Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
Author: Paul Thureau-Dangin
Release date: July 10, 2012 [eBook #40193]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
PAR
PAUL THUREAU-DANGIN
OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886
DEUXIÈME ÉDITION
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1888
Tous droits réservés
HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en avril 1884.
DU MÊME AUTEUR:
- Royalistes et Républicains, Essais historiques sur des questions de politique contemporaine:
I. La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire;
II. L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration; III. Paris capitale
sous la Révolution française. Un volume in-8o.
Prix 6 fr. " - Le Parti libéral sous la Restauration. Un vol. in-8o.
Prix 7 fr. 50 - L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet. Un vol. in-8o.
Prix 4 fr. 50
PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
AVANT-PROPOS
La seconde édition aujourd'hui offerte au public n'est pas une simple réimpression. Lors de ses premières recherches, l'auteur avait déjà eu communication d'importants documents, entre autres des papiers du feu duc de Broglie et du journal inédit de M. le baron de Viel-Castel. Depuis lors, d'autres sources non moins précieuses lui ont été ouvertes; il a eu notamment à sa disposition le recueil des lettres reçues par le comte Molé; les Mémoires du comte de Sainte-Aulaire, successivement ambassadeur à Rome, à Vienne et à Londres; les dépêches et les lettres écrites ou reçues par le baron de Barante, ambassadeur à Turin et à Saint-Pétersbourg; la correspondance politique du comte de Bresson, ministre à Bruxelles, à Berlin, et ambassadeur à Madrid; les notes écrites par M. Duvergier de Hauranne à l'issue de chaque session, etc. Ces documents inédits, dont il a pu déjà faire usage pour la suite de cette histoire, contenaient aussi d'utiles renseignements sur les faits exposés dans les deux premiers volumes. De là, les modifications et les additions considérables apportées, dans cette seconde édition, au texte primitif. Certaines parties, par exemple, le récit des affaires alors si importantes de Belgique et d'Italie, ont été absolument refaites sur un plan nouveau et beaucoup plus développé. L'auteur renouvelle ici ses remercîments à toutes les personnes qui, par ces bienveillantes communications, ont aidé ses travaux et lui ont permis de mieux saisir cette vérité historique, parfois d'autant plus difficile à découvrir que l'époque est plus rapprochée de nous.
Octobre 1887.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Pour qui place un peu haut son idéal politique, la France, depuis quatre-vingts ans, n'offre pas d'époque plus intéressante à étudier que celle où elle a été en possession de la monarchie constitutionnelle. La première partie de cette époque, celle qui s'étend de 1814 à 1830, a été, depuis quelque temps, l'objet de nombreux et importants travaux. Pleine lumière a été faite sur ces belles et jeunes années qui ont été vraiment le printemps de ce siècle. La Restauration y a gagné que sa mémoire est entrée dans la région apaisée de l'histoire; à son égard, les passions d'autrefois, les thèses d'opposition, les arguments de journaux, les préventions de parti n'ont plus cours; quand on parle d'elle, c'est vraiment la postérité qui porte son jugement, jugement définitif, presque unanime et généralement favorable. Ne convient-il pas maintenant de porter plus loin cet effort d'exploration et de redressement, de dire ce que fut la France sous le règne de Louis-Philippe? Alors, sans doute, le siècle, en vieillissant, a déjà perdu de son charme, de sa fraîcheur et de ses illusions. Néanmoins, c'est encore le bon temps. Si les Ordonnances et la révolution de Juillet ont malheureusement troublé l'épreuve que notre pays faisait du gouvernement libre, si elles en ont rendu les conditions plus difficiles, elles n'y ont pas cependant mis fin; les dix-huit années qui ont suivi 1830 ne doivent pas être séparées des seize qui avaient précédé: elles continuent et complètent cette période, honorable et bienfaisante entre toutes, de liberté réglée, de paix et de dignité extérieures, de fécondité intellectuelle et de prospérité économique, où la royauté a si rapidement réparé les effroyables ruines que lui avait léguées le passé, et si largement accumulé les forces dont l'avenir devait user et abuser.
Il semble cependant que les historiens aient, jusqu'ici, négligé ou évité cette seconde partie des annales monarchiques. Rien, sur ce sujet, qui soit l'analogue des ouvrages considérables et décisifs publiés sur la Restauration, par MM. de Viel-Castel, Nettement, Duvergier de Hauranne[1]. Ce dernier, qui avait annoncé la volonté de conduire son travail jusqu'en 1848, s'est arrêté en 1830, comme s'il était gêné pour aller plus loin. L'heure est venue de faire cesser une différence que rien ne peut plus justifier. De redoutables événements, des révolutions nombreuses et profondes, des malheurs nouveaux ont creusé, entre cette époque et la nôtre, un abîme qui équivaut à un siècle d'éloignement. Et d'heureuses réconciliations n'ont-elles pas dissipé bien des préventions? n'ont-elles pas rendu la justice plus facile à faire et à accepter? L'ère historique, ère d'apaisement, de lumière et d'équité, peut donc s'ouvrir pour la monarchie de Juillet, comme elle s'est ouverte pour la Restauration; pour Louis-Philippe, comme pour Louis XVIII et Charles X; pour Casimir Périer, le duc de Broglie, M. Guizot, M. Thiers et le comte Molé, comme pour le duc de Richelieu, le comte de Serre, M. de Villèle et M. de Martignac.
Cette impartialité est facile aux hommes de ma génération. Arrivés trop tard à la vie publique pour avoir été acteurs de ces événements, réduits à les étudier après coup, en interrogeant les souvenirs des anciens et en dépouillant des documents parfois d'autant plus incomplets que l'époque est plus récente, ils ont du moins l'avantage d'être étrangers aux susceptibilités et aux partis pris de la politique d'alors. À interroger leur conscience, ils n'éprouvent aucune gêne pour tenter, sur la monarchie de Juillet, une œuvre d'historien non moins libre et sincère que sur la Restauration, sans souci des thèses toutes faites d'apologie et d'opposition, aussi résolus à répudier les attaques inspirées par la rancune qu'à écarter les voiles de complaisance, et ne ressentant, à la vue de tant de dissensions refroidies, qu'une passion, celle d'unir, dans la justice à rendre au passé, ceux qui s'y étaient trouvés si malheureusement séparés. Osera-t-on demander à tous ceux qui voudront bien lire ce travail, de le faire dans le même esprit qu'il aura été écrit, dussent-ils, pour cela, dépouiller quelque peu le vieil homme, se dégager des préventions qu'ils auraient gardées d'autrefois, recueillies dans l'héritage de leurs pères ou trouvées dans le bagage commun de leur parti?
Si l'auteur est demeuré étranger aux ressentiments de la politique ancienne, il n'a pas moins tenu à se dégager des préoccupations de la politique actuelle. Son ambition a été d'écrire, non un livre de circonstance, encore moins de polémique, mais un livre d'histoire. Il a voulu raconter les événements avec vérité, les juger avec justice, sans jamais les altérer ou les voiler par souci des conclusions qu'on en pourrait tirer dans les querelles du moment. Toutefois, il n'a pu empêcher qu'un grave événement, survenu bien après qu'il avait commencé ce travail, ne soit venu y donner une nouvelle et particulière opportunité. Aujourd'hui que, par un décret de la Providence, le droit royal héréditaire repose sur la tête du petit-fils de Louis-Philippe, il pourra paraître plus important encore de connaître ce que fut le gouvernement de son aïeul. Non qu'à notre avis ce passé doive être aveuglément copié. La monarchie de demain, comparée à celle d'hier, aura une faiblesse en moins et une difficulté en plus. Elle ne souffrira pas d'une origine révolutionnaire et de la division des forces conservatrices, mais elle rencontrera, singulièrement aggravé et compliqué, le problème de cette démocratie dont la brutalité d'allures, la mobilité ignorante et violente semblent fausser tous les rouages, pervertir toutes les doctrines du gouvernement libre.
On dit volontiers, depuis quelque temps, que le régime parlementaire est impossible avec notre démocratie. Peut-être. À condition cependant qu'on n'en conclue pas que le césarisme lui convient: car la seule comparaison de 1871 avec 1848 suffirait à montrer ce que devient l'esprit du peuple à ce dernier régime. Mais, aujourd'hui, je le sais, le «parlementarisme»—c'est le nom dont on se sert quand on en veut médire—n'est guère en faveur. Tout ce que lui avait fait gagner, dans l'opinion, la vue des désastres où nous avait conduits le régime sans contrôle du second empire, il semble que l'anarchie à la fois impuissante et destructrice de notre république le lui ait fait perdre. Pour que ce revirement fût pleinement justifié, il faudrait d'abord établir que le gouvernement actuel est vraiment parlementaire. Cette Chambre à la fois servile et usurpatrice; ce Sénat qui approuve ce qu'il blâme au fond, applaudit ceux qu'il méprise; ces majorités aussi instables qu'oppressives; ces subdivisions et ces compétitions de coteries sans consistance et sans doctrine, non sans appétits; cette violation cynique des droits de la minorité; cette impuissance du droit, de la raison, de l'éloquence, devant la brutalité muette des votes; ces ministres, endurcis à toutes les mortifications des scrutins hostiles, qui font par décret ce pour quoi on leur refuse des lois, et lancent le pays dans de périlleuses aventures, sans l'aveu et à l'insu de ses représentants; ce chef du pouvoir exécutif qui s'annule dans une indolence inerte et indifférente aux plus grands intérêts du pays; cette domination électorale d'une petite bande de politiciens sans considération, sans moralité et sans valeur, étrange oligarchie qui n'a rien de l'aristocratie et qui aboutit partout au règne d'une médiocrité chaque jour plus abaissée,—tout cela, est-ce donc ce qu'on a connu, aimé, désiré, regretté, sous le nom de gouvernement parlementaire? Qu'on médise du «parlementarisme» autant qu'on le voudra,—il a eu ses malheurs et ses torts, il peut avoir ses périls,—mais qu'on ne mette pas à sa charge la honte et la misère d'un régime qui n'a rien de commun avec lui. Ceci dit pour redresser, en passant, une idée fausse, aujourd'hui trop répandue, je n'insisterai pas sur des considérations qui risqueraient de s'écarter du véritable et unique point de vue de mon livre. Ce livre a en effet pour objet le récit du passé, non l'apologie d'une forme particulière des libertés publiques. Conviendra-t-il, dans l'avenir, de modifier les anciennes conditions de la monarchie constitutionnelle, pour les mieux adapter à la démocratie? dans quelle mesure faudra-t-il, par exemple, augmenter l'initiative et l'action directe du pouvoir royal, que déjà autrefois on a pu regretter d'avoir trop réduites? Ce sont des problèmes qu'il appartient à la politique, non à l'histoire, de poser et de résoudre.
Si l'histoire ne doit ni se laisser envahir par la politique, ni se substituer à elle, ce n'est pas à dire qu'elle ne puisse l'aider. Elle le fait en lui donnant l'exacte connaissance du passé: elle est même ainsi le préliminaire et le fondement nécessaire des résolutions que les hommes d'État auront à prendre. Pour remplir un tel office, elle doit être avant tout sincère. Sans doute j'ai trop le sentiment de ce que le gouvernement libre a eu d'honorable et d'avantageux pour mon pays, de l'élan qu'il a donné et de l'emploi qu'il a offert aux plus brillantes et aux plus nobles facultés de l'esprit humain, pour ne pas en parler avec une émotion sympathique, reconnaissante et respectueuse. Mais je sais aussi qu'il y a eu des fautes à blâmer, des malheurs à déplorer; je sais enfin que la monarchie de 1830, comme celle de la Restauration, a abouti, en 1848, à un de ces échecs qui semblent, dans notre siècle, le terme fatal des plus généreux efforts. Loin de voiler ces fautes, ces malheurs et cet échec, le premier devoir de l'historien est d'y insister, d'en scruter les causes, d'en mesurer les conséquences. Il ne s'arrête pas à la pensée que la sincérité même de cette sorte d'examen de conscience puisse décourager certains amis, ou fournir aux adversaires des arguments contre le gouvernement libre lui-même. D'abord tout autre sera la conclusion des esprits de bonne foi qui voudront réfléchir ou seulement comparer: car après tout, de notre temps, quel est le régime,—république ou empire,—qui ait apporté à la France autant de prospérité et d'honneur, ou même qui ait autant duré que les trente-quatre années de la monarchie constitutionnelle? Et puis, qu'est-ce qui importe le plus, aujourd'hui: dissimuler aux autres ce qu'il a pu se mêler de faiblesses aux bienfaits de la monarchie, ou bien armer notre propre expérience contre des rechutes possibles? Le second parti est le plus viril et le plus profitable. Tout indique que Dieu réserve à la France la chance inestimable de recommencer l'épreuve, malheureusement troublée en 1830, violemment interrompue en 1848. Eh bien, sera-t-il alors inutile, pour ne pas se briser aux mêmes écueils, d'avoir la carte exacte des précédentes navigations et des premiers naufrages? D'ailleurs, plus on aura constaté de fautes commises, plus, en chargeant les hommes, on aura déchargé les institutions. Aussi, à ceux qui croiraient trouver dans le souvenir des échecs passés un prétexte pour leur découragement et leur défaillance, serait-on tenté d'adresser, sauf à atténuer l'exagération un peu oratoire du reproche, cette apostrophe de Démosthène que M. Saint-Marc Girardin rappelait déjà en une circonstance analogue: «Athéniens, si vous aviez toujours fait ce qu'il y avait de mieux à faire, et si pourtant vous aviez été vaincus, je désespérerais de la chose publique; mais comme, au contraire, vous n'avez rien fait de ce qu'il fallait faire, j'ai bon espoir, persuadé que, si vous faites tout l'opposé de ce que vous avez fait jusqu'ici, les événements tourneront aussi d'une manière toute différente; que vous réussirez, là où vous avez échoué; que vous vaincrez, là où vous avez été vaincus. Ne vous en prenez donc pas de votre défaite ni aux dieux, ni à vos institutions: prenez-vous-en à vous-mêmes, réparez vos fautes, et vous réparerez du même coup votre malheur.»
Avril 1884.
HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET
LIVRE PREMIER
LE LENDEMAIN D'UNE RÉVOLUTION
(juillet 1830—13 mars 1831)
CHAPITRE PREMIER
L'ÉTABLISSEMENT DE LA MONARCHIE NOUVELLE
(29 juillet—14 août 1830).
I. Pourquoi nous ne racontons pas les Journées de Juillet. La situation dans la soirée du 29 juillet. Les députés et l'Hôtel de ville. La Fayette.—II. Pendant la nuit du 29 au 30 juillet, proclamations posant la candidature du duc d'Orléans. Accueil favorable des députés. Colère de l'Hôtel de ville. Les députés, réunis le 30, invitent le duc d'Orléans à exercer les fonctions de lieutenant général. Acceptation du prince.—III. Dans la matinée du 31, agitation croissante à l'Hôtel de ville contre le duc d'Orléans. Les deux partis se disputent La Fayette.—IV. Le lieutenant général, accompagné des députés, se rend à l'Hôtel de ville, dans l'après-midi du 31. Son cortége. Accueil d'abord douteux et menaçant. Le duc et La Fayette au balcon. Ovation. La Fayette tente vainement d'imposer, après coup, un programme au futur roi. Succès de la visite à l'Hôtel de ville, mais compromissions et périls qui en résultent.—V. Le lieutenant général prend en main le gouvernement. Il rompt chaque jour davantage avec Charles X. Expédition de Rambouillet.—VI. Réunion des Chambres le 3 août. La question des «garanties» préalables. Proposition de M. Bérard. La Commission dépose son rapport, le 6 août au soir. Caractère de son œuvre. Comment est résolu le problème de l'origine de la monarchie nouvelle. Modifications apportées à la Charte. Question de la pairie. Débat hâtif, en séance, le 7. Adhésion de la Chambre des pairs. Détails réglés dans la journée du 8. Séance solennelle du 9 août et proclamation de la royauté nouvelle. Physionomie du Palais-Royal. Joie et illusions du public.
I
Notre dessein n'est pas de raconter ici comment, dans les «Journées» de Juillet, fut renversée la vieille monarchie: l'émeute suscitée, le 26, par les Ordonnances, devenue, en quelques jours, une révolution victorieuse; l'armée royale trop faible, encore diminuée par les défections, mal commandée, obligée dès le 29 d'évacuer Paris; le gouvernement aveuglé, téméraire et faible, s'obstinant quand une concession eût pu tout sauver, cédant quand il n'était plus temps; le drapeau tricolore arboré, on ne sait par qui, sur les tours de Notre-Dame, volant de clocher en clocher et devançant presque les malles-poste qui portaient, par toute la France, la nouvelle de l'explosion populaire. Ce récit nous paraît plutôt appartenir à l'histoire de la Restauration dont il est le tragique dénoûment, et il a été fait d'une façon si complète par les auteurs éminents qui ont écrit cette histoire, qu'il serait inutile et malséant de le recommencer après eux. Par les mêmes raisons, nous ne croyons pas que ce soit le lieu d'apprécier ce que fut, pour la stabilité et la liberté de nos institutions, le malheur, aujourd'hui mieux aperçu, de la rupture avec la royauté légitime, d'examiner dans quelle mesure la responsabilité doit en être partagée entre le gouvernement et l'opposition, entre les royalistes et les libéraux[2]. Un autre sujet nous sollicite: l'établissement d'une monarchie nouvelle. Aussi bien l'historien, pressé, poussé par les événements, doit-il aller de l'avant, n'abandonnant pas sans doute, devant les violences du fait, les droits de la vérité et de la justice, mais ne s'attardant pas à gémir ou à récriminer sans cesse sur les mêmes malheurs; il lui faut résister à la tentation, trop naturelle, de rêver à ce qui serait advenu si telles fautes avaient été évitées, de rebâtir en imagination ce que la réalité a détruit. Détournons donc les yeux de ces ruines douloureuses, disons adieu à ce passé, par tant de côtés digne de regrets, et partons des événements accomplis. Dans la révolution de Juillet, dans les incidents confus et précipités de ces jours d'émeute, nous rechercherons seulement ce qui nous aidera à découvrir l'origine et la condition du nouveau gouvernement, à marquer sa situation en face du mouvement violent dont il émanait, et dont cependant, pour vivre, il devait se dégager.
