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Figures de moines

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LA VALLÉE DU CADI
ET
L’ABBAYE DE SAINT-MARTIN DU CANIGOU

Après trente heures d’une course vertigineuse à travers le pays de France, dans la brume de décembre et les ténèbres glaciales, puis, soudain, au réveil, sous un ciel très bleu, dans des campagnes blanches semées de villes blanches aussi, le long de la Méditerranée ou par-dessus les étangs salés, on arrive enfin à Perpignan. Vieille ville où ne résonne que le catalan scandé, où l’on voit des mantilles et des foulards sur des costumes parisiens, des figures fines et des yeux noirs, et que l’on jurerait espagnole, si les ruelles les plus tortueuses, celles où les étages débordants se penchent plus menaçants, ne portaient sottement les noms de nos gloires républicaines, depuis Rouget de l’Isle jusqu’à Gambetta et probablement Ferry. Ce sentiment des harmonies entre les noms et les rues est commun à toutes les municipalités du Midi.

Au delà de Perpignan, le chemin de fer s’engage dans la vallée de la Tet. La fertilité de cette vallée l’a rendue célèbre. Je l’ai vue presque entièrement couverte des eaux qu’y amènent d’innombrables canaux d’irrigation : seuls les oliviers jetaient sur ces campagnes les couleurs de la vie ; mais on imagine aisément ce que doit être la féerie de cette végétation quand la fleur des amandiers se mêle au feuillage des vignes et des figuiers dans des champs que séparent des haies de grenadiers et d’agaves. Deux chaînes de montagnes courent parallèlement à la voie ferrée : à droite les Corbières, à gauche les Pyrénées, ou plutôt les ramifications sans nombre qui aboutissent à l’énorme massif du Canigou. Peu à peu ces montagnes se rapprochent et s’élèvent. Quand on a dépassé Ille, la marche du train devient pénible ; la Tet, rapide et encaissée, n’est plus qu’un torrent ; des villages tristes s’accrochent rougeâtres et serrés au flanc des montagnes ; tout devient pauvre et austère. Cette sensation de désert va croissant. Les stations sont de plus en plus grises, petites, provisoires ; rien n’y remue, personne presque qui descende ou qui monte. Enfin, on atteint Prades ; la locomotive y entre sans bruit, sans arrêt brusque ; on sent bien qu’elle est fatiguée de sa course et qu’elle n’ira pas au delà.

En voiture ! Nous montons dans une diligence attelée de trois jolis chevaux tarbes fins et nerveux. Bien qu’il fasse un vent terrible et que des flocons de neige voltigent dans l’air, je me serre dans mon manteau et je prends la seule place qui convienne à un vrai voyageur, à côté du cocher. Ce cocher-là n’est pas du tout vulgaire : il a la barbe aussi noire que n’importe quel Catalan bien marqué, et avec cela, chose plus rare, une expression intelligente et ouverte ; d’ailleurs, nullement loquace ; je commence une étude approfondie de la langue catalane en demandant avec à-propos comment on dit cheval. Cela se dit caball.

Nous traversons Prades. Honnête sous-préfecture sans prétentions déplacées. Nous la traversons d’un train d’enfer. En Roussillon les chevaux ne connaissent que deux allures : ou bien ils brûlent le pavé en faisant feu des quatre pieds, ou bien ils s’avancent rêveurs et la tête baissée à côté d’un montagnard aussi peu pressé qu’eux.

La route conduit en Espagne par Montlouis et Puigcerda. A droite, la Tet coule dans un profond ravin sur un lit de cailloux multicolores. De tous les côtés, la montagne ; vis-à-vis, étagée en une multitude de terrasses soutenues par des murailles en pierres sèches et couvertes des derniers oliviers. Au loin, le vieux Canigou, éternellement chauve et blanc. Nous dépassons Ria. Un pont romain dessine son ossature branlante en face d’une construction d’aspect sinistre, moitié église, moitié forteresse. La vallée va se resserrant. Bientôt elle n’est plus qu’un défilé. La route serpente entre les parois à pic de la Trencada d’Ambulla : des roches montent d’un seul jet à des centaines de pieds, bizarres, tailladées, brûlées, avec des pointes aiguës ou des blocs surplombant en équilibre. Nous croisons à peu de distance un chevrier et un muletier, deux types si essentiellement pyrénéens.

A six kilomètres de Prades, on se trouve inopinément en face de l’étonnante petite forteresse de Villefranche, vrai bijou enchâssé dans un défilé étroit et profond. La vallée se bifurque : une route monte à gauche vers le Canigou ; sous le pont qui donne accès dans la ville, un torrent assez considérable rejoint la Tet avec une écume et un grand bruissement contre les roches. Cette route est celle de Vernet ; ce torrent se nomme le Cadi ; la vallée étroite dans laquelle il coule est celle où j’ai passé quatre mois d’hiver.

Elle n’est pas bien vaste la vallée du Cadi : elle n’a pas deux lieues de long, il s’en faut, et je crois qu’aux endroits les plus larges, ceux qui donnent aux petits Catalans l’idée d’une vaste plaine, elle a bien cinq cents mètres. Elle compte en tout quatre villages : Villefranche, Cornellà, Vernet et Castell. Que de fois j’ai fait dans un après-midi l’inspection complète de mes domaines en marchant au petit pas ! Mais si ma vallée est petite, elle est très belle et intéressante. Le Canigou la domine : il l’enferme dans ses bras gigantesques ; un ciel presque toujours pur l’éclaire, un peuple curieux, français de cœur mais espagnol de mœurs, l’habite ; et dans ces quatre hameaux formés de maisons croulantes, il n’est pas un endroit qu’un monument, un site, une légende, une chronique ne désigne à l’attention du voyageur. Petite vallée, tant de fois parcourue, étudiée, scrutée, apprise par cœur ; tant de fois admirée quand le soleil la parait de fête, et parfois, maudite tout bas, quand le brouillard faisait voile lourdement au flanc des montagnes, ou quand le vent, à force de chercher une entrée dans ce massif rocheux, s’y précipitait follement ; quand une chambre d’hôtel, froide, triste, et dont la main d’un ami ne heurtait jamais la porte faisait songer au petit cabinet de travail chaud et rangé, où la lumière de la lampe filtrait sur les livres à travers l’abat-jour rose. Villes d’hiver ! jouets du soleil, esclaves de ses caprices ; c’est lui qui fait les bons et les mauvais jours, la joie et la tristesse, la vie et la maladie. Heureux celui à qui son larynx ou sa poitrine permettent de choisir son temps et de mettre un ciel pur dans son itinéraire !

