombrables procès où Liessies était constamment engagé. Dès les premières lignes de son Journal il paraît très accoutumé aux affaires qui lui incombent et à l’existence mouvementée qu’elles entraînent. D’un autre côté, son Journal porte les marques ordinaires du Journal qu’on tient pour la première fois. Il commence avec l’année, et Dom Maur répète deux fois l’incipit solennel : « Journal commençant le 1er de janvier 1719. » L’écriture des premières pages est fine et soignée, et une multitude de petits faits y sont consignés qu’on ne revoit jamais après que la ferveur d’exactitude des premières semaines s’est perdue.
C’est un Journal d’homme d’affaires ou d’intendant, tout rempli d’achats, de procès et de bâtiments : il serait d’une écriture moderne qu’on n’en lirait pas dix pages : mais dans sa vieille robe de parchemin, il a une physionomie et une voix d’aïeul et des inflexions antiques qui évoquent le temps passé. On s’étonne, après l’avoir lu, de voir nettement apparaître dans son imagination les lignes droites des bâtiments conventuels, la chambre des archives encombrées de fardes et de layettes, le cellier et la brasserie, et, dans le cloître, M. l’Abbé et le prieur, tâchant à s’abstraire des ventes et des procès avant d’aller au chœur, et, à la grande porte de l’abbaye, la voiture de Dom Maur tout attelée et Don Maur lui-même avec un sac d’affaires, une figure résolue et une démarche vive et pressée, bien qu’il ait un air un peu délicat et qu’il soit décidément hypocondriaque.
Dom procureur n’est presque jamais à Liessies : il est par voies et par chemins : deux jours à Maubeuge, huit jours à Mons, de là courant à Bruxelles et tout aussitôt s’en revenant à Liessies, d’où il repart promptement pour Valenciennes et Douai. Nous savons très exactement comment il voyage. C’est quelquefois en poste, mais le plus souvent c’est en chaise, avec « nos chevaux ». Il emmène un compagnon et Henry, domestique. Il fait d’une traite les six lieues qui séparent Liessies de Maubeuge, siège de la sous-intendance. S’il a pu partir tôt, il ne fait que « rafraîchir » dans cette ville, et nous savons exactement, pour l’avoir vu cent fois dans le Journal, ce qu’il en coûte pour rafraîchir. C’est douze ou quatorze patards. Il prend alors des chevaux de poste et renvoie les siens avec Henry. S’il n’arrive que le soir, il descend à l’auberge ou chez les Pères Jésuites, au collège, et repart le lendemain assez tôt pour être de bonne heure à ses affaires à Mons.
Mons est le chef-lieu des affaires de Dom Maur. Il ne faut pas s’en étonner. Liessies n’est français que depuis une cinquantaine d’années. Auparavant il faisait partie des Pays-Bas, et un grand nombre des religieux étaient Flamands d’origine et de langue. Une partie considérable des biens de l’abbaye reste en Hainaut et la plupart des affaires se plaident au chef-lieu. En fait, Dom procureur passe plus de temps à Mons que partout ailleurs. L’abbaye y possède un refuge, et, à quelque distance, se trouve le prieuré de Sart-les-Moines où M. l’Abbé et Dom Maur viennent quelquefois en villégiature.
Le Refuge est évidemment un pied-à-terre digne de l’abbaye. Dom Maur parle quelque part d’un plafond doré et de cuirs peints qui ornent la chambre d’entrée. On y reçoit des étrangers de passage. Il y a cependant apparence que cette procure est assez souvent inhabitée. La cave n’a point de vin, et le prudent Dom Maur ne laisse jamais d’argent dans la maison. Le « coffre » est en sûreté chez des vieilles filles, amies du monastère. Ce coffre, qui joue un rôle assez considérable dans le Journal, est une sorte de banquier muet avec lequel on fait affaire sans s’embarrasser de comptabilité. Dom procureur y prend l’argent dont il a besoin et l’y remet très exactement quand l’équivalent de la somme est rentré. Il y enferme aussi les monnaies espagnoles, jacobus et doublons, qu’il ne peut pas toujours échanger avant de repasser la frontière.