Le 29 juillet au soir, moins de quatre jours après les Ordonnances, la bataille était terminée dans Paris, et le gouvernement était manifestement vaincu. Mais qui était vainqueur, et quel usage allait-on faire de la victoire? Les députés de l'opposition libérale, les fameux 221, encore au plus vif de leur popularité, semblaient personnifier la cause que le coup d'État avait voulu frapper et que le soulèvement populaire prétendait venger. Dès le commencement de la crise, ceux d'entre eux qui étaient présents à Paris, avaient pris l'habitude de se réunir, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, et la foule avait paru d'abord attendre d'eux le mot d'ordre et la direction. Étaient-ils en position et en volonté de les donner? Irrités des Ordonnances, désirant y résister, mais sans sortir de la légalité, ils avaient été surpris par une émeute anonyme, qui avait éclaté sans eux et malgré eux, et qu'ils s'étaient attendus à voir aussitôt écrasée; plus effrayés que triomphants de ses premiers progrès, moins empressés à user de leur nouveau pouvoir qu'embarrassés de leur responsabilité, ils n'osaient se mettre ni à la tête ni en travers d'un mouvement chaque jour grandissant, et se bornaient à le suivre d'un pas incertain et timide. Que ce fût chez les uns méfiance du succès, chez les autres scrupule de légalité et clairvoyance du mal révolutionnaire, presque tous, au début, n'avaient d'autre prétention que de traiter avec le Roi, en lui imposant une politique plus libérale. Ainsi pensaient et parlaient MM. Casimir Périer, Guizot, Sébastiani, Dupin, Villemain. Sans doute, plus la lutte se prolongeait au détriment de la cause royale, plus un accord devenait difficile. Et cependant, même après la pleine victoire de l'insurrection, beaucoup des députés n'étaient pas décidés à une rupture. Quand, dans la soirée du 29, leur réunion, qui se tenait chez M. Laffitte, fut informée que le Roi se résignait à retirer les Ordonnances, chargeait le duc de Mortemart de former un cabinet, et laissait offrir des portefeuilles à M. Périer et au général Gérard, le premier mouvement fut de se déclarer satisfaits. M. Laffitte, plus hostile que ses collègues, ne put que faire ajourner la décision au lendemain matin.
Les députés n'étaient pas seuls à représenter la force alors victorieuse. Dès les premiers succès de l'insurrection, les plus ardents des agitateurs, obéissant à l'instinct et à la tradition révolutionnaires, s'étaient portés à l'Hôtel de ville. Là, plus encore que vers les salons de M. Laffitte ou de M. Casimir Périer, se tournaient les regards de ce populaire qui, depuis les journées de prairial, ne s'était pas montré en armes dans les rues, mais que la provocation maladroite du gouvernement et l'imprévoyant encouragement de la bourgeoisie libérale venaient d'y faire redescendre. Dans les appartements souillés du palais municipal, au milieu des tentures en lambeaux, des bustes brisés, des tableaux crevés, l'insurrection avait improvisé son bivouac et ses conseils: grotesque et sinistre spectacle qui s'est reproduit du reste à toutes les révolutions; pêle-mêle d'ouvriers aux bras nus et de polytechniciens en uniforme, de combattants ensanglantés et de déclamateurs de clubs, de jeunes patriotes échappés des sociétés secrètes et d'affamés en quête de places. Dans ce tumulte, au premier abord, aucun personnage marquant; et l'on put voir, un moment, le premier rôle laissé à un aventurier inconnu qui, pour jouer au gouvernement provisoire, s'était affublé d'un uniforme ramassé parmi les défroques d'un théâtre. Mais, dans la journée du 29, La Fayette, sortant de la réserve où il était d'abord demeuré par défiance du succès, se décida à réclamer pour lui ce principat de l'Hôtel de ville et ce commandement de la garde nationale que, plus de quarante ans auparavant, une révolution lui avait déjà conférés. Toutefois, hommage significatif rendu au prestige des députés, il leur demanda l'investiture, et ceux-ci lui adjoignirent une commission municipale composée de cinq d'entre eux, MM. Casimir Périer, le général comte de Lobau, de Schonen, Audry de Puyraveau et Mauguin. Alors seulement La Fayette revêtit son vieil uniforme de 1789, symbole des illusions demeurées maîtresses de son esprit, et il se rendit au palais de la place de Grève, s'enivrant des ovations de la foule, littéralement couvert des rubans tricolores qu'on lui jetait des fenêtres, et pressant sur son cœur les blessés dont, suivant l'expression de son historiographe officiel, «le peuple lui faisait hommage[3]».
Avec lui, l'Hôtel de ville devint plus agité encore et plus important: là arrivaient les nouvelles, les pétitions, les députations; de là partaient les proclamations et les mots d'ordre. La Fayette était le centre de ce mouvement; il lui donnait un nom, mais non une direction. N'était-il pas dans la destinée constante de cet homme, dont le caractère et le cerveau s'étaient encore affaiblis depuis les premières années de la Restauration[4], d'être plutôt poussé que suivi par ceux à la tête desquels il se plaçait? Tout entier à savourer ce qu'il avait appelé lui-même autrefois «la délicieuse sensation du sourire de la multitude», il s'était livré à peu près sans défense aux violents et aux intrigants qui se remuaient autour de lui, l'excitaient en l'acclamant, le surveillaient sous prétexte de lui faire cortége, et écrivaient des ordres qu'il contre-signait avec son imperturbable laisser-aller. Qui avait un fusil ou une blouse pouvait circuler dans le palais et prendre part aux délibérations; trouvait-on une porte fermée, on l'enfonçait à coups de crosse; le premier venu décernait des mandats d'arrêt contre les députés suspects de modérantisme, fussent-ils membres de la commission municipale comme M. Casimir Périer; un élève de l'École polytechnique menaçait de faire fusiller un autre membre de la commission, le général de Lobau, et à ceux qui s'en étonnaient: «J'ordonnerais à mes hommes, disait-il, de fusiller le bon Dieu, qu'ils le feraient.»
Dans un pareil milieu, les idées, les vues, les aspirations ne pouvaient être les mêmes que dans la réunion des députés. Allait-on jusqu'à vouloir proclamer immédiatement la république? Sans doute plusieurs des agitateurs de l'Hôtel de ville étaient républicains, ou du moins le seront plus tard; mais ils n'osaient encore faire trop haut leur profession de foi. Ce qu'ils voulaient surtout, c'était développer et prolonger la révolution; ils avaient pris goût à ce règne de la place publique et n'admettaient pas qu'on cherchât à y mettre un terme. «Une révolution»,—disaient-ils, en reprenant le programme que La Fayette avait fait adopter, quelques années auparavant, dans les conspirations de la charbonnerie,—«une révolution a pour résultat de restituer à la nation sa souveraineté, son droit de régler elle-même la nature et la forme de son gouvernement; il faut donc convoquer les assemblées primaires, faire élire une assemblée constituante, et jusque-là conserver des autorités provisoires et anonymes.»
Ainsi, chez les députés, désir de limiter et de clore la révolution, sans parti pris de rupture avec Charles X; à l'Hôtel de ville, volonté de traîner la révolution en longueur et de la pousser à l'extrême, avec tendance vers la république: telle est la contradiction qui apparaît manifeste, le 29 juillet au soir. Elle n'est pas faite pour surprendre ceux qui se rappellent de quels éléments disparates, les uns sincèrement dynastiques, les autres perfidement destructeurs, se composait, sous la Restauration, cette «union des gauches» que les avances de M. de Martignac n'avaient pu rompre, et que les provocations de M. de Polignac avaient rendue plus intime encore. Le jour où finissait le rôle relativement commode de frondeur et de critique, où la coalition avait charge, non plus d'attaquer, mais de fonder un gouvernement, devait naturellement aussi être celui où les divergences et les incompatibilités éclateraient entre les coalisés, où les modérés commenceraient à sentir le péril et à payer le prix des alliances révolutionnaires.
II
À ce moment, pendant la nuit du 29 au 30 juillet, se produisit une de ces initiatives qui, dans le désarroi de semblables crises, suffisent parfois à déterminer des courants d'opinion et à précipiter les solutions. Parmi les députés et autour d'eux, étaient des hommes qui, tout en repoussant la république, gardaient, contre la branche aînée des Bourbons, trop de ressentiments et de méfiances, pour ne pas désirer un changement de dynastie. Le soulèvement provoqué par les Ordonnances n'était-il pas l'occasion, cherchée et attendue par eux, de faire une sorte de 1688 français, dans lequel le duc d'Orléans paraissait indiqué pour tenir le rôle du prince d'Orange? L'idée n'était pas nouvelle, et l'on n'a pas oublié quelle place elle avait prise, à la fin de la Restauration, dans les polémiques des opposants; c'est pour la lancer et y préparer l'opinion, que M. Thiers avait fondé le National, de concert avec MM. Mignet et Carrel[5]. Parmi les chefs parlementaires, quelques-uns s'étaient habitués à envisager cette éventualité avec complaisance, M. Laffitte entre autres. Béranger lui-même, oubliant son républicanisme, poussait alors à cette solution, y voyant le procédé le plus sûr pour chasser des princes qu'il détestait; d'ailleurs, si le chansonnier jugeait parfois utile de parler de la république, il ne fut jamais pressé de la posséder[6].
Néanmoins, aux premiers jours de la révolution, on ne voit pas qu'il ait été publiquement et sérieusement question de ce changement de dynastie. Pendant les combats populaires, le duc d'Orléans s'était tenu à l'écart, hors de Paris, ne donnant pas signe de vie, s'appliquant à n'être à la portée ni du gouvernement ni de l'insurrection. Fait plus significatif encore, les personnages connus pour être les familiers du Palais-Royal, par exemple le général Sébastiani et M. Dupin, se montraient les plus préoccupés de ne pas sortir de la légalité, les plus désireux de traiter avec Charles X. «Ces propositions sont superbes»,—s'écriait le général Sébastiani, dans la réunion du 29 au soir, après avoir pris connaissance des offres du Roi;—«il faut accepter cela!» Aussi, après cette réunion, M. Laffitte lui-même renonçait au dessein qu'il caressait; la réconciliation lui apparaissait inévitable. «J'aurais désiré autre chose, dit-il à M. de Laborde; que voulez-vous? tout semble décidé.»
Un homme, cependant, n'abandonne pas la partie: c'est le jeune rédacteur du National, M. Thiers. Sa prompte intelligence comprend que pour entraîner les députés et le prince lui-même, il faut les mettre en présence de faits accomplis. Dans la nuit du 29 au 30, il rédige, avec M. Mignet, de courtes et vives proclamations où, sans avoir consulté le prince qu'il n'a jamais vu, il met en avant sa candidature au trône et, par une audacieuse initiative, annonce son acceptation. Ces proclamations sans signature sont affichées, et, dans la matinée du 30, le nom du duc d'Orléans, que presque personne ne prononçait la veille, est dans toutes les bouches.
À cette idée si hardiment lancée par un simple journaliste, l'accueil est fort différent à l'Hôtel de ville et dans la réunion des députés. Chez ces derniers, l'effet est considérable. Ceux même qui, la veille au soir, paraissaient le plus disposés à écouter les propositions de Charles X, sont frappés de la faveur avec laquelle la partie de l'opinion parisienne, d'ordinaire en accord avec eux, accepte l'éventualité d'une dynastie nouvelle. Tout est employé pour vaincre leurs hésitations et leurs scrupules: «Il n'est, leur dit-on, ni possible ni prudent de refuser toute satisfaction aux passions soulevées et victorieuses. Changer le souverain, sans détruire la monarchie, ne serait-ce pas un terme moyen entre la révolution complète que vous redoutez et la résistance que vous sentez au-dessus de votre force et de votre courage? Les concessions royales ne sont-elles pas tardives? sont-elles sérieuses et sincères? Peut-on espérer que la vieille dynastie acquière jamais l'intelligence de son temps, qu'elle se rallie de cœur et pour longtemps à la Charte? Ne vaudrait-il pas mieux en finir tout de suite et profiter de l'occasion qui s'offre de porter sur le trône un prince qu'aucune incompatibilité d'opinion, d'affection et d'habitudes ne sépare de la France moderne et libérale, et que l'origine même de son pouvoir obligera plus encore à reconnaître la prééminence parlementaire?» Une longue opposition a laissé, d'ailleurs, à ces députés, contre la branche aînée des Bourbons, des animosités et des méfiances qui les rendent facilement accessibles à la tentation d'une rupture; de plus, le souvenir, l'illusion de 1688, si souvent rappelés depuis quelque temps, leur voilent le péril de l'atteinte irréparable qui va être ainsi portée au principe monarchique[7]. Peut-être y aurait-il une dernière chance de les retenir, si les représentants de Charles X agissaient avec quelque vigueur. Mais, de ce côté, tout est mollesse et indécision. M. de Mortemart, malade, découragé par la mauvaise grâce du Roi autant que par les difficultés de la situation, se sentant inégal à une tâche qu'il a acceptée à contre-cœur et à laquelle il n'était pas préparé, ne fait rien ou presque rien, dans ces heures où il eût fallu des merveilles d'activité, de promptitude et de décision. Dès lors il est visible que les députés finiront par se rallier au duc d'Orléans. Réunis le matin chez M. Laffitte, ils ne prennent pas encore parti, mais ils conviennent de siéger dans la journée au Palais-Bourbon, ce que jusqu'à ce moment ils n'avaient pas osé faire.
À l'Hôtel de ville, au contraire, la candidature du duc d'Orléans est accueillie avec colère. «S'il en est ainsi, dit-on, la bataille est à recommencer, et nous allons refondre les balles.» Des orateurs de carrefour dénoncent au «peuple» ceux qui veulent, par une «intrigue», lui enlever «le fruit de sa victoire»; et la foule leur répond, en criant: «Plus de Bourbons!» Partout des placards menaçants. Le fils aîné du duc d'Orléans est arrêté à Montrouge, menacé d'être fusillé, et ses amis n'obtiennent qu'à grand'peine de La Fayette un ordre d'élargissement. Les plus ardents des révolutionnaires se réunissent au restaurant Lointier; là sont des hommes qu'on retrouvera bientôt dans les émeutes et les sociétés secrètes: Guinard, Bastide, Poubelle, Hingray, Ch. Teste, Trélat, Hubert. On délibère le fusil à la main; un orateur, partisan du duc d'Orléans, est couché en joue; Béranger lui-même est grossièrement apostrophé. Le club signifie à La Fayette que rien ne doit être fait avant qu'une assemblée constituante ait déterminé la forme du gouvernement, et il l'invite impérieusement à proclamer sa dictature. Le général, craignant autant de résister à ces sommations que d'y obéir, tâche d'échapper à l'embarras d'une réponse trop précise; il flatte les clubistes, en les traitant comme ses meilleurs amis; puis, avec un mélange de finesse et de radotage, il leur raconte longuement des anecdotes de 1789. Obligé, cependant, de leur donner une satisfaction plus réelle, il adresse aux députés un message où il leur reproche «la précipitation avec laquelle ils paraissent vouloir disposer de la couronne», les engage à porter d'abord leur attention sur «les garanties qu'il convient de stipuler en faveur de la nation», et proteste, «au nom de la garde nationale», contre tout acte par lequel on ferait un roi avant que ces garanties fussent pleinement assurées.
Les partisans du duc d'Orléans n'ont donc qu'une ressource: agir par les députés, sans l'Hôtel de ville ou malgré lui, et surtout le devancer. Mais avant de rien tenter, au moins faut-il obtenir l'assentiment et le concours du prince qu'on vient de mettre en avant sans l'avoir consulté. C'est encore M. Thiers qui s'en charge. Il part pour Neuilly, dans la matinée du 30, n'y rencontre pas le duc d'Orléans qui s'est retiré au Raincy, voit la duchesse qui ne dissimule ni ses scrupules ni ses répugnances, s'adresse enfin à Madame Adélaïde qui se laisse convaincre et prend même sur elle de garantir l'acceptation de son frère.