Villefranche, à dire vrai, n’est pas absolument dans la vallée du Cadi, bien que celui-ci roule contre ses murailles : elle est dans la vallée de la Tet. Mais elle est si près de notre vallée ; elle était tellement dans le rayon de mes flâneries, surtout elle est si jolie que ceux qui la verront après moi comprendront l’adoption et l’annexion. On éprouve une surprise délicieuse, la première fois qu’on l’aperçoit au tournant de la route : forteresse en miniature, svelte, gracieuse, et en même temps crâne et comiquement menaçante. Brave petite ville ! Comme elle a bien compris sa mission ! Penser qu’elle est là en sentinelle perdue contre la pauvre chère vieille Espagne ! Aussi, pas de ces monticules sournois, ouatés de gazon, et dissimulant de vrais monstres, des inventions détestables de meurtre. Non, non ; mais des bastions à l’air chevaleresque, avec, aux angles, des tourelles en encorbellement gracieuses et finies, des remparts crénelés soigneusement couverts en prévision d’une arquebusade plongeante, un pont-levis à levier et à chaînes, une porte en marbre rose. Et la petite Villefranche s’élargit tant qu’elle peut ; elle se fait grosse, elle se fait grande, elle se guinde sur chaque côté de la montagne : impossible de passer ! Il faut subir l’humiliation des fourches caudines du pont-levis. On franchit la porte, on aperçoit un corps de garde, des magasins, des portes numérotées, des avis brefs et militaires. Il y a une guérite. On sent bien qu’on aura des explications à fournir, qu’on sera peut-être conduit devant M. d’Artagnan, commandant de place. Mais il n’y a personne dans la guérite, personne dans les corps de garde, et rien dans les magasins. J’ai vu un jour toute la garnison dans la grand’rue. Le commandant de place, un digne garde d’artillerie sans autre chose de d’Artagnan que le sabre et le manteau, causait avec une toute petite fillette aux yeux interrogateurs et candides, et la garnison composée d’un seul et unique artilleur se promenait en bourgeron blanc, en portant alternativement chaque pied d’un côté du ruisseau à l’autre : ce jeu paraissait l’amuser beaucoup.

Les troupes de Villefranche n’ont pas toujours été réduites à un effectif aussi peu imposant. Avant la Révolution, le régiment de Lorraine tout entier y tenait garnison, et jusqu’à ces dernières années quelques compagnies du 160e de ligne avaient leur quartier dans ce qu’on appelle le château. C’est un fort, vieux style, construit comme toutes les défenses de la place, par Vauban. Il s’élève à mi-côte, à quelque cent cinquante mètres au-dessus de la Tet et commande la route de Prades, celle de Puigcerda, et même, précaution peu nécessaire, celle de Vernet. Ce nid d’aigle devait être inabordable, et il n’est pas impossible qu’il ait encore aujourd’hui sa valeur stratégique : en tout cas on prend toujours soin de vous avertir qu’il est défendu de dessiner ou de prendre des photographies aux alentours, sous les peines les plus sévères. Ce fort était en même temps une prison d’État. Je regrette de ne pouvoir dire que le Masque de Fer y fut enfermé : les lecteurs de Miss Radcliffe se consoleront en apprenant que ses murailles servirent de tombeau à deux héroïnes d’un sombre drame : deux complices de la Brinvilliers. Quoi qu’il en soit, le château est maintenant désert : les sous-lieutenants qui y bâillaient, y jouaient aux cartes ou y lisaient autre chose que Miss Radcliffe, ont dû boucler leur valise avec un certain plaisir : la société ne devait pas être animée.

Pourtant, Villefranche est une petite ville distinguée ; même dans ces jours de décadence, elle a encore un notaire, un médecin, un juge de paix et le meilleur billard du pays.

Les maisons, presque toutes très vastes, ont cet air de mélancolie qui trahit le regret de jours meilleurs ; la grand’porte ouvre sur ces passages voûtés, à retraits brusquement coudés qui donnent tant de pittoresque aux constructions espagnoles ; presque toutes les baies sont cintrées ; certaines fenêtres avaient des bordures et des meneaux sculptés, mais ces richesses ont été peu à peu découvertes et enlevées par les touristes qui ravagent le pays ; il n’en reste que deux ou trois. En revanche, on trouve encore beaucoup de pièces curieuses de ferronnerie, cette autre grande coquetterie de l’architecture espagnole : des grillages de fenêtres, des balustrades de balcon, des rampes en fer forgé.

Les guides, en parlant de Villefranche, ne manquent jamais d’ajouter qu’elle est entièrement bâtie de marbre rose. Ces deux mots ne sont-ils pas féeriques ? Les poètes les plus osés, en décrivant les villes les moins réelles, ont souvent dit qu’elles étaient en marbre, mais pas rose. Or Villefranche est réellement bâtie en marbre rose. Malheureusement on ne s’en aperçoit pas. Le marbre n’est pas taillé, et une poussière séculaire a terni les reflets rougeâtres que les facettes ont pu donner. Villefranche est donc plutôt grise. Ce marbre rose, si commun dans les Pyrénées que les montagnes en sont colorées, est d’un usage journalier dans la construction : on en fait des bordures de trottoirs, des rebords de fenêtres, des pilastres de portes. Quand il est poli ou mouillé, il prend une couleur riante de chair nuancée, rose et fine.

