Figures de moines
PETIT MOUTIER
Moustiers est un hameau de trente à trente-cinq feux, très isolé dans une petite vallée de la partie orientale de la Fagne, à trois lieues de Liessies et tout près des hauts défrichés à travers lesquels passe la frontière belge : on l’appelle souvent Moustiers-en-Fagne. Une belle route conduit à Wallers au sud et à Eppe-Sauvage au nord, mais elle est en tout temps fort déserte et il faut que les ingénieurs l’entretiennent par le pur amour de leur art : on n’y rencontre guère que la carriole du boulanger ou du boucher. En revanche, elle monte et descend par longs et lents circuits à travers les pentes gazonnées qui bordent la forêt et ouvrent à chaque instant de vastes horizons sur la Fagne-de-Chimay. Il faut porter sur ce chemin des soucis bien cuisants pour ne pas s’y sentir comme bercé.
Le nom de Moustiers dit assez clairement que l’histoire de ce petit village est liée à celle d’un établissement monastique. En effet on voit au premier coup d’œil que l’églisette qui vous accueille presque à l’entrée du hameau a été une chapelle de moines. Elle s’appuie, toute petite et gracieuse, contre une grande maison robuste séparée de la place par une bande de jardin sévèrement murée, et, derrière, de vastes dépendances enferment un grand carré. Les gens du pays appellent cet assemblage de constructions moitié agricoles, moitié conventuelles le Priolé, corruption facile à reconnaître du mot de Prieuré. On voyait encore il y a vingt ou vingt-cinq ans et l’on voit peut-être toujours, dans la sacristie, des tiroirs sur lesquels était écrit en caractères à peine pâlis : M. le Prieur, M. le Sous-Prieur. Ces religieux étaient des moines laboureurs dépendant non de l’abbaye de Liessies, mais de celle de Lobbes, en Hainaut, et suivant aussi la règle bénédictine. Ils étaient trois ou quatre qui, une fois dit leur office et leurs messes, vaquaient aux travaux des champs comme les paysans d’alentour.
Les Mauristes, aussi bien que les autres Bénédictins, avaient de ces monastères campagnards. C’est dans une retraite de ce genre que Mabillon passa six années, redemandant à la terre la santé que les livres lui avaient prématurément ravie.
Ces prieurés n’absorbaient pas comme les grandes abbayes toute la terre et tous les bras. Le prieur et ses compagnons devaient être les amis et non les maîtres des laboureurs leurs voisins. Il est peu de pays où l’attachement à la religion soit resté aussi paisible, entier et sincère qu’à Moustiers-en-Fagne. Il en sera de même partout où le prêtre ou le religieux ne se mettra à part des hommes au milieu desquels il vit que par une charité plus haute et une existence plus pure.
Toute proche de l’église et du Prieuré est une très jolie maison du XVe siècle dont tout l’ornement consiste dans un pignon à gradins semblable à ceux qu’on voit partout dans le Soissonnais et dans des fenêtres à meneaux, mais dont les proportions sont parfaites. La pierre de taille qui est tout simplement la pierre bleue de Hainaut, en est cependant relevée de bordures délicates. Quand on entre dans le village par la route d’Eppe-Sauvage, cette maison fait avec l’église et le Prieuré un ensemble de lignes brisées extraordinairement gracieuses.
Le Prieuré de Moustiers n’a point d’histoire ; le village non plus ; etson nom vague et général le tire à peine de l’anonymat. C’est un endroit silencieux et heureux où des moines et des villageois ont vécu pendant plusieurs siècles ignorés et contents.
J’espère que le lecteur ne me trouvera pas ridicule d’ajouter ici quelques vers inspirés par cette bourgade de rêve. Si quelque musicien voulait y adapter un air monotone et lointain de vieille chanson, je lui en saurais gré.
LE MOUTIER
Juin 1908.