Munis de cette acceptation indirecte, M. Thiers et ses amis pressent les députés, réunis, à midi, dans la salle du Palais-Bourbon. Ils trouvent là, du reste, de puissants auxiliaires; des hommes considérables, M. Guizot, M. Dupin, le général Sébastiani, Benjamin Constant, se sont définitivement ralliés à la monarchie orléaniste. Cette idée a fait son chemin dans la bourgeoisie parisienne, et des manifestations dans ce sens se produisent autour de la Chambre. Il est vrai que de l'Hôtel de ville arrivent des injonctions absolument contraires et d'apparence plus redoutable. M. Odilon Barrot apporte la lettre par laquelle La Fayette fait connaître ses remontrances et ses exigences; on invite le messager à monter à la tribune, et on l'écoute, avec une déférence craintive, lire et commenter ce document qu'il déclare avoir été «écrit, pour ainsi dire, sous la dictée du peuple». Les députés oseront-ils braver cet impérieux veto? Assemblés sans convocation régulière, fort peu nombreux[8], n'osant eux-mêmes s'intituler que «la réunion des députés actuellement présents à Paris», on conçoit qu'ils éprouvent quelque embarras à s'ériger en constituants. Mais les partisans du duc d'Orléans invoquent la nécessité et le péril: bien loin de dissimuler les menaces de l'Hôtel de ville, ils les grossissent plutôt, se servant, pour le succès de leur thèse, et de la gravité du danger, et de l'effroi des conservateurs. Ne vaut-il pas mieux, demandent-ils, faire à la hâte un gouvernement que de se laisser aller à l'anarchie, prendre l'initiative d'une demi-révolution que d'en subir une entière, refaire un 1688 que de retomber dans 1792 ou 1793? Quant à l'ancienne royauté, ajoutent-ils, comment songer à l'imposer à des passions ainsi déchaînées? Ils s'arrangent d'ailleurs pour écarter les communications officielles de M. de Mortemart, toujours personnellement invisible; et il ne leur est pas bien difficile de faire considérer comme n'existant plus un gouvernement qui donne si peu signe de vie. Ils affirment même,—ce qui n'est pas,—que les pairs se sont prononcés pour le duc d'Orléans. Du reste, que demandent-ils aux députés? Est-ce de décréter la déchéance d'un roi et d'en nommer un autre? Nullement: au besoin même, ils s'en défendraient[9]; ils se bornent à proposer,—M. de Rémusat, dit-on, a eu l'idée de cette transition,—de nommer le duc d'Orléans lieutenant général du royaume, sans spécifier s'il exercera ses fonctions pour ou contre le roi légitime. Au fond, sans doute, c'est un pas décisif vers un changement de dynastie; nul n'en ignore; mais cela n'est pas dit expressément, et ce vague, cette équivoque, qui ne trompent personne, font illusion aux consciences, rassurent les timidités. Aussi, après une séance laborieuse, la réunion finit-elle par voter une déclaration invitant le duc d'Orléans à exercer les fonctions de lieutenant général.
Cependant, où est le prince? Il faut savoir enfin, d'une façon positive, si l'on peut compter sur son acceptation. Personne n'est parvenu encore à s'aboucher directement avec lui. Sa persistance à demeurer hors de Paris trahit au moins de grandes incertitudes, des angoisses dont le secret n'a jamais été pleinement révélé, mais où se mêlaient sans doute et se heurtaient les scrupules de la conscience et les tentations de l'ambition, les calculs de la prudence personnelle et le souci du péril public. C'est seulement fort tard dans la soirée, sous la pression de messages répétés, peut-être aussi, s'il faut en croire certains bruits, sur le conseil décisif de M. de Talleyrand, que le duc d'Orléans se résout à venir au Palais-Royal. Dès lors, ses hésitations ne peuvent plus être de longue durée. Auprès de lui, d'ailleurs, comme tout à l'heure auprès de la Chambre, on fait valoir l'urgence du péril, les menaces de l'Hôtel de ville, l'éventualité de la république. Le 31, au matin, le prince déclare son acceptation, et fait aussitôt une proclamation aux habitants de Paris. Après avoir rappelé l'invitation que lui avaient adressée «les députés de la France, en ce moment présents à Paris»: «Je n'ai pas balancé, dit-il, à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de votre héroïque population.» Il termine ainsi: «Les Chambres vont se réunir et aviseront aux moyens d'assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation. La Charte sera désormais une vérité.» Les députés, de leur côté, adressent aussi au «peuple français» une proclamation rédigée par M. Guizot. Ils annoncent qu'en attendant «l'intervention régulière des Chambres» pour constituer «un gouvernement qui garantisse à la nation ses droits», ils ont «invité» le duc d'Orléans à exercer les fonctions de lieutenant général. «C'est, disent-ils, le plus sûr moyen d'accomplir promptement par la paix le succès de la plus légitime défense... Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens.» Puis énumérant toutes les lois de «garanties» à faire, les députés ajoutent: «Nous donnerons enfin à nos institutions, de concert avec le chef de l'État, les développements dont elles ont besoin.» Nul ne peut plus dès lors se dissimuler,—les termes même des proclamations ne le permettent pas,—qu'en nommant un lieutenant général, on a fait un roi.
III
L'entreprise dont M. Thiers avait eu, vingt-quatre heures auparavant, la première initiative, semblait donc réussir. Tout avait été enlevé avec une promptitude, une précipitation même, où il entrait peut-être autant d'inquiétude que de hardiesse. Les hésitations, les scrupules des législateurs, comme ceux du prince, avaient été surmontés. Et cependant une partie seule de la besogne était faite. Restait l'Hôtel de ville qu'on avait pu gagner de vitesse, mais non séduire ou dompter, et qui, dans la matinée du 31, grondait, plus menaçant, plus irrité que jamais. On y criait à la trahison; les placards favorables au duc d'Orléans étaient lacérés, ses proclamations sifflées; les clubs en permanence engageaient la population à ne pas déposer les armes; les projets les plus violents, enlèvement du prince, massacre des députés, traversaient les cerveaux en ébullition. Telle était l'excitation dans ces régions, qu'elle gagnait la commission municipale; bien que d'origine et de composition parlementaires, cette commission, impuissante dans ses bons éléments, était complice de la révolution par ses mauvais, notamment par M. Mauguin, dont l'ambition s'exaltait à la pensée de faire partie d'un gouvernement provisoire, et dont la faconde sans scrupule était «très-propre, dans ces jours de perturbation générale, à échauffer les fous, à intimider les faibles et à entraîner les badauds[10]». Conduite ainsi à publier une proclamation très-violente que M. Périer refusait de signer et où il n'était même pas question du duc d'Orléans, la commission municipale refusait de promulguer la déclaration par laquelle les députés avaient appelé, la veille, le duc d'Orléans à la lieutenance générale. Cette fois encore, M. Odilon Barrot fut chargé de porter au Palais-Bourbon les remontrances de l'Hôtel de ville. M. Laffitte, président, les reçut non sans humilité: il convint que la déclaration était «servile, qu'elle blessait la dignité nationale», et il s'engagea d'honneur à la détruire. Ainsi cet acte, pourtant capital, n'a jamais été inséré au Moniteur; bien plus, l'original, après avoir été remis au duc d'Orléans, fut soustrait sur son bureau.
Serait-il possible de surmonter ou de déjouer cette résistance de l'Hôtel de ville? Tout dépendait de La Fayette. Les agitateurs, inconnus en dehors du cercle étroit et fermé des sociétés secrètes, sentaient que le nom du général leur était indispensable pour faire échec aux députés. Aussi, pendant ces heures rapides, décisives et troublées, quelle lutte d'influences se livrait autour de ce vieillard! Les républicains s'efforçaient de l'entraîner, de le compromettre, de le piquer d'honneur, le menaçaient de rallumer la guerre civile, lui montraient, dans le «complot orléaniste», la négation de ses principes, la contradiction des règles de conduite qu'il avait posées dans la Charbonnerie. Les amis du lieutenant général n'étaient pas, de leur côté, sans avoir quelques intelligences à l'Hôtel de ville; activement et adroitement secondés par M. de Rémusat qui, costumé en officier d'état-major, sabre au côté, plumes flottantes au chapeau, s'était, dès le premier jour, improvisé aide de camp du commandant de la garde nationale, ils pouvaient aussi compter, en ce cas spécial, sur M. Odilon Barrot, déjà aussi sincère à proclamer ses convictions monarchistes, qu'ardent à ébranler tout ce qui pouvait rendre la monarchie durable et respectée. De nombreux émissaires arrivaient du Palais-Royal pour gagner La Fayette à la solution orléaniste, entre autres ses vieux amis, les généraux Gérard et Mathieu Dumas. Il n'était pas jusqu'à M. Rives, envoyé des États-Unis, qui n'assurât à l'ancien ami de Washington que son adhésion à la royauté nouvelle serait comprise et approuvée dans la république américaine.
Entre ces conseils et ces instances si contraires, La Fayette demeurait fort troublé. Déjà, quarante ans auparavant, Mirabeau l'avait appelé «l'homme aux indécisions». L'âge n'avait pas diminué ce défaut. Un de ses amis nous le dépeint alors «assis dans un vaste fauteuil, l'œil fixe, le corps immobile, et comme frappé de stupeur». Il ne se dérobait aux poussées trop véhémentes que grâce à son aisance supérieure de conversation et de manières, à une sorte de dextérité gracieuse, vieux restes de ces dons de grand seigneur que sa démocratie d'emprunt n'avait pu détruire entièrement. Ne dissimulant d'ailleurs ni son embarras ni son effroi: «Ma foi,—disait-il naïvement à M. Bazard qui venait lui apporter la recette saint-simonienne,—si vous m'aidez à me tirer de là, vous me rendrez un grand service[11].» Cette faiblesse, par tant de côtés périlleuse, était dans le cas particulier une garantie: elle devait détourner La Fayette de toute entreprise exigeant une initiative et une résolution énergiques. M. de Rémusat connaissait bien son chef, quand, le plaçant en présence des deux solutions, la république avec sa présidence ou la monarchie du duc d'Orléans, il le pressait de cette question: «Prenez-vous la responsabilité de la république?» La responsabilité, c'était ce que La Fayette redoutait le plus, malgré son goût à jouer les rôles en vue dans les révolutions. D'ailleurs, s'il lui plaisait pour sa popularité de se dire, en théorie, partisan de la république, il n'était nullement pressé d'en avoir la réalité pratique et surtout la charge: il pensait un peu sur ce point comme Béranger. Aussi put-on bientôt prévoir qu'il ne s'opposerait pas à l'élévation du duc d'Orléans. Plus soucieux de traiter au nom du peuple que d'assumer l'embarras de le gouverner, il se réservait d'obtenir des «garanties» pour prix de son adhésion, et sa vanité devait se trouver satisfaite, s'il apparaissait bien à tous que la monarchie ne s'établissait que par sa permission, sous son patronage, et en subissant ses conditions.
On était à l'une de ces heures où la fortune veut être brusquée. Dans l'après-midi du 31, les monarchistes, informés des dispositions de La Fayette, jugèrent possible et opportun de tenter une démarche hardie et décisive. L'idée première venait-elle du Palais-Bourbon ou du Palais-Royal? On ne le voit pas clairement, et il importe peu[12]. Il fut résolu que le lieutenant général, accompagné des députés, se rendrait aussitôt à l'Hôtel de ville. Visite fameuse, sur laquelle il convient de s'arrêter un moment, car, mieux que tout autre incident de ces jours troublés, elle met en lumière les conditions dans lesquelles s'établissait la royauté nouvelle.
IV
C'est un étrange cortége que celui qui, vers deux heures du soir, dans cette même journée du 31 juillet, sortait du Palais-Royal ou, comme on disait alors, du «palais Égalité». D'abord un tambour écloppé, battant aux champs sur une caisse à demi crevée; les huissiers de la Chambre en surtout noir, «les mieux vêtus de la bande[13]»; puis le duc d'Orléans, sur un cheval blanc, en uniforme d'officier général, avec un immense ruban tricolore à son chapeau, accompagné d'un seul aide de camp; derrière lui, le groupe des députés, au nombre de quatre-vingts environ, sans uniforme, en habits de voyage; en tête, M. Laffitte, boiteux d'une entorse récente, porté dans une chaise par deux Savoyards; à la queue, Benjamin Constant, infirme de plus vieille date, également dans une chaise. Pas la moindre escorte; le tout noyé dans la masse populaire qui se presse «sans violence, mais sans respect», comme se sentant souveraine dans ces rues où elle vient de combattre et de vaincre. D'ordinaire, les rois prennent possession de leur couronne avec un plus pompeux cérémonial et en plus fier équipage: on conçoit que des amis, comme le feu duc de Broglie, aient pu dire que «l'appareil triomphal ne payait pas de mine», et qu'un ennemi, tel que Chateaubriand, ait trouvé là de quoi exercer sa verve railleuse et méprisante. La foule grossit au débouché de chaque rue, foule de toute nature où domine l'homme du peuple, portant sur l'épaule l'arme de hasard dont il s'est muni pour l'émeute. Des cris et des questions partent de cette cohue: «—Qui est ce monsieur à cheval? Est-ce un général? Est-ce un prince?—J'espère, répond la femme qui donne le bras au questionneur, que ce n'est pas encore un Bourbon.» Plusieurs pressent la main que le prince leur tend, te le font peut-être moins par sympathie que par le plaisir d'abaisser la royauté jusqu'à eux dans cette familiarité si nouvelle. D'autre fois, le duc s'arrête pour attendre M. Laffitte dont les porteurs avancent difficilement; se retournant, la main appuyée sur la croupe de son cheval, il lui parle avec une intimité démonstrative, comme pour se faire un titre auprès du public de ses bons rapports avec le banquier populaire: «Eh bien! cela ne va pas trop mal, dit ce dernier d'un ton qu'il veut rendre encourageant.—Mais oui», répond le prince. Par moments, les députés sont à ce point pressés que, pour se défendre, ils doivent se tenir fortement les mains et former des haies mouvantes. Sur les quais, on se heurte à de nombreuses barricades; force est d'y faire brèche où l'on peut; la foule se précipite, chacun pour son compte, criant, se bousculant, braillant la Marseillaise, tirant de çà et de là des coups de fusil que les députés tâchent d'interpréter comme des signes de réjouissance, mais qui ne laissent pas de leur inspirer plus d'une inquiétude.
À mesure qu'on s'éloigne du Palais-Royal pour pénétrer dans les quartiers populaires, les physionomies deviennent plus renfrognées, les cris plus équivoques, ou même ouvertement hostiles. Au lieu de: «Vivent nos députés! Vive le duc d'Orléans!» on entend: «Plus de Bourbons!» Vainement le prince, qui conserve son sang-froid, redouble de coquetteries et multiplie ses poignées de main, à chaque pas l'aspect s'assombrit davantage. Grande angoisse dans le cortége, où l'on n'ignore pas que des projets d'assassinat ont été agités par certains fanatiques[14]. Aussi l'un des acteurs, qui avait le plus poussé à la démarche, M. Bérard, a-t-il écrit plus tard: «Le cœur ne cessa de me battre qu'à notre entrée dans l'Hôtel de ville.» Encore, tout n'est pas alors fini. Le palais municipal déborde: figures plus sinistres que dans la rue. «Messieurs,—dit en entrant le prince pour se faire bien venir,—c'est un ancien garde national qui fait visite à son ancien général.» Les rares vivat sont aussitôt brutalement étouffés par des murmures ou par les cris de: «Vive La Fayette! Plus de Bourbons!» Pressé d'une façon parfois menaçante, le duc d'Orléans pâle, mais toujours maître de soi, avance, résolu à pousser l'aventure jusqu'au bout. Arrivé dans la grande salle, les quelques mots qu'il prononce et la déclaration des députés sont accueillis par un silence glacial: beaucoup de visages portent l'empreinte d'une rage concentrée. On ne sait comment le drame va tourner, quand le duc d'Orléans et La Fayette saisissent un drapeau tricolore, se donnent le bras et se dirigent vivement vers une des fenêtres[15]. À la vue du prince et du général qui s'embrassent, à demi enveloppés dans les plis du drapeau, la foule, toujours mobile, pousse des acclamations unanimes: «Vive La Fayette! Vive le duc d'Orléans!» Il n'en fallait pas plus: du coup, la partie, naguère incertaine, est gagnée, et le retour au Palais-Royal est un triomphe.
À peine le prince parti, La Fayette fut assailli des plaintes et des reproches de ses jeunes amis; on lui fit voir, un peu tard, qu'il avait contribué à créer un roi, sans lui avoir imposé aucune condition. Comment essayer après coup de réparer cette omission? Une sorte de programme fut aussitôt rédigé, et le général l'emporta au Palais-Royal, avec le dessein de le présenter au nom du peuple et d'en exiger l'acceptation[16]. Mais l'occasion était passée; il fut facile au duc d'Orléans de se débarrasser de son visiteur par quelques belles paroles. Celui-ci se disant républicain, le prince déclara qu'il ne l'était pas moins. La Fayette ayant repris «qu'il voulait un trône populaire entouré d'institutions républicaines:—C'est bien ainsi que je l'entends», répondit le futur roi. Le général, qui cherchait probablement un prétexte pour se déclarer satisfait, ne parla pas davantage du programme qu'il avait en poche, et revint vers ses amis en leur disant: «Il est républicain, républicain comme moi.» Quelques heures après, le duc d'Orléans se tirait aussi aisément d'une entrevue avec les meneurs de la jeunesse démocratique, MM. Godefroy Cavaignac, Boinvilliers, Bastide, Guinard, Thomas et Chevallon, que M. Thiers lui avait amenés. Il se montra, comme à son habitude, causeur facile et abondant, parla un peu de tout, sans s'engager à rien. «C'est un bonhomme», dit en sortant M. Bastide.—«Il n'est pas sincère», répondit M. Cavaignac. Mais, contents ou non, ces jeunes gens ne pouvaient plus rien.
