Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
Cette société, Balzac n'annonce pas solennellement, comme d'autres, le dessein de la détruire, mais il la peint si laide, qu'il donne raison à ses plus mortels ennemis. À le croire, c'est un assemblage de bassesses, de fraudes, d'hypocrisies, de violences, un «enfer», le mot est de lui; pas d'autre loi que l'égoïsme, d'autre habileté que la ruse, d'autre morale que le succès, d'autre mal que la pauvreté, d'autre autorité que la force, d'autre providence que la police, d'autre but que la satisfaction des appétits et surtout la possession de cet argent dont la vision a été l'obsession et le supplice perpétuel de ce romancier à la fois affamé de richesse et écrasé de dettes. Ceux qu'il nous invite, sinon à approuver, du moins à regarder et admirer, ceux qu'il se plaît à mettre en scène, à analyser, à faire parler, à grandir outre mesure comme pour les faire échapper à la laideur par la jouissance, ce sont ces «hommes forts», insensibles à la pitié, indifférents à la justice, qui considèrent la faiblesse et la misère comme une maladresse, la vertu et le sacrifice comme une sottise; ces héros frelatés, qui arrivent per fas et nefas, en vendant leur honneur, en exploitant des filles ou en se livrant à des galériens, qui se piquent de dompter la société au lieu d'obéir à ses lois, qui l'obligent, à force d'impudeur et d'impudence, à leur livrer le pouvoir, l'opulence et les plaisirs. Ce sont eux qui, raisonnant ou maximant leur conduite, disent, avec Rastignac ou tel autre de ses pareils: «Il faut égoïser adroitement. Les imbéciles nomment cela intrigue; les gens à morale le proscrivent sous le nom de vie dissipée... La dissipation est un système politique.—La société vit d'or et de moquerie. Mort aux faibles!—Les lois et la morale sont impuissantes chez les riches; la fortune est l'ultima ratio mundi.—Il faut entrer dans le monde comme un boulet de canon ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien... Aussi l'honnête homme est-il l'ennemi commun. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne, sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la sainte confrérie des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu, dans toute la fleur de sa bêtise; mais là est la misère... Voilà la vie telle qu'elle est; ça n'est pas plus beau que la cuisine, ça pue autant, et il faut se salir les mains pour fricoter. Sachez seulement vous bien débarbouiller: voilà toute la morale de notre époque.—Quelque mal que l'on te dise du monde, crois-le. Il n'y a pas de Juvénal qui puisse en peindre l'horreur couverte d'or et de pierreries.» Ce que ces tristes héros professent au milieu des verres cassés de leurs orgies, c'est la philosophie du dégoût. Comme l'a dit fortement M. Taine: «Ils jugent la vie laide et sale, et ils jettent de la boue, avec colère et avec plaisir, contre l'essaim brillant des beaux songes qui viennent bourdonner et voltiger au seuil de la jeunesse.» C'est une raillerie immense, brutale et sinistre. Quand Balzac a voulu choisir un titre général pour toute une série de ses romans, ne l'a-t-il pas appelée la Comédie humaine? triste comédie, en vérité, dont le ricanement est sans gaieté et dont le dernier mot est une désillusion amère, haineuse, méprisante. On cherche vainement quelle imprécation ouvertement et dogmatiquement socialiste eût pu être plus irritante et plus dangereuse. En 1850, M. Victor Hugo prononçait, sur la tombe du romancier, une oraison funèbre emphatique, où il exaltait son œuvre, «livre merveilleux qui dépasse Tacite et va jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et va jusqu'à Rabelais»; au moins ne se trompait-il pas, quand il ajoutait ce qui alors, dans sa bouche, était devenu un éloge: «À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, Balzac est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Il va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne; il arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres l'espérance.»
Sous la monarchie de Juillet, bien qu'ils s'aveuglassent volontiers sur les dangers qui n'avaient pas une forme matérielle, les gouvernants eurent, par moments, l'instinct du péril contenu dans l'œuvre de Balzac. C'est ainsi qu'en 1840 fut interdite la représentation du drame de Vautrin; l'auteur de cette mesure était cependant un esprit assez peu timide pour ne pas s'alarmer à la légère, et en même temps trop irrésolu pour prendre facilement son parti d'une répression: c'était M. de Rémusat. Les événements ont donné raison à ses inquiétudes; l'influence exercée par Balzac, plus considérable encore et surtout plus étendue que celle de George Sand, a témoigné de la malfaisance autant que de la puissance de son talent. Né lui-même de la décadence littéraire, il l'a précipitée. Par l'action desséchante de ses mépris, de son scepticisme et de son matérialisme, il a contribué à tarir la source des vraies et grandes inspirations, de celles qui jaillissaient si abondantes au commencement du siècle, et où les âmes s'abreuvaient d'enthousiasme, de foi et d'idéal. Il suffit d'ailleurs de considérer combien d'écrivains le revendiquent comme leur ancêtre, leur modèle, leur inspirateur, et quels sont ces écrivains. Sans parler des bohèmes de la basse littérature, dont il n'est presque pas un, depuis quarante ans, qui n'ait eu la prétention de se rattacher à l'auteur de la Comédie humaine, n'est-ce pas de lui que descend, avec une dégénérescence visible, mais par une filiation incontestable, toute cette école réaliste qui, en passant par M. Gustave Flaubert, a abouti à M. Zola? L'action de Balzac sur les mœurs n'a été ni moins évidente ni moins funeste. Que de jeunes gens, de femmes, dont la santé morale n'a pas résisté au mauvais air qui se dégageait de ses livres! Il y a eu certainement de nos jours, a dit un écrivain de la Revue des Deux Mondes, des romans qui ont fait plus de scandale que ceux de M. de Balzac, il n'en est peut-être pas qui aient fait plus de mal, un mal plus profond et plus durable aux âmes[466].» «Un magistrat m'a raconté, dit quelque part M. Sainte-Beuve, qu'ayant dû faire arrêter une femme mariée qui s'enfuyait avec son amant, il n'en avait rien pu tirer, à l'interrogatoire, que des pages de Balzac qu'elle lui récitait tout entières[467].» Plus d'une «cause célèbre», jugée en cour d'assises, a pu paraître une sorte de traduction réelle des fictions du roman.
D'ailleurs, ceux que l'écrivain a perdus n'ont-ils pas élevé la voix pour l'accuser? Lisez les Réfractaires de M. Jules Vallès, livre étrange et maladif, tout imprégné de misère envieuse et révoltée en même temps que de soif d'argent, de paresse impuissante et de féroce orgueil, où la déclamation prend parfois un accent si singulièrement poignant et sinistre; ce n'est pas l'observation plus ou moins exacte d'un curieux qui, des hauteurs heureuses et saines de la société, regarde l'abîme, c'est le témoignage de l'homme qui vit au milieu du mal, le cri de détresse et de douleur de celui qui en souffre, on dirait presque la malédiction d'un des naufragés de la vie, la confession désespérée d'un suicidé. M. Vallès se demande d'où vient la grande armée des «réfractaires» en rupture de ban social, «armée qui compte dans ses rangs moins de fils du peuple que d'enfants de la bourgeoisie». Ce sont tous des «victimes du livre», répond-il; «cherchez la femme, disait un juge; c'est le volume que je cherche, moi, le chapitre, la page, le mot». Et parmi ces livres meurtriers, ceux peut-être qui ont fait le plus de victimes, M. Vallès nous le dit, sont les romans de Balzac. «Ah! sous les pas de ce géant, écrit-il, que de consciences écrasées! que de boue! que de sang! Comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères! Combien se sont perdus, ont coulé, qui agitaient, au-dessus du bourbier où ils allaient mourir, une page arrachée à quelque volume de la Comédie humaine!... On ne parle que par millions et par ambassades là dedans... La patrie tient entre les mains de quelque farceurs, canailles à faire plaisir, spirituels à faire peur, qui allument des volcans avec le feu de leur cigare, écrasent vertu, justice, honneur, sous la semelle de leurs bottes vernies... Il s'est trouvé des gens,—des conscrits,—pour prendre le roman à la lettre, qui ont cru qu'il y avait comme cela, de par le monde, un autre monde où les duchesses vous sautaient au cou, les rubans rouges à la boutonnière, où des millions tombaient tout ficelés et les grandeurs toutes rôties, et qu'il suffisait de ne croire à rien pour arriver à tout..... Le sermon de Vautrin, coupé par le célèbre jet de salive! Et les pauvres garçons d'en faire un évangile, crachant comme lui, en homme supérieur (voyez la page), au nez de la société qui les a laissés s'embarrasser dans leurs ficelles et tomber—de ces chutes dont quelquefois on porte la marque sur l'épaule... Les grands hommes de province à Paris! J'ai vu s'en aller un à un, fil à fil, leurs cheveux et leurs espérances, et le chagrin venir, quelquefois même le châtiment, en voiture jaune, au galop des gendarmes. Qu'on en a reconduit de brigade en brigade, de ces illusions perdues! Les plus heureux jouent au la Palférine dans les escaliers de ministères, les antichambres de financiers, les cafés de gens de lettres, et font des mots, n'ayant pu faire autre chose! Ils attendent l'heure de l'absinthe, après avoir passé celle du succès.»
Un tel mal n'atteignait pas seulement les mœurs privées; la citation même que nous venons de faire laisse entrevoir à quel point les mœurs publiques devaient s'en ressentir. Il y aurait toute une histoire à faire de l'influence sociale et politique de Balzac. On pourrait suivre sa trace, sous nos régimes successifs, aussi bien parmi les césariens que parmi les jacobins. Ne portent-ils pas sa marque, ces «faiseurs» et ces «jouisseurs», dont l'égoïsme positif et blasé tend de plus en plus à remplacer les illusions naïvement généreuses de 1789 ou de 1820, et qui, sous des étiquettes différentes, mais avec les mêmes appétits et la même perversion, ont exploité le second Empire ou exploitent maintenant la troisième République; ces politiciens et ces boursiers, si étrangement mêlés depuis trente ans, adorant, de quelque côté qu'ils les trouvent, la force et l'argent, raillant les scrupules, opposant les «résultats» aux principes, méprisant le peuple qu'ils flattent et dont ils se servent, fondant leur succès sur la corruption et traitant de «vieilles guitares» tous ces grands mots de liberté, de droit, de justice, qui faisaient battre le cœur de nos pères; faciles à se consoler même de la ruine de leur patrie s'ils peuvent se rendre cette justice qu'ils «se sont bien amusés» pendant quelques années? À les regarder, ne dirait-on pas qu'ils jouent la Comédie humaine sur la scène de la vie réelle, et ne semble-t-il pas parfois qu'on voit passer au milieu d'eux, avec un costume rajeuni, Rubempré, Rastignac ou Marsay? Toutefois ils sont bien peu nombreux, ceux qui ont ainsi réalisé leur rêve de convoitise et d'ambition. Que sont devenus les autres, ceux précisément dont nous parlait M. Vallès? Nous les retrouvons dans nos différentes révolutions, «prêts, comme l'a dit M. de Pontmartin[468], à s'enrôler au service de toute idée perverse ou de toute action mauvaise qui leur promette d'étouffer leur ignominie et leur mécompte dans le désordre et le désastre universels». Au lendemain de la Commune, à la vue du rôle considérable qu'y avaient joué des hommes de lettres, orgueilleux, avides et impuissants, révoltés par envie, impatients de la misère et de la nullité auxquelles les avaient condamnés leur paresse, leur désordre ou leur incapacité, bouleversant la société non pour la refaire, mais pour y jouir un moment, un moraliste éminent, M. Caro, s'est demandé d'où venait cette forme nouvelle de la barbarie, la «barbarie lettrée», et il a posé alors la question de la responsabilité de Balzac, ce «puissant agitateur des convoitises contemporaines». Le livre que nous citions tout à l'heure lui a fourni une réponse. Ces «réfractaires», ces «victimes» de Balzac, ces «coulés» de la Comédie humaine, dont M. Jules Vallès faisait sous l'Empire la sinistre physiologie, ne sont-ce donc pas ceux qu'on revoit ensuite formant la «barbarie lettrée» de 1871? M. Vallès lui-même n'est-il pas devenu l'un des dignitaires de la Commune? Doit-on s'en étonner? Il nous avait prévenus; après avoir montré d'où venait cette grande armée des «réfractaires», il s'était écrié d'un ton de prophétique menace: «Les voyez-vous forcer sur nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge avec les os de leurs martyrs sur le tambour des révoltés, et agitant, comme un étendard, au bout d'un glaive, la chemise teinte de sang du dernier de leurs suicidés? Dieu sait où les conduirait leur folie!»
Ainsi deux romanciers étaient éclos dans la fermentation de 1830, George Sand et Balzac. On a retrouvé la trace du premier dans les rêveries socialistes de 1848; et voici que nous découvrons l'action du second sur les lettrés hideux et sanguinaires de la Commune: sorte de lien littéraire, rattachant les unes aux autres les dates de nos révolutions politiques.
VII
Le désenchantement que nous avons noté dans Balzac gagnait alors une grande partie de la littérature. C'était la suite et comme la réaction naturelle de la fièvre de 1830, la seconde phase de la maladie révolutionnaire, phase plus dangereuse encore que la première, car elle devait tôt ou tard produire la stérilité. Cette maladie était si universelle, l'atmosphère en était à ce point imprégnée, que les jeunes gens n'y échappaient pas. L'un d'eux[469] a rappelé récemment, en racontant ses souvenirs, cette «sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste et assombrissait la pensée». La génération arrivée à la vie littéraire, peu après la révolution de 1830, bien différente, en cela, de celle qui l'avait précédée, «a eu, dit encore le même témoin, une jeunesse d'une tristesse lamentable; tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l'être ou à l'époque... Il n'était permis que d'avoir une âme incomprise; c'était l'usage, on s'y conformait. On était fatal et maudit. Sans même avoir goûté de l'existence, on roulait au fond du gouffre de la désillusion.» Des enfants de dix-huit ans, répétant une phrase ramassée dans je ne sais quel roman, disaient: «J'ai le cœur usé comme l'escalier d'une fille de joie.» L'un des lettrés de cette génération, Gustave Flaubert, écrivait, à dix-neuf ans: «Il n'y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillonnant.» Il se vantait «d'être né avec peu de foi au bonheur», d'avoir eu, «tout jeune, un pressentiment complet de la vie»; et il ajoutait: «On n'a pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire vomir[470].»
En observant la plupart des écrivains considérables de ce temps, il serait facile d'y découvrir quelque trace de ce désenchantement. Lamartine, par exemple, dans une lettre écrite, le 6 février 1841, à son fidèle ami M. de Virieu, parlait de ses «dégoûts», puis il ajoutait: «Ma situation politique est de premier ordre à présent; ma situation au Parlement, très importante aussi; ma situation d'orateur, presque unique; ma situation de poëte, ce que tu sais; ma situation d'honnête homme, avérée; et, au milieu de tous ces rayonnements de gloriole et de force imaginaire, je suis le point noir et triste où tout s'éteint en convergeant: tristis est anima mea. La vie est courte, vide, n'a pas de lendemain, pas d'intérêt; on voudrait ce qu'on n'a pas, on sent le poids de ce qu'on a ramassé par terre[471].»
M. de Vigny, poëte et soldat, était apparu, sous la Restauration, comme une sorte de «chevalier trouvère», enthousiaste, fidèle à son Dieu et à son roi, jaloux de l'hermine de sa muse. À le voir après 1830, ce n'est plus le même homme; c'est un analyste méfiant, triste, boudeur, amer, revenu de tous ses rêves de jeunesse, ayant perdu ses croyances religieuses comme ses affections politiques, sans que rien les ait remplacées; ne conservant que la foi à l'honneur, seul point solide qu'il s'efforce de maintenir au-dessus de ce déluge de scepticisme: «rocher nu, à pic, dit à ce propos M. Sainte-Beuve, bon pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion universelle». En dépit d'une vanité fière qui se livre difficilement, M. de Vigny trahit l'état de son âme dans ses œuvres de ce temps, dans Stello, dans Chatterton et même un peu dans Servitude et grandeur militaires; mais surtout il se montre à nu dans ce Journal d'un poëte qu'une amitié indiscrète a publié après sa mort; c'est là que nous le surprenons, écrivant ces aphorismes désolés: «La seule fin vraie à laquelle l'esprit arrive sur-le-champ, en pénétrant au fond de chaque perspective, c'est le néant de tout; gloire, amour, bonheur, rien de cela n'est complétement... L'ennui est la grande maladie de la vie; on ne cesse de maudire sa brièveté, et toujours elle est trop longue, puisqu'on ne sait qu'en faire... Il est bon et salutaire de n'avoir aucune espérance. L'espérance est la plus grande de nos folies... Il faut surtout anéantir l'espérance dans le cœur de l'homme. Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même.» Encore le poëte ne se prive-t-il pas de ces «reproches au ciel», et se complaît-il à dénoncer les «injustices de la création» ou à railler les prétendues miséricordes d'un Dieu qui n'est pour lui qu'un «geôlier».
De M. Mérimée, on ne peut vraiment dire qu'il ait perdu ses illusions; il n'en avait jamais eu; l'ironie sceptique est, chez lui, de la première heure, moins souffrante que chez M. de Vigny, moins violente et brutale que chez Balzac, mais plus dédaigneuse, plus desséchée et plus implacable. Par réaction contre le ridicule et l'exagération de la sensibilité romantique, M. Mérimée répudiait tout enthousiasme, toute générosité, tout attendrissement. Jusque dans ses négations les plus impies, dans ses immoralités les plus audacieuses, il se défendait de la passion qui eût pu être son excuse. Son plaisir était de raconter les choses les plus hideuses avec un sourire railleur et froid; on voyait qu'il avait sans cesse présent à l'esprit la maxime de son maître Stendhal: «Faisons tous nos efforts pour être secs.» Il ne croyait à rien et méprisait tout le monde, craignait surtout de paraître dupe et mettait une étrange coquetterie à ne pas être soupçonné de prendre au sérieux les sentiments qu'il exprimait dans ses livres et les passions qu'il y faisait agir.
De ce désenchantement envahissant alors toutes les âmes, il est une victime illustre entre toutes et digne de nous arrêter davantage. Quel homme a donc le plus souffert de ce mal, a trouvé pour l'exprimer les accents les plus éloquents et les plus poignants, si ce n'est ce poëte merveilleux qui avait dix-neuf ans en 1830, dont la gloire, alors à peine naissante, appartient vraiment aux années de la monarchie de Juillet et les illumine, le plus aimé et le mieux compris par les jeunes gens de ce temps, le dernier venu et non le moindre de cette génération poétique que notre vieillesse stérile envie au printemps de ce siècle,—Alfred de Musset? Il s'est tenu toujours si soigneusement éloigné de la politique qu'on est peu tenté, au premier abord, de chercher dans une révolution les influences qui ont agi sur son talent et sur son âme. N'est-ce pas lui qui a dit:
Je ne me suis pas fait écrivain politique,
N'étant pas amoureux de la place publique.
D'ailleurs, il n'entre pas dans mes prétentions
D'être l'homme du siècle et de ses passions.
Les crises qui l'ont troublé et fait souffrir, ne sont-ce pas avant tout celles qui venaient de ses caprices et de ses déboires amoureux? Cette «Elle» qui tient tant de place dans sa vie et dans ses vers, sur laquelle, même depuis sa mort, on discute encore, personne n'a jamais supposé que ce fût la révolution de 1830. À nul autre on ne pourrait mieux appliquer ce propos de juge d'instruction: Cherchez d'abord la femme! Nous ne nions certes pas l'action de ces accidents intimes; et qui voudrait faire une étude complète sur Alfred de Musset devrait en tenir compte. Mais le poëte n'a pas été pour cela soustrait au contre-coup des événements publics, il n'a pas échappé aux troubles intellectuels, aux maladies morales, nés de ces événements. On n'en voudrait d'autres preuves que les aveux, les plaintes, les cris de douleur ou de colère, qui lui ont si souvent échappé. Quand, dans les pages célèbres qui précèdent sa «Confession», cet «enfant du siècle» a cherché l'origine de la «maladie morale abominable» dont il se disait atteint avec toute sa génération, ne l'a-t-il pas montrée dans nos commotions politiques[472]?
À la veille de la révolution de Juillet, Musset avait publié ses Contes d'Espagne et d'Italie, œuvre d'un adolescent qui, à peine sorti du collége, se révélait grand poëte; de cette extrême jeunesse il avait la verve superbe, mais aussi l'insolence gamine et licencieuse, se moquait de tout, des règles de la prosodie comme de celles de la morale, s'amusait à scandaliser le bourgeois, brisait toutes les vitres, par plaisir du tapage et pour faire retourner les gens; gardant, du reste, jusqu'au milieu de ce désordre et de cette orgie, je ne sais quoi de pimpant, de cavalier, d'élégant; portant, dans cette sorte d'insurrection intellectuelle, plus d'insouciance que de haine; ayant toute l'effronterie d'un page d'autrefois, non les passions envieuses d'un émeutier d'aujourd'hui. Le succès fut vif, mais limité; le scandale plus vif encore. La critique protesta. La société de la Restauration, même ébranlée par les approches de la révolution, ne tolérait que difficilement de telles audaces.
N'était-ce qu'un péché de première jeunesse, l'exubérance passagère d'un enfant qui jette sa gourme avant de «se ranger»? En tout temps, sans doute, le tempérament de Musset eût eu peine à se soumettre à la commune règle des vertus et des convenances. Néanmoins, c'eût été pour lui un frein et une correction salutaires d'avoir à faire son chemin dans une société bien assise, où il se fût senti enveloppé, contenu par une discipline universellement respectée, où il eût rencontré au-dessus de lui des principes reconnus et des autorités obéies. Au lieu de cela, il était encore dans l'effervescence tapageuse de ses Contes, quand survint le coup de vent de Juillet, qui déracina tout autour de lui, et fit passer dans les cerveaux même les plus calmes un souffle de révolte et de folie. Peu importe que, politiquement, Musset n'ait guère donné dans le mouvement de 1830, qu'il ait été, sous le nouveau régime, un conservateur dynastique, camarade de collége du prince héritier, prêt à chanter, avec une inspiration un peu froide, les joies ou les douleurs de la famille royale, et qu'à la différence de Victor Hugo, par exemple, il ait été plus disposé à railler qu'à partager les entraînements et les ridicules des partis avancés; il n'en a pas moins subi, dans l'ordre intellectuel et moral, l'influence de cette révolution. Au moment où il aurait eu besoin d'être retenu, il se trouva poussé sur la pente de ses défauts. Namouna[473], avec un incomparable brio de poésie, continuait et exagérait, s'il était possible, l'insolence des Contes d'Espagne et d'Italie, persiflant, insultant la morale comme les convenances, l'espérance comme l'illusion, la foi comme les préjugés, le ciel comme la terre, renversant toutes les idoles et blasphémant tous les dieux. Contraste absolu avec la poésie lyrique des belles années de la Restauration, avec la sentimentalité attendrie de Lamartine, avec la solennité héroïque de Victor Hugo; on eût dit qu'il y avait un abîme entre ces deux époques pourtant si proches. Gouailleuse dans Namouna, la révolte apparaissait tragique dans Franck, le héros de la Coupe et les lèvres[474]; et si le sarcasme s'y montrait, c'est celui dont le poëte dit lui-même:
Tu railles tristement et misérablement.
La malédiction dominait:
Malheur aux nouveau-nés!
Maudit soit le travail, maudite l'espérance!
........................
Maudits soient les liens du sang et de la vie!
Maudites la famille et la société!
Malheur à la maison, malheur à la cité!
Et malédiction sur la mère patrie!
Ce n'était pas la révolte triomphante; elle aboutissait au contraire à la ruine et à l'impuissance. Tout ce qui avait pu remuer autrefois le cœur de l'homme, gloire, patrie, courage, amitié, religion, était trouvé vide et menteur. À peine le poëte voulait-il faire exception pour l'amour, et encore le nous montrait-il échouant dans la débauche et dans la mort. Ce qu'il blasphémait le plus, c'était l'espérance. Voilà où en était déjà celui qu'on venait de saluer comme le chantre de la folle jeunesse. Aussi M. Sainte-Beuve, étudiant ce poëme au moment de sa publication, «s'effrayait» de voir se produire avec tant de force, «dans un si jeune poëte, l'esprit de l'époque en ce qu'elle a de brisé et de blasé, de chaud et de puissant en pure perte, d'inégal, de contradictoire et de désespérant».
