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Figures de moines

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LES MOINES DE SHAKESPEARE

Shakespeare aime et respecte les moines : c’est un fait indéniable pour quiconque connaît, même superficiellement, ses œuvres, mais c’est aussi un fait inexplicable pour quiconque n’a sur l’histoire religieuse de l’Angleterre que ces notions vagues où l’on accroche vaille que vaille des idées préconçues. On se dit : Shakespeare a été l’un des poètes favoris d’Élisabeth, et Élisabeth est la grande persécutrice du catholicisme en Angleterre ; il est donc impossible que Shakespeare n’ait pas été protestant. D’un autre côté comment se pouvait-il qu’un auteur protestant fît l’apologie des moines devant Élisabeth qui sûrement les exécrait ? Peut-être, après tout, Shakespeare était-il catholique plus ou moins secrètement ; il y a des critiques qui l’ont cru.

Ainsi raisonne-t-on, au lieu de demander à l’histoire si, par hasard, elle n’aurait pas le mot de l’énigme, et si ce mot ne se trouverait pas beaucoup plus simple qu’on n’est tenté de se l’imaginer.

L’Angleterre ne fut jamais, au même degré que l’Irlande, un pays monastique : cependant les riches et nombreuses églises abbatiales qu’on y voit encore aujourd’hui, attestent que la prospérité des vieux ordres religieux y fut considérable. Aux XIIIe et XIVe siècles, les ordres mendiants s’y propagèrent avec une extrême rapidité, mais leur popularité ne fut guère plus durable que leur zèle. Le mouvement de Wycliff, révolutionnaire et protestant avant la lettre, fut dirigé en grande partie contre eux, et la littérature du temps leur est très hostile. On connaît les plaisanteries de Chaucer contre le frère quêteur qui rapporte de Rome une pleine besace de pardons tout chauds et contre le moine chasseur galopant dans une bruyante sonnaille de grelots. Pour lui comme pour les auteurs de nos fabliaux, c’est assez punir la paresse des grands abbés, et la rapacité un peu friponne des moines mendiants que de les mettre en chansons. Mais on entend une autre note dans le rude poème de Pierre le Laboureur et dans les bouts-rimés énigmatiques qui coururent l’Angleterre pendant les vingt dernières années du XIVe siècle. Ces mots de passe devaient se transmettre avec un sourire noir, et l’on en vit bientôt l’effet quand les Lollards devinrent légion, et réclamèrent la liberté et l’égalité, la faux, la hache et la torche à la main.

Entre les Lollards socialistes et fort peu orthodoxes et Henri VIII, il n’y a qu’un siècle, mais le chemin parcouru dans ces cent ans est immense. Il ne s’agit plus de mouvements populaires : la monarchie absolue n’existe pas encore et elle n’existera guère que pendant les six années où Thomas Cromwell fera régner la Terreur, mais l’idée en a été aperçue nettement, et Wolsey, comme Cranmer, se repentira au moment de mourir d’avoir adoré le Roi au lieu d’adorer Dieu. Le Roi dès lors fait bien tout ce qu’il fait et, comme le dit la loi, il est incapable de mal faire.

Henri fut donc suivi comme Louis XIV l’aurait été s’il avait voulu entraîner l’Église de France dans ce que le Parlement n’eût pas manqué d’appeler une indépendance légitime. Il avait horreur de l’hérésie, et il mourut avec la haine des protestants, mais le schisme ne lui faisait pas peur. Le Pape était, à ses yeux, un souverain rival qui percevait indûment des impôts dans le royaume d’autrui, envoyait partout des émissaires italiens déguisés en dignitaires ecclésiastiques, faisait la guerre avec des menaces de déposition et d’excommunication, bref, avec lequel il fallait négocier aussi longtemps qu’on le pouvait, mais lutter la lance haute quand on y était contraint. Wycliff avait prouvé, dans le De Dominio, que l’ingérence pontificale dans les affaires civiles était le renversement de l’ordre évangélique et la racine de toute corruption. Les idées d’Érasme étaient très semblables. Ce que les hommes du « Nouveau Savoir » voulaient, avant tout, c’était ramener l’Église, ses pratiques et son culte à la pureté primitive. Il restera éternellement fâcheux pour la Réforme qu’elle se soit greffée partout sur des faiblesses morales. On est mal venu à parler de réformer les autres quand on a pour premier souci de donner le champ libre à ses désirs. Mais d’un autre côté, Henri VIII eut beau jeu contre Rome en s’élevant contre les abus que Thomas More, son confesseur le pieux Colet, et le très raisonnable Érasme dénonçaient eux-mêmes, et l’intransigeance du sentiment patriotique en Angleterre lui fut d’un singulier secours dans une lutte où la politique pénétrait constamment la religion. La Réforme en Angleterre apparaît, en dernière analyse, comme le résultat d’un conflit entre toutes sortes de penchants assez bas se heurtant les uns les autres au nom de principes très élevés.

Ce fut d’ailleurs une grande duperie dont très peu d’esprits clairvoyants prévirent le résultat, et à travers laquelle deux hommes seuls, More et Fisher, aperçurent une question de vie ou de mort qui valait bien qu’on lui sacrifiât sa tête. Les autres dirent : querelle de rois ! exactement comme Léon X avait dit querelle de moines ! en apprenant les batailles de Wittemberg, et crurent qu’il était d’une prudence vulgaire d’attendre que ces puissances ou leurs successeurs se fussent accommodés. Les évêques de France n’avaient guère raisonné autrement quand Louis XII fut excommunié par Jules II. Pouvait-on douter qu’Henri VIII fût, au fond, excellent catholique quand, moins de deux ans avant sa mort, il faisait signer à ses sujets les six articles qu’on ne pouvait regarder que comme le rempart de la pure doctrine, et traquait quiconque manquait la messe, refusait de se confesser ou niait la transsubstantiation ?

La suppression des monastères ne paraissait pas bien criminelle. Elle s’était d’ailleurs faite en douceur, à deux fois. Le Roi avait commencé par supprimer les maisons religieuses les moins riches, parce que leur nombre et leur constant besoin d’argent y rendaient la discipline moins exacte et le désordre plus apparent. Plus tard il supprima les grandes abbayes, parce qu’elles étaient trop riches, tandis que le Trésor était pauvre, et parce que le système du manoir, comme on appelait le régime de la propriété seigneuriale, les rendait déplaisantes aux petits comme aux grands. La liquidation de ces vastes domaines produisit peu de chose, grâce à la corruption des agents qui la firent et à la rapacité des familles aristocratiques qui s’arrangèrent pour en profiter. Le peuple qui avait pu se persuader d’abord que les dépouilles des abbés, comtes et ducs suffiraient à la voracité du Trésor Royal, ne vit pas diminuer les impôts, et regretta les distributions d’aumônes qu’on faisait aux portes des abbayes, mais il ne regretta pas autrement la dispersion des moines, et le clergé séculier l’imita.