Le lendemain matin, 1er août, tous les journaux «libéraux», depuis le Journal des Débats jusqu'au National, les timides comme les ardents, se prononcèrent pour la monarchie d'Orléans. Seule, la Tribune commençait à jouer les irréconciliables. La province, qui avait suivi la capitale pour se soulever contre Charles X, la suivait également pour accepter le lieutenant général. Nulle part, la nouvelle de son élévation ne provoqua d'opposition sérieuse. Dans beaucoup de villes, elle fut accueillie avec faveur. Paris cessa aussitôt d'avoir une physionomie de champ de bataille. C'était un dimanche: les églises et les boutiques, fermées depuis plusieurs jours, se rouvraient; la population, remise de ses excitations ou de ses alarmes, se promenait dans les rues débarrassées de leurs barricades. Chacun avait l'impression qu'on rentrait dans l'ère des gouvernements réguliers, et que l'anarchie venait de subir une première défaite.
Une révolution où le Palais-Bourbon l'emportait sur l'Hôtel de ville était, en effet, chose pour le moins extraordinaire et qui ne devait pas se revoir. La peinture et la sculpture officielles reçurent ordre de reproduire la scène de la visite, et il y eut, entre tous ceux qui se félicitaient d'avoir échappé à un péril imminent, comme une émulation à célébrer ce qu'on appelait un «acte habile et courageux». On ne saurait contester en effet ni le courage avec lequel le duc d'Orléans s'est exposé, sans autre défense que son sang-froid, aux violences révolutionnaires, ni l'habileté avec laquelle les promoteurs de la royauté nouvelle ont si lestement surpris, annihilé et devancé les fauteurs de république. Mais, s'il était loisible de refaire après coup les événements, avec la clairvoyance que donne l'expérience acquise et à l'abri des entraînements que les meilleurs subissent dans le trouble de pareilles crises, ne pourrait-on pas supposer un emploi plus utile encore de ce courage très-réel? ne pourrait-on rêver une habileté à plus longue vue, qui ne se bornât pas à esquiver le péril du jour, en préparant celui du lendemain? Un mois après, comme le général Belliard faisait valoir à M. de Metternich l'heureuse présence d'esprit dont avait fait preuve le lieutenant général en cette périlleuse occurrence: «Le fait, répondit le chancelier, prouve en faveur de la contenance du duc d'Orléans. Un baiser est un léger effort pour étouffer une république; croyez-vous toutefois pouvoir accorder un même pouvoir à tous les baisers dans l'avenir? Leur accordez-vous la valeur de garanties[17]?» C'était beaucoup de substituer la monarchie du premier prince du sang à l'anarchie révolutionnaire dont on avait craint un moment que le triomphe de l'Hôtel de ville ne fît le régime de la France; mais une monarchie pouvait-elle, sans fausser et abaisser son caractère, sans perdre de la dignité et de l'autorité morale qui lui sont nécessaires, être réduite à offrir des poignées de main au populaire, à recevoir, en place de Grève, l'accolade de La Fayette, à solliciter le laisser-passer de la révolution? Ne saisit-on pas là, dès l'origine, ce mal que Casimir Périer devait, quelques mois plus tard, appeler, avec colère, «l'avilissement des camaraderies révolutionnaires et les prostitutions de la royauté devant les républicains»? Les plus éclairés, parmi les fondateurs du nouveau gouvernement, avaient le sentiment du tort qu'il se faisait ainsi. Tout en accompagnant le duc d'Orléans à l'Hôtel de ville, M. Guizot ne se dissimulait pas que «cet empressement du pouvoir naissant à aller chercher une investiture plus populaire était une démarche peu fortifiante», et il pressentait dès lors les périls en face desquels allait se trouver la royauté[18]. Pour dissiper ces alarmes, il ne suffit pas d'entendre M. Odilon Barrot saluer, comme une nouveauté heureuse, ce qu'on appelait alors «le voyage de Reims de la monarchie de 1830», et déclarer béatement que «ce couronnement en valait bien un autre».
D'ailleurs, si l'on admettait que la révolution avait ainsi «sacré» le Roi, ne fallait-il pas s'attendre qu'elle revendiquât, comme autrefois l'Église, le droit d'examiner dans quelle mesure auraient été tenues les promesses du sacre? Durant plusieurs années, que de bruit, dans les journaux de la gauche, autour de ce fameux «programme de l'Hôtel de ville», sorte de contrat que Louis-Philippe, prétendait-on, avait souscrit, le 31 juillet 1830, et dont la violation rendait son titre caduc! L'opposition cherchera là le prétexte et comme la justification des polémiques factieuses, même des émeutes. Tout reposait sans doute sur un fait matériellement faux; et, un jour de légitime impatience, le Roi sera fondé à s'écrier que «ce programme de l'Hôtel de ville n'était qu'un infâme mensonge»; La Fayette, en effet, ne lui avait soumis ni fait accepter aucun programme; cependant, si le prince, tout en parlant beaucoup et en caressant tout le monde, avait eu assez d'adresse et de présence d'esprit pour ne pas se laisser arracher d'engagement précis, il avait été conduit, pour désarmer le parti révolutionnaire, à faire naître ou du moins à ne pas décourager des espérances qui n'auraient pu être réalisées sans détruire la monarchie elle-même. Ainsi y avait-il eu, au début du régime, un germe d'équivoque, une sorte de malentendu qui, pour avoir été voulu et momentanément utile, ne risquait pas moins de fournir plus tard prétexte à des controverses périlleuses.
Les conséquences de ces défauts originaires devaient si vite se manifester, peser si lourdement et si longtemps sur la royauté, qu'on est tenté de se demander s'il n'eût pas été sage de s'exposer à un danger immédiat pour écarter de l'avenir un mal grave et difficilement guérissable; s'il n'eût pas mieux valu, au prix peut-être d'une lutte violente et incertaine, tenter de faire tout de suite la monarchie sans et même contre le parti révolutionnaire, que de la faire avec son agrément, habilement surpris, à la vérité, mais singulièrement compromettant. L'œuvre était-elle impossible? Les députés étaient après tout les plus forts; ils avaient le prestige des 221; seuls, ils apportaient un gouvernement tout fait, rassurant les intérêts en satisfaisant quelques-unes des passions victorieuses. Les agitateurs de l'Hôtel de ville n'étaient au contraire qu'une poignée; eux-mêmes confessaient leur impuissance[19]. Oui, mais n'oublions pas que les députés, eux aussi, ne pouvaient avoir grande confiance, sinon dans leur force, du moins dans leur droit à en user. En cette même journée du 30 juillet où, par préoccupation conservatrice, ils avaient jeté la candidature d'un prince du sang en travers des velléités républicaines et des passions anarchiques, ils avaient en même temps rompu avec l'hérédité royale et le droit monarchique. À l'heure même où ils votaient la lieutenance générale, ils refusaient d'entrer en relation avec le duc de Mortemart, repoussaient les transactions et les concessions tardives de Charles X. Sortis ainsi eux-mêmes de la légalité, entrés dans la voie révolutionnaire, quelle raison pouvaient-ils invoquer pour obliger les autres à s'arrêter sur cette voie, ici ou là? quel titre pour lutter de front et par la force contre ceux qui voulaient aller plus loin? Ils se sentaient réduits à user d'habileté, de caresse et de ruse. C'est le péril et le châtiment de la révolution: si peu qu'on s'y engage, on n'a plus aucun point d'appui pour la contenir; la force matérielle et morale de la résistance est détruite; tout est livré à l'aventure, à l'audace plus ou moins heureuse de telle ou telle initiative; et, lors même qu'on échappe aux plus graves des périls, ce n'est jamais sans laisser quelque chose de sa sécurité et de son honneur.
Dans les débuts de cette monarchie nouvelle, comme dans la ruine de l'ancienne, quelle leçon de modestie pour l'esprit humain! D'une part, ces libéraux naguère si fiers, si exigeants en face d'une antique dynastie, contraints, dès le lendemain de leur triomphe, à courtiser, dans les salons saccagés du palais municipal, des maîtres avinés et en haillons; se félicitant de ce que La Fayette octroyait une couronne au prince de leur choix, après s'être tant plaints d'avoir eu une charte «octroyée» par Louis XVIII; subissant le sacre de l'Hôtel de ville après avoir été si offusqués du sacre de Reims. D'autre part, ces royalistes d'extrême droite, qui s'étaient crus seuls capables de sauver la royauté et qui venaient de la perdre; ces prétendus hommes d'action, railleurs dédaigneux de l'impuissance parlementaire, et qui, à l'épreuve, étaient apparus plus incapables encore que téméraires, aussi inertes que provoquants, ne sachant rien faire pour soutenir le coup d'État follement entrepris; ces hommes de principes absolus et de résistance orgueilleuse, qui, après s'être montrés aveuglément obstinés, quand il eût été possible de transiger avec dignité et profit, avaient fini, quand il n'était plus temps de rien préserver, par tout abandonner devant l'insurrection, les Ordonnances, les ministres, le vieux roi lui-même, et par offrir vainement aux partis conjurés le triste appât d'une minorité et d'une régence! Et, dans les deux cas, la France payant chèrement ces fautes, d'une part de son repos, de son honneur et de sa liberté! Faut-il maintenant que chaque parti se donne le triste plaisir de récriminer contre ses adversaires? Convient-il que nous-mêmes, nous plaçant au-dessus des uns et des autres, nous adressions à tous, du haut de notre expérience, aujourd'hui facile, de superbes et irritantes remontrances? Humilions-nous plutôt devant ces erreurs que nous n'eussions sans doute pas mieux évitées, et qui, par leur généralité, chargent la mémoire de tous les partis. La connaissance plus complète de la conduite des pères ne peut et ne doit avoir qu'un effet: éclairer les enfants, les rapprocher dans le regret des occasions perdues, dans la tristesse de leur malheur commun, et dans l'espoir d'une revanche où cette fois, du moins, ils ne seront plus divisés.
V
Dès le 1er août, le duc d'Orléans prit en main ce qui restait de gouvernement: c'était, à la vérité, peu de chose; il n'avait guère d'autre moyen d'action que sa popularité. La commission municipale, qui avait de plus en plus tendu à se transformer en gouvernement provisoire et qui, la veille, avait essayé de constituer une sorte de cabinet[20], fut, en dépit de M. Mauguin, contrainte de remettre ses pouvoirs au lieutenant général. Celui-ci nomma aux divers départements ministériels des commissaires provisoires, à peu près les mêmes d'ailleurs que ceux de la commission municipale: M. Dupont de l'Eure, à la Justice; le général Gérard, à la Guerre; M. Guizot, à l'Intérieur; le baron Louis, aux Finances; le maréchal Jourdan, aux Affaires étrangères; M. Bignon, à l'Instruction publique. Il se réservait de consulter sur les affaires importantes de l'État un conseil intime, composé de MM. Casimir Périer, Dupin, Laffitte, Sébastiani, de Broglie et Molé. Il confirma La Fayette dans son commandement général des gardes nationales, appela M. Pasquier à la présidence de la Chambre des pairs, pourvut aux hauts postes administratifs, proclama le rétablissement de la cocarde et du drapeau tricolores, et enfin convoqua les Chambres pour le 3 août[21].
En même temps et à mesure qu'il saisissait plus complétement le pouvoir et gravissait les marches du trône, le duc d'Orléans dénouait ou brisait, l'un après l'autre, les derniers liens qui l'unissaient à la branche aînée de sa maison. Le 30 juillet au soir, quand, à la nouvelle de sa nomination au poste de lieutenant général et sur la pression de ses amis, il s'était décidé à venir à Paris, il ne savait pas encore bien ce qu'il pouvait, devait et voulait. L'un de ses premiers soins, avant même d'accepter l'offre des députés, avait été de faire venir le duc de Mortemart; s'excusant, par la contrainte des événements, des résolutions qu'il pouvait être amené à prendre ou plutôt à subir, il avait demandé au ministre nominal de Charles X si ses pouvoirs étaient suffisants pour le reconnaître en qualité de lieutenant général, et il lui avait remis une lettre destinée au Roi. Le texte de cette lettre, objet de nombreuses controverses, n'a jamais été connu; mais tout donne à supposer qu'elle avait été faite moins pour consommer une rupture que pour réserver une chance d'accord. Seulement quelques heures plus tard, dans l'après-midi du 31 juillet, avait eu lieu la visite à l'Hôtel de ville, les événements s'étaient précipités, et le duc d'Orléans faisait redemander sa lettre au duc de Mortemart, qui ne l'avait pas encore transmise.
Quant à Charles X, alors retiré à Rambouillet, il donnait ce spectacle, habituel dans les révolutions, d'un pouvoir aux abois qui cède toujours trop tard. Il offrait d'abord (31 juillet), conférait ensuite (1er août) la lieutenance générale au duc d'Orléans, qui se refusait à la recevoir de sa main et déclarait la tenir des députés. Le vieux roi finissait même, le 2 août, par adresser à «son cousin» une lettre où, lui annonçant son abdication et la renonciation du duc d'Angoulême, il le chargeait de proclamer le duc de Bordeaux, sous le nom de Henri V; le lieutenant général déclina cette mission, et s'offrit seulement comme intermédiaire pour transmettre cet acte aux Chambres, qui jugeraient quelle suite devrait y être donnée.
Ce ne fut pas tout. À Paris, on se préoccupait de voir Charles X demeurer à Rambouillet, entouré des régiments qui lui étaient demeurés fidèles. Les révolutionnaires s'agitaient et menaçaient de se porter à quelque violence. Dans la matinée du 3 août, quelques heures après la réception de l'acte d'abdication, le gouvernement se décida à provoquer lui-même une manifestation qui forçât le Roi à s'éloigner. Le rappel fut battu. Une armée se réunit, à la fois grotesque et hideuse, «la plus singulière et la plus intéressante qu'on pût voir», disait La Fayette qui avait présidé à sa formation. Elle pouvait lui rappeler celle qui, le 5 octobre 1789, s'était portée sur Versailles pour en arracher Louis XVI. Le général Pajol reçut la pénible mission de la conduire. Dès le soir, elle arrivait aux portes de Rambouillet, et Charles X, trompé sur la force réelle de cette foule désordonnée qu'un seul de ses régiments eût suffi à balayer, accablé d'ailleurs par les événements, abandonné des hommes, se résigna à partir, et se mit en marche vers Cherbourg, où il devait s'embarquer.
VI
L'heure était venue pour les Chambres de se réunir (3 août) et de consommer, avec des formes un peu plus régulières, l'œuvre tumultuairement ébauchée dans les jours d'insurrection. Elles étaient cependant loin d'être au complet; plus de la moitié des députés et des pairs étaient absents[22]. Dans le discours par lequel il ouvrit la session, le lieutenant général rappela les événements de Juillet, la «Charte violée», loua le «courage héroïque» de Paris, «déplora des infortunes qu'il eût voulu prévenir», mentionna «l'invitation» que lui avaient adressée ses «concitoyens», et se déclara «fermement résolu à se dévouer à tout ce que les circonstances exigeraient de lui». «C'est aux Chambres qu'il appartient de me guider, ajouta-t-il; tous les droits doivent être solidement garantis... Attaché de cœur et de conviction aux principes d'un gouvernement libre, j'en accepte d'avance toutes les conséquences.»
Le futur roi posait donc lui-même la question des «garanties» préalables. Il s'y était cru obligé par l'état des esprits. Déroutés, non désarmés par le succès de la visite à l'Hôtel de ville, les meneurs du parti avancé avaient seulement modifié leur tactique; ils subissaient la monarchie, mais s'efforçaient de lui imposer des conditions contradictoires à son principe, de la réduire à l'état d'une magistrature nominale, contractuelle, élective, en butte à une sorte de défiance injurieuse, entourée et faussée par des institutions républicaines et démocratiques. À défaut de 1792, ils évoquaient 1791. Ainsi, bien qu'ils n'osassent plus insister pour la convocation d'une assemblée constituante, ils n'en prétendaient pas moins qu'avant de proclamer un roi, on fît de toutes pièces une constitution nouvelle. De l'ancienne Charte, ils ne voulaient plus entendre parler[23]. «Une fois violée, disait le National, elle n'existe plus... La nation française a trouvé son Guillaume III; elle dictera le bill des droits[24].» La réorganisation devait être générale. «Quand vous réorganisez, disait alors M. Mauguin, partez du principe que la révolution, venue du sommet, doit redescendre jusqu'à la base.» La Fayette, s'emparant d'un rôle qui ne semble guère celui d'un commandant de la garde nationale, adressait aux «citoyens de Paris» une proclamation où il marquait impérativement «les garanties dues aux libertés populaires».
N'eût-il pas mieux valu repousser absolument ces prétentions par une sorte de question préalable, et refuser de laisser même discuter la Charte? Ceux qui venaient de condamner la vieille monarchie pour atteinte au pacte constitutionnel, ne semblaient-ils pas engagés d'honneur et de logique à le respecter? Cette Charte avait été le drapeau de leur résistance; voulaient-ils eux-mêmes le déchirer? Et puis, à quel titre une Chambre, élue sous Charles X, pour exercer dans le gouvernement d'alors une partie du pouvoir législatif, et qui n'était pas seulement au complet, pouvait-elle, en dehors des mesures de nécessité prises au cours de la révolution, s'attribuer un mandat constituant? Sur aucun point, une modification n'était indispensable. La Charte, suivant l'expression de M. Guizot, «avait suffi pendant seize ans à la défense des droits de la liberté, des intérêts du pays». Seize ans d'âge ne sont pas la caducité pour une charte. Le bon sens indiquait que c'était déjà bien assez d'avoir à faire un roi, sans se mettre encore sur les bras la charge et la responsabilité d'une constitution. La pratique Angleterre l'avait compris, à l'époque de cette révolution de 1688 qu'on se piquait d'imiter; combien de précautions et même de fictions subtiles pour que le régime alors fondé eût le moins possible l'air nouveau, pour que la royauté élue parût avoir continué et non pas renversé la royauté héréditaire! Ceux des fondateurs de la monarchie de 1830 qui avaient le plus l'esprit de gouvernement eussent volontiers copié ce modèle. Le duc de Broglie s'élevait vivement contre les hommes qui «entendaient rompre ouvertement avec le passé, ériger une dynastie toute nouvelle, modifier nos institutions d'après des principes a priori et même changer à un certain degré l'état des mœurs de la société»; il «estimait tout au contraire que la France, en 1830, devait suivre sagement l'exemple qu'elle avait reçu de l'Angleterre, en 1688; n'accepter l'idée d'une révolution que sous le coup d'une nécessité réelle et pressante; n'admettre de la révolution que le strict nécessaire; greffer autant qu'il se pouvait le nouvel ordre de choses sur l'ancien; n'introduire, en fait d'innovations, que ce qu'exigerait impérieusement l'état des choses et des esprits. En révolution, ajoutait-il, sitôt qu'on s'écarte du strict nécessaire, sitôt qu'on accorde quelque chose à la réaction, à l'animosité, à la fantaisie, on ne tient plus rien, on est hors de voie, on appartient au vent qui souffle[25].»