Désespérant! c'est bien le mot. Chaque jour, on voit davantage apparaître, derrière les fantaisies licencieuses et les fausses gaietés, ce fond de désespoir. Au scepticisme fanfaron et insolent, succèdent des gémissements d'une vérité poignante; l'éclat de rire ou le chant d'orgie se termine en sanglots. Tel est le caractère de Rolla[475]. Et remarquez-le, ce que Musset pleure, ce n'est pas un accident de sa vie privée, c'est le mal de son siècle. Il souffre de la lassitude de tant de secousses, du vide qu'ont fait tant de destructions, de la stérilité de cette terre dévastée sur laquelle rien ne peut plus repousser. Les ruines, au milieu desquelles il passait naguère en sifflant et en faisant sonner cavalièrement ses éperons, le désolent et l'épouvantent. Comme la cavale égarée dont il peint, en si beaux vers, la mort dans le sable aride du désert, il a soif; altéré d'idéal et de foi, il n'en trouve plus: autour de lui, tout est desséché. Plus rien de la rébellion agressive qui avait marqué ses débuts; la douleur l'a rendu humble et parfois même lui arrache des aveux inattendus. À une époque où la réaction ne semble pas avoir encore commencé contre l'irréligion victorieuse en 1830, ce poëte, qui naguère jouait avec les blasphèmes, dénonce la disparition des croyances chrétiennes comme la cause principale du mal dont il souffre et dont meurt son siècle. Déjà dans la Coupe et les lèvres, au milieu de tant de révoltes impies, Franck invectivait les «persévérants sophistes» qui avaient «tari tous les puits du désert». Dans Rolla, presque à chaque page, entre deux tableaux impurs, l'auteur laisse échapper des invocations au Christ, des apostrophes irritées contre Voltaire, des imprécations contre les «démolisseurs stupides», des pleurs sur la foi perdue et sur les cloîtres détruits, cris les plus profonds, les plus douloureux et les plus éloquents de la poésie contemporaine. Ce n'est pas, chez Musset, la fantaisie passagère d'une heure de mélancolie. Sauf les intermèdes où il courtise la muse rieuse, leste et pimpante des Proverbes, cette inspiration désolée se retrouve dans presque toutes les poésies qu'il publie à cette époque, notamment dans les Nuits[476], lamentations immortelles de l'âme humaine sur les ruines qu'elle a faites, admirable gémissement d'une époque qui connaît son mal, mais qui se sent impuissante à le guérir.
En effet, si Musset reconnaît qu'il s'est égaré, avec les hommes de son temps, dans un désert stérile, il n'a ni la force ni la volonté de revenir sur ses pas; il professe que ce siècle est trop vieux pour retrouver jamais la foi et l'espérance des époques plus jeunes, et que, mourant de son Dieu perdu, il ne pourra jamais le retrouver. Un mal personnel venait d'ailleurs aggraver en lui le mal du siècle, un mal dont le spectre l'a poursuivi et obsédé dans presque toutes ses œuvres, et qui remplit l'une des plus importantes, la Confession d'un enfant du siècle, contemporaine des Nuits[477]: c'est la débauche, «première conclusion des principes de mort», la terrible débauche qu'il connaissait déjà, quand il s'était écrié, dans la Coupe et les lèvres:
Ah! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!
Nul, sans doute, n'a déploré plus éloquemment que ne le fait l'«Enfant du siècle» au début de sa «Confession» cette «dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu'on peut nommer désenchantement, ou, si l'on veut, désespérance..., l'affreuse désespérance qui, pareille à la peste asiatique, marche à grands pas sur la terre». Comme dans Rolla, il s'en prend à Voltaire et à ceux qui ont détruit la foi chrétienne. On se demande s'il est sur le chemin qui le ramènera à la lumière et à l'espoir. Mais tournez la page; tout s'est éteint dans l'impureté, tout a été ramené violemment en bas par le plus grossier sensualisme. «Vous sentirez, dit-il quelque part dans cette Confession, que la raison humaine peut guérir les illusions, mais non pas guérir les souffrances... Vous chercherez autour de vous quelque chose comme une espérance. Vous irez secouer les portes des églises, pour voir si elles branlent encore, mais les trouverez murées; vous penserez à vous faire trappistes, et la destinée qui vous raille vous répondra par une bouteille de vin du peuple et une courtisane.» Voilà tout le livre; voilà, hélas! toute la vie de l'auteur.
Le désenchantement qui succédait à la révolte avait pour conséquence la stérilité: c'étaient, nous l'avons dit, les trois phases de la maladie qui sévissait sur les intelligences de ce temps. Même aux époques les plus laborieuses et les plus productives de sa vie littéraire, de 1832 à 1837 par exemple, entre le Spectacle dans un fauteuil et les Nuits, Musset avait toujours eu l'haleine un peu courte; il était incapable de composer une œuvre considérable et complète. Tous ses poëmes, même ceux qu'il a étendus par des digressions, sont des tableaux de genre, et plus le cadre est petit, plus l'auteur est à l'aise. Ses belles pages ne sont que des préludes et des fragments, admirables sans doute, mais inachevés. Impuissance commune à tous les poëtes de ce siècle, mais plus marquée chez lui que chez les autres. Encore, parfois, semblait-il las d'une fécondité si imparfaite. Dès le lendemain de 1830, dans la fatigue, le dégoût et l'espèce d'étourdissement que lui causait la prolongation du tapage révolutionnaire, il s'était arrêté un moment et avait songé à laisser l'art pour se faire soldat. Ce poëte de vingt ans ne disait-il pas alors:
Je suis jeune, j'arrive: à moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné[478].
Il avait triomphé de cette première tentation; mais, après 1837, nouveaux symptômes d'épuisement: il ne produit plus que des morceaux isolés, dont quelques-uns, il est vrai, sont incomparables. Enfin, en 1840, le mal s'aggrave, les œuvres sont plus rares encore, et le talent lui-même se voile. Si le poëte sort de son mutisme, c'est d'ordinaire pour nous livrer le triste secret de sa prostration et de son désespoir. «Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus», telle est sa devise. Il termine sa carrière à l'âge où plusieurs poëtes du grand siècle avaient commencé la leur, justifiant la parole méchante que disait alors de lui Henri Heine: «C'est un jeune homme d'un bien beau passé.»
Un vieillard de trente ans, triste, épuisé, silencieux, dégoûté de tout, principalement de soi, voilà donc ce qu'est devenu, après quelques années, le brillant cavalier qui, en 1829, était entré dans la gloire avec une audace si tapageuse.
VIII
Le désenchantement et le scepticisme n'étaient pas seulement la maladie de quelques esprits raffinés; ils avaient envahi l'âme de la foule et se trahissaient alors par une ironie singulièrement violente et grossière. Ce n'est pas l'un des signes les moins caractéristiques des années qui suivirent 1830, que la popularité du type de Robert Macaire: incarnation cynique du crime facétieux, chez qui le blasphème se termine en quolibet, le vol se pique d'être spirituel et le meurtre jovial; persiflant tout ce qui inspirait jusque-là respect ou crainte, la vertu aussi bien que l'échafaud; faisant rire aux dépens du Dieu qu'il outrage, de la société dont il viole les lois, de la victime qu'il dépouille ou égorge. Le vice railleur et impudent s'appelait autrefois Don Juan; Robert Macaire en est une sorte de dégénérescence démocratique; seulement l'odeur du bagne s'est substituée aux parfums de boudoir, les haillons de la misère corrompue aux habits de soie du libertinage élégant; et surtout la statue du commandeur et le coup de tonnerre de la fin ont fait place à l'apothéose du coquin, ayant jusqu'au bout raison du gendarme et de la Providence, également ridicules et bernés. Ce type n'avait pas été créé par un écrivain, imposant à la foule la fantaisie de son imagination; il était l'œuvre d'un acteur, habitué au contraire, par état, à traduire la pensée des autres, et, dans ce cas, traduisant celle du public plus que celle d'un auteur. Nous voulons parler de ce Frédérick Lemaître que, sur sa tombe, Victor Hugo saluait naguère comme la personnification du théâtre démocratique, et qui a été en effet, sur la scène, par tempérament de bohème plus encore que par esprit de parti, un puissant flatteur des passions révolutionnaires. Presque pas un révolté et un déclassé du drame moderne dont il n'ait porté le masque, depuis Ruy Blas jusqu'au Chiffonnier de Félix Pyat. Mais avant tout, il fut Robert Macaire. Un jour, ayant à jouer un rôle de coquin dans un mélodrame vulgaire, l'Auberge des Adrets, il eut l'idée, qui n'avait pas été celle des auteurs, de donner à son personnage une physionomie de bouffonnerie cynique. La métamorphose ne se fit pas du premier coup et tout d'une pièce, comme l'acteur s'en est vanté depuis. L'Auberge des Adrets remontait à 1823; à cette époque, elle était demeurée dans son ensemble, et surtout par son dénoûment, un drame du genre larmoyant; Frédérick Lemaître n'avait tenté que partiellement de tourner son rôle au grotesque, et cette tentative, qui avait été, du reste, à peine remarquée, ne dépassait pas les libertés que prenaient les acteurs de drame. Ce n'est que plus tard, quand cette pièce fut reprise en 1832, dans une atmosphère beaucoup plus troublée, que les types de Robert Macaire et de Bertrand apparurent et se précisèrent avec toute leur insolente laideur, et que la complicité d'un public mieux préparé à ce scandale leur fit un si brillant succès. Aussi Théophile Gautier, parlant de la fortune théâtrale de ces tristes héros, l'appelait-il «le grand triomphe de l'art révolutionnaire qui succéda à la révolution de Juillet, l'œuvre capitale de cette littérature de hasard, éclose alors des instincts du peuple». La pièce jouée en 1832 était quelque peu différente du mélodrame primitif; elle avait été modifiée dans les parties qui se fussent plus difficilement prêtées à ce caractère nouveau; on avait supprimé notamment le troisième acte avec ses péripéties pathétiques, on l'avait remplacé par une charge sinistre, où Robert Macaire, poursuivi, jusque dans l'orchestre et les loges, par les gendarmes, en tuait un, le jetait sur la scène, et concluait, aux applaudissements de la foule, par cette maxime qui s'était gravée dans la mémoire et peut-être aussi dans la conscience populaires:
Tuer les mouchards et les gendarmes,
Ça n'empêche pas les sentiments.
La vogue fut telle, qu'on eut l'idée de faire une suite: Robert Macaire, pièce en quatre actes et six tableaux, qui fut représentée aux Folies Dramatiques, en 1834. Plus que jamais, les deux coquins, auxquels Frédérick Lemaître et son camarade Serres donnaient une si hideuse et si vivante originalité, devinrent les favoris du parterre. Enhardis par le succès que leur faisait la curiosité malsaine des badauds, les acteurs ajoutaient tous les soirs quelque bouffonnerie plus cynique, insultaient quelque chose de plus respectable. «C'est leur fête de chaque jour, disait M. Jules Janin, de s'en aller tête baissée, à travers les établissements de cette nation, de faucher, à la façon de quelque Tarquin déguenillé, les hautes pensées, les fermes croyances, et de semer, chemin faisant, l'oubli du remords, le sans gêne du crime, l'ironie du repentir.» Plus les acteurs étaient audacieux, plus le public riait aux larmes. Chaque théâtre voulait avoir son Robert Macaire; l'un donna la Fille de Robert Macaire; l'autre, le Fils de Robert Macaire; un troisième, le Cousin de Robert Macaire. On jouait aux Funambules Une émeute au Paradis, ou le Voyage de Robert Macaire: celui-ci grisait saint Pierre, lui volait les clefs du ciel, mettait le paradis en goguette, débauchait les saints et les anges; le diable venait pour le prendre; mais Robert tirait contre lui la savate et le terrassait, demeurant ainsi le plus fort et le plus heureux, dans l'autre monde comme sur terre; le tout assaisonné de lazzi sacriléges, où l'on parodiait jusqu'aux paroles du Christ, et où l'on débitait une nouvelle oraison dominicale qui commençait ainsi: «Notre père, qui êtes dans la lune.» Le gouvernement finit cependant par comprendre que le spectacle triomphant du crime gouailleur et bel esprit n'était pas sans danger pour un peuple qui, à cette époque, voyait éclore, dans ses bas-fonds, des Fieschi et des Lacenaire. Il sortit de son indifférence, et le théâtre fut interdit à Robert Macaire; il fallut, à la vérité, pour décider la censure à cette rigueur, qu'elle vît apparaître chez l'audacieux acteur des velléités de parodies qui s'attaquaient, non plus seulement à la morale et à la religion, mais à la royauté.
Proscrit du théâtre, Robert Macaire se réfugia dans la littérature, et surtout dans la caricature. Sous cette forme, son règne fut peut-être plus étendu encore et plus populaire. Daumier, aidé de Philipon qui imaginait les légendes à mettre au bas de chaque dessin, publia les Cent et un Robert Macaire, sorte de galerie satirique, où le héros de la raillerie cynique et du vice insolent se montrait dans ses multiples incarnations, successivement avocat, philanthrope, journaliste, avoué, médecin, escompteur, inventeur, fondateur de société, agent de change, candidat, ministre, etc. C'était à faire croire qu'il n'y avait partout que des Robert Macaire, et que ce type personnifiait la société contemporaine. Les mécontents d'alors prétendaient, en effet, y montrer le portrait fidèle ou, du moins, la caricature justifiée de la bourgeoisie régnante. Un témoin raconte qu'assistant, peu avant 1848, à l'enterrement d'un ministre, il avait entendu l'un des spectateurs s'écrier d'un ton d'indicible mépris, à la vue de tous les fonctionnaires, de tous les représentants du monde officiel, qui défilaient à la suite du char funèbre: «Que de Robert Macaire!» Et la foule, qui ne s'était même pas découverte, applaudissait en riant et en enchérissant, sans être un moment arrêtée par le respect de la mort. La vérité n'était pas que les classes dirigeantes fussent alors plus pleines qu'à d'autres époques de Robert Macaire; mais la nation entière avait pris un goût maladif à ce que Henri Heine appelait le «Robert-Macairianisme», à cette affectation de tout bafouer, de ne pas croire à la vertu, de rire du vice, et de ne plus voir, dans l'idéal, dans les sentiments grands et généreux, que ce qu'on nommait, dans une langue appropriée, «une blague». Maladie d'esprit et de cœur bien autrement dangereuse, signe de décadence beaucoup plus certain que les illusions les plus folles, les exaltations les plus troublées, les plus violentes révoltes.
Pour le vulgaire, la gouaillerie cynique de Vautrin ou de Robert Macaire; pour les raffinés, le dégoût désespéré de Rolla, est-ce donc là qu'est arrivée, en quelques années, cette génération que nous avions vue, à la fin de là Restauration, si riche d'espérance, si confiante dans son orgueil, et qui avait cru trouver, dans la révolution de 1830, le signal de sa pleine victoire? Après ce départ d'une allure si joyeuse et si conquérante, cet arrêt plein de lassitude, de malaise et d'impuissance; après des dithyrambes et des affirmations si hautaines, un ricanement si grossier ou un sanglot si navrant; après avoir si sincèrement et si fastueusement proclamé l'amour de l'humanité et prédit son progrès indéfini, une misanthropie si désolée ou si méprisante; tant de scepticisme ironique ou découragé, violent ou mélancolique, après ce que M. Guizot a appelé «l'excessive confiance dans l'intelligence humaine»; tant de désillusion, de sécheresse ou de rouerie, après tant de vaniteuse et généreuse candeur; tant d'avortements et de stérilité, après tant de promesses et d'espoirs de fécondité! Quel contraste et quelle leçon!
IX
Si nous avions eu la prétention de faire un tableau complet des lettres sous la monarchie de Juillet, on pourrait nous reprocher d'avoir passé sous silence certains écrivains et même certains genres, de n'avoir envisagé qu'à un point de vue particulier ceux dont nous nous sommes occupés. Mais, on le sait, et nous avons tenu à le bien marquer dès le début, notre dessein, plus limité, était seulement de rechercher quel avait été, sur la littérature de ce temps, le contre-coup des événements politiques, et spécialement de la révolution de 1830. Ce dessein, nous croyons l'avoir exécuté[479]. Nous avons montré comment se sont produits dans le monde littéraire, d'abord l'exaltation, la révolte, le désordre, ensuite le désenchantement et l'impuissance. Toutefois, sur le point de conclure, un doute nous saisit. Comment juger si sévèrement l'état littéraire de la France de Juillet, quand il n'est pas un de nous qui ne s'estimât trop heureux d'y revenir? Si nous appliquons à cette époque le mot de décadence, de quel terme nous servirons-nous pour qualifier le temps actuel? Pour être inférieures aux précédentes, les poésies alors publiées par Lamartine ou Victor Hugo n'étaient-elles pas des événements littéraires comme nous n'en connaissons plus? Quels que fussent l'erreur et le désordre du drame romantique, il y avait là cependant un mouvement; où en trouver un dans notre théâtre actuel? Les romans de madame Sand étaient immoraux; encore l'immoralité devait-elle s'y revêtir de poésie et d'idéal pour avoir accès dans les âmes; aujourd'hui, elle n'a plus besoin de se mettre tant en frais. N'est-il pas jusqu'à Balzac qu'on ne puisse trouver délicat, quand on est condamné à M. Zola? Pour tristes que fussent le scepticisme, le désenchantement et même l'épuisement des âmes, ils arrachaient du moins à un Musset des plaintes mélodieuses, d'éloquents gémissements; aujourd'hui, le mal est à ce point profond qu'il a tué toute poésie, et nous n'avons même plus la consolation d'entendre chanter en beaux vers nos misères et nos désillusions. Vraiment, si l'on pouvait prendre l'histoire à rebours, l'époque littéraire qui s'est étendue de 1830 à 1848 semblerait en singulier progrès sur la nôtre.
Mais pour bien apprécier une époque, pour en mesurer les mérites et les responsabilités, ne convient-il pas de la comparer, moins à ce qui l'a suivie qu'à ce qui l'a précédée? N'est-on pas autorisé à lui demander compte de l'héritage qu'elle a reçu, de l'espoir qu'on avait fondé sur elle et qu'elle avait mission de réaliser? Il est naturel que le sentiment de notre misère présente nous gêne dans un tel examen, que nous nous sentions aujourd'hui peu de droit à relever les faiblesses d'un temps si supérieur au nôtre, et que ce temps, après tout, nous paraisse plus digne d'envie que de blâme. Laissons donc une fois de plus la parole aux contemporains. Déjà nous avons recueilli, dans leur sincérité première, les cris de surprise, d'alarme et d'humiliation que leur avait arrachés la déchéance de certains écrivains. Complétons leur témoignage en notant ce qu'ils pensaient non plus seulement de telle ouvre particulière, mais de l'état général de la littérature, du changement qui s'y était produit après 1830. Si leur plainte nous semble parfois exagérée, n'oublions pas qu'ils avaient connu et partagé les grandes espérances de la jeunesse du siècle, et qu'ils ne devaient pas se consoler aisément de les voir trompées.
Dès 1831, M. de Salvandy écrivait: «Si la littérature est l'expression de la société, il faudrait désespérer de la France»; et, cherchant la cause de ce désordre, il la montrait dans «l'esprit révolutionnaire, évoqué du chaos sanglant de notre première anarchie, au bruit de la rapide victoire du peuple sur la royauté, esprit funeste qui pèse sur les destins de la France de 1830, comme son mauvais ange[480]». Dans le camp opposé, M. Quinet s'écriait à la même époque: «Aujourd'hui, qui nous dira des nouvelles de notre jeunesse, un moment si courtisée, si enviée sous la Restauration, et que l'on salua de si hautes promesses pour son âge viril?... Si quelqu'un le sait, par hasard, qu'il nous dise où sont nos projets commencés, nos études enthousiastes, notre spiritualisme hautain et notre avenir politique dont nous étions si fiers! N'en parlons plus, de grâce. Notre jeunesse est devenue vieillesse en quelques mois, et c'est de nous qu'il faut dire que nos cheveux ont blanchi en une nuit. L'espérance manque en nos âmes[481]...»
M. Sainte-Beuve avait été l'un des porte-parole de cette génération qui s'était cru la mission et le pouvoir de renouveler le monde intellectuel et moral. Écoutez ce qu'il dit, dans les années qui suivent 1830, à la vue de ce qui se passe sous ses yeux[482]. Avec une mélancolie mêlée d'ironie, il rappelle cette persuasion où l'on était, à la fin de la Restauration, «qu'il y avait, pour bien des années, dans le corps social, une plénitude de séve, une provision, une infusion d'ardeurs et de doctrines, une matière enfin plus que suffisante aux prises de l'esprit». La révolution, dit-il, «a comme brisé et licencié le mouvement littéraire,... rompu la série d'études et d'idées qui étaient en plein développement». Il y a eu «des coups de vent dans toutes les bannières». De là «une première et longue anarchie». «Au moment où la Restauration a croulé, les idées morales qui, avant 1830, donnaient même aux œuvres secondaires une sorte de noblesse, se sont, chez la plupart, subitement abattues.» Le mal a atteint les plus hautes têtes; «les grands talents donnent le pire signal et manquent à leur vocation première; ils gauchissent à plaisir dans des systèmes monstrueux ou creux, en tout cas infertiles». Plus de direction, partout le «relâchement et la confusion», la «dissolution des écoles»: tel est le «signe de la nouvelle période littéraire». M. Sainte-Beuve ajoute: «Pour ce que nous savons et voyons directement, nous avons bien le droit de dire que le caractère de notre littérature actuelle est avant tout l'anarchie la plus organique, chaque œuvre démentant celle du voisin, un choc, un conflit et, comme c'est le mot, un gâchis immense.» Au moins le mal diminue-t-il, quand, dans la politique, un peu de calme succède au désordre révolutionnaire? Non. «À mesure, dit M. Sainte-Beuve, que les causes extérieures de perturbation ont cessé, les symptômes extérieurs de désorganisation profonde se sont mieux laissé voir.» Le rétablissement de l'ordre matériel «n'a littérairement rien enfanté et n'a fait que mettre à nu le peu de courant». Il proclame chaque jour avec plus d'effroi que «le niveau du mauvais gagne et monte», et il ne craint pas d'ajouter que «c'est un vaste naufrage». Aussi n'est-on pas étonné de l'entendre signaler, comme un caractère général de cette époque, le «désabusement», et, ce qui en est la triste conséquence, la stérilité et l'impuissance. Dès 1833, il confesse que ce n'est pas «cette génération si pleine de promesses et si flattée par elle-même» qui «arrivera»; et, ajoute-t-il, «non-seulement elle n'arrivera pas à ce grand but social qu'elle présageait et qu'elle parut longtemps mériter d'atteindre; maison reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'œuvres individuelles». Quant aux générations qui surviennent, elles ne sont plus, «comme d'ordinaire, enthousiastes de quelques nouvelles et grandes chimères, en quête d'un héroïque fantôme»; mais elles «entrent bonnement dans la file, à l'endroit le plus proche, sans s'informer; sans tradition ni suite, elles se prennent à je ne sais quelles vieilles cocardes reblanchies... Tandis que la partie positive du siècle suit résolûment, tête baissée, sa marche dans l'industrie et le progrès matériel, la partie dite spirituelle se dissipe en frivolités et ne sait faire à l'autre ni contre-poids; ni accompagnement.» Alors, se rappelant avec amertume ses espérances d'avant 1830, M. Sainte-Beuve s'écrie: «Un semblable résultat aurait trop de quoi surprendre et déjouer. Il ressemblerait à une attrape. Ce ne peut pas être, ce semble, pour un tel avortement que tant d'efforts, tant d'idées enfin, ont été dépensés depuis plus de cinquante ans, et que, sans remonter plus haut, les hommes consciencieux et laborieux ont semé une foule de germes, aux saisons dernières de la Restauration, en ces années de combat et de culture.» Et ailleurs: «N'aura-t-on eu décidément que de beaux commencements, un entrain rapide et bientôt à jamais intercepté?... Ne sera-t-on en masse, et à le prendre au mieux, qu'une belle déroute, un sauve qui peut de talents?» Ainsi gémissait M. Sainte-Beuve, dans les articles que publiaient, de 1830 à 1843, quelques journaux et surtout la Revue des Deux Mondes. Il s'épanchait plus librement encore dans la chronique anonyme qu'il envoyait à la Revue suisse: «Passé un bon moment de jeunesse, écrivait-il, tous, plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le flanc.» Et il terminait par ce cri, qui révèle la date, l'origine et la cause du mal: «Décidément, l'esprit humain est plutôt stérile qu'autre chose, surtout depuis juillet 1830.»
