Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
III
Un premier pas était heureusement franchi: mais la monarchie de Juillet n'était pas, pour cela, délivrée des difficultés et des périls extérieurs. Avant même que la question de la reconnaissance fût vidée, éclatait la révolution belge. Réunie à la Hollande, par les traités de Vienne, pour former le royaume des Pays-Bas, la Belgique supportait impatiemment le gouvernement maladroit et vexatoire de la maison de Nassau. Elle se sentait blessée dans sa liberté religieuse et dans les droits de sa nationalité. Depuis 1828 surtout, l'opposition était devenue plus vive, l'agitation plus menaçante. Les événements de Juillet précipitèrent l'explosion[86]. Le 25 août 1830, Bruxelles donna le signal de l'insurrection, au cri de: «Imitons les Parisiens!» La lutte s'étendit dans les provinces. Après quelques semaines, l'armée hollandaise était partout repoussée. Les Belges constituaient un gouvernement provisoire et proclamaient leur indépendance; quant au roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, il ne paraissait plus avoir d'autre ressource que le secours armé de l'Europe, secours auquel, du reste, il croyait avoir droit, en vertu de la garantie réciproque stipulée par les traités de Vienne.
Impossible au gouvernement du roi Louis-Philippe de se désintéresser de ces événements. Ils produisaient une trop vive émotion en France, surtout chez les Parisiens, qui saluaient avec vanité, dans l'insurrection de Bruxelles, l'enfant premier-né de leur propre révolution. D'ailleurs, le royaume des Pays-Bas avait été constitué comme nous en 1815, «vaste tête de pont qui tenait libre, pour la coalition, la route de Paris[87]»; du moment qu'il était à demi détruit, nous étions intéressés à ne pas le laisser reformer par une exécution militaire qui amènerait les forces de la Sainte-Alliance sur nos frontières, à quelques journées de marche de notre capitale. Sous le ministère de M. de Polignac, il avait été déjà question, en prévision d'une insurrection belge, de l'intervention d'une armée prussienne, sollicitée par le gouvernement de la Haye: notre envoyé avait reçu ordre d'annoncer notre veto, et résolution avait été prise de faire entrer des troupes françaises en Belgique, le jour même où un soldat prussien y mettrait les pieds[88].
De leur côté, les autres puissances pouvaient-elles, sans inconséquence, sans désaveu de leurs traditions, refuser à Guillaume Ier ce secours qui avait été accordé, quelques années auparavant, dans des circonstances analogues, au roi d'Espagne ou aux petits souverains de la péninsule italienne? Le congrès de Vienne avait attribué et garanti à la maison de Nassau la possession de la Belgique, comme une compensation de l'abandon fait à l'Angleterre des colonies hollandaises du Cap et de Ceylan. Des liens de famille unissaient le roi des Pays-Bas aux cours de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Londres. Ce n'était pas d'ailleurs au lendemain de la révolution de Juillet que les gouvernements devaient juger moins important et moins urgent de réprimer une insurrection qui était à la fois une brèche considérable aux traités de Vienne, et l'exemple, alors particulièrement dangereux, d'un souverain tenu en échec par un soulèvement populaire. Ne fallait-il pas surtout empêcher que la France, en se déclarant protectrice de cette insurrection, n'encourageât et ne propageât de semblables mouvements ailleurs? À peine informé des événements de Bruxelles, le czar Nicolas déclarait qu'il y avait lieu d'intervenir par les armes, et offrait soixante mille hommes[89]. Le roi de Prusse, plus calme, n'en paraissait pas moins promettre son concours, si le gouvernement de la Haye ne parvenait pas à réprimer l'insurrection par ses seules forces, et il massait un corps d'armée dans les provinces du Rhin[90]. Quant au gouvernement autrichien, il engageait ses alliés à se concerter «pour arrêter les progrès de l'esprit révolutionnaire dans un pays aussi exposé à l'influence du parti dominant en France, et pour ne point affaiblir le système de défense établi au prix de tant de sacrifices entre le Rhin et la mer du Nord»; «avant tout, disait-il, il faut détacher et rendre indépendante de l'influence française toute innovation qu'il paraîtrait inévitable de faire[91]». M. de Metternich désirait d'autant plus arrêter ce soulèvement, qu'il en craignait la répétition en Italie: de ce dernier côté était sa principale préoccupation depuis la révolution de Juillet[92].
Les vues étaient si contraires entre la France et les puissances, le conflit éclatait à un moment si critique et si troublé, les passions étaient si excitées d'une part et les méfiances si éveillées de l'autre, que les observateurs les mieux placés crurent alors la guerre imminente. Rien ne semblait pouvoir empêcher le choc violent et sanglant de la vieille politique et de la nouvelle, de la Sainte-Alliance et de la révolution, sur cette terre de Belgique, habituée depuis longtemps à être le champ de bataille de l'Europe. Cette appréhension apparaît dans tous les documents de cette époque, notamment dans les correspondances où l'on s'exprimait à cœur ouvert: «Sans voir trop noir dans l'avenir, écrivait de Londres la princesse de Lieven, à la date du 1er octobre, on peut se dire qu'une guerre générale sera la conséquence inévitable de cet état de choses; et par qui et comment finira-t-elle?» Éviter cette guerre qui nous eût mis en face de la coalition, sans cependant sacrifier l'intérêt français si gravement engagé, c'était un problème singulièrement ardu. Le gouvernement français, affaibli par le désordre intérieur et par la suspicion extérieure, eût bien voulu n'avoir pas à le résoudre en un pareil moment. Cette affaire lui fit, selon le mot du duc de Broglie, l'effet d'une «tuile» qui lui tombait sur la tête[93]. Néanmoins, sans perdre un instant, il aborda la difficulté avec un sang-froid et une justesse de vues qu'après bien des péripéties le succès devait couronner.
Tout d'abord, pendant que l'insurrection belge se développait avec un succès chaque jour plus marqué, il importait d'empêcher que quelque puissance étrangère ne vînt rétablir les affaires du roi Guillaume. C'était le point capital, urgent. Notre gouvernement paya d'audace et n'hésita pas à lancer des menaces que, dans l'état de son armée, il eût été alors quelque peu embarrassé d'exécuter. Il s'adressa en premier lieu à la Prusse, qui, en raison même du voisinage, pouvait être la plus tentée d'agir et dont les concentrations de troupes paraissaient inquiétantes. Dès le 31 août, quelques jours seulement après le premier soulèvement de Bruxelles, M. Molé informa courtoisement, mais nettement, M. de Werther, représentant du gouvernement de Berlin à Paris[94], que la France n'avait pas l'intention d'intervenir en faveur des Belges, mais qu'elle ne pouvait admettre l'intervention des autres puissances en faveur des Hollandais; que cette intervention ferait naître un danger de guerre, et que si les troupes prussiennes franchissaient la frontière belge, les troupes françaises aussitôt en feraient autant de leur côté. Pour justifier cette espèce de veto, le ministre invoqua le «principe de non-intervention», et se livra même sur ce point à une sorte de «dispute académique[95]». Avait-il beaucoup médité sur le fondement et sur la portée de ce principe? Avait-il prévu, par exemple, quels embarras pourraient en résulter pour nous en Italie? Cela n'est pas probable. M. le duc de Broglie, alors collègue de M. Molé, avoue que ce principe avait été proclamé «un peu au hasard». Obligé à l'improviste de faire obstacle à l'action des puissances en Belgique, le gouvernement français avait cherché une formule qui eût une tournure de droit des gens, une sorte de décence diplomatique, et qui effarouchât moins l'Europe que toute évocation même voilée de la solidarité révolutionnaire. M. de Werther protesta contre le nouveau principe et le discuta longuement; mais M. Molé maintint son avertissement, et invita le diplomate prussien à le porter à la connaissance de sa cour. Il ne s'en tint pas à cette première conversation; un peu après, causant avec l'ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, il déclara que si des insurrections éclataient dans les États voisins, et «si d'autres puissances voulaient s'en mêler, elles auraient la guerre avec la France». Quelques semaines plus tard, le Roi, haussant encore le ton, disait au même diplomate russe: «Si les Prussiens entrent en Belgique, c'est la guerre; car nous ne le souffrirons pas[96].» Ce langage était hardi, presque téméraire; il réussit. Le gouvernement de Berlin fut étonné, irrité; il se récria; mais enfin, ses soldats restèrent immobiles, et les Belges purent continuer leur révolution en tête-à-tête avec les seuls Hollandais.
Si la cour de Prusse n'était pas alors de tempérament à affronter seule une guerre avec la France, ne pouvait-on pas craindre que le courage ne lui revînt au cas où elle trouverait d'autres puissances disposées à agir avec elle? Or, divers symptômes donnaient à penser que cette action collective se préparait. Notre gouvernement avait même été formellement averti. Quand Louis-Philippe avait dit hardiment à l'ambassadeur de Russie que «si les Prussiens entraient en Belgique, ce serait la guerre», M. Pozzo, rendant menace pour menace, avait aussitôt répondu que si l'intervention avait lieu, elle serait l'œuvre non de la Prusse seule, mais de toute l'Europe. On ne pouvait pas, d'ailleurs, se dissimuler à Paris que la proclamation du principe de non-intervention contredisait la doctrine tant de fois formulée et appliquée par la Sainte-Alliance, sous la Restauration. Elle devait faire aux cabinets demeurés fidèles aux idées de cette Sainte-Alliance l'effet d'une sorte de défi, de provocation, et ceux-ci pouvaient être tentés de saisir avec empressement la première occasion de revendiquer et d'appliquer leur doctrine, à la face de la France isolée. Pour écarter cet autre danger, il ne suffisait plus à notre gouvernement de mettre la main sur la garde de son épée. Il fallait imaginer autre chose.
M. de Talleyrand eut, en cette circonstance, un rôle décisif. Avec un rare et prompt coup d'œil, il comprit qu'il y avait un seul moyen, mais un moyen sûr, de rendre toute coalition impossible ou du moins impuissante, c'était de se rapprocher de l'Angleterre, de la gagner au principe de non-intervention et de marcher d'accord avec elle dans les affaires belges. Au Roi, aux ministres, aux hommes politiques, il déclara que le nœud de la question était de l'autre côté du détroit. «Ce n'est pas à Paris, c'est à Londres qu'on a besoin de moi», répétait-il avec énergie. Louis-Philippe entra dans les idées du vieux diplomate et pressa sa nomination à l'ambassade de Londres, qui fut publiée le 5 septembre. Aussitôt M. de Talleyrand, tout en hâtant ses préparatifs de départ, engagea des pourparlers fort actifs avec lord Granville, représentant du gouvernement britannique à Paris.
Y avait-il donc chance que le cabinet tory, alors au pouvoir, se prêtât à l'entente désirée à Paris? Il avait été très-désagréablement surpris par les événements de Bruxelles. «Diablement mauvaise affaire!» s'était écrié le chef du cabinet, lord Wellington. En effet, les hommes d'État anglais ne devaient pas être empressés à détruire un royaume dont la création avait été regardée, quinze ans auparavant, comme «un de leurs triomphes[97]»; ils ne pouvaient voir avec grande sympathie l'insurrection d'une nation catholique contre une dynastie protestante, leur cliente depuis des siècles; il leur paraissait que la révolution belge était une imitation, un accessoire de la révolution de Juillet, et que la soutenir serait «subordonner leur politique à celle de la France[98]»; ajoutez cette méfiance jalouse qui est le premier sentiment de l'Angleterre, aussitôt qu'une chance est offerte à son ancienne rivale de recueillir un avantage particulier, méfiance d'autant plus éveillée à ce moment qu'il ne semblait tout d'abord y avoir que deux solutions, ou le rétablissement de la domination hollandaise dans les provinces insurgées, ou leur annexion à la France. Toutefois, comme on venait de le voir dans l'affaire de la reconnaissance, la pression de l'opinion libérale, alors puissante en Angleterre, obligeait les ministres à ménager la France de Juillet, et devait les faire hésiter à repousser une alliance présentée hautement comme destinée à servir la «cause de la civilisation et de la liberté». En lui-même, d'ailleurs, le principe de non-intervention ne les effarouchait pas et s'adaptait assez bien à certaines traditions et à certains intérêts de la diplomatie anglaise. Enfin, pour être tories, lord Wellington et ses collègues n'en étaient pas moins des Anglais pratiques; ils se rendaient compte de l'impossibilité de rétablir purement et simplement le royaume des Pays-Bas, et craignaient, s'ils le tentaient, de jeter les Belges désespérés dans les bras de la France.
Aucune de ces dispositions en sens divers n'échappa à M. de Talleyrand. Il en conclut que l'accord était possible, mais malaisé, que l'Angleterre n'était pas résolue à refuser son concours, mais qu'elle ne l'accorderait pas gratuitement, et que la France, pour l'obtenir, aurait, de ce côté, des susceptibilités à désarmer, des exigences à satisfaire. Puisque ce concours était indispensable, puisque seul il permettait d'agir sans se heurter à une coalition, force n'était-il pas de le payer du prix qu'il fallait? D'ailleurs, pas une minute à perdre; l'entente devait être conclue avant que les puissances se fussent engagées par une réponse solennelle et concertée à la demande du gouvernement de la Haye. M. de Talleyrand, approuvé et soutenu par le Roi, n'hésita pas: sans s'inquiéter des passions qui grondaient en France, des incertitudes ou des répugnances qui se manifestaient jusque dans le ministère, se portant fort au besoin pour son pays, il prit son parti des sacrifices à consentir afin de satisfaire l'Angleterre. Il déclara que la France répudiait toute pensée de s'incorporer la Belgique, renonçait même à y établir un prince français, et il prit sincèrement la résolution de poursuivre seulement la constitution d'un État neutre et indépendant. Louis-Philippe, avec son grand sens politique, avait tout de suite compris la nécessité et l'avantage de limiter ainsi son ambition. «Les Pays-Bas, disait-il à M. Guizot, ont toujours été la pierre d'achoppement de la paix en Europe; aucune des grandes puissances ne peut, sans inquiétude et sans jalousie, les voir aux mains d'un autre. Qu'ils soient, du consentement général, un État indépendant et neutre; cet État deviendra la clef de voûte de l'ordre européen.» Ce ne fut pas la seule garantie offerte par M. de Talleyrand: il annonça en outre que la France n'entendait pas prononcer seule sur le mode de reconstitution de la Belgique, et il reconnut à l'Europe le droit de régler diplomatiquement cette question, ayant du reste à part lui la conviction qu'une fois unis à l'Angleterre, nous n'aurions rien à craindre d'une délibération commune avec les autres puissances[99].
Ces déclarations, que M. de Talleyrand avait d'abord faites à lord Granville, il les confirma à Londres, où il arriva le 25 septembre. Il y obtint un grand succès personnel, succès de curiosité déférente: devenu le great attraction des salons de Londres, on faisait cercle autour de lui quand il causait ou racontait quelque anecdote avec cette aisance, ce tour piquant qui étaient demeurés chez lui, à travers tant de déguisements divers, la marque ineffaçable d'un grand seigneur du dix-huitième siècle[100]. Il n'était pas jusqu'à la recherche de sa table et au talent de son cuisinier qui ne contribuassent à augmenter la faveur dont il était l'objet[101]. Ce n'était pas, du reste, seulement un succès mondain; l'autorité du représentant de la France fut tout de suite très-grande auprès des ministres britanniques et des ambassadeurs étrangers. Ainsi que l'a justement remarqué M. Guizot, le monde de la diplomatie internationale, à cette époque, formait encore une société distincte dans la grande société européenne, sorte de haute franc-maçonnerie, dont les membres avaient vécu ensemble dans les diverses capitales, et, pour avoir représenté des politiques opposées et variables, n'avaient jamais rompu leurs relations; M. de Talleyrand y tenait l'un des premiers rangs. On eût même dit que, pour agir sur l'Europe, pour y trouver les alliances dont la France avait besoin, l'ancien ministre du Directoire et de Napoléon, l'ancien plénipotentiaire de Louis XVIII au congrès de Vienne, comptât plus sur son crédit personnel que sur celui de la monarchie encore précaire, mobile, entachée de révolution, dont il était l'ambassadeur. Il affectait volontiers de parler en son nom et de son chef, caution plutôt que mandataire de son pays[102].
Il fut bientôt visible que les garanties apportées par M. de Talleyrand étaient jugées satisfaisantes par le gouvernement anglais, et qu'à de telles conditions celui-ci ne refusait pas de marcher avec la France. Le cabinet de Saint-James ayant proposé de déférer la question belge à la conférence alors réunie à Londres pour les affaires de Grèce et composée des représentants des cinq grandes puissances, notre ambassadeur s'empressa d'adhérer à cette proposition, sans avoir égard au désir, d'ailleurs peu raisonnable, qu'avaient certains membres de son gouvernement, entre autres M. Molé, de porter cette délibération à Paris. Le succès de notre diplomatie fut si rapide que, dès le 6 octobre, avant que le roi des Pays-Bas eût pu obtenir réponse à sa demande de secours, M. de Talleyrand, présentant ses lettres de créance au roi Guillaume IV, put parler du principe nouveau de non-intervention, comme d'un principe qui allait de soi et qui était commun à la France et à l'Angleterre. Dans ce dernier pays, aucune voix ne s'éleva pour réclamer. Ce n'était pas que le cabinet tory eût pris d'ores et déjà son parti d'une séparation politique entre la Belgique et la Hollande, et surtout de la dépossession de la maison de Nassau. Il se flattait qu'on pourrait s'en tenir à une séparation administrative, ou que du moins, si la constitution d'un royaume distinct était inévitable, elle se ferait au profit du fils du roi de Hollande, le prince d'Orange, qui cherchait à distinguer sa cause de celle de son père. Le langage officiel du gouvernement britannique demeurait toujours sévère pour la révolution belge[103]. M. de Talleyrand se garda de brusquer ses nouveaux alliés: il lui suffisait de les avoir placés sur une pente où les événements se chargeraient ensuite de les pousser. «Nous avons ici à conduire des gens timides, écrivait-il alors de Londres à un de ses amis de la diplomatie étrangère; ils arrivent un peu lentement peut-être, mais enfin ils arrivent.»
Devant l'accord de l'Angleterre avec la France pour condamner toute intervention, les trois cours continentales sentirent qu'elles n'avaient plus qu'à se soumettre et à tâcher de ne pas faire trop piteuse figure à un si mauvais jeu. Elles consentirent à soumettre la question à la conférence de Londres, accomplissant ainsi un premier pas vers l'acceptation du fait accompli. Tout au plus purent-elles se donner la consolation de contredire théoriquement le nouveau principe inauguré par la diplomatie française. Le ministre des affaires étrangères de Prusse disait, le 11 octobre, au baron Mortier, chargé d'affaires de France à Berlin: «Les puissances ne pourraient, sans manquer à leur dignité, supporter la prétention que vous mettez en avant de les empêcher par la force des armes, s'il ne leur reste plus que ce moyen, de rétablir la tranquillité en Belgique et l'obéissance à la maison d'Orange, à de certaines conditions. Autrement, vous déclareriez hautement le principe que, ne tenant aucun compte des traités, votre gouvernement est disposé à soutenir moralement les insurrections des peuples contre les gouvernements, partout où elles éclateront. Or, c'est ce que les souverains étrangers ne pourront jamais tolérer, parce qu'il y va de la stabilité de leurs États et du repos de l'Europe[104].» De Vienne, M. de Metternich adressait, le 21 octobre, à son ambassadeur à Londres, des dépêches où il déclarait très-vivement repousser le principe de non-intervention, «subversif de tout ordre social». «Ce sont, disait-il, les brigands qui récusent la gendarmerie, et les incendiaires qui protestent contre les pompiers.» Il revendiquait «le droit de se rendre à l'appel fait par une autorité légale pour sa défense, tout comme il se reconnaissait le droit d'aller éteindre le feu dans la maison du voisin de peur qu'elle ne gagnât la sienne». Il proclamait même «la solidarité des puissances dans les secours que l'une ou l'autre serait appelée à porter à un État en proie à l'anarchie révolutionnaire[105]». Mais en fait, malgré ces protestations, il n'était plus question pour personne de donner au roi de Hollande le concours armé qu'il réclamait. Le roi de Prusse déclara avec dépit que «puisque l'Angleterre ne voulait rien faire, il n'entreprendrait pas seul la guerre pour des intérêts qui étaient beaucoup plus ceux de l'Angleterre que ceux de ses propres États[106]». À Vienne, M. de Metternich avouait que «la cause des Pays-Bas était entièrement perdue»; il se sentait si peu en mesure de répondre à la demande de secours du roi de Hollande, qu'il la traitait de demande «irréfléchie». L'empereur d'Autriche, répondant à ce prince, motiva son refus par son éloignement géographique, et il ajouta: «C'est aux puissances, les seules à portée de prêter à Votre Majesté un secours matériel, à peser et la position dans laquelle se trouvent placées les choses, et leurs propres facultés[107].» On était du reste de fort méchante humeur à Vienne, comprenant quel coup venait d'être porté à la vieille politique, quel avantage était obtenu, dès ses premiers pas, par le gouvernement de Juillet. On se lamentait hautement de voir «l'Europe accorder si lâchement par son silence le principe que la France avait établi avec tant de hauteur». La faute en est, disait-on, au manque d'«énergie morale» de la Prusse et à la «trahison» de lord Wellington[108].