La vie de Dom Maur est celle d’un homme d’affaires très occupé. Il écrit chaque matin cinq ou six lettres qu’il s’ingénie à faire arriver à destination sans les faire passer par la poste, car il n’y a pas de petites économies ; il entend des comptes, fait des baux, suit des expertises ; surtout il nage dans un océan de procédure. Quand il ne sollicite pas chez un conseiller ou un procureur, il travaille chez un avocat. Il est très au courant de toute la machine judiciaire, sert des avertences et des solutions, répond à des griefs par des reproches ou des contredits. Le latin de la vieille bazoche émaille son français wallon : queritur, dictum, factum, tous les vieux mots de la chicane parcheminée et éternellement jeune. Des juges, des avocats, des gens d’affaires pour et contre passent dans le récit, — car en peu de temps ce Journal prend un air d’annales. — M. Petit, M. Duquesne et M. Adriani, l’avocat Le Maulnier et M. le conseiller Tahon deviennent des personnages familiers, et leurs noms aident à leur composer une figure, tout morts qu’ils soient depuis deux siècles et sauvés seulement de l’éternel oubli par la forme de leurs initiales et le son des syllabes qui représentaient leurs fragiles personnages. Amis ou ennemis, Dom Maur les appelle Monsieur avec la froide politesse du temps passé. Il appelle ainsi tout le monde, — aussi bien M. Molle ou le sieur Van Rode, ses fermiers, que M. le comte d’Attignies, — quand on n’a point d’affaire avec lui. Sitôt qu’on plaide, il n’aperçoit plus que X versus Y et dit Molle ou d’Attignies ou, tout au plus, le sieur chanoine Posteau. Louis de Blois, mort en odeur de sainteté cent cinquante ans auparavant et enterré dans le chœur de l’église abbatiale, devrait n’être pour lui qu’un auteur ancien et vénéré dont on lit le Speculum spirituale pendant le temps du noviciat. Ayant fait emplette d’un drap destiné à couvrir la pierre tombale de cet illustre Abbé, il note froidement : « Acheté un tapis pour la tombe de M. de Blois. »
Nous ne saurons jamais si Dom Maur avait le cœur sensible. Plusieurs fois des moines meurent à Liessies. Il mentionne l’heure à laquelle ils ont passé, ou la maladie dont ils finissent. « Dom Florent est mort sur les deux heures du matin », ou bien : « Dom Corneille est mort d’une fièvre maligne. » Ces détails laissent seuls deviner qu’il a été frappé de ces fâcheux événements. Une seule fois son accent ne laisse pas de doute qu’il a été vivement contrarié de trouver quelqu’un indisposé. Il arrive à Mons pour ouïr le compte de M. Duquesne et le trouve bien incommodé. C’est le superlatif de sa sympathie, et telle est la puissance des gens que leur nature ou l’éducation et les manières font paraître réservés, qu’on se sent presque touché.
M. l’Abbé est un objet de constante sollicitude pour Dom procureur, mais il est difficile de dire si c’est parce que cela se doit ou parce qu’il y a dans son respect pour son supérieur une nuance d’affection. Certainement Agapit Dambrinne faisait une estime très particulière de son procureur ; mais tous ceux qui ont connu des hommes d’église de la génération qui vient de s’éteindre savent l’abîme que les dignités ecclésiastiques mettaient, il y a peu de temps encore, entre les rangs de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, Dom Maur note, avec un soin extraordinaire, le progrès d’une fièvre qui prend à M. l’Abbé. On chante à son intention la messe des Saints Patrons. Sainte Hiltrude n’est pas mentionnée en particulier, mais comme ses reliques sont les reliques insignes de l’abbaye et qu’elle est invoquée dans tout le pays contre les fièvres, il n’est pas douteux que les religieux de Liessies la prient pour leur Abbé. On écrit à M. l’Abbé de Saint-Sépulcre à Cambrai que M. notre Abbé est malade. On rédige un mémoire sur sa santé et comme, apparemment, on n’a que peu de confiance aux médecins du pays, on envoie ce journal à Mons, aux demoiselles de Bouillon, grandes amies de Liessies, pour qu’elles le soumettent à MM. Wolf et Ducloux. Ceux-ci rédigent une « consulte » que Dominique rapporte en toute hâte. Peu de jours après, les demoiselles de Bouillon envoient une livre de pastilles, et M. Tahon, religieux bénédictin de Lobbes, deux livres de thé « ver » pour lesquelles on lui fait d’ailleurs compter aussitôt seize esquelins d’Espagne. En même temps, Dom Maur fait venir quarante bouteilles de vin du Rhin. Quelque temps après, M. l’Abbé, étant mieux, part pour Mons avec le procureur. En route la fièvre lui reprend, et bien que ce retour soit de peu de conséquence, Dom Maur fait acheter un demi-cent d’écrevisses pour remettre M. l’Abbé en appétit.
D’ailleurs on prend à Liessies un extrême soin des malades. A peine apprend-on que Dom Bruno ou Dom Ghislain, occupés à exercer la recette ou à passer des tailles ici ou là, sont incommodés, qu’on envoie un religieux pour les soulager.
Dom Maur surveille sa propre santé dans un détail si minutieux qu’on ne peut l’imaginer que franchement hypocondriaque. Une seule fois en trois ans il est un peu souffrant et garde la chambre pendant un jour ou deux. Le reste du temps, il est en chaise de poste, par les chemins, ou accablé d’affaires à Mons, à Bruxelles ou à Douai. Mais courant ou à demeure, il se soigne incessamment. Le Journal rapporte d’innombrables comptes d’apothicaires, et Dom Maur, qui ne s’égare jamais en vaines digressions, note un jour qu’il a rencontré son médecin s’en allant à la chasse.
La médecine que nous entrevoyons dans le Journal n’est plus du tout celle de Molière : ni saignées, ni purgations, ni diètes. On prend de bon vin vieux, des biscuits et « saccades » pour amuser l’estomac, du brandevin pour réchauffer et tonifier, des électuaires bizarres pour détruire les ferments et mauvais germes. Outre diverses « ptysannes » et thés, Dom Maur fait venir de chez l’apothicaire de la thériaque, du sirop capillaire, c’est-à-dire extrait de la plante nommée capillaire, de l’eau d’anis, de l’eau de la reine d’Hongrie et un élixir horrifique, toujours en usage dans certaines parties des Flandres, et qu’il appelle tantôt élixir de ver terrestre, tantôt spiritus vermium terrestrium. Il fait une grande consommation de vin. Pendant les deux premiers mois de 1749, la mention « païé pour vin, biscuits et suc candy » revient constamment, parfois tous les jours, et la somme déboursée varie de deux à cinq, neuf et même onze florins. Il est probable que Dom Maur avait l’estomac faible et par suite une propension à se croire menacé de toutes les maladies, sans cesser pour cela de vaquer à des occupations très absorbantes.