Nous avons cité, avec quelque étendue, le témoignage de M. Sainte-Beuve, qui, par situation et par nature d'esprit, pouvait, mieux que personne, voir et juger. Mais il n'était pas le seul à s'exprimer ainsi. Voici M. de Rémusat, naguère l'un des princes de la jeunesse de 1820, et non le moins imprégné des idées de 1830. Vers la fin de la monarchie de Juillet, considérant ce qu'est devenue la littérature, il avoue que le résultat «l'inquiète». «À la suite de la révolution», il n'a constaté d'abord qu'un «premier déchaînement d'idées et de passions qui ne pouvaient rien produire de bon ni de vrai, et dont le résultat naturel devait être une période d'humiliations pour la raison humaine». Mais ce qui est venu ensuite n'a pas mieux valu: c'est, dit-il, «une réaction enfantée par la peur et le dégoût, réaction de défiance, d'incrédulité, d'aversion pour tout ce qui peut à la fois ennoblir et égarer l'humanité»; c'est «la déroute d'une société intimidée, qui fuit devant les fantômes de l'esprit humain, pour essayer de se retrancher derrière ses intérêts»; c'est «la dispersion funeste des forces morales de la société[483]». Un autre écrivain de la même génération, l'un des plus purs et des plus vaillants, et qui devait perdre seulement en 1848 ses illusions de 1830, Augustin Thierry, dénonçait autour de lui, en 1834, «l'espèce d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle»; il gémissait à la vue de ces «âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement[484]». M. Nisard, alors ami de Carrel, et politiquement favorable à la révolution de Juillet, dénonçait, en 1833 et 1834, dans la Revue de Paris, les misères morales et intellectuelles de la littérature, particulièrement du roman et du théâtre: «Que dirai-je, ajoute-t-il, des effets de cette littérature sur les âmes? D'où viennent ces goûts frivoles, cet égoïsme dans l'âge de la générosité et de l'abandon, ce scepticisme desséchant dans l'âge de la foi, cette rouerie avant l'expérience, ces désenchantements avant les illusions, cet amour de l'argent, sans esprit d'avenir, comme celui des courtisanes?... D'où viennent ces amours-propres monstrueux, ce désintéressement contre nature de toute opinion politique, cette guerre contre toute morale, cette exaltation de la chair et des sens, cette révolte de la prétendue liberté humaine contre le devoir? D'où viennent tous ces désordres de l'esprit et de l'âme, sinon de cette littérature, qui ne vit que de cela, et qui doit périr par là[485]?»
Les critiques d'une génération plus récente ne jugeaient pas autrement que leurs devanciers. Vers la fin de la monarchie de Juillet, M. Saint-René Taillandier jetait, dans la Revue des Deux Mondes, un regard en arrière sur la littérature de cette époque. Il se demandait «où était la jeune armée du dix-neuvième siècle qui s'était avancée avec tant d'enthousiasme et avait convoité des conquêtes si belles». Il rappelait «ce premier départ de nos volontaires, cette rapide et aventureuse entrée en campagne. La foule était confuse et indisciplinée; mais quelle vie! quel mouvement! Je ne sais si l'on avait un drapeau, ou si ce drapeau représentait quelque chose de bien défini; mais comme on s'élançait avec joie! comme on s'imaginait poursuivre un but et croire à une cause bien comprise! Quel entrain! quelle impatience d'arriver! Jactance superbe et naïve bonne foi, étourderie et résolution.» Eh bien! cette armée est «en désordre et dispersée». Les plus confiants ont été contraints de reconnaître leur échec. «Non, a-t-on dû se dire, le champ n'a pas été béni, la moisson n'est pas venue. La foi charmante des jeunes années est morte au fond des âmes, comme un feu sans aliment. Il n'y a plus de croyance, il n'y a plus d'idéal. Le talent, l'habileté, ne manquent pas; ils ont, au contraire, acquis des ressources inattendues, mais ce sont des ressources coupables...» Quelle est la cause de cet avortement, de cette «stérilité maladive»? Le critique la montre dans l'«infatuation» de cette littérature qui, «après avoir débuté avec enthousiasme, s'était arrêtée tout à coup, dès le commencement de sa tâche, et s'était adorée avec une confiance inouïe», et aussi dans le «désordre», dans les «excitations néfastes» qui avaient été la suite de la révolution de 1830[486].
Après ces jugements publics, faut-il noter les cris d'indignation ou de découragement qui échappaient aux contemporains, dans l'intimité de leurs correspondances? On pourrait en trouver beaucoup. Bornons-nous à citer M. Doudan, témoignant, le 6 août 1839, du «dégoût» croissant que lui inspire la littérature de son temps. «En y regardant bien, écrit-il, je ne puis pas méconnaître que je m'irrite à bon droit de ce ton vide et déclamatoire, de ces fanfaronnades d'idées qui ne reculent devant rien, de ce mépris de toute distinction entre le bien et le mal, de tous ces sentiments impossibles qu'on fait semblant d'éprouver, de toutes ces passions contradictoires qu'on suppose dans le même être, de cette langue pédante, forcenée, de ces couleurs et de ces images si vives pour traduire des pensées si froides, de ce manque de mesure, d'harmonie, de bon sens, de convenance en tout genre qui rayonne dans la littérature. Toutes ces accusations sont fondées sur une évidence irrésistible; et si l'on était pendu pour tous ces crimes, bien des écrivains devraient se préparer.» Dans une autre lettre, écrite quelques années plus tard[487], M. Doudan ajoutait: «Il est certain que le grand soleil de la liberté de penser a dévoré les idées; ce ne sont plus que des feuilles mortes, avec lesquelles joue le premier souffle d'air qui s'élève. L'intelligence, affranchie de toute entrave, est devenue comme le Juif errant, marchant toujours et n'ayant jamais plus de cinq sous dans sa poche; ne pouvant s'arrêter nulle part, elle ne s'attache à rien, velut umbra, sicut nubes. Il ne restera bientôt plus, dans ce temps, en fait de talent, que le talent de critique; celui-là gagne à l'impartialité et à l'étendue de l'esprit; mais cette impartialité aussi va tourner, en s'exagérant, à l'indifférence; cette étendue, en s'accroissant démesurément, ne sera plus que le vide; et, à force de n'être que des spectateurs, de n'éprouver rien pour notre compte et de tout juger sans rien croire, nous perdons la règle même de nos jugements.»
N'est-il pas prouvé, par les aveux publics ou intimes des contemporains les plus compétents ou les moins suspects, que chacun avait alors comme le sentiment d'une décadence, on dirait presque d'une banqueroute intellectuelle? La cause, ils ne l'indiquent pas tous avec une suffisante netteté; pour cela, il leur eût fallu souvent se condamner eux-mêmes. Plusieurs, cependant,—on a pu s'en rendre compte par les citations que nous avons faites,—laissent entrevoir cette cause; quelques-uns la dénoncent avec une loyale clairvoyance. Vers la fin de la monarchie de Juillet, M. Guizot s'écriait à la tribune de la Chambre: «L'excessive confiance dans l'intelligence humaine, l'orgueil humain, l'orgueil de l'esprit, permettez-moi d'appeler les choses par leur nom, a été la maladie de notre temps, la cause d'une grande partie de nos erreurs et de nos maux[488].» Sans doute, si l'on veut rechercher la genèse de cet «orgueil de l'esprit», on reconnaîtra que le principe en existait déjà avant 1830. C'était le point faible, le côté inquiétant du mouvement intellectuel qui avait marqué la fin de la Restauration, le germe de mort qui se mêlait à tant de fécondes promesses, aussi bien dans l'école du Globe que dans le «cénacle» du romantisme. En cela, il est vrai de dire que la révolution de Juillet n'a pas été la cause unique de cet avortement final. Mais n'est-il pas manifeste qu'elle a excité, enivré cet orgueil, qu'elle l'a précipité dans tous les excès et, par suite, dans toutes les chutes? Pas d'ambitions, pas d'audaces, pas de révoltes, qui n'aient paru encouragées et justifiées par le succès de l'insurrection politique. C'est encore M. Guizot qui disait, en 1836, à ses contemporains, en parlant de la révolution: «Un tel acte est pendant longtemps, pour le peuple qui l'a accompli, une source féconde d'aveuglement et d'orgueil. La pensée de l'homme ne résiste pas à un tel entraînement; elle en reste longtemps troublée et enivrée... Regardez autour de vous, regardez l'état général des esprits, indépendamment des opinions politiques; vous les verrez, et en grand nombre, atteints comme de folie, par le seul fait qu'ils ont vu une grande révolution s'accomplir sous leurs yeux, et qu'il leur plairait qu'on en recommençât une autre dans leur sens.» Puis, après avoir montré «le degré d'égarement», et même «le degré d'abaissement» auquel trop d'intelligences étaient arrivées, il ajoutait: «Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans de tels faits cette puissance d'une révolution de la veille qui pèse encore sur toutes les têtes, qui trouble et égare la raison de l'homme[489]?»
X
Ainsi, que nous ayons considéré la politique intérieure ou extérieure, l'état matériel ou moral de la nation, la religion ou la littérature, partout et toujours, il a fallu constater le mal produit par la révolution de 1830. Il serait facile de prolonger encore cette sorte d'inventaire des pertes subies et des périls créés. Ne pourrait-on pas noter, par exemple, après cette date, une altération des relations sociales, une sorte de diminution dans la dignité, la politesse et l'agrément de la vie? Dès 1833, M. Sainte-Beuve déclarait que «le bon ton rangé et le vernis moral de la Restauration avaient disparu». Cet effet se produisait dans toutes les classes. En bas, on remarquait, dans le langage, le plaisir et même le costume populaires, quelque chose de plus débraillé, de plus grossier, comme si l'on était entré dans un milieu où l'on avait moins besoin de se respecter. Il y avait en haut un changement analogue; «le monde, a dit M. Guizot, n'offrait plus à moi ni à personne le même attrait; ses salons n'étaient plus le foyer de la vie sociale; on n'y retrouvait plus cette variété et cette aménité de relations, ce mouvement vif et pourtant contenu, ces conversations intéressantes sans but et animées sans combat, qui ont fait si longtemps le caractère original et l'agrément de la société française; les partis se déployaient dans toute leur rudesse; les coteries se resserraient dans leurs limites[490]». Un voyageur américain, qui revoyait la France en 1837, après y être venu une première fois en 1817, s'étonnait et s'attristait du changement produit dans les relations, les idées, les arts, la littérature, les modes; il y découvrait quelque chose de plus vulgaire, de plus violent, de plus divisé, et il en concluait que «rien n'était assis sur une base solide[491]». Le même voyageur revint vingt ans plus tard, sous le second Empire: il constata une ruine morale et intellectuelle plus complète encore; et alors, se rappelant toute cette fleur de société élégante et polie, qui l'avait charmé sous la Restauration et dont il avait encore retrouvé quelques vestiges trop altérés sous la monarchie de Juillet, il s'écriait mélancoliquement: «Qu'est devenu tout cela?» Qu'eût-il donc dit s'il avait pu entreprendre un quatrième voyage, après une nouvelle période de vingt années, et s'il eût visité la France de nos jours?
Sur cette sorte d'abaissement général et, si nous osons dire, d'enlaidissement, qui résultait de la révolution de 1830, M. Prévost-Paradol a écrit une page remarquable, dans son livre de la France nouvelle. Nous ne pouvons mieux faire que de céder la parole à un observateur si éminent et si peu suspect de malveillance: «Plusieurs personnes éclairées, dit-il, qui ont vu, sans intérêt personnel et sans passion, le passage du gouvernement de la Restauration au gouvernement de Juillet, m'ont souvent répété qu'il s'était opéré alors, dans l'état moral et social de la France, une sorte de changement subit, analogue à ces modifications brusques de la température que produit le coucher du soleil, sous le ciel du Midi; non pas que le cœur de la France fût déjà refroidi, comme de nos jours; au contraire, on remarquait plutôt alors un développement et une surexcitation des esprits; ce qui avait diminué sensiblement et sans retour, c'était le sentiment de la sécurité générale et je ne sais quelle dignité grave qui régnait encore dans les luttes de la politique, dans les débats de la presse et dans les relations sociales. Les institutions avaient peu changé; les fonctions et les noms des fonctions étaient restés les mêmes; il y avait toujours un roi, des magistrats, des pairs, des députés; mais on sentait, sans qu'on eût besoin de se le dire, que ces divers noms ne recouvraient plus exactement les mêmes choses, comme si le rang et la dignité de tous s'étaient trouvés abaissés d'un degré par un mouvement d'ensemble. Il n'y avait, dans ce mouvement général, de la faute de personne, et les hommes ne valaient sans doute pas moins que la veille; ils valaient même davantage, si l'on tient compte de l'habileté pratique, de la jeunesse d'esprit, du désir patriotique de bien faire, de l'ardeur au travail; mais le sol, tremblant de nouveau, avait tout ébranlé, la révolution avait repris son cours, et la démocratie, de plus en plus voisine, achevait de dessécher, de son souffle puissant, les dernières fleurs que le tronc si souvent foudroyé de l'ancienne France produisait encore.»
Toujours le mal de la révolution! Dès 1835, parlant à la France de Juillet, encore tout exaltée de ses barricades victorieuses, tout engouée de cette superstition révolutionnaire qui a si longtemps possédé non-seulement le peuple, mais la bourgeoisie, M. Guizot avait osé dire: «C'est un grand mal, dans tous les cas, qu'une révolution; une révolution coûte fort cher, financièrement, politiquement, moralement, de mille manières[492].» Nous n'avons fait que développer cette parole. La conclusion,—y a-t-il besoin de l'indiquer?—est qu'il faut en général détester l'esprit révolutionnaire, qu'il faut en particulier regretter la révolution de 1840. Mais ce serait nous avoir bien mal compris que de s'emparer de cette conclusion pour en faire une arme contre un parti ou un régime. On pourrait disputer longtemps, et sans profit, pour savoir qui est le plus responsable de cette révolution, de ceux qui l'ont provoquée, ou de ceux qui l'ont faite. Voyons-y donc moins la faute de tel ou tel parti que le malheur commun de la France: malheur qu'il faut déplorer, mais qu'il faut surtout travailler virilement à réparer. C'est cette dernière œuvre que devait entreprendre la monarchie issue de 1830; une fois débarrassée du ministère de M. Laffitte, elle allait employer tous ses efforts à se guérir et à guérir la France du mal de cette origine. Commencée tout d'abord, avec une énergie héroïque, par M. Casimir Périer, continuée, pendant dix-sept années, avec des vicissitudes diverses, cette œuvre fait l'intérêt et l'honneur du règne de Louis-Philippe.
LIVRE II
LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE
(13 mars 1831—22 février 1836)
CHAPITRE PREMIER
L'AVÉNEMENT DE CASIMIR PÉRIER
(Mars—août 1831)
I. Pendant le déclin du ministère Laffitte, tous les regards s'étaient tournés vers Casimir Périer. Rôle de Périer sous la Restauration et depuis la révolution de Juillet. Ses hésitations et ses répugnances à prendre le pouvoir. Il se décide enfin. Composition du cabinet.—II. Résolution de Périer. Homme d'une crise plutôt que d'un système. Son programme au dedans et au dehors. Grand effet produit aussitôt en France et chez les gouvernements étrangers.—III. Périer veut restaurer le gouvernement. Il assure son indépendance à l'égard du Roi et son autorité sur les ministres. Il rétablit la discipline et l'obéissance parmi les fonctionnaires. Il fait avorter l'Association nationale.—IV. Efforts de Périer pour former une majorité. Dissolution et élections de juillet 1831. Importance fâcheuse de la question de la pairie dans la lutte électorale. Incertitude du résultat. Après l'élection du président, Périer donne sa démission. Il la retire à la nouvelle des événements de Belgique. Son succès dans la discussion de l'Adresse. Il est enfin parvenu à former une majorité.
I
Au déclin du ministère Laffitte, à cette époque de honte, d'impuissance et d'angoisses, où la monarchie nouvelle et la société française semblaient sur le point de s'abîmer dans l'anarchie intérieure et la guerre extérieure, un homme du moins se rencontrait, vers lequel étaient tournés tous les regards et que chacun, en France et à l'étranger, paraissait invoquer: c'était Casimir Périer. À mesure que s'abaissait et s'effaçait la figure mobile, incertaine, efféminée, superficiellement gracieuse, du ministre qui avait personnifié la politique du laisser-aller, on eût dit que, dans tous les esprits, se dressait plus haute, plus nette, plus lumineuse, cette autre figure d'une beauté noble, mâle, triste et imposante, au front découvert, déjà ridé par la souffrance et la colère, au regard de feu, aux yeux profonds cachés sous d'épais sourcils, aux lèvres amincies et contractées, avec sa parole impérative, sa brusque démarche, et sa grande stature un peu voûtée. Seul, cet homme apparaissait de taille à entreprendre la résistance dont les bourgeois menacés dans leurs intérêts sentaient enfin la nécessité.
Quelle était la raison de cette désignation et de cette confiance? Ne semble-t-il pas que l'opinion, illuminée par le péril, ait deviné d'elle-même ce qu'il y aurait de qualités de commandement chez Périer. Celui-ci, dans le rôle d'opposition qui avait fait sa bruyante notoriété sous la Restauration, n'avait guère eu l'occasion de manifester de telles qualités; ses amis, comme l'a avoué plus tard M. Royer-Collard[493], les ignoraient. Déjà cependant, avant 1830, certains symptômes avaient révélé qu'il n'était pas homme à se renfermer toujours dans une négation violente et subversive. Même au plus fort de sa guerre contre M. de Serre ou M. de Villèle, un observateur attentif eût noté plus de colère batailleuse et d'impétuosité de tempérament que de parti pris hostile. Surtout à partir de 1828, on avait pu suivre, chez ce véhément chef d'attaque, un travail de silencieuse transformation, produit par le dégoût des alliances révolutionnaires, par la vue plus claire des desseins de renversement qu'il avait involontairement secondés, par l'instinct de gouvernement qui se dégageait en lui et se trouvait mal à l'aise dans l'opposition[494]. S'écartant de la gauche, il s'était rapproché de la royauté, au risque de faire murmurer, par ses alliés de la veille, le mot de défection. Il écoutait sans peine prononcer son nom autour du trône, comme celui d'un ministre possible, s'attendait et se préparait, non sans une émotion impatiente, à reprendre, lui qui venait de la gauche, l'œuvre monarchique et libérale qu'avait essayée M. de Martignac, venu de la droite, et se flattait de réussir, par la violence de sa volonté, là où avait échoué la séduction élégante et attendrie du ministre de 1828[495]. Tel était le rêve que caressaient à la fois son ambition et son patriotisme, quand éclatèrent les événements de Juillet. Il en fut désolé. «Vous nous faites perdre une position superbe!» criait-il d'abord à ceux qui voulaient pousser la résistance hors des limites légales. Quand, quelques heures plus tard, il se crut, lui aussi, obligé de rompre avec la vieille dynastie, il ne le fit qu'à contre-cœur: si bien qu'un député, fort engagé dans l'insurrection, lui a reproché d'avoir employé tous ses efforts à entraver le mouvement révolutionnaire, et a ajouté: «Il l'aurait tout à fait arrêté, si cela avait été en son pouvoir[496].» La seule vue de l'émeute victorieuse lui répugnait. Ce n'est pas lui qui, comme tant de ses amis, se fût épanché en déclamations satisfaites sur l'héroïque grandeur des barricades, sur la sublimité de l'ouvrier aux bras nus et au fusil noirci de poudre. À quelqu'un qui lui disait alors, sur le balcon de l'Hôtel de ville: «Qu'il est beau d'avoir fait sortir ce peuple de chez lui!» il répondit d'un mot qui le révélait déjà tout entier: «Il sera bien plus beau de l'y faire rentrer.»
Le lendemain de la révolution, ce lendemain si plein d'orgueilleuses illusions pour beaucoup des hommes de 1830, n'éveilla dans l'esprit de Casimir Périer qu'une tristesse mêlée d'effroi. Ministre sans portefeuille dans le premier cabinet du 11 août, il s'effaça volontairement. À peine parut-il une fois à la tribune, le 29 septembre 1830, dans la discussion sur les clubs, pour s'opposer à ceux qui voulaient prolonger la révolution et pour confesser que le ministère avait été jusqu'alors trop faible et trop incertain. Un autre jour, il poussait M. Dupin à prendre la même attitude et lui criait avec colère, en lui montrant les hommes de la gauche: «Répondez à ces b...-là, et faites-le avec toute votre énergie[497].»—«Le malheur de ce pays, disait-il, vers la même époque, à M. Odilon Barrot, est qu'il y a beaucoup d'hommes qui, comme vous, s'imaginent qu'il y a eu une révolution en France. Non, monsieur, il n'y a pas eu de révolution; il n'y a eu qu'un simple changement dans la personne du chef de l'État[498].» Lors de la dissolution du premier cabinet, en novembre 1830, il se retira fort «dégoûté»—le mot est de lui—de la besogne qu'il avait vu faire et à laquelle il avait été plus ou moins associé. Aussi fut-il peu disposé à accepter l'offre assez étrange que le Roi lui fit de prendre le portefeuille de l'intérieur dans le ministère de M. Laffitte. Il préféra remplacer ce dernier à la présidence de la Chambre. Que son jour dût venir, il en avait le pressentiment, mais il était résolu à n'accepter le pouvoir que quand il pourrait l'exercer sans les compromissions et les défaillances dont il venait d'être le témoin. À ceux qui le pressaient de se mettre en avant: «Il n'est pas temps, répondait-il; c'est trop tôt; sachez attendre.» Pendant que les deux politiques de la résistance et du mouvement commençaient à s'entre-choquer dans le Parlement, immobile à son fauteuil, il observait les événements et les hommes avec une attention anxieuse, et l'on voyait, dit un contemporain, «se réfléchir, sur ce front pâle et triste, toutes les émotions de la lutte et passer comme l'ombre de l'orage qui grondait au-dessous de lui». Cependant le désordre augmentait, et, chaque jour, Périer devait se demander, avec plus d'angoisse, si son heure n'allait pas sonner. Cette question était l'obsession de ses jours et de ses nuits; il y revenait avec persistance dans ses épanchements intimes, et la débattait avec une sorte de terreur d'être obligé de prendre un parti. «Je l'ai vu, raconte M. de Rémusat, refuser la parole à des députés, ses amis, sur des choses insignifiantes, dans la crainte de les voir amener prématurément à la tribune la question décisive.» Après les émeutes de février 1831, en face du dégoût, de l'indignation et de l'épouvante soulevés par l'impuissance et la lâcheté du ministère, Périer dut reconnaître l'impossibilité de prolonger une telle expérience. Mais, tout en entendant l'appel d'une nation en détresse, tout en comprenant qu'il devait à son pays et à sa gloire d'y répondre, il n'en ressentait pas moins une répulsion et un effroi douloureux qui s'augmentaient à mesure qu'il approchait davantage du pouvoir; on eût presque dit ces angoisses, ces déchirements intimes, par lesquels Dieu fait parfois payer aux âmes la grâce et l'honneur d'une vocation religieuse.