Tels étaient la situation prise et les résultats acquis par la diplomatie française au commencement de novembre, au moment où, à Londres, la conférence allait tenir sa première séance, et où, à Paris, par suite d'événements que nous raconterons plus tard, le ministère de l'avénement était réduit à se dissoudre. Assurément, les négociations où l'on s'engageait devaient entraîner des complications et des lenteurs auxquelles les impatients et les violents avaient beau jeu d'opposer la simplicité tranchante des moyens révolutionnaires. Assurément aussi, à ne vouloir regarder que la Belgique et les sympathies qui s'y manifestaient alors pour la France, il semblait que celle-ci eût pu chercher des avantages, sinon plus considérables, du moins plus directs et plus apparents. L'opposition ne laissa pas échapper cette occasion d'attaque. Dans la presse, que d'éclats d'indignation contre ce gouvernement qui reconnaissait les traités de 1815, en faisant décider par les puissances signataires quels changements pouvaient être apportés à l'état territorial fixé par ces traités; qui livrait la Belgique, en la mettant sous le joug de la diplomatie; qui trahissait la France, en refusant les annexions offertes[109], par ménagement pour l'Angleterre ou par crainte des autres États! Mais ces déclamations ne pèsent guère quand on les met en balance avec l'effroyable et trop réel péril d'une coalition. Comment ne pas louer au contraire le gouvernement, particulièrement le Roi et M. de Talleyrand, d'avoir trouvé moyen de sauver l'intérêt français, en évitant une guerre qui eût été un désastre? Dès le premier jour, au milieu même du trouble et des embarras de la révolution, ils ont discerné, avec prudence et résolution, avec précision et clairvoyance, l'étendue des avantages qu'il y avait chance d'arracher à l'Europe. On verra par quelles vicissitudes passera cette entreprise diplomatique avant d'arriver au but; mais, à l'origine, ce but avait été bien fixé et la direction heureusement donnée. S'il y a eu des timidités et des sacrifices, il ne faut pas les attribuer au défaut de courage ou de patriotisme du gouvernement; ils sont imputables au malheur de la révolution. Celle-ci, en effet, a pu précipiter entre la Belgique et la Hollande une rupture qui était conforme à nos intérêts, mais elle nous a rendu plus difficile d'en profiter. Avant 1830, il eût été facile d'annexer la Belgique à la France, avec l'accord de la Russie et de la Prusse. Après, il fallait beaucoup d'habileté et de bonheur pour arriver, avec le concours de l'Angleterre, à constituer seulement un État indépendant et neutre.
Contrastes singuliers et non moins singulières analogies! La Restauration et la monarchie de Juillet ont eu toutes deux comme une fatalité qui, venant de leur origine, a pesé lourdement et longtemps sur elles. Pour la Restauration, c'était la coïncidence, fort injustement exploitée, qui avait paru l'associer à l'invasion étrangère et à l'humiliation nationale. Le malheur de la monarchie de Juillet était d'apparaître comme une revanche de 1815, revanche dont elle éveillait le désir en France, la crainte au dehors, sans avoir d'ailleurs le pouvoir ni la volonté de l'accomplir, s'exposant à un désastre si elle avait la folie de la tenter, accusée de trahir sa mission si elle avait la sagesse de s'abstenir. L'une paraissait trop liée, l'autre trop suspecte à la vieille Europe; l'une trop la conséquence, l'autre trop la représaille de Waterloo. On sait que la Restauration, après avoir beaucoup souffert de ce mal, avait peu à peu réagi par la force de son principe et la valeur de ses hommes d'État; on sait quelle belle place elle avait fait reprendre à la France en Europe, et comment, à la veille de sa chute, elle eût été en mesure, avec un ministre habile, d'accomplir de grandes choses et de réparer ces malheurs de 1814 et 1815, dont on prétendait, avec si peu de raison, la rendre responsable. Quant à la monarchie de Juillet, ce qui était le mal aigu, le péril imminent de ses débuts, deviendra pour elle la cause d'une faiblesse chronique, cruellement exploitée par une opposition qui lui imputera à lâcheté la réserve et la modestie nécessaires de sa politique extérieure. Et cependant, après dix-huit années de sagesse, cette monarchie finira, elle aussi, comme la Restauration, par réagir contre le malheur de son origine; à la veille de 1848, elle aura replacé la France dans une situation presque analogue à celle d'avant 1830; libre enfin de choisir ses alliances et par suite de se les faire payer; au lieu de les payer elle-même, elle sera, à son tour, capable de jouer un grand rôle en Europe, sans crainte de provoquer une révolution au dedans et une coalition au dehors. C'est alors que, par une chute nouvelle, dont la répétition fatale rappelle la fable de Sisyphe, tout s'écroulera encore une fois dans une révolution. Ainsi, depuis quatre-vingts ans, nos crises intestines entravent toujours, parfois ruinent notre action nationale à l'extérieur. Si l'on se plaçait à ce point de vue, qui est, après tout, le plus patriotique, comme on apprendrait à détester, à maudire ces révolutions, dont il n'est pas une, parût-elle même excusable à la regarder de l'intérieur, qui n'ait été une diminution et un recul de la France en Europe!
CHAPITRE III
LE PREMIER MINISTÈRE ET LA CRISE INTÉRIEURE
(11 août—2 novembre 1830)
I. Deux politiques en présence. La «Résistance» et le «Mouvement». Personne alors ne songe à choisir nettement entre ces politiques. État d'esprit de Louis-Philippe. Les deux tendances représentées et comme mêlées dans le ministère. Leur force comparée.—II. Charles X s'embarque à Cherbourg. Le parti royaliste semble anéanti. Le partage des places et l'insurrection des solliciteurs. L'administration mal défendue par les ministres. Même faiblesse dans les autres questions. Le pouvoir se croit obligé à courtiser l'esprit de désordre et de révolte.—III. L'état de la presse. Les clubs. Les manifestations séditieuses. Impuissance de la répression.—IV. La royauté abaissée et faussée. Le roi-citoyen. Louis-Philippe et Henri IV.—V. Détresse des affaires et malaise général. Velléité de réaction dans le public et dans une partie du ministère. Discussion sur les clubs à la Chambre. La population disperse elle-même le club des Amis du peuple.—VI. La Chambre, ses incertitudes, son impopularité et sa lassitude.—VII. Mise en accusation des ministres de Charles X. Passions excitées. Adresse de la Chambre, invitant le Roi à supprimer la peine de mort. Colère des révolutionnaires. Émeutes des 17 et 18 octobre. Attitude pitoyable des ministres.—VIII. Discrédit du ministère. M. Guizot et le duc de Broglie veulent s'en dégager. Ils conseillent de faire l'épreuve de la politique de laisser-aller. Dissolution du cabinet.
I
Dès le premier jour, le gouvernement de 1830 a eu, à l'extérieur, une conduite décidée, habile. En est-il de même à l'intérieur? Si les barricades sont enlevées, on est loin d'en avoir fini avec la révolution. Le peuple est dans la rue, les esprits hors de voie, les imaginations à la fois troublées et excitées, les passions et les convoitises déchaînées. Ce qui, dans l'organisation sociale et politique, n'a pas été jeté à terre durant les trois jours est ébranlé et pour ainsi dire déraciné; il semble que chacun se croie le droit de tout détruire et s'attende à voir tout remplacer. Le péril est grand. Comme naguère, quand il s'est agi de reviser la Charte, deux politiques sont en présence, qui se dégagent plus ou moins nettement dans la confusion du moment: l'une, désireuse de saisir ce point d'arrêt si difficile à trouver sur la descente révolutionnaire, et préoccupée d'abord de contenir les forces désordonnées qui ont été mises en mouvement; l'autre, empressée ou résignée à leur laisser le champ libre, même à leur donner un nouvel élan, et, sous prétexte de vouloir «toutes les conséquences de Juillet», ne tendant qu'à développer la révolution au dedans et à la propager au dehors. Doit-on, suivant la parole de M. de Rémusat, «regarder la révolution comme faite et ne viser qu'à la durée du résultat, ou la prendre comme un commencement et perpétuer l'état révolutionnaire? En un mot, doit-on s'établir dans ses conquêtes, ou conquérir l'inconnu?» Politiques fort opposées et qui vont se résumer en deux mots, la «résistance» et le «mouvement».
Parmi les hommes politiques, parmi les meneurs parlementaires qui ont assumé ou reçu des événements la conduite de la révolution et qui, après avoir fait la monarchie nouvelle, semblent ses tuteurs et ses régents, nul alors ne se pose aussi nettement la question, nul surtout n'est en goût et en mesure d'y répondre. S'ils le tentaient, leur désaccord apparaîtrait, et il s'ensuivrait une séparation dont aucun d'eux n'ose prendre l'initiative. On ne veut pas encore s'avouer ni avouer au public que les 221 n'étaient qu'une coalition hétérogène, unie momentanément pour une campagne d'opposition. Vainement donc chercherait-on de ce côté une direction précise et une puissante impulsion.
La couronne va-t-elle suppléer à ce qui manque dans l'action parlementaire? Trouverons-nous là une volonté résolue à choisir entre les routes opposées qui se présentent au sortir du carrefour révolutionnaire? Le Roi va-t-il faire preuve, à l'intérieur, de la résolution habile qu'il montre, à ce moment même, dans les affaires étrangères? Avant peu, en effet, la politique de Louis-Philippe se manifestera au dedans, non moins décidée, non moins «résistante» qu'au dehors; elle lui sera à ce point personnelle qu'il l'appellera son système, et il l'appliquera jusqu'au bout avec une persévérance que quelques-uns qualifieront d'obstination. Mais, à l'heure où nous sommes,—soit que le prince n'ait pas encore son opinion faite, soit qu'il juge inutile ou imprudent de la manifester,—il paraît disposé à garder, à l'intérieur, entre les tendances contraires, une réserve et une sorte de neutralité calculées. Louvoyer, gagner du temps, ne pas prendre d'initiative; s'abstenir dans le doute[110],—et sa clairvoyance à discerner les côtés faibles ou périlleux de toute décision lui donne sans cesse une raison nouvelle de douter; lâcher beaucoup au besoin, sauf à reprendre plus tard; laisser l'expérience révolutionnaire se continuer, dans l'espoir que le mal s'usera de lui-même; attendre, pour se mettre à la tête de la réaction, que le pays en ait compris à ses dépens la nécessité; jusque-là ménager tout le monde, chercher à satisfaire les partis les plus opposés, éviter ou ajourner tous les conflits, fût-ce au prix d'inconséquences et de capitulations: telle est la tactique que Louis-Philippe semble alors vouloir suivre. Il regarderait comme une folie inutilement périlleuse d'engager tout de suite une lutte ouverte contre l'opinion avancée. Les journées de Juillet, la scène récente de l'Hôtel de ville, lui ont laissé une impression singulièrement vive et présente de la faiblesse du gouvernement et de la puissance de la révolution. Celle-ci lui apparaît comme une force dominante, irrésistible, qu'on ne saurait heurter de front sans se faire briser, qu'on peut tout au plus éviter par adresse, endormir en la cajolant et désintéresser en lui faisant sa part. Il n'est pas d'ailleurs dans son tempérament de rien brusquer, non que la décision ou le courage lui manquent, mais il se défie volontiers de ses forces. Peu porté aux illusions, tout au plus espère-t-il tourner la difficulté du moment; il ruse avec elle plutôt qu'il ne l'aborde en face, et estime qu'en un pareil temps, c'est déjà beaucoup de durer au moyen d'expédients successifs[111].
Ainsi que l'a finement observé M. Guizot, l'expérience acquise par Louis-Philippe contribuait à le rendre plus hésitant devant la révolution. Comme chez tous les hommes de sa génération, les souvenirs qui demeuraient en lui les plus vivants, qui obsédaient le plus son imagination et agissaient le plus sur sa volonté, étaient ceux qui se rapportaient aux dernières années du siècle précédent. Adolescent et tout frais sorti d'une éducation à la Jean-Jacques, il s'était associé avec ardeur aux événements comme aux idées de 1789, et en avait reçu une empreinte ineffaçable. Il n'avait pas ressenti moins vivement les déceptions qui avaient suivi; le crime et bientôt la mort de son père, la proscription qui l'avait lui-même frappé, lui avaient fait jouer, dans cette effroyable tragédie, un rôle qui n'était pas de nature à diminuer la vivacité et la profondeur de ses impressions. Sous l'action de ces souvenirs contradictoires, les uns entraînants, les autres pesants, il était à la fois très-imbu de certaines idées révolutionnaires et très-soucieux des périls qui en résultaient, en somme assez perplexe et quelque peu désabusé sur le résultat final. Mais son sentiment dominant était celui de la force supérieure et presque fatale de ce mouvement, aussi bien dans les réformes généreuses auxquelles, jeune prince, il avait applaudi, que dans les violences destructives dont il avait été victime. On conçoit quel devait être l'effet d'une telle disposition d'esprit, au lendemain des journées de Juillet, en face du réveil et du nouveau triomphe de la révolution. De là, ce laisser-aller qui révélait à la fois un vieux reste de sympathie et une timidité mélangée d'effroi et de découragement. Il faudra plusieurs mois de douloureuse et périlleuse épreuve avant que Louis-Philippe domine cette séduction et cette défaillance. Encore le fera-t-il jamais bien complétement? Si, en février 1848, il n'a pas su se défendre, c'est que, cette fois encore, il a été paralysé par la même impression fataliste, et presque superstitieuse, de la force révolutionnaire[112].
Cette impuissance générale à prendre parti pour une politique déterminée, s'était manifestée, on l'a vu, dès le premier jour, dans la composition même du ministère. Il semblait que, loin d'être pressé de faire un choix entre les deux politiques, on eût voulu en quelque sorte les fondre, faire marcher ensemble les hommes qui représentaient l'une et l'autre, et continuer au pouvoir la coalition qui s'était nouée dans l'opposition. Ainsi avait-on mis côte à côte et, en quelque sorte, pêle-mêle dans ce cabinet, les hommes du «mouvement» et ceux de la «résistance», d'une part M. Laffitte, M. Dupont de l'Eure, M. Bignon, le général Gérard, de l'autre le duc de Broglie, M. Guizot, M. Casimir Périer, M. Dupin, le comte Molé, le baron Louis, le général Sébastiani. S'était-on flatté d'atteindre à la fois deux buts opposés, de donner des gages aux révolutionnaires et de rassurer les conservateurs: tel ministre servant à dire aux premiers: «Ne bougez pas, je suis là»; tel autre aux seconds: «N'ayez peur, j'y suis.»
À compter les têtes, les conservateurs avaient la majorité dans le cabinet. Sept contre quatre, ils occupaient les ministères les plus considérables; l'Intérieur, avec M. Guizot; les Affaires étrangères, avec M. Molé; les Finances, avec le baron Louis. Leur supériorité de talent était incontestable. Mais tous ces avantages étaient compensés, et au delà, par la popularité que les circonstances assuraient aux représentants de l'autre politique. M. Laffitte, alors à l'apogée de sa vaniteuse importance, avait une situation à part auprès du roi qu'il se flattait d'avoir «fait». M. Dupont de l'Eure passait pour nécessaire: sa démission, qu'il était toujours prêt à offrir avec une sorte d'indépendance bourrue, eût dénoncé avec éclat la royauté nouvelle aux colères de ce parti révolutionnaire qu'on ne se croyait pas la force de braver. Tous deux, d'ailleurs, se savaient soutenus et protégés par La Fayette, dont le préfet de la Seine, M. Odilon Barrot, était l'agent dévoué. Le Roi lui-même affectait d'accorder aux hommes du «mouvement», sinon la réalité de sa confiance, du moins les démonstrations les plus apparentes de sa sympathie. Réservé, presque froid avec M. Guizot, avec le duc de Broglie et surtout avec M. Casimir Périer, il témoignait à M. Laffitte une affectueuse familiarité. Il permettait tout à l'humeur chagrine de M. Dupont de l'Eure et subissait ses boutades avec une sorte de déférence. Pour La Fayette, surtout, quelle dépense de caresses! On eût dit que Louis-Philippe estimait nécessaire de prolonger l'embrassade commencée le 31 juillet, sur le balcon de l'Hôtel de ville. «Il vaut mieux, répondait-il à un diplomate, que vous me soyez présenté par le général que par tous mes ministres ensemble: c'est mon ami et mon protecteur[113].» D'ailleurs, ne fussent-ils pas prépondérants, la seule présence des hommes de gauche dans le ministère avait de redoutables conséquences. Ce n'est pas sans péril qu'on laisse les révolutionnaires,—en la personne de leurs représentants ou seulement de leurs protecteurs et de leurs complaisants,—prendre une part quelconque au gouvernement. La satisfaction donnée ainsi à ce parti peut un moment le détourner des attaques ouvertes; mais elle lui fournit l'occasion d'exercer, au cour même du pouvoir et des forces sociales, une action dissolvante plus funeste que toutes les attaques.
De leur côté, les conservateurs du cabinet n'étaient guère en état d'agir avec ensemble et énergie: il y avait entre eux divergence de vues et contradiction de caractère. Quelques-uns étaient résolus à se renfermer dans leurs attributions spéciales. D'autres se réservaient par timidité ou par calcul, d'autant moins disposés à se compromettre qu'avec leurs collègues de gauche ils ne pouvaient compter sur cette discrétion vulgaire qui garantit la liberté intérieure du gouvernement. «Nous étions percés à jour, a raconté plus tard l'un des membres du cabinet; la chambre à coucher de M. Dupont de l'Eure était ouverte, dès le matin, à tous les suppôts de la basoche, et, le soir, le salon, où M. Laffitte faisait son éternel piquet, l'était à tout le tripot de la Bourse: c'étaient deux clubs où les curieux venaient aux nouvelles, pour en faire tel usage que de raison ou de déraison[114].» Les plus décidés parmi les ministres, M. Guizot et le duc de Broglie par exemple, ne se sentaient pas les hommes du moment; il leur semblait que la loyauté constitutionnelle de leur conduite sous la Restauration était, aux yeux mêmes de leurs amis, un souvenir compromettant: les titres révolutionnaires comptaient seuls[115]. Du reste, ni l'un ni l'autre n'avait alors sur la politique de résistance les idées nettes et les volontés arrêtées qui ont apparu plus tard, dans leur langage et leur conduite; ils ne croyaient pas surtout l'heure venue de pratiquer cette politique et de lui donner un caractère offensif. «Tout ce qu'on peut espérer du meilleur ministère possible, disait alors le duc de Broglie, c'est qu'il tienne pour le moment la position, qu'il ne laisse pas trop entamer ni les données essentielles de la monarchie ni les conditions vitales du pouvoir, et qu'il ménage au bon sens public le temps de reprendre le haut du pavé.» Plus tard, rappelant les souvenirs de cette époque, le même homme d'État écrivait: «Amortir les premiers coups d'une réaction inévitable, sauver ce qui reste debout du principe monarchique, gagner du temps en parant au plus pressé, préparer enfin la réaction de la réaction, c'était notre tâche, à peu près notre plan et tout au plus notre espérance[116].» Si modeste que fût la tâche, on comprend la timidité et l'incertitude de l'espérance. De l'aveu d'un de ses membres, M. Guizot, le cabinet était, par sa composition même, «hors d'état d'échapper à la confusion des idées, des prétentions, des chances, qui s'agitaient autour de lui», et il apparaissait «plus propre à accroître qu'à dissiper cette fermentation confuse[117]». Il n'était pas d'ailleurs appelé à une longue existence, et trois mois ne se seront pas écoulés que nous le verrons réduit à se dissoudre lui-même.
II
Au moment où le ministère entrait en fonction, le 11 août, Charles X était encore sur le sol de France. S'il s'était résigné à quitter Rambouillet devant l'expédition populacière du 3 août, il n'avait pas consenti à s'enfuir. Il s'acheminait lentement vers Cherbourg, entouré d'une partie de sa maison, imposant le respect par la dignité de son malheur; jamais il ne s'était montré plus roi qu'au jour où il perdait sa couronne. Spectacle émouvant et extraordinaire qui ne devait jamais se revoir dans nos révolutions! Les progrès de la démocratie se manifesteront jusque dans la façon dont les souverains descendront ou plutôt tomberont du trône. Des commissaires[118], envoyés par le gouvernement nouveau, accompagnaient Charles X, chargés à la fois de le surveiller et de le protéger: mission pénible et délicate qui fut du reste remplie avec convenance. Les ministres suivaient, d'une pensée anxieuse, la marche lente du cortége. Ils redoutaient moins un retour offensif de la vieille royauté, que quelque désordre populaire, quelque horrible catastrophe qui eût ensanglanté et déshonoré leur gouvernement. Aussi fut-ce pour eux un singulier soulagement, quand ils apprirent, le 17 août, que la veille, Charles X s'était embarqué à Cherbourg, sur un paquebot américain qui le transportait en Angleterre.
Ne semblait-il pas dès lors qu'on en avait fini avec le gouvernement tombé? Le drapeau blanc ne flottait plus nulle part, pas même en Vendée ou en Bretagne. Les «carlistes» étaient comme écrasés par leur défaite, et plus encore par l'impopularité du ministère qui venait de tout risquer et de tout perdre dans sa malheureuse tentative de coup d'État. Ceux d'entre eux qui faisaient partie des Chambres se taisaient ou se bornaient à des protestations émues, qui semblaient le testament ou l'oraison funèbre de leur parti; plusieurs se retiraient pour ne pas prêter serment. Parmi ceux qui étaient fonctionnaires, magistrats surtout, beaucoup renonçaient noblement et tristement à leur carrière, se condamnant à une inaction pénible, et laissant, dans les services publics, un vide dont on devait longtemps souffrir. Les journaux de droite n'étaient prêts sans doute ni à capituler ni à se rallier; mais, dans ces premiers temps, ils semblaient moins pressés d'arborer leur propre drapeau et de faire campagne pour leur compte, que de seconder les attaques et les exigences de la presse révolutionnaire; ils prétendaient contraindre la monarchie nouvelle à aller jusqu'au bout de ses principes, dans l'espérance qu'elle en mourrait. Quant aux salons, qui sont l'une des forces principales des royalistes, ils n'avaient guère alors d'autre vengeance que de persifler dédaigneusement les vulgarités bourgeoises ou démocratiques de leurs vainqueurs, ou bien ils se consolaient avec des prédictions annonçant, pour février 1831, la chute de Louis-Philippe et le «brûlement de Paris[119]». Mais nulle part une résistance active et efficace à l'établissement du régime nouveau. On eût dit que le parti qui, la veille, était maître du pouvoir, avait tout d'un coup disparu, et qu'il avait quitté la France avec son vieux roi. La reine Marie-Amélie disait alors à Benjamin Constant, assis un soir à côté d'elle à table: «Je vous en prie, monsieur Constant, ayez pitié de nos royalistes et protégez-les.—Les royalistes? Madame, répondit en souriant le député libéral, je ne demande pas mieux; mais tous ces jours-ci, je n'en ai pas vu[120].» Sorte de trompe-l'œil qui se produit souvent à la suite de nos révolutions, et dont sont dupes aussi bien les vaincus dans leur désespérance que les vainqueurs dans leur orgueilleuse illusion. Les partis, pour disparaître sous le premier coup de la défaite, ne sont pas anéantis. Le gouvernement de Louis-Philippe s'apercevra trop tôt qu'il y avait encore des légitimistes. L'opposition de ces derniers, en rétrécissant le terrain sur lequel pourra s'établir le parti conservateur, sera l'une des principales faiblesses du régime de 1830. Mais ce péril, dont toute la gravité ne sera reconnue qu'après la catastrophe de 1848, n'était pas vu au lendemain de la révolution de Juillet. Charles X embarqué, les royalistes résignés ou désespérés, il semblait que le ministère n'eût plus à s'inquiéter du gouvernement déchu ni du parti vaincu, mais seulement à faire marcher le gouvernement nouveau et à s'entendre avec les vainqueurs. De ce côté, venaient alors ses embarras.