Voir le mal ne suffisait pas: il eût fallu avoir la force de s'y opposer. «La complète fixité de la Charte, a écrit depuis M. Guizot qui occupait alors le ministère de l'intérieur, eût certainement beaucoup mieux valu; mais personne n'eût osé la proposer.» On se sentait dans une situation trop fausse pour essayer une telle résistance. Que répondre, en effet, au National, quand il disait aux amis de M. Guizot: «Si vous jugez tellement nécessaire le maintien des institutions préexistantes, que ne commencez-vous par respecter l'hérédité monarchique?» Le gouvernement ne venait-il pas de repousser les transactions offertes in extremis par Charles X, notamment son abdication en faveur du duc de Bordeaux? Bien plus, n'avait-il pas fait appel au parti de l'Hôtel de ville pour débusquer le vieux roi de Rambouillet? Ceux dont on avait ainsi demandé, une fois de plus, le concours, on était mal venu à les éconduire quand ils prétendaient dire leur mot sur la constitution de la monarchie nouvelle. D'ailleurs, parmi les hommes qui avaient le plus vivement combattu la république, et jusque dans le sein du ministère provisoire, plusieurs étaient disposés à faire cause commune avec les révolutionnaires, dès qu'il s'agissait, non plus de supprimer, mais d'amoindrir et d'abaisser la royauté, de faire largesse de ses droits aux mauvais instincts populaires: fruit de cette envie démocratique qui se mêle parfois, dans la bourgeoisie, à la peur de la démocratie toute nue. En 1830, M. Jourdain ne jouait plus le bourgeois gentilhomme, mais bien le bourgeois démocrate. Et puis, ne les connaissons-nous pas, ces fiers politiques qui, dans les crises périlleuses, sont toujours prêts à proclamer que la seule manière d'empêcher la démagogie de tout briser est de lui livrer tout sans combat? Nous la connaissons aussi, cette maladie de l'esprit français, déjà observée en 1789, cet orgueil qui se plaît, dans chaque révolution, à faire œuvre de création universelle, cet aveuglement qui conduit à traiter la société politique comme une matière inerte qu'on peut remanier à son gré, sans souci du passé. Ajoutons enfin que le futur roi, qui eût été particulièrement intéressé à conserver autour de sa royauté le plus d'éléments anciens et immuables, n'aurait peut-être pas eu bien bonne grâce à restreindre l'innovation à ce qui lui profitait personnellement, c'est-à-dire au changement de dynastie. Aussi, parfois, semblait-il mettre une sorte de point d'honneur à aller au-devant des exigences populaires, à abonder dans le sens des députés qui voulaient le plus remanier la Charte, et disait-il à l'un d'eux qui lui parlait des «garanties» réclamées par l'opinion: «Ah! on ne m'en demandera jamais autant que je suis disposé à en donner.»
Dans ces conditions, on avait jugé tout de suite impossible de faire prévaloir cette immutabilité de la Charte qu'eussent au fond désirée les amis les plus éclairés de la monarchie de Juillet. Ceux-ci bornèrent leur ambition à obtenir que cette Charte fût seulement revisée, non refaite, ce qui écartait l'idée de trop grands bouleversements. Sur ce terrain s'était placé le lieutenant général dans son discours d'ouverture; sans repousser quelques innovations constitutionnelles, bien plus, en semblant les conseiller et les offrir, il avait néanmoins déclaré qu'il s'agissait «d'assurer à jamais le pouvoir de cette Charte, dont le nom, invoqué pendant le combat, l'était encore après la victoire». Restait à déterminer jusqu'où devait s'étendre la révision. C'est le problème qui se posait devant les Chambres.
Chacun comprenait la nécessité de se presser. Il n'était besoin d'ailleurs que d'entendre, pendant ces journées, le grondement sourd et continuel de l'émeute, de voir ses premiers essais de violence contre le parlement, pour être assuré que le moindre retard, la moindre hésitation, eussent fourni occasion à l'Hôtel de ville de prendre sa revanche. La Chambre des députés procéda donc en toute hâte à la vérification des pouvoirs de ses membres et à la constitution de son bureau: en deux jours, le 4 et le 5 août, ce préliminaire fut fini. Dès le 4, un simple député, M. Bérard, s'emparant d'une initiative qui eût dû appartenir au gouvernement, mais que la composition hétérogène du ministère provisoire lui rendait peut-être difficile, proposa les modifications à apporter à la Charte et une déclaration élevant au trône le duc d'Orléans. Le prince, inquiet de ce que cette proposition avait d'incohérent et aussi de révolutionnaire, la fit remanier par M. Guizot et le duc de Broglie. Elle revint, ainsi modifiée, à la Chambre, qui la soumit à l'examen d'une commission. Celle-ci y apporta de nouveaux changements et déposa son rapport dans la soirée du 6 août.
Quel était le caractère de la proposition qui, après ces travaux préalables, se trouva soumise aux députés? Qui l'emportait, nous ne dirons pas des deux partis,—il n'y avait pas encore de partis organisés,—mais des deux tendances contradictoires qui s'étaient manifestées chez les vainqueurs de Juillet? Il serait difficile de faire une réponse précise. On avait abouti à une sorte de compromis, dans lequel personne ne triomphait pleinement; c'était plus qu'on n'eût désiré à droite, moins qu'on ne demandait à gauche.
Tout d'abord le préambule, où l'on constatait la «vacance du trône» et la nécessité d'y pourvoir, et la conclusion, où l'on «appelait au trône» Louis-Philippe d'Orléans et sa descendance, soulevaient une question délicate, celle de l'origine de la nouvelle monarchie. Sur ce point, les hommes de 1830 étaient loin d'être d'accord. Les uns voyaient dans le nouveau roi une sorte de magistrat élu qui tenait ses pouvoirs de la seule volonté nationale, sans avoir par lui-même aucun droit propre et antérieur[26]. Les autres considéraient son élévation moins comme une négation que comme une modification de l'hérédité royale, modification imposée par les circonstances; à leurs yeux, il ne s'agissait pas de créer une dynastie par suffrage populaire, mais de passer un contrat avec le prince qu'on trouvait à côté du trône, devenu vacant, et qui y était appelé par une sorte de nécessité supérieure: c'est ce qu'on a appelé la théorie de la «quasi-légitimité[27]». Il serait malaisé de dire à laquelle des deux thèses la commission s'était ralliée. Sans doute, sa rédaction semblait écarter ou tout au moins atténuer le caractère électif: elle insistait sur ce que les Chambres «prenaient en considération l'impérieuse nécessité qui résultait des événements des 26, 27, 28 et 29 juillet»; elle motivait la «vacance du trône» par ce fait que le «roi» Charles X et les membres de la branche aînée de la «race royale» sortaient du territoire français; elle arguait de ce qu'il était «indispensable de pourvoir à cette vacance»; enfin elle «déclarait que l'intérêt universel et pressant du peuple français appelait au trône S. A. R. Louis-Philippe d'Orléans[28]». Mais, en même temps, dans le rapport fait au nom de la commission, M. Dupin insistait sur le caractère électif et contractuel de la monarchie ou, pour parler son langage, de l'«établissement» nouveau: «nouveau, disait-il, quant à la personne appelée, et surtout quant au mode de vocation; ici la loi constitutionnelle n'est pas un octroi du pouvoir qui croit se dessaisir; c'est tout le contraire: c'est une nation en pleine possession de ses droits, qui dit, avec autant de dignité que d'indépendance, au noble prince auquel il s'agit de déférer la couronne: À ces conditions, écrites dans la loi, voulez-vous régner sur nous?»
Dans la Charte elle-même, la commission supprimait le préambule où il était question de Charte «octroyée»; elle supprimait également la partie de l'article 14 qui donnait au Roi le droit de faire les «ordonnances nécessaires pour la sûreté de l'État», et sur laquelle Charles X avait fondé les ordonnances de Juillet; elle substituait, pour la religion catholique, la qualification de «religion professée par la majorité des Français» à celle de «religion de l'État». D'autres articles interdisaient le rétablissement de la censure, donnaient le droit d'initiative aux deux Chambres, accordaient à la Chambre des députés le pouvoir de nommer son président, consacraient la publicité de la Chambre des pairs et supprimaient certaines restrictions au droit d'amendement. L'âge nécessaire pour être député était abaissé de quarante à trente ans. La fixation du cens d'éligibilité et du cens d'électorat, qui étaient de mille et de trois cents francs dans la Charte de 1814, était renvoyée à des lois spéciales, avec l'intention évidente qu'ils fussent abaissés. Des lois libérales étaient promises sur le jury, la garde nationale, l'organisation départementale et municipale, la liberté de l'enseignement, l'état des officiers, etc. Quant à l'article par lequel «la Charte et tous les droits qu'elle consacrait demeuraient confiés au patriotisme et au courage des gardes nationales», les journées de février 1848 devaient y ajouter un commentaire qui suffit à en montrer la valeur et l'utilité.
Tous ces points avaient été réglés sans grande difficulté. Il n'en fut pas de même de la question de la pairie, qui alors passionnait singulièrement l'opinion. Les agitateurs de l'Hôtel de ville trouvaient déjà fort déplaisant d'avoir été réduits à accepter l'hérédité au sommet du pouvoir exécutif; du moins n'en voulaient-ils plus dans le pouvoir législatif. Nulle destruction ne leur tenait plus à cœur; en supprimant toute pairie héréditaire, ils espéraient priver l'autorité monarchique de l'unique contre-poids qu'elle pût opposer à la démocratie, l'esprit de tradition de sa dernière garantie contre la mobilité élective. Rien ne leur paraissait d'ailleurs plus naturel que de recourir à l'émeute pour faire prévaloir ces exigences, et la question fut débattue, moins dans la commission parlementaire que dans la rue. Dès le 4 août, un premier coup avait été préparé avec l'assentiment de La Fayette: on devait, le lendemain, se porter sur le palais du Luxembourg, jeter les pairs par les fenêtres et saccager le palais; façon sommaire et décisive de résoudre le problème de la pairie. Ce ne fut pas sans peine que, pendant la nuit, on détermina La Fayette à donner contre-ordre. N'était-ce que partie remise? Dans la soirée du 6, au moment où la commission allait déposer son rapport, la Chambre des députés vit ses délibérations interrompues par la clameur confuse et menaçante de l'émeute qui battait ses murs et assiégeait ses portes: la bande était composée en grande partie de la «jeunesse des écoles», et dirigée par un personnage qui devait acquérir une certaine notoriété, M. Flocon. L'émoi fut grand dans l'assemblée. La Fayette, pour qui la manifestation n'était pas une surprise, sortit de la salle afin de haranguer «ses amis», ses «chers amis», les suppliant de renoncer, «par affection pour lui», à pousser plus loin leur entreprise, mais se portant fort que leur vœu pour l'abolition de l'hérédité de la pairie serait pris en considération. Les agitateurs se retirèrent, déclarant qu'ils reviendraient plus nombreux le lendemain, si cette promesse n'était pas tenue.
Quelle était l'attitude du pouvoir en face de ces menaces? Il avait fait une première concession aux ennemis de la Chambre haute, en proposant d'annuler toutes les nominations de pairs faites par Charles X; c'était d'un seul coup mutiler gravement cette assemblée[29]. Quant à l'hérédité, le gouvernement avait d'abord essayé de la défendre. Mais cette résistance ne dura pas longtemps. Sa fermeté n'était pas alors à l'épreuve des pressions populaires. Et pourtant, à y regarder de près, il se fût aperçu que cette agitation était peut-être plus bruyante que vraiment redoutable. La question intéressait peu le peuple qui commençait à rentrer dans ses ateliers. Les hommes de l'Hôtel de ville n'avaient guère à leur disposition que la «jeunesse des écoles»: était-ce assez pour «jeter la Chambre à la Seine», comme ils aimaient alors à dire? Dans la journée du 6 août, un jeune républicain, M. Boinvilliers, était venu au Palais-Bourbon, demandant à parler aussitôt à M. Guizot qu'il avait connu avant la révolution dans la société Aide-toi, le ciel t'aidera. «Nous ne voulons pas absolument de l'hérédité, signifia-t-il impérieusement au commissaire provisoire, et si la Chambre veut la maintenir, on se battra demain.»—«C'est un enragé», dit, après ce colloque, M. Guizot à M. Duvergier de Hauranne. Celui-ci rejoignit alors M. Boinvilliers pour tâcher de le raisonner et de lui faire comprendre que recommencer la bataille des rues et la diriger contre la Chambre, serait perdre la révolution en province. «Je suis de votre avis, répondit M. Boinvilliers en serrant la main de M. Duvergier de Hauranne, et nous en sommes tous. Non, nous ne nous battrons pas pour l'hérédité de la pairie. Mais il faut essayer de leur faire peur.» Et il ajoutait un peu naïvement cette recommandation dont son interlocuteur ne se crut sans doute pas obligé de tenir compte: «Au moins, ne me trahissez point et ne dites pas cela à M. Guizot[30]». Le lendemain, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne, toujours inquiets des bruits d'émeute, venaient de bonne heure à l'Hôtel de ville afin de savoir à quoi s'en tenir. Usant de ses priviléges d'aide de camp, M. de Rémusat entra tout droit dans le cabinet de La Fayette; il le trouva en conférence avec MM. Bastide, Joubert et autres républicains. «Je les ai un peu gênés, racontait en sortant de là M. de Rémusat à M. Duvergier de Hauranne, et l'on ne s'est pas expliqué catégoriquement; mais il m'est démontré que le gouvernement et la Chambre peuvent faire tout ce qu'ils veulent, et que rien de sérieux ne sera tenté. Déjà Boinvilliers et d'autres courent pour empêcher le rendez-vous en armes donné aux jeunes gens des écoles. Ils sentent qu'ils n'ont pas le peuple pour eux et qu'ils succomberaient[31].» Les agitateurs se bornaient donc à «essayer de faire peur» au gouvernement. Ce n'était alors que trop facile. Dans ces jours de trouble, le pouvoir était peu en état d'apprécier avec sang-froid et mesure la valeur des menaces qui lui étaient faites. D'ailleurs, s'il s'exagérait la force de ses adversaires, il ne s'exagérait malheureusement pas sa propre faiblesse. En quittant l'Hôtel de ville, M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne s'empressèrent de faire parvenir à M. Guizot, alors en conseil chez le lieutenant général, les constatations qu'ils venaient de faire. Leur lettre arriva précisément au moment où l'on débattait s'il fallait ou non risquer la bataille pour cette hérédité que presque tout le conseil eût désiré maintenir. M. Guizot lut la lettre. Porté à la résistance ainsi que le duc de Broglie, il posa cette question: «Si une émeute avait lieu à ce propos, le lieutenant général serait-il résolu à la dissiper par les armes?—Non», répondit le prince. Cette réponse tranchait la question. Ce n'était pas seulement, de la part du futur roi, défaut de confiance dans les forces dont il pouvait alors disposer; au fond, il ne tenait pas beaucoup à l'hérédité de la pairie; en causant avec lui, M. Pasquier avait pu s'apercevoir, non sans déplaisir, qu'une sorte de Sénat nommé par la couronne lui paraissait un instrument plus commode qu'une Chambre des pairs indépendante et sui juris.
Pour dissimuler sa capitulation, le gouvernement crut être habile en recourant à l'expédient d'un ajournement: on résolut de proposer que l'article relatif à la nomination des pairs serait soumis à un nouvel examen dans la session de 1831. C'était en réalité tout abandonner; il était bien évident qu'à l'échéance fixée, l'hérédité de la pairie succomberait. Partisans et adversaires le comprenaient ainsi. Avec quelle joie Carrel constatait que le «système anglais» était dès lors détruit, et que «l'un des trois pouvoirs, le pouvoir conservateur, était mis comme aux arrêts par une révolution qui le tenait pour suspect»! Puis il s'écriait, triomphant: «N'est-il pas évident qu'une pairie mise en question n'est pas une pairie[32]?» Le duc de Broglie, «profondément triste et humilié», ne se dissimulait pas que «c'en était fait de la Chambre des pairs», que celle-ci «ne serait plus qu'un instrumentum regni, associé au gouvernement, sans entrer en partage du pouvoir; en état de lui rendre de bons services, mais hors d'état de lui résister ni de le défendre»; il en concluait que «le gouvernement parlementaire était faussé sans retour dans l'un de ses trois ressorts». La monarchie recevait une atteinte dont le même homme d'État indiquait la portée, avec sa sagacité profonde: «Dans un pays comme le nôtre, disait-il, dans un pays d'égalité légale et presque sociale, abolir, coûte que coûte, le peu qui restait d'hérédité, c'était démonétiser d'avance toutes les distinctions concevables et laisser la royauté, seule de son espèce, livrée, dans la nudité de son isolement, au flot montant de la démocratie[33].»