Elle n'était ni aisée ni douce, la tâche de ceux qui s'entremirent alors patriotiquement pour pousser Casimir Périer à la place de M. Laffitte. Il leur fallut d'abord persuader le Roi, peu disposé, on le sait, à renvoyer un ministre «commode» et à en prendre un qui ne le serait certainement pas. Un personnage fort mêlé à ces négociations nous montre Louis-Philippe «contrarié, consterné même jusqu'aux larmes et presque malade de la nécessité de se soumettre aux vives et impérieuses exigences du nouveau ministre[499]». Toutefois ce prince était trop politique et trop patriote pour ne pas faire bientôt céder ses hésitations et ses répugnances devant l'évidence du péril public. Ce fut de l'autre côté que les négociateurs rencontrèrent, jusqu'au dernier jour, le plus de difficultés. Si le Roi redoutait Périer, celui-ci se méfiait du Roi; le jugeant par les compromissions de la première heure, il le croyait trop engagé dans la politique de laisser-aller, pour qu'on pût espérer son concours fidèle et ferme à l'œuvre de résistance: méfiance dont l'événement devait prouver l'erreur et l'injustice. Dès le 28 février, le général de Ségur était venu trouver Périer de la part de M. de Montalivet, qui, bien que collègue de M. Laffitte, comprenait de quelle urgence était un changement de ministère et de politique; Périer se montra triste, hésitant, et finit même par refuser. Le lendemain, le général revint à la charge; comme il prononçait le nom du Roi, son interlocuteur éclata: «Oui, oui! vous me répondez de tout, je n'ai plus qu'à accepter, me voilà ministre! Mais alors, vous et Montalivet, me répondez-vous de tous les faux-fuyants qu'on prendra, de toutes les portes de derrière qu'on se gardera et qu'on tiendra ouvertes à nos adversaires? De là, pourtant, ma marche entravée, mille obstacles entre moi et mon but, toutes mes résolutions dénaturées, avortées ou changées en demi-mesures! Me répondrez-vous aussi de l'abandon de cette politique étroite qui pense gouverner par des dîners donnés alternativement aux chefs des partis les plus contraires, et par les articles des journaux qui les racontent? Renoncera-t-on à ces prostitutions de la royauté devant les républicains et les anarchistes, à l'avilissement de ces camaraderies révolutionnaires, à ces scandaleuses déclamations contre l'hérédité qu'on prête à l'héritier même de la couronne? Croyez-moi: quand ce ne serait que par ce côté ou par ***, le pouvoir m'échapperait; je serais trahi sans cesse!... Il fallait m'écouter, il y a trois mois, quand le dégoût me força de quitter le ministère! J'ai prédit alors qu'on me rappellerait, mais trop tard, comme Charles X! Eh bien, en effet, nous y voilà, et pour celui-ci comme pour l'autre, le mardi et le mercredi sont passés, et nous en sommes au jeudi! Il est bien temps d'appeler le médecin, quand la mort vous frappe! et quelle mort! Voyez l'émeute de l'archevêché! Voyez les armes du Roi! Lui laisser imposer une telle honte! On ne les a pas plus défendues que celles du ciel! Quoi! vous vous dites mes amis, et quand le pouvoir est tombé dans la boue des rues, lorsqu'on ne peut plus y toucher sans se salir, vous voulez que je le ramasse!...» Et Périer continua ainsi pendant plus d'une heure, frappant du poing la table, ses genoux, ceux du général, ou lui saisissant le bras avec violence. Ce fut seulement quand il se trouva à bout de force et de colère, surpris lui-même d'avoir passé toutes les bornes, que son patient et adroit interlocuteur parvint à lui faire convenir qu'il avait exagéré, et profita de cet aveu pour lui arracher un demi-assentiment[500].
La partie était loin d'être définitivement gagnée. Plus d'une fois encore, dans les jours suivants, les intermédiaires purent croire les pourparlers rompus, toujours par le fait du futur ministre. C'étaient sans cesse quelques nouvelles objections à lever, quelques nouvelles exigences à transmettre au Roi, qui ne s'en rebutait pas et consentait à tout. La famille de Casimir Périer, justement soucieuse de l'état de sa santé, le détournait d'ailleurs d'accepter le pouvoir. Il ne rentrait pas chez lui, après ces conférences, encore bouleversé de ses orageuses indécisions, sans que madame Périer inquiète ne lui rappelât l'arrêt des médecins qui lui ordonnaient le repos. Pour le disputer à ces affectueuses influences, il fallait lui rappeler le péril public, chaque jour plus pressant. Cependant le temps s'écoulait, et parfois c'était à se demander si l'on était plus avancé qu'à la première heure. Le 11 mars, dans la soirée, M. de Montalivet, M. d'Argout, M. Dupin, qui avaient été successivement envoyés par le Roi, trouvèrent Périer absolument découragé. «Que puis-je, disait-il, et qui me secondera? Qui remettra de l'ordre dans nos finances? Savez-vous que le Trésor est aux abois et à la veille de cesser ses payements[501]?» Le nom du baron Louis fut alors prononcé; Périer déclara qu'avec son concours seul, il pourrait tenter ce qu'on lui demandait. Aussitôt l'un des négociateurs courut chez l'éminent financier: celui-ci tout d'abord se défendit vivement d'accepter une succession aussi compromise que celle de M. Laffitte; mais, devant de nouvelles instances, sa résistance céda. À onze heures et demie du soir, son acceptation était rapportée à Périer, qui autorisa alors M. de Montalivet à déclarer au Roi qu'il se chargeait du ministère.
Deux jours plus tard, le 13 mars, alors qu'on croyait tout conclu, le général de Ségur fut informé que de nouvelles difficultés avaient surgi. Il se rendit chez Casimir Périer, qu'il trouva couché dans une chambre basse et resserrée; un canapé étroit, au fond d'une sorte d'alcôve en boiserie, lui servait de lit. Ce petit cadre contrastait avec la haute taille du personnage et le faisait paraître un colosse. Périer était sur son séant, en chemise, les bras croisés et les mains crispées. «Ses yeux, rapporte le général, semblaient lui sortir de la tête pour me repousser.»—«Comment, lui dit son visiteur, vous hésitez encore! votre ministère n'est point formé!—Non, je n'hésite plus, cria-t-il d'une voix qui fit explosion. Je ne veux plus de votre infâme présidence! Dans quelle caverne m'avez-vous poussé? Personne, hors des traîtres, ne veut m'y suivre... Sur quoi m'appuierai-je? La garde nationale? Mais arrive-t-elle jamais à temps? La majorité? Les avez-vous vus hier, à la Chambre, avec leur attitude timide et irrésolue? Ils s'étonnaient de ce qu'ils appelaient l'essai hasardeux que j'osais tenter! Voilà comme ils m'ont soutenu!» Le général tâcha de le calmer et de relever son courage; puis, le voyant toujours rebelle à ses instances: «Enfin, dit-il, vous mériteriez le reproche qu'hier le Courrier vous adressait.—Quoi! quel reproche? demanda vivement Périer.—Celui d'un caractère où l'incertitude l'emporte sur les nobles inspirations; qui n'ose point exécuter ce qu'il conseille; à qui le pouvoir fait peur et qui, dans l'occasion, disparaît.» Le général vit que l'argument avait porté: il pressa encore. Enfin, Périer s'élança de son lit et s'écria: «Vous le voulez, vous m'y forcez; eh bien, j'accepte!» Puis, la main sur son côté droit: «Mais sachez-le bien, vous me tuez! c'est un meurtre! c'est ma vie que vous exigez de moi! vous ignorez tout ce que je souffre, combien le repos m'est indispensable, et que je vais mourir à la peine. Oui, avant un an, vous le verrez, j'aurai succombé[502].» Ne dirait-on pas que, dans ce ministère, tout devait avoir une sorte de grandeur tragique, jusqu'à ces préliminaires où, d'ordinaire, n'apparaissent que l'égoïsme des ambitions et le conflit de mesquines intrigues?
Cette fois, du moins, Périer ne se dédit plus. Dans la soirée, les décrets étaient signés, et le lendemain, 14 mars, le Moniteur les publiait. Le cabinet fut ainsi composé: M. Casimir Périer, président du conseil, ministre de l'intérieur; M. Barthe, garde des sceaux; le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères; le baron Louis, ministre des finances; le maréchal Soult, ministre de la guerre; l'amiral de Rigny, ministre de la marine; le comte de Montalivet, ministre de l'instruction publique et des cultes; le comte d'Argout, ministre du commerce et des travaux publics. Sauf deux, le baron Louis et l'amiral de Rigny, tous les collègues choisis par Périer faisaient, la veille, partie du ministère Laffitte. Quelques-uns avaient seulement changé de portefeuille: M. de Montalivet était passé de l'intérieur à l'instruction publique; M. Barthe, de l'instruction publique à la justice; M. d'Argout, de la marine au commerce. Ce fait seul montre à quel point tout était alors troublé et faussé dans notre régime parlementaire. D'ailleurs, le public n'en avait pas moins le sentiment qu'il était en présence d'un ministère tout nouveau, créé pour suivre une politique absolument opposée à celle du cabinet précédent. Le nom de Casimir Périer, qui absorbait et effaçait tous les autres, suffisait à marquer la différence et l'opposition.
II
Ce pas franchi, le nouveau ministre ne regarda plus en arrière. Il avait beaucoup hésité à entreprendre l'œuvre; il n'hésita pas dans l'exécution. Non qu'il se fît illusion sur les difficultés: par la nature un peu chagrine de son esprit, il était plutôt disposé à se les exagérer. Il avait vu de trop près ses anciens amis de la gauche, pour partager le niais optimisme qui contestait le péril révolutionnaire: «C'est que je les connais, disait-il au duc de Broglie; ils sont capables de tout[503].» Seulement la vue du danger ne troublait pas sa volonté, n'intimidait pas son courage. S'il doutait du succès, il ne doutait ni de sa mission, ni de la nécessité de sa politique; se fiant peu aux autres, mais ayant confiance en lui-même; voyant la mort devant soi, mais sûr de son devoir et de sa gloire.
Casimir Périer était bien l'homme qu'il fallait. À l'heure où tout s'abaissait, il avait l'âme haute, parfois hautaine, «dominant avec mépris, a dit un homme assez fier lui-même pour le bien comprendre, les misères d'une popularité de vanités et de criailleries», tellement que «la simple idée de fléchir devant un caprice populaire lui faisait monter le sang au visage[504]». À l'heure où, par l'effet d'une sorte d'intimidation, les honnêtes gens, inertes et passifs, se laissaient imposer tous les compromis et toutes les capitulations, il était l'action personnifiée; aussi énergique dans la résistance qu'il l'avait été autrefois dans l'attaque, il y apportait même fougue, parfois même colère, même intrépidité héroïque; ayant, du reste, les attributs physiques de ses qualités morales: «Comment, disait-il en souriant, veut-on que je cède, avec la taille que j'ai?» À l'heure où tout se perdait par l'irrésolution et le laisser-aller des gouvernants, il savait vouloir et commander; on lui reconnaissait «je ne sais quel don de faire obéir ses amis et reculer ses adversaires[505]»; il en imposait aux uns comme aux autres, par la promptitude et l'autorité de sa démarche, de son geste, de son regard, de son accent, et même, quelquefois, par un silence qui révélait une décision inébranlable.
Homme d'une crise plutôt que d'un système, plus apte à l'action qu'à l'étude et à la méditation, d'une instruction incomplète, mais à laquelle il suppléait par un esprit rapide, pénétrant et sensé, il voulait raffermir l'État ébranlé, sans se piquer d'apporter aucune doctrine nouvelle; il ne se préoccupait pas, comme M. Guizot, de rendre à la société des principes politiques qui pussent remplacer ceux qui avaient été détruits, et de reprendre en sous-œuvre la monarchie nouvelle, pour lui donner une base théorique qui ne fût plus seulement le fait révolutionnaire. Lui-même, il confessait sur ce point son incompétence, avec une modestie à laquelle se mêlait un certain dédain pour les «rêveurs» et les «chimériques». Sa conception de l'ordre était évidemment un peu terre à terre et matérialiste; le dégoût qu'il éprouvait pour l'anarchie était moins celui d'un philosophe que celui d'un homme d'affaires, et il se montrait plus soucieux d'assurer la paix de la rue, la sécurité du commerce, le fonctionnement régulier de la machine administrative, que de restaurer dans les âmes l'ordre moral si gravement troublé. Après tout, il répondait ainsi au besoin premier du moment, à celui du moins que ressentait le plus et que comprenait le mieux une bourgeoisie plus occupée d'intérêts que de principes, plus accessible à la peur qu'à la foi. N'y a-t-il pas une part de vérité dans cette boutade attribuée à M. Royer-Collard: «M. Casimir Périer eut un grand bonheur; il vint au moment où ses défauts les plus saillants se transformèrent en précieuses qualités: il était ignorant et brutal; ces deux vertus ont sauvé la France.» Entre ses mains, d'ailleurs, la politique empirique grandissait singulièrement. Ces qualités natives, qui ne cherchaient pas à se raisonner et à s'analyser, qui s'ignoraient même jusqu'au jour où elles apparurent dans l'action et se développèrent dans le péril, n'étaient-ce pas des dons rares entre tous, plus rares que l'instruction, que l'esprit, que la philosophie? n'était-ce pas le génie du pouvoir et ce que le même Royer-Collard, sur la tombe de Périer, appellera magnifiquement «ces instincts merveilleux, qui sont comme la partie divine de l'art de gouverner»?
Dès le début, pas un tâtonnement. Le nouveau président du conseil saisit la première occasion de définir son programme[506]: «Au dedans, l'ordre, sans sacrifice pour la liberté; au dehors, la paix, sans qu'il en coûte rien à l'honneur.» Il annonce fièrement que son «ambition» est de rétablir «la confiance, sans laquelle rien n'est possible, avec laquelle tout est facile»: confiance des citoyens dans le gouvernement, dans sa volonté et dans sa puissance de leur assurer «l'ordre loyal et le pouvoir dont la société a, avant tout, besoin»; confiance de l'Europe dans la France et de la France dans l'Europe. Le mal, des deux côtés, vient de la révolution; Périer ne peut, sans doute, la désavouer, mais il s'efforce, fût-ce un peu aux dépens de la pure logique, de la restreindre et surtout de l'arrêter. Il «adjure tous les bons citoyens de ne pas s'abandonner eux-mêmes», en leur promettant que «le gouvernement ne les abandonnera pas et n'hésitera jamais à se mettre à leur tête». Il s'engage à résister à la double prétention révolutionnaire et belliqueuse des partis avancés: «L'exigence bruyante des factions, dit-il, ne saurait dicter nos déterminations: nous ne reconnaissons pas plus aux émeutes le droit de nous forcer à la guerre que le droit de nous pousser dans la voie des innovations politiques.»
On n'était plus habitué à ce langage si net, si ferme, où semblait passer un souffle de commandement, à cette politique si sûre de ses moyens et de son but. L'effet fut tout de suite considérable. Dans une nation qui se voyait aller à la dérive, il y eut comme la sensation matérielle qu'une main vigoureuse venait de saisir le gouvernail. «Voici enfin un homme politique, disait Lamartine, dans une lettre intime, le 24 mars 1831; je ne m'y attendais guère. Casimir Périer vient de poser le doigt sur le vif. Son discours, comme discours ou verbe politique, est, à mon avis, ce qui a été dit de plus juste et de mieux articulé depuis la Restauration. Si les éléments du gouvernement ne crèvent pas dans la main de cet homme, il pourra gouverner[507].» «La charrette est retournée du bon côté, écrivait M. Guizot, voilà le fait. Depuis quelques jours même, elle commence à marcher et l'effet en est déjà visible... Amis ou ennemis, tous prennent Périer au sérieux. C'est beaucoup, c'est plus de la moitié[508].» L'impression ne fut ni moins vive ni moins prompte à l'étranger. «Quel bonheur que Casimir Périer soit nommé! disait lord Palmerston dans une lettre du 15 mars adressée à lord Granville; avec lui, nous pouvons espérer la paix à l'intérieur et à l'extérieur de la France. Je vous invite à le cultiver et à lui faire comprendre que le gouvernement anglais met toute sa confiance en lui, et considère sa nomination comme le gage le plus solide et la meilleure garantie de la paix[509].» M. de Werther, ambassadeur de Prusse, écrivait à son gouvernement, le 13 mars: «J'avoue que, pour la première fois depuis la révolution, je trouve une lueur de paix dans la formation du nouveau ministère[510].» Le 20 mars, aussitôt après avoir appris la formation du nouveau cabinet, l'homme qui personnifiait, avec le plus d'autorité, les défiances et les inquiétudes de la vieille Europe à l'égard de la France de 1830, M. de Metternich, s'exprimait ainsi dans une lettre à l'ambassadeur d'Autriche à Paris: «Avec la connaissance parfaite que vous avez de nos vues et des vœux que nous formons, vous ne serez pas surpris de la satisfaction que nous fait éprouver la recomposition du ministère français. Il est chargé d'une lourde tâche, mais les vœux de tous les hommes de bien doivent lui rester acquis. Les puissances trouveront facilement moyen de s'entendre avec un cabinet dont la pensée est définie... Nous tendons, dans un intérêt commun, la main au cabinet du Palais-Royal; qu'il nous tende la sienne. Vous ne sauriez trop insister dans ce sens[511].» Un autre hommage, plus significatif encore, ne manqua pas à ce début de Casimir Périer, ce fut le cri de rage du parti anarchique, dont tous les journaux sonnèrent aussitôt le tocsin de la révolution en danger.
III
Peu après avoir pris la direction des affaires, Casimir Périer disait, à la tribune de la Chambre des députés: «Pour garder la paix au dehors, comme pour la conserver au dedans, il ne faut peut-être qu'une chose, c'est que la France soit gouvernée[512].» Elle ne l'était plus depuis la révolution, qui, selon la parole de Louis-Philippe, «avait brisé les ressorts du pouvoir[513]». Comme le disait encore le président du conseil, le mal était moins dans la force de l'opposition, après tout, peu considérable, que dans l'impuissance de l'autorité. Restaurer cette dernière était l'œuvre préalable, nécessaire, sans laquelle le nouveau cabinet ne pouvait exécuter son programme, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur. Cette autorité devait même être d'autant plus solidement assise, que tout, autour d'elle, était plus troublé. Aussi Périer, réagissant contre la sotte méfiance qui est la suite ordinaire des révolutions et qui tend à désarmer le pouvoir, proclamait-il hautement qu'il voulait un gouvernement fort[514].
Dans ce dessein, il commence par s'assurer qu'il ne rencontrera à côté de lui ni trahison, ni défaillance, ni tiraillements; qu'il sera, ce qu'on n'a pas encore vu depuis la monarchie nouvelle, un véritable premier ministre, ayant tout le gouvernement dans sa main. Comme il assume la pleine responsabilité, il se croit autorisé à revendiquer le plein pouvoir, et «affiche courageusement, dit Carrel, la volonté d'attirer tout à lui, les affaires comme les haines». Il ne le fait pas sans manifester parfois des exigences impérieuses et cassantes qui sont dans sa nature, et que justifie, ou tout au moins excuse, un de ces états violents et périlleux pour lesquels le sénat romain eût nommé un dictateur. C'est d'abord contre le Roi qu'il croit avoir à se mettre en garde, redoutant, et ses complaisances pour la révolution, et son désir de gouverner par lui-même. D'avance, il a imposé les conditions qui lui paraissent non-seulement garantir, mais manifester, aux yeux de tous son absolue indépendance de premier ministre responsable; et, au début de son administration, il tient rudement la main à ce que ces conditions soient observées; assemblant habituellement le conseil des ministres chez lui, hors la présence du Roi, et le faisant annoncer chaque fois dans le Moniteur; refusant, même quand le conseil se réunit au château, d'y admettre le duc d'Orléans; prescrivant que toutes les dépêches lui soient remises avant d'être envoyées au Roi, et que rien, venu de ce dernier, ne soit inséré au Moniteur, sans l'assentiment du président du conseil. Dans ces précautions, il y a souvent quelque exagération; dans ces méfiances, quelque injustice; la roideur impatiente avec laquelle il impose les unes et témoigne les autres, parfois publiquement, montre que si l'ancien opposant a senti la nécessité de défendre la monarchie, il n'a pas aussi bien appris à la respecter. Et pourtant, n'était-ce pas ce respect qui manquait le plus à la stabilité de la royauté nouvelle? Quand, dès les premiers jours, Périer exigeait que Louis-Philippe quittât le Palais-Royal pour venir s'établir aux Tuileries, il se préoccupait de restaurer l'ancien prestige de la couronne; il se fût montré plus logique en ne contrariant pas lui-même cette restauration difficile par des procédés qui parfois ne manifestaient l'autorité ministérielle qu'aux dépens de la dignité royale. Louis-Philippe souffrait souvent d'être ainsi traité; il en souffrait même d'autant plus que, par ses défauts comme par ses qualités, sa nature était absolument différente de celle de Périer; mais il cédait à l'ascendant de cet homme. D'ailleurs, dans l'esprit si politique du souverain, le souci du péril public effaçait tout le reste, et même quand il trouvait son ministre le moins agréable, il n'oubliait jamais que le pays avait besoin de le conserver. Doit-on croire, du reste, que le Roi, avec son adresse froide et souple, finit par acquérir sur le véhément président du conseil une influence que celui-ci subit sans s'en douter? On sait la parole que Louis-Philippe eut la prudence de ne pas prononcer avant la mort de celui auquel elle s'appliquait, et où, avec une part de vérité, il y avait peut-être quelque illusion de l'amour-propre royal: «Périer m'a donné du mal, mais j'avais fini par le bien équiter.»
Dans la cour et dans la famille royale, on ne voyait pas sans déplaisir l'arrivée d'un ministre qui annonçait devoir traiter le souverain si rudement. Le duc d'Orléans était fort mécontent d'être exclu du conseil. Quand Périer se montra pour la première fois au Palais-Royal, il crut s'apercevoir que les courtisans, le prince royal, Madame Adélaïde et la Reine elle-même, à ce moment fort prévenue, l'accueillaient très-froidement. Le Roi seul, bien qu'il eût l'air un peu contraint, lui faisait bon visage. De son œil perçant, le président du conseil parcourut tous les groupes, puis s'adressant au Roi: «Sire, je désirerais entretenir Votre Majesté en particulier.» Quand ils furent seuls: «Sire, je croyais hier pouvoir servir utilement Votre Majesté, et j'ai accepté ce portefeuille. Je vois que je m'étais trompé et je prie Votre Majesté de le reprendre.» Le Roi, surpris, inquiet, demanda l'explication d'une aussi brusque résolution. «Sire, répondit Périer, en prenant la présidence du conseil, je savais que j'avais à lutter contre deux factions décidées à renverser le gouvernement, mais j'ignorais que j'eusse à lutter contre votre maison, le dirai-je même, contre votre famille. Cela change entièrement la question et ne me permet plus une tentative au-dessus de mes forces.»—Protestation du Roi.—«Sire, mes yeux me trompent rarement, et j'ai vu.»—«Vous vous trompez, et je vais vous le prouver.» Louis-Philippe fit aussitôt venir la Reine: «Monsieur Périer, dit-il alors, voici la Reine qui désire vous témoigner elle-même combien elle a d'estime pour votre caractère et quel fonds elle fait sur vos services.» Même cérémonie pour Madame Adélaïde et pour le duc d'Orléans[515]. L'épreuve fut décisive et eut raison de toutes les résistances. D'ailleurs, la Reine, mieux éclairée, ne tarda pas à prendre en grand goût le premier ministre, et devint son alliée la plus dévouée.
Périer ne se contente pas de prendre ses précautions contre le Roi et contre la cour, il veut aussi assurer son autorité sur les membres du cabinet. Il a vu les divisions et l'incohérence des précédents ministères; il ne constitue le sien qu'après avoir demandé à tous ceux qu'il y appelait une adhésion soumise et dévouée à sa politique; il veut même que cette adhésion soit publique, et, le jour où il apporte son programme à la Chambre, les autres ministres doivent lui succéder à la tribune pour confirmer ses déclarations. Cette prépondérance qu'il établit ainsi dès la première heure, il devait, jusqu'à la fin, la maintenir avec fermeté, parfois presque avec brutalité: témoin ce jour où, en pleine Chambre, il criait impatiemment à M. d'Argout, qui se disposait à parler à contre-temps: «Ici, d'Argout!» Et celui-ci revenait à sa place, non sans humeur, mais sans révolte. Le maréchal Soult lui-même, malgré sa grande position, n'était guère mieux traité. Périer, à tort ou à raison, le soupçonnait de ne lui être pas très-fidèle. Quand quelque acte du ministre de la guerre pouvant confirmer ce soupçon lui était dénoncé, il entrait dans des colères terribles et lui écrivait des lettres comme celle-ci: «Ne vous permettez plus de ces choses-là, ou je vous brise comme verre.» Le maréchal alors filait doux. Par contre, l'un de ses ministres était-il aux prises avec quelque embarras, avait-il prêté le flanc à quelque violente attaque, Casimir Périer ne songeait pas un moment à l'abandonner pour s'épargner à lui-même un ennui; lui rendant en protection ce qu'il exigeait en fidélité et soumission, il venait ouvertement à son secours et le couvrait de sa propre responsabilité. Du reste, le public ne voyait que lui. Ses collègues ne comptaient pas. «Ce qui se fait, écrivait M. de Rémusat le 2 avril 1831, émane uniquement de la volonté du président du conseil[516].»
