← Retour

Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)

16px
100%

Ce n'était pas la moindre merveille produite par le caractère du ministre français que d'avoir inspiré une confiance aussi entière et aussi expansive à l'esprit soupçonneux de lord Palmerston. À la vérité, la naturelle méfiance que ce dernier dépouillait par extraordinaire quand il s'agissait de Périer, il continuait à la ressentir contre Louis-Philippe, contre le général Sébastiani, contre le maréchal Soult, contre M. de Talleyrand[590]. Elle se manifestait surtout quand il croyait entrevoir chez nos gouvernants quelque velléité de réaliser, dans une mesure si modeste qu'elle fût, le rêve d'agrandissement qui continuait à hanter les imaginations françaises. C'était d'ordinaire au moment où notre diplomatie se trouvait faire quelque chose dont l'Europe et en particulier l'Angleterre devaient lui savoir gré; elle ne se retenait pas alors de tâter un peu le terrain pour voir s'il ne serait pas possible d'obtenir en retour quelque petite rectification de frontière; tout cela avec peu d'insistance, par manière d'acquit de conscience, sans paraître avoir espoir et sérieuse volonté de réussir[591]. Lord Palmerston avait soin d'ailleurs de ne lui laisser aucune illusion. «Soyez inexorable sur ce point», écrivait-il à lord Granville, le 25 mars 1831[592].

On ne peut dire cependant que nous n'ayons rien obtenu. Parmi les dispositions des traités de 1815, l'une des plus blessantes pour notre pays était celle qui avait stipulé la construction et le maintien, près de nos frontières, d'une série de forteresses, véritables places d'armes d'une coalition antifrançaise; plusieurs de ces forteresses étaient dans la partie du royaume des Pays-Bas qui formait la Belgique. Qu'allaient-elles devenir? Dès le commencement d'avril 1831, le gouvernement français avait fait à Londres des ouvertures tendant à leur démolition. Les puissances ne pouvaient se dissimuler que c'était en effet la seule solution raisonnable: la possession de ces forteresses, peu compatible avec la neutralité du nouvel État, était du reste au-dessus de ses moyens militaires, et l'on pouvait craindre qu'en cas de guerre, elles ne tombassent aux mains de ceux contre qui on les avait élevées. Cependant, il était pénible aux anciens «alliés» de supprimer l'un des signes visibles et permanents de leur victoire et de reconnaître ainsi eux-mêmes à quel point l'œuvre de 1815 était atteinte. Tout au moins, pour diminuer leur déplaisir, ne voulurent-ils pas admettre la France à discuter avec eux les mesures à prendre. Prétention assez fondée, après tout, car il s'agissait de modifier des stipulations dans lesquelles nous n'avions pas été partie[593]. Cette réserve faite, les puissances cédèrent sur le fond, et, le 17 avril, le jour même où la Conférence recevait l'adhésion de la France aux bases de séparation, les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie se réunirent hors la présence de notre représentant. Se fondant sur la situation nouvelle de la Belgique, sur la neutralité et l'inviolabilité de son territoire, ils décidèrent à l'unanimité qu'une partie des forteresses n'avait plus de raison d'être: la désignation de celles qui devaient être supprimées fut renvoyée au moment où il existerait à Bruxelles un gouvernement reconnu avec lequel les quatre puissances pourraient négocier à ce sujet. M. de Talleyrand et Casimir Périer reçurent aussitôt communication de cette décision, mais seulement à titre confidentiel. La lettre d'envoi témoignait d'une intention évidente d'être aimable pour la France; elle présentait la résolution «comme une nouvelle preuve de la confiance qu'inspiraient aux soussignés les dispositions manifestées par S. M. le roi des Français pour le maintien de la paix générale».

Cependant la situation créée par la résistance des Belges ne pouvait indéfiniment se prolonger; la Conférence était visiblement à bout de patience. Elle avait averti officiellement le cabinet de Bruxelles que, s'il ne retirait pas ses troupes du Luxembourg, la Confédération germanique allait mettre son armée en mouvement; mais rien n'y faisait: en Belgique, toute l'influence était tombée aux mains des exaltés et des violents; moins que jamais le gouvernement de la régence paraissait avoir la force matérielle et le crédit moral suffisants pour contenir les passions soulevées et ramener les esprits hors de voie. Voulait-on sauver le nouvel État d'une ruine imminente? une seule chance restait, c'était d'y hâter l'établissement d'un gouvernement qui comprît la nécessité et eût le moyen d'être raisonnable; en un mot, c'était d'y faire un roi.