Dom Maur, neurasthénique et homme d’affaires, était-il avare ou généreux, d’un commerce agréable ou difficile ? Nous ne pouvons l’affirmer. C’était un homme droit et froid, attentif à son devoir, attaché à son abbaye, à son Abbé, à lui-même et à ses frères ; après cela, comme il avait l’esprit incontestablement juste, il s’intéressait au reste du monde suivant qu’il le méritait.
Il exerce une stricte économie, ne faisant jamais une dépense inutile et notant les plus minimes : deux sous de « filet » pour faire un point, quatre sous dépensés pour raccommoder un soulier, deux liards à une barrière ou quatre patards à un bac. C’est un administrateur méfiant. Nous le voyons de temps à autre faire quelque remise à un fermier éprouvé par la grêle ou le grand vent, mais quand on lui parle agrandissements ou réparations, il commence toujours par rechigner, envoie sur les lieux ou s’y transporte en personne et ne consent qu’au moins possible et à la dernière extrémité. Nous voyons que souvent aussi, à propos de réclamations, les choses s’enveniment brusquement et on plaide.
L’abbaye de Liessies était riche et généreuse : la tradition du pays et les archives des églises en font foi. Dom Maur, qui maniait journellement de grosses sommes d’argent, n’avait pas à empiéter sur le chapitre des aumônes, et nous ne voyons pas qu’il le fît. Il donne assez libéralement des « dringuelles[2] » : deux florins aux domestiques des Pères Jésuites, six patards à la servante des Bénédictines, autant, par ordre de M. l’Abbé, au cocher de M. l’Intendant. Mais ces générosités rentrent dans le chapitre des dépenses prévues, comme l’argent qu’on peut donner à un procureur qui a sollicité pour vous. Une seule fois, à Douai, Dom Maur donne vingt florins pour le « vin de charité » de l’hospice, mais c’était peut-être une manière de fondation. Une autre fois, il écrit à Dom Ghislain de compter à Simon Laurent quelque argent dont il a besoin. On se réjouit, mais, trois jours après, on voit que Simon Laurent a rendu intégralement la somme et que son besoin n’était pas d’un besoigneux, mais vraisemblablement d’un agent. Dom Maur est, en toutes choses, un homme d’un extrême sang-froid, averti des faiblesses et des vices de l’humanité, accoutumé aux vicissitudes de la vie de plaideur et aux revirements soudains de la fortune. Il écrit de la même main : « Notre procès contre Molle est venu en haut et nous l’avons gagné. » Ou bien : « On a jugé aujourd’hui notre procès contre Van Rode, et nous l’avons perdu. »
[2] Mot wallon signifiant pourboire, évidemment apparenté à l’allemand Trinkgeld.
Il note sans sourciller, le 5 janvier 1721 : « Reçu avis de Sart-les-Moines que Dom Joseph avait été condamné à Louvain, en propre et privé nom, en matière d’injure comme Molle. » Son journal étant rempli de décisions légales, il y consigne celle-ci comme les autres, sans plus s’émouvoir.
Il a peu de gaieté, aucun sens du ridicule. Il écrit gravement les surnoms les plus risibles. Il note qu’il a « vu mademoiselle Duquesne et lui dit que nous ne savions ce qu’elle voulait dire avec ses plumes ». Ou encore : « Nous avons examiné les deux débats contre Molle et nous avons été au greffe pour faire copie du compromis fait entre Molle, Dom Florent Jénart et Dom Michel Dujardin par lequel ils se sont soumis au jugement des deux avocats marqués dans ledit compromis, dont l’un était celui de Molle et l’autre un peu timbré. »
Entre les courses, les ventes et les audiences du tribunal, Dom Maur reste au logis et fait sa correspondance ou lit en grignotant ses biscuits et sirotant son sirop. Il est l’homme du temporel, l’homme du dehors, dont le devoir est de se renseigner sur ce qui se passe dans le monde, afin de prendre ses précautions en conséquence. Peut-être aussi qu’on parle déjà politique dans les diligences, à l’auberge des Trois-Pigeons ou à celle du prince Tserclaes, sur le Sablon. Dom Maur lit donc les journaux : la Gazette de Hollande, les Annales de Hainaut et autres « livres du temps », dont il paraît presque aussi friand que de sucreries. Avec des almanachs de Milan, c’est toute sa littérature. Il lui passe par les mains bon nombre d’ouvrages théologiques destinés à M. l’Abbé ou au prieur, mais il ne s’intéresse que médiocrement aux controverses sur la « constitution ».
Pour achever le portrait de Dom Maur, il nous reste à dire qu’il est indubitablement obéissant et humble. Il pourrait se croire indispensable, puisque l’énorme poids des affaires financières de l’abbaye repose entièrement sur lui, et indépendant, puisqu’il ne vit presque jamais en communauté et qu’il a toutes les dispenses. On ne voit jamais percer de tels sentiments. Au contraire, Dom Maur parle toujours de la volonté de l’Abbé comme s’il était le premier qui dût la subir. Il emploie constamment la formule : « M. l’Abbé m’a donné l’ordre… » Ou, s’il est à Liessies : « M. l’Abbé m’a mis pour être… » Ce chicaneau était probablement un excellent religieux.