L’église est un vieux monument datant au plus tard du XIIe siècle, mais dans un état parfait de conservation. Les moindres villages du Roussillon ont souvent des églises aussi anciennes et dont certaines parties sont parfois très belles. Ce sont des témoignages touchants de la piété du peuple pendant la domination des rois d’Aragon. On entre dans l’église de Villefranche par deux portails sculptés dont l’un supporte une belle archivolte à rubans et à fleurons ; les ferrures de la porte sont remarquables. L’intérieur, très mal éclairé et d’une fraîcheur glaciale, se compose de deux nefs à grandes arcades surbaissées portant sur des piliers massifs. La grande nef se termine par une silleria, isolée, suivant l’habitude espagnole et dont une stalle en particulier m’a paru d’un travail ancien et délicat. Jusqu’à la Révolution, il y eut à Villefranche une collégiale dépendant de celle de Cornellà et composée de cinq ou six chanoines. Ils entraient dans ces stalles par une ouverture placée au fond de l’église et communiquant directement avec leur maison : le peuple n’avait directement accès que dans la seconde nef beaucoup moins ornée. Le maître-autel à colonnes cannelées est très beau. Les autels latéraux sont décorés, comme dans tout le pays, d’ex-voto, de fresques surajoutées et d’un très mauvais goût, de statues couvertes de soie, de velours et de bijoux. L’ensemble n’est nullement banal : la nef principale, conçue sur de larges proportions, est imposante et vraiment monumentale.

J’ai vu dans la sacristie des archives assez importantes, mais dont malheureusement on n’a fait qu’un essai de classement ; elles devraient tenter un érudit curieux de l’histoire ecclésiastique de ce pays où presque chaque village avait une fondation monastique et où les documents ne manquent pas.

Villefranche, en catalan Villafranca, s’est aussi appelée Liberia. Elle est fière de son nom et il semble qu’en effet elle ait été jalouse de ses fueros ; en tout cas, elle n’a pas craint, à l’occasion, de jouer son petit rôle révolutionnaire. Avant même la conquête de Richelieu, elle s’était offerte aux Français sous la condition de conserver ses privilèges ; après l’annexion du Roussillon, il paraît que les sentiments de la fière petite ville changèrent de nouveau, car en 1674 les principales familles ourdirent contre la France une conjuration dont les détails ne manquent pas d’un intérêt romanesque.

Pendant la nuit du vendredi au samedi de la Passion, deux cents Espagnols devaient s’enfermer dans une vaste grotte appelée aujourd’hui Corta Bastera, à une petite distance des fortifications. Des miquelets portant leurs armes cachées dans des bottes de paille entreraient sitôt l’ouverture des portes ; à un signal donné, Espagnols, habitants et miquelets tomberaient sur la garnison ; un corps de troupes parti la veille de Puigcerda n’aurait plus qu’à entrer dans la ville et le Conflent redevenait espagnol. Ce plan échoua par la trahison d’une femme. L’amour fut plus fort que le patriotisme. La fille d’un des principaux conspirateurs, doña Iñez de Llar, ayant entendu, à travers une cloison, qu’on jurait la mort des Français, courut avertir son amant, M. de Perlan, lieutenant du roi. Quelques heures après, les conspirateurs étaient arrêtés et appliqués à la torture. Le père d’Iñez périt de la main du bourreau, et sa tête fut exposée dans une cage de fer sur une des portes de la ville.

Que si l’on me demande ce qu’il advint d’Iñez, je répondrai, à mon grand regret, que je l’ignore : son histoire, avec de semblables débuts, n’a pu être que très dramatique. Je sais cependant à sa décharge que, d’après une ancienne relation catalane, elle ne fut pas seule coupable, et que le vrai délateur fut un transfuge espagnol du nom de Colominz : ce traître fut, malgré tout, enterré dans l’église ; on y voit encore sa tombe ; comme celle de Jansénius dans la cathédrale d’Ypres, elle ne porte qu’un nom et une date.

Telle est la petite Villefranche. J’avoue ma prédilection pour elle : son caractère, sa physionomie et son histoire m’avaient séduit. Je suis descendu souvent jusqu’à quelque distance de ses portes pour voir le soleil se coucher derrière elle ; elle avait, à cette heure, un charme indicible ; son beffroi, son église, le clocher des Franciscains, les créneaux du rempart semblaient d’une légèreté aérienne sur le brillant transparent qui courait d’une montagne à l’autre. Cette porte d’or me paraissait une entrée merveilleuse sur le pays d’Espagne dont je n’avais rien vu alors, pays fantastique, évoqué en lisant Gautier et Irving, champ de rêves sur lequel les collégiens s’attardent, les yeux fixes, en feuilletant l’atlas, comme le voyageur l’indicateur et en se répétant des noms qui sont des poèmes.

Remontons maintenant le cours du Cadi. Le jeune écervelé descend vers la Tet en courant tant qu’il peut. Combien différent des grandes rivières de la plaine, majestueuses, calmes dans leur force, routes mouvantes et nourricières de provinces ! Il court sans cesse, ni trêve, ni raison ; sautant par-dessus les galets, roulant d’un air distrait quand sa route est droite mais écumant de colère aux tournants ; tantôt brillant comme l’argent et jetant des étincelles, tantôt presque profond et déplaçant avec régularité des nappes épaisses d’un vert transparent, mais toujours irréfléchi, bruyant et vain comme la jeunesse. Il suit le pied d’un chaînon sans importance où croissent en foule les cystes aux feuilles de laurier et qu’il faudrait voir quand le printemps s’est vraiment déclaré et que ces arbustes se couvrent de fleurs.

La route monte parallèlement au torrent ; elle devient raide : Villefranche n’est qu’à cinq kilomètres de Vernet et celui-ci est à plus de deux cents mètres au-dessus. Entre la route et le rio, ce qu’il y a de plaine est assez cultivé : quelques champs, quelques prairies maigres et pâles bordées de saules mutilés, des métairies entourées de grands noisetiers. Il n’y a pas de haies. Chacun isole son bien en élevant autour un rempart de pierres sèches ramassées dans le torrent. Quelques-unes de ces murailles grises sont construites avec d’énormes galets qu’un homme ne remuerait pas ; parfois elles s’élargissent et le sentier continue sans peine sur la crête sa route sans cesse interrompue.