Le moindre n'était pas le partage du butin. À peine entré en possession de son administration particulière, chaque ministre vit tout d'abord se poser devant lui la question du personnel. Rien de surprenant sans doute qu'on destituât beaucoup de fonctionnaires et que leurs places fussent distribuées entre les opposants de la veille. Quand ceux-ci s'appelaient Villemain, Vitet, Mignet, Thierry, Lenormant, de Barante, Dupin, Barthe, etc., la chose publique s'en trouvait bien. Mais les rancunes et surtout les convoitises ne se contentaient pas de ces changements raisonnables. «Il y a des hommes, écrivait alors M. Thiers, qui, pour croire à une révolution, auraient besoin de ne plus voir les mêmes édifices, quelques-uns de ne plus rencontrer vivants les mêmes hommes, d'autres, et c'est le plus grand nombre, de se trouver en place[121].» Quel assaut autour de chaque fonction! La révolution avait tourné toutes les têtes; pas un désir, pas une prétention qui ne se sentissent en quelque sorte provoqués et qui n'attendissent du gouvernement une satisfaction immédiate; pas un rêve d'intérêt ou de vanité qu'on ne regardât comme facilement réalisable. Aucune des barrières élevées par les règles ou par l'usage n'était demeurée debout. Quiconque avait joué un rôle dans les trois journées se croyait un titre à une récompense, et cette récompense était une place. Du coup, on prétendait arriver au premier rang, sans souci des gradations hiérarchiques. Voyez tous ces solliciteurs ou plutôt ces réclamants impérieux se précipiter sur la capitale, à peine débarrassée de ses barricades! «Il y a dans Paris, disait un plaisant observateur, quarante mille solliciteurs, et la Gascogne n'a pas encore donné.» Les plus démocrates n'étaient pas les moins avides; c'est ce qu'ils appelaient poursuivre «les conséquences de Juillet»: témoin ce farouche républicain, arrêté lors d'une émeute et dans la poche duquel on trouvait une supplique pour demander une préfecture[122]. La Fayette était le patron complaisant de cette clientèle, et l'on n'évaluait pas à moins de soixante-dix mille le nombre des demandes apostillées par lui[123]. Toute sollicitation était doublée d'une dénonciation contre les fonctionnaires en place. Les plus humbles comme les plus hauts ne trouvaient pas grâce devant le rigorisme des patriotes qui aspiraient à les remplacer. L'un des limiers de cette meute affamée s'étant écrié un jour: «Savez-vous, messieurs les ministres, ce que c'est qu'un carliste?» une voix railleuse lui riposta: «Un carliste, c'est un homme qui occupe un poste dont un autre homme a envie.» Cette fois, les rieurs furent du bon côté; mais les assaillants ne se démontaient pas pour si peu. Vainement le bon sens indigné et aiguisé de certains écrivains dénonçait-il l'odieux et le ridicule de cette «insurrection des solliciteurs[124]»; vainement le vaudeville les faisait-il figurer en posture grotesque sur la scène des théâtres parisiens[125]; vainement, dans l'âpre colère de ses Iambes, Barbier flétrissait-il la «curée»[126]: rien n'arrêtait ce débordement de convoitises et de délations. C'est le propre d'ailleurs de semblables appétits, qu'une fois éveillés, ils ne sont jamais rassasiés. Et puis, pour un satisfait, combien de mécontents! Ceux-ci passaient aussitôt à l'opposition: opposition de principes, disaient-ils; quelques personnes ont pu supposer, par exemple, que si Carrel s'était montré bientôt le plus vif adversaire de la monarchie qu'il avait contribué à fonder, c'était parce qu'on lui avait offert seulement la préfecture du Cantal.
Un jour qu'il était assailli par une foule de solliciteurs, le baron Louis ouvrit brusquement la porte de son cabinet: «Que me voulez-vous? leur dit-il. Vos conseils? je n'en ai que faire. Des dénonciations? je ne les écoute pas. Des places? je n'en ai qu'une à votre service; c'est la mienne; prenez-la, si vous la voulez.» Puis il referma sa porte. Mais il n'était pas beaucoup d'autres ministres capables d'une telle résistance. Parmi eux, quelques-uns, comme M. Dupont de l'Eure, n'en avaient même pas la volonté: ils étaient, on l'a vu, dans l'intérieur de la place, complices de ceux qui voulaient l'envahir; par eux, plus d'une fonction, notamment dans les parquets, était livrée à des incapables et à des indignes, sans autre titre qu'un certificat de civisme révolutionnaire[127]. D'autres membres du cabinet eussent désiré défendre leur personnel: s'ils y parvenaient parfois dans les parties les moins en vue de leurs administrations, ce n'était pas sans faire sur d'autres points de bien regrettables concessions. M. Guizot surtout était assailli de demandes et d'exigences pour les postes dépendant de son ministère de l'intérieur. Quand il pouvait garder ou reprendre sa liberté, il en profitait pour nommer quelques fonctionnaires habiles et énergiques. Mais combien il était surveillé et empêché! Il lui fallait recevoir presque journellement ses anciens collègues de la société Aide-toi, le ciel t'aidera, qui tendait à devenir un centre d'action purement révolutionnaire, et souvent il croyait devoir prendre leur avis sur les nominations de préfets. Du reste, quoiqu'il cédât, il accordait beaucoup moins qu'on ne lui demandait: de là des plaintes, des récriminations d'une amertume croissante, dans lesquelles de grandes phrases sur l'intérêt et les droits de la révolution voilaient mal les égoïsmes impatients et les ambitions déçues. Le ministre en était réduit, pour se justifier, à publier un exposé où il énumérait toutes les destitutions prononcées[128]. Sous la pression qu'il subissait, il avait parfois la main malheureuse: «Je suis fâché, lui écrivait le Roi, le 17 août 1830, d'avoir à vous avertir que deux de nos nouveaux sous-préfets sont venus hier au Palais-Royal complétement ivres, et qu'ils y ont été bafoués par la garde nationale. Mes aides de camp vous diront leurs noms que j'oublie et que vous tairez par égard pour leurs protecteurs. Nous ne nous vanterons pas de ces choix-là et nous les remplacerons.» Si les ivrognes étaient rares, ne l'étaient pas toujours assez les intrigants sans scrupule; ne l'étaient pas surtout les brouillons pervertis par les habitudes et les sophismes d'opposition, n'ayant d'autre éducation politique et professionnelle que d'avoir appris par cœur et répété quelques phrases de journaux. De plus, des fonctionnaires, arrivés ainsi par droit de conquête révolutionnaire, se croyaient plutôt au service de la révolution que de la monarchie; ils ne cherchaient pas tant à plaire à leurs chefs hiérarchiques qu'au parti qui les avait poussés. Cette sorte d'indépendance des agents inférieurs n'était pas le moindre embarras ni la moindre faiblesse du gouvernement, et nous verrons plus tard combien Casimir Périer devra dépenser d'efforts et d'énergie pour remédier à l'anarchie administrative.
Dans toutes les autres questions qui se posèrent à cette première heure de la monarchie nouvelle, le ministère se montra tel que nous venons de le voir, manifestant des velléités contradictoires suivant les jours et surtout suivant les ministres, incapable de donner une direction nette et ferme à l'opinion, et finissant presque toujours par pencher vers la faiblesse. Certaines lois furent présentées et votées qui étaient des satisfactions prévues à l'opinion libérale: telles les lois rétablissant le jury pour les délits de presse, soumettant à la réélection les députés promus à des fonctions publiques, ou abrogeant la loi du sacrilége. Quelques actes, le maintien du Conseil d'État défendu par le duc de Broglie, la modération dont ce dernier, chargé du ministère des cultes, fit preuve dans ses rapports avec les évêques, l'ordre que le baron Louis chercha à rétablir dans l'administration des finances, révélèrent le désir de résister aux préjugés et aux excitations révolutionnaires[129]. Mais en peut-on dire autant du décret par lequel le Panthéon était enlevé au culte, et de tant d'autres mesures qui n'avaient d'autre but que de courtiser l'esprit de désordre et de révolte? En face de ceux qui chantaient alors un dithyrambe à l'honneur des combattants des «trois glorieuses», qui célébraient la beauté et la grandeur des barricades, l'héroïsme, la vertu, la magnanimité des insurgés, qui racontaient leurs propos, dessinaient leurs hauts faits, et créaient ainsi la dangereuse légende du champ de bataille populaire, les ministres n'eurent qu'une crainte, celle de n'être pas trouvés assez empressés et assez enthousiastes. Que La Fayette se complût à proclamer la «gloire» de cette «noble population des barricades», placée par «sa conduite sublime au premier rang de la société française», il n'y a pas lieu d'en être surpris. Mais M. Guizot lui-même se crut obligé de lui faire écho; dans ses discours ou dans ses écrits officiels, il se «félicita» que la «révolution» eût été une «œuvre populaire», attribuant à cela «sa grandeur et sa simplicité»; il déclara que les rues de Paris avaient été «le plus beau des champs de bataille», où avait combattu une «population de héros», et le National le loua d'avoir parlé «le plus pur langage révolutionnaire[130]». Les ministres ne paraissaient pas se rendre compte qu'ils faussaient ainsi la conscience publique, qu'ils exaltaient et encourageaient des passions et des violences qui rendaient tout gouvernement impossible, et contre lesquelles il leur faudrait combattre à leur tour[131].
Chaque jour, d'ailleurs, fournissait au pouvoir une occasion nouvelle de montrer combien il s'inquiétait peu d'ébranler le respect de la légalité, en glorifiant ceux qui l'avaient méconnue. Il s'était formé une société de «condamnés politiques» qui demandaient, selon les termes de leur pétition, «la part du banquet national» due aux «avant-gardes des héros de Juillet». La Fayette, qui les avait pris naturellement sous sa protection, voulut les présenter au Roi, pour obtenir, a dit un de ses apologistes, non-seulement «une satisfaction de justice», mais «une nouvelle consécration du principe de la résistance à l'oppression». Le Roi ne crut pas pouvoir s'y refuser. Un jour du mois d'octobre, «au grand scandale de la domesticité doctrinaire[132]», dans les salons du Palais-Royal où se pressaient les députations venues de toutes les parties de la France, l'aide de camp de service appela à haute voix: «Messieurs les condamnés pour délits politiques.» La Fayette s'avançant à leur tête: «Voilà, dit-il au Roi, les condamnés politiques; ils vous sont présentés par un complice.» Et le prince les accueillait avec une affabilité expansive[133]. Plusieurs de ces condamnés reçurent des pensions; de ce nombre fut Fieschi, qui s'était fabriqué de faux certificats[134]. On alla plus loin encore dans cet hommage rendu au passé révolutionnaire: une loi prononça, avec un empressement et une solennité qui pouvaient être pris pour une réhabilitation, le rappel des régicides exilés. En Angleterre, après 1688, un des juges de Charles Ier crut qu'il lui était permis de remettre le pied sur le territoire britannique: le Roi et le Parlement furent d'accord pour le repousser; ils ne lui firent grâce que de la vie. Qui sait si, en agissant autrement, les hommes de 1830 n'ont pas affaibli, dans la conscience publique, l'idée de l'inviolabilité de la personne royale, et quelque peu contribué à créer les sophismes d'où sortiront bientôt tant de tentatives meurtrières contre Louis-Philippe?
III
Cette défaillance du gouvernement prolongeait dans la nation l'état révolutionnaire. La plus fâcheuse conséquence des événements de Juillet n'est peut-être pas d'avoir soulevé tant de passions subversives; c'est d'avoir désarmé, troublé, et, pour ainsi dire, faussé les pouvoirs publics. Comme l'observe, à cette époque, une femme d'un sens élevé et fin, «l'anarchie est moins dans les esprits que dans les pouvoirs; il y a encore des gens qui savent ce qu'ils veulent; mais, à la lettre, personne ne sait ce qu'il peut[135]». Partout, en ces mois d'août, de septembre et d'octobre, une fermentation confuse, une constante agitation, une irritabilité maladive, le goût du bouleversement et de la violence, la rupture de toutes les barrières, la voie ouverte à toutes les chimères, à toutes les ambitions et à tous les orgueils, la précipitation et la déviation de tous les mouvements de l'esprit humain jusque dans la littérature et la philosophie, dans les questions économiques, sociales et religieuses[136].
Pour nous en tenir à l'ordre politique, la presse, enivrée de la part qu'elle a prise à la victoire de Juillet et de tout ce qui a été débité à ce propos sur sa puissance, n'a plus aucun sentiment des limites de son action et de ses droits, des respects qu'elle doit garder, des répressions qui peuvent la frapper. Elle croit à son omnipotence et compte sur son impunité. Il n'est si mince écrivain qui n'estime être, au-dessus du gouvernement et des lois, l'incarnation de la souveraineté nationale. Le mal apparaît surtout dans les journaux créés depuis la révolution[137], dans les pamphlets, placards, caricatures qui pullulent alors. C'est une débauche et une enchère de violence, de scandale, parfois d'immoralité. On s'acharne à renverser tout ce qui est debout, à avilir tout ce qui est respectable. À ce spectacle, M. Augustin Thierry, naguère encore fort engagé dans le mouvement, s'écrie avec une tristesse étonnée et un peu naïve: «Cette presse parisienne, qui a tout sauvé dans la dernière crise, semble aujourd'hui n'avoir d'autre but que de tout perdre. Je n'y comprends rien, et j'étais loin de m'y attendre.» Aussi en est-il déjà à invoquer «le bon sens des provinces», pour «faire justice de la turbulence de Paris».
Il est une forme plus menaçante encore du désordre révolutionnaire: les sociétés secrètes se sont transformées en clubs, «unissant ainsi, comme l'a dit M. Guizot, les restes d'une discipline silencieuse aux emportements de la parole déchaînée». Chaque soir, ces clubs tiennent des séances dignes des Jacobins et des Cordeliers de 1793. Y assistent non-seulement les affiliés, mais des jeunes gens, des ouvriers, des passants, qui sortent de là, l'esprit perverti et les passions enflammées. On ne recule pas devant les motions les plus factieuses: tel jour, par exemple, la Société des Amis du peuple prend et publie une délibération invitant la garde nationale et les ouvriers à «renverser» la Chambre des députés. Tel autre jour, on décide d'assaillir l'un des ministres, M. Dupin, dans son domicile, et de le «tonsurer»; il était alors traité de «jésuite».
Avec les excitations de la presse et des clubs, l'ordre matériel et la sécurité ne peuvent se rétablir. Soit désœuvrement, soit goût d'agitation, une partie de la population est restée dans la rue où elle était descendue, le 28 juillet. Elle prétend y continuer une sorte de règne tumultueux et dominer ainsi les pouvoirs publics. C'est à ses yeux le corollaire logique de ces barricades qu'on l'a louée d'avoir élevées, c'est l'application et la prolongation du même droit. Elle est poussée d'ailleurs par la misère. La crise de 1830 se trouvait être encore plus désastreuse pour le commerce et l'industrie que ne l'avait été celle de 1814, et que ne le sera celle de 1848. «Chaque coup de fusil tiré pendant les trois jours, a écrit un admirateur de la révolution, avait préparé une faillite[138].» Les riches ont fui de Paris: on n'évalue pas à moins de cent cinquante mille le nombre des départs. De là le chômage, et les souffrances qui en sont l'accompagnement ordinaire. Les ateliers nationaux, où l'État fait remuer nonchalamment la terre du Champs de Mars, ne sont qu'un remède bien insuffisant. L'ouvrier se demande alors si telle est la récompense de cet «héroïsme» tant exalté, le profit de ce pouvoir dont on lui dit qu'il s'est emparé. Vers la fin d'août, des attroupements à physionomie sombre se forment et témoignent de l'étonnement irrité de ce peuple qui se sent mourir de faim, au moment où l'on proclame le plus bruyamment sa souveraineté. Parfois, ils se mettent en branle à travers la ville; des milliers d'ouvriers défilent, rangés par corps de métier, suppliants et menaçants, montrant leur misère et réclamant leurs «droits». D'autres jours, ces bandes prétendent imposer par violence des solutions économiques au moins sommaires, comme le bris des machines et l'expulsion des ouvriers étrangers: c'est ainsi que, le 3 septembre, le Journal des Débats ne put paraître; ses presses avaient été détruites.
Passe-t-il dans la tête d'agitateurs populaires ou seulement d'écoliers d'exercer une contrainte sur le gouvernement ou de faire échec à une loi; veulent-ils décerner, de leur propre autorité, les honneurs du Panthéon à l'un de leurs favoris[139], encourager les conspirations futures en rendant hommage aux conspirateurs passés[140], protester contre quelque acte, formuler quelque exigence, intimider un parti, chasser un fonctionnaire, ou seulement, sans un but déterminé, montrer leur puissance et satisfaire leur goût de désordre, aussitôt les rues se remplissent d'une foule qui pousse des cris, hurle la Marseillaise ou la Parisienne. Pendant que les faubourgs démocratiques s'agitent, les quartiers bourgeois prennent peur, les boutiques se ferment sur le passage de ces bandes; mais tout le monde laisse faire. Des détachements de la garde nationale, pour témoigner leur sympathie et leur déférence, sortent de leurs postes, portent les armes et battent aux champs. La manifestation se dirige ensuite, menaçante, contre les hôtels des ministres ou contre le Palais-Royal, et le tout se termine par l'ovation accoutumée à La Fayette. Véritable armée de l'émeute! si elle n'en vient pas aux coups, c'est uniquement parce qu'elle ne rencontre aucune résistance à combattre[141]. De Paris, ces désordres gagnent la province. On a dit au peuple qu'il était roi; dès lors se vérifie partout la parole de Rivarol: «Quand le peuple est roi, la populace est reine.»
Le gouvernement n'ose à présent user de répression: les moyens matériels lui manquent. Le commandant des gardes nationales, le préfet de la Seine, le préfet de police, ne paraissent connaître d'autre ressource que des proclamations obséquieuses où, au milieu de compliments adressés aux perturbateurs, ils hasardent à peine une invitation timide à ne pas violer trop de lois et à ne pas trop humilier la monarchie. L'armée, devenue suspecte aux autres et défiante d'elle-même depuis qu'elle a été vaincue sur les barricades, est tenue à l'écart. Le Roi écrit à M. Guizot, le lendemain d'une émeute demeurée impunie: «Il est urgent d'avoir une troupe faisant ce service; mais, ajouta-t-il aussitôt, c'est difficile et délicat.» M. Odilon Barrot a dit, deux ans après, en se reportant à cette époque: «Il n'y avait plus possibilité de montrer un gendarme dans les rues; on fut obligé de déguiser la gendarmerie de Paris sous un autre nom et un autre uniforme, et même, pour la gendarmerie départementale, nous nous vîmes forcés de remplacer son shako par des bonnets à poil. Lorsqu'on se hasardait à faire sortir des patrouilles de troupes de ligne, c'était en les mettant à la suite d'un piquet de garde nationale[142].» Quant à cette garde nationale, seule en situation de maintenir l'ordre, elle ne le faisait qu'à ses heures, suivant ses caprices ou ses intérêts, jamais sous la direction du gouvernement. Celui-ci en était réduit à attendre humblement ce que seraient les impressions et les volontés de la milice citoyenne.
IV
Une telle atmosphère ne convenait guère à l'affermissement d'une monarchie naissante, et l'on ne comprendrait pas que celle-ci acquît à ce régime grande force morale et matérielle. Dans ces premiers mois, il n'y avait pas encore, à vrai dire, de parti républicain en révolte ouverte contre le principe du gouvernement; les mécontents ménageaient la personne de Louis-Philippe, affectaient de croire à ses bonnes intentions et de ne s'en prendre qu'à son entourage. Mais, pour n'être pas attaquée de front, la royauté ne courait pas moins un péril très-grave. Il semblait que presque tous eussent à tâche de la dénaturer et de l'abaisser, quelques-uns par tactique perfide, le plus grand nombre par sottise démocratique. On s'efforçait de diminuer la distance qui doit séparer le souverain de ses sujets: un «roi citoyen», c'était le mot dont se payaient les badauds du temps, oubliant que le propre du roi est de n'être pas citoyen. De là, cette foule plus impérieuse que dévouée, plus irrespectueuse qu'enthousiaste, qui forçait Louis-Philippe à se montrer sur le balcon de son palais et à y chanter la Marseillaise. De là, ces bourgeois prenant plaisir à coudoyer leur prince dans la rue, quand celui-ci, fidèle, par politique autant que par goût, à ses habitudes d'autrefois, se promenait à pied, à travers la ville, avec son chapeau gris et ce que Henri Heine appelait «son grand parapluie sentimental». De là, ces ouvriers qui, dans leur familiarité à la fois naïve et orgueilleuse, arrêtaient le Roi pour lui faire boire un verre de vin. De là, ces simples gardes nationaux qui, tout grisés d'être traités de «camarades» par leur souverain, sortaient des rangs, au milieu d'une revue, pour aller lui serrer la main aux applaudissements de la foule. De là, jusque dans la nouvelle cour, une sorte de sans façon systématique, à ce point que M. de Sémonville, entrant un soir dans les appartements royaux, et y apercevant des toilettes d'un négligé tout démocratique: «Je prie Votre Majesté de m'excuser, disait-il avec une malicieuse bonhomie, si je me présente sans être crotté[143].»