Le rapport, avons-nous dit, avait été déposé dans la soirée du 6. Dés le lendemain, la discussion s'engagea. Elle fut singulièrement hâtive et écourtée. La Chambre sentait que tout débat prolongé risquerait de faire ressortir davantage les faiblesses de la situation, et surtout donnerait à l'émeute le temps d'intervenir. Aussi, inquiète, nerveuse, pressait-elle les orateurs, enlevait-elle les votes, plus impatiente encore d'arriver promptement à un résultat que soucieuse de le raisonner et de le justifier. Au début, il lui fallut entendre les rares députés royalistes qui n'avaient pas renoncé à siéger; ceux-ci, trop troublés et accablés par leur récente défaite pour essayer une résistance sérieuse, se bornèrent à dégager leur honneur et leur conscience par des protestations attristées, plus âpres parfois contre M. de Polignac et ses collègues que contre les hommes de 1830[34], ou même subissant, en fait, la nécessité des événements dont ils se refusaient à reconnaître, en droit, la légitimité[35]. Quant aux articles, la Chambre adopta, presque sans modification et sans débat, tout ce que proposait la commission. Un point seulement souleva une vive contestation. M. Mauguin et M. de Brigode avaient demandé qu'on soumît la magistrature à une institution nouvelle: à les entendre, la suspension de l'inamovibilité était une conséquence logique du changement de gouvernement; leur amendement, fortement et brillamment combattu par M. Dupin et M. Villemain, fut repoussé à une grande majorité. Dans l'état d'excitation, de trouble et de défaillance où étaient alors les esprits, cette décision fait honneur aux hommes de 1830. Au vote sur l'ensemble, on compta deux cent cinquante votants: deux cent dix-neuf pour, et trente-trois contre. La Chambre porta aussitôt sa résolution au lieutenant général et en adressa une copie à la Chambre des pairs.
Dans cette dernière assemblée, la discussion, engagée le soir même (7 août), fut plus sommaire encore: l'événement fut le discours de Chateaubriand en faveur du duc de Bordeaux, sorte de pamphlet oratoire, où l'orateur maltraitait plus encore la vieille monarchie à laquelle il demeurait fidèle, que la nouvelle à laquelle il refusait son adhésion. La Chambre des pairs accepta en bloc la résolution des députés, avec cette seule réserve qu'elle déclarait ne pouvoir délibérer sur la disposition annulant les nominations de pairs faites par Charles X, et «s'en rapportait entièrement, sur ce sujet, à la haute prudence du lieutenant général». Au vote, il y eut quatre-vingt-neuf voix pour, dix contre, et quatorze bulletins blancs. Une députation fut chargée de remettre cette résolution au lieutenant général[36].
La journée du 8 août, qui était un dimanche, fut employée par le gouvernement à résoudre diverses questions complémentaires. Il fut décidé que le Roi s'appellerait «roi des Français», et non plus «roi de France». On répudia ces formules antiques: «par la grâce de Dieu, l'an de grâce, de notre pleine puissance, etc., etc.» Il avait paru d'abord naturel que le duc d'Orléans prît le nom de Philippe VII; mais cette façon de se rattacher à la longue lignée de nos rois offensait les susceptibilités bourgeoises de M. Dupin et l'infatuation démocratique de La Fayette; ce dernier «s'opposa à cette dénomination, indigne d'une monarchie républicaine qui ne devait avoir rien de commun avec les prétentions et les oripeaux des anciens rois de France[37]». Alors fut imaginé le nom de Louis-Philippe, et le prince écrivit lui-même à La Fayette, en lui annonçant cette décision: «You have gained your point.» Ainsi, jusque dans les détails les plus inoffensifs, on semblait s'appliquer à marquer une solution de continuité avec le gouvernement précédent. Singuliers monarchistes qui oubliaient qu'une monarchie trouve force et honneur à remonter dans les siècles écoulés, et qu'une royauté sans passé est bien près d'être une royauté sans racine! D'ailleurs, plus on insistait sur le caractère électif du nouveau gouvernement, plus on provoquait les adversaires à discuter les conditions de l'élection et l'autorité des électeurs. Les objections sur ce point paraissaient même si faciles, que quelques personnes s'étaient demandé s'il ne conviendrait pas de provoquer une ratification plébiscitaire dont le succès eût alors été certain. Cet expédient fut écarté par une sorte de probité fière, comme n'étant, suivant la parole du duc de Broglie, que «méchante farce, ridicule simagrée, jonglerie méprisable[38]».
Tout était prêt pour la proclamation de la royauté nouvelle. Elle eut lieu au Palais-Bourbon, le 9 août, devant les deux Chambres réunies. Le duc d'Orléans s'y rendit, accompagné de la duchesse, de ses fils et de ses filles, de Madame Adélaïde, et d'un brillant état-major. Le duc de Bourbon, dernier survivant de la branche de Condé, s'était excusé sur l'état de sa santé, mais avait fait adhésion sans réserve à la monarchie nouvelle[39]. Le lieutenant général ne prit place sur le trône qu'après avoir entendu lecture des déclarations de la Chambre des députés et de la Chambre des pairs, y avoir adhéré et avoir prêté serment à la Charte modifiée. Tout le cérémonial semblait combiné pour marquer le caractère contractuel de la monarchie nouvelle[40]. Il n'était pas jusqu'à la forme peu respectueuse des témoignages de dévouement et d'enthousiasme, aux poignées de main que le prince dut, en quittant la séance, subir de la part des députés et même des gardes nationaux, qui ne fissent sentir l'atteinte portée à la dignité royale.
N'eût-il pas suffi pour s'en rendre compte de considérer la physionomie du palais où Louis-Philippe rentrait aux acclamations populaires? Aux postes, des volontaires déguenillés, les bras nus; leurs camarades assis ou vautrés dans les salles et sur les escaliers, y recevant leurs amis, buvant et jouant, ressemblant moins à une garde qu'aux gens contre lesquels on se fait garder[41]. Plutôt surveillants que défenseurs, nul ne savait qui les avait placés là, ni surtout comment on les ferait sortir[42]. À l'intérieur du palais, aucune police, aucune livrée; entrait qui voulait; la salle du conseil était ouverte à tous les conseillers; la table royale en quelque sorte accessible à tous les convives. Le prince, avec sa noble et brillante famille, passait au milieu de cet étrange chaos, le sourire aux lèvres, la main tendue, et ne paraissait avoir, en place des honneurs ordinairement rendus aux souverains, que l'obligation d'obéir aux caprices de la foule et d'en subir les familiarités, toujours insolentes, alors même qu'elles n'étaient pas hostiles.
Un tel spectacle eût pu être matière à bien des réflexions; il permettait notamment de mesurer tout ce qui restait encore à faire avant de considérer la monarchie comme fondée; mais, sauf le duc de Broglie et quelques autres, bien peu alors s'arrêtent à de telles pensées. La foule chante et danse dans la rue; les maisons se pavoisent et s'illuminent. On est dans cet état d'illusion et d'effusion qui se produit à certaine phase des crises révolutionnaires; sorte de fête étrange qui suit nécessairement les jours d'angoisse et de combat, quand les uns se réjouissent d'avoir triomphé, les autres de n'avoir plus peur, et que, dans le soulagement de se sentir échappés aux périls de la veille, tous se refusent à regarder le péril du lendemain. Par l'effet d'une sorte de mirage, les divisions les plus profondes, et tout à l'heure si visibles, semblent avoir disparu. C'est à croire que l'Hôtel de ville, hier encore menaçant jusqu'à l'émeute, s'est réconcilié, dans le succès commun, avec le Palais-Royal. N'a-t-on pas vu, le soir même où la nouvelle Charte a été apportée au lieutenant général, celui-ci se montrer sur le balcon, donnant le bras d'un côté à M. Laffitte, de l'autre à La Fayette, et n'a-t-on pas entendu le commandant de la garde nationale s'écrier, aux acclamations de la foule, en lui montrant le futur roi: «C'est la meilleure des républiques[43]!»
CHAPITRE II
LE PREMIER MINISTÈRE ET LA QUESTION EXTÉRIEURE
(11 août—2 novembre 1830).
I. Le ministère du 11 août. Le péril extérieur, suite de la révolution. La Sainte-Alliance, dissoute à la fin de la Restauration, se reforme à la nouvelle des événements de Juillet. Attitude belliqueuse des révolutionnaires français. Leurs illusions. La guerre eût été un désastre. Sagesse et décision pacifiques de Louis-Philippe.—II. La monarchie nouvelle cherche à se faire reconnaître. Façon dont elle se présente à l'Europe. L'Angleterre consent à la reconnaissance. Disposition du Czar Nicolas, de M. de Metternich et du roi Frédéric Guillaume III. L'Autriche et la Prusse se décident à la reconnaissance. Dans quelles conditions le Czar et les autres puissances suivent l'exemple donné.—III. Révolution belge. Intérêts contraires de la France et des puissances continentales. Péril de guerre. Comment l'éviter, sans sacrifier l'intérêt français? Le principe de non-intervention, l'entente avec l'Angleterre et la solution remise à la conférence de Londres. La France, renonçant à toute annexion, se borne à poursuivre l'indépendance et la neutralité de la Belgique. Premiers succès de cette politique. Si l'on ne peut faire davantage, la faute en est à la révolution.
I
L'œuvre constitutionnelle est terminée. Si la monarchie y a perdu quelque chose de son autorité et de son prestige, du moins elle occupe la place, et le pays a échappé à l'anarchie républicaine. Mais tout n'est pas fini. Une nouvelle tâche incombe maintenant aux vainqueurs de Juillet: il leur faut gouverner. Le 11 août, le Moniteur fait connaître la composition du ministère. Il comprend à peu près les mêmes personnages qui, sous le nom de commissaires provisoires ou de conseillers intimes, viennent, pendant quelques jours, de diriger les affaires avec le lieutenant général; sitôt après la révolution, le nouveau roi n'a pas osé faire un choix entre ceux qui avaient concouru à lui donner sa couronne, écarter les uns pour se confier exclusivement aux autres. M. Dupont, de l'Eure, reçoit le ministère de la Justice; le comte Molé, les Affaires étrangères; M. Guizot, l'Intérieur; le duc de Broglie, l'Instruction publique, les Cultes et la présidence du Conseil d'état; le baron Louis, les Finances; le général Gérard, la Guerre; le général Sébastiani, la Marine; MM. Laffitte, Casimir Périer, Dupin et Bignon sont ministres sans portefeuille.
Il suffit de lire ces noms pour se convaincre que le ministère n'a rien de l'homogénéité qui était regardée jusqu'alors comme la condition première de tout cabinet. Jamais on n'a vu réunies des opinions plus opposées, des natures plus disparates et plus inconciliables. Impossible, par suite, d'avoir un président du conseil; le Roi s'en réserve à dessein les fonctions. Quant aux quatre ministres sans portefeuille, leur situation est si peu définie, que deux d'entre eux, M. Périer d'abord, M. Laffitte ensuite, cumulent, avec leur titre de ministres, les fonctions de président de la Chambre. Enfin, dans le jeu de la responsabilité ministérielle, quelle peut-être la place de cette connétablie civile et militaire dont continue à être investi La Fayette, en sa qualité de commandant général des gardes nationales: autorité supérieure à celle des ministres, rivale de la couronne, conférée par le «peuple» et seulement confirmée par le gouvernement? Les plus éclairés des hommes de 1830 ne se font pas illusion sur tant d'incorrections; mais ils les croient imposées par les circonstances. Cette combinaison étrange n'est à leurs yeux qu'un expédient approprié au désordre du moment. Pendant que Louis-Philippe s'occupait de former le ministère, le duc de Broglie lui disait: «Le Roi a trop d'expérience des hommes et des affaires pour se flatter d'installer, au lendemain d'une révolution, un ministère sérieux, solide et durable. La révolution va survivre à la victoire; l'état révolutionnaire durera plus que sa cause et son prétexte, j'entends par là cet état où tous les esprits sont aux champs, où tout le monde croit toutes choses possibles et tout de suite, où chacun a sa lubie, sa marotte, sa fantaisie à se passer et son inimitié à satisfaire. Tout ministère, quel qu'il soit, s'use vite dans cette mêlée et se compromet bientôt à l'ingrat métier de dire non.» M. de Broglie concluait en conseillant au Roi «de ne pas se presser de jouer en règle au gouvernement parlementaire[44]». Peut-être avait-il raison; mais n'est-il pas piquant que le premier effet d'une révolution faite pour maintenir le gouvernement parlementaire, soit, comme toujours, de le fausser et d'en suspendre momentanément l'application?
Avant toute autre, une question s'imposait alors, redoutable et pressante, sur laquelle on n'avait pas, pour ainsi dire, le temps d'hésiter ni de se tromper, où des erreurs, si courtes fussent-elles, où de simples retards eussent pu devenir mortels pour la France elle-même: c'était la question étrangère. Impossible de renvoyer au lendemain la décision à prendre, de laisser les événements dégager la solution, d'attendre que la réaction naquît de l'excès du mal. Dès le premier jour, le nouveau gouvernement était obligé de prendre parti et d'agir.
Pour qui réfléchissait, le péril extérieur était la suite prévue de la révolution. Au plus vif de la lutte contre le ministère Polignac, le Journal des Débats, qui appartenait à l'opposition, avait adressé à ses alliés de gauche ce grave avertissement: «Une révolution replacerait la France dans la situation où elle s'était trouvée pendant les Cent-Jours.» Quand, le 30 juillet 1830, M. Thiers s'était rendu à Neuilly, pour obtenir le concours du duc d'Orléans, quelle avait été la principale, l'unique objection de madame Adélaïde, dont l'affection fraternelle était cependant si hardiment ambitieuse? Elle avait exprimé la crainte que ce changement ne mît de nouveau la France en face d'une coalition européenne; il n'avait pas fallu moins que toutes les ressources de M. Thiers, aidées encore par les secrètes complaisances de la princesse, pour déterminer celle-ci à passer outre.
Nul n'ignore comment la coalition des divers États de l'Europe contre la France révolutionnaire et conquérante, plusieurs fois ébauchée depuis 1792, avait été définitivement scellée, en 1814, par le traité de Chaumont. Le gouvernement de la Restauration était déjà parvenu à dissoudre cette coalition au congrès de Vienne, quand la criminelle folie des Cent-Jours la reforma, plus étroite et plus irritée que jamais. Et cependant, même après Waterloo, dans ces traités de 1815, alors si détestés, regrettés aujourd'hui, à côté des sacrifices rendus nécessaires par l'étendue de notre défaite et aussi par l'abus de nos victoires, que de pertes évitées, grâce au crédit de la royauté légitime! Les plus avides et les plus haineux de nos vainqueurs, les Prussiens, se voyaient, à leur grande colère, déçus dans leurs rêves de spoliation. La constitution nouvelle de l'Europe centrale nous apportait des garanties inattendues, et, à considérer notamment l'organisation de la Confédération germanique, on pouvait croire que la victoire avait surtout été remportée contre cette Allemagne unitaire, dont les ambitions redoutables, éveillées en 1813, un moment sur le point d'être réalisées, se trouvaient ainsi ajournées à un demi-siècle[45]. Le gouvernement de Louis XVIII sut tirer parti de cette situation, avec une dignité patriotique et une heureuse habileté qui ne sauraient être trop louées. Bientôt le duc de Richelieu obtenait, de l'estime et de la confiance de l'Europe, la libération anticipée du territoire. Quelques années plus tard, la guerre d'Espagne montrait à ceux qui en doutaient au dehors et même au dedans que la France avait retrouvé une armée. Dès lors, au lieu d'être des vaincus et des suspects, en face d'adversaires unis par le ressentiment et l'inquiétude, nous avions repris notre place au milieu des puissances de nouveau divisées. «À partir de 1826, a écrit plus tard M. de Metternich, la Sainte-Alliance ne fut plus, à vrai dire, qu'un vain mot[46].» Libres de choisir nos alliances entre des propositions diverses, nous n'étions à la merci de personne. Les autres monarchies avaient pris plus ou moins philosophiquement leur parti de voir la maison de France suivre au dehors sa politique traditionnelle, politique qui tendait sans doute à développer notre influence, et même à reculer nos frontières, mais qui du moins ne révolutionnait pas tout l'ordre européen, et ne menaçait pas les principes mêmes sur lesquels reposaient l'équilibre des puissances et leur organisation intérieure. Il nous était donc permis de songer sans témérité à un agrandissement territorial. La Russie, alors en froid avec l'Autriche, nous y engageait[47]. Ce n'eût pas été vers le Rhin: de ce côté, nous nous serions heurtés à l'intérêt contraire de la Prusse, qui devait être associée à notre plan et sans laquelle rien n'était possible; mais le même obstacle n'eût pas empêché l'annexion de la Belgique catholique et libérale, impatiente du joug hollandais, et non encore préparée à se déclarer indépendante. Une occasion s'était présentée, en 1828 et 1829, lors de la guerre de la Russie contre la Turquie: si nos crises intérieures ne nous avaient pas permis d'en profiter, le fond des choses demeurait, et cette occasion devait revenir tôt ou tard. M. de Polignac en avait l'instinct; dans ses rêves de remaniement européen, pastiche peu sérieux du «grand dessein» de Henri IV, il avait une intuition plus ou moins confuse des entreprises qu'un homme d'État français eût pu alors tenter au dehors. Situation incomparable que, depuis cette époque, notre pays n'a plus connue, sauf peut-être en 1856, après la guerre de Crimée!