Des arbres y jettent racine ; les branches se déforment au gré des blocs qu’elles étreignent ; on enfonce des pierres dans les fentes de l’écorce, elle se referme avec le temps et l’on ne distingue plus ce qui est pierre de ce qui est bois. Souvent une espèce de lierre à petites feuilles colle sa trame sur l’appareil cyclopéen de ces murs et semble vouloir les cimenter. On se promène avec quelque difficulté dans le dédale de cette sorte d’échiquier ; l’impression générale est mélancolique. C’est dans un cadre à peu près semblable que Manzoni a placé le grand paysage calme sur lequel s’ouvrent les Fiancés ; c’était entre des murailles pareilles que don Abbondio s’avançait rêveur, tenant son bréviaire derrière son dos et faisant voler à droite et à gauche les cailloux du chemin.

A gauche de la route, des montagnes rousses, ravinées, incultes et assez disgracieuses viennent s’arc-bouter contre le Canigou.

Le géant des Pyrénées-Orientales apparaît de là tout environné de majesté. Aux environs de Figuières et de Gerone d’où on le voit isolé et précis comme sur la carte, même des portes de Perpignan, on peut en avoir une vue panoramique plus étendue. Ses innombrables ramifications accourent vers lui de tous les points de l’horizon ; ses quatre pics se séparent et se détachent plus nettement ; mais en remontant de Villefranche vers Cornellà, si sa composition paraît moins complexe, combien elle gagne en unité, en harmonie et en sublimité. Les contreforts du sommet s’étagent de chaque côté avec une régularité parfaite ; ils s’élèvent et se déploient lentement en immense éventail, tantôt rocheux et âpres, tantôt assombris et marbrés par ce qui reste des anciennes forêts de pins. Enfin, au milieu, le pic suprême, continuant régulièrement la crête, s’élève en courbe presque parfaite. Un immense plan neigeux d’une blancheur éblouissante descend vers un lac caché un peu plus bas. Souvent, au lever du soleil, ce glacier s’entoure d’une ceinture de nuages, mais le soir, quand la température, en s’abaissant, résout ces vapeurs ou que la brise les dissipe, on le voit seul éclairé et comme rosé par-dessus la pénombre qui enveloppe déjà la vallée ; aucun étranger ne passe l’hiver dans la vallée de Vernet sans admirer plusieurs fois ces teintes magiques.

Cornellà est bâti sur un des contreforts septentrionaux du Canigou. C’est un petit village, pittoresque comme tous les villages de montagnes, mais où j’ai admiré, dans la disposition des rues et la construction des maisons, cette sorte d’instinct architectural qui semble naturel à l’homme quand le climat ne le préoccupe pas, et surtout quand l’abondance des matériaux lui permet de s’abandonner à sa fantaisie. Une porte de jardin devient facilement un portique ; un pont sur un étroit ruisseau s’élève et se cintre ; une arcade de marbre rouge surmontée d’une petite vierge protège une fontaine ; sans aucune raison apparente que l’horreur de la ligne droite, les maisons reculent ou s’avancent ou se tournent de biais ou débordent sur la rue avec des cascades d’escaliers par-dessus des entrées voûtées et obliques, et des envolées de colonnettes pour soutenir un léger balcon.

Ce petit village, qui ne compte pas cinq cents âmes, a l’église la plus intéressante du Conflent. Une façade crénelée surmontée d’une tour sans flèche, au sommet de laquelle les cloches, confiantes dans l’éternelle sérénité du ciel, se balancent à jour dans deux baies cintrées. Le portail est un morceau d’une beauté achevée. Six colonnes en marbre blanc à chapiteaux emblématiques représentant des dragons et des béliers, portent trois archivoltes dont la première est unie, la seconde rubannée et la troisième enguirlandée de fleurons.

Au milieu du tympan si richement encadré, la Sainte Vierge, assise, porte l’Enfant Jésus sur ses genoux ; d’une main, il bénit, de l’autre il tient la petite église symbolique : de chaque côté, un ange avec un encensoir. L’architecture romane ne pourrait montrer beaucoup de spécimens d’un travail aussi délicat : le marbre blanc a pris cette couleur vieil ivoire, œuvre unique des siècles et d’une lumière pure.

L’intérieur composé de trois nefs a moins d’intérêt : immenses autels en bois, trop sculptés, trop dorés, trop compliqués ; saints multiples, confessionnaux baroques devant lesquels on s’arrête perplexe ; vitraux aux couleurs violentes, tableaux aussi mauvais. Au milieu de ce fouillis on trouve pourtant encore une perle : au fond de l’abside, dans l’ombre projetée par le maître-autel s’élève un beau retable en albâtre, sculpté au XIVe siècle par Cascall de Berga. Il en reste quatre scènes de la Passion et quatre scènes de la vie de la Sainte Vierge.

Cornellà doit son église à la munificence des comtes de Cerdagne. Ils s’y firent bâtir, au XIe siècle, une maison que les chartes appellent Palatium Cornelianum ; l’église est du siècle suivant. Comme celle de Villefranche, elle fut longtemps desservie par un chapitre régulier : cette vallée retentissait constamment des louanges de Dieu. A trois kilomètres de Prades, c’était l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa, un peu plus loin la collégiale de Villefranche, et, des fenêtres de leur maison de Cornellà, les chanoines de Saint-Augustlin pouvaient voir la tour de Saint-Martin du Canigou dans l’austère paysage où les fils de saint Benoît l’avaient placée.

On a presque constamment cette tour devant les yeux en avançant vers Vernet. Elle semble comme encastrée, à une grande hauteur, entre deux de ces innombrables aiguilles de rocher serrées vers l’endroit où les deux versants de la vallée, à force de se rapprocher, finissent par se joindre, et où le désert commence. Du même côté, par-dessus le sommet d’une très svelte et très élégante montagne, la Peña, des pics neigeux affleurent. Enfin, au nord, une triple chaîne de montagnes étage ses teintes décroissantes.