Depuis la première tentative d'élection royale, en janvier et février 1831, le cercle des candidats possibles au trône s'était singulièrement rétréci. La France refusait le duc de Nemours et excluait le duc de Leuchtenberg; les Belges ne prenaient pas au sérieux les jeunes princes de Naples ou de Bavière; dès lors une seule candidature subsistait, celle de Léopold de Saxe-Cobourg. On se rappelle que dès l'origine elle avait été sinon proposée, du moins subsidiairement indiquée par lord Palmerston; mais, repoussée par le gouvernement français, il n'en avait presque pas été question dans les débats du congrès. Depuis lors, au contraire, la pensée des ministres du régent s'était tournée avec complaisance vers ce prince; sa couleur anglaise, l'opposition qui lui avait été d'abord faite par le cabinet de Paris, n'étaient pas une mauvaise note aux yeux de ministres qui nous gardaient alors rancune de l'avortement de la première élection, et qui se faisaient volontiers honneur auprès des autres puissances de n'être pas sous notre dépendance. De telles dispositions ne déplaisaient pas à lord Palmerston, et modifiaient même peu à peu ses sentiments à l'égard de la Belgique. Jusqu'à présent, l'ayant trouvée trop portée pour la France, il l'avait traitée sans bienveillance, et il écrivait, le 18 mars 1831: «Quant au règlement définitif de l'affaire de Belgique, plus ce pays sera ramené vers la Hollande, mieux ce sera pour lui et pour l'Europe[594].» La chance de voir le nouvel État se mettre en froid avec la France et choisir un prince presque anglais lui fit prendre un intérêt tout nouveau à son indépendance. Dans les premiers jours d'avril 1831, il faisait donner au régent des conseils qui pouvaient se résumer ainsi: «Les intérêts de l'Angleterre exigent que la Belgique ne soit ni unie à la France, ni placée sous sa dépendance: les intérêts de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche sont les mêmes, et il y a une détermination commune, de la part de ces quatre puissances, de ne permettre ni une pareille union ni une pareille dépendance. L'Angleterre désire sincèrement le bonheur de la Belgique. Ce qui lui sourirait le plus serait une réconciliation avec la Hollande; mais si ce projet ne peut être réalisé, le gouvernement britannique préférera le choix du prince Léopold à tout autre arrangement[595].» L'envoyé anglais à Bruxelles, lord Ponsonby, naguère si passionné pour le prince d'Orange, disait au ministre belge: «Je ne veux plus vous parler de ce prince; il a risqué la partie, et l'a perdue sans ressource.» Lord Ponsonby promettait de déployer désormais la même ardeur au service du prince de Cobourg[596].

Qu'allait faire la France? Persisterait-elle dans cette rivalité d'influence qui, sous le ministère Laffitte, lui avait fait prononcer l'exclusion du prince de Cobourg par représaille de l'opposition faite au duc de Nemours? Mais elle n'avait aucun autre candidat possible. Était-il sage de bouder celui qui arriverait peut-être sans elle, ou d'acculer les Belges à une république que l'Europe ne tolérerait probablement pas et qui eût été d'un voisinage dangereux pour notre jeune monarchie? Et puis, dans la crise que nous eussions ainsi provoquée, ne risquions-nous pas l'existence même de la Belgique indépendante, c'est-à-dire l'intérêt premier de la France? Périer le comprit. D'ailleurs, il était dans le dessein général de sa politique de donner des gages à l'Angleterre et de marcher le plus possible d'accord avec elle. Dès les derniers jours de mars, le même ministre qui, sous le cabinet précédent, menaçait la Belgique de lui tirer des coups de canon si elle choisissait Léopold, le général Sébastiani, faisait savoir à Londres que nous étions prêts à soutenir ce prince[597]. Peu après, il informait les Belges que nous n'entendions «prendre aucune part active au choix du Roi», que nous voulions «demeurer complétement neutres», et que nous «reconnaîtrions celui qui serait élu, pourvu du moins que ce ne fût pas un membre ou un allié de la famille Bonaparte[598]». De son côté, lord Palmerston, par ménagement pour les susceptibilités françaises, loin de mettre en lumière le caractère anglais du candidat, s'appliquait à l'atténuer. «Ce qui nous fait désirer Léopold, disait lord Palmerston à M. de Talleyrand, c'est la conviction qu'il deviendra un bon roi belge, qu'il ne sera pas plus anglais que français[599].» Et, à la Chambre des lords, lord Grey répétait, quelques semaines plus tard: «Si ce prince montait sur le trône, il ne tarderait pas à montrer qu'il n'est ni anglais, ni français, mais uniquement et entièrement belge.» Ce n'était pas là seulement des phrases de chancellerie ou de tribune, et les ministres britanniques se trouvaient peut-être parler plus vrai encore qu'ils ne le croyaient. Le prince de Cobourg, en effet, était un trop fin politique pour se laisser donner une couleur exclusive; bien au contraire, afin de modifier la physionomie anglaise que lui avait donnée son premier mariage, il était décidé à solliciter la main d'une princesse française, s'appliquait à entretenir personnellement de bons rapports avec Louis-Philippe, à gagner sa confiance, faisait son éloge dans les conversations qu'il avait avec les Belges, et signalait à ces derniers combien l'intimité avec la France était nécessaire à leur nouvel État[600].