Lors donc qu’Henri VIII mourut, en 1547, c’est-à-dire à peine dix-sept ans avant la naissance de Shakespeare, il n’y avait plus en Angleterre ni moines, ni religieuses, ni nonce, et les lettres du pape n’y parvenaient plus qu’en fraude, mais il y avait toujours des évêques, des chapitres, et tout un clergé dont l’organisation restait la même qu’elle était depuis des siècles, des collèges et des universités où l’on enseignait la théologie traditionnelle. A Cambridge seulement un petit nombre de jeunes gens qui entre eux s’appelaient Frères, se réunissaient dans une auberge pour disserter sur la foi sans les œuvres, et l’on commençait à réimprimer les petits traités populaires de Wycliff, mais tout ce qu’il y avait dans le pays de littérature proprement protestante se bornait aux six mille bibles assez bien traduites par Tyndale et colportées clandestinement. Ce n’était pas grand’chose, et bien que le clergé fût ce qu’il était alors à peu près partout, ce n’eût certes pas été suffisant pour détacher l’Angleterre de sa vieille croyance, si le testament du roi n’eût mis Mary Tudor en dehors du conseil de régence qui devait gouverner aux lieu et place du petit Édouard VI.

Que de fois l’histoire n’a-t-elle pas enregistré de ces fatalités qu’il faut prendre sans les discuter et sans chercher surtout ce qui les aurait remplacées si elles ne se fussent pas produites. Tout le monde sait que les sept années pendant lesquelles l’ombre chétive d’Édouard présida aux destinées de l’Angleterre, furent le règne de l’un des hommes les plus faux et les plus lâches qui aient jamais joué un rôle, l’archevêque Cranmer. On lui connaissait des tendances protestantes, et, vers la fin d’Henri VIII, il avait été fort près de passer en jugement, mais il dissimulait quand il le fallait. Avec un roi enfant et entouré de conseillers choisis pour leur complaisance il fut le maître. Dès le premier hiver qui suivit la mort de Henri VIII, Cranmer mangea publiquement de la viande en carême au palais archiépiscopal de Lambeth. Bientôt il supprima les Six Articles, fit enlever des églises, peintures, images et autels, permit le mariage aux prêtres, remplaça la messe par un service en langue vulgaire, codifia la doctrine dans les trente-neuf articles et la liturgie dans le Prayer Book. Ce fut une sorte de bacchanale au milieu de laquelle les minorités violentes ne manquèrent pas, comme il arrive toujours, de se donner carrière. Presque partout des iconoclastes traduisirent en faits la doctrine qui leur venait de haut : on brisa les crucifix, on brûla les statues de la vierge, on profana les reliquaires et surtout on pilla les biens d’Église.

Après sept ans, vint Mary Tudor qui remit incontinent les choses dans leur ancien état. Les évêques protestants ou protestantisants furent chassés et quelques-uns brûlés ; Bonner, évêque catholique de Londres, prisonnier à la Tour sous la régence, devint grand Inquisiteur et grand Juge ; le Prayer-Book disparut devant le Missel, et une cérémonie solennelle symbolisa le retour à l’unité catholique. Reginald Pole, cousin de Henri VIII, exilé à Rome et cardinal, vint, en grande pompe, réconcilier sa patrie. Il arriva par la Tamise, une grande croix d’or brillant à la proue du bateau, fut reçu par tout le Parlement agenouillé et prononça les paroles qui absolvaient l’Angleterre du crime de schisme et d’hérésie. Cette scène sublime aurait pu marquer la fin de l’aventure luthérienne. Par malheur, Mary, romanesque et entière dans son dogmatisme, voulut épouser celui qu’elle regardait comme le seul défenseur de la vérité catholique. Philippe d’Espagne, froid, méprisant et méfiant vint à Winchester pour la cérémonie du mariage, lança la reine dans la politique qui devait le plus irriter le pays et regagna bientôt Madrid, la seule ville où il se sentît chez lui et où son terrible zèle se donnât libre cours. Cependant le peuple de Londres à force de voir brûler des protestants prenait peu à peu parti pour eux, le mécontentement s’accroissait des insuccès répétés du gouvernement ; la prise de Calais fit déborder la coupe et, si la reine ne fût pas morte, la révolte aurait éclaté.

Élisabeth fut aussitôt populaire. Elle était belle, intelligente, heureuse en politique, et c’est bien d’elle qu’on put dire que la reine ne peut mal faire : le peuple anglais voyait bien une femme dépourvue de tout scrupule, il n’en crut jamais ses yeux.

Au point de vue religieux, Élisabeth sensuelle et sanguinaire, qu’on se représente ordinairement comme une réplique féminine de Néron, était, en réalité, l’indifférence même et la digne fille d’Anne Bouleyn. Elle avait une âme de roi, soucieuse avant tout de gouverner et de jouir, et ne sut jamais ce que la religion peut dire au cœur. Son attitude devant l’exaltation des puritains aussi bien que devant les pratiques catholiques était un étonnement profond et une impression de ridicule qu’elle ne cherchait pas à cacher. Elle faisait jeter au feu les images religieuses, mais elle singeait les Protestants et leur gravité grotesque et les appelait « frères en Christ ». Quand elle fit sa première entrée dans Londres, elle baisa la Bible que les bourgeois de la cité lui présentèrent mais elle fit rétablir le crucifix dans sa chapelle et montra une défaveur constante aux prêtres mariés. Elle traita un jour publiquement avec une ironie cruelle la femme de l’archevêque Parker et elle interrompait les prédicateurs qui faisaient devant elle l’apologie du nouveau rituel.

La religion était pour elle, avant tout, un élément politique et elle concédait ou reprenait suivant que son intérêt du moment lui dictait. Sa cour était pleine de nobles catholiques que les seigneurs protestants du Conseil jalousaient : elle ne prenait jamais parti. Dès le début de son règne elle ouvrit avec le Pape des négociations qu’elle eût fait durer un demi-siècle, comme elle fit pour tant d’autres, si Rome n’avait cru pouvoir adopter sans danger une politique espagnole. C’est à la lumière de la politique qu’il faut juger tous les événements des quarante années qui suivirent.

L’Angleterre n’était en rien la puissance mondiale qu’elle devait devenir plus tard : c’était un petit pays peuplé de quelques millions d’habitants décimés régulièrement par la peste et la famine. Elle n’avait point de colonies, cela va sans dire ; elle avait perdu ses points d’appui continentaux ; l’Irlande, tout entière catholique, se faisait gloire de n’avoir de souverain temporel que le Pape ; l’Écosse était une ennemie dont Marie Stuart, princesse presque française, voulait faire mieux qu’une rivale. La situation du pays était plus que précaire et les divisions religieuses, sourdes partout et toujours prêtes à éclater dans les comtés éloignés, y ajoutaient des difficultés nouvelles. Les seigneurs du Nord conspiraient. L’Espagne armait sa trop célèbre flotte à laquelle les ports d’Irlande étaient naturellement ouverts ; la reine d’Écosse n’attendait qu’un signal. Le Pape et Philippe crurent l’occasion unique et se déclarèrent. Élisabeth fut sommée de prouver sa légitimité, bientôt après excommuniée et déposée et ses sujets déliés de leur serment de fidélité. Il semblait que l’Armada n’eût qu’à paraître.

Les conseillers du Pape avaient compté sans la fierté nationale des Anglais aussi susceptible alors qu’aujourd’hui. Ces mesures violentes aliénèrent de nombreux catholiques qui autrement fussent restés fidèles.