Avec les idées que nous lui connaissons, Louis-Philippe était mal préparé à se défendre sur ce terrain. Persuadé de la force irrésistible de la révolution, il ne songeait pas à lui marchander des concessions de forme et d'étiquette, trop heureux si, à ce prix, il parvenait à éluder quelques-unes des exigences de fond. Bien loin de s'attendre qu'on lui fît la cour, il se croyait obligé de la faire lui-même à la puissance du moment. Que de flatteries, par exemple, à l'adresse de cette garde nationale, en laquelle se résumaient alors les prétentions et la gloriole des petits bourgeois de 1830! Après la revue du 29 août, où avaient défilé soixante mille gardes nationaux, le Roi s'écriait, en se jetant dans les bras de La Fayette: «Cela vaut mieux pour moi que le sacre de Reims!» Dans l'abondance naturelle de ses conversations ou de ses allocutions, il faisait montre de sentiments populaires, rappelait avec complaisance la part qu'il avait prise à la révolution de 1789, et se déclarait en théorie presque républicain[144]. Cette attitude et ce langage lui paraissaient alors nécessaires pour désarmer de redoutables préventions, et se faire pardonner par la vanité démocratique d'avoir rétabli la monarchie.
Il n'était pas jusqu'à la simplicité fort honorable de ses mœurs et de ses goûts qui ne rendît Louis-Philippe moins apte à se protéger contre la familiarité démocratique. «Que parlez-vous de cour! disait-il à M. Dupont de l'Eure; est-ce que je veux une cour?» À l'apparat du pouvoir, il préférait sincèrement l'intimité et la liberté de cette belle famille, dont on a pu dire que toutes les filles étaient chastes et tous les fils vaillants, et qui, pendant près de vingt ans, devait donner le spectacle, si rare sur le trône et si sain pour la nation, du bonheur intérieur le plus vrai et le plus pur. Mais était-ce uniquement l'apparat inutile qui se trouvait sacrifié? n'était-ce pas quelquefois la dignité nécessaire? Louis-Philippe avait dans les veines le sang d'une race noble et fière entre toutes, et l'on s'en apercevait à bien des traits. Seulement, dans les longues épreuves de sa jeunesse,—dans les périls et les humiliations de la révolution, comme dans l'inaction forcée et la retraite presque bourgeoise de son exil,—il avait pris des habitudes de conduite et d'esprit toutes différentes de celles que contractent d'ordinaire les fils de maison royale; de là, des mérites rares qui ne se forment pas toujours dans les cours, la science plus vraie de la vie, la connaissance plus intime des choses et des hommes, une clairvoyance aiguisée, le détachement des vanités extérieures, une sensibilité sincère et profonde mêlée à une expérience un peu désabusée et railleuse, une sorte de philosophie patiente et souple, un courage froid et résigné; mais peut-être Louis-Philippe avait-il trop appris à se passer des conditions extérieures de la vie royale, et avait-il ainsi acquis les vertus et les goûts de l'homme privé, aux dépens de quelques-unes des qualités et des exigences qu'on a coutume et besoin de trouver chez un souverain.
Cependant, même à l'heure des plus grandes familiarités, la noblesse native, l'exquise distinction de la famille royale ne laissaient pas d'imposer à tous ceux qui l'approchaient. En quelque situation que les événements les placent, des Bourbons ne sont pas de ces parvenus qu'on ne sent princes que s'ils sont entourés d'une certaine étiquette. Même citoyens ou soldats d'une république, ils n'en gardent pas moins aux yeux de tous, fût-ce des démocrates, ce je ne sais quoi qu'on ne trouve pas ailleurs et qui fait d'eux les princes de la maison de France. La reine Marie-Amélie, notamment, avait conservé, dans ces jours de 1830 où tant de choses étaient abaissées, un air de naturelle grandeur qui commandait le respect aux plus réfractaires. «Moi, disait un général d'opinions assez avancées, avec le Roi, je n'éprouve pas du tout d'embarras; je lui parle comme s'il était mon égal. Mais avec la Reine, c'est autre chose; quand il faut lui répondre, je ne sais que dire, et je suis devant elle comme un imbécile[145].» Louis-Philippe, qui se prêtait plus facilement au personnage d'un roi bourgeois et populaire, et qui le jouait même avec une sorte de naturel et de belle humeur, laissait percer, à l'endroit de son rôle, un scepticisme quelque peu railleur qui scandalisait parfois la niaiserie prudhommesque de M. Dupont de l'Eure. Il était visible que sa condescendance aux engouements démocratiques n'aurait qu'un temps. «On est admis sans façon, disait-on à Béranger pour l'attirer alors au Palais-Royal; on y va avec des bottes.—Bien, bien, répondait le chansonnier; des bottes aujourd'hui, et des bas de soie dans quinze jours.»
Si courte qu'elle dût être, cette attitude avait son péril. Le Roi y gagnait sans doute une sorte de popularité qui, dans le moment, pouvait aider à surmonter quelques difficultés, mais ce n'était pas sans altérer la physionomie de sa royauté nouvelle, sans diminuer son prestige, sans ôter du «sérieux» que, suivant la Bruyère, «le caractère du Français demande dans le souverain». Si l'on n'attaquait pas encore le prince, on s'habituait déjà à le peu respecter. Pour ne se manifester que par la familiarité des témoignages de sympathie, cette irrévérence permettait néanmoins d'augurer ce que seraient les attaques au jour prochain et prévu où éclaterait la rupture. Et quand bientôt on verra Louis-Philippe accablé d'outrages grossiers que Louis XVIII et Charles X n'avaient jamais connus, ne faudra-t-il pas attribuer, en partie, ce désordre si funeste à ce qu'au lendemain de 1830, la royauté s'était placée d'elle-même presque de plain-pied avec la foule?
S'il est facile aujourd'hui de constater le mal, il l'était beaucoup moins alors de l'éviter. Tous les princes qui n'ont pas reçu leur royauté toute faite et qui ont dû l'établir eux-mêmes,—et Louis-Philippe n'était pas le premier,—ont été condamnés à commencer par bien des ménagements, par bien des compromis; il leur a fallu briguer la popularité, courtiser les parties influentes de la nation, que ce fût, suivant les époques, la noblesse, le tiers état ou la démocratie. Entre beaucoup, il suffirait de rappeler le modèle de nos rois, Henri IV. Que n'avait-il pas consenti à faire pour «gaigner des amis», comme il le disait, traitant avec ses sujets, subissant au besoin leurs exigences, achetant les uns, séduisant les autres, pénétrant presque de ruse dans sa capitale, si bien qu'il pouvait dire plus tard à propos des Jésuites: «Ils entrent comme ils peuvent: ainsy font bien les autres. Et je suis moy-mesme entré comme j'ay peu.» Son biographe nous le montre dépouillant l'appareil royal pour flatter les petits, «s'arrêtant pour parler au peuple, s'informant des passants d'où ils venoient, où ils alloient, quelle denrée ils portoient, quel estoit le prix de chaque chose et autres particularitez», ou, tel autre jour, disant aux bourgeois de Dieppe qu'il voulait attirer à sa cause: «Mes enfants, point de cérémonie; je ne veux que vos amitiés, bon pain, bon vin, et bon visage d'hôte.» S'il eût prétendu se renfermer dans son droit, dans sa dignité et dans son étiquette, comme a pu le faire plus tard un Louis XIV, il fût demeuré en Navarre, loué peut-être par quelques-uns,—surtout par les rivaux dont il eût fait l'affaire,—pour sa fierté impassible et désintéressée; mais, à notre grand malheur, il n'eût certainement pas mis la main sur la couronne de France. Pourquoi donc les coquetteries populaires du Béarnais n'ont-elles pas eu, pour la royauté, les inconvénients que devaient avoir celles de son descendant, en 1830? Les raisons de cette différence sont complexes, et ce n'est pas le lieu de les exposer toutes: disons seulement qu'il en est, et non des moindres, qui tiennent au changement des temps. À la fin du seizième siècle, si troublés que fussent les esprits, si ébranlées que fussent les institutions, la révolution n'avait pas encore renversé tous les principes et toutes les traditions, l'idée royaliste subsistait entière, l'orgueil républicain n'avait pas remplacé le sentiment de respect qui est la condition nécessaire de toute monarchie. Si les bourgeois, ligueurs de la veille, étaient alors heureux de voir le Roi les aborder dans la rue, c'était reconnaissance d'être momentanément et gracieusement élevés jusqu'à lui, ce n'était pas satisfaction envieuse de l'abaisser jusqu'à eux. Quand le prince tendait la main à la foule, on la prenait pour la baiser, au lieu de la serrer avec une affectation d'impertinente égalité, ainsi qu'on en usera avec Louis-Philippe. Aussi Henri IV a-t-il pu être loué par ses contemporains d'avoir «fait, comme tous les sages princes, qu'on receust la familiarité, mais non pas qu'on la prist». Aurait-il mérité au même degré cet éloge, s'il eût dû s'élever sur le trône au lendemain de la révolution de Juillet et quarante ans après celle de 1789? Alors, par le malheur de l'époque, par l'état général des esprits, un nouveau roi avait plus de peine à gagner la popularité nécessaire, et les moyens employés d'ordinaire pour capter la foule étaient devenus autrement compromettants et périlleux.
V
Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis la révolution: le désordre persistait, et le gouvernement semblait toujours incapable d'y mettre un terme. Il en résultait un état croissant de malaise, de défiance et d'insécurité, dont souffrait le moral de la nation comme ses intérêts matériels. Point d'affaires. Ni l'industrie ni le commerce ne se relevaient du coup terrible qui les avait frappés en Juillet. Si les boutiques s'étaient rouvertes, les clients n'y revenaient point. Les ouvriers n'avaient pas d'ouvrage[146]. Les faillites se multipliaient et atteignaient les maisons les plus honorables. L'impression fut singulièrement pénible dans la Chambre, le jour où son président lui lut la lettre de démission d'un de ses membres, banquier considérable de Paris, qui venait d'être mis en faillite et qui signalait à ses collègues la crise affreuse dont il était victime[147]. C'était en vain que le gouvernement cherchait à atténuer le mal par des lois diverses, notamment par celle qui autorisait à faire des avances à l'industrie et au commerce jusqu'à concurrence de trente millions. D'ailleurs, le trésor public était lui-même en souffrance: par l'effet de la misère générale, ses revenus rentraient mal; au moment où le prestige de la légalité était si ébranlé, les lois d'impôts n'étaient pas naturellement les dernières auxquelles le peuple devait être tenté de marchander son obéissance; sur plusieurs points, on refusait de payer les contributions indirectes.
Tous les journaux constataient le malaise. «Voyez l'état du commerce, disait le Journal des Débats, il est affreux.» Le Constitutionnel ajoutait: «Il est impossible de le cacher, le commerce est dans la détresse; on annonce à chaque instant de nouvelles faillites, les unes à Paris, un plus grand nombre dans la province.» Un autre jour, la même feuille parlait de «l'imminence d'une grande catastrophe commerciale[148]». Le mal était tel que les journaux les plus engagés dans la révolution ne pouvaient le dissimuler. Le National tâchait bien de faire prendre patience à ses amis, en leur rappelant «qu'on ne mène pas à fin une révolution, sans tuer des hommes et sans qu'un grand nombre d'affaires soient en souffrance»; mais en attendant, il avouait, avec une confusion mal dissimulée, «l'inconfiance absolue qui tuait les affaires». «Il y a de l'inquiétude dans les départements, disait-il encore; on craint Paris; on croit tout ce qui a été débité d'absurde et de faux sur les clubs, sur les émeutes, sur l'esprit républicain.» Puis il dépeignait ainsi l'état de l'opinion: «Ne craignons pas d'avouer ce qui fait en ce moment la joie et l'espoir des ennemis de la révolution de Juillet: oui, il y a un malaise général, une inquiétude vague, sans objet précis comme sans bornes, un défaut de confiance qui ne se connaît et ne se définit pas bien lui-même... On voudrait se livrer, comme par le passé, à la sécurité, aux affaires, aux distractions, et l'on sent qu'on ne peut pas; on reste en suspens, attendant encore quelque chose: du bien ou du mal? On ne sait quoi; mais l'on attend[149].»
L'excès même du malaise commençait cependant à provoquer dans l'opinion quelques velléités de réaction. Au lendemain des journées de Juillet, les révolutionnaires avaient eu seuls le verbe haut. Entraînés ou intimidés, les niais et les poltrons—n'est-ce pas la majorité?—les avaient suivis docilement. Ceux qui souffraient ou s'inquiétaient se croyaient trop isolés pour risquer une contradiction. Mais la crise persistant et s'aggravant, les doutes s'élevèrent, les mécontentements se multiplièrent et s'enhardirent. Ce désordre permanent, ce règne de la populace, ces clubs, ces émeutes, firent apparaître aux yeux de la bourgeoisie le fantôme, alors détesté, de 1793. De là, des alarmes, des colères d'abord sourdes, qui, dans les cercles de la classe moyenne, dans les postes de la garde nationale et surtout dans les boutiques, succédèrent peu à peu à l'enthousiasme des premiers jours. On commençait à demander au gouvernement d'agir et de réprimer. Grand embarras pour celui-ci. Comme le disait alors avec amertume et non sans naïveté le National, était-il donc si aisé «de gouverner la France, avec une armée qui se révolte, des ouvriers qui se coalisent, des milliers d'intrigants acharnés à vouloir des places[150]»?
Le premier obstacle était dans le gouvernement lui-même. Les clubs et les émeutes y avaient des complices, ou tout au moins des complaisants et des protecteurs. Le garde des sceaux et le procureur général déclaraient qu'ils donneraient leur démission plutôt que d'appliquer l'article 291 du code pénal aux associations révolutionnaires. Comme le Roi disait à ce propos: «Il faut pourtant que le gouvernement se défende.—Il faut, répondait avec une solennité bourrue M. Dupont de l'Eure, il faut que le gouvernement marche dans la voie de Juillet, qu'il veuille ce qu'a voulu la révolution, et il n'aura nul besoin de se défendre.» Ne sait-on pas combien les vues des ministres conservateurs eux-mêmes étaient alors incertaines et timides? Cependant, à mesure que le mécontentement grandissait dans le public, ils s'enhardissaient à manifester davantage sinon leurs volontés, du moins leurs désirs. Dans un débat soulevé, le 25 septembre, par des députés qui se plaignaient du tort fait au commerce par les clubs, ils trouvaient même l'occasion d'ébaucher, pour la première fois, à la tribune, un programme de résistance. «La France a fait une révolution, disait M. Guizot, mais elle n'a pas entendu se mettre dans un état révolutionnaire permanent», et il déclarait plus ou moins nettement que le gouvernement devait se servir, contre les sociétés populaires, de l'article 291 du code pénal. M. Dupin attaquait avec vigueur les agitateurs: «Voyez la capitale, s'écriait-il, croyez-vous qu'elle ne s'inquiète pas, quand vous remplissez les rues, quand vos longues colonnes y coulent à pleins bords! Chacun se range et se détourne comme au passage d'un torrent, et personne ne songe à entrer chez les marchands dont les magasins restent déserts.» Et plus loin: «Il y a une France de trente-deux millions d'hommes qui ne demande pas une agitation perpétuelle; mais elle veut un gouvernement fort; elle veut être gouvernée par le Roi et les Chambres, non par des clubs.» Quelques jours plus tard, le 29 septembre, M. Casimir Périer, provoqué par M. Mauguin, proclamait que «tout ce qui devait être détruit l'avait été dans les trois jours»; puis, faisant une sorte de confession publique, il ajoutait que si les ministres méritaient un reproche, c'était «de n'avoir peut-être pas saisi assez tôt, avec assez de résolution, l'autorité nécessaire pour prévenir des incertitudes, des doutes, des hésitations». «Toutefois, disait-il, il en est résulté un bien, c'est que le besoin de cette autorité tutélaire s'est fait sentir à tout le monde; et le pouvoir que nous n'avions pas pris est venu se donner lui-même.» La majorité entendait avec quelque étonnement ce langage nouveau pour elle; si elle n'y apportait pas une adhésion bien active, elle était loin de le désapprouver, en dépit des déclamateurs qui niaient le péril et garantissaient les «intentions pures» des «généreux citoyens» des clubs. Mais les ministres, qui avaient pris sur eux de faire ces déclarations, étaient si peu sûrs de la Chambre, si peu sûrs de leurs propres collègues et peut-être d'eux-mêmes, qu'ils ne tentèrent aucun effort pour tirer du débat une conclusion pratique, pour provoquer un vote qui eût mis en demeure les députés, et d'abord les membres du cabinet de se prononcer dans un sens ou dans l'autre. Ce qu'ils avaient voulu, c'était moins s'engager immédiatement et résolument dans une politique nouvelle, et surtout y engager les pouvoirs publics, que soulager leur conscience, dégager leur responsabilité, prendre position pour l'avenir, et s'offrir d'avance à la réaction qu'ils voyaient poindre.
La partie de la population qui désirait la fin du désordre trouvait donc, dans une partie du ministère, plutôt un encouragement platonique qu'une assistance effective. Elle tenta alors de faire elle-même ce que le gouvernement n'osait ou ne pouvait entreprendre. Le principal club, celui de la Société des Amis du peuple, se réunissait dans le manége Pellier, rue Montmartre, au centre du Paris commerçant. Poussés à bout par la ruine, les habitants du quartier envahirent un soir la salle du club, et en dispersèrent de force les membres, avec accompagnement de sifflets, de huées, presque de voies de fait[151]. Peu s'en fallut qu'ils n'imitassent la jeunesse dorée enfonçant, après le 8 thermidor, les portes des Jacobins, fouettant les tricoteuses et bâtonnant les sans-culottes. Ainsi par l'abdication du pouvoir, tout, même l'action des conservateurs, prenait une forme révolutionnaire, et, suivant la remarque du Journal des Débats, «il avait fallu presque une petite insurrection pour rétablir l'ordre». Cette exécution fut mortelle, non aux sociétés révolutionnaires qui persistèrent plus redoutables que jamais, mais aux clubs proprement dits.
Les meneurs n'avaient pas pour cela la tête plus basse. Quelques jours après, les principaux membres de cette Société des Amis du peuple comparaissaient, pour d'autres faits, devant le tribunal correctionnel. S'ils étaient frappés de condamnations peu importantes, ce n'était pas sans que le principal accusé, nommé Hubert, ne se fût donné le plaisir d'insulter ses juges. «Messieurs, avait-il dit à la face du président qui n'avait pas songé à l'interrompre, c'est un étrange spectacle que de voir citer devant vous, deux mois après la révolution de Juillet, des hommes qui n'ont pas été étrangers aux succès de nos grandes journées... Je n'aurai pas l'inexcusable faiblesse de vous accepter pour juges et de me défendre devant vous... Juges de Charles X, récusez-vous: le peuple vous a dépouillés de la toge, en rendant la liberté à vos victimes, et vous-mêmes avez sanctionné sa sentence en fuyant lorsqu'il se battait... Comment osez-vous affronter sur vos siéges, dont les fleurs de lys ont été arrachées, ceux qui ont chassé l'idole à laquelle ont été sacrifiés tant de proscrits?» Si habitué qu'on fut alors à voir toutes les autorités outragées, le monde judiciaire s'émut de la longanimité avec laquelle avait été tolérée cette violence. Le magistrat qui présidait le tribunal fut déféré disciplinairement à la cour royale. Celle-ci, tout en exprimant le regret que «le tribunal n'eût pas arrêté et puni un pareil scandale», ne prononça aucune peine, par cette raison «que les motifs donnés par le président de la Chambre pouvaient excuser son silence et son inaction». Quels étaient ces «motifs»? Peut-être le magistrat incriminé avait-il fait valoir qu'il avait suivi l'exemple de laisser-aller donné en toutes circonstances par le gouvernement et spécialement par le chef même de la magistrature, M. Dupont de l'Eure.
VI
Dans la discussion sur les clubs, la Chambre avait laissé voir ses tendances conservatrices, en faisant bon accueil aux discours de MM. Guizot, Dupin, Périer, et aussi sa faiblesse, en n'osant donner aucune conclusion pratique au débat. À les considérer individuellement, les députés étaient, pour le plus grand nombre, d'opinion modérée; mais, sortis d'un mouvement puissant d'opposition, il leur paraissait difficile, alors qu'ils étaient encore dans leur premier élan, de se retourner pour ainsi dire, d'oublier leurs thèses de libéralisme à outrance, leurs luttes contre le principe d'autorité, leurs défiances contre les instruments et les alliés naturels du pouvoir, et de se retrouver tout d'un coup majorité de gouvernement. La part que ces députés venaient de prendre à une révolution, les doctrines qu'ils avaient dès lors dû admettre, les alliances qu'ils avaient contractées avec les forces populaires, les sophismes, les déclamations, les passions auxquels ils s'étaient laissés aller, n'étaient pas de nature à rendre cette transformation plus aisée. En tout cas, le jour où l'on eût voulu former dans cette Chambre un parti de résistance, il aurait fallu rompre l'union de ces 221, qui tous, constitutionnels ou révolutionnaires, avaient fait jusqu'ici campagne ensemble, confondus à l'ombre du même drapeau. Or nul n'osait alors prendre l'initiative de cette rupture: les ministres moins que tous autres; ils n'eussent pu le faire sans dissoudre le cabinet lui-même. Les plus conservateurs d'entre eux se sentaient si faibles, qu'ils aimaient mieux renoncer à s'entourer de leurs partisans que de provoquer leurs adversaires à se grouper. Vainement donc eût-on cherché, dans cette Chambre, des partis classés et organisés: «Personne, a dit M. Guizot, ne se formait soit à exercer régulièrement le pouvoir, soit à le rechercher par une opposition intelligente et légale.» En réalité, il n'y avait pas plus de majorité que de ministère: nouveau signe de cette incorrection parlementaire qui semblait être la première conséquence de la révolution.