Dès qu'ils furent rassurés sur les dispositions du gouvernement français, les membres du cabinet belge n'hésitèrent pas à envoyer en Angleterre une députation officieuse chargée de pressentir les intentions de Léopold[601]; cette démarche eut lieu dans la seconde moitié d'avril. Le prince fit aimable accueil aux députés, se montra flatté de l'ouverture et désireux de pouvoir l'accepter. Mais, dès les premiers pourparlers, une difficulté s'éleva qui mit tout en suspens. Les députés, conformément aux instructions très-précises qu'ils avaient reçues, entendaient que l'élection du Roi fût le début et non le terme des arrangements à conclure avec l'Europe; ils comptaient précisément sur la présence d'un roi pour continuer dans des conditions plus avantageuses les négociations actuellement pendantes, et pour obtenir de la Conférence les concessions territoriales qu'elle leur avait jusqu'à présent refusées. De son côté, le prince, dont l'ambition était trop sagace pour se jeter à l'aveugle dans n'importe quelle aventure, ne voulait accepter la couronne qu'après que la Belgique se serait entendue avec les naissances au moins sur le principe, sinon sur l'exécution des délimitations de frontières. «Je ne saurais, disait-il aux envoyés belges, accepter la souveraineté d'un État dont le territoire est contesté par toutes les puissances; ce serait, sans profit pour vous, me constituer, en mettant le pied sur votre sol, en état d'hostilité avec tout le monde[602].» Vainement les entrevues se renouvelaient-elles; de part et d'autre, chacun restait sur son terrain, et la question n'avançait point d'un pas. Lord Palmerston approuvait le prince de Cobourg: «Léopold a bien raison, écrivait-il à lord Granville, de ne pas accepter jusqu'à ce qu'il sache ce qu'on lui offre. S'il agissait autrement, il serait comme don Miguel, que personne ne reconnaît. En fait, on lui offre, non pas un trône, mais plutôt une querelle avec toute l'Europe et une complète incertitude de la terminer jamais[603].» En même temps, le ministre anglais avertissait une fois de plus les Belges qu'ils ne devaient pas s'attendre à voir changer les conditions du protocole du 20 janvier, et qu'à prolonger leur résistance, ils risquaient de perdre leur indépendance[604]. En effet, par un nouveau protocole en date du 10 mai, la Conférence décidait que si les «bases de séparation» n'étaient pas acceptées par le gouvernement de Bruxelles avant le 1er juin, les cinq puissances rompraient toutes relations avec lui; que, loin de s'interposer ultérieurement auprès de la Confédération germanique, comme elles l'avaient fait jusqu'alors, pour retarder l'adoption des mesures que la Confédération s'était décidée à prendre dans le grand-duché de Luxembourg, elles ne pourraient que reconnaître elles-mêmes la nécessité de ces mesures; enfin que si les Belges attaquaient la Hollande, les cinq puissances auraient à concerter les mesures qu'elles croiraient de leur devoir d'opposer à de telles attaques, et que la première de ces mesures consisterait dans le blocus de tous les ports, depuis Anvers jusqu'à la frontière de France. La situation de la Belgique devenait donc de plus en plus critique, d'autant qu'à ces menaces du dehors s'ajoutaient, au dedans, les progrès de l'agitation démagogique. Le ministre des relations extérieures, M. Lebeau, en était réduit à écrire, le 21 mai, à lord Ponsonby: «Nous allons tomber dans l'anarchie; j'entends craquer l'édifice[605].» À Bruxelles, les esprits raisonnables et de sang-froid ne devaient-ils pas commencer à se rendre compte que leur pays s'était engagé dans une impasse, et qu'il ne pouvait en sortir sans rabattre quelque chose de ses exigences?