En approchant du village, de beaux platanes ombragent la route ; on dépasse un mamelon couvert de l’amphithéâtre croulant des maisons du vieux Vernet et l’on se trouve sur une place bordée de maisons de bonne apparence. Une fontaine surmontée d’un buste de République arrogante sépare les deux parties du village. Là commence le Neuf-Vernet, un pays absolument civilisé, où vous trouverez non seulement une école et une mairie séparées et distinctes, mais même une pharmacie et une gendarmerie. De la place, part une rue comme on n’en verrait pas à Prades, une rue superbe, avec des villas, des bazars, un bureau de tabac, un bureau de poste et même une boutique de parfumeur. Enfin, à l’extrémité de cette rue, isolé dans un parc réellement très beau, entre la Peña et le Cadi, sous de grands arbres et entre des parterres, le décor ordinaire des villes d’eaux : des hôtels, des thermes, un casino, des chalets.

Là était notre quartier général, et c’est là que nous écrivîmes ces lignes, aux rayons d’un chaud soleil d’avril, au bruit d’une cascade dont les eaux ne se taisaient ni jour ni nuit, en face de trois grands pins où une armée de moucherons dansait la sarabande, pendant que les neiges resplendissaient et que la chaleur intense élevait une vapeur subtile sur les chênes-verts des premières pentes.

En général ce séjour est agréable : la montagne le protège contre les vents ; le soleil ne le quitte que tardivement et si le ciel n’est pas toujours de ce bleu profond qui charme, l’air y a toujours la pureté et l’espèce de subtilité capiteuse et réconfortante des hautes couches atmosphériques.

Cette nature grandiose, cet air translucide, cet oxygène vivifiant n’attirent pas au Vernet que des touristes frileux. Même parmi ceux que la fortune a comblés il y a des malheureux : cette scène de joie voit des hommes qui souffrent ; ils viennent chercher dans ces hauteurs un terrain de lutte défavorable à la tuberculose destructrice.

Il a été de mode d’appeler cette maladie le mal des affinés ou des prédestinés. Après Millevoye, on ne chantait plus que des héros aux pales couleurs. Bien des littératures nouvelles ont fait oublier ce qu’on appelait un peu brutalement la littérature poitrinaire. Les balles ne choisissent personne, la maladie non plus ; des hommes qui ont vécu la vie trop vite en sont atteints comme eux dont le travail a passionné l’existence ; les jouisseurs sans horizon comme les chercheurs d’idéal. Mais, malgré tout, il y a quelque chose de douloureusement poétique et de profondément touchant dans cet alanguissement qui s’attaque à l’homme dans la fleur de sa jeunesse, le mine peu à peu, sans lui enlever l’intelligence, ni lui refroidir le cœur, ni lui ôter l’espoir, jusqu’à ce qu’enfin son corps succombe sans que son âme se soit affaiblie, et souvent même parce que l’âme est restée trop active et trop fière. Mal à la fois cruel et doux, mort semblable à un sommeil, agonie sans spasme, transition insensible de cette vie à l’éternité, que de fois mes yeux se sont remplis de larmes en voyant vos ravages, que de fois mon cœur s’est serré en vous voyant finir trop tôt une vie de noblesse et de travail : Ozanam, Henri Perreyve, Albert de la Ferronnays, et tant d’autres, les uns illustres, les autres modestes et inconnus mais qui eussent porté des fruits. Le cœur bat d’espérance en pensant que des chercheurs, conquérants de la vie, plus grands certes mille fois que les tueurs d’hommes les plus célèbres, s’acharnent à la découverte du germe mystérieux qui tuera le germe ennemi caché dans les profondeurs de la vitalité. Cent mille familles de moins seront en deuil chaque année ; parents et amis ne connaîtront plus cette horrible succession de joies et d’alarmes autour d’un fils ou d’un ami. Déjà, la science a fait un grand pas : une méthode aussi simple que rationnelle donne des résultats inespérés : grâce à l’air pur des hautes montagnes on ne peut plus dire que la mort a marqué tous ceux que la phtisie touche.

Les habitants du village n’étaient pas enchantés, paraît-il, quand on décida la construction d’un sanatorium à quelques pas de chez eux. Ils se sont convaincus depuis que leurs craintes étaient chimériques, mais ils n’en ont pas moins conservé la plus fière indépendance vis-à-vis des Parisiens qui viennent passer l’hiver chez eux.

Le Catalan, comme le Basque, a la plus haute idée de sa personnalité nationale : la démarche d’un de ces montagnards, la manière dont il porte son béret, le regard de ses yeux noirs, tout, jusqu’à la tournure de ses moustaches, trahit cette conviction et le distingue au premier coup d’œil des habitants des plaines, où des communications plus faciles ont accéléré le mélange des sangs, modifié le type et oblitéré les habitudes locales.

Bien qu’on voie dans la vallée de la Tet quelques-uns de ces bonnets écarlates si communs en Catalogne, le costume des hommes est à peu près celui de tous les montagnards des Pyrénées. Les riches ne portent plus l’ample cappa doublée de couleurs éclatantes, ni les pauvres les châles râpés qui leur donnent en Espagne une attitude classique. En revanche, quelques femmes aiment encore les oppositions violentes de nuances, les corsages à applications, les bandes de velours noir sur les jupes de couleur. Même celles que le souci de la mode préoccupe ne se résignent pas à abandonner la coiffure traditionnelle, le foulard de soie blanche ou le petit bonnet catalan. Ce dernier est particulièrement gracieux : on le réserve pour les grands jours ; il se compose simplement d’une large bande et d’une coiffe rejetée très en arrière qui enserre le chignon : les riches Catalanes d’autrefois employaient pour ces légères coiffures des dentelles presque sans prix. A l’église, quand elles se confessent ou qu’elles communient, et aux enterrements, elles portent le capuxo, sorte de voile qui couvre la tête et les épaules et les fait ressembler à autant de religieuses.

Passé un certain âge, elles remplacent le bonnet et le foulard blanc par un capulet de soie noire plus ample et que le châle continue harmonieusement ; c’est un cadre convenable aux visages minces, aux traits fiers et à l’expression grave qui sont, sinon universels, du moins assez communs pour être encore les caractéristiques de la race.