Tout cela n'est, en quelque sorte, que le préambule d'une réforme plus étendue. Sous un gouvernement qui ne sait plus commander, les fonctionnaires ont perdu toute habitude d'obéir. Beaucoup, nommés sur la recommandation de La Fayette ou de ses amis, sont de cœur ou de fait avec les hommes de désordre; les ambitieux, du reste, ont trouvé, jusque-là, plus d'avantages à courtiser la popularité d'en bas qu'à suivre les instructions de leurs chefs. Faire disparaître cette anarchie administrative est une des premières préoccupations du nouveau ministre. Sans doute, comme l'écrit un de ses collaborateurs[517], il est «impropre aux détails de l'administration», procède par à-coups, ne suit pas les affaires et ne les embrasse pas toutes à la fois; mais il est admirablement propre à imposer une volonté, à donner une impulsion et, comme le dit le même observateur, à «remettre la main sur les préfets et par eux sur la France». Sous toutes les formes, circulaires, discours, articles dans le Moniteur, il rappelle publiquement et solennellement à ses fonctionnaires cette vérité qui, en temps normal, serait d'une banalité naïve, mais qui est alors presque une nouveauté hardie, que «le gouvernement veut être obéi». Il menace ceux qui «complaisent aux passions factieuses ou pactisent avec la violence», et promet, au contraire, son «appui» et sa «protection» à ceux «qui feront exécuter avec fermeté les lois du pays et qui ne trahiront point, par complaisance ou par faiblesse, la confiance du pouvoir et les intérêts de la société[518]. Bientôt même, il laisse voir qu'il ne se contente pas de cette soumission, qui eût été pourtant déjà un grand progrès; il veut un concours dévoué, ardent. «Ce ne sont pas des agents qu'il me faut, dit-il un jour, ce sont des complices.» Dès la première heure, une occasion s'est offerte de faire comprendre aux fonctionnaires le nouveau régime auquel ils sont soumis. On sait que, dans les derniers jours du ministère Laffitte, les «patriotes» avaient fondé l'Association dite nationale; ceux qui en faisaient partie s'obligeaient, «sur la vie et sur l'honneur», à combattre par tous les sacrifices personnels et pécuniaires, l'étranger et les Bourbons. À peine le ministère Périer est-il constitué, que les journaux de gauche répondent en publiant, avec grand fracas, les statuts de l'Association et en pressant les citoyens d'y entrer; ils ne dissimulent pas le caractère de défiance injurieuse contre le gouvernement, que prend de plus en plus ce mouvement, sorte de nouvelle Ligue, dont La Fayette est le duc de Guise, et qui, comme la première, prétend se substituer à une royauté suspecte. Tel est alors le trouble des esprits, que plusieurs fonctionnaires, et non des moindres, des conseillers d'État, des magistrats, des officiers attachés à la personne du Roi, s'affilient publiquement à cette association, à côté des membres les plus en vue du parti de l'Hôtel de ville. Périer n'hésite pas un instant. Des circulaires de tous les ministres interdisent aussitôt à leurs subordonnés cette affiliation[519]. Grands cris des meneurs de la gauche, qui, La Fayette en tête, soulèvent à ce propos un débat dans la Chambre[520]. Le ministre tient bon, et, la discussion finie à son avantage, il révoque MM. Delaborde, aide de camp du Roi et conseiller d'État, Odilon Barrot, conseiller d'État, le général Lamarque, commandant supérieur des départements de l'Ouest, Duboys-Aymé, directeur des domaines à Paris, et quelques autres qui avaient donné l'exemple de la désobéissance[521]. Cet acte de vigueur a un effet décisif. L'Association nationale avorte, et, surtout, il n'est plus un fonctionnaire, grand ou petit, qui ne comprenne la nécessité d'obéir. Aussi, à la suite de ces mesures, le Journal des Débats peut-il écrire: «Une question était posée: Y avait-il un gouvernement en France, ou bien la révolution de Juillet n'avait-elle compris la liberté que comme le renversement de tout pouvoir parmi nous, comme le règne arbitraire des factions, comme la confiscation, à leur profit, de cette force active et souveraine qui est préposée à la garde de tous les intérêts d'un peuple, à la garde de ses lois et de ses frontières? Cette question vient d'être résolue: la France sera gouvernée[522].» Peu après, le Roi, dans l'un de ses voyages, est conduit à Metz, ville «libérale» et «patriote», où avait pris naissance l'Association nationale. Comme le maire, dans son discours, prétend donner des leçons de politique générale pour les affaires intérieures et même étrangères, Louis-Philippe lui répond, avec beaucoup de fermeté et de présence d'esprit, que ces affaires ne regardent pas les municipalités; le même sujet étant repris par l'orateur de la garde nationale, le prince l'interrompt brusquement: «La force armée ne délibère pas, dit-il; vous n'êtes plus l'organe de la garde nationale, je ne dois pas en entendre davantage.» Par de tels incidents, Louis-Philippe aidait son ministre à rétablir l'autorité du gouvernement et la discipline de l'administration.
IV
Le président du conseil était parvenu à mettre dans sa main les fonctionnaires, les ministres, on pourrait presque dire le Roi; ce n'était pas tout. Il avait conçu cette idée originale et généreuse, de résister à la révolution sans toucher à la liberté, et de trouver dans l'action parlementaire la force que les gouvernements sont plus souvent tentés de demander à l'administration et à l'armée. Il lui fallait donc le concours des Chambres; il lui fallait surtout ce qu'on ne connaissait plus depuis la révolution, ce qu'aucun des ministères précédents, pas plus celui du 11 août que celui de M. Laffitte, n'avait été en état ou en volonté de former: une majorité; il lui fallait opérer le classement et le départ de ces députés d'opinions si diverses, qui, par calcul, par timidité, ou souvent par ignorance de leurs propres volontés, étaient demeurés jusqu'ici confondus. Aussi, dès le premier jour, afin de forcer les adversaires à se déclarer et les amis à se compromettre, il faisait, pour tous ses projets, ce que ses prédécesseurs n'avaient pas osé risquer même pour les lois les plus importantes: il demandait un vote de confiance et posait la question de cabinet. Voyez-le, défiant la gauche, éperonnant les conservateurs, leur mettant le marché à la main, ménageant encore moins ses partisans que ses ennemis; prêt à risquer son honneur et sa vie dans la bataille, mais à la condition, nettement posée, d'être suivi et obéi; ne tolérant pas qu'il se formât de groupes indépendants, de tiers parti; exigeant que tous marchassent derrière lui, si l'on ne voulait pas qu'il s'en allât. Il poussait loin ses exigences en fait de discipline; on connaît la boutade irritée par laquelle il répondait un jour à des députés de la majorité, venant lui apporter des objections contre je ne sais quelle mesure, et faisant pressentir leur abandon: «Je me moque bien de mes amis, s'écria-t-il, quand j'ai raison; c'est quand j'ai tort qu'il faut qu'ils me soutiennent[523].» Dans ce maniement des députés, il apportait une rudesse, une colère parfois presque méprisante, qui n'étaient pas des modèles imitables par tous et en tout temps, mais qu'excusaient, que nécessitaient peut-être, et le mal contre lequel il fallait réagir, et le péril dont il fallait se garer; on ne demande pas la politesse au capitaine pendant le combat; il lui est permis de jurer et de malmener ses hommes, surtout quand il les trouve débandés, démontés, presque mêlés à l'ennemi, déshabitués d'obéir et même de se battre. Ne l'oublions pas d'ailleurs, Périer obtenait beaucoup des conservateurs, non-seulement parce qu'il les intimidait et les violentait, mais parce qu'il leur inspirait confiance, ce qui valait mieux encore.
L'œuvre était laborieuse et demandait du temps. Elle en demanda d'autant plus qu'à peine parvenu à grouper une majorité, Casimir Périer, dut tout recommencer sur un terrain nouveau. L'une des charges qu'il n'avait pu répudier, dans l'héritage du ministère Laffitte, était l'engagement de dissoudre la Chambre; celle-ci datait de la Restauration, et le mode de suffrage suivant lequel elle avait été nommée avait été changé et quelque peu élargi depuis la révolution. La session fut close le 20 avril 1831, la dissolution prononcée le 31 mai, et les élections fixées au 5 juillet. Périer marqua fermement et loyalement la conduite qu'il suivrait dans ces élections, répudiant les pressions abusives et les séductions malhonnêtes, mais déclarant que le gouvernement ne serait pas «neutre» et que l'administration ne devait pas l'être plus que lui[524]. Le but qu'il poursuivait était toujours le même: former, dans la Chambre nouvelle, la majorité dont il avait besoin, écarter les équivoques, les incertitudes et les compromissions qui avaient jusqu'alors empêché la formation de cette majorité. Pour cela, il eût voulu que la lutte s'engageât nettement entre sa politique et celle de l'opposition, chaque candidat se prononçant pour l'une ou pour l'autre, et devant, par suite, une fois élu, siéger à droite ou à gauche. Mais une question s'éleva, qui vint à la fois tout dominer et tout brouiller.
On n'a pas oublié comment, lors de la révision de la Charte, le parti de l'Hôtel de ville avait réclamé l'abolition de la pairie héréditaire, et comment, par un expédient qui dissimulait mal une capitulation, le gouvernement avait fait décider que l'article réglant l'organisation de la Chambre haute serait l'objet d'un nouvel examen dans la session de 1831. Cet examen devait donc être l'une des premières tâches de l'assemblée que l'on nommait. Quelques-uns s'étaient-ils figuré, en août 1830, que l'ajournement du débat profiterait à une institution ainsi mise solennellement en suspicion? En tout cas, leur illusion ne put être de longue durée. L'opinion superficielle et vulgaire se prononça, chaque jour plus bruyamment, contre cette hérédité, que, sous la Restauration, les «libéraux» eux-mêmes acceptaient sans difficulté. Les petites jalousies de la bourgeoisie venaient ici en aide aux passions démocratiques. La gauche comprit habilement l'intérêt qu'elle aurait à s'emparer d'une question sur laquelle les préventions étaient si vives. Laissant donc au second plan les parties de son programme sur lesquelles Périer lui avait jeté une sorte de défi, elle fit de l'abolition de la pairie héréditaire son principal «cri électoral[525]». Peu de candidats conservateurs osaient la contredire sur ce point et se mettre en travers d'un mouvement si général; le ministère ne leur en donnait pas d'ailleurs l'exemple. Les plus courageux se taisaient; beaucoup se prononçaient, avec les candidats de gauche, contre l'hérédité. «Il n'y avait pas, dit le duc de Broglie, de si chétif grimaud qui se fît faute de donner à nos seigneuries aux abois le coup de pied de l'âne, et j'ai regret d'ajouter que notre jeunesse doctrinaire elle-même s'en passa la fantaisie, apparemment pour se racheter du modérantisme dont elle se piquait sur tout le reste[526].» De là, dans ces élections, au lieu de la bataille rangée qu'eût désirée le ministre, une mêlée confuse, où l'on ne distinguait plus les ministériels des opposants, avec cette aggravation que c'étaient les premiers qui semblaient être à la remorque des seconds. Aussi, le scrutin clos et dépouillé, ne sut-on guère ce qui en sortait. Sans doute, on voyait bien que les carlistes et les républicains étaient exclus. Seulement y avait-il une majorité? On comptait deux cents députés nouveaux, nommés après des proclamations telles qu'ils étaient revendiqués par l'opposition comme par le ministère; laissés à eux-mêmes, ils penchaient, en effet, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, éloignés de la gauche par le goût de l'ordre et la peur de l'anarchie révolutionnaire, mais apportant contre le pouvoir des préventions déjà anciennes et des habitudes critiques qu'ils prenaient pour de l'indépendance et qu'ils croyaient nécessaires à leur popularité. «Les quinze ans de la Restauration, disait à ce propos le Journal des Débats, ont donné aux esprits, en France, un certain goût d'opposition. C'est le penchant général. Outre la défiance profonde qu'inspire le pouvoir et que le temps seul pourra guérir, il est flatteur de se voir prôné par ceux qui censurent tout le monde et de conquérir à peu de frais la popularité laborieuse des Foy, des Royer-Collard, des Casimir Périer. Voilà bien des séductions pour des hommes indécis.» Le même journal montrait ces députés préoccupés avant tout de ne pas mériter «les accusations de l'ancienne presse libérale contre les trois cents de M. de Villèle». «Les opinions vagues, disait-il encore, nous paraissent la maladie du moment. Il y a beaucoup de députés à la Chambre qui ont d'autant plus cette maladie, qu'ils sont les représentants plus fidèles d'un certain état qui affecte la France en général.» Et il caractérisait ainsi les dispositions de la nouvelle assemblée: «Il y a, contre le ministère, des indécisions et des incertitudes sans mauvaise volonté, ensuite des malveillances sans résolution, enfin des haines décidées, mais sans force et sans puissance[527].» La duchesse de Broglie écrivait, le 3 août, à M. de Barante: «La Chambre est bien singulière; il y a une absence absolue de discipline; chacun arrive, non pas avec un système arrêté contre le gouvernement,—cela vaudrait peut-être mieux,—mais avec des vues personnelles, chimériques, sentimentales. L'idée qu'il faut marcher ensemble ne leur vient pas. Cette chambre, comme le pays, est un collier de grains de mille couleurs, dont on a coupé le fil[528].» Les écrivains de gauche, de leur côté, ne se flattaient pas que leur parti eût la majorité, mais ils niaient que celle-ci appartînt à Périer: «Elle n'est à personne», disaient-ils. Ils n'avaient pas l'illusion que cette Chambre «en finirait d'un seul coup avec le ministère», mais ils espéraient qu'elle «le tuerait, plutôt par abandon que par ferme volonté de le renverser[529]».
Casimir Périer vit tout de suite le péril et l'affronta brusquement. À peine la Chambre réunie, il déclara faire une question de cabinet de la nomination de M. Girod de l'Ain à la présidence. Le personnage était un peu pâle, surtout devant la notoriété du candidat choisi par l'opposition, qui était M. Laffitte. M. Girod ne l'emporta que d'une voix[530]. Périer estimant cette majorité insuffisante, donna aussitôt sa démission, et pour montrer qu'elle était sérieuse, il se mit à brûler ses papiers et à prendre toutes ses dispositions pour quitter l'hôtel du ministère. À cette nouvelle, grand fut l'émoi des députés, penauds, ahuris, terrifiés de la conséquence inattendue qu'avait leur «indépendance». C'était à qui supplierait le ministre de reprendre sa démission et blâmerait ce qu'on appelait sa «désertion». Si quelques courtisans se réjouissaient[531], tout autre était le sentiment du Roi et de la Reine. Après avoir fini ses préparatifs de départ, Périer était allé passer la soirée au Palais-Royal. Il ne rentra qu'à une heure du matin, tout troublé, la figure altérée et des larmes dans les yeux. À peine dans son cabinet, il se jeta sur un fauteuil, en prononçant des mots entrecoupés: «Ah! cette femme, qu'elle m'a fait de mal! Je ne voulais pas la voir... mais cela a été impossible... C'est une femme adorable.—Qui donc? lui demanda un ami qui l'assistait.—Eh! la Reine... C'est que je l'adore, la Reine... un cœur, une âme... Au moment où je sortais du cabinet du Roi, on m'a prié de passer chez elle. En me voyant, elle a fondu en larmes: «—Ah! monsieur Périer, m'a-t-elle dit, vous nous abandonnez donc!...» Cela a duré un quart d'heure... Je le prévoyais... Quelle femme! quelle femme[532]!...» Sur ces entrefaites[533], arriva la nouvelle que le roi de Hollande, dénonçant l'armistice, entrait en Belgique; le roi Léopold implorait notre secours. Il y avait là,—nous le verrons en parlant de la politique extérieure,—occasion et nécessité, pour la monarchie de Juillet, de faire sa première manifestation militaire: démarche grave, délicate, périlleuse, dans laquelle il fallait montrer beaucoup de résolution, de prudence et surtout de promptitude. Devant ce grand intérêt patriotique, Casimir Périer consentit à ajourner sa retraite, et un supplément du Moniteur[534] annonça que l'armée du Nord, commandée par le maréchal Gérard, avait reçu l'ordre d'entrer en Belgique. «Dans de telles circonstances, ajoutait le Journal officiel, le ministère reste; il attendra la réponse des Chambres au discours de la couronne.» Périer mettait donc les députés en demeure d'effacer, par cette réponse, le vote dont il se plaignait.
La discussion de l'Adresse prenait ainsi une importance particulière. Elle se prolongea pendant huit jours, acharnée, passionnée, souvent violente[535]. L'opposition fit des efforts désespérés, soulevant toutes les questions, mais portant l'attaque principale sur la politique étrangère, notamment sur les affaires de Belgique, de Pologne et d'Italie. Elle fut représentée à la tribune par le maréchal Clausel, M. Odilon Barrot, M. Salverte, M. Dubois, le général La Fayette, M. de Cormenin. Périer tint tête à ces assauts répétés, avec le concours utile et vaillant de ses collègues du cabinet, le général Sébastiani, M. Barthe, M. de Montalivet, et des orateurs du parti conservateur, MM. Guizot, Dupin, Thiers, de Rémusat, Duvergier de Hauranne. Sur chaque paragraphe, on présentait quelque amendement qui était une tentation, un piége à l'adresse des indécis, des indisciplinés, si nombreux dans la nouvelle Chambre. L'inexpérience et l'inconsistance de cette assemblée rendaient toutes les surprises possibles, et quand, avant chaque séance, les journaux opposants annonçaient que, cette fois, ils tenaient la victoire, on ne savait guère, à regarder l'attitude incertaine de la majorité, si l'on pouvait les démentir. Rien ne semblait lasser les assaillants; mais rien aussi ne lassait le ministre. Il repoussait ces attaques répétées, et finissait toujours par triompher, à force de loyauté, de bon sens et surtout d'énergie. Ses adversaires ne purent faire passer le moindre amendement, et l'ensemble de l'Adresse fut voté à l'immense majorité de 282 voix contre 73.
Ce fut un événement considérable et décisif. Périer venait enfin de dégager et de grouper, pour ainsi dire à la force du poignet, cette majorité dont il avait besoin pour l'exécution de son programme. Il avait contraint le parti conservateur à se réunir, compacte et discipliné, derrière lui, et avait étouffé, avant même éclosion, tous les germes de tiers parti et de centre gauche[536]. Malheureusement ces germes n'étaient pas à jamais détruits; ils reparaîtront plus tard, quand on ne se trouvera plus en présence d'un ministre aussi imposant et de dangers aussi manifestes; ils se développeront alors, au grand détriment du parti conservateur comme du régime parlementaire. Pour le moment ce mal était conjuré, et Casimir Périer restera, jusqu'au bout, en possession d'une majorité qu'il lui faudra sans doute constamment surveiller, rassembler, dominer, animer, mais qui, après tout, ne lui fera pas défaut. Aussi les écrivains de gauche qui, comme Carrel, avaient, au lendemain des élections, fondé leurs espérances sur cette Chambre, qui avaient nié «que la majorité fût acquise au ministère», et avaient déclaré, au contraire, qu'elle «ne tenait pas à conserver M. Périer», n'auront plus, au bout de quelques mois, qu'invectives contre la «docilité» de cette «majorité qui vote pour le ministre, quoi qu'il exige, l'applaudit, quoi qu'il dise, paraît décidée à le soutenir, quoi qu'il entreprenne[537]»: M. Mauguin s'écriera, à la tribune: «Le ministère dispose de la majorité[538]»; et l'opposition sera réduite à prétendre que la Chambre ne représente pas vraiment le pays.
Ce n'était pas pour le plaisir vaniteux et oisif d'apparaître pleinement le maître du gouvernement et de concentrer toute l'autorité entre ses mains, que Casimir Périer avait ainsi pris ses précautions contre le Roi, qu'il s'était assuré le fidèle concours de ses collègues, la soumission dévouée de ses fonctionnaires, la consistance et la discipline de sa majorité: c'était pour agir, pour soutenir le combat contre la révolution. Il importe donc d'examiner maintenant ce que fut cette action, au dehors et au dedans. Aussi bien, le ministère n'avait pas attendu, pour résister aux attaques et même pour prendre l'offensive, qu'il eût fini de réorganiser et de concentrer à loisir les forces du gouvernement. Il avait rencontré, dès ses premiers pas, les questions les plus graves, les plus redoutables périls, et il avait dû y faire face aussitôt, avec les instruments incertains qu'il avait d'abord seuls entre ses mains. On eût dit d'un général obligé de repousser l'assaut, d'engager la bataille pendant le temps même que, sous le feu de l'ennemi, il reforme ses bataillons disloqués et démoralisés, rétablit leur discipline, ranime leur courage, refait leur armement et bouche, dans ses murailles, les brèches énormes qu'y a produites une récente explosion. Ainsi faisaient jadis les Macchabées, au siége de Jérusalem, reconstruisant d'une main leur cité pendant qu'ils la défendaient de l'autre contre l'ennemi, maniant à la fois la truelle et l'épée.
CHAPITRE II
LA POLITIQUE EXTÉRIEURE SOUS CASIMIR PÉRIER
(Mars 1831—mai 1832)
I. Danger de guerre au moment où Périer prend le pouvoir. Son programme de paix. Comment il le maintient et le défend au milieu de toutes les difficultés et contre toutes les oppositions. Le projet de désarmement.—II. Les Autrichiens occupent Bologne. Périer veut éviter la guerre, mais obtenir diplomatiquement une compensation pour l'influence française. Attitude conciliante du cabinet de Vienne. La conférence de Rome. M. de Sainte-Aulaire et la cour romaine. Divergences entre notre ambassadeur à Rome et son gouvernement. Les négociations pour l'amnistie. La France demande la retraite des troupes autrichiennes. Elle est promise au cas où les puissances garantiraient l'autorité temporelle du Pape. La France subordonne cette garantie à l'accomplissement des réformes. Le Memorandum du 21 mai. Le gouvernement français exige que les réformes soient tout de suite réalisées. Refus du Pape. L'évacuation est cependant promise pour le 15 juillet.—III. En prenant le pouvoir, Casimir Périer trouve les affaires de Belgique embrouillées et compromises. Il se rapproche de l'Angleterre, adhère aux décisions de la Conférence, et presse les Belges de s'y soumettre. Obstination des Belges. Confiance de lord Palmerston en Périer. La question des forteresses. Le choix du Roi. La candidature de Léopold de Saxe-Cobourg. La France l'accepte. Premières ouvertures faites au prince. Les protocoles des 10 et 21 mai. Élection de Léopold et envoi de deux commissaires belges à Londres. Le traité des Dix-huit articles. Il est accepté par le Congrès de Bruxelles. Léopold prend possession du trône de Belgique.—IV. La Pologne. Vaines tentatives d'intervention diplomatique. La chute de Varsovie. Son effet en France.—V. Les hardiesses de la politique étrangère de Casimir Périer. La flotte française force l'entrée du Tage. Le roi de Hollande attaque la Belgique. Léopold demande le secours de la France et de l'Angleterre. Déroute des Belges. L'arrivée de l'armée française fait reculer les Hollandais. L'Europe émue de notre intervention. Périer la rassure. Son but atteint, il fait évacuer la Belgique. Résultats de cette expédition. Le traité des Vingt-quatre articles. Vivement attaqué en Belgique, il finit cependant par y être accepté. La Hollande proteste contre les Vingt-quatre articles. La Russie, la Prusse et l'Autriche ajournent la ratification de ce traité. La France et l'Angleterre le ratifient. Les trois cours de l'Est finissent par y adhérer sous réserve. La Belgique est devenue un État régulier, accepté par l'Europe.—VI. Les réformes sont repoussées dans les Légations, et l'autorité du Pape y est absolument méconnue. Intervention diplomatique des puissances. Entrée en campagne des troupes pontificales. Les Autrichiens occupent de nouveau Bologne. Périer a déjà fait connaître son projet d'occuper Ancône. Départ de l'expédition. Opposition imprévue du Pape. Les troupes françaises s'emparent d'Ancône de vive force et par surprise. Comment expliquer une violence contraire aux instructions de Périer? Attitude du ministre français à la nouvelle de ce coup de main. Indignation du Pape. Scandale en Europe. Périer tient tête aux puissances et les rassure. Satisfactions données au Pape. Arrangement du 17 avril 1832. Jugement de l'expédition d'Ancône.