Ce fut cependant la Conférence qui fit les premiers pas vers une transaction. Fidèle à l'attitude qu'il avait prise dès l'origine, Casimir Périer ne se séparait pas des autres puissances dans les avertissements et les injonctions adressés aux Belges; mais il usait en même temps de toute son influence pour éloigner le plus possible une rupture dangereuse, et cette influence était d'autant plus efficace qu'il avait donné à l'Europe plus de gages de son désir de marcher avec elle. L'Angleterre, dont il s'était rapproché avec une si sage prévoyance, le secondait dans cet effort de conciliation; il n'était pas jusqu'à lord Ponsonby qui ne recommandât les ménagements et la temporisation. L'une des questions qui tenaient le plus au cœur des Belges était celle du Luxembourg. Pressée par les deux puissances occidentales, et prenant en considération l'avantage qu'il y avait à faciliter l'avénement du prince Léopold, la Conférence prit, le 25 mai, une décision qui rendait aux Belges une chance de rester maîtres du grand-duché; elle s'engageait, pour le cas où ceux-ci accepteraient, dans le délai fixé, c'est-à-dire avant le 1er juin, les bases de séparation, à employer ses bons offices, soit près du roi de Hollande, soit près de la Confédération germanique, pour faciliter à la Belgique l'acquisition à titre onéreux du grand-duché de Luxembourg; mais, pour le cas où les Belges persisteraient à repousser le protocole du 20 janvier, elle maintenait et renouvelait toutes ses menaces antérieures.

À Bruxelles, les exaltés ne voyant que ce qu'on leur refusait encore, offusqués des injonctions à terme fixe qu'on leur adressait, accueillirent avec une indignation bruyante la nouvelle décision de la Conférence. À peine fut-elle communiquée au congrès par une lettre de lord Ponsonby, qu'un des représentants, M. Jottrand, s'écria: «Vous aurez à choisir entre une soumission aveugle aux volontés de la Sainte-Alliance et le droit sacré d'insurrection en vertu duquel se sont constituées l'Amérique septentrionale, la Hollande, la Pologne et la France elle-même. Pour moi, mon choix ne sera pas douteux.» Le gouvernement, tout en sentant la folie périlleuse d'une telle attitude, n'osait la combattre de front. Il essaya d'un moyen détourné. À sa suggestion, une double motion fut faite au congrès, de procéder tout de suite à la nomination du Roi et d'envoyer à Londres des commissaires chargés de suivre avec la Conférence les négociations territoriales. On ne se flattait pas sans doute que Léopold revînt sur sa décision première et acceptât la couronne tant que la question de frontières ne serait pas résolue, mais on espérait ainsi l'intéresser au succès des négociations; quant aux commissaires, on ne parlait pas de leur donner mandat exprès de transiger, mais au fond les auteurs de la proposition attendaient d'eux qu'ils transigeassent sans mandat. Après des débats orageux, et malgré une violente opposition, des votes successifs, émis le 31 mai et le 2 juin, décidèrent l'élection immédiate du Roi et autorisèrent le gouvernement à ouvrir des négociations «pour terminer toutes les questions territoriales au moyen de sacrifices pécuniaires», sauf à soumettre l'arrangement à la ratification du congrès.

Ce fut le 4 juin que, pour la seconde fois, s'ouvrit dans le congrès un scrutin pour le choix d'un roi. En fait, il n'y avait qu'un candidat, et Léopold de Saxe-Cobourg fut élu par 152 suffrages sur 196 votants. Il fut stipulé que ce prince ne prendrait possession du trône qu'après avoir juré d'observer la constitution et de maintenir l'intégrité du territoire; sous ces mots on comprenait les provinces que la Conférence refusait d'attribuer à la Belgique. Le pays accueillit avec faveur la nouvelle de l'élection, mais sans rien de l'enthousiasme suscité, quatre mois auparavant, par la nomination du duc de Nemours. La première déception avait refroidi les imaginations, et puis, si l'on désirait voir fonctionner immédiatement la monarchie, dans l'espoir qu'elle mettrait fin à la crise dont souffraient tous les intérêts, les masses ne connaissaient pas personnellement le nouvel élu, dont la candidature avait toujours été plus politique que populaire.