Du jour au lendemain, avec la révolution de 1830, tous ces avantages disparaissent; à la place, renaissent, chez les puissances, les ressentiments et les défiances que la Restauration avait travaillé et réussi à effacer[48]. Faut-il en être surpris? Si les petites insurrections de 1820, en Italie ou en Espagne, avaient suffi pour ranimer la Sainte-Alliance, que ne doit-on pas attendre d'une révolution bien autrement profonde, menaçante, et dont la force contagieuse se révèle, dès le premier jour, sur tous les points de l'Europe, par tant de tressaillements et de contre-coups[49]? Gouvernements et peuples interprètent les événements de Paris comme une reprise du mouvement révolutionnaire et conquérant, arrêté en 1815 par la coalition. Aussitôt on voit les puissances continentales se concerter et se préparer. La Russie, qui depuis plusieurs années s'était éloignée de l'Autriche, se rapproche d'elle. Le 27 juillet, à l'heure même où la révolution commençait à Paris, M. de Metternich, qui n'en savait encore rien, s'était rencontré à Carlsbad avec son ami le comte de Nesselrode, ministre des affaires étrangères de Russie; il ne l'avait pas vu depuis 1823. Le chancelier d'Autriche avait saisi cette occasion de récriminer contre la conduite du gouvernement de Saint-Pétersbourg, de se plaindre qu'il n'y eût plus, même «en apparence, le moindre point de contact, en ce qui concerne l'attitude respective des deux cours». Récriminations et plaintes n'avaient eu aucun succès[50]. Peu de jours après, arrive la nouvelle des événements de Paris. M. de Metternich retourne aussitôt, le 6 août, auprès du ministre russe, qu'il trouve tout changé et disposé à entrer dans ses vues[51]. Il en profite pour fixer sur un morceau de papier les bases de l'entente à rétablir entre les grandes puissances, et les précautions à prendre en commun contre la France. Cette ébauche de convention, à laquelle la Prusse adhéra quelques jours après, devait s'appeler, dans le monde diplomatique, le «chiffon de Carlsbad»[52]. Au premier moment, presque tous les hommes d'État étrangers, qu'ils désirent ou redoutent la guerre, la croient inévitable. Telle est, en Allemagne surtout, la préoccupation universelle. Bunsen et son ami le prince royal de Prusse échangent leurs sombres prévisions; Niebuhr ressent une telle émotion que sa fin en est hâtée[53]. Aussi, deux ans plus tard, le danger passé, M. Guizot confessera-t-il, à la tribune de la Chambre, «que la révolution de Juillet avait paru d'abord confirmer le fait redoutable de la Sainte-Alliance, resserrer tous les liens de la coalition européenne contre la France», et le duc de Broglie, ayant occasion, en 1835, de rappeler les événements de 1830, écrira à M. Bresson: «L'effroi avait coalisé tous les cabinets;... la ligue s'était formée tacitement, involontairement, spontanément, dès le premier jour, par le seul fait de l'identité des intérêts et de la communauté des appréhensions[54].»
En face de l'Europe déjà si alarmée et si menaçante, quand, à la seule nouvelle de la révolution, la coalition se reforme, rassemble ses armées et tire à demi son épée du fourreau, que font en France les hommes du «mouvement», ceux qui ont alors le verbe le plus haut et prétendent avoir seuls qualité pour parler au nom du régime nouveau? Ils choisissent ce moment pour crier bien fort que le soulèvement de 1830 est en effet dirigé contre les traités de 1815 autant que contre les ordonnances de Juillet, que le drapeau tricolore signifie avant tout revanche de Waterloo, et qu'il y a connexité, en quelque sorte synonymie, entre révolution au dedans et guerre au dehors. Chaque peuple leur apparaît comme un esclave qu'il est de leur devoir d'aller délivrer. Dans l'entrevue que Godefroy Cavaignac et ses amis ont avec le duc d'Orléans, le soir du 31 juillet, quel est le premier mot de celui qui parle en leur nom, de M. Boinvilliers? «En supposant que vous deveniez roi, dit-il au prince, quelle est votre opinion sur les traités de 1815? Ce n'est pas une révolution libérale, prenez-y garde, que celle qui s'est faite dans la rue, c'est une révolution nationale. La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser Paris vers le Rhin que sur Saint-Cloud.» Peu de jours après, M. Duvergier de Hauranne rencontrait, dans l'antichambre de M. Guizot, un des rédacteurs du National, M. Viardot. «—Que venez-vous demander, lui dit-il, une préfecture?—Non, je ne viens rien demander; je viens offrir.—Offrir, quoi donc?—La couronne d'Espagne au duc de Nemours.—Et de quelle part?—De la part de l'Espagne, représentée par les réfugiés espagnols[55].» C'est encore M. Guizot qui, à la même époque, recevait d'un des agitateurs ce programme impérieusement formulé: «Qu'on marche hardiment vers le Rhin; qu'on y porte la frontière et qu'on y continue la guerre par le mouvement national; qu'on l'entretienne par ce qui l'a provoqué. Ce sera parler à l'Europe, l'avertir, l'entraîner.» Ces folies provocantes se débitaient ouvertement dans la presse ou dans le parlement, sans souci de l'effet détestable qu'elles produisaient au dehors. Un an plus tard, M. Thiers, rappelant ces imprudences, écrivait: «Les puissances ne nous aimaient pas, car, en vérité, il faut le dire, nous n'avons pas débuté avec elles de façon à nous faire aimer; le langage de nos journaux et de notre tribune n'était pas de nature à nous les concilier[56].»
Sur ce point, comme sur tant d'autres, les hommes de gauche subissaient les conséquences des fautes qu'ils avaient commises dans l'opposition, avant 1830. La question étrangère avait tenu alors une grande place dans leurs polémiques. Ils s'étaient piqués de pousser à l'extrême les susceptibilités et les exigences nationales, plus jaloux encore de se dire «patriotes» que de se proclamer «libéraux». Nul n'avait ressenti ou feint de ressentir plus douloureusement les humiliations de 1814 et de 1815; nul n'avait eu plus présente cette amertume de la défaite, que ravivaient sans cesse les souvenirs soigneusement entretenus de la légende impériale et révolutionnaire; nul n'avait davantage parlé de revanche et soupiré plus passionnément après le jour où la France sortirait du «sépulcre de Waterloo», où elle déchirerait le «linceul» du drapeau blanc, où elle romprait cette «paix honteuse» que le général Lamarque avait appelée une «halte dans la boue», et où elle retrouverait «ses frontières[57]». Toute cette émotion, sincère ou calculée, s'était tournée en haine implacable contre le gouvernement que les «patriotes» prétendaient avoir été rétabli et imposé par l'étranger, et dont, à les entendre, la complicité perfide ou lâche nous avait seule condamnés à subir la honte des traités de 1815. Dès lors, le jour où ils renversaient ce gouvernement et où ils s'emparaient du pouvoir, n'étaient-ils pas tenus à faire passer dans la réalité toutes ces déclamations d'opposition, à prendre la revanche dont ils avaient tant parlé, à effacer l'humiliation proclamée naguère si intolérable? Comment comprendre et surtout avouer que le premier résultat de la chute des Bourbons était de rendre au dehors l'humiliation plus réelle et la revanche impossible?
D'ailleurs, le coup de théâtre de la révolution de 1830 avait réveillé en France ce besoin d'événements soudains, immenses, extraordinaires, sorte de maladie morale dont l'origine remontait à la république et à l'empire. Le sens exact des difficultés se perdait dans le trouble et l'ivresse de ces journées. Plus d'un «combattant de Juillet» se figurait volontiers que, sur les barricades, il avait vaincu l'Europe en même temps que les soldats de Charles X. Trois jours, disait-on, avaient suffi pour donner une secousse dont tout le vieux monde s'était ressenti: encore un effort, et il s'écroulerait. On voyait déjà la nation sortant par toutes ses frontières, envahissant les pays voisins, au chant de la Marseillaise, et aussitôt, comme par enchantement, l'«Europe-peuple» tendant les mains à son libérateur pour devenir son «camarade de combat[58]». Ne se flattait-on pas que cette «Europe-peuple» pleurait le temps où elle avait été soumise à notre administration républicaine ou impériale? Des résistances possibles, nul souci. Il était de langage courant, chez tous les déclamateurs de presse et de tribune, qu'on pouvait mettre en ligne quinze cent mille gardes nationaux, que des armées improvisées de patriotes auraient facilement raison des «hordes prétoriennes», que l'«énergie» d'un gouvernement révolutionnaire était invincible, et que notre pays, à lui seul, était capable de tenir tête au monde, du moment où il ne serait plus «trahi», comme en 1814 et en 1815! Étrange état d'esprit, où se mêlaient la légende des volontaires de 92, les ressentiments du grognard de 1815 et la gloriole du garde national de 1830[59].
La vérité était qu'alors, par l'effet même de la révolution, la France était moins que jamais en état de faire la guerre. Le trésor était vide, le crédit national gravement atteint; les impôts, qui rentraient mal, ne suffisaient pas aux dépenses courantes[60]. De l'armée peu considérable entretenue par la Restauration, la meilleure part, en hommes et matériel, était absorbée par l'occupation de la Morée et surtout par l'expédition d'Alger: le reste était affaibli par le changement en masse de presque tous les généraux et même des colonels, diminué par les très-nombreuses démissions d'officiers, par le licenciement de la garde royale et des régiments suisses[61]. D'après le général Bugeaud, on n'aurait pas pu mettre en ligne quarante mille hommes[62]. «Savez-vous combien nous avions de troupes en 1830? disait, deux ans plus tard, Louis-Philippe, dans une conversation avec MM. Odilon Barrot, Arago et Laffitte; nous avions alors soixante-dix-huit mille hommes, en comptant l'armée d'Alger; soixante-dix-huit mille hommes, pas davantage[63].» La révolution avait porté à la consistance morale de cette armée si réduite, une atteinte bien plus grave encore, en sollicitant sa défection, en punissant sa fidélité, en l'humiliant devant les triomphateurs des barricades, en la traitant comme une vaincue et une suspecte, en encourageant les inférieurs à dénoncer leurs chefs, en fomentant dans les régiments l'esprit d'indiscipline et de révolte[64]. On avait vu les soldats élire eux-mêmes des officiers en remplacement des démissionnaires, et le ministre de la guerre avait été assez faible pour ratifier ces choix. En un mot, au lendemain des journées de Juillet, la France n'avait plus ni finances ni armée.
Quant à l'explosion révolutionnaire sur laquelle les patriotes paraissaient compter pour suppléer à tout, elle se fût certainement produite, mais notre pays eût été le premier à en subir les conséquences. Tout aurait été de nouveau bouleversé, perverti, ensanglanté, dans cette malheureuse France, sans même qu'elle y gagnât quelque chose de cette énergie sauvage qui animait contre l'étranger les hommes de 1792. En 1830, les cris de guerre, si bruyants qu'ils fussent, n'étaient qu'un tapage superficiel et restreint. On l'eût bien vu, s'il avait fallu passer des phrases aux actes. À mesure qu'elle s'enrichissait, la nation était plus pacifique, moins portée aux chimères généreuses. Ce paysan devenu propriétaire par le morcellement des héritages, cet artisan devenu capitaliste grâce au développement du commerce et de l'industrie, on n'aurait pas pu, suivant la fine observation du prince Albert de Broglie, les décider «à partir de nouveau, pieds nus et le sac au dos, pour faire le tour du monde». C'était folie de jeunesse qui ne convenait plus à leur situation et à leur âge! Vainement leur eût-on réédité toutes les déclamations du patriotisme révolutionnaire, ils se seraient «reculés d'un air froid, répondant, avec le bon sens et le langage un peu cru, ordinaires aux honnêtes gens qui ont fait fortune: Chacun pour soi, chacun chez soi.»
Est-il besoin de dire que les «patriotes» de gauche ne se faisaient pas moins illusion sur l'état des esprits hors de nos frontières? Les peuples, plus sensibles à nos menaces de conquête qu'à nos promesses d'affranchissement, eussent secondé leurs gouvernements avec la même passion qu'autrefois; surtout en Allemagne, où fermentaient encore, à l'insu de notre frivolité bienveillante, les vieilles haines de 1813. Il fallait cette ignorance présomptueuse, habituelle au journaliste parisien dans les questions étrangères, pour compter, comme le National, «la sympathie secrète ou avouée de l'Allemagne» parmi les forces sur lesquelles pouvait s'appuyer la France révolutionnaire[65]. Tout belliqueux qu'il fût alors, M. Quinet était plus clairvoyant, quand il montrait, derrière les agitations populaires d'outre-Rhin, les rancunes et les appétits qui voulaient consommer «le meurtre du vieux royaume de France[66]».
Il était donc bien vrai que, suivant la parole de M. Casimir Périer, nous aurions «retrouvé les peuples et les gouvernements d'accord pour repousser, en 1830, ainsi qu'en 1813, la propagande comme la conquête». Dès lors, n'était-ce pas sûrement, pour la France, la défaite au dehors venant se joindre à la révolution du dedans? Ce n'est pas à la génération actuelle qu'il est besoin de rappeler ce que peuvent coûter à notre pays de pareilles coïncidences. Quelques mois plus tard, le plus vigoureux de nos officiers généraux écrivait, en parlant des «imprudents bavards» qui avaient tout fait pour nous brouiller avec les puissances: «Qu'ils rendent grâce au gouvernement de ne les avoir pas écoutés; à l'heure qu'il est, ils ne bavarderaient plus: les armées d'Allemagne seraient à Paris; on n'arrête pas quatre ou cinq cent mille hommes de bonnes troupes avec des rassemblements tumultueux; plus ceux-ci sont nombreux, et mieux ils sont battus[67].»
Rarement la nation avait couru un si grand danger. Que, dans le trouble et l'exaltation de ces premiers jours, le gouvernement se laissât aller un moment à l'éblouissement du drapeau tricolore, à l'étourdissement de la Marseillaise, et tout était perdu. La France éprouva alors de quel avantage il était pour elle de posséder une monarchie, même altérée et diminuée par l'effet d'une révolution encore toute récente. Le ministère, de lui-même, se fût sans doute montré, sur cette question, aussi faible et incohérent que nous le verrons dans la politique intérieure; et, toutes choses allant à la dérive, la guerre n'eût pu être évitée. Mais le Roi était là. Par bonheur on était tombé sur un prince qui, avec beaucoup des vertus de l'homme privé, possédait à un degré éminent plusieurs des qualités du politique: esprit abondant et fin; clairvoyance naturelle encore accrue par l'expérience d'une vie souvent difficile et par le maniement des hommes de toute classe; patiente souplesse; modération adroite; courage froid et réfléchi, et, par-dessus tout, cette connaissance de l'Europe, plus naturelle aux personnages de naissance et d'éducation royales qu'aux parvenus des couches démocratiques. Aussi Louis-Philippe avait-il tout de suite discerné l'effroyable péril de la coalition. Il jugea que c'était à lui d'intervenir pour épargner de tels désastres à son pays, et il le fit avec habileté et décision.
Il devait à son éducation un sentiment élevé et profond des maux de la guerre et du bienfait de la paix. Il y apportait même, comme en tout ce qui touchait au respect de la vie humaine, une sorte de «sensibilité», qui était la marque du dix-huitième siècle, et rappelait parfois l'élève de madame de Genlis[68]. Cette prédilection pour la paix, née dans les illusions philanthropiques de sa jeunesse, n'avait pu qu'être confirmée encore par la prudence un peu désabusée et sceptique de sa vieillesse. Froidement courageux en ce qui le touchait personnellement, ce prince était, comme chef d'État, moins sujet que personne à la tentation des aventures téméraires et des folies héroïques. Quelques-uns l'ont accusé, à ce propos, d'être trop timide et terre à terre. Par une contradiction étrange, les mêmes qui voulaient à l'intérieur un roi bourgeois, se plaignaient de n'avoir pas au dehors un roi chevalier. Quoi qu'il en fût, il était alors plus difficile de résister que de céder au mouvement belliqueux; il fallait plus de courage et de hardiesse à une monarchie encore mal assise, pour se mettre en travers des préjugés et des entraînements du patriotisme égaré, que pour jouer son va-tout sur les champs de bataille. Aussi ne peut-on trop louer Louis-Philippe de sa décision pacifique, au milieu de la France agitée et en face de l'Europe inquiète. Il était encore lieutenant général, qu'ouvrant, le 3 août, la session des Chambres, il formulait ainsi le programme extérieur du nouveau gouvernement: «La France montrera à l'Europe qu'uniquement occupée de sa prospérité intérieure, elle chérit la paix aussi bien que les libertés, et ne veut que le bonheur et le repos de ses voisins.»