Les lettres du cardinal Allen et les journaux du collège de Douai montrent clairement ce qu’étaient les sentiments réels de la population. Les deux tiers, au moins, écrivait Allen, sont entièrement catholiques de cœur et ne se conforment qu’en apparence et la mort dans l’âme. Le clergé n’était pas plus gagné. Dans beaucoup d’endroits le curé faisait chaque dimanche deux services, l’un dans sa maison pour les catholiques, l’autre à l’église, suivant l’usage nouveau. Parfois on voyait à la même table de communion des fidèles recevant l’hostie consacrée à la messe et des protestants communiant sous les deux espèces. Les lettres d’Allen montrent bien que cette dissimulation ne paraissait pas criminelle, avant tout parce qu’on la croyait passagère, et de nombreux documents anglicans, entre autres un curieux sermon de Latimer, prouvent aussi que les protestants savaient à quoi s’en tenir sur les sentiments réels de beaucoup de leurs coreligionnaires prétendus. En fait, les catholiques se cachaient beaucoup moins dans les premières années d’Élisabeth que les protestants ne s’étaient cachés sous Mary. On payait l’amende quand on était convaincu d’avoir manqué l’église de tout un mois, ou quand on ne trouvait pas de prétexte suffisant pour refuser la communion pascale et tout était dit. Seuls les prêtres qui refusaient le serment étaient punis, mais la persécution n’était pas sanglante. Un frère d’Allen qui passa plusieurs mois à Londres en 1583, c’est-à-dire un ou deux ans avant que Shakespeare n’y vînt chercher fortune, vit un certain nombre de prêtres incarcérés à la Maréchaussée. Ils y disaient la messe, presque tous, chaque matin, et sortaient librement dans la journée pour un ministère à peine dissimulé. Les gardiens se laissaient corrompre à bas prix.

Les choses changèrent quand le danger d’une invasion espagnole apparut clairement à tous. Les prêtres de Douai furent regardés comme des espions, et les jésuites comme des émissaires de l’Espagne. On les traqua, bien plus sous l’empire de la frayeur que par haine religieuse, et les sectaires tirèrent parti de la confusion. Vainement les martyrs affirmaient-ils, au pied de l’échafaud, qu’ils ne reconnaissaient d’autre pouvoir civil que celui de la reine, on les huait comme traîtres à la patrie.

Il va de soi que l’hérésie gagna beaucoup de ce que Rome perdait, mais la théologie anglicane qui se formait peu à peu dans des livres comme celui de Hooker, était bien plutôt catholique que luthérienne et le sentiment populaire offrait la même nuance : on ne transforme pas en deux générations les formes religieuses dont un peuple a vécu pendant dix siècles. Si l’on veut s’imaginer ce qu’était à peu près la disposition des esprits en Angleterre au commencement du XVIIe siècle, il faut oublier totalement l’anglican d’aujourd’hui, sur qui a passé le rouleau de fer des Hanovre et la vague d’indifférence soulevée par les Déistes : il y a longtemps qu’il a oublié l’atmosphère où ses pères ont vécu et son ignorance naïve est souvent prodigieuse ; il ne faut, surtout, pas penser aux pasticheurs de la Haute-Église, pour qui le catholicisme n’est pas un ressouvenir, mais bien une attrayante nouveauté. Il faut penser aux Vieux Catholiques de Suisse ou d’Allemagne, et non point rongés comme ils le sont par le protestantisme ambiant et tout pleins de l’entêtement schismatique, mais tels qu’ils seraient, si, au lieu d’être l’exception et de vivre en îlots, ils eussent été pris en masse dans une conversion violente du pays tout entier et dans l’étonnement où les révolutions laissent toujours les individus paisibles qui les ont subies et non faites. Élisabeth et son peuple étaient des catholiques de la veille qui n’avaient pas eu le temps, à beaucoup près, de prendre les façons puritaines et qui pouvaient se regarder souvent comme des catholiques du lendemain. Ajoutez que le concile de Trente datait de cinquante ans à peine, et que les questions de liturgie et de discipline étaient encore dans leur état amorphe et bien loin d’être ce qu’elles sont devenues pour nous, après trois siècles de réglementation et d’uniformité croissante.


Revenons à Shakespeare dont la noble figure va nous paraître désormais toute autre que si nous accollions crûment à son nom le glacial adjectif de protestant.

Il naît à Stratford-sur-l’Avon, au mois d’avril de 1564, c’est-à-dire la sixième année d’Élisabeth. Six ans avant sa naissance donc, les lois sévères de Mary sont appliquées partout ; les protestants sont terrés dans les faubourgs des villes ; les cloches qu’on entend sonnent pour la messe et les vêpres, ou la procession, ou la visite d’un évêque qui va parler d’attachement à la foi romaine. Il est vrai que la trombe déchaînée par Cranmer sous le petit Édouard a passé, et que les commissaires de Henri VIII ont visité Stratford il y a une vingtaine d’années et que les traces de leur passage subsistent. La grande et belle maison que voilà vide était, il y a peu d’années encore, la collégiale de Stratford. Cinq prêtres et quatre petits choristes y vivaient paisiblement, un peu trop paisiblement peut-être, bien que l’un des prêtres tînt école. Jean de Stratford les avait établis là au XIVe siècle pour chanter à perpétuité l’office et la messe des morts pour le repos de son âme. On ne dit nulle part qu’ils eussent été pour le pays un objet de scandale. Mais les commissaires du roi sont venus : ils ont fait des inventaires, puis ils ont pris tout ce qu’il y avait d’objets d’or et d’argent dans la maison, puis ils ont confisqué la rente et supprimé la fondation, enfin ils se sont emparés du logis sans se soucier des occupants.

Et ce joli bâtiment gothique, flanqué d’une chapelle flamboyante et d’une halle qu’il serait bien urgent de réparer ? C’est la Guilde qui sert en même temps d’hôtel de ville. Elle a longtemps abrité une institution bien utile, une confrérie pieuse d’assistance mutuelle qui a prospéré, s’est développée, et a fini par se confondre avec l’administration municipale. Les évêques de Worcester qui sont les seigneurs du « manoir », lui en ont peu à peu abandonné les biens. La petite ville est presque riche : les pauvres s’y savent des droits qui ne sont pas le misérable droit à l’aumône ; on y vit dans la tranquillité profonde où sont encore aujourd’hui certaines petites villes belges dont la vie municipale n’a pas été entravée.

Mais là aussi sont venus les gens du fisc. Ils ont tout pris, ce qui était à la ville comme ce qui était à la confrérie et ils sont partis, laissant Stratford non seulement sans son bien, mais même sans gouvernement régulier.

Malgré tout et comme plaies d’argent ne sont pas mortelles, Stratford s’est reconstitué peu à peu. Il n’y a plus de collégiale, mais la petite école attenante est toujours dirigée par un prêtre et la belle église paroissiale de la Sainte-Trinité a retrouvé son clergé. La Guilde est détruite, mais la municipalité s’est reformée et la ville a repris la physionomie d’ordre un peu sévère qui y est de tradition. Les bourgeois font le guet toutes les nuits ; les règlements de police sont appliqués ; on inflige l’amende aux contrevenants ; le pilori municipal n’est jamais longtemps vide, et sur la rivière froide et claire le cucking-stool attend les femmes revêches et grondeuses. Tout a repris son air accoutumé. Il y a seulement plus de pauvres et quelques vieux prêtres dont la position serait bien pénible, si M. Rockwood, — le même qui sera pris dans la conspiration des Poudres — ne les assistait pas.

Tel est l’état des choses à Stratford vers le temps où John Shakespeare vient d’épouser Mary Arden et très peu d’années avant la naissance de William. De protestantisme il est fort peu question. Qui irait les Bibles de Tyndale dans un pays où les officiers municipaux eux-mêmes ne savent pas toujours signer ?

Cependant Élisabeth succède à sa demi-sœur et ce sont de nouveaux changements. Nouveaux évêques — ceux que Marie a nommés ayant montré une toute autre énergie que ceux de Henri VIII — nouveau rituel, reconversion en masse de toute la petite ville. C’est au début même de cette époque de transition que le jeune William est baptisé.