Plus de la moitié du Journal de Dom Maur a rapport à des procès. L’abbaye est immensément riche ; elle a la collation ou la propriété d’innombrables bénéfices non seulement en Hainaut et dans les Pays-Bas, mais jusque dans le midi de la France ; elle possède des bois, des fermes, des mines : bref, elle est dans la situation de tous les gens trop riches et que leurs affaires accablent ; elle tire de l’argent de partout, mais ceux de qui elle le tire se le font arracher et s’ingénient de toutes manières à le reprendre. La plus grande partie des procès que Dom Maur soutient à Féron, à Mons, à Valenciennes ou à Douai, voire à Cambrai et à Rome, vient d’exigences ou de prétentions qu’il trouve injustifiées. La formule « … qu’il prétend et qu’on ne lui doit point » revient incessamment. On ne peut guère se persuader cependant que Dom procureur répugne à cette guerre éternelle et qu’il n’ait aucun goût pour le jeu de la chicane. Il est batailleur, sans aucun doute, froidement et délibérément batailleur, et il y a bien apparence que tout Liessies respire une atmosphère de combat. A l’époque où le Journal commence, Lambert Bouillon n’est mort que depuis dix ou douze ans, — Dom Maur a fait profession l’année même de sa mort et il a probablement connu ce plaideur indomptable : — en tout cas, son éducation monacale a dû se faire au milieu des procès mal éteints légués par le vieux lutteur à Agapit Dambrinne. Il a dû se persuader de bonne heure que l’état de guerre est l’état normal de tous ceux qui possèdent et que le meilleur moyen de garder son bien est de montrer les dents à quiconque a la mine d’en avoir envie. La règle à Liessies est qu’on soit méfiant et chatouilleux.
Les commis viennent jauger la cuve : « Dom Joseph proteste de nullité contre tout ce qui s’est fait. » L’hôte du Gant d’or, auberge sur la route de Bruxelles appartenant à l’abbaye, fait changer une gouttière. On plaide jusqu’à ce que la gouttière soit remise en son premier état. Un de nos chevaux est arrêté à Etrœungt pour le vinage. Dès le lendemain, on envoie faire sommation au vinager qui relâche le cheval sous caution. Le surlendemain, on lui délivre « copie de nos titres » et de l’ordonnance de l’intendant et on lui fait une seconde sommation « à ce qu’il ait à purger ladite caution ». On croit l’affaire finie. Le mois suivant, parmi divers petits procès — contre ceux de Wannebecq qui prétendent un vicaire, ceux d’Ath qui prétendent un chapelain, le curé de Roquignies qui veut retenir sa dîme, ceux d’Ohain qui réclament pour la portion congrue de leur vicaire, contre les maltôtiers, etc., — on voit que Dom Joseph écrit pour l’affaire du vinage et tout à coup que trois avocats ont été consultés à Mons pour cette bagatelle.
Dom Maur n’a pas peur du Gouvernement. Deux ou trois fois, il s’entremet dans des affaires de contrebande où Coppée, domestique, où Nicaise, notre fermier, ont été pris. Quelquefois, cependant, il s’y prend en douceur, et le Journal porte mention d’un « cadeau à un buraliste ». Il proteste contre une taxe sur les houilles et ne la paie que lorsqu’on lui a dit que « noblesse et abbayes l’ont payée ». On veut prendre des chênes dans nos bois pour bâtir des casernes dans les petites villes de France (c’est-à-dire Guise et La Fère). Dom Maur entre en correspondance, se méfie d’emprises probables et va voir au bois ses chêneaux. Bientôt il cherche un sergent pour faire protestation, et, n’en trouvant point, remet au lendemain de le faire à Guise.
Il n’est pas au mieux avec les autorités ecclésiastiques. Fénelon, à qui Lambert Bouillon a joué un si mauvais tour, est à peine remplacé, et on ne voit pas qu’il se soit établi des relations très cordiales entre l’archevêché et l’abbaye. Les « jeunes » ne vont pas à Cambrai pour l’examen et on les fait ordonner à Maubeuge par un évêque de passage. C’est aussi le coadjuteur de Québec qui vient à Liessies « confirmer ». Le promoteur de l’officialité veut ériger en cure le « secours » de Cartignies. Dom Maur fait la sourde oreille et se fait « signifier d’une requête ». On ira donc en cour de Rome. Dom Maur a dans la ville de Liège un sien cousin, chanoine, et à Rome deux autres cousins, aussi Levache (il écrit indifféremment Levache ou Levage, ou même Levacq), qui lui sont moins connus. Le cousin de Liège écrit à ses cousins de Rome et ceux-ci se mettent en mouvement. Malheureusement, la Daterie est en vacances, comme de juste, et pendant ce temps, le promoteur presse Dom Maur « à faire ses preuves », sans paraître savoir qu’il a « interjecté appel ». L’affaire traîne en longueur, mais on finit par obtenir « un bref d’appel de la sentence de l’officialité dans la cause que nous avons contre le promoteur pour l’érection de l’église de Cartignies en cure ». Il en coûte « huit écus romains de dix esquelins chacun ».