La Chambre des députés n'avait pas alors une influence en rapport avec le rôle prépondérant qu'elle venait de jouer. On l'eût dite épuisée par l'effort qu'elle avait fait en s'emparant du droit de créer un roi et de modifier la constitution. Bien loin d'y avoir trouvé une force, il en était résulté pour elle une sorte de fatigue, une responsabilité qui la gênait de son poids trop lourd. Cela explique la stérilité législative de cette première session. D'ailleurs, il ne restait plus grand'chose de la popularité, tout à l'heure retentissante, des 221[152]. C'est à la Chambre que les ardents s'en prenaient de toutes leurs déceptions. Ainsi faisait notamment l'organe le plus important de la gauche, le National, qui n'avait pas encore cependant déclaré la guerre au gouvernement de Juillet. Il opposait la royauté nouvelle à la Chambre, le premier de ces pouvoirs, «seul né de la révolution, n'ayant pas peur des barricades», tandis que le second continue à ressentir, «au seul nom de peuple et de liberté, ces terreurs qui ont marqué toute l'époque de la Restauration». La Chambre, ajoutait-il, «représente la France d'il y a six mois; c'est presque comme si l'on disait la France d'il y a quinze ans[153]». Il se déclarait fatigué d'entendre parler de ces «éternels 221»,—leur éternité était vieille de trois mois,—et il célébrait avec ironie la «reconnaissance» due «aux braves députés qui ont, douloureusement et tout à fait contre leur cœur, refusé leur concours à l'excellent monarque Charles X[154]». D'autres écrivains leur signifiaient «qu'appropriés aux besoins de l'opposition sous le règne de la légitimité, ils ne pouvaient plus exprimer ni les intérêts de la révolution, ni l'état intellectuel du pays, après cette immense transformation politique». «Énergie usée, capacité flétrie», Chambre «décrépite et illégitime», telles étaient les aménités réservées désormais aux triomphateurs de la veille[155]. Toute la gauche, y compris le préfet de la Seine, était unanime à demander la dissolution et des élections générales, pour avoir une Chambre «suivant l'esprit de la révolution et issue d'elle». Jusque dans le sein de l'assemblée et du haut de sa propre tribune, on contestait son droit et l'on réclamait sa dispersion[156]. Quelques-uns, dans leur impatience, pressaient le gouvernement de faire à lui seul et par ordonnance la législation électorale, oubliant probablement qu'un acte semblable leur avait paru justifier la déchéance de Charles X.
Tant d'attaques provoquaient-elles les députés à faire enfin acte d'énergie, à tenir tête à cette excitation révolutionnaire qui les menaçait les premiers, à inaugurer une politique de résistance à laquelle eût dû les déterminer le seul instinct de la conservation? Non, ces attaques produisaient plutôt dans la Chambre cette sorte d'intimidation qui était alors l'état d'esprit de tous les «suspects». D'ailleurs, quand elle entendait contester sa «légitimité», l'assemblée devait s'avouer à elle-même qu'elle avait, en effet, été élue pour faire partie d'un gouvernement qui n'était plus, et en vertu d'une législation électorale que la Charte nouvelle avait condamnée[157]. Aussi était-elle chaque jour plus hésitante, lasse, incertaine de la volonté nationale et de son propre droit, sans force et sans courage pour fournir une direction à l'opinion et réagir contre le mouvement qui emportait toutes choses. Elle était réduite d'un quart de ses membres par les annulations d'élections et par les démissions des royalistes, et la conscience de cette mutilation la rendait plus timide encore. Elle ne céda point jusqu'à se dissoudre, comme on l'en sommait impérieusement; le 4 octobre, elle décida, sur la motion d'un de ses membres, M. Jacques Lefèvre, qu'elle suspendrait ses travaux le 10 et ne les reprendrait qu'après avoir vu ses vides remplis par des élections complémentaires. Ces élections, en comptant les réélections de députés nommés fonctionnaires, ne portaient pas sur moins de cent treize siéges. C'était donc toute une infusion de sang nouveau sur laquelle la Chambre comptait pour se rajeunir et se vivifier[158].
VII
Avant de se séparer, la Chambre devait s'occuper encore d'une affaire singulièrement redoutable pour sa faiblesse et pour celle du pouvoir. Elle venait de voter, quelques jours auparavant, le 27 septembre, la mise en accusation des anciens ministres de Charles X. L'initiative de ces poursuites n'était pas venue du gouvernement. C'était le peuple qui, au lendemain de sa victoire, avait arrêté en province les ministres fugitifs. «Capture malencontreuse!» s'était écrié alors Carrel, tant ceux même qui étaient le plus animés contre le régime déchu pressentaient les embarras et les périls d'un procès de ce genre. C'était ensuite un simple député, esprit absolu et violent, M. Salverte, qui avait, dès le 13 août, proposé la mise en accusation[159]. Une fois saisie, la Chambre n'avait pas cru pouvoir refuser cette satisfaction à l'irritation populaire. Mais irait-on jusqu'à livrer les têtes de M. de Polignac et de ses collègues? On y comptait en bas lieu. À peine la question s'était-elle trouvée posée qu'avaient commencé à fermenter les instincts de férocité vindicative si faciles à éveiller dans les foules. Les démagogues n'étaient pas les seuls à entretenir et à aviver cette soif de sang. Dans une région moins basse, on rencontrait des «esprits étroits et raides» qui, par argumentation juridique et par dogmatisme révolutionnaire, prétendaient établir que la peine capitale était le châtiment légitime et nécessaire d'une tentative de coup d'État. Telle était la conclusion d'un article du Times que les feuilles de gauche s'empressaient de reproduire, et la Revue d'Édimbourg, alors dans tout son éclat, disait, en parlant des ministres accusés: «S'ils échappent au châtiment qu'ils ont trop mérité, cette indulgence ne sera qu'une prime offerte à la trahison, un encouragement à qui voudra s'armer contre les libertés populaires; les défenseurs de ces libertés, si le sort les trahit, n'échappent ni à la rigueur de la loi ni à la hache du bourreau.»
Épreuve décisive pour la monarchie naissante! Si sévèrement qu'on jugeât la révolution de Juillet, il fallait reconnaître qu'elle s'était montrée, dans la victoire, tolérante et clémente. Sauf certaines atteintes à la liberté religieuse dont il sera parlé plus tard, peu ou point de ces représailles trop fréquentes en pareil cas, et surtout, en dehors du combat, pas de sang versé. Charles X avait pu gagner lentement et publiquement le port de Cherbourg, sans être victime d'aucune violence. Louis-Philippe ressentait quelque fierté d'une modération qui était, en effet, pour beaucoup, son œuvre personnelle. «Ne serait-il pas possible, écrivait-il à M. Guizot, le 13 septembre, d'indiquer dans votre exposé que, tandis que le gouvernement fait aussi largement la part des destitutions réclamées par le vœu public, cependant aucune persécution n'a lieu; que la liberté individuelle existe pour tous, dans la plus grande étendue, ainsi que la circulation des voyageurs de toutes les classes, de toutes les opinions, de tous les partis; que les cabinets noirs n'existent plus, que le secret des lettres est scrupuleusement et consciencieusement respecté; que nul n'est inquiété pour ses opinions, quelles qu'elles aient été, quelles qu'elles puissent être encore? Je ne prétends pas à l'encens des compliments, mais cependant je crois qu'on peut dire à ceux qui méconnaissent ma conduite et ses motifs: «En auriez-vous fait autant envers nous[160]?»
Laisser ensuite verser le sang des ministres de Charles X, ce serait perdre le bénéfice et l'honneur de cette modération première; ce serait altérer complétement le caractère du nouveau régime. Les conséquences ne se feraient pas attendre, terribles au dedans et au dehors. Au dedans, une fois que le fauve populaire aurait trempé ses lèvres dans le sang, n'était-il pas à craindre que, comme toujours, il ne voulût s'en gorger, que l'ivresse du carnage ne lui montât au cerveau? et alors où s'arrêterait-il? N'aurait-on pas ouvert la porte à de hideuses passions dont la monarchie elle-même serait d'abord victime? Au dehors, on ranimerait, plus irritées et plus menaçantes, ces défiances dont la prudente sagesse de Louis-Philippe avait eu tant de peine à prévenir le dangereux éclat. Aussi, quand les rêveurs de bouleversement démagogique et de guerre universelle réclamaient si âprement la mort de M. de Polignac et de ses collègues, ils le faisaient moins par ressentiment contre ces derniers, que par intuition de ce qui en résulterait pour la monarchie de Juillet. Après avoir donné un tel gage à la révolution, cette monarchie lui serait irrévocablement liée et subordonnée; en même temps, elle romprait à tout jamais avec les gouvernements réguliers, par un défi sanglant, analogue à celui de la Convention jetant aux royautés européennes la tête coupée de Louis XVI.
Le Roi avait vu ce péril dès le premier jour; la majorité de la Chambre, de même; c'est pourquoi elle avait scrupule de se séparer, en ne laissant, sur ce point, d'autre indication à l'opinion publique que le vote de mise en accusation. Accuser quelqu'un de haute trahison, n'était-ce pas le vouer à une condamnation à mort? Que faire pour écarter cette conséquence? D'accord avec les ministres, la majorité usa d'un détour. Dans les dernières séances de la session, le 6 et le 8 octobre, elle entendit le rapport et précipita la discussion sur une proposition de M. de Tracy, tendant à la suppression de la peine de mort. Il lui parut impossible d'improviser une réforme aussi grave, mais elle adopta une adresse qui invitait le Roi à proposer cette suppression, notamment en matière politique. En même temps, on faisait signer «aux blessés de Juillet» une pétition dans laquelle ils disaient que «les mânes de leurs frères n'avaient pas besoin de sang pour être apaisés». Le Roi reçut aussitôt l'adresse des députés, en approuvant chaleureusement les idées qui y étaient exprimées. Cette démonstration sentimentale, dans laquelle tous avaient eu leur rôle, paraissait avoir pleinement réussi. Au Palais-Royal, dans le monde parlementaire, dans les salons ministériels, chacun crut la difficulté sinon surmontée, du moins tournée; on était tout à la joie d'une habileté heureuse et à l'émotion, très-sincère du reste, de la générosité dont on venait de faire preuve, et lorsque, deux jours plus tard, le 10 octobre, les députés suspendirent leurs séances, leur conscience était rassurée sur les dangers de la mise en accusation.
Ils oubliaient cette foule révolutionnaire qui, depuis Juillet, semblait être l'un des grands pouvoirs publics. Quelle colère quand elle s'aperçoit qu'on lui dérobe ses victimes! Un cri de fureur sauvage éclate dans les clubs, les journaux, les placards; on dénonce au peuple la trahison dont il est menacé; appel est fait aux plus sanglants appétits, dans un langage digne de 1793. Le soulèvement est tel, que les journaux modérés renoncent à justifier l'adresse, et le Constitutionnel blâme, comme «étrange et inopportun», le «drame philanthropique que la Chambre a voulu improviser en vingt-quatre heures». Cette Chambre n'est plus là pour se défendre: en eût-elle eu d'ailleurs le courage? Quant au ministère son complice, ahuri, intimidé de ce tapage, il ne sait imprimer aucune direction, opposer aucune résistance; les journaux se demandent en raillant s'il existe: «Il y a un gouvernement, dit le National; on entend à peine parler de lui;... on ne le voit plus; on ignore presque où il est. Pressé de questions, il ne s'explique point; attaqué, calomnié peut-être, il ne répond point. Où est-il? Que fait-il? Que pense-t-il[161]?»
Ainsi violemment excitées et mollement combattues, les passions mauvaises grondent chaque jour plus menaçantes. Des attroupements sinistres se forment sur les places publiques. Le 17 octobre, la populace se porte sur le Palais-Royal, demandant la mort des anciens ministres. Elle revient le lendemain, et, dans la soirée, envahit les cours et les jardins; c'est avec peine que la garde parvient à la refouler et à fermer les grilles. À Vincennes! crie-t-on alors; et la hideuse cohue, qu'on a pu comparer à une bande de septembriseurs en quête de «travail», se précipite, armée de fusils, de sabres, de piques, pour arracher les ministres de leur prison. Des torches éclairent sa marche. Sur son passage, les boutiques se ferment; partout l'effroi et le dégoût; du reste aucun obstacle, aucune répression. Le château de Vincennes a heureusement pour commandant le général Daumesnil. Ce vieux soldat, dont l'énergie console un peu de la faiblesse qui règne partout ailleurs, fait ouvrir les portes de la forteresse et se présente seul à la horde des assaillants: «Que voulez-vous? leur demande-t-il.—Nous voulons les ministres.—Vous ne les aurez pas; ils n'appartiennent qu'à la loi; je ferai sauter le magasin à poudre plutôt que de vous les livrer.» La foule, un instant hésitante, mais bientôt dominée, s'éloigne en criant: «Vive la jambe de bois!» Elle revient à Paris: il est deux heures du matin; ivre de passion, de cris et de vin, elle se porte de nouveau sur le Palais-Royal et, avec d'atroces clameurs, demande à voir le Roi. On n'a même pas eu la précaution vulgaire d'augmenter la garde après l'attaque du matin; le poste va être forcé, déjà les plus hardis montent le grand escalier, quand arrivent quelques compagnies de garde nationale, réunies à la hâte. Il s'en faut de peu que le Roi ne subisse l'outrage d'un autre 20 juin. Alors, seulement, vaincue par sa propre lassitude, l'émeute se disperse.
Pendant ces quarante-huit heures d'angoisse et de honte, on eût vainement cherché trace à Paris d'un commandement sûr de lui-même et capable de se faire partout obéir: pas d'autre résistance que celle qu'il a plu aux gardes nationaux d'opposer par moment et par place. On a fait quelques arrestations: deux seulement seront maintenues et aboutiront à des condamnations à six mois ou un mois de prison. Dans la journée du 18, les ministres se sont rassemblés chez le Roi: inertes par faiblesse et par division, embarrassés les uns des autres, s'en voulant mutuellement d'être, ceux-ci trop lâches, ou ceux-là trop impopulaires, plus effrayés encore par l'impuissance de la défense que par la force de l'attaque, ils ont adressé aux généraux moins des ordres de répression que des adjurations vagues de mettre fin au désordre, et surtout ils ont tâché de désarmer les émeutiers par quelque concession. Dans ce dessein, ils ont préparé, pour le Moniteur du lendemain, une note où, désavouant à demi le vote de la Chambre et leur propre conduite dans l'affaire de l'adresse, ils déclaraient que le gouvernement ne croyait pas possible «l'abolition universelle et immédiate de la peine de mort», et que, même pour restreindre ce châtiment aux seuls cas nécessaires, «il fallait du temps et un long travail». Fait significatif, c'était M. Guizot qui avait rédigé cette note sur la table du conseil[162].
Le 19 au matin, le Roi, en remerciant les gardes nationaux qui l'avaient sauvé pendant la nuit, leur disait avec fermeté: «Ce que je veux, ce que nous voulons tous, c'est que l'ordre public cesse d'être troublé par les ennemis de cette liberté réelle, de ces institutions que la France a conquises, et qui peuvent seules nous préserver de l'anarchie et de tous les maux qu'elle entraîne à sa suite.» Mais quelle portée pouvait avoir ce langage, quand, en même temps, le Moniteur publiait la note rédigée la veille? Tout était du reste à la faiblesse et à la capitulation. Les journaux de la gauche modérée et dynastique glissaient à peine quelques timides conseils de paix, ou plutôt quelques supplications, au milieu d'éloges hyperboliques prodigués aux «hommes de Paris, race de braves, peuple d'élite, fait pour la gloire, pour les nobles élans du cœur[163]». La Fayette, plus spécialement chargé du maintien de l'ordre en sa qualité de commandant de la garde nationale, adressait aux émeutiers des proclamations pleines d'une effusion confiante et caressante; il leur parlait de «leur gloire si pure», et les conjurait humblement de ne pas lui causer le chagrin de ternir cette gloire. M. Odilon Barrot fit mieux encore; il traita cette sédition honteuse et détestable entre toutes, «d'émotion populaire» qu'il s'efforçait d'excuser et d'attribuer à un «malentendu»; il discuta avec elle comme avec une sorte de pouvoir; il osa même qualifier l'adresse de la Chambre de «démarche inopportune», donnant ainsi le spectacle d'un fonctionnaire qui blâmait le parlement, les ministres, le Roi, et le faisait pour satisfaire une émeute. Si habitué qu'on fût à l'anarchie administrative, le scandale parut cette fois difficile à supporter. M. Guizot et ses amis parlèrent de la démission ou de la destitution du préfet de la Seine. Mais M. Dupont de l'Eure et le général La Fayette menacèrent de leur retraite si l'on touchait à M. O. Barrot. Celui-ci demeura donc, et les journaux de gauche mirent en lumière la façon dont le préfet l'avait emporté sur les ministres. L'autorité de ces derniers n'en était pas accrue. Après chaque capitulation, ils ne gagnaient rien en popularité, mais ils perdaient en considération. La même foule qui avait acclamé le vieux général Daumesnil, quand celui-ci lui avait résisté, répondait aux concessions du gouvernement, en criant plus fort qu'auparavant: À bas les ministres!
VIII
Le ministère du 11 août est arrivé à ce résultat que tout le monde l'attaque et que personne ne le défend: les conservateurs, parce qu'il ne résiste pas; les révolutionnaires, parce qu'il ne suit pas le mouvement d'assez bonne grâce; les uns et les autres enfin, parce qu'il a cette figure assez piteuse et généralement peu respectée d'un gouvernement qui ne sait pas, ne peut pas ou n'ose pas vouloir. Lors de son avénement, le cabinet, à raison même de sa composition un peu disparate, avait été bien accueilli partout, à gauche par le National, au centre gauche par le Constitutionnel, à droite par le Journal des Débats. Deux mois se sont écoulés, et, entre tous les journaux, c'est à qui lui donnera plus rudement et plus dédaigneusement congé. Armand Carrel écrit dans le National: «Devant ce fait d'une volonté populaire exprimée d'une manière malheureusement trop claire, volonté de vengeance et de sang, nous le disons avec peine, la situation n'est plus tenable pour un ministère qui a tenté l'impuissante combinaison du salut des ministres par l'abolition préalable de la peine de mort. Il faut laisser la place à des hommes, ou assez populaires pour pouvoir obtenir grâce et forcer les passions à renoncer à un argument terrible, ou assez déterminés pour accepter la solidarité d'un acte de vengeance qu'il serait impossible d'empêcher.» Le National ajoute quelques jours plus tard: «Que le ministère ait commis toutes les fautes qui pouvaient démontrer son incompatibilité avec la France de 1830, il n'y a qu'un avis là-dessus.» Il lui reproche «d'avoir peur d'une révolution accomplie, de ne pas la connaître, d'aimer mieux la calomnier que se familiariser avec elle et, si ce n'est la conduire, la suivre au moins d'un pas égal[164]». D'autre part, on lit dans le Constitutionnel: «Les émeutes qui n'ont trouvé de répression et pour ainsi dire de gouvernement que dans la garde nationale, ne laissent aucun doute sur la nécessité d'un pouvoir qui le soit autrement que de nom[165].» Le Journal des Débats exprime des plaintes analogues: «Le pouvoir public ne prend plus l'initiative d'aucune mesure; il attend que la garde nationale veuille et agisse; alors il se met à suivre;... l'administration s'efface et se cache derrière le peuple.» La conclusion est naturellement peu favorable au maintien du cabinet: «Il ne faut pas croire que nous tenions beaucoup au ministère en lui-même; par son inaction, par sa faiblesse, il donne prise aux troubles... S'il ne se défend pas mieux, et surtout s'il ne défend pas mieux l'ordre public qu'il n'a fait, il tombera, et sans laisser de regret! Il tombera, non parce qu'il est modéré..., mais parce qu'on finira par voir trop clairement que sa modération n'est que l'impuissance, et qu'en laissant aller, il perd tout.» Dans le même journal, M. Saint-Marc Girardin s'écrie, avec l'indignation de son honnête et fin bon sens: «Avoir un gouvernement qui ne gouverne pas, mais qui prie humblement d'obéir, demandant pardon de la liberté grande qu'il prend, c'est n'être pas dans l'état social ni dans l'état barbare; c'est être dans l'anarchie et le chaos. La société est une bonne chose; mais cette décadence de la société, ce radotage impuissant des institutions sociales, c'est une pauvre et pitoyable chose[166].» Aussi le National, après avoir constaté cette unanimité d'attaques, après avoir déclaré que le ministère «n'a pas un journal à lui», qu'il est «plus dépourvu du côté de la presse que ne l'a été aucun des cabinets depuis la Restauration», est autorisé à prononcer cette condamnation sommaire: «Le ministère ne convient à personne[167].»