I
Tout était grave et urgent dans le programme de Périer. Néanmoins le plus urgent et le plus grave était peut-être ce qui regardait la question étrangère. Au moment même où s'évanouissait le ministère Laffitte, tous les conflits nés en Europe de notre révolution semblaient être arrivés à une heure de crise aiguë et décisive. Partout comme le bruit de soldats en lutte ou en marche; et pendant ce temps, en France, la partie bruyante de l'opinion de plus en plus échauffée, turbulente et belliqueuse: situation telle que les hommes d'État étrangers les moins aventureux, M. de Metternich entre autres, n'espéraient guère qu'on pût échapper à une conflagration générale[539]. Devant un péril si manifeste, chacun en France éprouvait avant tout le besoin d'un gouvernement sachant enfin ce qu'il voulait, osant le dire et l'entreprendre. Aussi bien chez les belliqueux que chez les pacifiques, on était las et effrayé de cette faiblesse incertaine de M. Laffitte, qui, en dépit de la sagesse du Roi, nous laissait dériver à la guerre sans la vouloir et, par suite, sans la préparer. Le jour même de la formation du nouveau cabinet, Carrel lui enjoignait «de sortir des indécisions, des engagements contradictoires, et d'opter, à la face de l'Europe et de la France», pour l'une des deux politiques en présence. Il ne cachait pas sans doute sa préférence pour la guerre; mais, ajoutait-il, «nous ne demandons qu'une chose, c'est qu'on avoue tout haut ce que l'on veut, pour ne plus tergiverser, ne plus reculer, ne plus chercher à leurrer les opinions qui font peur et qu'on croit intéressées à la guerre... Ce qui nous a toujours blessés dans les hommes qui ont gouverné depuis Juillet, c'est l'inconséquence; le malaise profond de la France vient de là[540]».
Casimir Périer était homme à satisfaire sur ce point Carrel. Dès le début, nous avons vu qu'il inscrivait la paix dans son programme. Son prédécesseur avait pu en dire à peu près autant, mais l'accent n'était pas le même. Aussi chacun eut-il tout de suite, en France ou à l'étranger, le sentiment qu'il s'était produit une transformation décisive dans notre politique extérieure; pour la première fois, on se sentit assuré d'échapper à la guerre[541]. De Turin, M. de Barante écrivait, le 26 mars 1831: «La formation du nouveau ministère a en quelque sorte changé notre situation: la paix aura l'apparence d'une volonté ferme et d'un système de politique à la fois intérieure et extérieure; elle ne semblera plus faiblesse et hésitation[542].» Cette impression se fortifia encore, quand on vit comment, chaque jour, le ministre appliquait et justifiait sa politique, surmontait les obstacles du dehors et tenait tête aux contradictions du dedans. Quelques mois après l'avénement du nouveau cabinet, M. de Salvandy rappelait que, depuis la révolution, tous les ministres, «même le plus malfaisant», avaient désiré «la paix»; mais, ajoutait-il, «le ministère actuel a eu la gloire de la vouloir et de l'avouer, de repousser la propagande révolutionnaire et de la flétrir, de rester dans le droit des gens et de dire pourquoi[543]». Le Journal des Débats, vers la même époque, s'exprimait ainsi: «La véritable gloire de ce ministère, c'est d'avoir le premier osé croire à la paix; le nom de M. Périer n'est si considérable en Europe que parce qu'il a cru à la paix et a su la vouloir[544].»
Vainement, dans le Parlement, dans la presse, dans les élections[545], l'opposition portait-elle tous ses efforts sur les questions étrangères, revenant constamment à la charge sans tenir compte des défaites qui lui avaient été infligées, exploitant les mauvaises passions comme les sympathies généreuses, les calculs de parti comme les ambitions nationales, exaltant l'orgueil révolutionnaire, envenimant les blessures patriotiques, traitant la prudence nécessaire de lâcheté honteuse, dénonçant avec colère la France abaissée, ses amis abandonnés, ses intérêts trahis, son indépendance compromise, son honneur perdu; en un mot, répétant et aggravant les déclamations que nous avons déjà signalées sous les deux premiers ministères[546]; vainement, dans cette opposition, les imprévoyants s'associaient-ils aux violents, les timides aux hardis, les hypocrites aux cyniques, ceux qui se défendaient de vouloir la guerre, comme La Fayette, O. Barrot ou même Laffitte, à ceux qui se vantaient d'y pousser, comme Lamarque, Mauguin ou Carrel; vainement ces questions, en même temps qu'elles étaient le sujet de presque toutes les discussions parlementaires, fournissaient-elles trop souvent le prétexte et le cri des émeutes; vainement, jusqu'au sein du parti conservateur, l'exaltation du «chauvinisme», la sympathie pour les peuples souffrants, et surtout cette imagination surexcitée, cette inquiétude nerveuse, ce goût du dramatique et du subit, sorte d'état maladif né de la révolution, obscurcissaient-ils l'idée de la paix, éveillaient-ils des velléités belliqueuses chez les bourgeois les plus paisibles, dans les esprits les plus rassis, et amenaient-ils les meilleurs amis du ministère à se demander si une bonne guerre ne serait pas un dérivatif utile[547]; ni les attaques des adversaires, ni les déclamations de la tribune, ni les désordres de la rue, ni le trouble de l'opinion, ni les égarements ou les défaillances des conservateurs n'ébranlaient un moment Casimir Périer. Il voyait trop clairement que la guerre serait la coalition au dehors et la révolution au dedans[548]. À tant de violences il opposait sa vigueur, à ces entraînements sa volonté, à ce scepticisme sa raison, à toutes ces vapeurs malfaisantes la saine clarté de son bon sens. Prétendait-on qu'un nouveau droit international était né des barricades de 1830, il répondait: «La révolution de Juillet n'est pas venue faire une France ni une Europe, elle les a trouvées toutes faites; elle devait sentir le besoin de s'adapter à l'une comme à l'autre[549].» S'imaginait-on pouvoir se donner le plaisir, à la tribune, de «ne pas accepter les traités», sans cependant rompre avec les autres puissances, il disait: «Des traités ne se déchirent qu'avec l'épée; c'est donc la guerre qu'on demande, en demandant le mépris des traités;... le pays la demande-t-il[550]?» Il mettait vivement la majorité, parfois hésitante, en face de sa responsabilité, et chacun sentait que ce n'était pas phrase de rhétorique quand il terminait ainsi un de ses discours: «La discussion qui vous occupe décidera probablement l'avenir de l'Europe; c'est à vrai dire la guerre et la paix qui sont en question devant vous[551].» La thèse de la paix prenait d'ailleurs dans sa bouche quelque chose de viril, de hardi, et l'on oserait dire de militant. «Croyez donc à la paix, messieurs, criait-il à cette assemblée qu'on cherchait à griser de déclamations belliqueuses; croyez-y, comme vous croyez à la gloire de la France; croyez à la paix, comme vous croyez à la justice[552]!» L'impression de ce langage fut considérable. La Chambre, qui à l'origine était fort encline aux entraînements de ce que le général Sébastiani appelait dédaigneusement la politique de cabaret, s'en dégagea peu à peu. L'opinion publique fit de même. La faveur acquise d'abord aux idées de guerre passa aux idées de paix. Au début du ministère, le 2 avril 1831, M. de Rémusat avait écrit à M. de Barante: «On ne doit point se dissimuler que la guerre est très-populaire; c'est une réaction naturelle contre quinze ans d'humiliation.» Le même disait dans une lettre adressée, le 28 octobre, toujours à M. de Barante: «La paix est comme assurée; c'est un grand soulagement pour les bons citoyens et un vrai triomphe pour le gouvernement; je trouve qu'il a parfaitement mené la politique étrangère[553].» La duchesse de Broglie écrivait aussi, le 23 novembre: «La paix fait un plaisir général, quoi qu'en disent nos héros[554].»
Périer rêvait d'attacher son nom à une mesure qui eût fait sentir plus effectivement encore le bienfait de la paix. La situation troublée qui avait été en Europe la conséquence des événements de juillet avait provoqué partout, et spécialement en France, des armements considérables. C'était une charge très-lourde pour les contribuables. Périer voulait arriver à un désarmement général et simultané. Il comptait beaucoup sur l'effet que produirait dans l'opinion l'annonce inattendue et solennelle d'une telle mesure. Il n'était pas depuis quelques semaines au pouvoir qu'il faisait aux autres cabinets des ouvertures dans ce sens. Les obstacles auxquels il se heurta ne le découragèrent pas. Pour tâcher de les surmonter, il usait du crédit qu'il avait acquis au dehors, crédit si considérable que les chancelleries étrangères posaient comme condition même du désarmement le maintien de Périer au pouvoir. Enfin, après plusieurs vicissitudes, vers la fin de 1831, les puissances s'étaient accordées avec le gouvernement français sur le principe de ce désarmement; la mise à exécution paraissait en devoir être prochaine[555]; mais chaque fois que l'on croyait y toucher, il se produisait sur quelqu'un des points de l'Europe où la Révolution avait fait sentir son contre-coup, une complication nouvelle qui venait tout retarder. C'est qu'en effet, il ne suffisait pas d'apporter une volonté générale de paix; il fallait aussi résoudre les questions particulières qui, dès avant le ministère du 13 mars, se trouvaient soulevées en Italie, en Belgique, en Pologne. Là était même la tâche principale imposée à notre diplomatie, et, pour connaître vraiment la politique étrangère de Périer, nous devons pénétrer dans le détail des négociations poursuivies sur ces théâtres divers.
II
En Italie, au moment où Casimir Périer prenait le pouvoir, l'intervention autrichienne était un fait accompli à Modène et à Parme[556]. Dans les États de l'Église, elle n'était encore qu'une menace, menace que notre diplomatie avait grand désir, mais au fond peu d'espoir d'écarter[557]. Aussi le nouveau cabinet dut-il, sans un jour de retard, se demander ce qu'il ferait au cas où cette intervention se produirait. La guerre devant laquelle M. Laffitte lui-même avait reculé, Périer ne songeait pas plus que son prédécesseur à en courir les risques. Seulement, plus conséquent, il voulut tout de suite mettre le langage public du gouvernement en accord avec ce que devait être sa conduite. Sous le cabinet précédent, l'embarras et le péril étaient venus de ce que, pour capter les applaudissements de la gauche, les ministres avaient fait à la tribune des déclarations trop absolues sur la non-intervention: par là, ils avaient inquiété les puissances, trompé les Italiens, et s'étaient exposés à se faire accuser plus tard de défaillance ou de mauvaise foi. Le premier soin de Casimir Périer, en développant son programme, le 18 mars, fut de répudier ces généralités et de préciser les restrictions avec lesquelles il entendait accepter le nouveau principe: «Ce principe a été posé: nous l'adoptons... Est-ce à dire que nous nous engageons à porter nos armes partout où il ne sera pas respecté? Messieurs, ce serait une intervention d'un autre genre; ce serait renouveler les prétentions de la Sainte-Alliance; ce serait tomber dans la chimérique ambition de tous ceux qui ont voulu soumettre l'Europe au joug d'une seule idée et réaliser la monarchie universelle. Ainsi entendu, le principe de non-intervention servirait de masque à l'esprit de conquête. Nous soutiendrons ce principe en tout lieu, par la voie des négociations. Mais l'intérêt et la dignité de la France pourraient seuls nous faire prendre les armes. Nous ne concédons à aucun peuple le droit de nous forcer à combattre pour sa cause, et le sang des Français n'appartient qu'à la France.» En outre, craignant que le maintien au ministère des affaires étrangères du général Sébastiani, naguère collègue de M. Laffitte et plus ou moins compromis dans les déclarations d'alors, ne donnât lieu à quelque équivoque, il exigea que le général répétât après lui, sur le principe de non-intervention, ce qu'il venait de dire lui-même.
À peine avait-il eu le temps de prendre cette précaution qu'arriva à Paris la nouvelle de l'entrée des troupes autrichiennes dans Bologne. Elles avaient occupé cette ville, le 21 mars, «sans même avoir chargé leurs armes», écrivait M. de Metternich, et se disposaient à soumettre les autres provinces insurgées, où elles ne devaient pas rencontrer plus de résistance. Si prévue que fût cette intervention, l'émotion fut grande en France. À entendre les «patriotes», nous étions bravés, nous recevions, à la face de l'Europe, quelque chose comme l'affront d'un démenti; on ajoutait que notre parole avait été donnée aux révolutionnaires italiens, et que nous ne pouvions y manquer sans déshonneur. Les violents parlaient haut; les modérés eux-mêmes étaient étourdis et ébranlés. Dans ce trouble, M. Laffitte, en dépit de ses volontés pacifiques, se fût probablement laissé aller au courant: Casimir Périer y résista hautement. Il se prononça pour la paix, mais avec ce je ne sais quoi de décidé qui donnait chez lui un air de hardiesse et de fierté même à la prudence. Son refus de prendre les armes apparaissait à l'opinion et aux cabinets étrangers, non plus comme l'hésitation et la défaillance d'un gouvernement qui reculait devant ses propres menaces, mais comme la fermeté d'un gouvernement qui avait résolu la paix et qui l'imposait autour de lui[558].
Soucieux non-seulement du repos, mais aussi de l'honneur du pays, Casimir Périer protesta aussitôt contre toute allégation que la France eût engagé sa parole aux insurgés. Aux clameurs de l'opposition qui parlait de «promesses» faites, et qui s'écriait avec le général Lamarque: «Au delà des Alpes, la foi française et la foi punique sont désormais synonymes!» il répondit, dans la séance du 30 mars: «Il n'y a de promesses que les traités. Des secours ont été promis. Par qui? À qui? À l'insurrection? Jamais, jamais par le gouvernement. Si quelqu'un a parlé au nom et à l'insu de la France, il est de son devoir d'accepter la responsabilité de ses promesses, en le déclarant. Le principe de non-intervention, proclamé à cette tribune, n'était pas une protection offerte ou accordée aux peuples qui s'insurgent contre leur gouvernement; c'était une garantie donnée aux intérêts bien entendus du pays, et aucun peuple étranger n'a le droit d'en réclamer l'application en sa faveur.» Casimir Périer voulait convaincre non-seulement la France, mais aussi l'Europe, de notre non-complicité avec les insurgés d'Italie. Ceux-ci n'avaient pas eu une fin brillante; réfugiés en dernier lieu à Ancône, ils n'avaient pas même attendu d'apercevoir les uniformes autrichiens, pour capituler et se disperser prudemment[559]; seulement, en succombant, ils avaient publié un manifeste, sorte d'ultima verba, où ils déclaraient ne s'être soulevés que sur les encouragements et les promesses de la France, et tâchaient d'imputer à son abandon la responsabilité et l'humiliation de leur déroute. Aussitôt que ce document fut connu à Paris, le gouvernement adressa à ses agents diplomatiques une circulaire, leur «recommandant de saisir toutes les occasions de repousser par les dénégations les plus formelles cette odieuse calomnie[560]».
Casimir Périer ne s'en tint pas à cette attitude négative. S'il se refusait à voir dans le seul fait de l'entrée des Autrichiens à Bologne un casus belli, il ne se dissimulait pas que cette intervention, faite malgré nous et contre nos idées, portait atteinte à notre crédit en Italie, à notre importance en Europe. Il en conclut à la nécessité d'obtenir diplomatiquement quelque acte, quelque concession qui fût manifestement faite en considération de la France et qui montrât à tous que l'Autriche rencontrait devant elle, dans la Péninsule, une puissance capable de limiter son action, de contre-balancer son influence[561]. Il lui parut que ce résultat serait atteint, s'il obtenait de l'Autriche la prompte retraite de ses troupes, du gouvernement romain des mesures de clémence et de réforme. Ce plan arrêté, Périer en entreprit l'exécution avec promptitude et énergie. Tout d'abord, estimant avoir droit à l'appui moral de l'Europe en retour du service qu'il lui rendait, voulant d'ailleurs la constituer solennellement témoin des démarches qu'il allait faire, il convoqua, le 27 mars, les ambassadeurs étrangers et leur déclara que la guerre serait inévitable, si l'Autriche n'évacuait au plus vite les Légations, et si elle ne donnait son concours à la conférence qui devait s'ouvrir à Rome pour rechercher les réformes à accomplir dans l'administration pontificale[562]. À l'appui de ce langage, il annonça, le lendemain, à la Chambre, une demande de crédit de 100 millions, et la motiva par l'occupation de Bologne, en termes calculés pour indiquer sa double volonté de maintenir la paix et d'exiger les satisfactions dues à la France. Nos agents à l'étranger reçurent instruction de commenter dans le même sens cette demande de crédit[563]. Enfin, le 31 mars, il s'adressa directement au gouvernement autrichien; le général Sébastiani remit au comte Apponyi une note qui était en réalité l'œuvre de Périer lui-même[564] et qui portait le même caractère de mesure et de fermeté que tous les actes précédents. Le gouvernement français y rappelait d'abord que, dès le début des troubles, il «s'était empressé de témoigner à la cour de Rome, par les assurances les plus positives et les plus explicites, qu'il était décidé à ne pas souffrir le renversement de la souveraineté du Pape ou le démembrement des États d'une puissance dont l'existence, l'indépendance et le repos sont d'un si haut intérêt pour toute la chrétienté»; il rappela aussi la proposition faite à la cour de Vienne «de se concerter avec la France et avec la cour pontificale, pour s'efforcer d'opérer par des voies de conciliation la pacification prompte et durable des pays insurgés». La note ajoutait ensuite: «Le soussigné ne saurait exprimer combien S. M. le roi des Français regrette que l'empereur d'Autriche ait cru devoir recourir à l'emploi de la force. Le regret est d'autant plus vif que les voies de conciliation n'avaient pas même été tentées. Mais sa juste confiance dans les intentions pacifiques de Sa Majesté Impériale lui fait encore espérer qu'en donnant promptement l'ordre de faire évacuer par ses troupes le territoire du Saint-Siége, elle facilitera l'ouverture des négociations indispensables dont les bases avaient été convenues entre les deux cours et dont l'issue favorable, ne saurait être douteuse[565].»
L'attitude si nette, si une, si franche, du nouveau cabinet français obtint ce double résultat, que le ministère précédent n'avait jamais atteint, d'inspirer confiance à l'Europe et de lui en imposer. Au sortir de la conférence du 27 mars, l'ambassadeur de Prusse ne tarissait pas sur «la loyauté, l'énergie, la modération du caractère de M. Périer», et il pressait son gouvernement d'appuyer à Vienne les demandes du cabinet des Tuileries, ce qui fut aussitôt fait[566]. L'ambassadeur de Russie à Paris, M. Pozzo di Borgo, faisait également recommander au chancelier autrichien «d'être bien coulant avec le gouvernement français[567]». De Turin, M. de Barante écrivait, le 4 avril: «J'ai pu juger avec satisfaction des heureux effets qu'opèrent au dehors la situation ferme et le langage de franchise de notre ministère. Nous nous trouvons ainsi placés sur un bien meilleur terrain. Plus de propagande à nous imputer, plus de réticences sur notre état intérieur. Nous pouvons parler de la guerre et nous faire écouter au nom de l'intérêt général de l'Italie et de la balance de l'Europe.» Et il ajoutait, le lendemain: «Maintenant ce qui vient du gouvernement français est accueilli avec considération et confiance; les soupçons injurieux que je démêlais auparavant, et que l'on a avoués depuis, ne me semblent plus exister[568].»
Loin donc d'être encouragée par l'Europe à nous braver, l'Autriche se voyait pressée d'être conciliante. D'elle-même elle y était portée. Elle avait cru nécessaire d'intervenir, mais elle n'attendait pas sans un certain tremblement l'effet que sa démarche produirait en France. Les explications que, dès la première heure, M. de Metternich avait données à Vienne ou envoyées à Paris, avaient témoigné d'un grand désir de nous rassurer et de nous calmer. Sa réponse officielle à la note du 31 mars fut satisfaisante. Elle promettait une prompte évacuation; les documents qui y étaient joints constataient que, dès le 26 mars, l'ordre avait été envoyé au commandant de l'armée autrichienne de prolonger le moins possible l'occupation; il devait retirer immédiatement le gros des troupes, en ne laissant que de faibles détachements à Ancône et à Bologne; les commandants de ces petites garnisons seraient munis d'ordres de service les soumettant à la direction de l'ambassadeur d'Autriche à Rome; celui-ci serait chargé de fixer, de concert avec le cardinal secrétaire d'État et avec l'ambassadeur de France, l'époque où aurait lieu l'évacuation complète. Le cabinet de Vienne acceptait aussi avec empressement la proposition d'ouvrir une conférence à Rome, et il faisait communiquer au gouvernement français les instructions envoyées au comte de Lutzow, ambassadeur d'Autriche près le Saint-Siége. Il était prescrit à cet ambassadeur de prévenir par toutes sortes d'égards et de marques de confiance M. de Sainte-Aulaire, et de seconder ses démarches pour obtenir des réformes. «Nous avons l'espoir, ajoutait le chancelier dans sa lettre à M. de Lutzow, que vos efforts, réunis à ceux de l'ambassadeur de France, obtiendront sans de grandes difficultés, du Saint-Siége, ce que nous lui demandons pour son bien. Nous regarderons ce succès comme la récompense du secours que Sa Majesté Impériale a prêté à Sa Sainteté, et nous n'en ambitionnons pas d'autre[569].»
L'adhésion, en apparence si complète, si zélée, du cabinet de Vienne à la proposition de conférence, était un premier succès pour la diplomatie française. L'effet en fut de transférer à Rome le siége principal des négociations[570]. Notre cabinet ne voulut pas laisser à ces négociations le caractère d'un tête-à-tête entre la France et l'Autriche. Avant qu'elles commençassent, il obtint du cabinet anglais, avec lequel il avait rétabli l'entente un moment ébranlée à la fin de la dernière administration, qu'il envoyât un agent pour y prendre part. L'Autriche, par contre, appela les représentants de la Prusse et de la Russie. Dès lors la conférence de Rome se trouva composée comme celle de Londres. Le précédent des affaires belges nous encourageait à suivre la même méthode. C'était à M. de Sainte-Aulaire, en sa qualité d'ambassadeur près le Saint-Siége, qu'il appartenait de jouer à Rome le rôle de M. de Talleyrand à Londres. Il aborda cette tâche à la fois avec entrain et émotion, sentant vivement, et ce qu'elle pouvait avoir de grand, et ce qu'elle avait de délicat: «Nous tous, diplomates en Italie, écrivait-il, dès le 22 mars, à son collègue et ami M. de Barante, nous sommes déshonorés, si nous ne parvenons pas à empêcher la guerre[571].»
Les difficultés étaient nombreuses. L'Autriche, demeurée au fond hostile malgré ses belles paroles, ne voulait pas la guerre sans doute, mais, heureuse de nos embarras, de nos mortifications, elle ne se refusait pas le plaisir de les augmenter sous main; si elle se prêtait par prudence et par nécessité à une délibération commune, c'était sans goût, sans confiance, sans désir de réussir. Du côté du gouvernement pontifical, il y avait aussi des obstacles à surmonter. Grégoire XVI possédait plus les vertus d'un religieux ou la science d'un théologien que les qualités d'un homme d'État. Dans les affaires politiques et administratives, il apportait beaucoup de droiture, avec peu d'ouverture d'esprit et pas du tout d'expérience. Sincèrement, honnêtement désireux de bien gouverner ses peuples, il sentait d'instinct la nécessité de grandes réformes, mais n'avait aucune notion nette de ce qu'elles pourraient être. Par nature et par habitude d'esprit, il était plutôt en défiance des idées nouvelles. L'y convertir eût été malaisé: si bon, si doux, si paternel qu'il fût d'ordinaire avec ceux qu'il recevait, il avait de la dignité et de l'autorité du pontife un sentiment profond qui ne permettait guère de discuter avec lui et de modifier les idées qu'il avait pu se faire a priori. Toute pression trop forte, toute tentative de le brusquer, de le faire marcher autrement qu'à son pas, risquait de se heurter à un non possumus invincible. Très-différent était le secrétaire d'État, le cardinal Bernetti. De belle humeur et de bonne mine, aimable, spirituel, fin, rusé, d'allures plus mondaines qu'ecclésiastiques, sans cependant rien d'irrégulier dans sa vie[572], il avait acquis, dans ses missions à l'étranger, plus de connaissance de son temps, plus d'intelligence de la politique moderne qu'on n'en avait généralement à Rome. C'est avec lui qu'il eût été le plus facile de s'entendre. Mais il était loin d'être omnipotent. Grégoire XVI, tout en lui témoignant amitié et estime, ne lui accordait pas une entière confiance. Et puis le cardinal avait contre lui les zelanti, fort puissants dans la prélature et le Sacré Collége, non suivis sans doute, mais ménagés par le Pape. Que ce fût scrupule, routine ou intérêt personnel au maintien des abus, les zelanti repoussaient tout changement; réforme leur était synonyme de révolution. Rien ne leur paraissait plus insupportable que les prétentions de cette conférence diplomatique, venant «traiter d'eux, chez eux et sans eux», et ils avaient en effet assez beau jeu à dénoncer ce spectacle bizarre de cinq laïques, dont trois hérétiques, intervenant entre le Pape et ses sujets, et s'ingérant en des matières qui touchaient par tant de côtés au droit ecclésiastique. Ce qu'ils redoutaient et détestaient par-dessus tout, c'était l'influence du gouvernement français qu'ils accusaient, sur le témoignage même du dernier manifeste insurrectionnel, imprimé à Ancône le 26 mars, d'avoir été l'instigateur et d'être encore au fond le patron de la révolte.