Même avec les abbayes de son Ordre, Dom Maur a de petites difficultés. MM. de Saint-Michel en Thiérache ont avec lui une correspondance beaucoup trop longue pour l’affaire qui l’a motivée. Avec l’abbaye de Crespin, des arrangements à frais communs au presbytère d’Harvent amènent une vraie brouille, et l’on est « signifié d’une requête ». Bref, Dom Maur plaide à propos de tout et à propos de rien : les procès se superposent et s’enchevêtrent. Le procureur écrit pour « recevoir des nouvelles de plusieurs procès que nous avons à Ath ». En effet, il en a quatre : un pour le « prétendu » chapelain, un pour une sacristie qu’il s’agit de « raccommoder », un autre avec les Moulins pour une mesure de farine qui a été enlevée, et un quatrième avec M. Van Rode, fermier. Il plaide à la fois contre les chanoines de Maubeuge, ceux de Condé et ceux de Saint-Quentin, et quand on rencontre la mention : « ceux du clergé », on est bien empêché de savoir à qui l’appliquer.
Tout cela entraîne des dépenses considérables, car il faut payer des experts et des avocats, et l’on voit certain procureur réclamer de l’argent « pour nous avoir servis », mais le vrai plaideur n’y regarde pas. Dom Maur débourse sans sourciller mille florins de frais dans le procès contre Molle qui est une affaire d’importance minime. On ne plaide pas pour gagner de l’argent, mais parce qu’on enrage d’avoir raison.
Les innombrables procillons qui font ressembler le Journal de Dom Maur au rôle d’un tribunal sont des affaires presque toutes communes et qui n’offrent guère d’intérêt. Ce qui intéresse, c’est Dom Maur lui-même par sa persévérance, son indifférence aux résultats et son superbe sang-froid. C’est aussi quelques-uns de ses adversaires. Deux surtout paraissent dignes de lui : leurs noms reviennent fréquemment, presque à travers tout le Journal, et ce retour perpétuel de figures lointaines et presque anonymes finit par leur donner quelque chose d’épique.
L’avocat Le Maulnier paraît dès la première page du Journal : on consulte M. Petit pour sa requête. De loin en loin, au cours de la première année, cette affaire revient : « On a travaillé à un rapport contre Le Maulnier », ou : « On a reçu trois mémoires contre Le Maulnier », ou, un peu plus tard : « On a commencé à rapporter notre procès contre Le Maulnier. » Au commencement de 1720, l’affaire s’engage à fond. On écrit à M. l’Abbé que la présence de Dom Joseph est nécessaire parce que le conseiller rapporteur a besoin d’explications. Dom Joseph arrive, et, pendant un mois, c’est une grande activité. Visites au président et à un conseiller. Visites à quatre conseillers. Remise de factums. Répondu à la requête civile de Le Maulnier. Travaillé à l’avertence, etc., etc. Après un temps, on recommence la lecture, on achève l’avertence, laquelle est servie avec dix-sept pièces. Le Maulnier sert une solution à l’avertence de Dom Maur. On y répond. Enfin, le 13 mars, au soir, « notre procès contre Le Maulnier est sorti du bureau et nous l’avons gagné ».
C’est la formule ordinaire. Seulement, cette fois — peut-être parce qu’on a battu un homme de la partie — il y a une joie extraordinaire dont le Journal s’échauffe pendant trois jours. On écrit et on envoie aussitôt un messager à M. l’Abbé, Dom Ghislain et Dom Gérard. On va remercier MM. le Président et le Rapporteur et M. Cornet. On écrit aussi à Dom Corneille « pour lui notifier la bonne nouvelle du gain de notre procès ». Dans la joie où l’on est, on écrit à M. Duquesne de faire raccommoder la grange de la Folie, « s’il est absolument nécessaire ».
Le lendemain, M. Tahon fait venir les parties et leur déclare les « points d’office », après quoi on commence la liquidation. L’avocat de Le Maulnier refuse de payer les épices du procès. Suivent diverses comparutions où le conseiller s’offre d’amener un accommodement. De fait, on travaille avec Le Maulnier, à l’amiable, un après-midi. Après deux mois d’un silence de mauvais augure, Le Maulnier sert ses contredits consistant en quatre cent quatre-vingt-dix-sept articles. On les étudie, mais il y a apparence que cette énorme masse de raisons est inébranlable, car à une dernière comparution chez M. Tahon, « on finit tous les anciens procès, de sorte que notre rente se trouve réduite de 940 à 910 florins ». Sur ce, on demande à Liessies des chevaux « pour s’en retourner ».