Le Stratford qu’il vit de ses yeux d’enfant obéissait à la reine, mais on n’y faisait pas de zèle puritain. John Shakespeare, le propre père du poète, est alors dans sa plus grande prospérité et tient des charges locales considérables. Cependant il est condamné à une amende de deux shellings, l’année même de la naissance de William, pour avoir mutilé une image dans la chapelle de la Guilde. Il y avait une grande croix sur la place du marché et deux autres aux entrées de la petite ville. Tandis qu’on laisse des énergumènes les briser en tant d’autres lieux, on les respecte à Stratford et, en 1608, après la mort d’Élisabeth, les échevins veillent encore à ce qu’on ne s’en serve pour aucun usage profane. William apprend sa grammaire et ses dialogues latins dans la chapelle de la Guilde, mais c’est que la halle où, jusque-là, se faisaient les classes, menace ruine : nulle idée de désécration. Pendant très longtemps les bâtiments de la collégiale restent inoccupés. Il faut un homme de mauvaise réputation, « diabolique usurier », un nommé Combes, pour se décider à les louer.

Y avait-il dans le voisinage de Shakespeare des « Papistes d’Église », c’est-à-dire des catholiques simulant la conformité et revenant chaque fois qu’ils le pouvaient aux pratiques de l’ancienne Église ? Cela est plus que certain et il est très vraisemblable que Shakespeare eut une expérience personnelle de la vie catholique. Son langage, en parlant des choses de la religion, est d’une infaillible exactitude, tout autre que celui de Balzac, par exemple, en dépit de son attention minutieuse au détail. On disait la messe chez les Rockwood où une perquisition fit découvrir quantité d’ornements, et William avait des camarades qui y allaient et certainement en parlaient, car on se cachait à peine dans les premiers temps d’Élisabeth et c’est seulement dans les romans que des masses entières d’hommes savent garder un secret. N’y a-t-il pas le ressouvenir ému d’une rencontre, et peut-être d’un mot plus sympathique que railleur, jeté en passant à une jeune fille, dans ce vers de Roméo et Juliette :

Regardez sa figure joyeuse en revenant de confesse.

Jamais Shakespeare ne prend un autre ton. Peut-être toutes ses impressions religieuses sont-elles des impressions pittoresques que le puritanisme ne lui aurait jamais données. Peut-être trouvait-il, avec la majorité de ses contemporains, que les services anglicans ordonnés par Cranmer étaient des farces ridicules aussi comiques que des « jeux de Mai ». Jamais âme humaine ne fut moins faite pour se replier sur elle-même dans la tristesse de la pensée luthérienne, et au contraire plus tournée vers le mélange de mystère, de lyrisme et de somptuosité rituelle qu’est le catholicisme.

Il est bien probable que Shakespeare vécut et mourut dans une complète indifférence religieuse. On a parfois exagéré un petit fait mentionné dans les documents, et se rapportant aux dernières années de sa vie, quand, après fortune faite, il se retira dans son pays natal pour n’être plus que M. William Shakespeare : c’est une dépense d’un quart de Malvoisie faite « pour un prédicateur ». En y regardant, on s’aperçoit que ce prédicateur fut hébergé à New Place, chez le Dr Hall, gendre de Shakespeare, et que ce dernier voulut probablement aider sa fille à recevoir convenablement ses invités et non pas donner une marque particulière de sympathie à l’éloquent ecclésiastique. On peut se figurer assez bien comment l’auteur de Hamlet écoutait un sermon, et surtout un sermon protestant, d’un ton tout autre que celui des sermons prêchés dans son enfance par un prêtre mal converti à la religion d’État.

D’ailleurs, les impressions profondes sont celles de la jeunesse, et il paraît très certain que la jeunesse de Shakespeare n’eut rien de religieux. Il avait treize ou quatorze ans, quand son père tomba de la très large aisance où il était depuis son mariage, dans la gêne et bientôt presque dans la misère. Les rapports ecclésiastiques signalent que John Shakespeare est trop pauvre pour payer la taxe des indigents, et que, soit honte, soit crainte d’être importuné par ses créanciers, il ne vient jamais à l’église. Son fils n’y devait guère aller davantage. Il venait de quitter le collège et préludait à la vie plus que libre qui devait l’obliger à se marier à dix-sept ans avec une fille de vingt-quatre et bientôt à fuir le pays avec la réputation d’un assez mauvais sujet. Dans un bourg aussi réglé que Stratford des pratiques religieuses avec une existence sans frein eussent passé pour un scandale intolérable.

Shakespeare partit donc pour Londres en 1584 ou 1585, avec un bagage de puritanisme fort léger. Son séjour dans la capitale ne l’accrut certainement pas. Nous savons très en détail ce qu’étaient les mœurs des acteurs et auteurs dramatiques londoniens qu’il eut pour camarades. La licence effrénée de leur vie, passée entre le théâtre, le cabaret et les mauvais lieux et finissant misérablement sur un coffre dans une hôtellerie, s’alliait à une impiété audacieuse et fanfaronne qu’on ne soupçonne pas toujours avoir été de cet âge. Les deux plus affinés parmi les auteurs que Shakespeare trouva à son arrivée à Londres, Greene et Marlowe, étaient aussi délibérément impies que débauchés. Greene n’avait pas assez de sarcasmes pour l’enfer et la vie future et disait que s’il n’eût pas craint la justice de la reine plus que celle de Dieu, il se fût fait voleur de grand chemin. Marlowe, athée avéré, traitait Moïse de jongleur et se vantait que si on lui confiait la fabrication d’une religion elle serait un peu meilleure que le christianisme.

Shakespeare fut toujours au-dessus de ces fanfaronnades blasphématoires. Le fameux passage de Mesure pour Mesure :

Mourir, aller on ne sait où…

souvent cité ne l’est jamais intégralement. Le contexte marque clairement que Shakespeare n’a pas voulu mettre une impiété, tout au contraire, dans la bouche de l’acteur. Mais il serait absurde de supposer que le tourbillon auquel il s’abandonna, comme tous les autres, ait fortifié ou fait naître en lui, les préjugés protestants. Toute la religion que Shakespeare reçut d’autrui, il l’avait dès l’âge de quatorze ans, et cette religion lui venait de parents nés et grandis dans le catholicisme et qui n’avaient pas compris grand’chose à la transformation soudaine de l’Église, ou bien de prêtres élevés à Oxford dans la pure doctrine thomiste et qu’on avait bien peu changés en leur imposant le surplis au lieu de la chasuble superstitieuse. Il serait difficile de croire qu’un esprit aussi vaste et puissant, doué d’un sens si profond du mystère de la mort et de la destinée humaine, n’ait pas souvent réfléchi sur cet envers impénétrable des choses que la religion seule éclaire, mais il est plus que probable que l’ombre se reformait bientôt sur son large front et qu’il concluait comme Hamlet par ces vers où l’on peut voir, à volonté, le scepticisme ou la foi :

Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio,
Qu’il ne s’en rêve dans votre philosophie.

Rien du mystique chez cet homme en qui se réalisa sans doute le maximum de la vie, mais rien non plus du sectaire. Quand il lui arrivait de passer aux abords de Tyburn où la justice de la reine faisait mettre en quartiers les catholiques martyrs, il devait se détourner avec horreur. Lui qui comprenait tout ne comprenait pas qu’on fît mourir un homme pour ce qu’il pensait ni surtout pour ce qu’il aimait. Qu’on relise Mesure pour Mesure, la sombre comédie des justiciers !