Le congrès chargea aussitôt une députation de porter à Léopold le décret d'élection; en même temps, un arrêté du régent nomma M. Devaux et M. Nothomb commissaires près la Conférence de Londres, et leur confia la mission beaucoup plus importante et délicate de discuter et, s'il était possible, de conclure avec les puissances l'arrangement territorial. Les hommes étaient bien choisis; M. Nothomb notamment devait se révéler, en cette circonstance, diplomate sagace, ingénieux et résolu. D'ailleurs, à peine débarqués à Londres, les commissaires trouvèrent le plus précieux des concours dans le prince de Cobourg. Celui-ci, malgré le vote du congrès, était toujours résolu à n'accepter la couronne qu'après solution du désaccord existant entre ses futurs sujets et l'Europe; seulement, comme on l'avait prévu à Bruxelles, son élection l'autorisait et l'intéressait à intervenir dans les négociations. Il y apporta un rare esprit politique, une adresse patiente, une grande connaissance des hommes, des cabinets et des cours. Nul n'était mieux placé à la fois pour obtenir de l'Europe toutes les concessions possibles et pour déterminer les commissaires belges à consentir tous les sacrifices nécessaires. L'appui de la France et de l'Angleterre lui était acquis. «Finissons-en», disait, le 23 juin, M. de Talleyrand à M. Nothomb, en lui mettant amicalement la main sur l'épaule; «vous savez que je signerai tout ce qui nous sera présenté de la part du prince Léopold.» Lord Palmerston avait des conférences fréquentes avec les commissaires et semblait avoir fait son affaire de trouver une solution. Rien n'était plus efficace que cette union des deux puissances occidentales; on s'en rendait compte à Vienne, non sans tristesse, et la princesse de Metternich, confidente des secrètes pensées de son mari, écrivait, le 4 juillet 1831, dans son journal intime: «Un courrier de Londres a apporté de mauvaises nouvelles. En Angleterre, les choses prennent une tournure des plus fâcheuses. Les Anglais et les Français se sont terriblement rapprochés et travaillent ensemble contre nous. Dieu seul sait ce qui adviendra de tout cela. Que le Ciel me pardonne mes craintes et mes angoisses, mais j'avoue que je tremble quand je songe à l'avenir[606].» D'ailleurs, si l'Autriche, la Prusse et la Russie n'avaient pas pour le nouvel État les mêmes sympathies que la France et l'Angleterre, elles n'en désiraient pas moins que le Roi élu pût prendre possession du trône et mettre ainsi fin à une crise fatigante et dangereuse pour tous. Après dix-neuf jours de laborieux pourparlers, dans les vicissitudes desquels il serait fastidieux d'entrer, la Conférence et les commissaires belges tombèrent enfin d'accord sur les conditions d'après lesquelles devait se faire entre la Hollande et la Belgique le partage de l'ancien royaume des Pays-Bas. Ces préliminaires de paix, proposés aux deux parties par les cinq puissances, furent consignés dans un acte daté du 26 juin 1831, qui est connu dans la diplomatie sous le nom de traité des Dix-huit articles.