A côté de cet avocat savant et retors, on voit paraître un petit curé entreprenant, tenace et malin, qui fait encore meilleure figure. C’est le curé de Gognies-Cauchies. Brave petit homme qui lutte tout seul contre la riche et puissante abbaye ! Leur difficulté provient d’une dîme qu’il a retenue et de sa maison de cure qu’il veut qu’on « rétablisse ». Le petit curé gagne, haut la main. Dom Maur rappelle, et on entre dans le labyrinthe pour n’en pas sortir, car le Journal s’achève sans que l’on sache si l’on s’est arrangé pour tout de bon. Le procès de Gognies est d’ailleurs le plus embrouillé de tous. Après quelques mois, on voit Dom Maur copier « deux petits procès avec Gognies », et on s’aperçoit, en effet, qu’il y a trois affaires distinctes poursuivies simultanément à Mons, à Valenciennes et à Douai. Le petit curé trouve aussi moyen de mettre dans son jeu les chanoines de Maubeuge qu’on voit qui n’ont pas encore « tripliqué ». On fait faire des comparutions, des expertises et vues de lieu. Quelquefois le petit curé fait défaut, d’autres fois il propose des accommodements ; il vient en personne à Liessies, par une belle journée de printemps, et « offre de payer la moitié des frais de la veüe de lieu si l’on veut mettre des barreaux à ses fenêtres ». Il s’agit bien de barreaux. Dom Maur, quelques jours plus tard, est à Douai avec ordre de solliciter fortement contre « Gognies ». M. le conseiller Dupuis, homme paisible, tâche d’accommoder les parties. Sur ces entrefaites, le procès qu’on a pour la dîme sort du bureau à Mons et « nous avons gagné ». Reste celui de Valenciennes et celui de Douai, très lents l’un et l’autre et très confus, car, cette fois, les chanoines de Saint-Quentin entrent, on ne sait comment, en ligne, et l’on ne voit jamais clairement si l’on plaide pour le fond ou seulement pour des frais. Quoi qu’il en soit, Dom Maur gagne encore à Valenciennes. On croit tout fini ; mais, après plusieurs mois, on retrouve, comme un refrain de cauchemar, l’éternelle mention : « Fait un écrit contre le curé de Gognies-Cauchies. » C’est qu’il reste le vieux procès de Douai auquel on ne pensait plus et qu’enfin le petit curé, abrité derrière ses chanoines, gagne, le 5 avril 1721. « Nous avons perdu notre procès contre lesdits chanoines, à tous frais et dépens, et il a été déclaré que les curés primitifs sont obligés d’évacuer leur disme avant que les autres codécimateurs contribuent aux portions congrues et aux maisons des curés. » La note des premiers frais monte assez haut, car Dom Maur donne en à-compte 360 florins qui sont tout l’argent qu’il a sur lui. Vers la fin de novembre, le procureur écrit à son dit curé de venir liquider sa dîme de 1719 et s’arranger pour de certaines briques dont on a pavé son grenier. Le petit curé répond qu’il « envoiera », et quand on s’est habitué à voir son nom revenir pendant plus de deux ans presque à toutes les pages du Journal, on se demande s’il n’« envoiera » pas un sergent.
Autour de ce combatif petit homme on voit graviter d’autres petits curés, celui de Maffles, celui d’Eppe-Sauvage au sujet duquel on consulte trois avocats, ceux d’Étichove et de Roquignies, celui d’Ostiche. Ce dernier, le jour même que le curé de Gognies vient demander des barreaux pour ses fenêtres, fait aussi le voyage de Liessies et demande qu’on ajoute une « quatrième place » à sa maison et qu’on lui donne des pailles pour son toit. Il n’aura rien du tout. Il part fort mécontent et, quelque temps après, « menace d’arrêter nos biens ».
Que de plaideurs, que de juges, que d’avocats, que d’affaires ! Quand on lit vite, les choses se mettent les unes sur les autres, les jours s’enfuient, les mois glissent, les procès pullulent, le journal fait un bourdonnement monotone qui engourdit et ne laisse que la sensation d’un temps lointain et irréel. Vers la fin, on voit plus souvent ces querelleurs s’accommoder et l’on sent combien des gens morts depuis si longtemps ont eu raison de cesser des batailles ridicules. A deux reprises, Dom Maur passe tout un mois sans bouger de Liessies, de chez nous, comme il dit, et on aime se le figurer loin du fracas des maisons de poste et des cours de justice, vaquant à la tranquille besogne quotidienne et entendant par sa fenêtre ouverte, le chant assourdi du chœur. Je suis sûr que M. l’Abbé tient à ce qu’il reste ainsi de temps en temps au logis. Souvent on voit reparaître l’ordre de revenir à Liessies, « sitôt nos procès finis ». M. l’Abbé s’occupe aussi — il le faut bien — de ce que son procureur fait à Mons ou à Douai, mais je n’ai aucun doute qu’il n’aime pas cette agitation vaine et qu’il pense quelquefois avec regret au passé, en regardant de sa stalle la tombe de M. de Blois.
Il semble d’ailleurs qu’on vive très paisiblement à Liessies. L’Abbé est un homme sage et bon, très respecté et probablement aimé. L’obéissance est entière, et le commandement n’a rien de rude : l’existence des religieux doit être monotone et douce, sans désordres et même régulière sans être plus édifiante que celle de la majorité des moines à cette époque ; l’atmosphère, celle d’un collège ecclésiastique de province, vraie famille agrandie où l’attachement au nid commun est le ressort principal des actions.