Cette poussée de la presse devait rencontrer peu de résistance au moins chez une partie des ministres. Ceux d'entre eux qui représentaient l'élément conservateur ressentaient déjà depuis quelque temps la lassitude, le dégoût, on dirait presque le remords de la besogne qu'il leur fallait faire et surtout laisser faire, troublés moins encore des attaques dont ils étaient poursuivis que du jugement qu'ils portaient eux-mêmes sur leur œuvre[168]. On se rappelle dans quel esprit ils avaient consenti à faire partie du premier cabinet de la monarchie, et notamment avec quelle modestie défiante M. de Broglie avait alors défini le rôle tout provisoire et expectant de ce ministère. Les événements n'avaient pas rendu le noble duc plus confiant et plus hardi. «Il s'agit, disait-il un jour à son collègue, M. Molé, de tenir la position le temps suffisant; nous ne sommes qu'un sac à terre, comme disent les sapeurs, nous ne faisons que boucher un trou qui, sans nous, resterait béant et par où tout passerait. Nous faisons tant bien que mal le lit de nos successeurs, et puissent-ils l'occuper bientôt[169]!» Dernier souhait bien sincère et exprimé chaque jour avec une vivacité plus impatiente et plus inquiète! Le peu de bien qu'ils avaient espéré faire, le peu de mal qu'ils s'étaient proposé d'empêcher, M. de Broglie et ses amis s'en sentaient incapables, dans la compagnie ministérielle qu'ils avaient acceptée; ils se voyaient condamnés à une politique de laisser-aller et de compromissions, à ce que M. Molé appelait, avec une amertume dédaigneuse, «les concessions aux journaux et à la clameur d'un parti». Aussi avaient-ils de moins en moins de goût à prolonger une épreuve d'où ils risquaient de sortir usés, discrédités et mécontents d'eux-mêmes. Que sont devenues leurs illusions, si longtemps persistantes, sur les avantages et la légitimité de l'union de toutes les gauches? Il leur a suffi de quelques semaines de pouvoir pour comprendre le mensonge et le péril de ces thèses d'opposition, et pour désirer faire le départ des éléments contraires qu'on avait d'abord mêlés dans le ministère.
Les ministres adversaires de la politique de laisser-aller avaient trop petite idée de leurs forces pour songer à garder le pouvoir, en excluant M. Laffitte, M. Dupont de l'Eure et leurs amis. Peut-être même, à scruter le fond de leur âme, n'y eût-on trouvé alors qu'une assez débile espérance dans le succès final de l'entreprise monarchique à laquelle ils étaient associés. Ils voyaient bien d'ailleurs que, s'ils voulaient rester, les points d'appui leur feraient défaut. Le Roi, toujours insuffisamment convaincu de la nécessité et surtout de la possibilité d'une résistance dans la politique intérieure, croyait indispensable de manœuvrer entre les deux partis, en les ménageant et les caressant tous deux. La Chambre se complétait alors par les élections partielles, mais rien n'indiquait qu'il en sortirait une majorité mieux constituée et plus résolue. Dans le pays, s'il y avait anxiété, malaise et souffrance, l'esprit public n'était pas pour cela guéri des exaltations et des sophismes révolutionnaires, et surtout ceux qui se sentaient suspects aux vainqueurs du jour n'avaient pu encore dominer l'intimidation qui les paralysait. La dissolution du cabinet devait donc avoir pour conséquence immédiate de livrer le pouvoir sans partage aux hommes de gauche, complices ou complaisants du parti révolutionnaire. Des conservateurs pouvaient-ils prendre sans trouble une pareille responsabilité? Ils se rassuraient par ces considérations que le duc de Broglie exposait un jour en causant avec le Roi: «Il vous faut nécessairement, disait-il, en passer plus tôt ou plus tard, mais pour un temps plus ou moins court, par le parti du mouvement. Le plus tôt est le mieux, car vous avez encore par vous-même un fond de popularité de bon aloi, pour résister à la fausse popularité du moment, et une majorité saine dans la Chambre des députés qui contiendra le mauvais parti. Si vous le laissez arriver peu à peu, à la sourdine, sous l'apparence d'une approbation officielle, vous lui préparez un long avenir; endormant la résistance, vous ne pourrez lui faire appel qu'après de longues souffrances et quelques désastres; si vous compromettez vos bons serviteurs en fausse voie, ils perdront tout crédit auprès des gens sensés et, le moment venu, n'inspireront à personne ni courage ni confiance. Dans l'état présent des affaires, je ne donne pas deux mois à M. Laffitte et à M. Dupont de l'Eure pour gouverner comme ils l'entendent et pour donner eux-mêmes leur langue aux chiens. Le Roi aura alors sous la main des hommes qui auront soutenu leur drapeau, et derrière lesquels les gens de bon sens se rallieront avec zèle. Si vous leur demandez de mettre leur drapeau dans leur poche et de faire chorus avec les braillards, qui vous viendra en aide au moment du danger, et à quoi vous seront-ils bons[170]?» Le Journal des Débats obéissait à une inspiration analogue, quand il disait alors à ses amis du cabinet: «Si vous voulez quelque chose que vous ne pouvez pas, retirez-vous et ménagez-vous pour des temps meilleurs. Aussi bien, si nous devons passer par un ministère ultra-libéral, si la démocratie doit avoir son 1815 comme la Restauration, fasse le ciel que ce soit plus tôt que plus tard. Nous mesurerons enfin, une fois pour toutes, tant de géants populaires que nous soupçonnons fort de n'être que des nabots... C'est une expérience à faire, elle sera courte et décisive. M. de Villèle a fait en grande partie notre éducation en fait de liberté. Le ministère démocratique fera notre éducation en fait d'ordre public, et il la fera vite, soyez-en sûrs[171].» Si ingénieuses, si fortes même que soient ces considérations, nous convainquent-elles absolument qu'avec plus d'énergie de la part de tous, l'effort de résistance, accompli bientôt par Casimir Périer, n'aurait pu être tenté quelques mois plus tôt? En tout cas, elles ne nous rassurent pas sur l'effroyable risque d'une épreuve qui consiste à laisser tout faire au parti révolutionnaire dans l'espoir qu'il s'usera lui-même. Mais, alors, les meilleurs des conservateurs croyaient nécessaire d'en passer par là, et cette nécessité,—s'il faut l'admettre comme eux,—est une preuve de plus du triste état où nous avait mis la révolution.
Les désordres du 17 et du 18 octobre, et surtout les humiliations qui les avaient accompagnés, eurent cet effet, chez M. Guizot et ses amis, de transformer en résolution définitive leurs désirs de retraite. Leur conscience comme leur courage recula devant la pensée d'aborder la terrible épreuve du procès des ministres de Charles X, dans les conditions de faiblesse qui venaient, dès la première difficulté, de les condamner à une telle capitulation. Ce n'était pas trop tôt pour se dégager. Ils savaient du reste que, dans cette question particulière du procès, leurs collègues les plus avancés, et La Fayette lui-même désiraient écarter toute issue sanglante: demeurés seuls au pouvoir, ceux-ci ne seraient-ils pas plus obligés de sauver la tête de M. de Polignac et moins gênés pour y réussir? Afin de dissoudre la combinaison hétérogène du 11 août, il suffisait de poser, en conseil des ministres, la question même de la direction à donner à la politique intérieure. C'est ce que fit M. le duc de Broglie, dans les derniers jours d'octobre. «Il s'agit de savoir, dit-il, quelle conduite on se propose de tenir, si l'on entend désormais continuer à résister, avec modération et fermeté, au mouvement qui nous entraîne après nous avoir placés à sa tête, ou bien se placer à sa queue et le suivre en l'amadouant par des concessions et des compliments, par des promesses et par des caresses. Il est possible que ce dernier parti soit le meilleur, peut-être même le seul praticable, et dès lors on ne saurait mieux faire que de placer à la tête du ministère un chef qui le professe; mais il faut que ce chef soit secondé par des collègues qui l'assistent et ne contrarient ni ses actes ni ses desseins. Si ce chef doit être M. Laffitte, j'y consens, pourvu qu'il soit chargé de choisir lui-même ses collègues, et je préviens d'avance que, ne partageant pas son opinion, je ne saurais lui promettre de lui prêter mon concours.» Le débat ainsi soulevé, il était clair qu'on ne pouvait s'entendre. M. Laffitte reçut mission de former un nouveau cabinet; MM. de Broglie et Guizot furent suivis dans leur retraite par MM. Périer, Dupin, Molé et le baron Louis. On croit volontiers à la sincérité de M. Guizot quand il écrit dans ses Mémoires: «Nous sortîmes des affaires, le duc de Broglie et moi, avec un sentiment de délivrance presque joyeux dont je garde encore un vif souvenir.»
CHAPITRE IV
LE MINISTÈRE LAFFITTE ET LE PROCÈS DES MINISTRES
(Novembre 1830—Janvier 1831)
I. Composition du cabinet. M. Laffitte. La politique du laisser aller. Les autres ministres. Importance dangereuse de La Fayette. M. Odilon Barrot. Confiance de M. Laffitte. Accueil fait par l'opinion au nouveau ministère.—II. Le procès des ministres. Agitation croissante. Faiblesse de La Fayette et d'Odilon Barrot. La cour des pairs. Menaces et inquiétudes. Les ministres enlevés par M. de Montalivet. L'émeute trompée. L'intervention des «Écoles».—III. Exigences du parti révolutionnaire. Démission de La Fayette et de M. Dupont de l'Eure. Impuissance et discrédit du ministère.
I
Le nouveau ministère, constitué par ordonnance du 2 novembre, fut ainsi composé: MM. Laffitte, président du conseil, ministre des finances; le maréchal Maison, ministre des affaires étrangères; Dupont de l'Eure, garde des sceaux; le comte de Montalivet, ministre de l'intérieur; Mérilhou, ministre de l'instruction publique et des cultes; le maréchal Gérard, ministre de la guerre; le général Sébastiani, ministre de la marine. Quelques jours plus tard, le 17 novembre, les maréchaux Maison et Gérard furent remplacés, l'un, par le général Sébastiani; l'autre, par le maréchal Soult; le comte d'Argout reçut alors le portefeuille de la marine.
M. Laffitte n'est pas un nouveau venu: on l'a vu, sous la Restauration, se jeter dans une opposition assez ardente, moins par passion doctrinale que par jalousie de banquier opulent contre l'aristocratie de naissance, par soif de popularité et désir d'augmenter la clientèle politique dont il aimait à être suivi[172]. Parvenu, dans les journées de Juillet, à l'apogée de son rôle, ce Warwick bourgeois s'était trouvé, lui aussi, un «faiseur de roi»; sur les balcons révolutionnaires, il avait presque partagé avec La Fayette les accolades du duc d'Orléans, les acclamations de la foule, et la satisfaction de «protéger» une monarchie naissante. Aussi n'était-il pas de caresses dont ne crût devoir l'entourer Louis-Philippe, devenu roi. «Saint Jacques et saint Philippe, disait le prince en faisant allusion à son prénom et à celui du banquier, ne sont pas moins irrévocablement unis sur la terre que dans le ciel.» Et encore: «Tant que Philippe sera roi, Jacques sera son ministre.» M. Laffitte buvait ces flatteries royales, jouissait de cette importance avec une sorte d'indolence satisfaite et imprévoyante, sans comprendre que le pouvoir pût être autre chose que cette jouissance. Son épicurisme frivole, mobile et bon vivant redoutait ce qui était travail ou lutte. D'ailleurs, dans cette nature aimable et parfois brillante, rien des qualités sérieuses et surtout de cette puissance d'effort et de lutte qui peuvent seules transformer une importance momentanée en une action durable et efficace. D'instruction fort médiocre, son bagage politique, intellectuel et moral, aurait pu tenir dans une chanson de Béranger. Imbu des vanités et des badauderies nationales, étourdi par les fumées de Juillet, il croyait suffire à tout par une sorte de foi, naïvement ignorante, dans le progrès indéfini du libéralisme, dans la bienfaisante omnipotence de la révolution, dans l'infaillibilité et l'impeccabilité du peuple. Ce banquier heureux n'était même pas un financier compétent. Ce causeur agréable n'avait à la tribune aucun des dons de force, de chaleur et d'autorité, qui font de la parole un moyen de gouvernement. Il était aussi paresseux pour le travail de cabinet que dénué de volonté et d'influence dans le maniement des hommes. S'il ne savait pas commander, sa bienveillance facile, son affabilité superficielle, son besoin de plaire, sa faiblesse de caractère, son habitude de courtiser l'opinion, son manque de convictions sérieuses et de doctrines réfléchies, lui rendaient plus impossible encore de résister, surtout à ceux qui lui paraissaient disposer de la popularité. Son incapacité de gouvernement n'était égalée que par sa légèreté présomptueuse et son vaniteux optimisme.
On ne pouvait dire que M. Laffitte personnifiât la «politique du mouvement», celle qui se serait avancée hardiment dans la voie révolutionnaire, se dirigeant vers un but certain et voulu; il n'avait par lui-même aucune opinion violente, aucune obstination de doctrine extrême; bien plus, il aimait à se dire du «parti modéré», parlait volontiers avec quelque dédain de La Fayette, de ses «chimères», des «écervelés qui l'entouraient», et se piquait de n'être séparé que par des nuances du duc de Broglie et de M. Guizot. Cet état d'esprit apparut dans un débat soulevé peu de jours après la formation du cabinet[173]. M. Guizot avait saisi l'occasion d'une discussion sur la presse pour marquer en quoi il se séparait de M. Laffitte; il avait opposé ceux qui voulaient «resserrer la révolution dans les plus étroites limites» et «la présenter à l'Europe sous la forme la plus raisonnable», à ceux qui la «faisaient dévier», la «dénaturaient», la «pervertissaient», et derrière lesquels s'agitaient «les passions exclusives du parti républicain». M. Odilon Barrot accepta aussitôt la question telle que la posait M. Guizot, lui fit tête sur ce terrain, et retourna contre lui le reproche d'avoir méconnu le principe et la portée de la révolution. Mais, dès le lendemain, M. Laffitte, qui avait pris peur d'une contradiction si nette, essaya d'établir, par des déclarations équivoques et câlines, qu'«aucune dissidence fondamentale» ne le séparait des «membres de l'ancien cabinet», et que, «d'accord sur le fond des choses, la différence ne consistait que dans la disposition plus ou moins confiante des uns et des autres». Pour un ministère nouveau, c'était une entrée peu fière. «Homélie pateline», disait le duc de Broglie, en haussant dédaigneusement les épaules, et, dans un autre parti, le National, désappointé, se plaignait de cette timidité à se distinguer de ceux qu'on remplaçait. La seule politique qu'on découvrît en M. Laffitte,—si toutefois on peut appeler cela une politique,—était celle du «laisser-aller», sans plan et sans volonté, que Carrel devait qualifier, d'un mot heureux, «le gouvernement par abandon[174]». Cette politique faisait consister le libéralisme dans l'abdication du pouvoir, avait pour principe de ne pas contrarier ceux dont l'irritation pouvait être gênante, livrait les Chambres ou les rues à qui voulait s'en emparer, et aboutissait à une misérable impuissance, sans cesser cependant d'être toujours souriante et satisfaite d'elle-même. Rien de plus périlleux en temps de révolution. Alors, en effet, ceux-là seuls sont en mesure de diriger les événements qui savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils peuvent: autrement tout est à la merci du souffle de tempête qui a été déchaîné, et jamais on ne va si loin, dans de pareilles crises, que quand on ignore où l'on va.
Si M. Laffitte était le chef officiel et le personnage le plus en vue du cabinet, s'il lui a donné son nom dans l'histoire, il ne faudrait pas croire cependant que cette administration fût beaucoup plus homogène que la précédente. Le Roi avait vu avec regret dissoudre la combinaison du 11 août. S'il ne croyait pas encore possible de faire un ministère de résistance, la perspective de se trouver seul en tête-à-tête avec un conseil de gauche pure lui déplaisait pour lui-même et l'effrayait pour le pays. Il avait donc cherché quelque nouvel expédient qui n'exclût pas complétement l'élément conservateur. N'était-il pas allé jusqu'à presser M. Casimir Périer, avec une insistance qui étonne, mais avec un insuccès qui se comprend, d'accepter, sous la présidence de M. Laffitte, le portefeuille de l'intérieur? À défaut de M. Périer, il avait obtenu ce poste pour un jeune pair de vingt-neuf ans, auquel personne ne songeait, que rien ne semblait désigner, ni l'éclat des services rendus, ni la notoriété du talent, ni l'importance de la situation, ni l'appui d'un parti: c'était le comte de Montalivet. Ses qualités réelles de courage et d'intelligence étaient encore ignorées; engagé dans la société libérale, non dans le parti révolutionnaire, il n'avait guère aux yeux du public que ce double titre, qui n'était pas alors, il est vrai, sans quelque valeur, d'être fils d'un ministre de l'empire et colonel de la garde nationale; mais il offrait à Louis-Philippe cette garantie de lui être personnellement très-dévoué et d'être avant tout, à raison même de l'imprévu de sa faveur, l'homme du Roi. Le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, était aussi depuis longtemps le familier du Palais-Royal; membre du cabinet précédent, il n'avait pas suivi dans leur retraite MM. Guizot, de Broglie et Molé, dont il partageait cependant les sentiments; il était resté, afin de pouvoir, dans cette phase nouvelle, servir le Roi qui trouvait en lui un confident sûr et un instrument fidèle.
Les deux ministères les plus importants semblaient ainsi soustraits au parti avancé. On en pouvait dire autant du portefeuille de la guerre, dès qu'il fut confié au maréchal Soult, et de celui de la marine passé aux mains de M. d'Argout, naguère encore porte-parole de Charles X dans ses dernières tentatives de transaction. Mais, quelque nombreux que fussent, autour de M. Laffitte, ces ministres à physionomie plus ou moins conservatrice, ils n'étaient pas en mesure de redresser la politique du ministère. Si le Roi avait profité de l'insouciance peu vigilante du président du conseil pour les introduire dans la place, c'était moins comme contradicteurs que comme surveillants, avec l'espoir peut-être de contenir un peu les éléments révolutionnaires du cabinet, non de les dominer, encore moins de les expulser.
D'autres ministres, au contraire, étaient plus à gauche que M. Laffitte; tels M. Mérilhou et surtout M. Dupont de l'Eure. Esprit obstiné et court, orgueilleux de sa fidélité aux principes et aux préjugés de 1792, M. Dupont de l'Eure jouait déjà depuis longtemps, dans la démocratie, ce rôle de vénérable qu'il devait tenir jusqu'après 1848 avec une solennité prudhommesque. On avait insisté, dès le début, pour lui faire accepter un portefeuille, estimant qu'il était, pour la monarchie naissante, une caution indispensable auprès des révolutionnaires. Mais il faisait payer cher ce service qu'il avait rendu à contre-cœur, se croyant d'autant plus indépendant qu'il était plus incommode et plus bourru, mettant sa dignité à faire le paysan du Danube au milieu de la cour, sa conscience à se proclamer républicain en étant au service d'un roi, et à se poser en nouveau Roland dans les conseils d'un autre Louis XVI. Chaque matin, il offrait sa démission et allait pleurer dans le sein de Béranger sur le malheur d'être ministre malgré soi. Aux caresses dont Louis-Philippe croyait nécessaire de l'envelopper, il répondait par des coups de boutoir[175]. Aussi docile et complaisant envers la clique criarde dont il était entouré, que grognon et intraitable avec le prince ou ses collègues, il était une sorte de mannequin débile et servile aux mains de cette basoche révolutionnaire qui le maniait et le poussait à sa guise, en affectant de le vénérer, qui pénétrait par lui tous les secrets du conseil, qui y faisait parvenir toutes ses exigences, de telle sorte que le gouvernement était comme ouvert et livré au premier venu. Ne trouvant pas d'ailleurs, dans l'exercice du pouvoir, l'occasion d'élargir ses idées, il s'entêtait, avec une sorte de vanité obtuse, dans les méfiances et les sophismes de la démocratie la plus vulgaire, et un homme de son parti a pu dire de lui qu'«il n'avait guère, en fait de vues politiques, que sa mauvaise humeur et son éternelle austérité[176]».
M. Dupont de l'Eure était, du reste, moins le ministre du Roi que celui de La Fayette, dont le changement ministériel avait encore accru l'importance. Le commandant des gardes nationales était alors entouré d'une véritable cour, bien autrement empressée, adulatrice, que celle du Palais-Royal. À ses jours d'audience, la foule se pressait si nombreuse, qu'elle remplissait non-seulement la maison, mais débordait dans la rue[177]. Toutes les députations de province venaient lui rendre hommage, quelquefois même avant d'aller chez le Roi. À ses réceptions du mardi soir, les appartements étaient trop étroits. «C'est un salon public, écrit à cette époque un témoin[178], où les amis amènent leurs amis, les fils leurs pères, les voyageurs leurs camarades... Toutes les illustrations politiques, scientifiques, littéraires, populaires, battent pêle-mêle le parquet bruyant, en bottes crottées, en bas de soie, en uniforme, en redingote boutonnée, en habit à revers... Là, toute la France, toute l'Europe, toute l'Amérique, ont envoyé leurs députations.» Cependant, si admirateur qu'il soit, ce témoin est obligé de confesser que la composition de ce salon est singulièrement mélangée; il y voit «tourbillonner cette nuée de jeunes gens à moustache, républicains d'estaminets, avocats sans procès et médecins sans malades, qui font de la révolution par désœuvrement»; il y aperçoit aussi «des intrigants de tous ordres... des figures ternes, louches, dégoûtantes à voir; hideux repoussoir sur ce noble tableau, elles s'agitent autour du bon vieillard qui leur sourit, inoffensif et confiant». Celui-ci en effet, tout entier à la joie «de l'enthousiasme qu'il inspire», se promène au milieu des groupes, la tête couverte, non pas de cheveux blancs ainsi que le chante l'hymne de Juillet, mais d'une courte perruque fauve, «la face terreuse et comme ternie de la poussière des révolutions qu'il a traversées[179]», le corps cassé par l'âge, le regard un peu éteint, la parole engourdie, corrigeant ces signes de décrépitude par une bonne grâce qui trahit le marquis du dix-huitième siècle sous le démocrate du dix-neuvième. Il est le centre de toute cette foule; «au milieu, dit toujours le même témoin, est un groupe serré; ceux qui le composent s'amincissent et s'allongent, les bras collés au corps; tout autour, on se hausse sur la pointe des pieds, et les mots: C'est lui! circulent».