Mais quand on aime à le suivre en imagination dans sa vie quotidienne ; quand on l’accompagne dans ses fréquents voyages de Londres à Stratford, on ne peut s’empêcher de le voir ralentir le pas en traversant Oxford, ou arrêter son cheval sur la route plus déserte de Banbury, pour regarder la courtine abandonnée et les tours déjà lézardées de quelque monastère. Les souvenirs féodaux qui, deux générations plus tôt, s’attachaient encore à ces pierres ont disparu : il ne reste que des associations d’idées mélancoliques et douces, sur un passé qui fut grand et dont il ne subsiste que l’image. Les moines sont morts, leurs richesses ont été pillées par des hobereaux rapaces que le peuple n’a jamais aimés, le temps de l’idéal est venu. Shakespeare aperçoit ces religieux avec l’auréole des chartreux à robe blanche, martyrs de Cromwell, dont la dernière messe conventuelle fut accompagnée d’une musique céleste et devant le cloître desquels il passe souvent ; ou bien il les voit dans l’atmosphère italienne, familière et poétique à la fois, des histoires de Bandello. Jamais la note railleuse et au fond méprisante de Boccace et de Chaucer ne détonnera sur la sympathie de son accent : il mettra de la finesse, de la passion, souvent une expression naïve d’attachement ou de fidélité sur les figures en froc et capuchon que nous allons évoquer, mais rien de bas.


Dans le cortège somptueux des dignitaires ecclésiastiques qui jette une note si brillante sur les drames historiques de Shakespeare, parmi les évêques grands seigneurs, les cardinaux ministres, les archevêques primats du royaume et les légats du Pape en grand costume, on voit dans la pénombre de l’histoire du roi Richard II, la silhouette d’un Abbé de Westminster. C’est le seul des moines de Shakespeare que son auteur traite avec indifférence. Et la raison en est que, pour lui, un Abbé de Westminster n’est pas plus un religieux que le cardinal Wolsey n’est un prêtre. C’est un grand personnage qui trame avec prudence et méfiance des commencements de complots dont lui-même craint l’issue. L’ombre de son abbaye enveloppe sa personne et ses pratiques. Il périt misérablement et Shakespeare écrit sa triste épitaphe du même froid stylet qui en a gravé tant d’autres :

Ce grand conspirateur, l’Abbé de Westminster,
Avec une conscience lourde et une aigre mélancolie
A livré son corps au tombeau.

Toute autre est la parenté du bon frère François de Beaucoup de bruit pour rien, le premier moine italien dont nous apercevions le joli sourire dans un visage plein et régulier. Dès l’abord il nous rappelle non seulement son confrère Laurent de Roméo et Juliette mais aussi les curés spirituels ou comiques des Joyeuses Commères, de Love’s Labour’s Lost, ou ces faiseurs de mariages, vrais hedge parsons[3], qui sortent à point nommé de derrière un buisson pour unir les amoureux de As you like it.

[3] Curés de haies.

On croit d’abord que le rôle de ce digne frère François se bornera à recevoir deux oui et plusieurs brocarts.

Leonato. — Allons, frère François, dépêchons ; tenez-vous-en à la formule du mariage, vous leur direz leurs devoirs après.

Frère François. — Vous venez ici, seigneur, pour marier[4] cette dame ?

[4] J’ai traduit par ce provincialisme qui permet seul de conserver le jeu de mots.

Claudio. — Non.

Leonato. — Pour se marier avec elle, frère ; c’est vous qui venez les marier.

Mais coup de théâtre ! le fiancé déclare qu’il n’a aucune envie d’épouser Héro. Elle a tout l’air, dit-il, de la chaste Diane, mais c’est d’une autre déesse qu’elle devrait se réclamer. Sa rougeur la trahit.

En effet, après avoir rougi, la pauvre Héro pâlit et s’affaisse. A ces marques on connaît son crime. Tout le monde, et son propre père lui-même la croit coupable, un concert de malédictions s’élève autour de l’autel tandis que le père demande au ciel à voix haute de ne pas tirer la misérable de l’antichambre de la mort où elle est.

Cependant frère François, spectateur muet et en apparence indifférent de cette scène tragique prend la parole et se révèle soudain profond psychologue :

« Écoutez-moi », dit-il ; « je n’ai été si longtemps silencieux et je n’ai ainsi laissé aller les choses que parce que j’étais occupé à observer cette dame. J’ai remarqué mille apparitions rougissantes fondant sur son visage, et mille innocentes hontes en blancheur angélique repoussant ces rougeurs. Et dans ses yeux j’ai vu surgir un feu prêt à brûler les erreurs que ces princes que voici professent sur sa sincérité virginale. Traitez-moi d’insensé, méprisez ma science et mes observations, ma vieillesse, ma révérence, mon état et ma théologie, si cette douce jeune fille n’est pas là, renversée, innocente, par un mensonge aux crocs aigus ».

Ces belles métaphores jettent l’incertitude parmi les écoutants. Le père toujours fort agité, déclare que si sa fille est coupable, il la déchirera de ses propres mains, mais si elle est innocente il se donnera bonne quittance de la malice des calomniateurs. La difficulté est de savoir si elle est innocente ou coupable. Le bon moine invente un stratagème. Les princes viennent de quitter la place, convaincus que la pauvre Héro est bien morte. Qu’on la fasse passer pour enterrée : il n’y faudra qu’une « ostentation de deuil », des épitaphes lugubres et les rites qui conviennent à des funérailles.

« Sans doute », répond Léonato que l’émotion trouble toujours, « mais que fera ceci ? »

« Par Notre-Dame ! ceci habilement conduit changera la calomnie en remords. » Héro morte sera aussitôt pleurée, plainte et excusée. A peine Claudio saura-t-il qu’elle n’est plus, que « l’idée de sa vie rentrera doucement dans le cabinet de travail de son imagination ; ses délicats organes lui apparaîtront en habits plus précieux, ils lui sembleront plus gracieux dans leurs mouvements et plus riches de rêve que tandis qu’elle vivait. » Alors il s’abandonnera au chagrin et se repentira d’avoir accusé la jeune fille, même croyant l’accusation fondée. Et, si même ce résultat n’est pas atteint, la supposition de la mort de la dame éteindra la curiosité de son infamie ; il ne restera qu’à la tenir cachée loin des yeux, des langues et des injures, dans quelque vie recluse et religieuse.

Ainsi raisonne le frère François en subtiles métaphores et il n’a plus du tout l’air d’un hedge parson, car c’est lui maintenant qui conduit tout le drame.

D’ailleurs il le conduit à merveille et tout se passe comme il l’avait prévu. Claudio se repent et s’en vient au monument des Léonato faire une cérémonie expiatoire : il lit des vers touchants sur le marbre de la vierge Héro et un chœur de pénitents chante une de ces merveilleuses petites odes dont Shakespeare aime à semer ses pièces. Un grand imbroglio se produit, très favorable à un dénouement heureux ; Claudio avide de consolation, par l’excès même de son désespoir, accepte la main d’une femme masquée qui est, naturellement, Hero et le frère François entraîne tout le monde à la chapelle[5].

[5] Much ado about nothing, act. II à V.