Il n’est fait aucune allusion dans le Journal de Dom Maur à la présence de Frères convers dans l’abbaye : ce sont des domestiques qui font les charrois et autres grosses besognes, et des jeunes gens du pays se présentent de temps à autre « pour écrire au comptoir ». Cette égalité de tous les religieux contribue à leur donner une liberté et une individualité plus grandes. Les « jeunes » ne sont pas séparés du reste du monastère. Ils y entrent comme postulants ; après un an, on les présente au Chapitre pour la profession, et le vote de la communauté décide de leur réception ; leurs « prémices » sont de grandes fêtes pour lesquelles Dom Maur débourse cinquante ou soixante florins. Le Journal ne laisse aucun doute que tous les moines se connaissent et s’aiment. Dom Maur envoie constamment « chez nous » des manières de cadeaux qu’il sait devoir plaire à celui-ci ou celui-là. A M. l’Abbé des livres, du thé impérial ou de beaux bas rouges pour les grandes cérémonies. A M. le Prieur, qui est savant, pieux et rhumatisant, des livres, des traités spirituels, un bonnet, de l’huile de myrrhe. A Dom Thomas qui est peintre, des couleurs. A M. le Sacristain, des dentelles. A Dom Joseph, des œufs frais et du vin de « Frontiniac ». A un autre, du fil d’argent et des croix de corne « pour faire des dizaines ». A un autre, des livrets d’or pour des broderies.
Les liens de famille ne sont nullement brisés. M. l’Abbé fait écrire à un religieux que, passé telle fête, il pourra s’en aller voir sa mère. Une autre fois, Dom Maur rencontre Dom François s’en allant ad patriam. Un peu plus tard, Dom Maur écrit qu’il a compté huit écus à un autre religieux s’en allant ad patriam.
L’abstinence monastique existe toujours en principe et le Journal suit la marche de l’année ecclésiastique avec la régularité d’une horloge. « Écrit à mademoiselle Wélis de Bruxelles pour les provisions des Avents. » — « Coppée est arrivé avec un chariot pour charger les provisions de carême : quatre tonnes de morue, deux tonnes d’harengs, une tonne de saumon, etc. »
Mais comme la moitié des religieux, étant constamment en voyage, ont dispense, il est probable que la règle s’est bien relâchée de la sévérité primitive. En tout cas, le maigre se relève par toutes sortes de douceurs, et le carême de Liessies est un carême sucré. A la vérité, le procureur commande des sacs de riz et des ballots « d’estocfix », mais on le voit acheter d’un coup 160 livres de cacao, 50 livres d’orge perlé et pour 79 florins de « banille ». Il y a à l’abbaye des provisions de cannelle et de noix muscades, de dattes, de raisins de Tharse et de câpres d’Espagne ; à intervalles aussi, des citrons et oranges amères qui sont un grand luxe. On boit ordinairement le petit vin de Laon, mais on en fait venir de Bar, et la cave est fournie de vin d’Espagne et de vin du Rhin.
Liessies ne manque point d’amis, bien qu’il s’en faille de peu qu’on ne leur fasse à tous des procès. Il y en a de puissants : M. l’intendant à qui l’on envoie de temps à autre un chevreuil et que M. l’Abbé va voir vers le nouvel an « pour lui faire les compliments du temps » ; madame de Maubeuge, la noble et puissante abbesse du noble et puissant Chapitre de Maubeuge. C’est une très grande dame. L’année où elle prend possession, elle passe par Liessies avec ses officiers, une compagnie de gardes du corps, une de hussards, une de grenadiers et une de bourgeois de Maubeuge. On héberge tout ce monde. Le lendemain, M. l’Abbé et deux religieux accompagnent « Madame » pendant le reste du voyage, et M. l’Abbé l’installe et dit la messe basse pontificalement. Une autre grande visite cause un émoi encore plus grand. Brusquement Dom Maur annonce le passage du Prince Tingris et ce nom ainsi orthographié fait que, pendant quelques jours, le Journal prend un air d’Amadis. On a envoyé à Bruxelles le messager de Trélon pour chercher des jambons, des succades et autres choses « portées sur l’état du maître d’hôtel ». On achète pour treize écus à trois couronnes de poisson frais. Comme rien à Liessies n’est assez beau pour un hôte aussi distingué, on envoie de Mons « huit douzaines de serviettes, trois douzaines de couteaux, autant de cuillères et fourchettes de métail, une boette de biscuits, et macarons et sucades ». Pour mettre le comble à cette magnificence on joint une demi-douzaine de citrons, autant d’oranges amères et autant d’oranges de Portugal qui composeront un véritable dessert de prince.