À moins de lire les écrits du temps, on ne saurait imaginer à quel diapason d'adulation on était monté, dans le monde démocratique, au sujet de La Fayette[180]. Il était l'idole du boutiquier garde national, qui voyait en lui un «Napoléon pacifique», à son usage et à sa mesure. Assistait-il à l'Opéra, le parterre exigeait que Nourrit, en costume de Moïse, chantât la Parisienne, et au couplet sur le vieux général tout le monde se tenait debout. Paraissait-il à la Chambre, les députés se levaient. Aux flatteries de la foule s'ajoutaient les caresses du Roi. Tant d'hommages étaient savourés, dans une sorte d'ivresse béate, par cet homme chez lequel Jefferson avait déjà signalé, quarante ans auparavant, une «faim canine de popularité». Il croyait sincèrement que ses concitoyens n'étaient occupés que de lui, que s'ils venaient de faire une nouvelle révolution, c'était, par une attention de délicatesse filiale, pour rappeler au vieillard les souvenirs de sa jeunesse et lui préparer une fin de carrière en harmonie avec son début. Aussi n'était-il pas une de ses proclamations où il ne parlât de soi, des événements de sa vie, comme si celle-ci était le résumé, le point culminant et le grand enseignement de notre histoire contemporaine.
Autour de La Fayette, on traitait le Roi en personnage d'importance secondaire; on l'appelait, avec une familiarité dédaigneuse, «le citoyen que nous avons fait roi», et l'on s'étonnait qu'il ne se rendît pas mieux compte de sa propre vassalité. Une caricature du temps représentait Louis-Philippe, sa couronne à la main, et La Fayette lui disant: «Sire, couvrez-vous.» Le mot de maire du palais venait sur toutes les lèvres, et l'on opposait le «citoyen roi» au «roi citoyen». Dans un banquet donné à l'Hôtel de ville en l'honneur du général, le toast au Roi était reçu avec une froideur glaciale, pendant que le général était acclamé, et le chœur, qui chantait la Parisienne, omettait les couplets relatifs au duc d'Orléans. Personnellement, La Fayette montrait sans doute envers Louis-Philippe plus de courtoisie que ses amis; le gentilhomme démocrate n'avait pas la brutalité vulgaire d'un Dupont de l'Eure; il n'était même pas au fond sans quelque affection pour le prince. Toutefois, au besoin, il ne se gênait pas pour pousser fort loin son droit de remontrance protectrice envers celui qu'il croyait avoir sacré par son accolade[181].
Comme les émigrés royalistes, La Fayette n'avait rien appris ni rien oublié; il s'en tenait obstinément aux idées de la constitution de 1791, en les mélangeant de réminiscences américaines, et il eût désiré ne pas aller au delà. Par ses opinions propres, il n'était pas un jacobin; seulement, moins que personne, il savait dire non, et, de ce chef, il méritait d'être au premier rang des politiques du «laisser-aller». Était-il conduit parfois à envisager une éventualité de résistance, il se hâtait de l'ajourner indéfiniment. «Il y a, disait-il, entre M. Casimir Périer et moi, cette distinction qu'il voudra tirer sur le peuple plutôt que je voudrais le faire.» Pour le moment, bien loin de «tirer» sur l'émeute, il ne savait que lui adresser des proclamations élogieuses, attendries, la suppliant de consentir, par amitié pour lui, à ne pas pousser les choses trop loin. Si le désordre avait un caractère particulièrement hideux, il ne risquait un mot de blâme qu'après avoir feint d'y voir l'œuvre de la «contre-révolution». C'est qu'il mettait son point d'honneur et croyait sa popularité engagée à ne jamais se séparer de ses «amis», tâchant d'ailleurs de se persuader qu'il les contenait, quand il ne faisait que les suivre. «Il ressemble, disait spirituellement Henri Heine, à ce gouverneur de ma connaissance qui accompagnait son élève dans les mauvais lieux, pour qu'il ne s'y enivrât pas, puis au cabaret, pour qu'au moins il ne perdît pas son argent au jeu, et le suivait enfin dans les maisons de jeu, pour prévenir les duels qui pourraient s'ensuivre; mais si le duel arrivait inévitable, le bon vieillard lui-même servait alors de second[182].» Les jeunes meneurs du parti révolutionnaire connaissaient et exploitaient la faiblesse du général; ils se servaient de lui, l'exaltaient d'autant plus qu'il était, entre leurs mains, un instrument plus docile, le faisaient parler ou parlaient en son nom, l'obligeaient à porter au gouvernement leurs plans, leurs utopies, leurs griefs et leurs exigences, parfois même prétendaient engager la monarchie, malgré elle, jusque dans les questions extérieures. Il y avait ainsi, en dehors du pouvoir régulier, un autre pouvoir, souvent plus puissant, surtout plus agité et plus bruyant que l'autre. M. de Salvandy, faisant allusion à la coterie d'ultras qui, après 1815, s'était groupée autour du comte d'Artois et avait essayé d'établir un gouvernement occulte à côté de celui de Louis XVIII, écrivait que la demeure de La Fayette était devenue «le pavillon de Marsan du parti révolutionnaire». Singulière humiliation et péril grave pour la royauté nouvelle! Aussi M. de Metternich, peu après les journées de Juillet, avait-il dit à l'envoyé de Louis-Philippe, le général Belliard: «Il y a deux nobles entêtés dont vous et nous devons également nous défier, bien qu'ils soient gens d'honneur et nobles gentilshommes: le roi Charles X et le marquis de La Fayette. Vos journées de Juillet ont abattu la folle dictature du vieux roi; il vous faudra bientôt attaquer la royauté de M. de La Fayette; il y faudra d'autres journées, et c'est alors seulement que le prince lieutenant général sera vraiment roi de France.» L'envoyé de Louis-Philippe ne pensait pas d'ailleurs autrement: dans une autre conversation avec le chancelier, il avait dit du commandant des gardes nationales: «À la vérité, cet homme est un fléau, et il faudra l'abattre[183].» L'heure de cette délivrance sonnera dans quelque temps, mais pour le moment on ne l'entrevoyait même pas, et jamais la «royauté de M. de La Fayette» n'avait paru plus forte.
La galerie des principaux personnages de la politique de laisser-aller ne serait pas complète, si l'on n'y faisait figurer le préfet de la Seine, M. Odilon Barrot. L'importance de ce dernier était supérieure à son rang administratif, et il se trouvait d'autant plus en vue que sa proclamation, lors des émeutes du 18 octobre, venait d'être l'une des causes de la crise ministérielle. Le rôle qu'il jouait à l'Hôtel de ville paraît alors avoir éveillé, chez les conservateurs, l'idée d'un rapprochement peu flatteur avec le maire de Paris de 1791 et de 1792, avec Pétion. On sait le mot terrible prêté à Royer-Collard; comme M. Odilon Barrot se faisait présenter à lui, peu après le sac de l'archevêché: «Ah! monsieur, lui dit-il, c'est inutile; il y a quarante ans que je vous connais; alors vous vous nommiez Pétion.» On raconte aussi que, pendant les désordres d'octobre, le Roi se promenait, avec le préfet de la Seine, sur la terrasse du Palais-Royal: «Vive Barrot!» criait-on de la place. Alors le Roi, se retournant vers le préfet: «Autrefois, dit-il, j'ai aussi entendu crier: Vive Pétion[184]!» Le rapprochement n'était pas juste; il y avait chez Pétion un côté bas, malsain et pervers, qu'on eût cherché vainement dans la nature, après tout honnête, relativement désintéressée, bonne et même un peu candide de M. Barrot. S'il fallait à tout prix lui chercher un ancêtre parmi ceux qui, pendant la première révolution, l'avaient devancé à l'Hôtel de ville, ce serait plutôt, malgré les différences de caractère et de physionomie, Bailly, dupe de 1789 et victime de 1793.
M. Odilon Barrot n'avait pas été des premiers rôles sous la Restauration. Fils d'un conventionnel, ami et protégé d'un régicide, il s'était posé en «libéral» au barreau de la Cour de cassation, et avait plaidé avec quelque éclat certaines causes politiques. Les journées de Juillet le trouvèrent lieutenant de La Fayette à l'Hôtel de ville. Choisi comme l'un des commissaires chargés d'accompagner, de surveiller et de protéger Charles X, dans sa lente retraite, il remplit avec convenance cette délicate et pénible mission. Aussitôt de retour, il fut nommé à la préfecture de la Seine. Ne lui demandez pas de se renfermer dans sa subordination administrative; il se piquait de représenter une politique fort différente de son ministre d'alors, M. Guizot. Il se disait de ceux qui «reconnaissaient dans l'événement de Juillet tous les éléments d'une grande révolution nationale, changeant complétement le principe et la condition du gouvernement de la France». «On ne devait pas, ajoutait-il, craindre d'en étendre les effets, d'en élargir les bases, de lui faire plonger ses racines constitutives aussi avant que possible dans les masses; il ne s'agissait plus de continuer la Restauration, mais de s'en séparer radicalement.» Il reprochait au gouvernement «d'avoir peur» de la révolution; à l'entendre, on eût dû commencer par dissoudre la Chambre et convoquer les assemblées primaires de 1791. Dans chaque question, il était d'avis de céder au parti avancé. Ce personnage que l'histoire ou du moins la chronique se plaît à représenter avec une tenue imposante, secouant comme un lion sa tête sans crinière ou la renversant avec des airs de commandement, le sourcil olympien, la main droite invariablement passée entre deux boutons de sa redingote fermée, affectant, dans sa parole emphatique et martelée, des tournures d'oracle, était au fond le plus solennel des indécis, le plus méditatif des irréfléchis, le plus peureux des ambitieux, le plus austère des courtisans de la foule. Son laisser-aller ne se distinguait de celui de M. Laffitte qu'en ce qu'il était dogmatique et doctrinaire, au lieu d'être frivole et indolent. Il établissait, par principe et en formule, qu'on devait s'abandonner à la révolution, que la seule manière de prévenir ses excès était de la satisfaire en tout et de supprimer ainsi tous ses griefs[185]: politique d'une simplicité merveilleuse où l'on n'avait à s'inquiéter que des résistances et des défiances conservatrices. Optimiste autant que le président du conseil, M. Odilon Barrot l'était avec une candeur qui lui était propre. Son œil bleu et placide exprimait la confiance superbe et sereine qui ne se troublait de rien, surtout des fautes commises, la satisfaction d'un esprit trop court pour s'alarmer, la paix d'une conscience à laquelle il suffisait de contempler avec émotion sa propre bonne foi. Puissant pour le mal qu'il ne voyait pas, impuissant pour le bien dont il n'avait jamais que l'illusion, il apportait, dans une œuvre néfaste et au milieu d'alliés détestables, une sorte de bonhomie un peu niaise qui faisait dire à un vieux carliste: «C'est Jocrisse, chef de brigands.» L'aveuglement de son optimisme était encore facilité par la nature de son talent, par son goût pour les généralisations et les abstractions oratoires; il négligeait, comme des détails sans importance, les faits qui eussent pu le gêner et l'éclairer, et se trompait lui-même par la sonorité vague de sa parole.
Et quelle inconséquence! Quand La Fayette ou M. Dupont de l'Eure demandaient «une monarchie entourée d'institutions républicaines», c'étaient après tout des républicains cherchant à se rattraper sur les choses du sacrifice qu'ils avaient fait, de plus ou moins bon gré, avec plus ou moins de sincérité, sur le mot. Mais quand M. Barrot prenait la même devise, quand il voulait imposer à la royauté des institutions qui en eussent été la négation et une politique qui l'eût conduite à sa perte, il se croyait cependant et se disait sincèrement monarchiste. Dans les journées de Juillet, nul n'avait plus contribué à détourner La Fayette de la république. Depuis lors, il n'évitait pas une occasion de se distinguer du parti républicain, tout en le secondant dans presque toutes ses campagnes. Tel il continuera d'être jusqu'au bout; et, en 1846, peu avant de commencer cette campagne des banquets, prélude de la révolution et de la république de 1848, il s'écriera avec conviction: «Je suis dynastique quand même.» M. Barrot a constamment joué le rôle du républicain sans le savoir, disait M. d'Alton-Shée. N'a-t-il pas été aussi un «démocrate sans le savoir», ce bourgeois qui, après avoir proclamé sans cesse que le gouvernement devait «s'appuyer sur la classe moyenne», parce que celle-ci «constituait vraiment la nation», poussait le pays dans une voie qui aboutissait au suffrage universel? À parler juste, ne devait-il pas tout être et tout faire «sans le savoir»? Par manque absolu de clairvoyance, il n'avait aucun sentiment de la responsabilité de ses actes et de ses paroles. Non-seulement il ne prévoyait pas l'avenir, mais, après coup, même sous la leçon des plus formidables expériences, à la lueur des catastrophes les plus éclatantes, il n'a su rien voir du passé. Il a pu être surpris, jamais averti ni désabusé. Après 1848, transporté par la violence du choc dans un autre camp et devenu conservateur, il n'a pas eu un moment l'idée qu'il s'était trompé sous la monarchie de Juillet; il a étalé dans ses Mémoires, et sur les hommes et sur les choses de cette époque, la naïveté décourageante de son obstination sereine et de son béat aveuglement; c'était, à ses yeux, la marque d'une constance politique dont sa vanité et sa droiture étaient également flattées[186].
Tels sont les hommes qui vont présider à l'épreuve de la politique de laisser-aller. Certes, M. de Montalivet et M. Dupont de l'Eure, le général Sébastiani et le général La Fayette, M. d'Argout et M. Odilon Barrot, forment un ensemble quelque peu disparate. Dès le lendemain de la formation du cabinet, M. Dupont de l'Eure votait pour la suppression du timbre et des cautionnements des journaux, suppression appuyée par La Fayette et M. Barrot, mais combattue par le président du conseil au nom du ministère. D'autres eussent été troublés de prendre en main le gouvernement avec des éléments aussi incohérents. M. Laffitte ne s'embarrassait pas pour si peu. C'était une des formes de son présomptueux optimisme, de croire que la seule grâce de son esprit et la séduction de sa personne suffiraient à concilier les esprits les plus opposés et à désintéresser les plus exigeants. Après avoir causé avec quelqu'un, il s'imaginait toujours que son interlocuteur pensait comme lui. Il prétendait à la fois être du même avis que M. Casimir Périer et que La Fayette. La perspective des contradictions ne le démontait pas. «Je me fais fort, disait-il à un ambassadeur, de ramener à la raison mes propres amis, républicains et libéraux chimériques. Au fond, nous sommes du même avis.» Vainement lui mettait-on sous les yeux les périls les plus proches et les plus graves: «Bah! disait-il, laissez là vos défiances incurables et vos rigueurs mathématiques; l'affaire s'arrangera[187].»
À considérer l'état de l'opinion, au moment où la direction des affaires tombait ainsi aux mains de M. Laffitte, celui-ci était seul à envisager l'avenir avec une telle sécurité. Le pays qui avait vu sans regret partir le ministère précédent, accueillait sans confiance ses successeurs. Ces derniers n'obtenaient même pas le bénéfice de cette sorte de lune de miel, de ces quelques jours de crédit qui sont d'ordinaire accordés à tout pouvoir nouveau. Dès le lendemain de son avénement, les journaux amis étaient contraints d'avouer l'anxiété et le malaise de l'esprit public[188], et Béranger lui-même, qui avait été, pendant la révolution, l'inspirateur de M. Laffitte, écrivait dans une lettre intime: «Nos ministres ne savent où ils vont; les hommes et les capacités manquent; les banquiers et les industriels culbutent les uns sur les autres; les carlistes se frottent les mains.» Il concluait que «tout allait mal», et que ses amis au gouvernement étaient en train de «perdre leur popularité[189]». Si, avant d'avoir agi, les nouveaux ministres n'inspiraient qu'une défiance presque méprisante, ce n'était pas que personne, surtout à droite, contestât leur avènement et pensât à leur disputer le poste dont ils s'étaient emparés. Les membres conservateurs de l'ancien cabinet leur avaient cédé volontairement la place. M. Guizot se préparait sans doute à arborer au premier jour le drapeau de la politique de résistance, mais sans intention immédiatement offensive. La majorité de la Chambre témoignait de ses tendances et de ses préférences conservatrices, en nommant M. Casimir Périer, par 180 voix contre 60, à la présidence jusque-là occupée par M. Laffitte; mais elle ne songeait pas pour cela à s'organiser en parti d'opposition. Dans la presse, le Journal des Débats, pourtant fort prononcé contre le parti révolutionnaire, déclarait se poser, à l'égard du ministère, en «surveillant», non en «opposant». Dans cette réserve générale de la première heure, il y avait un peu de faiblesse et un peu de tactique. Les conservateurs ne s'étaient pas encore soustraits à l'intimidation qui, au lendemain de la révolution, les avait en quelque sorte annulés. Et puis, si méfiant qu'on fût de ce côté envers les hommes du laisser-aller, on les subissait comme une nécessité, on estimait utile qu'ils fussent mis à l'épreuve, et surtout on croyait avoir besoin de leur présence au pouvoir pour franchir le défilé redoutable du procès des ministres. En somme, jamais on ne vit un cabinet, à son avénement, à la fois plus impuissant et plus incontesté, ayant moins de crédit et moins de concurrents.
II
Au moment où M. Laffitte prenait le pouvoir, la grande, on pourrait presque dire l'unique question de la politique intérieure était le procès des ministres de Charles X. L'agitation commencée à ce sujet sous la précédente administration, et qui avait été la cause ou tout au moins l'occasion de sa chute, continuait en s'aggravant: attroupements tumultueux, placards meurtriers, prédications ouvertes de révolte et de massacre, scènes journalières de désordre dans les théâtres ou les écoles; par suite, stagnation plus grande encore du commerce et de l'industrie. Les ouvriers promenaient dans les rues la plus menaçante des misères, et les meneurs du parti anarchique s'apprêtaient à profiter de cette émotion pour accomplir leurs desseins de renversement. L'exemple de Carrel permet de juger quelles étaient alors et la force des passions soulevées et la faiblesse des hommes de gauche, même de ceux qu'on croyait les plus fiers et les plus vaillants. Encore monarchiste et relativement modéré, Carrel estimait injuste et impolitique de verser le sang de M. de Polignac et de ses collègues. Pouvait-il oublier d'ailleurs qu'il avait été épargné par la Restauration, après avoir été pris en Espagne, combattant contre l'armée française? Eh bien! au bout de peu de temps, il n'ose plus tenir tête à l'opinion violente; il se sent gagner par l'ivresse des haines qui fermentent au-dessous de lui; il en vient à railler ceux qui veulent «rendre la révolution niaise, afin que, dans l'avenir, elle puisse être vantée comme pure de sang et de vengeance»; il déclare «démontré qu'il n'y a pas moyen de sauver les anciens ministres»; dans ces hideuses passions, il voit «l'expression de la volonté populaire», devant laquelle il s'incline «avec douleur», mais «sans hésitation»; du moment, dit-il, où l'on ne peut «obtenir grâce», il faut être «assez déterminé» pour «s'associer à la solidarité de cet acte de vengeance[190]».
Devant cet échauffement et cette perversion croissante des esprits, le gouvernement voyait, non sans anxiété, approcher l'heure décisive où les accusés comparaîtraient devant la Cour des pairs. Sincèrement, il désirait écarter toute conclusion sanglante. Mais quelles étaient ses ressources pour résister aux passions, pour prévenir ou réprimer l'émeute encore dans tout le prestige que lui avait donné l'apothéose officielle des barricades de Juillet? De police, il n'y en avait plus. Quant aux troupes, suivant l'expression de M. Thiers, «ébranlées par le souvenir de la révolution, elles craignaient de se commettre avec le peuple[191]». Restait seulement la garde nationale, incertaine, troublée, tout à fait mauvaise dans certaines de ses parties, par exemple l'artillerie[192], et, dans ses meilleurs éléments, habituée non à obéir au gouvernement, mais à agir de son chef, suivant les inspirations du moment: on était réduit, en cas de trouble, à lui laisser une sorte de dictature[193]. Du reste, le commandant de cette milice, La Fayette, tout en souhaitant de sauver les ministres, ne consentait à employer que des moyens moraux et des démonstrations sentimentales.
Enfin le jour du procès arrive. Le 15 décembre s'ouvrent, devant la Chambre haute, ces débats qui doivent durer une semaine. Semaine redoutable entre toutes! Au dehors, l'émeute vient battre chaque jour les murs du Luxembourg, comme pour reprendre, contre la prison de ce palais, le sauvage assaut qui, un mois auparavant, avait été vainement tenté contre le donjon de Vincennes. Mais où apparaît plus encore le désordre, c'est dans l'attitude des autorités chargées de le réprimer. Pendant que la force armée demeure inactive, La Fayette et M. Odilon Barrot engagent publiquement des pourparlers avec les agitateurs, leur demandent poliment «s'ils se sentent assez forts, assez stoïques, pour promener l'échafaud dans toute la France[194]», affectent de partager leurs désirs, de reconnaître la légitimité de leurs griefs, et ne les détournent des insurrections qu'en leur montrant un procédé plus sûr pour atteindre leur but; ils leur promettent, s'ils daignent être sages, qu'on les récompensera en suivant une politique plus révolutionnaire, et réservent la sévérité de leurs proclamations officielles ou de leurs ordres du jour pour le gouvernement dont ils sont les agents; moins occupés de flétrir ou de dominer l'émeute que de s'en servir pour entraîner la monarchie plus à gauche, en lui arrachant des concessions, ou en la compromettant par leurs déclarations et leurs engagements[195]. Lorsqu'ils sont absolument contraints de blâmer le désordre, ils affectent de croire qu'il est l'œuvre perfide des légitimistes. Enfin, quand le péril accru contraint de faire appel à la garde nationale, recommandation lui est faite de ne pas riposter en cas d'attaque, et, afin d'être plus sûr de son inaction, on lui refuse des cartouches; M. Odilon Barrot s'est vanté plus tard d'avoir pris cette précaution. Il avait imaginé à la vérité, pour le moment suprême, un moyen dont le succès lui paraissait immanquable: tous les blessés de Juillet, réunis à l'Hôtel de ville, devaient, à la suite du préfet, se jeter sans armes entre les combattants[196]. L'émeute ainsi ménagée, on pourrait dire encouragée, devenait plus arrogante, et dédaignait même d'écouter patiemment ceux qui la traitaient avec tant de déférence. «Nous sommes de la même opinion», disait M. Arago à une bande d'exaltés qu'il espérait ainsi calmer.—«Ceux-là, répondait une voix, ne sont pas de la même opinion, dont l'habit n'est pas de la même étoffe.» Et, la foule s'échauffant, M. Arago recevait un coup violent dans la poitrine. Sur un autre point, l'émeute ayant déjà à moitié forcé les grilles du Luxembourg, La Fayette se présente pour adresser à «ses amis» quelque harangue caressante; mais l'effet en est usé; des gamins saisissent le général par les jambes, le hissent en l'air et se le passent de main en main, en criant avec des modulations indescriptibles: «Voilà le général La Fayette! qui en veut?» Il faut qu'un détachement de ligne fasse une trouée pour le dégager. «Je ne reconnais pas ici, dit le général, les combattants des barricades.—Qu'y a-t-il d'étonnant? lui rétorque-t-on, vous n'étiez pas avec eux[197]!»