Le bon frère François fait inévitablement songer au frère Laurent de Roméo et Juliette : la mort supposée de Héro est une réplique du funèbre sommeil de Juliette, et les artisans de ces stratagèmes portent la même bure. Mais il faut bien se garder de les mettre sur le même niveau. Le frère Laurent sortant au petit jour avec son panier, ou se glissant dans le cimetière avec sa lanterne et sa pince de fer, passerait facilement pour un frère lai ; en réalité Shakespeare, qui aimait ce rôle et le jouait toujours lui-même, a entendu faire un religieux savant et influent, sans lequel sa peinture de Vérone serait très incomplète.

Comment Shakespeare a-t-il deviné cette ville de rêve ? Il aurait pu interroger quelque courtisan, quelque Italianate Englishman, comme il s’en rencontrait beaucoup autour de lui, amant passionné de la littérature toscane, voyageur ravi et conteur enthousiaste. Il paraît improbable qu’il l’ait fait. Que lui aurait-on appris, après tout ? Que la ville est noblement assise sur le penchant de montagnes violettes au soleil couchant ? Que ses remparts à créneaux lui font une ceinture ciselée ? Que la grandeur de la civilisation romaine s’y révèle dans des restes grandioses aperçus de toutes parts dès la campagne solitaire ? Que les hautes maisons de pierre fauve ou de brique claire, percées de fenêtres vénitiennes, sont sveltes et fières sans insolence ? Il avait aperçu tout cela dans les syllabes élégantes du nom même de Vérone. Tout au plus aurait-on pu lui dire que le verger muraillé de Juliette était fort différent d’un riche et automnal enclos du nord, que les cyprès s’y dressaient hauts et tristes de terrasse en terrasse, et que la cigale y faisait claquer ses castagnettes. Il eût effacé verger et mis jardin, voilà tout. On l’eût bien fâché en lui disant que le tombeau des Capulets n’était vraisemblablement pas dans un cimetière, mais dans les caveaux d’une église ou dans une étroite enceinte comme celle où les orgueilleuses tombes des Scaligers se dressent.

Sa Vérone était une ville de ciel bleu et de passion ardente : ces données lui ont suffi ; mais elles l’eussent égaré, elles auraient rendu sa peinture sèche et dure, si l’idée de la religion, des couvents, des églises, de la sagesse et de l’indulgence chrétienne, n’eût fait à son drame une sorte d’ombre transparente et adouci les couleurs du tableau. La présence du frère Laurent met dans la tragédie comme une pensée du soir.

Humble franciscain, il ne faudrait pas s’imaginer le frère Laurent comme un Savonarole véronais. Il n’est pas prédicateur, il est timide, il est chercheur et rêveur, et l’amitié seule l’amène à des résolutions héroïques. Cependant il est fort éloigné du personnage effacé que plus d’un acteur a voulu voir. Il est supérieur de son couvent et connu de toute la ville pour saint et savant homme : le prince lui-même parle de lui avec respect. Il a trouvé moyen, dans ces temps de haines irréconciliables, de servir tout le monde sans se rendre hostile à personne : il est le confident de Roméo et le confesseur de la fille des Capulets. Sa tranquille sagesse tient les passions à distance. Il est assez homme et surtout assez Italien pour s’intéresser à des amours, mais non pour se lier à des vengeances.

Sa première conversation avec Roméo est charmante. Le jour se lève. Le vieux moine debout à la porte du couvent s’est arrêté pour jouir de la fraîcheur et regarder le gris matin luttant dans le ciel avec la nuit et tendant à l’est de grands fils lumineux. Il tient le panier qu’il va remplir de plantes et fait tout haut ses réflexions de philosophe un peu alchimiste et de chrétien mystique.

« La terre qui est la mère de la nature est aussi sa tombe ; ce qui est son tombeau est en même temps son sein, et dans son sein, nous, enfants de divers climats, tirant sur sa mamelle, trouvons mainte chose pour mainte vertu excellente. Grande est la puissante grâce qui habite les herbes, les plantes et les pierres, grandes leurs qualités, car rien de si humble ne vit sur la terre, qu’à la terre il ne fasse quelque don spécial. Et rien de si exquis que, détourné de son usage propre, il ne se révolte au souvenir de sa naissance légitime ; la vertu mal appliquée devient vice et le vice quelquefois prend une dignité par l’action. Dans le tissu enfantin de cette faible fleur, le poison a un séjour et le remède une puissance : respiré il porte la joie dans tout l’être, goûté il tue les sens avec le cœur. Deux rois ennemis sont toujours campés dans l’homme comme dans la plante : la Grâce et l’indocile Volonté. Sitôt que le pire prédomine, le ver de mort accomplit son œuvre. »

« Bonjour ! » dit une voix jeune. C’est Roméo qui s’en revient du bal. Que fait-on dehors à cette heure ? Quand on est vieux l’insomnie vous chasse du lit avant l’aube, mais « le sommeil d’or règne sur les membres non meurtris et les cerveaux libres de souci ». Une inquiétude vient au bon père : est-ce que Roméo ne se serait pas couché ?

Roméo. — C’est la vérité. Mon repos n’en a été que plus doux.

Frère François. — Dieu pardonne au péché ! Étais-tu avec…?

Non, non, Roméo n’était pas avec Rosaline, il a oublié ce nom, et il ne veut même plus l’entendre : ce qu’il veut, c’est qu’aujourd’hui même le frère Laurent le marie avec Juliette.

Frère Laurent. — Bon Saint-François ! quel changement est-ce là ? L’amour des jeunes gens n’est vraiment pas dans leurs cœurs mais dans leurs yeux. Jésus Maria ! que de larmes amères ont coulé sur ces joues pâles pour Rosaline, quel gaspillage d’eau salée !

Roméo interrompt boudeur :

— Vous me grondiez sans cesse d’aimer Rosaline.

Frère François. — Non pas d’aimer, mon fils, non, non : de radoter !

Cependant le Frère, tout en raillant son foudroyé, réfléchit que ce mariage arrangerait bien des choses et il le lui dit.

Roméo. — Partons, courons ! il faut se dépêcher.

Frère Laurent. — Doucement ! sagement ! qui va trop vite se bute.

Comme tout cela est vieux, mais comme c’est jeune ! le soleil levant, le monastère, les vertus des plantes, l’amoureux, le vieux moraliste, comme tout cela est rebattu et lieu commun, mais sous cette plume juvénile et passant par l’imagination du merveilleux gars de Stratford, comme c’est frais, naturel et éternel !

Shakespeare, tout plein encore des parfums de sa campagne natale, mais grisé par sa vie nouvelle, par ses premiers succès mondains, par l’Italie aussi, sans aucun doute, à mesure qu’il la découvre ou l’invente, est vraiment le Roméo de la poésie.

A travers la tragique idylle, le frère Laurent passe et repasse, toujours souriant et bon, un peu sceptique, parce qu’il est vieux et qu’il a vu trop de choses changer ou s’arranger. Il philosophe peut-être un peu volontiers et fait de temps en temps l’écho, comme le chœur antique. Mais il n’est jamais impersonnel, il est agissant, intelligent et énergique. Il moralise sur l’amour, prêche la modération du sentiment et verse généreusement le « doux lait de l’adversité », c’est la philosophie. Cependant il marie les amants, garde son sang-froid dans les occurrences les plus périlleuses, envoie Roméo à Mantoue et Juliette dans les limbes du tombeau des Capulets. Sa chimie vient au secours de sa bonté et sa religion réchauffe sa sagesse de vieillard. Son apparition dans la demeure des Capulets, en larmes sur leur fille inerte, est saluée comme l’arrivée d’un ami, non comme la triste annonce que le glas va sonner et que la séparation finale est proche. On l’arrête dans des circonstances suspectes aux abords d’un tombeau violé, mais à peine son nom prononcé, les soupçons s’évanouissent. Bref, il est clair que Shakespeare a voulu peindre un assez grand moine et que son esquisse est un portrait plus profond qu’on ne le croirait. Tous les gens d’Église, gens de bien qui se sont succédé par centaines sur les scènes de tous les pays, lui ont dû quelque trait. Aucun ne l’a surpassé en humanité sincère et prenante[6].