M. de Sainte-Aulaire eut tout de suite le sentiment que cette dernière accusation faisait impression sur beaucoup d'esprits, et que, pour exercer quelque action à Rome, non-seulement sur le gouvernement pontifical, mais aussi sur les représentants des autres puissances, il devait répudier une complicité si compromettante et à laquelle malheureusement plus d'une apparence avait pu faire croire. Il saisit donc la première occasion de le faire avec éclat, et, dans une note adressée, le 15 avril, au cardinal Bernetti, il déclara n'avoir «pu voir sans un vif ressentiment» les auteurs du manifeste d'Ancône «aggraver ainsi leur faute par des calomnies aussi contraires à l'évidence des faits qu'offensantes pour la France». Il rappela «les preuves d'intérêt et de sollicitude que le gouvernement du Roi Très-Chrétien avait données au Saint-Père, dès qu'il avait été informé du soulèvement de la ville de Bologne, et la volonté plusieurs fois exprimée par Sa Majesté de rester fidèle aux traités qui garantissaient la souveraineté temporelle du Saint-Siége». Puis, faisant allusion à la nouvelle, alors répandue, «de l'arrivée d'une armée française destinée à soutenir une tentative de révolution», il terminait ainsi: «Le soussigné, non moins explicite sur ce point que sur les précédents, s'empresse de déclarer que le gouvernement français ne veut point, ne voudra jamais protéger, dans les États du Pape, des entreprises aussi coupables qu'insensées, dont l'effet serait infailliblement d'attirer sur les peuples de nouveaux désastres et de retarder l'exécution des projets généreux que le Saint-Père a conçus pour leur bonheur.» C'était à dessein et pour dégager la politique française des équivoques du ministère précédent, que M. de Sainte-Aulaire s'était servi des expressions les plus nettes et les plus fortes. Cette note, aussitôt publiée et traduite dans toutes les langues, eut un immense retentissement. À Rome, l'effet en fut bon et fit à notre ambassadeur une situation qui devait profiter à l'influence française. Mais elle souleva une grande clameur en France, dans le parti avancé. Les réfugiés italiens dénoncèrent, en termes injurieux, à la Chambre des députés, «l'effronté menteur, l'être infâme» qui avait tenu un tel langage. Les journaux firent écho. Les amis mêmes de M. de Sainte-Aulaire, étourdis de ce tapage, lui écrivaient qu'il avait été trop loin. Au plus fort d'une émeute parisienne, dans les premiers jours de mai, une députation des insurgés vint au Palais-Royal réclamer le rappel de l'ambassadeur à Rome, affirmant que la tranquillité se rétablirait aussitôt, si l'opinion publique recevait cette satisfaction. Ni le Roi ni le président du conseil ne furent un moment tentés de céder à de telles exigences. Sur le fond des idées, ils ne pouvaient blâmer leur agent, qui n'avait fait que répéter un démenti déjà formulé dans la circulaire envoyée, le 8 avril, par le général Sébastiani aux représentants de la France à l'étranger; toutefois, à la lecture de la note du 19 avril, ils n'avaient pas été sans éprouver quelque surprise d'un accent si «papalin», un peu gênés qu'on parlât publiquement, en leur nom, au chef de l'Église, sur un ton si différent de celui qui avait alors cours à Paris, dans les rapports du pouvoir civil avec le clergé[573]. Et puis, s'ils ne voulaient pas soutenir les insurgés, ils s'inquiétaient de voir malmener si rudement des hommes qui rencontraient encore beaucoup de sympathies dans l'opinion régnante.
C'était le premier signe, nous ne dirons pas des divergences de fond, mais des différences de point de vue qui devaient, au cours de ces négociations, se manifester plus d'une fois, non sans inconvénient, entre le ministère et l'ambassadeur. Casimir Périer sans doute était fort décidé à répudier en Italie toute propagande révolutionnaire; il s'attachait à regagner la confiance des dynasties locales et leur offrait l'appui qu'il refusait aux fauteurs d'insurrection[574]; il comprenait même les raisons d'ordre supérieur qui l'obligeaient à protéger avec plus de soin encore contre toute atteinte le domaine temporel du Saint-Siége, garantie de son indépendance spirituelle[575]. Toutefois, si éveillée que fût à ce sujet sa sollicitude, il était une préoccupation qui l'emportait sur toutes les autres dans son esprit, c'était celle de la lutte où il était engagé, dans son propre pays, contre le parti révolutionnaire. Précisément au moment où s'ouvraient les négociations de Rome, cette lutte entrait dans une phase critique et décisive; des élections générales se préparaient en France, et l'issue en semblait fort incertaine. Le ministre était dès lors amené à envisager principalement les négociations sous le rapport des avantages qu'il pouvait en retirer pour sa bataille électorale; il y cherchait des résultats immédiats qui frappassent l'opinion, répondissent aux idées régnantes, flattassent l'amour-propre et même les préjugés nationaux. Que, pour atteindre ce but, il fallût traiter sans ménagement le gouvernement pontifical, l'exposer à certains risques, ne pas observer exactement la justice distributive entre le Pape et ses adversaires, on ne paraissait pas s'en inquiéter beaucoup à Paris; ou du moins on estimait que ces inconvénients étaient peu de chose à côté de ceux qu'il fallait prévenir en France. Ce que Casimir Périer avait conscience de défendre, ce à quoi il croyait juste de tout subordonner, ce n'était pas l'intérêt mesquinement égoïste d'un cabinet, c'était l'existence de la monarchie, la sécurité de la société, la paix du monde. Cette partie perdue, que fût devenu le gouvernement pontifical lui-même? L'Europe entière, frappée de la grandeur de l'enjeu, assistait attentive, anxieuse, aux préliminaires de ces élections où elle se sentait presque autant intéressée que la France elle-même. M. de Sainte-Aulaire voyait les choses un peu autrement. Il comprenait sans doute l'importance du combat livré par Casimir Périer, et était résolu à tout faire pour l'aider à vaincre; mais, vivant et agissant à Rome, il attachait à l'œuvre qui y était entreprise sous sa responsabilité directe plus d'importance que ceux qui la considéraient de loin; il avait plus de souci qu'elle fût en elle-même équitable, solide, efficace. Ce n'était pas seulement chez lui calcul de politique; c'était aussi question de sentiment. Ce libéral, demeuré chrétien, n'avait pu fréquenter le Pape sans éprouver à son égard une sollicitude respectueuse et attendrie que l'on eût eu peine à retrouver dans le Paris de 1830. De plus, ayant vu de près ce qu'il appelait «la mort ignominieuse de la révolution romaine[576]», cette piteuse déroute succédant si promptement à tant d'arrogante violence, il ressentait à l'égard des insurgés un mépris sévère, contrastant avec la complaisance indulgente de l'opinion française.
Sous l'empire des préoccupations que nous venons d'indiquer, le gouvernement français avait ainsi formulé les exigences qu'il chargeait son ambassadeur de faire prévaloir à Rome: 1o évacuation complète et immédiate de l'État romain par les troupes autrichiennes; 2o amnistie pleine et entière en faveur de toutes les personnes compromises dans la révolution; 3o réformes qui soient de nature à satisfaire l'opinion libérale en France et qui assurent aux provinces insurgées un régime «se rapprochant autant que possible des formes du gouvernement représentatif».
L'amnistie fut la première question soulevée. Les insurgés, malgré leur peu glorieux échec, étaient demeurés populaires en France, et d'ailleurs notre gouvernement, bien que répudiant toute solidarité avec eux, croyait son honneur et son humanité engagés à préserver contre des rigueurs même légitimes des hommes qui avaient pu se croire encouragés par nous. La Conférence se prêta facilement à appuyer nos conseils de clémence. Ce fut d'abord sans succès. Les zelanti prirent les devants et arrachèrent au Pape, le 15 avril, un premier édit qui, tout en se terminant par le mot de «pardon», faisait grand étalage d'inquisition et de sévérité. Mais, sur les instances des ambassadeurs, un nouvel édit fut rendu, le 30, qui revisait le premier et faisait cette fois une large part à la clémence: très-peu d'exceptions étaient maintenues à l'amnistie; quant aux émigrés, on les astreignait seulement à demander, pour rentrer, une autorisation qui devait leur être accordée facilement. Par malheur, la rédaction semblait calculée en vue de masquer cette clémence, au lieu de la mettre en relief. Les amis des révolutionnaires italiens en profitèrent pour persuader au public français, déjà très-excité contre le premier édit, que le second ne valait pas mieux et qu'une réaction cruelle sévissait à Rome. Le cabinet de Paris, fort ennuyé du mécontentement de l'opinion, s'en prit au gouvernement pontifical qu'il menaça même un moment d'une rupture diplomatique. Pauvre gouvernement pontifical! La vérité était qu'au lendemain d'une insurrection vaincue, il n'avait pas un seul détenu dans ses prisons. Instruit de la réalité des faits par M. de Sainte-Aulaire, notre ministre le prit sur un ton moins irrité; mais, toujours plus préoccupé de l'effet produit à Paris que des réalités obtenues à Rome, il insista pour de nouvelles concessions. «Je conviens, écrivait le général Sébastiani à son ambassadeur, que relativement à l'amnistie, il reste, quant au fond, peu de chose à désirer du gouvernement romain... Nous reconnaissons avec vous que la sévérité de l'acte du 30 avril est bien plus apparente que réelle... Mais les formes sont précisément ce qui frappe la multitude. En dépit de la réalité des faits, tant que l'édit du 30 avril n'aura pas été modifié, on restera généralement convaincu que Rome est un théâtre de proscription, et que la France a fait d'inutiles efforts pour sauver les proscrits... Au moment des élections générales, on ne saurait trop éviter tout ce qui peut choquer l'opinion.» Devant ces nouvelles exigences, le premier mouvement du cardinal Bernetti fut de se révolter: à la menace d'une rupture diplomatique, il se laissa même aller à répondre «qu'il verrait avec regret partir le comte de Sainte-Aulaire, mais qu'il souhaiterait de grand cœur bon voyage à l'ambassadeur de France». Toutefois, sous l'action du diplomate français qu'il devinait n'être qu'à regret l'instrument de cette pression morale, le cardinal se calma bientôt et finit par céder: il adressa, le 3 juin, à notre ambassadeur, une note interprétative de l'édit du 30 avril; il y déclarait qu'aucune confiscation ou amende ne serait prononcée et promettait que des passe-ports seraient accordés sans information à tous les émigrés dont le gouvernement français appuierait la demande. Le cabinet de Paris était, à peu de chose près, arrivé à ses fins. Avait-il lieu d'être bien fier de ce premier succès?
En même temps qu'il avait pressé l'octroi d'une amnistie, M. de Sainte-Aulaire n'avait pas manqué de réclamer le retrait des troupes autrichiennes. De tous les résultats qu'il était chargé de poursuivre, c'était celui qui tenait le plus au cœur de nos ministres, parce que c'était celui qui leur paraissait devoir le mieux prouver au public français l'efficacité de leur politique de paix. Dès le 8 avril, le général Sébastiani écrivait à son ambassadeur: «La prompte retraite de l'armée autrichienne intéresse directement la dignité de la France; vous ne devez rien épargner pour l'obtenir.» Et il répétait, quelques jours après: «Le principal intérêt de la France dans cette affaire, celui qui efface à nos yeux tous les autres et que nous ne pouvons sacrifier à aucune considération, est d'obtenir la retraite des troupes impériales.» Mais ce qui paraissait si simple, à considérer de Paris les convenances de la politique française, l'était beaucoup moins, quand on considérait de Rome la situation du gouvernement pontifical. Une question, en effet, se posait tout de suite: l'évacuation ne serait-elle pas le signal d'une nouvelle insurrection? Aux premières ouvertures de notre ambassadeur, le plénipotentiaire autrichien répondit fort habilement: «Nous ne demandons qu'à nous en aller; mais n'étant venus que sur l'appel du Pape, il convient d'abord de lui demander son avis.» Et le Pape consulté de dire aussitôt: «Pour Dieu! ne vous en allez pas; je n'ai pas un soldat, pas un écu, et la révolte est imminente.» Tous les membres de la Conférence, y compris même l'agent anglais, déclarèrent alors à notre ambassadeur «qu'insister sur la retraite immédiate des troupes impériales, c'était faire trop beau jeu aux révolutionnaires et encourir une responsabilité terrible qu'ils ne consentaient point à partager avec le représentant de la France».
La situation était difficile pour M. de Sainte-Aulaire. Moins que tout autre, il était insensible aux dangers auxquels l'évacuation pourrait exposer le gouvernement pontifical. D'autre art, il était convaincu que l'Europe entière et le Pape lui-même courraient un danger beaucoup plus certain et plus grand si le ministère Périer était acculé à déclarer la guerre à l'Autriche, ou si, ne le faisant pas, il était renversé par des électeurs mécontents de ne l'avoir pas vu mieux sauvegarder, en Italie, l'amour-propre et l'influence de la France. Ému, mais non découragé, il se mit bravement à l'œuvre. Parmi les arguments qu'on lui envoyait de Paris, il fit son choix et prit tout d'abord le parti de ne pas parler du principe de non-intervention. Dès le 22 mars, au début de son ambassade, il avait écrit à M. de Barante: «Je ne prononce plus le mot de non-intervention; j'ai trouvé que le prétendu principe ne souffrait pas cinq minutes de discussion.» Il préféra invoquer les promesses faites par l'Autriche, l'équilibre européen, l'intérêt de ne pas mettre la paix en péril. Au cardinal Bernetti, il déclara ne pas se porter défenseur des nouvelles théories, mais «s'en tenir à la vieille et légitime politique de la France qui, aujourd'hui, comme par le passé, nous prescrit de veiller sur l'Italie et de nous opposer à l'occupation de l'État de l'Église par les troupes autrichiennes». Et il ajoutait: «La France, puissance catholique, a besoin que le Saint-Siége soit indépendant; et que devient cette indépendance si le Pape est gardé par des baïonnettes étrangères? En m'envoyant ici, monseigneur, le Roi m'a confié deux grands intérêts: la défense de la souveraineté du Pape et la conservation de la paix de l'Europe. Quant au premier chef, mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez si j'hésite à vous servir envers et contre tous. Quant à la paix de l'Europe, elle peut dépendre du Saint-Père, dont la charité s'alarmera sans doute à la pensée d'amener une collision entre la France et l'Autriche.» À ses collègues de la Conférence, il disait: «La tranquillité de l'État romain, d'un grand intérêt sans doute, ne peut pas être considérée isolément de la tranquillité de l'Europe. Des embarras pour le Saint-Siége, des émeutes, des désordres partiels ne peuvent être mis en balance avec l'immense danger pour la paix du monde d'une collision entre la France et l'Autriche. Puisque l'occupation ne peut durer toujours, ne vaut-il pas mieux qu'elle cesse au moment où les ministres des cinq puissances sont réunis à Rome pour y soutenir le trône pontifical, et alors que la force morale résultant de ce concours peut le mieux suppléer à la force matérielle d'une armée étrangère?»
Notre ambassadeur ne se contentait pas de développer ces arguments avec sa chaleur accoutumée. Il conseilla à son gouvernement d'envoyer une croisière dans l'Adriatique, ce qui fut fait aussitôt et ne laissa pas que de causer beaucoup d'émotion à Vienne et à Rome. Il proposa même, non sans hardiesse, de réunir à Toulon quelques régiments prêts à s'embarquer au premier signal pour Civita-Vecchia. C'était là un moyen extrême, et notre ambassadeur espérait bien qu'il suffirait de le faire entrevoir. Un jour que le cardinal Bernetti cherchait à le convaincre de l'impossibilité où serait longtemps le gouvernement romain de se passer de baïonnettes étrangères: «Nous avons aussi des baïonnettes à son service, répondit M. de Sainte-Aulaire; vingt mille Français, appelés par le Saint-Père, rivaliseraient de zèle avec les vingt mille Autrichiens qui les auraient devancés.» Cette insinuation jeta le cardinal dans un grand trouble; aussi l'ambassadeur, ne doutant pas qu'une proposition officielle ne fit plus d'effet encore, eût désiré être autorisé à demander au Saint-Siége, en termes respectueux, mais péremptoires, «l'honneur de concourir à sa défense», et à lui annoncer que «quatre régiments, prêts à partir de Toulon au premier signal, pourraient arriver en trois jours à Civita-Vecchia». Ces faits sont intéressants à noter, car on y trouve la première idée de l'expédition qui devait, l'année suivante, se faire à Ancône.
Cependant notre insistance et aussi la perspective, habilement indiquée, d'un débarquement de troupes françaises en Italie, avaient fini par ébranler ceux, qui nous avaient d'abord opposé un refus si absolu. Notre habile ambassadeur s'aperçut que dans la Conférence les esprits étaient arrivés à cet état où l'on ne cède pas encore complétement, mais où toute transaction a chance d'être favorablement accueillie. Il crut sage de profiter de cette disposition. Sans renoncer à poursuivre l'évacuation totale, il demanda que l'on commençât par une évacuation partielle. L'idée fut bien reçue. Il fut convenu, le 7 mai, qu'Ancône serait évacué huit jours après, et que les troupes se retireraient ensuite des Marches et de la Romagne, de telle sorte que, le 15 juin, moins de deux mois après le commencement de l'intervention, tout le corps d'occupation fût concentré dans la ville et la province de Bologne. À la date fixée, en effet, le mouvement de retraite commença. La nouvelle produisit d'autant plus d'effet en France qu'on s'y faisait une idée exagérée de l'importance stratégique d'Ancône, et que l'opposition avait répété, à satiété, que les Autrichiens ne consentiraient jamais à en sortir. Toutefois, l'opinion n'était pas d'humeur à se contenter de cette première satisfaction, et, de Paris, ordre fut donné à M. de Sainte-Aulaire de ne pas laisser aux Autrichiens un instant de répit, jusqu'à ce qu'ils eussent aussi évacué Bologne.
Ainsi relancé, l'ambassadeur d'Autriche répondit par une contre-proposition habile et raisonnable: il demanda que, par un acte public, les cinq grandes puissances s'engageassent à soutenir au besoin le Saint-Siége contre ses sujets rebelles; cette garantie, disait-il, devant suppléer à la force matérielle d'une armée étrangère, l'évacuation totale pourrait alors être ordonnée. La proposition fut bien accueillie par les représentants de la Prusse et de l'Autriche, et même, quoique moins explicitement, par celui de l'Angleterre. L'ambassadeur de France, qui ne pouvait, en matière si grave, se prononcer sans avoir les ordres de son gouvernement, la reçut ad referendum; il déclara qu'en tout cas la garantie ne lui paraîtrait possible que si elle était subordonnée à l'accomplissement et au maintien des réformes réclamées par la Conférence: cet amendement fut aussitôt accepté par les autres ambassadeurs. Ainsi complétée, la proposition paraissait, avec raison, très-avantageuse à M. de Sainte-Aulaire, qui s'empressa de la transmettre à son ministre, en l'appuyant fortement. À Paris, où l'on était alors mécontent de la conduite du gouvernement pontifical dans la question de l'amnistie, et disposé à mal prendre tout ce qui venait de Rome, le premier mouvement fut un non maussade (18 mai). Mais la réflexion ramena vite le cabinet français à une décision plus sage, et, dès le 24 mai, il fit savoir à M. de Sainte-Aulaire qu'il serait prêt à donner la garantie proposée, si le gouvernement pontifical lui accordait satisfaction pour l'amnistie et pour les réformes. Cette réponse fut accueillie avec joie dans la Conférence, qui prévoyait dès lors une issue heureuse à ses laborieuses délibérations. L'ambassadeur d'Autriche indiqua lui-même qu'une fois la garantie donnée, l'évacuation pourrait avoir lieu le 1er juillet.
Restait à réaliser la double condition à laquelle le gouvernement français subordonnait sa garantie. Pour l'amnistie, nous avons vu qu'à ce moment même M. de Sainte-Aulaire obtenait du cardinal Bernetti une note qui lui paraissait satisfaisante. Pour les réformes, le travail, bien que déjà commencé dans le sein de la Conférence et dans les conseils du Pape, était moins avancé. L'œuvre d'ailleurs était loin d'être facile. Que le gouvernement et l'administration de l'État romain eussent besoin de réformes, personne ne le niait, pas même M. de Metternich[577]. Le pouvoir n'avait rien de rigoureux, mais les abus pullulaient; la routine était maîtresse. Pas plus de garantie du reste pour les intérêts de l'État que pour la liberté légitime des habitants; partout un singulier mélange d'arbitraire et d'impuissance. La difficulté n'était pas de signaler le mal, c'était d'indiquer le remède. À entendre certains Français, rien de plus simple; il n'y avait qu'à faire table rase du passé, et puis, sur ce terrain déblayé et nivelé, transporter de toutes pièces les institutions politiques et administratives de la France moderne, à commencer par la souveraineté du peuple, le régime parlementaire, la liberté de la presse et la garde nationale. Inintelligente pour tous pays, cette exportation était absolument inadmissible pour les États de l'Église dont le nom seul suffisait à rappeler la condition spéciale. Il fallait tenir compte de ce caractère ecclésiastique, et aussi des mœurs particulières de ces populations, de leurs traditions, de leurs aptitudes, des institutions auxquelles les siècles avaient pu faire prendre racine sur leur sol. C'est cette tâche que devaient résoudre en quelques semaines cinq diplomates étrangers, la plupart nouveaux venus dans le pays, tous à peu près sans aucune connaissance de la législation canonique et de l'organisation cléricale. Des indigènes, ils n'avaient pas grand secours à espérer. Tandis que les zelanti désiraient voir échouer une prétention qui leur paraissait à la fois usurpatrice et révolutionnaire, les «libéraux» ne considéraient pas d'un meilleur œil une entreprise destinée à consolider le gouvernement qu'ils voulaient détruire. M. de Sainte-Aulaire ayant demandé alors à l'un des amis de la France, le prince Santa-Croce, de l'aider dans la recherche des réformes à proposer: «Dieu m'en garde, répondit celui-ci sans hésiter; vous entreprenez une tâche ingrate; vous ne réussirez à rien, et ceux qui seront signalés comme vous ayant donné leur concours resteront compromis en pure perte. Nous pensions que la France allait nous débarrasser des prêtres; mais puisque vous venez ici raffermir leur gouvernement, ne comptez pas sur moi pour vous y aider.» Quelques semaines auparavant, à une demande analogue, le marquis Gino Capponi avait fait même réponse. Il y avait alors en Italie des conspirateurs, mais pas de parti modéré et réformateur.
Malgré tant de difficultés, l'œuvre paraissait si nécessaire au raffermissement de l'autorité pontificale en Italie, au succès de la politique conservatrice en France, que M. de Sainte-Aulaire s'y était mis avec une ardeur qui, pour n'être pas exempte d'illusions, était du moins honnête et sincère. Il était parvenu à y intéresser les autres membres de la Conférence. Tous n'avaient pas, au fond, le même désir de réussir; mais tous affectaient le même zèle. Ils s'étaient facilement entendus sur l'indication générale des réformes à opérer: admissibilité des laïques aux fonctions administratives et judiciaires; conseils municipaux élus et dotés d'attributions très-larges; administrations provinciales composées de membres élus par les municipalités; consulte ou conseil central de gouvernement siégeant à Rome et formé par les délégués des administrations provinciales, auxquels seraient adjoints d'autres membres choisis par le gouvernement; enfin, dans l'ordre judiciaire, exécution et développement des réformes déjà décrétées en 1816, mais restées à peu près à l'état de lettre morte. Ces idées furent consignées dans un memorandum que les cinq ambassadeurs remirent au cardinal Bernetti: c'est ce document qui a acquis depuis une certaine célébrité diplomatique sous la désignation de Memorandum du 21 mai. Le gouvernement romain eût pu répondre à plusieurs des donneurs de conseils qu'ils lui demandaient plus de libertés qu'eux-mêmes n'en accordaient chez eux; mais il ne céda pas à la tentation de cette malice. Il fit au contraire bon accueil à la démarche des membres de la Conférence; peu de jours après, un règlement établissait, pour les Légations, un régime d'administration tout nouveau; le pouvoir y était confié à des conseils composés de laïques et délibérant librement. Ce n'était sans doute encore qu'un régime provisoire, une sorte d'essai, mais il était conforme aux idées du Memorandum.