La plupart de ces Dix-huit articles ne faisaient que reproduire les dispositions non contestées des protocoles antérieurs. La partie intéressante était celle qui réglait les points sur lesquels avaient réclamé les Belges, c'est-à-dire: 1o le mode de partage des dettes, 2o la possession du Luxembourg, 3o celle du Limbourg, 4o celle de la rive gauche de l'Escaut. La Conférence avait consenti à modifier quelques-unes de ses décisions précédentes; il en était d'autres qu'elle maintenait. Pour les dettes, elle donna aux Belges la satisfaction de fixer le partage d'après l'origine des emprunts, et non d'après le chiffre de la population. Pour le Luxembourg, se fondant sur ce qu'il était revendiqué par le roi des Pays-Bas, non comme une partie de la Hollande, mais comme un domaine de la maison d'Orange-Nassau, elle considéra que la question de savoir à qui il serait attribué était distincte de la délimitation de la Belgique et de la Hollande; elle décida donc de procéder à cette délimitation en laissant de côté la question du Luxembourg, qui serait ultérieurement l'objet de négociations directes entre le grand-duc et le roi des Belges; les cinq puissances s'engageaient à employer leurs bons offices pour que, en attendant le résultat de ces négociations, le statu quo fût maintenu dans le Luxembourg, et que par suite les Belges demeurassent les détenteurs de la plus grande partie de ce territoire. Quant au Limbourg, au contraire, rien n'était changé aux décisions antérieures, et la moitié en restait attribuée à la Hollande; les commissaires belges n'y avaient cependant pas renoncé, mais ils pensaient pouvoir l'obtenir ultérieurement par un autre moyen, par le seul jeu de l'échange des enclaves. En effet, le protocole du 20 janvier stipulait que la Hollande était rétablie «dans les limites occupées par elle en 1790», et que la Belgique comprenait «tout le reste des territoires du royaume des Pays-Bas», les enclaves devant être échangées par les soins des cinq cours. Personne, ni la Conférence en employant cette rédaction, ni le roi de Hollande en y adhérant, ni même tout d'abord les représentants de la Belgique en y faisant opposition, n'avaient remarqué qu'au milieu des provinces septentrionales se trouvaient un certain nombre de territoires d'origine allemande qui, avant 1790, ne faisaient pas partie des Provinces-Unies; c'était seulement en 1800 qu'ils avaient été compris dans la République batave; de là, ils étaient naturellement passés en 1815 au royaume des Pays-Bas. La lettre du protocole du 20 janvier, bien contrairement, il est vrai, à l'intention de ses auteurs, attribuait ces territoires à la Belgique, qui n'y avait cependant aucun titre. C'est M. Nothomb qui avait fait cette découverte, et il en avait conclu que, pour rentrer en possession d'enclaves si gênantes, la Hollande n'hésiterait pas à céder sa part du Limbourg; aussi crut-il pouvoir renoncer à faire attribuer directement ce dernier territoire à la Belgique et se borna-t-il à faire stipuler que les échanges, au lieu d'être réglés par les grandes puissances, se feraient à l'amiable entre les cabinets de Bruxelles et de la Haye. Restait la rive gauche de l'Escaut; elle demeura attribuée à la Hollande, mais des garanties furent données à la Belgique pour la navigation du fleuve et l'écoulement des eaux des Flandres. Pour la Belgique, il y avait là, comme dans toute transaction, une part de sacrifices et une part d'avantages, et l'on pouvait en recevoir une impression différente suivant qu'on s'appliquait à considérer les uns ou les autres. Toutefois, à faire la balance et eu égard à la situation, les avantages l'emportaient. Il en était un, d'ailleurs, le plus considérable de tous, qui, sans être stipulé dans l'acte, en était la conséquence immédiate: le soir même de la signature, Léopold déclara officiellement qu'il acceptait la couronne, à une condition cependant: c'était que le congrès de Bruxelles ratifiât l'adhésion donnée par les deux commissaires belges. «Aussitôt que le congrès aura adopté les articles que la Conférence de Londres lui a proposés, écrivait le prince au Régent, je considérerai les difficultés levées pour moi, et je pourrai me rendre immédiatement en Belgique... Puisse la décision du congrès compléter l'indépendance de sa patrie et par là me fournir les moyens de contribuer à sa prospérité avec le dévouement le plus vrai!»