II
Une première tâche s'imposait tout d'abord à la diplomatie du gouvernement de 1830: celui-ci, suivant l'expression d'un de ses amis, ne pouvait pas «rester au cœur de l'Europe comme une aventure à la Mazaniello»; il devait se faire agréer et «reconnaître» par les autres puissances. Aussi, dès le début, s'efforça-t-il de les y disposer par les assurances les plus pacifiques. Avec quel soin, répudiant les préjugés qui régnaient autour de lui, il tâchait de dissimuler au dehors cette face populaire qu'il se croyait obligé de montrer au dedans! Ce qui s'appelait une «heureuse et glorieuse révolution» dans les proclamations destinées aux Français, devenait, dans les lettres aux souverains étrangers, une «catastrophe qu'on aurait voulu prévenir[69]». La nouvelle monarchie se présentait à l'Europe, moins comme le produit et le complément que comme le frein et le correctif de cette révolution, comme une garantie contre les périls qui pouvaient en résulter; ce qui faisait dire au National, fort irrité: «On ne notifie pas aux cabinets étrangers l'avénement de Louis-Philippe», mais «on se met à genoux» devant eux, et «on leur demande grâce pour la liberté grande que la France a prise de renvoyer ses princes légitimes». À l'heure où il était réduit à subir, dans son palais, une garde composée d'ouvriers en carmagnole, à chanter la Marseillaise sur son balcon, à embrasser La Fayette et à prendre M. Dupont de l'Eure pour garde des sceaux, le Roi se préoccupait, à l'extérieur, de donner des gages de bonne tenue, de faire figure de gouvernement bien né; il confiait la direction des affaires étrangères à un homme de grand nom, ancien ministre de la Restauration, nullement engagé dans le mouvement démocratique, au comte Molé; par une initiative toute personnelle[70] et plus significative encore, il envoyait comme ambassadeur à Londres le prince de Talleyrand, ce personnage étrange, ce grand seigneur et cet évêque d'ancien régime qui, après avoir successivement joué les premiers rôles de la révolution, de l'empire et de la Restauration, venait, à soixante-seize ans, présenter à l'Europe la monarchie qu'il avait contribué à faire sortir d'une insurrection victorieuse. Charger ainsi l'ancien plénipotentiaire de Louis XVIII au congrès de Vienne de personnifier en quelque sorte le gouvernement de 1830 auprès des chancelleries d'Europe, n'était pas sans quelque hardiesse, au moment où les esprits étaient si montés contre les traités de 1815. Certains ministres n'acceptèrent ce choix qu'avec peine: «C'était beaucoup, dit le duc de Broglie, pour la fatuité populaire de M. Laffitte, pour la rusticité gourmée de M. Dupont de l'Eure, pour les souliers ferrés de M. Dupin, beaucoup pour la plèbe arrogante et vulgaire qui croyait disposer de nous et n'avait pas tout à fait tort[71].» Ces mécontents pouvaient d'ailleurs facilement s'apercevoir que l'autorité de l'ambassadeur était bien supérieure à son titre; que, depuis le premier jour, il dirigeait en réalité toute la diplomatie du nouveau règne, et que si on l'avait envoyé à Londres au lieu de le mettre au ministère des Affaires étrangères, c'était seulement pour qu'il ne fût pas à portée de certaines attaques. M. Molé lui-même ne se voyait pas sans quelque ombrage un collaborateur si considérable et si indépendant. Mais le Roi, par sa fermeté adroite, triompha de toutes les préventions, et le bon effet produit en Europe par ce choix, notamment la satisfaction des «papiers anglais» qu'il lisait plus attentivement que les journaux de Paris, lui prouvèrent qu'il ne s'était pas trompé.
Il importait d'autant plus de contenter l'Angleterre, qu'alors son attitude était de nature à diminuer les difficultés que rencontrait la reconnaissance du gouvernement français en Europe. Sans doute, le ministère tory avait été, au premier moment, quelque peu offusqué des événements de Paris: le duc de Wellington, interrogé sur le parti qu'il prendrait: «D'abord un long silence, avait-il répondu; puis nous nous concerterons avec nos alliés pour parler.» Mais la révolution était applaudie par l'opinion populaire de Londres et des grandes villes: l'éloge des vainqueurs de Juillet était à l'ordre du jour dans les meetings; la Revue d'Édimbourg, organe des whigs, publiait un article enthousiaste où elle proclamait que «la liberté anglaise avait triomphé sur le champ de bataille de Paris». Le cabinet, ébranlé par le mouvement de la réforme parlementaire, était obligé de tenir compte de ces dispositions de l'esprit public. De plus, si le renversement de Charles X blessait les tories dans leurs principes, il flattait les ressentiments qu'avait éveillés chez eux la politique extérieure de la Restauration. L'Angleterre ne s'était-elle pas sentie naguère menacée d'isolement, par le rapprochement de la France avec les puissances continentales? N'avait-elle pas été surtout indisposée et effrayée par les projets d'alliance franco-russe? Tout récemment, l'expédition d'Alger ne venait-elle pas de raviver ces vieilles jalousies britanniques que déjà, plusieurs années auparavant, la guerre d'Espagne avait irritées? Les hommes d'État d'outre-Manche en voulaient même particulièrement à M. de Polignac, sur lequel, pendant son ambassade à Londres, ils s'étaient imaginé avoir mis la main. La révolution, si déplaisante qu'elle leur parût à d'autres égards, leur offrait donc cette compensation qu'elle frappait un gouvernement dont ils croyaient avoir à se plaindre, et qu'elle empêchait la France de reprendre, au moins avant longtemps, la politique qui les avait inquiétés. Par ces raisons, le cabinet anglais, sans se séparer de la Sainte-Alliance, tacitement et spontanément reformée[72], se trouvait préparé à accueillir les ouvertures qui lui étaient faites de Paris, et à donner aux autres puissances le signal de reconnaître Louis-Philippe. Le duc de Wellington constatait sans doute que la révolution de Juillet était une violation des traités de Vienne et «ouvrait un casus fœderis», mais il ajoutait que Charles X «s'était exposé à son malheur, et que ce serait une folie de prendre les armes pour le remettre sur le trône[73]». Dès le 20 août, lord Aberdeen avertissait M. de Metternich qu'il garderait la neutralité aussi longtemps que le nouveau gouvernement serait sage[74]. Le langage tenu alors à la France par le ministère anglais pouvait se résumer ainsi: «Nous ne vous aimons pas, cependant nous ne vous ferons pas la guerre; nous vous reconnaîtrons, mais nous vous observerons[75].» Le 31 août, l'ambassadeur britannique, lord Stuart de Rothsau, remettait ses lettres de créance, et, le 20 septembre, M. de Talleyrand pouvait s'embarquer pour Londres.
Les dispositions étaient moins favorables chez les trois grandes puissances continentales. Aucune d'elles ne voulut répondre à la demande de reconnaissance sans s'être concertée avec les deux autres, marquant ainsi que la Sainte-Alliance s'était reconstituée en face de la France, redevenue suspecte. Le czar Nicolas tenait alors une place considérable en Europe. Offensé dans le rôle qu'il s'était attribué de protecteur suprême des principes d'autorité et de légitimité, blessé dans son attachement personnel à la branche aînée des Bourbons, troublé dans les calculs d'une politique qui avait cru pouvoir compter sur l'alliance française, tout était de nature à lui faire considérer avec un ressentiment indigné la révolution de Juillet, avec une dédaigneuse animosité la royauté bourgeoise et parlementaire qui en était issue. À entendre les premières paroles qu'il avait prononcées, non sans un fracas voulu, on avait pu le croire résolu à ne jamais reconnaître Louis-Philippe et à peser sur ses alliés de Vienne et de Berlin pour qu'ils imitassent son refus. Un moment même, il parut sur le point de donner le signal d'une sorte de croisade contre la France. Mais, dans les cours d'Autriche et de Prusse, avec les mêmes principes et les mêmes répugnances, il y avait plus de prudence et moins de passion.
M. de Metternich, qui depuis longues années gouvernait l'Autriche, ou du moins la diplomatie autrichienne, était aussi dévoué que Nicolas aux principes de la Sainte-Alliance, plus dévoué même, car avant 1830 il avait souvent eu occasion de reprocher à la Russie ses infidélités, et c'est lui qui, à la nouvelle des événements de Juillet, avait parlé le premier de revenir à l'action commune des puissances continentales. Sa répulsion pour l'esprit de propagande et de conquête, auquel la coalition avait voulu faire obstacle, était celle d'un témoin épouvanté de la révolution française et d'un vaincu de Napoléon; de cette répulsion, il s'était fait un dogme absolu: c'était sa raison d'être. Il avait trouvé la Restauration trop libérale[76], à plus forte raison la monarchie de Juillet; il ressentait d'ailleurs pour nos gouvernements improvisés et précaires, pour leurs agents, parvenus éphémères d'une politique si mobile, la méfiance et le dédain d'un ministre qui comptait déjà plus de vingt années de pouvoir continu[77]. Mettant son amour-propre à ne pas être dupe de ce qu'il appelait les sophismes démocratiques et les chimères libérales, d'une confiance en soi qui allait jusqu'à la naïveté[78], se plaisant à afficher, avec une sérénité supérieure aux entraînements du jour, le goût de l'immobilité, il prenait volontiers le rôle d'une sorte de Cassandre, chargée de dénoncer aux gouvernements les progrès de la révolution. Assez découragé, du reste, au fond, sur le résultat dernier de la lutte qu'il avait ainsi entreprise. «Ma pensée la plus secrète, disait-il à M. de Nesselrode, le 1er septembre 1830, est que la vieille Europe est au commencement de la fin. Décidé à périr avec elle, je saurai faire mon devoir, et ce mot n'est pas seulement le mien, c'est également celui de l'Empereur. La nouvelle Europe n'est, d'un autre côté, pas encore à son commencement: entre la fin et le commencement, se trouvera un chaos[79].» C'est le sentiment du péril que cette révolution faisait courir à l'Europe et en particulier à l'édifice, par certains côtés, fragile et mal lié, de la monarchie autrichienne, qui lui faisait tant désirer, malgré des divergences politiques, une union étroite avec la Russie. Toutefois, s'il avait une haute idée des forces du Czar, il se méfiait de ses incartades; et s'il était décidé à ne jamais se séparer de lui, il ne renonçait pas à le contenir. Esprit sagace, bien que souvent un peu fermé, devenu supérieur par la longue pratique des grandes affaires de l'Europe; beaucoup moins absolu dans sa conduite que dans ses programmes; ne se refusant pas, en dépit de ses thèses orgueilleuses, à démêler ce qui était possible; ayant vu passer trop d'hommes et trop d'événements pour être facilement effaré, se piquant d'assister à tout avec un sang-froid et même une impassibilité qui en imposaient et n'étaient pas la moindre raison de son prestige; mettant parfois une sorte de coquetterie à démentir la réputation qu'on lui faisait, à faire montre d'un esprit calme, impartial et libre, plein de bonne grâce, et à paraître capable de comprendre, d'admettre, s'il était nécessaire, les changements qu'il regrettait[80]; par-dessus tout, prudent, timide même, volontiers temporisateur quand il fallait agir, M. de Metternich n'était pas disposé à se jeter tête baissée et les yeux fermés dans l'aventure où voulait l'entraîner la colère du Czar. D'ailleurs, cette révolution de 1830, qui répugnait à ses principes, aidait du moins par un côté sa politique. Plus peut-être encore que le gouvernement anglais, il avait redouté, sous la Restauration, l'alliance franco-russe. Les journées de Juillet l'avaient sur ce point pleinement rassuré. De là, avec beaucoup de méfiance et quelque dédain, une sorte de complaisance pour cette monarchie nouvelle qu'un abîme séparait de la Russie, qui était contrainte à ménager l'Autriche, et dont la seule apparition avait raffermi entre Saint-Pétersbourg et Vienne l'alliance de 1813, naguère en péril.
Le vieux roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, était, lui aussi, attaché aux principes de la monarchie absolue et aux traditions de la Sainte-Alliance; il ne refusait jamais son concours à M. de Metternich, quand il s'agissait de conjurer, en Allemagne et au dehors, «l'esprit subversif de nouveautés[81]». N'est-ce pas lui qui devait par son testament recommander à son successeur de ne jamais rompre avec le Czar ou avec l'empereur d'Autriche? Mais, sensé, honnête, répugnant aux violences, las des longues et rudes épreuves de sa vie, après avoir connu Iéna et Waterloo, après avoir vu Napoléon à Berlin et s'être vu lui-même à Paris, il désirait surtout le repos. Il n'écoutait pas les hobereaux ou les officiers qui brûlaient de reprendre la croisade de 1813, et il se sentait plus porté à suivre les conseils de modération que lui donnaient les hommes éminents de la Prusse, Niebuhr, Stein et Humboldt. Aussi est-ce peut-être sur ce point du continent que la monarchie de Juillet rencontra alors les dispositions les moins hostiles.
Les gouvernements d'Autriche et de Prusse empêchèrent tout d'abord que rien ne fût brusqué. C'était beaucoup pour le maintien de la paix. Ce répit permit à Louis-Philippe d'atténuer les préventions dont il était l'objet. Ses protestations si nettement pacifiques et conservatrices, celles que faisaient ses envoyés, ne pouvaient pas ne pas produire quelque impression sur les cours de Vienne et de Berlin[82]. L'inquiétude n'y disparaissait pas complétement: M. de Metternich et Frédéric-Guillaume III doutaient, sinon de la sincérité du Roi, du moins de sa force; mais, pour le moment, ils lui tenaient compte de ses bonnes intentions; et tout en déclarant bien haut que la moindre prétention de toucher aux traités de 1815, que la moindre tentative de propagande révolutionnaire amèneraient aussitôt la guerre, ils ne se refusèrent pas à suivre l'exemple de l'Angleterre et à reconnaître la monarchie nouvelle[83]. Ils le firent en termes à peu près identiques, et presque simultanément. À cette occasion, M. de Metternich exposa très-nettement à l'envoyé du roi des Français, le général Belliard, les sentiments dans lesquels son gouvernement consentait à faire cette reconnaissance. «L'Empereur, disait-il, abhorrait ce qui venait de se passer en France»; «les épithètes de fausse et de périlleuse» ne lui paraissaient «caractériser qu'imparfaitement la situation de la monarchie nouvelle»; il estimait que «l'ordre de choses actuel ne pouvait pas durer»; mais, en même temps, il comptait que l'instinct de conservation amènerait le Roi et ses ministres à «se placer sur une ligne d'action qui leur deviendrait commune avec tous les gouvernements de l'Europe». «C'est cette conviction, ajoutait le chancelier, qui, aux yeux de l'Empereur, peut uniquement excuser le parti qu'il vient de prendre. Il est des temps et des circonstances où le bien réel est impossible; alors la sagesse veut que les gouvernements, comme les hommes, s'attachent à ce qui est le moindre des maux. L'Empereur, en prenant le parti que vous le voyez suivre, a consulté cette règle; il ne voit, derrière le fantôme d'un gouvernement en France, que l'anarchie la plus caractérisée. Sa Majesté Impériale n'a pas voulu avoir à se reprocher d'avoir favorisé l'anarchie. Que votre gouvernement se soutienne; qu'il avance sur une ligne pratique, nous ne demandons pas mieux. Ce que nous avons pu faire pour lui, nous l'avons fait; nous n'avons plus d'autre devoir à remplir envers nous-mêmes et envers l'Europe, que celui de surveiller les écarts auxquels il aurait le malheur, ou de se livrer, ou de se laisser entraîner. Jamais nous ne souffrirons d'empiètements de sa part. Il nous trouvera, nous et l'Europe, partout où il exercerait un système de propagande.» Le général Belliard accepta toutes ces déclarations. C'est ainsi, déclara-t-il, que le gouvernement français avait compris, dès le premier jour, l'«attitude morale» de l'Autriche: «Dites-vous bien, ajoutait-il, qu'il ne veut autre chose que se conserver, et que, pour cela, il devra prendre une assiette que, dès sa naissance, il n'a pas pu avoir. Il triomphera des obstacles, car il les connaît... Fiez-vous à nos efforts, ils seront tous dirigés contre l'anarchie. Nous ne la voulons pas pour nous, et tout aussi peu dans d'autres pays; cette anarchie nous écraserait, en nous livrant à la merci de nos ennemis de l'intérieur.»—«Je ne doute pas de la volonté de votre gouvernement, répliqua M. de Metternich; je doute de ses facultés[84].» Aussi, au moment même où l'Empereur reconnaissait Louis-Philippe, le chancelier d'Autriche multipliait ses démarches pour affermir et resserrer, entre les trois puissances continentales, l'alliance de 1813, pour établir leur «solidarité» dans les précautions à prendre et au besoin dans la lutte à soutenir contre la France, regardée comme le «foyer central de tous les maux». C'est ce qu'il fit notamment dans les conférences qu'il eut à Presbourg, au commencement d'octobre, avec le prince Orloff, envoyé extraordinaire du Czar[85].
Devant l'attitude de l'Autriche et de la Prusse, Nicolas, plus superbe dans l'attitude que hardi dans l'action, avait dû renoncer à précipiter les événements. Il se borna à masser des corps d'armée sur la frontière occidentale. Il se résigna même, lui aussi, à reconnaître le gouvernement français: sa seule consolation fut de mettre, dans la forme, beaucoup de mauvaise grâce, de bouderie et même de procédés personnellement blessants pour Louis-Philippe. Mais, à Paris, on n'était ni en goût ni en mesure de se montrer trop susceptible; on avait l'essentiel: il fallait s'en contenter, sans paraître voir le reste.
L'exemple que donnaient les grandes puissances fut suivi par les autres. Le roi d'Espagne, Ferdinand VII, ayant manifesté un moment quelque mauvaise volonté, le gouvernement français fit mine de laisser le champ libre aux nombreux réfugiés espagnols, alors en France. Le gouvernement de Madrid prit peur et envoya aussitôt sa reconnaissance. À la fin d'octobre, la monarchie de 1830 était acceptée par tous les États. Seul, le duc de Modène se tenait à l'écart; on pouvait se passer de lui.