On en était là du travail des réformes, dans les premiers jours de juin, quand arriva à Rome la nouvelle que la France consentait à garantir avec les autres puissances l'autorité du Pape dans ses États, à la condition que les réformes fussent préalablement accomplies. On n'avait plus que trois ou quatre semaines jusqu'au 1er juillet, date proposée pour l'évacuation: impossible en un délai si court de remplir les formalités qui devaient précéder tout édit législatif soumis à la signature pontificale. Or il nous importait beaucoup que l'évacuation ne fût pas retardée. De concert avec ses collègues étrangers, M. de Sainte-Aulaire imagina alors cet expédient: le cardinal secrétaire d'État devait adresser aux membres de la Conférence une note annonçant l'intention d'accomplir les réformes conseillées par le Memorandum; les ambassadeurs prendraient acte de cet engagement dans leur déclaration de garantie, celle-ci ne valant que dans la mesure où les réformes promises seraient accomplies. Le gouvernement romain, fort désireux d'obtenir la garantie, était prêt à faire la note demandée. On n'attendait que l'approbation de notre gouvernement.
Malheureusement celui-ci, toujours exclusivement préoccupé d'obtenir le plus possible pour satisfaire l'opinion française, persuadé d'ailleurs que M. de Sainte-Aulaire ménageait trop la cour de Rome, et qu'avec plus de fermeté l'on pouvait amener celle-ci à concéder davantage, décida de ne pas se contenter de ce qui lui était offert et d'exiger, comme condition préalable, indispensable, de la garantie, non une note du secrétaire d'État, mais trois édits du Pape, le premier contenant les bases claires et bien définies des améliorations qui devaient être introduites dans l'ordre administratif et judiciaire, le second abolissant la confiscation, le troisième accordant une amnistie formelle. Casimir Périer, suivant son procédé habituel, réunit les ambassadeurs étrangers pour leur exposer sa résolution, et telle était l'autorité qu'il avait acquise sur eux, tel était leur désir d'aider à sa victoire électorale[578], qu'ils consentirent à appuyer ses exigences. En leur nom, M. Pozzo di Borgo écrivit aux membres de la Conférence de Rome pour les presser de seconder fortement les nouvelles démarches de l'ambassadeur français.
On croyait évidemment, à Paris, ne pas demander beaucoup plus que ce que le gouvernement pontifical avait déjà accordé. C'était une erreur contre laquelle les avertissements de M. de Sainte-Aulaire eussent dû mettre en garde. Le Pape était tout disposé à épargner les personnes et les biens des insurgés, mais il répugnait à une mesure générale qui permettrait à ces derniers de faire une sorte de rentrée triomphale. Il consentait sincèrement à essayer les réformes conseillées par les puissances, mais en gardant au moins les apparences de son indépendance et en respectant le droit de délibération préalable des cardinaux; fort troublé d'ailleurs du blâme qui s'élevait autour de lui contre ces changements, il désirait avoir au moins un peu de temps devant soi pour ramener ou apaiser les mécontents; lui aussi, il vivait au milieu d'une opposition dont il devait tenir compte. Quant à ceux qui auguraient des concessions précédentes de la cour de Rome et de sa faiblesse matérielle, qu'elle ne pourrait pas résister à la pression unanime de l'Europe, ils montraient qu'ils connaissaient mal les allures de cette cour. Comme l'observait finement M. de Sainte-Aulaire, toute négociation y paraît facile au début, parce qu'il n'est pas dans les habitudes des ministres du Saint-Siége de repousser péremptoirement une demande quelconque. Par un sage esprit de conciliation et aussi par un désir de plaire qui est un des charmes du caractère romain, ils repoussent mollement ce qui les blesse. Ils reculent quand on avance et retardent le plus qu'ils peuvent le moment de donner une réponse absolument négative; en négociant avec eux, on croit n'avoir plus qu'un léger effort à faire, et tout à coup on se trouve en présence d'une volonté de fer qu'aucune puissance humaine ne pourrait faire plier.
Ce fut ce qui arriva à notre ambassadeur, quand il communiqua au gouvernement pontifical les nouvelles exigences de son cabinet. Le cardinal Bernetti écouta, impassible, les arguments par lesquels M. de Sainte-Aulaire appuyait de son mieux une démarche qu'au fond il regrettait, puis il lui répondit avec une sécheresse et une résolution fort contraires à ses habitudes de langage: «La garantie des cinq puissances a été considérée dans l'origine comme une force morale pouvant suppléer jusqu'à un certain point à la force matérielle dont nous priverait la retraite de l'armée autrichienne. Aujourd'hui, vous la mettez au prix de certaines réformes que vous prétendriez nous obliger à accomplir à jour fixe et sous votre surveillance. Le Saint-Père se ferait injure à lui-même, s'il souscrivait à de telles conditions; il ne pliera pas sous de telles exigences. Nul ne sait mieux que lui ce que réclame le bien de ses sujets; son cœur n'a pas besoin d'être excité, sa volonté ne souffrira pas de contrainte... Des réformes considérables ont déjà été accomplies dans le gouvernement ecclésiastique; d'autres se préparent et ne se feront pas longtemps attendre; mais le Pape les publiera quand le moment lui semblera opportun, et il ne se les laissera imposer ni par vous, ni par personne.» Cette déclaration faite, le cardinal ne répondit que par monosyllabes aux insistances de l'ambassadeur, et, l'entretien fini, le salua très-froidement. Vainement, les jours suivants, les autres membres de la Conférence, se conformant aux avis qu'ils avaient reçus de Paris, vinrent-ils à la rescousse de l'ambassadeur français; le secrétaire d'État demeura inébranlable: peut-être d'ailleurs, en dépit des démarches apparentes du plénipotentiaire autrichien, le gouvernement romain avait-il des raisons de croire qu'il ne déplaisait pas ainsi au cabinet de Vienne. Quoi qu'il en soit, il était manifeste que nous avions trop tendu la corde et qu'elle s'était rompue.
La solution qu'on avait cru tenir paraissait dès lors plus éloignée que jamais. En effet, l'Autriche, arguant de ce qu'elle n'avait promis l'évacuation qu'au cas où la France aurait donné sa garantie, déclarait maintenant ne pouvoir retirer ses troupes que si le Pape y consentait. Le gouvernement français était d'autant moins d'humeur à admettre cette réponse qu'il touchait au moment où il devait rendre compte de sa politique à la nouvelle Chambre: les élections étaient fixées au 5 juillet, la réunion du Parlement au 23. La discussion entre les deux puissances s'aigrissait; de nouveau la paix du monde se trouvait mise en question. Les révolutionnaires italiens, croyant la guerre imminente, se réjouissaient et s'agitaient. Une fermentation menaçante se manifestait dans les Légations et les Marches; une émeute même éclatait à Rimini. Il n'en fallait pas tant pour rappeler au gouvernement romain de quel intérêt il était pour lui de prévenir une rupture entre les deux puissances. Le cœur du pontife se troublait d'ailleurs, quand l'ambassadeur de France lui représentait qu'il allait être la cause de la guerre; il déclarait alors «aimer mieux rester sans défense, exposé aux plus grands dangers, que de fournir la matière ou le prétexte d'un conflit entre la France et l'Autriche». Aussi, le 3 juillet, le cardinal Bernetti finit-il par remettre à l'ambassadeur de France une note par laquelle il consentait à l'évacuation immédiate; dans cette note, après avoir rappelé les réformes déjà opérées, il ajoutait, non sans noblesse: «Si de tels actes déterminent le gouvernement royal de France à s'unir aux autres puissances pour garantir l'indépendance et l'intégrité des États pontificaux, le Saint-Père acceptera ce bienfait avec reconnaissance. Dans le cas contraire, il saura se résigner à son sort et attendra de la justice de sa cause et de la protection du ciel un meilleur avenir pour lui et ses sujets fidèles.» Armé de cette pièce, l'ambassadeur français pressa plus fortement encore son collègue autrichien: celui-ci ne put longtemps se dérober, et, le 11 juillet, il annonça dans la Conférence que l'évacuation aurait lieu le 15: c'était la date même que Casimir Périer désirait, afin de pouvoir annoncer à la nouvelle Chambre la retraite des Autrichiens comme un fait accompli: «Preuve complète, écrivait à ce propos M. de Metternich, de la disposition sincère du cabinet de Vienne à seconder sans réserve l'intérêt de conservation du gouvernement français, jusque dans toutes les nuances qui peuvent répondre aux nécessités de sa position[579].»
Si heureux que fût notre ambassadeur d'avoir enfin obtenu la cessation d'une occupation qui lui paraissait mettre en péril, et l'existence du ministère en France, et la paix en Europe, il n'était pas moins fort troublé à la pensée que cette évacuation pourrait être le signal d'une nouvelle explosion révolutionnaire dans les États de l'Église. Les symptômes alarmants en effet se multipliaient. Tout indiquait que les agitateurs n'attendaient que le départ du dernier soldat autrichien pour rentrer en scène, et que le gouvernement pontifical serait hors d'état de les réprimer. À défaut de la garantie à laquelle ses instructions ne lui permettaient malheureusement pas d'adhérer, l'ambassadeur français voulut essayer d'en imposer aux ennemis du gouvernement pontifical, par une manifestation collective d'un autre genre; il fit accepter par ses collègues de la Conférence l'idée d'une circulaire adressée à leurs agents consulaires dans les provinces pontificales. Dans cette circulaire, rédigée par M. de Sainte-Aulaire, et aussitôt publiée dans le Journal officiel de Rome, les ambassadeurs prenaient occasion du retrait des troupes autrichiennes, «pour manifester au Saint-Siége le vif intérêt que leurs cours respectives prenaient au maintien de l'ordre public dans ses États, à la conservation de sa souveraineté temporelle, à l'intégrité et à l'indépendance de cette souveraineté». Ils invitaient les agents consulaires à «donner le plus de publicité possible à ces dispositions», à «offrir aux autorités pontificales tous les moyens d'influence dont ils pouvaient disposer», et à «démentir franchement tous les mauvais bruits de prétendus dissentiments entre les puissances, qu'on chercherait à répandre afin d'enhardir des révolutions nouvelles qui attireraient infailliblement des malheurs affreux sur leurs auteurs et sur les populations qu'ils auraient pu séduire». En même temps, M. de Sainte-Aulaire appelait l'attention de son gouvernement sur la situation des États de l'Église: «Elle est plus menaçante que jamais, écrivait-il; tous les partis s'attendent à une révolution nouvelle. L'audace et l'aveuglement des révolutionnaires sont incroyables. Ils s'obstinent à croire ou au moins à répéter que c'est dans l'intérêt de leur cause que nous avons insisté sur le renvoi des Autrichiens. Leur correspondance avec la France les pousse à reprendre les armes. Que ferons-nous, si leur folie provoque le retour des Autrichiens?...»
Au cas où notre gouvernement se fût posé cette question, il eût bien été obligé de s'avouer qu'il n'avait pas résolu définitivement le problème de la pacification des États romains et de l'équilibre entre les influences française et autrichienne au delà des Alpes. Tout au plus l'avait-il ajourné, au risque de le voir bientôt se représenter plus grave et plus périlleux encore. Mais il était alors aux prises avec tant de difficultés, qu'il se trouvait déjà bien heureux de pouvoir en écarter quelques-unes par des expédients même peu durables. Et puis, pour Casimir Périer, nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, la question principale, urgente, vitale, n'était pas en Italie, mais en France. Dans les négociations suivies à Rome, il cherchait moins un résultat réel et durable qu'une démonstration flatteuse à l'amour-propre national, qui fortifiât, devant les électeurs et devant le Parlement, la politique de paix, qui fermât la bouche ou du moins enlevât tout crédit à l'opposition révolutionnaire et belliqueuse[580]. À ce point de vue, l'évacuation des États romains, cette évacuation notoirement imposée par la France à l'Autriche et à l'Europe, était un succès considérable. Les ennemis du ministère perdaient ainsi l'arme sur laquelle ils comptaient le plus. L'opinion, jusqu'alors indécise et troublée, était définitivement conquise à la paix. C'était donc avec une sorte de fierté victorieuse que le Roi disait, le 23 juillet, dans le discours par lequel il inaugurait la première session de la nouvelle Chambre: «Ainsi que je l'avais demandé, les troupes de l'empereur d'Autriche ont évacué les États romains.» Ce langage fit faire quelques grimaces à Vienne; dans les cercles de la cour impériale, on le traita d'«arrogant», mais sans pouvoir y opposer aucune contradiction publique.
III
La question de Belgique était celle où la diplomatie de la monarchie de Juillet pouvait attendre le plus d'avantages. Mais, à la chute du ministère Laffitte, elle semblait singulièrement embrouillée et compromise[581]. Les Belges étaient en pleine révolte contre les protocoles de Londres. À leur suite, le gouvernement français avait refusé son adhésion à ces protocoles, se laissant ainsi séparer de l'Angleterre. Le roi de Hollande, à la tête d'une armée nombreuse, en possession d'un trésor bien garni, s'apprêtait à profiter de la chance que lui offrait l'imprudence de ses anciens sujets; il comptait d'ailleurs sur le concours de la Confédération germanique, qui, sur la demande qu'il lui avait adressée en qualité de grand-duc de Luxembourg, avait mis à sa disposition, pour défendre ses droits dans le grand-duché, un corps de vingt-quatre mille hommes. Ce n'était donc pas seulement avec la Hollande, mais avec l'Allemagne, que la Belgique bravait la guerre. Elle ne pouvait cependant se faire illusion sur ses propres forces. Le refus de la couronne par le duc de Nemours l'avait laissée sans gouvernement organisé; le pouvoir était aux mains d'une régence dépourvue d'autorité et d'un congrès trop souvent dominé par l'opinion affolée. Pas d'armée; un trésor vide et réduit aux expédients de l'emprunt forcé; une anarchie croissante dont la populace profitait pour se livrer aux plus hideux excès, saccageant les hôtels, les châteaux et les usines des prétendus orangistes. Ce triste état ne rendait pas la nation et ses chefs provisoires plus réservés; dans la presse, à la tribune, on menaçait la Hollande, on défiait les puissances; la France elle-même n'était pas ménagée et se voyait accusée de lâcheté et de trahison. Les Belges s'étaient persuadé que, quoi qu'ils fissent, en quelque péril qu'ils se jetassent, nous serions obligés de les soutenir. Ils étaient d'ailleurs encouragés par nos révolutionnaires, qui n'étaient pas les derniers à leur donner le conseil de forcer la main au gouvernement du roi Louis-Philippe et l'exemple de l'outrager. Tout cela faisait une situation fort dangereuse, et nous risquions de nous trouver, au premier jour, en face de cette alternative: soit d'abandonner la Belgique dans une lutte où aurait péri avec elle un grand intérêt français, soit de nous laisser engager à sa suite dans une guerre où nous aurions rencontré d'abord l'Allemagne et bientôt la coalition des puissances continentales.
Dans cette question comme dans les autres, les cabinets étrangers attendaient beaucoup de la sagesse et de la fermeté du nouveau ministère. Lord Palmerston écrivait, dès le 18 mars 1831, à lord Granville, son ambassadeur à Paris: «Il est absolument nécessaire de nous entendre avec Casimir Périer sur la Belgique. S'il veut prendre la droite ligne et marcher loyalement avec les quatre puissances, nous pourrons régler cette affaire amicalement et honorablement pour tous[582].» Le ministre français prit son parti avec sa netteté et sa promptitude habituelles. En même temps qu'il pressait les Belges d'accepter les décisions de la Conférence et les prévenait de ne pas compter sur notre appui[583], il témoignait sa volonté de rentrer dans le concert européen et particulièrement de se rapprocher de l'Angleterre. Moyennant quelques explications qu'on s'attacha à lui fournir satisfaisantes, il donna l'adhésion, longtemps refusée, au protocole du 30 janvier par lequel la Conférence avait fixé les «bases de séparation» entre la Hollande et la Belgique. Cette adhésion fut constatée par le protocole du 17 avril 1831, et quelques jours après, le 25, le général Sébastiani écrivait au général Belliard, son envoyé à Bruxelles: «Notre union avec les grandes puissances est indissoluble; nous sommes décidés à leur prêter un concours direct et positif pour faire adopter par le gouvernement belge le protocole du 20 janvier... Le gouvernement du Roi a la conviction qu'il donne aux Belges une preuve nouvelle et frappante de son amitié et de son intérêt pour eux, en leur conseillant d'accepter ce protocole, sans restriction et sans délai... Vous ferez sentir au régent que l'évacuation du duché de Luxembourg par les troupes belges ne saurait éprouver de plus longs retards sans compromettre la situation présente et l'avenir même de la Belgique. Vous vous attacherez surtout à dissiper les folles illusions de ceux qui espéreraient nous entraîner à la guerre. Lorsque nous avons accepté tous les traités existants pour assurer le maintien de la paix, lorsque nous n'avons réclamé ni Landau, ni Sarrelouis, ni Marienbourg, ni, en un mot, aucune partie de nos anciennes frontières, comment les Belges pourraient-ils croire que nous consentirions à soutenir la guerre pour leur faire acquérir le grand-duché de Luxembourg[584]?»
Le gouvernement français donnait au besoin des avertissements plus menaçants encore. «Les Belges n'ont que des idées folles», disait le général Sébastiani, en causant le 1er avril avec un officier qui lui était adressé par le général Belliard; «qu'ils y prennent garde, on les partagera[585].» Et peu après, le même ministre s'exprimait ainsi, dans un entretien avec M. Lehon, représentant à Paris du gouvernement de Bruxelles: «La crise est extrême pour vous; votre gouvernement traite une question de vie ou de mort... Qu'il réfléchisse bien: s'il fait la guerre, il n'y entraînera pas la France, déterminée qu'elle est à ne pas livrer son sort et la paix de l'Europe à votre merci. Si les conséquences de cette guerre contre la Confédération et la Hollande étaient de faire arriver les troupes de l'Allemagne au cœur de la Belgique, le malheur d'un partage pourrait alors se réaliser; ce cas est même le seul où la France serait réduite à le souffrir[586].» Qu'est-ce donc que ce «partage» dont nous voyons pour la première fois indiquer l'hypothèse? À en croire certains témoignages, il est vrai, peu bienveillants[587], la diplomatie française, ou au moins M. de Talleyrand personnellement, aurait alors noué une intrigue, tramé une sorte de complot pour amener un partage de la Belgique sur les bases suivantes: à l'Angleterre, Anvers; à la Prusse, le Limbourg, Liége et Luxembourg; à la Hollande, les deux Flandres; à la France, Namur, le Hainaut et le Brabant. Rien de plus invraisemblable et en tout cas de moins en harmonie avec ce que l'on sait de la politique jusqu'ici suivie par la France et particulièrement par M. de Talleyrand. Aussi croyons-nous qu'il faut expliquer différemment ce côté un peu mystérieux de l'affaire belge. D'abord il apparaît bien que la première idée du partage avait été mise en avant, non par M. de Talleyrand ou par un des ministres français, mais par le roi de Hollande. Quant à notre gouvernement, son but principal était toujours la constitution d'un royaume indépendant et neutre; le partage, loin d'être envisagé par lui comme une solution désirable, lui semblait, suivant le mot même du général Sébastiani, un «malheur», et il ne se résignait à le «souffrir» que si la résistance obstinée des Belges provoquait l'invasion étrangère et empêchait la constitution de leur État. En avril et en mai 1831, en présence des rapports de plus en plus tendus de la Belgique avec l'Europe, cette éventualité du partage, sans être plus désirée par nos hommes d'État, leur paraissait moins improbable, moins éloignée, et ils pouvaient juger nécessaire de s'y préparer. De là sans doute les ouvertures secrètes que le gouvernement français paraît avoir faites alors à la Prusse, et qui, sans être acceptées à Berlin, y furent cependant très-sérieusement examinées[588].
Ni conseils, ni menaces ne produisaient d'effet sur les esprits surchauffés des Belges. Ils aimaient mieux écouter les excitations de nos hommes de gauche et faire écho à leurs déclamations. «Plus de doute, s'écriait M. de Robaulx, le 7 avril, dans le congrès de Bruxelles; le gouvernement de Louis-Philippe a pactisé avec la Sainte-Alliance! Louis-Philippe lui-même est entré dans la conspiration flagrante contre les libertés! Usons de nos ressources, elles sont immenses. Faisons un appel aux nations. La France, cette France grande et généreuse que je distingue de son gouvernement machiavélique, est notre amie; elle nous répondra, n'en doutez pas; notre cause est la sienne. C'est sur les champs de bataille que la liberté doit triompher ou être anéantie... La Pologne, l'Italie reprendront courage en voyant une nation, leur devancière en révolution, imiter leurs nobles exemples.» Il terminait en demandant au ministère s'il était décidé à faire la guerre à qui que ce fût pour défendre l'intégrité du territoire, et s'il avait pris ou allait prendre des mesures à cet effet. M. Lebeau, ministre des relations extérieures, lui répondit: «Je ne veux pas entretenir le pays dans une sécurité trompeuse; la guerre est imminente, inévitable; je dirai plus, elle est devenue une nécessité. Nous devons défendre le Luxembourg. C'est une question d'honneur.» Puis, après avoir parlé des mesures prises pour armer la nation, il s'écriait: «La devise du ministère est: Fais ce que dois, advienne que pourra.»
Si bien disposé que fût le cabinet français pour les Belges, il n'était pas d'humeur à supporter patiemment de telles incartades. Le 12 avril, en réponse à une interpellation de M. Mauguin, le général Sébastiani laissa tomber ces paroles sévères et même quelque peu méprisantes: «Une association, traînant à sa suite le meurtre et le pillage, domine le gouvernement de Bruxelles. Cette association prétend qu'elle nous conduira à la guerre malgré nous. Non, la France ne se traînera pas misérablement à la suite de ces brouillons... La Belgique a encore besoin de nous; nous la protégerons; elle trouvera en nous à la fois des intentions bienveillantes et une volonté inébranlable.» Et Casimir Périer ajoutait sur le même ton: «J'ai souvent entendu reprocher à la Restauration d'adopter tantôt la politique russe, tantôt la politique anglaise. Serions-nous tombés si bas qu'il nous fallût donner maintenant à la France la politique belge? Non, non; nous voulons une politique française, il est temps que la France n'appartienne qu'à la France.»
Si, par cette attitude, Casimir Périer ne parvenait pas à rendre les Belges plus raisonnables, du moins il atteignait son but principal qui était de rétablir entre la France et l'Angleterre le bon accord, si gravement compromis à la fin du ministère Laffitte. Le 12 avril 1831, lord Palmerston écrivait à lord Granville, son ambassadeur à Paris: «Je vous prie de faire savoir à Périer combien nous lui savons gré du changement de ton et de dispositions qu'il a apporté dans le gouvernement français.» Et il ajoutait, dans une autre lettre du 31 mai: «Dites à Casimir Périer que vous m'avez répété la communication qu'il vous a faite l'autre jour à dîner, et le désir qu'il vous a exprimé d'être bien avec l'Angleterre. Assurez-le que ce gouvernement, et moi personnellement comme son organe, nous partageons entièrement son sentiment sur ce sujet. Nous comprenons parfaitement combien une entente cordiale et une amitié étroite entre l'Angleterre et la France doivent contribuer à assurer la paix du monde, à garantir les libertés et à seconder la prospérité des nations. Nous sommes convaincus qu'il est grandement de l'intérêt de l'Angleterre et de la France que cette amitié soit intime et solide.» Il rappelait ensuite comment elle avait été altérée à la fin du ministère Laffitte; puis il continuait ainsi: «Depuis l'arrivée de Casimir Périer, nous avons remarqué un complet changement dans l'esprit et l'humeur de la politique française. Toute chose venue de lui a été calculée pour nous inspirer confiance. Et si, par moments, le vieil esprit s'est montré chez quelques-uns de ceux qui agissaient sous lui, c'étaient des manifestations non autorisées, et qui devaient être réprimées aussitôt qu'elles auraient été connues de lui. En un mot, assurez-le que nous avons la plus grande confiance en lui et que nous sommes persuadés que, tant qu'il sera au pouvoir, l'amitié des deux contrées ira toujours se resserrant. Il ne sera pas inutile que vous profitiez d'une occasion pour dire au Roi à quel point la bonne entente des deux pays dépend du respect et de la confiance que nous inspire le caractère personnel de Périer, et combien sa nomination comme président du conseil a contribué à la paix de l'Europe[589].»