Dans l'intérieur du Luxembourg, grâce à Dieu, le spectacle est tout autre: les juges sur leurs siéges, calmes, le plus souvent inaccessibles aux menaces de l'émeute dont la rumeur parvient jusqu'à eux à travers les portes closes[198]; les débats se poursuivant avec une gravité digne et une impassible régularité, sous la présidence impartiale et sagace de M. Pasquier; l'éloquence généreuse des défenseurs faisant contraste avec l'âpre boursouflure des députés chargés de soutenir l'accusation; les adieux de M. de Martignac, déjà penché sur sa tombe, et dépensant, avant de mourir, ses dernières forces pour sauver la tête du ministre qui l'avait naguère supplanté; le brillant début de M. Sauzet, inconnu la veille, célèbre le lendemain dans l'Europe entière, succès d'applaudissements et de larmes; la belle tenue des accusés, la bonne grâce sereine et chevaleresque de M. de Polignac, la hauteur de dédain, la fierté indomptée et l'émouvante parole de M. de Peyronnet, qui arrache un cri d'admiration à ses plus farouches adversaires; scène grandiose et pathétique, dont le premier résultat, comme il arrive toujours dans les représailles tentées contre les vaincus, est de ramener l'intérêt sur ces accusés, tout à l'heure encore si impopulaires et si justement accablés sous le poids de leur téméraire incapacité!
Dans la soirée du 20 décembre,—c'est le sixième jour du procès,—le péril devient si pressant, le président reçoit du dehors des nouvelles si alarmantes, qu'il interrompt la réplique du commissaire de la Chambre des députés. «Je suis informé par le chef de la force armée, dit-il d'une voix grave et émue, qu'il n'y a plus de sûreté pour nos délibérations; la séance est levée.» Les pairs se retirent, non sans que plusieurs ne soient outragés et menacés. Soirée et nuit pleines d'angoisses. Chacun sait que la sentence doit être rendue le lendemain. La circulation des voitures est interrompue. La garde nationale bivouaque dans les rues, autour de grands feux. La ville est illuminée, par crainte que quelque coup ne soit tenté à la faveur des ténèbres. Les bruits les plus sinistres se répandent; il semble à tous que l'imminence d'une effroyable catastrophe pèse sur la cité; une sorte de panique s'est emparée de beaucoup d'esprits, et, à lire les témoignages contemporains, il est visible que plusieurs désespèrent alors de sortir heureusement de cette lutte engagée contre l'anarchie sanguinaire. Le trouble est grand au sein du gouvernement, qui reçoit de ses agents des rapports d'heure en heure plus assombris. On commence du moins à comprendre, de ce côté, que, pour se sauver, il faut d'autres procédés que ceux de La Fayette, et qu'il est temps pour les ministres de ne plus s'effacer derrière ce personnage. Inquiet des dispositions de la garde nationale, le jeune ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, insiste pour que le lendemain le jardin du Luxembourg soit uniquement occupé par la troupe de ligne. La Fayette cède, non sans objection, à une exigence qui lui paraît une injure à la générosité de la nation. «Vous employez trop d'armée et pas assez de peuple», dit cet incurable que le «peuple» venait cependant de maltraiter si irrévérencieusement quelques heures auparavant[199].
Le 21 au matin, dernière et décisive journée, l'émeute gronde plus menaçante que jamais. Cependant le gouvernement et M. Pasquier se fiaient aux mesures arrêtées la veille au soir, quand ils apprennent que La Fayette, infidèle aux engagements pris, incapable de résister à ceux qu'il est chargé de commander, a laissé entrer dans le jardin des bataillons de gardes nationaux dont l'attitude et les cris ne sont rien moins que rassurants. «Les gardes nationaux, répond-il aux plaintes de M. de Montalivet, ont demandé à être chargés de veiller à la sécurité des accusés; j'ai cru devoir faire droit à leur patriotique réclamation; on ne pouvait leur refuser une place d'honneur.» La perplexité du jeune ministre est grande; toutefois il ne perd pas la tête. Les débats sont à peine terminés, et l'arrêt n'est pas encore rendu, qu'il s'empare des accusés, les enferme dans une voiture bien attelée, entoure celle-ci d'un escadron de chasseurs, monte lui-même sur le cheval d'un sous-officier, et enlève le tout au galop, avant que personne se doute de ce coup de main accompli avec une si heureuse hardiesse. Au bout de peu de temps, le canon de Vincennes annonce au Roi anxieux que son ministre est arrivé sans encombre dans les murs de la vieille forteresse. L'enlèvement connu de la foule, on entend comme le rugissement du fauve auquel on a arraché sa proie. Est-ce la bataille qui éclate? À ce moment, la nouvelle se répand, on ne sait comment, que les ministres ont été condamnés à mort. La foule, ainsi trompée, s'arrête. En réalité, l'arrêt n'est pas encore rendu, et les pairs continuent à délibérer, calmes au milieu de ce trouble; chaque juge exprime à haute voix son opinion sur toutes les questions posées; il y a grande majorité à la fois pour admettre le crime de trahison et pour repousser la peine capitale. Après ces formalités qui prennent de longues heures, la Cour rentre en séance; il est dix heures du soir; les accusés sont absents; leurs défenseurs seuls sont présents. D'une voix grave, M. Pasquier lit l'arrêt qui condamne les anciens ministres à la prison perpétuelle, avec l'aggravation de la mort civile pour M. de Polignac. La nouvelle parvient aussitôt dans la rue. Quand ceux qui y sont encore apprennent qu'ils s'étaient abusés en croyant à une condamnation à mort, il est trop tard pour rien tenter: beaucoup d'ouvriers sont rentrés chez eux, et tout est renvoyé au jour suivant.
Le lendemain, l'émeute se trouve de nouveau sur pied, plus irritée que jamais. Des meneurs lisent l'arrêt dans les carrefours, en provoquant ouvertement à la révolte; le drapeau noir est arboré au Panthéon; le buste de La Fayette est lapidé; mais, au moment où il semble que le sang va couler, un incident se produit qui n'est pas l'un des signes les moins curieux ni les moins instructifs de cette époque d'anarchie. Depuis que les «écoles» avaient été exaltées pour avoir combattu sur les barricades de Juillet, depuis qu'elles avaient été courtisées par les hommes d'État et qualifiées de «glorieuse jeunesse» par Louis-Philippe, elles se considéraient comme une sorte de pouvoir public, ayant mission pour intervenir dans les affaires de l'État et pour imposer sa volonté au gouvernement. Plus d'une fois, au cours des récentes émeutes, La Fayette et M. O. Barrot avaient traité avec ce pouvoir, en lui promettant une modification de la politique ministérielle. Cette fois encore, en face d'un conflit imminent, ils croient habile d'obtenir, avec des promesses analogues, que les écoliers veuillent bien prendre la cause de l'ordre sous leur haute protection. Ceux-ci ne s'y refusent pas, mais, pour bien marquer à quelle condition, ils affichent sur tous les murs, avec l'approbation du préfet de la Seine, une proclamation où l'on lit: «Le Roi, notre élu, La Fayette, Dupont de l'Eure, Odilon Barrot, nos amis et les vôtres, se sont engagés sur l'honneur à l'organisation complète de la liberté qu'on nous marchande et qu'en juillet nous avons payée comptant.» Ils menacent de rappeler le peuple aux armes, si ces engagements ne sont pas tenus, si l'on «ne donne pas une base plus républicaine aux institutions». Puis, après s'être ainsi posés en arbitres entre le gouvernement et l'émeute, les étudiants et les élèves de l'École polytechnique se promènent dans les rues, portant sur leurs chapeaux les mots: Ordre public. Grâce à la mobilité des foules, ils entraînent à leur suite ceux qui, quelques heures auparavant, voulaient se battre. Avant de rentrer chez eux, ils imposent leur visite au Roi, qui se croit obligé de les féliciter de leur «bon esprit».
III
On avait esquivé tant bien que mal le désordre matériel, la bataille dans la rue: au prix de quelles équivoques, de quels abaissements, de quel désordre moral, c'est ce dont les ministres n'étaient pas hommes à avoir grand souci. Néanmoins une question s'imposait tout de suite à eux. La Fayette et M. O. Barrot s'étaient portés fort pour le gouvernement et avaient pris des engagements envers l'émeute; maintenant, eux et leurs amis réclamaient publiquement la ratification et l'accomplissement de ces engagements, du ton de gens qui n'admettaient même pas qu'on pût leur résister; c'était au nom de la garde nationale, alors seule dépositaire de la force publique, qu'ils prétendaient poser des conditions à la monarchie nouvelle[200]; et à entendre les prédictions effarées des uns comme les impérieuses menaces des autres, il semblait que l'insurrection dût être la conséquence immédiate du moindre refus. Par lui-même, M. Laffitte n'eût pas été disposé à faire longue résistance; seulement il lui fallait tenir compte du Roi; celui-ci comprenait qu'autant vaudrait déposer immédiatement sa couronne que de céder à de telles exigences. Pour satisfaire Louis-Philippe, le ministre déclarait dans le Moniteur que «le gouvernement n'avait pris aucun engagement», et en même temps il se flattait de consoler les révolutionnaires en obtenant, de la faiblesse complaisante des députés, des remercîments pour «la jeunesse des écoles». Mais celle-ci ne voulut pas se laisser payer en phrases; par trois protestations distinctes qui rivalisaient d'insolence factieuse, les élèves de l'École polytechnique, les étudiants en droit et les étudiants en médecine repoussèrent ces remercîments, et, devant cette rebuffade, l'infortuné ministre fut réduit à balbutier de piteuses explications, où sa dignité et sa sincérité avaient également à souffrir.
Plus le désaccord s'accentuait entre le gouvernement et les révolutionnaires, plus La Fayette sentait sa situation devenir embarrassante et fausse. Il saisit la première occasion d'en sortir par un éclat. La Chambre discutait alors la loi organique de la garde nationale. Conduite à se demander si, dans un régime normal, il y avait place pour un commandant général de toutes les gardes nationales du royaume, elle supprima en principe cette fonction, couvrant, du reste, de fleurs La Fayette, et le laissant provisoirement en possession[201]. Celui-ci se sentit atteint, et offrit sa démission. Grisé d'encens, infatué de soi, mal éclairé sur le changement des esprits, ne comprenant pas qu'il commençait à fatiguer et à inquiéter, il s'attendait à voir capituler aussitôt la Chambre et le gouvernement, épouvantés à la seule idée de sa retraite. L'émotion fut, en effet, très-vive dans le cabinet, et le premier mouvement fut de tout employer pour faire renoncer le général à son dessein. M. Laffitte croyait, comme toujours, qu'il était aisé de «tout arranger», et il se faisait fort de dissiper, par quelques minutes d'entretien, ce regrettable malentendu. À l'épreuve, il rencontra plus de difficultés qu'il n'en prévoyait. D'une part, La Fayette, qui, dans son outrecuidance, s'imaginait tenir le gouvernement à sa merci, formulait des exigences inacceptables même pour M. Laffitte: changement de ministère, suppression immédiate de la Chambre des pairs, convocation d'une assemblée nouvelle chargée seulement de faire une loi électorale et d'établir un suffrage presque universel. D'autre part, si le Roi partageait ou du moins jugeait utile de paraître partager la tristesse et le trouble de ses ministres, il devait cependant au fond se consoler d'être débarrassé d'un tel protecteur; peut-être n'avait-il pas été sous main étranger à l'incident parlementaire qui avait amené la démission, et il n'était pas disposé à payer de sa propre abdication le retrait de cette démission; aussi, tout en affectant avec M. Laffitte de ne chercher qu'un raccommodement, tout en multipliant à cet effet les démonstrations et les démarches, veillait-il, avec une sagesse habile et clairvoyante qui commençait à être plus libre de se montrer et d'agir, à ce que le ministre ne consentît pas une capitulation humiliante et désastreuse. Dès lors, la rupture était inévitable, et le cabinet, acculé malgré lui à faire acte de force, se décida à accepter la démission de La Fayette et à le remplacer par le général comte de Lobau[202]. Tout tremblant de son involontaire hardiesse, il attendait avec angoisse quel effet elle produirait dans l'opinion. Mais vainement La Fayette chercha-t-il à émouvoir ses «frères d'armes», se posant en victime; vainement les journaux de gauche éclatèrent-ils en emportements indignés[203]; vainement les «patriotes» colportèrent-ils des protestations contre la «scandaleuse ingratitude» de la monarchie; vainement M. Dupont de l'Eure donna-t-il, lui aussi, cette démission dont il avait si souvent menacé[204]: personne ne bougea; la masse demeura calme, presque indifférente; le Roi, passant en revue, avec le nouveau commandant, les diverses légions de la garde nationale, fut partout chaleureusement accueilli; M. Mérilhou remplaça sans scrupule son ami M. Dupont de l'Eure au ministère de la justice[205]; M. Odilon Barrot lui-même resta à son poste, après avoir provoqué de M. Laffitte une explication où celui-ci lui déclara—ce qui ne lui coûtait jamais—qu'il était parfaitement d'accord avec lui[206]. Rude châtiment pour la vanité de La Fayette; leçon aussi pour la timidité du gouvernement qui avait trop douté de sa force; il apparaissait dès lors que sa faiblesse tenait non-seulement à la situation, mais aussi à son défaut de confiance et de courage.
M. Laffitte n'était capable d'écouter ni de comprendre aucune leçon. Plus que jamais il était satisfait de tout et principalement de lui-même. L'ambassadeur étranger auquel il avait déjà témoigné sa sérénité confiante, au début de son ministère, ayant eu l'occasion de causer de nouveau avec lui, dans les premiers jours de janvier, racontait, non sans une surprise légèrement railleuse, qu'il l'avait retrouvé «plus content et plus assuré encore qu'au mois de novembre, en plein optimisme, et regardant toutes les circonstances comme favorables[207]». Le président du Conseil était sincèrement et naïvement convaincu que, de ces événements dont il n'avait cependant dirigé aucun, il sortait grandi, avec plus de crédit auprès des conservateurs, et plus d'autorité sur les révolutionnaires. Le contraire était la vérité. À gauche, les ardents ne lui pardonnaient pas la retraite de La Fayette et de Dupont de l'Eure. Bientôt le licenciement de l'artillerie de la garde nationale leur fournit un nouveau grief[208]. Sans doute, de ce côté, on ménageait encore personnellement M. Laffitte; on regrettait son défaut d'énergie ou de puissance, sans contester ses bonnes intentions; mais on ne se déclarait plus ministériel, et le National poussait vivement ses amis à se constituer en opposition, avec La Fayette pour chef. À droite, on n'ignorait pas que M. Laffitte n'était pas changé: on le voyait continuer, comme par le passé, à chercher, dans le monde révolutionnaire, les familiers auxquels il se livrait et livrait le gouvernement avec tant d'indiscrétion et de complaisance. Pourquoi lui eût-on tenu compte de l'éloignement de La Fayette, qui était l'œuvre de la Chambre—et peut-être du Roi,—mais non la sienne? Quant au procès des ministres, si l'on se félicitait de son issue, la conduite qu'y avait suivie le cabinet ne paraissait de nature à lui mériter ni grande admiration pour le passé ni grande confiance pour l'avenir. D'ailleurs, ce procès une fois terminé, disparaissait l'une des principales raisons qui avaient déterminé les conservateurs à accepter M. Laffitte; si l'on ne croyait pas encore le moment venu de prendre l'offensive contre le cabinet et de précipiter sa chute, on était moins empressé que jamais à le soutenir: à peine consentait-on à le tolérer. M. Guizot, chaque jour plus ferme, mieux dégagé des compromissions du premier moment, se faisait applaudir de la majorité, en parlant le langage qu'elle eût attendu du ministère, opposait les principes de gouvernement aux sophismes révolutionnaires, protestait contre le «pouvoir extérieur» que l'émeute prétendait s'attribuer, et soulageait la conscience publique en flétrissant les violences ou les lâchetés du parti qui se disait «propriétaire exclusif de la révolution de 1830», de «ce parti inquiétant et faible, à la fois cause des troubles et impuissant à les réprimer»; il n'attaquait pas directement le cabinet, mais indiquait qu'il comptait moins sur lui que sur la «société française» elle-même, pour faire l'œuvre de défense et de salut[209].
Ne trouvant d'appui ni à droite ni à gauche, le ministère était hors d'état de gouverner: il semblait d'ailleurs n'en avoir ni le désir ni même l'idée. Il n'exerçait aucune direction sur la Chambre, qui agissait comme si elle ignorait à peu près son existence. Les partis se battaient par-dessus sa tête. La majorité proposait et votait, en dehors de lui, les lois les plus importantes, ou remaniait les projets qu'il avait présentés, sans s'inquiéter autrement des échecs qu'elle pouvait ainsi lui infliger. C'est ce qui se produisit notamment pour les lois sur la garde nationale, sur l'organisation municipale, sur le jury, sur l'amortissement, sur l'impôt direct.
Cette absence de gouvernement n'était pas moins sentie dans le pays que dans le parlement, et nul ne se gênait pour témoigner aux ministres un mépris, pour leur faire des affronts, dont on chercherait vainement l'analogue à d'autres époques. En veut-on un exemple? Pour remédier au désordre croissant des écoles, le ministre avait cru devoir invoquer une ordonnance de 1820, interdisant aux élèves «d'agir ou d'écrire en nom collectif comme s'ils formaient une corporation». Des étudiants ayant protesté et ayant été cités de ce chef devant le conseil académique, la «jeunesse des écoles» envahit et saccagea la salle où se tenait le conseil, hua le ministre et le procureur général, leur jeta des pierres, des œufs et de la boue, et les obligea à s'enfuir, le tout sans que l'autorité prît aucune mesure de répression[210].
Situation pitoyable, dont les journaux de gauche eux-mêmes renonçaient à dissimuler la misère. Le National montrait de toutes parts des «embarras de gouvernement»; il dénonçait la «suspension forcée de toute activité sociale au milieu des incertitudes de la politique,... tout le monde mécontent de n'être pas gouverné ou de l'être ridiculement»; il rappelait les désastres du «commerce, qui s'était promis merveille de la révolution, et que la révolution semblait achever»; puis il ajoutait: «La voix de la nation entière n'est qu'une plainte, comme disait un poëte romantique. Il n'est personne qui ne soit mécontent de tout le monde[211].»
CHAPITRE V
LA QUESTION EXTÉRIEURE SOUS M. LAFFITTE.
(2 novembre 1830—13 mars 1831)
I. Déclarations pacifiques et armements. Le péril extérieur s'aggrave. Heureuse action du Roi. Les affaires belges. Les whigs au pouvoir. Lord Palmerston. Il s'oppose à tout agrandissement de la France. Les premières décisions de la Conférence de Londres. Accueil qui leur est fait en Hollande et en Belgique. Les Belges à la recherche d'un roi. Le gouvernement français et la candidature du duc de Nemours. Dispositions du gouvernement anglais. Le duc de Leuchtenberg. Élection du duc de Nemours. Louis-Philippe refuse la couronne pour son fils. La Belgique proteste contre les décisions des puissances. Le ministère français refuse d'adhérer aux protocoles de la Conférence. Refroidissement entre la France et l'Angleterre. M. de Talleyrand n'exécute pas les instructions de son ministre.—II. La Pologne. Sa popularité en France. Impuissance de l'action diplomatique tentée en sa faveur.—III. Le contre-coup de la révolution de Juillet en Italie. L'Autriche annonce qu'elle ne tiendra pas compte du principe de non-intervention. Louis-Philippe tend à limiter l'application de ce principe. Déclarations absolues faites à la tribune par M. Laffitte et ses collègues. Les insurrections éclatent dans l'Italie centrale. Le gouvernement de Vienne annonce l'intention d'intervenir. Embarras du gouvernement français. Le Roi et ses ministres. Tout en renonçant à empêcher l'intervention par les armes, ils tâchent de la limiter. Proposition d'une Conférence à Rome. M. de Sainte-Aulaire est nommé ambassadeur près le Saint-Siége.—IV. Exaltation croissante en France du parti patriote et révolutionnaire. Ses illusions, ses attaques contre la politique pacifique du gouvernement. Armand Carrel. Le général Lamarque et M. Mauguin. La propagande insurrectionnelle. Inconséquence de La Fayette. Son entourage cosmopolite. Ménagements du ministère pour le parti belliqueux. Défiance des cabinets étrangers. Pour éviter la guerre, il faut un ministère qui ose rompre avec les révolutionnaires.