[6] Romeo and Juliet, act. II à V.

A côté des Amants de Vérone, la sombre comédie de Mesure pour Mesure fait un vilain contraste.

C’est une des pièces les plus bizarres de Shakespeare, une de celles où on le sent le plus près de s’échapper de la réalité et où il passe le plus légèrement sur les vraisemblances, sans qu’il cesse cependant de donner l’impression de la vérité.

L’énumération même des personnages avertit que Shakespeare veut en prendre à son aise et qu’il fera le fil lâche à son imagination. Deux moines, une postulante, une religieuse, une ribaude, un « fantastique », un seigneur « ancien », un gentilhomme un peu fou, un prisonnier dissolu, un prince souverain qui fera le moine pendant presque toute la pièce, des justiciers, des garde-chiourmes, un bourreau et un valet de maison mal famée.

Tout ce qu’il y aura de gaîté dans cette soi-disant comédie sera des plaisanteries parfaitement intraduisibles ou horriblement macabres.

Les pervers le seront à tel point, avec un tel cynisme, une hypocrisie si voulue et un vice si conscient, que la seule figure vraiment et complètement charmante, un frais visage de jeune fille, sera, suivant l’expression d’un des personnages, comme une violette cachée près d’une charogne au soleil.

Le duc de Vienne — c’est Vienne en Autriche, mais tout le cadre semble italien — quitte sa capitale, laissant à l’austère Angelo le soin d’y réformer les mœurs. Cet Angelo est le plus noir coquin, hypocrite plein de sang-froid dans le crime, si froid que le « fantastique » prétend que c’est du bouillon de neige. A peine le duc lui a-t-il « prêté sa terreur », à peine « la mort et la miséricorde habitent-elles sa langue et son cœur », qu’il fait fermer et démolir toutes les maisons suspectes et emprisonne un jeune homme, Claudio, qui n’a pas eu le temps d’épouser régulièrement sa femme légitime. Presque toute la pièce se passe autour de cette prison, mais une petite scène charmante en prépare l’horreur par un puissant contraste.

Claudio a une sœur toute jeune, Isabelle, qui vient d’entrer chez les Clarisses. Elle est dans toutes ses joies de petite postulante et s’enthousiasme sur tout ce qu’on lui dit. La maîtresse des novices, Francisca, lui explique les règles.

Isabelle. — Et sont-ce là tous vos privilèges ?

Francisca. — Les trouvez-vous petits ? (La sœur Francisca apparemment a oublié le temps où elle trouvait que ni les grilles n’étaient assez épaisses, ni le silence assez profond.)

Isabelle. — Je ne veux pas dire que j’en désire davantage. J’aimerais au contraire une sévérité plus grande dans la communauté, parmi les filles de Sainte-Claire.

On entend une voix au dehors :

Francisca. — C’est une voix d’homme. Douce Isabelle, tournez la clef et demandez ce qu’il veut. Vous le pouvez encore ; vous n’avez pas fait les vœux. Quand vous serez liée, vous ne pourrez parler aux hommes qu’en présence de la prieure, et alors, si vous parlez, il ne faudra pas laisser voir votre visage, ou si vous montrez votre visage il ne faudra pas parler. On appelle encore. Je vous en prie, répondez.

La petite Isabelle aimerait bien mieux être une professe remparée de toutes les règles, mais elle est à peine postulante, elle est encore habillée en demoiselle, il faut ouvrir et répondre.

Le visiteur est justement un original assez déplaisant, le « fantastique » Lucio, ami de son frère, qu’elle ne connaît pas. Il vient pour lui annoncer la captivité de son frère, mais, s’apercevant qu’elle est jolie, il commence par lui faire des compliments et prend son temps pour lui dire du même coup et la mésaventure de Claudio et l’imprudence qui l’a causée. Isabelle craint qu’on ne se moque d’elle, mais le fantastique rassemblant toute la gravité dont il est capable, proteste.

« C’est la vérité. Je ne voudrais pas — bien que ce soit mon défaut dominant de dire des bêtises aux filles et de plaisanter, la langue loin du cœur, — me jouer ainsi d’une vierge. Je vous tiens pour chose stellaire et sanctifiée, devenue par votre renoncement un esprit immortel, et à qui il faut parler avec sincérité comme à une sainte. »

Cela dit avec toute la solennité possible, Lucio recommence ses plaisanteries, sans plus songer à qui il parle. Claudio est en prison et sa tête ne tient déjà plus sur ses épaules ; il faut qu’Isabelle sorte du couvent et aille supplier l’homme de glace, Angelo. Il apprendra que « quand les filles demandent, les hommes donnent comme des dieux ».

Quelle catastrophe, quel coup de tonnerre dans le ciel de la pauvre petite novice. Elle est prête à voler au secours de son malheureux frère. Mais elle réfléchit, elle reprend son petit air sage de novice clarisse : il faut qu’elle aille expliquer les choses à la « Mère »…

Où donc ce prodigieux Shakespeare a-t-il été apprendre les couvents ?

Tandis qu’Isabelle fait ses débuts ainsi traversés chez les Clarisses, il y a une prise d’habit chez les Capucins. Le duc « pour des raisons graves et ridées » demande qu’on lui permette de porter le costume de l’Ordre et qu’on l’instruise à se comporter en véritable moine. Sous ce déguisement il visitera princes et peuples.

Cependant Angelo fait la loi partout et la mort habite plus souvent sa langue que la miséricorde.

Isabelle vient le trouver, « lamentable quémandeuse ». Elle vient demander le pardon d’un péché dont elle a horreur, mais le pécheur est ce qu’elle a de plus cher au monde. Qu’Angelo punisse le crime mais non le criminel !

Ceci met le dialogue sur la pente de toutes les subtilités shakespeariennes. Au début, Isabelle parle peu, comme il convient à une religieuse, et se soumet à tout en rentrant des sanglots. Mais Lucio qui l’a amenée l’anime tout bas. Elle reprend courage et tire parti de toutes les métaphores. A la fin, Angelo à demi vaincu, lui dit de revenir le lendemain. C’est une lueur d’espoir et Isabelle s’écrie qu’elle achètera l’homme tout puissant.

Angelo. — Comment m’acheter ?

Isabelle. — Non pas avec des babioles d’or poinçonné, ou des pierres que l’on fait riches ou pauvres suivant que la fantaisie les estime ; mais avec des prières véritables qui seront debout à la porte du ciel et y entreront avec l’aube : prières d’âmes préservées, de vierges jeûneuses dont les esprits ne s’appliquent à rien de terrestre.

Elle s’en va. Mais Angelo est hanté d’une idée. Cette douce jeune fille a parlé de l’acheter. Pourquoi ne pas la prendre au mot ? Pourquoi ne pas lui faire payer une grâce qu’on sera libre après de lui refuser, puisque personne ne saura rien ?

Ainsi raisonne l’odieux tartufe.