Le dimanche, il y a affluence sur la route ombragée qui mène à Prades, la Rambla du Vernet. Les grandes élégantes se distinguent par la chaussure ; à l’instar des étrangères qu’elles admirent pendant la saison, et que le docteur oblige à porter une chaussure hygiénique, elles arborent des espèces de sabots. Jusqu’au coucher du soleil les rues sont encombrées des rangs serrés de ces promeneuses. On ne voit presque point d’hommes : ils sont ailleurs. Le dimanche ils mettent des complets parisiens et des chapeaux, et vont s’empoisonner de tabac et d’absinthe dans deux vastes et magnifiques cafés qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ces montagnes. Quand ils sortent de là, très tard, leurs yeux paraissent plus noirs, leurs moustaches plus fières ; ils passent près de vous la tête droite et l’expression hautaine.

Ils feraient mieux de jouer aux dominos en buvant du sirop de groseille comme leurs cousins de l’autre côté de la chaîne, ou bien mieux encore de jouer à la balle, au grand air, comme les pelotaris de Biscaye. Quelques philanthropes voudraient, m’a-t-on dit, former une ligue dansante qui vidât les cabarets et promît de n’évoluer que sur la place publique. On reverrait plus souvent ces danses antiques conduites par les cornemuses des juglars et qu’on appelle ballas au Vernet, contrapas à Arles et cascaballades à Céret. Elles ont, paraît-il, beaucoup de caractère. Je suis malheureusement dans l’impossibilité de les décrire. A Vernet le ball n’est dansé que par les hommes : c’est autour d’un arbre de la liberté qui n’a pas prospéré qu’ils dansent en ronde ce pas aussi gracieux que difficile. Ces danses, qu’on dit d’origine arabe — en Roussillon on dit un peu trop de choses d’origine arabe, — deviennent rares. Elles disparaîtraient certainement si le Catalan ne tenait jalousement à ses usages.

Sa langue lui est encore plus chère. Dans la plus grande partie du Roussillon on continue à parler catalan. Le dialecte des Catalans de France ne diffère pas au fond de celui des Catalans espagnols, mais il subit le sort de tous les dialectes juxtaposés à une langue plus parfaite : il cesse d’être un instrument littéraire. Tandis qu’à Barcelone où dans les quartiers les plus riches, sur les paseos à la mode, trois ou quatre personnes à peine sur cent parlent castillan, la littérature catalane garde entière son autonomie et manifeste sa vitalité par des poèmes comme ceux de Verdaguer et de Balaguer ; en Roussillon, la langue écrite n’existe pour ainsi dire plus : quelques chansons, quelques cantiques sur de vieux airs de complaintes en sont tous les monuments. Les gens riches comprennent le catalan, mais ils ne le parlent plus volontiers et ils défendent à leurs enfants de s’en servir.

Au contraire, dans la montagne et même partout ailleurs qu’à Perpignan, les Roussillonnais qu’on entend échanger entre eux quelques mots français, le font par manière de jeu, et il n’est pas rare que les gens un peu âgés ne répondent qu’en catalan aux questions qu’on leur fait. C’est d’ailleurs une langue très rythmée et agréable à l’oreille quand on n’exagère pas une altération délicate des sifflantes qui devient un défaut sitôt qu’elle cesse d’être une coquetterie.

En même temps qu’une littérature commune aux Catalans des deux versants pyrénéens, le sentiment d’une nationalité commune a disparu peu à peu : les Catalans sont aussi Français que les Bretons ou les Flamands. Une accusation de séparatisme portée assez légèrement contre eux, il y a quelques années, dans la Revue des Deux Mondes, par l’auteur d’un article sur la littérature de Catalogne, les a profondément blessés. Il y a réellement, paraît-il, des tendances de ce genre en Cerdagne, dans les hautes vallées qui touchent à la crête frontière et à la République d’Andorre, mais il serait injuste de les étendre à tous les habitants des Pyrénées-Orientales. Pendant les guerres de la Révolution, plusieurs villes ont fait aux Espagnols une résistance courageuse, et depuis lors on n’a pas vu le moindre mouvement nationaliste : il n’y a même jamais eu de résistance électorale considérable ; le suffrage universel, en Roussillon comme ailleurs, se plie avec une souplesse merveilleuse aux changements de gouvernement.

Les Catalans n’ont d’ailleurs guère de sujets de mécontentement. Ils lisent peu les journaux français ; leurs montagnes les mettent à l’abri des trépidations populaires communes dans les grandes agglomérations et les centres ouvriers ; le travail des champs leur donne une aisance très modeste mais assurée : ils se trouvent heureux.

Assurément cette médiocrité d’or n’est pas l’idéal que je rêve : des besoins matériels moins tyranniques, une culture générale à chaque génération plus complète, une élévation constante des sentiments, voilà ce que j’attends des réformes et de l’apostolat de l’avenir. Mais quelle différence pourtant de la vie de liberté des paysans du Vernet à l’atmosphère de mécontentement, d’artificialité et de servitude où l’ouvrier des villes s’agite fébrilement. Il y a quelques mines de fer dans la montagne ; on les exploite comme les exploitaient les Romains ; on fond le minerai par une antique méthode catalane bien connue : nul progrès depuis des siècles. Mais il n’y a pas de grève ; la mine, presque à ciel ouvert, laisse circuler l’air pur ; le mot de mineur n’évoque pas l’idée d’un être hâve et spectral, fantastique au sortir d’un monde mystérieux. Vers le soir, les mineurs du Vernet sortent gaiement de leurs retraites des hauteurs, et j’ai plaisir à écouter leurs chants à plusieurs centaines de mètres au-dessus de moi, dans les sentiers de la Peña.

Le laboureur catalan n’est point paresseux : en gravissant le Canigou, on aperçoit parfois à quinze et seize cents mètres les petites murailles qui soutiennent son champ d’orge, mais il est libre du travail servile et sans trêve de l’homme que chaque passage de la navette, chaque révolution du volant oblige à un mouvement. Il s’assied parfois au bord du sillon, et en roulant une cigarette, regarde le vol tournoyant d’un couple de faucons ; ses deux vaches brunes penchent leurs têtes pensives et jouissent de ce repos.