L'instant était solennel pour la Belgique. Son intérêt était de donner son adhésion. Mais il fallait compter avec la surexcitation extrême des esprits, avec le trouble et les prétentions révolutionnaires, et l'on put croire un moment que tout serait rejeté. À peine connus, en effet, les Dix-huit articles soulevèrent une clameur indignée. Les accepter, s'écriait-on, serait une trahison envers les territoires abandonnés. Presque tous les journaux tenaient ce langage. Les factieux, les anarchistes, en rapport avec les radicaux français qui les encourageaient, exploitaient la douleur des uns et la colère des autres. Des émeutes éclataient sur divers points, et le congrès était menacé d'une insurrection générale, s'il cédait. Telle était l'intimidation produite par ces violences que le ministère se borna à soumettre le traité aux représentants de la nation, sans oser en demander l'adoption, et que l'on était à se demander si quelqu'un oserait la proposer. Ce fut dans ces conditions que le débat s'ouvrit, le 1er juillet. L'opposition y éclata tout de suite avec un extrême emportement. M. Ch. de Brouckère, naguère ministre des finances et député du Limbourg, somma le gouvernement d'exprimer un avis: «Si le ministre des relations extérieures, dit-il, ne prend pas de conclusions, je considérerai ce refus comme une défection complète du cabinet; si, au contraire, il a envie de nous faire adopter les Dix-huit articles, je dirai qu'il trahit le pays, car je considère l'acceptation des protocoles comme une trahison qui n'est propre qu'à arrêter l'élan du pays, à lui faire perdre son indépendance et à étouffer la liberté dans toute l'Europe.» Le ministre, M. Lebeau, répondit avec embarras qu'il n'avait pas le droit de faire une proposition, les négociations ayant dépassé les limites que le congrès avait tracées; le gouvernement avait reçu des préliminaires de paix qui ne formaient pas un protocole; si c'eût été un protocole, le ministre l'aurait renvoyé; mais il n'avait pas voulu assumer sur lui une immense responsabilité, en interceptant un document qui renfermait les propositions de la Conférence. «C'est sur ce document, non sollicité par le ministère, que vous aurez à discuter, ajouta M. Lebeau; je n'ai rien à dire à cet égard comme ministre; comme député, quand le moment sera venu de me prononcer, je ne reculerai pas.» Une telle attitude n'était pas de nature à faire baisser le ton de l'attaque. On apportait à la tribune de brûlants réquisitoires contre la diplomatie européenne, accusée d'abandonner partout, en Pologne, en Italie, la cause des peuples, et l'on concluait ainsi: «La guerre générale donc, s'il faut en passer par là! Ce sera le réveil des peuples et le signal de leur émancipation!» La foule, qui se pressait aux abords du palais et débordait dans les tribunes, ne se gênait pas pour prendre part elle-même à la délibération, sifflant, invectivant, menaçant les partisans du traité, soutenant, excitant les adversaires par ses acclamations frénétiques. On se fût cru reporté en France, à quelque scène de la Législative ou de la Convention. Dans les premiers jours, il sembla que les violents auraient le dessus; mais leurs excès même provoquèrent une réaction. Les gens modérés retrouvèrent peu à peu le courage de leur opinion. «On a demandé, dit un député de Mons, M. Van Snick, quel serait celui d'entre nous qui oserait assumer la responsabilité de proposer l'adoption des Dix-huit articles. Eh bien! messieurs, c'est moi. En le faisant, je crois agir en bon citoyen, ma conscience est tranquille.» Plusieurs autres suivirent cet exemple, malgré les huées des tribunes. Enfin, le ministre des relations extérieures se décida à prendre une attitude plus ferme, et il défendit le traité dans un discours habile, sensé, puissant. Quand, le 9 juillet, après neuf jours d'orageux débats, le moment vint de procéder au vote, il se trouva 126 voix contre 70 pour adopter les préliminaires de paix. La Belgique avait échappé à un des plus grands périls qu'elle eût encore courus.