Cependant le duc devenu frère Lodowick l’observe et apprend tout. C’est un homme assez bizarre, une manière de roi philosophe très bon et encore plus sceptique, rien d’un Charles-Quint à Saint-Just. Il va et vient sous son capuchon, consolant les prisonniers, faisant parler les gardiens, recevant des confidences de tout le monde et à l’occasion tirant de son sein le sceau ducal auquel personne ne résiste.

Comme tous les moines de Shakespeare, c’est un homme inventif et à stratagèmes et, malgré qu’il soit prince, ses stratagèmes toujours parfaitement honnêtes et moraux, n’en ont pas toujours l’air. Bientôt c’est une lutte entre cette puissance occulte et Angelo qui ne s’en doute guère.

Les péripéties en seraient difficiles à raconter, car une autre femme, Mariana, lâchement abandonnée autrefois par Angelo, entre dans le jeu du frère Lodowick et les complications qui en résultent sont plus que curieuses.

Cependant Claudio est dans son cachot attendant du secours. Il est jeune et n’a aucune envie de mourir. Quand sa sœur lui apprend quelle rançon le tyran exige, il se révolte d’abord, mais la nature reprend le dessus. Il a horreur de la « froide obstruction » du tombeau et de ces tourments de l’enfer, que des pensées « incertaines et égarées » imaginent. Il ne veut pas mourir et supplie sa sœur avec une insistance pénible. Isabelle quitte la place et pendant trois actes on se demande si l’horrible chose se fera ou s’il faudra voir la tête de Claudio quitter ses épaules « chatouilleuses ».

Car le spectateur a sous les yeux tout ce qui se passe dans cette prison, prison du vieux temps où l’on ne voit goutte qu’avec des lanternes, mais où l’on jure, on boit, on ricane et l’on plaisante à faire frémir. On amène des malheureux enchaînés, on entend de pauvres diables se retourner sur leurs bottes de paille.

Voici un échantillon de ces scènes.

Il est trois heures du matin. Pour sauver Claudio, on va couper la tête à un malfaiteur avéré nommé Bernardin et on fera croire à Angelo que Claudio a été exécuté.

Le Bourreau. — Amène ici Bernardin.

Le Valet. — Maître Bernardin ! maître Bernadin ! il faut vous lever pour être pendu.

Le Bourreau. — Allons, allons, Bernardin !

Bernardin, de l’intérieur du cachot et encore un peu ivre. — La petite vérole ! braillards ! qui est-ce qui fait tout ce bruit-là ? qui êtes-vous ?

Le Valet. — Vos amis, monsieur, le bourreau. Il faut avoir la bonté de vous lever, monsieur, pour être mis à mort.

Bernardin. — Va-t-en, coquin. J’ai sommeil.

Le Bourreau. — Dis-lui de se dépêcher de se réveiller.

Le Valet. — Allons, maître Bernardin, réveillez-vous une minute pour être exécuté, vous dormirez après.

Le Bourreau. — Entre et amène-le.

Le Valet. — Le voilà, j’entends sa paille.

Le Bourreau. — La hache est bien sur le billot ?…

Le Valet. — Oui, oui, toute prête.

Par bonheur pour Bernardin le frère Lodowick est là qui s’approche pour le préparer à la mort et qui, le voyant trop ivre pour mourir, tient conseil avec le prévot. Une idée leur vient : un homme est mort pendant la nuit, on lui coupe la tête et on l’envoie à Angelo.

A travers ces scènes, Lucio vient dire ses bêtises, le frère Lodowick circule énigmatique sous son capuchon et prouve que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et que nous sommes les jouets de métaphores trompeuses. C’est un soulagement inexprimable quand Isabelle ou Mariana reparaissent, même toutes noyées de larmes.

Le dénouement est singulier. Le frère Lodowick redevient duc et, comme il a appris beaucoup de choses, il terrifie tous les coquins par la précision de ses informations et l’évidente justice de ses vengeances. Mais le duc reste assez frère Lodowick pour être miséricordieux et ne faire servir la terreur qu’à la pénitence. Il termine toutes les affaires pendantes par trois ou quatre mariages que son confrère, un moine appelé Pierre, célèbre séance tenante. Tout s’arrange donc et on n’a coupé la tête qu’à un homme qui était déjà mort[7].

[7] Measure for Measure.

Quelle tentation pour un auteur « protestant », dans une pièce où il y a tant de débauche et d’hypocrisie, de mettre les moines et les nonnes du mauvais côté !


Voilà donc la galerie des portraits monastiques de Shakespeare. Dans l’immense musée où la fantaisie du peintre a jeté par centaines ses visions de rois et de princes, de soldats et de marchands, de héros et de traîtres, d’hommes agités par la passion ou se laissant vivre comme des oiseaux dans le buisson, non loin des femmes charmantes que, même mourantes ou désolées, il a crayonnées dans la lumière et les fleurs, ces quelques figures apparaissent blanches, sereines, humaines à la fois et idéalisées, comme celles de Le Sueur ou de Philippe de Champagne. Quel poète catholique a réussi davantage à faire sentir que la clarisse est vraiment, comme il le dit, une créature « stellaire » ? Quel autre a pu sauver la bonhomie d’un franciscain italien de toute apparence de caricature ? Supposez pour un instant le traducteur de l’Imitation et celui des hymnes du bréviaire devant les mêmes scènes : on entendrait les accents de Polyeucte ou les échos des cantiques d’Esther, mais le quelque chose de subtil, le mélange de grâce et d’austérité, en un mot, ce qui est pour nous le parfum du cloître serait absent. Quand nous croyons le sentir dans les productions de cet âge c’est que la sincérité religieuse des écrivains du grand siècle évoque, sans qu’ils s’en soient douté, tout le cortège des sensations romantiques. C’est ainsi que le souvenir de Rancé mettrait une lumière magique sur les murs sans caractère de sa Trappe. Shakespeare, au contraire, dont les convictions les plus fortes furent probablement des doutes, — mais dont l’ampleur les égalait à des systèmes, — Shakespeare tout entier artiste et attaché aux manifestations rapides et brillantes de la nature, leur donne une profondeur, rien qu’en les reflétant dans son merveilleux miroir.

Protestant, s’il l’eût été à l’époque où ce mot prit véritablement sa signification en Angleterre et non au temps de Walter Scott où il commençait à la perdre, son génie eût été entravé et peut-être éteint. Il s’en fallut de peu d’années. Une seule génération le sépare de Cromwell et qu’eut-il fait dans un Londres sans théâtres ?

Le Paradis Perdu est l’un des rares chefs-d’œuvre dont on ne peut l’imaginer l’auteur. Mais sous une reine dont l’indifférence religieuse n’eut jamais d’égal que le fanatisme des Puritains, il put n’être que lui-même, et exprimer librement ce que son imagination créait. Ses rêves le faisaient vivre dans le passé des rois Henri ou dans le Moyen-Age italien, nullement dans le froid lendemain que les pâles et maigres produits du nouvel Oxford préparaient. Tout, dans sa nature, le rapprochait de ses camarades de Stratford qui allaient à la messe chez M. Rockwood. Tout l’éloignait des inquisiteurs à qui son père payait l’amende quand il manquait l’église. En réalité il fut bien moins touché par le protestantisme que Chateaubriand par la philosophie. Serait-ce un paradoxe bien difficile à défendre de dire que, comme il eut plus de génie, il eut aussi un sens plus profond de la poésie de la religion ? Ce serait, en tout cas, la plus lourde des erreurs, en histoire aussi bien qu’en critique, de voir Shakespeare dans l’atmosphère de la Réforme.

Mars 1907.

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