La vie des gens du Vernet a toujours une apparence de gaieté et de liberté. Il se forme un rassemblement quand le charcutier procède devant sa porte à une immolation, et l’on discute le noble animal ; les peintres ou le menuisier travaillent à une façade : les voisins s’en préoccupent et donnent leur avis. Le soir, entre quatre et cinq heures, la place du village est une scène d’animation. La marmaille échappée de l’école se bouscule et crie confusément ; les femmes se rassemblent autour de la fontaine, déposent leurs cruches de fer battu et il s’élève un grand caquetage, tandis que vaches et chevaux poussent leurs têtes entre cruches et alcarazas et que des chèvres impatientes donnent d’affectueux coups de corne dans les jupes de leurs maîtresses. Car il y a une touchante confraternité entre les animaux et leurs maîtres : on vit sous le même toit ; j’ai vu souvent deux chèvres fauves folâtrer sous l’auvent d’une vieille maison en attendant qu’on leur ouvrît la porte. C’est merveille que les maladies épidémiques soient relativement rares au vieux Vernet : tout y est pour le pittoresque et rien pour l’hygiène. Une quinzaine de ruelles plus étroites, plus tortueuses, plus raides que partout ailleurs, montent confusément à l’assaut du plateau. Là, s’élèvent l’église et une vieille tour lézardée. Les maisons les plus éloignées ne sont pas à trois cents mètres de l’église, et pourtant il faut à l’étranger qui veut y monter sans guide, du temps, de la patience pour trouver le vrai chemin et de la grandeur d’âme pour braver les sourires légèrement narquois des apprentis tailleurs assis, les jambes croisées, dans l’embrasure des fenêtres ouvertes. Il faut voir ces rues le soir, au clair de lune, dans cette lumière étrange qui transfigure les objets familiers, les ombres crues et les silhouettes agrandies des galeries supérieures, les descentes brusques et les tournants inattendus ; tout cela donne l’impression d’un pays bien exotique, mais cela fait frissonner l’homme du Nord accoutumé aux rues larges, aux maisons très éclairées, au jeu libre de l’eau, de l’air et de la lumière. Les Catalans aiment ces rues sombres, ils ont moins chaud dans ces hautes maisons qui se protègent l’une par l’autre, et ils ont toujours assez d’air, car en Roussillon on n’est pas près de voir ce phénomène étrange : une porte bien jointe et une fenêtre qui ferme.

Le lecteur ne me pardonnerait pas de terminer ce tableau hâtif d’ailleurs et très mal ordonné du peuple catalan tel que j’ai pu le voir, si je ne disais un mot de ses sentiments religieux.

Sa foi reste entière ; il ne connaît ni l’incrédulité ni l’hostilité systématique que l’on rencontre même à la campagne. Ses mœurs restent pures, les familles sont assez nombreuses, la criminalité peu considérable. On sent que pendant des siècles le pays a dû être profondément religieux. Les femmes s’arrêtent assez souvent pour dire leur chapelet dans l’église ; des cierges y brûlent presque constamment ; certains pèlerinages attirent des foules considérables. J’ai été touché de la manière dont les cérémonies de la Semaine sainte étaient célébrées.

Le dimanche des Rameaux, l’église était comble, les assistants tenant à la main une branche de laurier ornée, comme dans tout le Midi, d’oranges, de figues, de rubans multicolores ; n’eût été la chaleur et la lumière intense, on eût dit une forêt d’arbres de Noël. Le Jeudi-Saint est une grande fête universellement chômée. Le Vendredi-Saint, il se fait une manifestation de foi telle qu’on n’en verrait pas de plus belle dans les parties les plus chrétiennes de la Belgique ou de l’Espagne. A six heures du matin, hommes et femmes, sans presque d’exceptions, font le Chemin de la Croix dans les rues montueuses du Vieux-Vernet. Un vieillard portait un grand crucifix devant lequel, aux stations, tout ce peuple s’agenouillait dans la poussière. Le recueillement de cette foule dans le grand silence du matin ; le soleil levant étincelant sur la frange neigeuse du Canigou ; les prières catalanes à demi comprises, cet ensemble pittoresque m’eût touché ; mais j’étais bien plus touché de la signification purement chrétienne de cette scène et de l’effet que ce retour instinctif de tous les ans à la plus grande dévotion catholique peut avoir pour le salut de ce peuple. Car si certaines traditions chrétiennes restent vivaces, je crains qu’elles ne le soient que par une sorte de vitesse acquise pendant des siècles mais qui ira s’affaiblissant.

La même tradition qui donne naissance à ces grands actes de foi conserve des usages ridicules et presque barbares. A la fin de l’office de ténèbres, la rubrique fit fragor et strepitus est interprétée par les petits Catalans d’une manière indécente. Sous prétexte de « frapper sur les Juifs » ils apportent des maillets dont ils cognent au hasard sur tout ce qui leur paraît sonore dans la tribune d’orgues, pendant que dans la nef, l’assistance remue ses chaises et frappe du pied. On quitte l’église au milieu de ce bruit et d’un nuage de poussière.

Cet attachement à une coutume inintelligente trahit un peuple mal éclairé. Malgré les efforts d’un clergé modèle, les parents sont peu exacts à envoyer leurs enfants au catéchisme et l’on aime assez une messe où il n’y ait point de prône. Les traditions s’effaceront à mesure que la langue et les usages français s’implanteront ; une instruction chrétienne incomplète opposera une barrière insuffisante à l’invasion de l’indifférence générale ; le Roussillon, au point de vue religieux comme aux autres, est sur la voie de l’assimilation terne et sans caractère qui nivelle tout en France.

Les Catalans m’ont retenu bien longtemps au Vernet.

Faisons une dernière fois le pèlerinage de Saint-Martin du Canigou et nous aurons revu entièrement ma vallée. On remonte toujours le Cadi ; il suit une longue et étroite prairie semée de saules et de coudriers. A droite, de grandes arêtes rocheuses font des saillies noires entre des éboulis presque verticaux. A gauche, une montagne couverte de chênes verts. En approchant du hameau de Castell, cette montagne s’abaisse, le chemin tourne et l’on se trouve en présence d’une scène grandiose. Une gorge profonde s’ouvre brusquement, dominée de toutes parts par un amoncellement confus de rochers verdâtres, aigus, à pic, sombres et menaçants. Ces rocs sont plus hauts, ces abîmes sont plus larges encore qu’ils ne le paraissent : on sent que la vision juge mal, qu’on est le jouet de ces illusions fréquentes dans les montagnes. Ces aiguilles de pierre, nettes au premier coup d’œil, deviennent indistinctes quand on les regarde plus attentivement, quand on cherche à supputer la hauteur des arbres qui croissent dans les anfractuosités. Le torrent roule avec un bruit sourd et profond à travers un chaos de blocs énormes. A mesure qu’on s’élève sur le chemin muletier qui conduit vers l’abbaye, quand les maisons disparaissent et qu’on n’a plus d’autre horizon que ces murailles implacables, on se sent très seul et très petit ; on éprouve le sentiment d’intimidation que produit une vaste église solitaire ou l’abord d’un personnage très supérieur et redouté.