Liessies a d’autres amis plus humbles et que l’on traite familièrement. Ce sont quelques curés : — M. Jénart avec qui on finit malheureusement par plaider, mais que M. l’Abbé recommande quand il va au concours ; ou M. O’Dwyer, Irlandais francisé qui rend de petits services au monastère ; — des gens d’affaires, tellement absorbés par les dîmes, les tailles et les procès de Liessies qu’ils ne sont guère que des lieutenants du procureur ; M. Petit, à qui M. l’Abbé fait des cadeaux de nouvel an ; M. Goulart de Trélon et mademoiselle Duquesne, sa fille. Mademoiselle Duquesne est une femme prudente et méfiante qui fait une fois un peu de peine à Dom Maur en lui refusant des écus de Lille dont il veut la payer, mais c’est une amie tout de même. On la traite sur le pied de l’intimité, et le procureur passe plusieurs jours chez elle quand il vient ouïr son compte. Il y a encore M. et madame Tahon de Maubeuge, dont l’amitié est d’autant plus précieuse que M. Tahon est conseiller à la Cour. Il y a surtout les demoiselles de Bouillon, de beaucoup les meilleures amies du procureur. Ce sont des filles de très bonne naissance et d’éducation soignée, intelligentes, artistes et cependant pratiques et ne trouvant pas qu’il soit au-dessous d’elles de rendre à leurs amis les services les plus ordinaires. Elles habitent Mons, et sont pour Dom Maur d’un secours inestimable. Son coffre est chez elles et il leur confie aussi des bourses distinctes où sont les monnaies de provenance étrangère qu’il ne peut changer. Elles l’accompagnent dans les magasins chaque fois qu’il achète de la toile ou des étoffes. Quand il est à Liessies, elles font pour lui plusieurs courses qu’il n’oserait peut-être leur demander. Dom Maur a à Bruxelles une correspondante appelée mademoiselle Wélis, qui lui expédie toutes sortes de denrées. C’est une honnête marchande qu’il appelle jusqu’à la fin mademoiselle Wélis de Bruxelles, comme s’il avait entendu parler d’elle la veille pour la première fois. Elle n’a pas la commande de certaines douceurs comme amandes longues et thé impérial que les « demoiselles » se font un plaisir d’envoyer elles-mêmes à Liessies. Elles font cadeau à M. l’Abbé de beaux réchauds d’argent et de toutes sortes de sucreries quand il est malade. Elles pensent, comme de juste, à la sacristie : dentelles et fils d’argent viennent ravir le sacristain. De son côté, M. l’Abbé leur fait tous les honneurs : il les invite au prieuré du Sart où il vient pendant les chaleurs, et l’année où madame de Maubeuge passe par Liessies, il les ramène avec lui pour qu’elles aient l’agrément de cette cavalcade.
Les religieux de Liessies sont en bons termes avec ceux de Lobbes. Dom Maur paraît heureux dans ses voyages de rencontrer parfois M. Tahon, religieux de cette abbaye. Ils ont aussi des relations agréables avec ceux d’Hautmont dont l’abbé vient un jour à Liessies, avec ceux de Maroilles qui donnent parfois l’hospitalité au procureur quand il revient de Douai, et surtout avec MM. de Saint-Sépulcre de Cambrai. On leur rend tous les services qu’on peut.
Mais les vrais, constants, fidèles et très appréciés amis de Liessies, ce sont les Pères Jésuites. En général, les Bénédictins étaient plutôt Jansénistes. A Liessies, une tradition vieille de plus d’un siècle voulait qu’on se rangeât aux doctrines de la Compagnie et qu’on traitât les Jésuites avec une extrême cordialité. A Maubeuge et à Douai, Dom Maur descend presque toujours « aux Révérends Pères Jésuites » : il y est chez lui. Toutes les idées théologiques de Liessies sont celles des Jésuites. Les « jeunes » apprennent la dogmatique dans l’ouvrage du P. Platelles et la morale dans celui du P. Tavernes. On conserve aux archives la belle lettre que le P. de La Chaise écrivait à M. l’Abbé en lui annonçant sa nomination : « C’est votre mérite et votre zèle pour la bonne doctrine qui ont obligé le Roi à vous préférer à tous ceux qui ont sollicité Sa Majesté pour obtenir la place qu’elle vous a confiée. Je suis sûr que vous la remplirez dignement et que vous maintiendrez la régularité et le bon ordre dans une abbaye de si grande conséquence. Tous nos Pères que vous honorez de votre amitié m’en ont félicité, ce qui m’a fait un véritable plaisir. Je vous prie de leur continuer l’estime et la considération que vous avez toujours eue pour eux, etc. » M. l’Abbé reste très hostile aux Jansénistes et entretient une correspondance active avec le P. Imbert. Celui-ci lui envoie tout ce qui se publie « touchant la constitution ». On trouve fréquemment la mention « Reçu un paquet de livres de Douai pour M. l’Abbé ». Deux « escoliers » apportent à Mons un gros paquet de livres qui leur a été remis par le P. Imbert et qu’on envoie dès le lendemain à Liessies par un exprès. M. l’Abbé s’intéresse uniquement à la controverse janséniste et, à en juger par ce qui lui arrive d’ouvrages et brochures de toutes sortes, elle doit absorber tout son temps. Le Journal de Dom Maur finit la veille de Noël 1721. Ce jour-là le procureur inscrit : « Reçu de Douay un paquet d’écrits, sçavoir : un exemplair de la Sorbonne tombée, un exemplair des expositions des sentiments de M. de Noailles et deux exemplairs des lettres à l’auteur du supplément. » Il est bien probable aussi que des mandements d’Arras reçus quelque temps auparavant et plusieurs livres de M. de Soissons en latin se rapportent au P. Quesnel. Dom Maur ne lit rien de tout cela : son siège est fait, sans aucun doute. Les Jansénistes doivent lui apparaître comme des gens qui troublent l’État, causent de grandes dépenses en livres et favorisent dans les monastères une spéculation très vaine.
Telle est, en gros, l’impression que laisse le Journal du procureur. Ce qui surnage, c’est le sérieux de la plupart des figures et la futilité de la plupart des affaires. Mais, ni M. l’Abbé, ni Dom Maur, ni les autres ne croyaient leurs affaires futiles : les procès étaient la trame de l’existence quotidienne, et le Jansénisme était une erreur vivante et qui mettait la foi en péril.
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Liessies est bien désert, et les plus vieilles gens s’y rappellent à peine le temps où ils se souvenaient de l’abbaye.
Juin 1905.