Après une demi-heure d’ascension, on atteint la crête rocheuse. Elle a dû être longtemps infranchissable à tout autre que l’isard au jarret d’acier, mais les moines l’ont coupée d’une brèche qu’ils appelaient porta forana, la porte du dehors, et qui marquait les limites de leur désert. Sitôt cette ouverture traversée, le sentier tourne sur une étroite corniche qui commande une vue magnifique de la vallée, au fond de laquelle le Vernet apparaît réduit et aplati. Presque aussitôt, on aperçoit une tour solitaire dressée triste et menaçante sur un fouillis de plantes de toutes sortes où l’on entend le frétillement des lézards. Cette tour est celle-là même qu’on a constamment devant les yeux en montant de Villefranche à Vernet et dont l’emplacement contre une muraille de roc impénétrable semble si paradoxal. C’était le clocher de l’église extérieure. Les gens de Castell n’avaient point de curé et montaient à l’abbaye pour entendre la messe. Cette église de pauvres montagnards devait être petite et nue : un rude dessin couleur d’ocre était tout l’ornement des murailles.

Le contraste est grand entre cette ruine et celle de l’église abbatiale qui apparaît brusquement un peu plus haut. Ici on voit la beauté et l’on sent toujours de la vie. La nature a commencé depuis plus d’un siècle avec l’œuvre de l’homme cette lutte folâtre d’où elle finit toujours par sortir victorieuse, que son caprice soit de détruire ou, au contraire, de conserver. De robustes arbrisseaux dansent au vent sur des restes de voûtes où ils triomphent dans une épaisse couche de terre venue on ne sait d’où. De grandes ronces se tordent dans les fenêtres ou rampent en haut des murailles. Des buissons d’épine font bonne garde à l’entrée des escaliers. Des fleurettes blanches sourient partout entre les pierres. Mais parmi cette bacchanale printanière, dans la griserie du soleil et de la brise, la grâce d’une conception d’artiste s’impose sans peine au regard le moins attentif. Il y a une singulière élégance dans les baies ouvertes de la tour blanche. La chapelle romane n’a plus ni toiture ni porte et on y entre par une ouverture béante. Mais d’où vient, qu’une fois entré, on ne se décide plus à sortir ? Quel sortilège un architecte mort depuis sept cents ans a-t-il attaché à ces lignes fortes et souples ? Aucune de ces choses n’a l’air vaincu et humilié qui m’opprimait devant la ruine de l’église extérieure. Les moines, enterrés dans la crypte, ne doivent pas se sentir abandonnés. Une pensée vit toujours près d’eux, une harmonie parle encore avec la brise aux rares visiteurs qui leur apportent un requiem sans tristesse.

Voici le tombeau du comte Guifred. L’an 1007, il se fit moine et voulut creuser lui-même sa fosse dans le granit du cloître. La pierre qui la couvrait est une curiosité de musée, mais le comte Guifred est immortel. J’ai apporté le poème de Jacinto Verdaguer où j’ai essayé pendant l’hiver d’apprendre quelques mots de catalan. Personne ne connaît en France don Jacinto Verdaguer, ni le comte Guifred. Cependant Verdaguer est un vrai poète, et Guifred fut un vrai chevalier. Ses chastes amours et ses nobles gestes mettent une sincérité dans l’emphase sonore des strophes catalanes et nulle part autant que dans ce poème, sinon peut-être dans celui de Roncevaux, le Pyrénée n’apparaît plus magique et sa beauté plus inaccessible. Don Verdaguer est venu ici. Il a rêvé sur ces terrasses aériennes où les religieux — bénédictins de Tarragone — faisaient voler au vent leurs scapulaires noirs. Il a entendu la plainte muette de Saint-Michel de Cuxa répondre à celle du campanar de Saint-Martin du Canigou : la voici, harmonieuse et presque contenue, dans l’épilogue de son ouvrage :

Campanes ja no tinch, li responia
Lo ferreny campanar de Sant Marti ;
Oh ! qui poguès tornármeles un dia !
Per tocar à morts pels monjos les voldria
Per tocar à morts pels monjos y per mi ?
Je n’ai plus de cloches, lui répondait
Le robuste campanile de Saint Martin ;
Oh ! qui pourra me les rendre un jour,
Pour sonner à mort pour les moines de jadis,
Pour sonner à mort pour les moines et pour moi ?

Quel bonheur que le petit monastère pyrénéen, avant de disparaître pour toujours sous son linceul de plantes folles, ait trouvé ce chantre barcelonais. Il ne périra pas tout entier.

Arrachons-nous au charme de ces débris. Par-dessus la largeur du précipice, je jette un dernier coup d’œil sur ma vallée. Le Vernet, le Canigou, la petite plaine, la montagne de Villefranche se déroulent devant moi. Bientôt je ne les verrai plus qu’en souvenir. Encore une étape franchie. Encore rempli un de ces cadres où des figures amies apparaissent dans les scènes grandes ou vulgaires où on les rencontra. Un dernier coup d’œil sur ce grand paysage. Descendons, le départ approche. Il y aura du plaisir aux effluves incertains et doux des plaines vertes et des feuillages humides. Je vais retrouver, avec des paysages familiers, de vieilles affections dont l’accoutumance a rendu la voix moins haute et moins claire, mais qui sont pourtant le grand fond de cette musique du cœur dont Platon parle quelque part. Je les entends plus distinctes à mesure que l’heure du départ approche. Joies complexes et singulières du retour !

Avril 1894.

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