La condition posée par Léopold était remplie, et il semblait que rien ne l'empêchât plus de prendre possession du trône. Un point cependant restait encore obscur. Pendant les négociations qui avaient précédé les Dix-huit articles, les puissances, ne discutant qu'avec les Belges, avaient oublié ou négligé complétement la Hollande, et celle-ci n'avait pas eu occasion de donner son avis sur les modifications apportées aux bases de partage qu'elle avait précédemment acceptées. Ce fut seulement quand tout était fini que le plénipotentiaire autrichien se rendit à la Haye pour y communiquer ces modifications, les présentant d'ailleurs comme absolument insignifiantes. Le roi des Pays-Bas en jugerait-il ainsi? On conçoit que Léopold s'en préoccupât: aussi, le 12 juillet, en recevant les représentants des cinq cours, il leur posa cette question: «Si je me rends en Belgique, la volonté des grandes puissances est-elle de me reconnaître, sans attendre l'adhésion du roi de Hollande?—Oui, quand même, répondit le représentant de la Russie, et s'il la refuse, nous trouverons le moyen de le contraindre.» Ayant dès lors toutes les satisfactions qu'il désirait, le Roi élu mit ordre à ses affaires personnelles et annonça son départ pour le 16 juillet. Sur ces entrefaites, arriva de la Haye une protestation formelle contre l'acte du 26 juin. Les arguments développés dans le congrès de Bruxelles pour y faire accepter les Dix-huit articles, avaient convaincu le roi des Pays-Bas que ces mêmes articles lui étaient très-désavantageux, et c'était à son tour maintenant de se plaindre que les puissances l'eussent sacrifié. La note du gouvernement hollandais, datée du 12 juillet, faisait remarquer que «la conservation de la paix ne dépendait pas uniquement de la coopération de la Belgique, et qu'il n'y aurait rien de gagné quand on aurait déplacé la question de Bruxelles à la Haye». Elle rappelait ensuite que la Conférence avait mis pour condition à la reconnaissance d'un roi des Belges, qu'il accepterait, sans aucune restriction, les arrangements des protocoles du 20 et du 26 janvier, et se terminait ainsi: «D'après cette déclaration, devenue un engagement envers le Roi par suite de son acceptation des bases de séparation consignées au protocole, Sa Majesté, dans le cas où un prince, appelé à la souveraineté de la Belgique, l'accepterait et en prendrait possession sans avoir accepté préalablement lesdits arrangements, ne pourrait considérer ce prince que comme placé, par cela seul, dans une attitude hostile envers elle et comme son ennemi.» C'était une menace formelle. Léopold s'aperçut tout de suite qu'elle embarrassait fort les trois puissances de l'Est, que celles-ci ne croyaient pas possible de ne tenir aucun compte d'une telle protestation, et qu'il ne devait plus s'attendre à être reconnu immédiatement par elles, comme l'ambassadeur de Russie venait de lui en donner un peu légèrement l'assurance. Mais il savait aussi que ces trois puissances n'oseraient faire aucun acte d'hostilité effective, en face de la France et de l'Angleterre unies. Quant à la Hollande, il ne la supposait pas capable de se mettre seule en mouvement. D'ailleurs, s'il était bon de tout prévoir, il fallait aussi savoir risquer un peu. Une changea donc rien à ses résolutions, et, le 16 juillet, comme il l'avait annoncé, il s'embarquait à Douvres. Son arrivée en Belgique fut une fête. Dans les campagnes, dans les villes, l'enthousiasme était au comble. Un peuple tout entier saluait et acclamait le Roi de qui il attendait la fin du provisoire, le remède à l'anarchie et l'affermissement de l'indépendance nationale. Le 21 juillet, en présence du congrès, après que Léopold eût prêté serment, le président lui dit: «Sire, montez au trône.» Et tandis que les villes s'illuminaient, que les cœurs étaient tout à la joie et à la confiance, le nouveau souverain prit d'une main ferme et sûre la direction de son jeune royaume.

Si l'on était joyeux à Bruxelles, on pouvait être satisfait à Paris, et Casimir Périer s'y faisait honneur d'avoir «assuré à la Belgique l'indépendance et la nationalité». En effet, les dangers qui, à la fin de la précédente administration, menaçaient de ce côté la paix de l'Europe et l'existence du nouvel État, semblaient heureusement écartés; le traité des Dix-huit articles et l'inauguration de la royauté belge paraissaient avoir mis le sceau définitif à l'œuvre que, dès le début, nous nous étions proposée. Sans doute, le prince qui prenait possession de la couronne ne pouvait être présenté comme le client particulier et exclusif de la France; nous l'avions accepté plutôt que proposé, et notre allié d'outre-Manche avait eu dans ce choix une part d'action plus considérable que la nôtre. Mais s'il manquait par là quelque satisfaction à notre amour-propre, nos légitimes intérêts n'en étaient pas moins pleinement garantis. Nous savions que le nouveau Roi se proposait d'être notre ami, bien plus, que son désir était d'entrer dans notre famille royale. De nombreux et récents témoignages venaient d'être encore donnés, soit par lui, soit par ceux qui avaient qualité pour parler en son nom, de ses sentiments envers la France. Le 30 juin, M. Van de Weyer rendait compte au congrès, en comité secret, des déclarations faites par Léopold à Londres, dans les conversations avec les délégués belges: entre autres déclarations, le prince avait dit «que ses relations personnelles lui donneraient les moyens de resserrer ses liens avec la France», et il avait ajouté «que s'il se croyait hostile à la France, il renoncerait à la couronne». Quelques jours plus tard, le 5 juillet, dans le débat relatif aux Dix-huit articles, le ministre des relations extérieures s'était exprimé ainsi: «Il est des choses que je ne peux pas dire ici; mais le prince de Saxe-Cobourg professe une haute estime pour la France; des liens d'amitié l'unissent au prince qui règne chez nos voisins; ces liens peuvent être resserrés. Les convenances m'empêchent d'en dire davantage.» Enfin, dans le discours solennel par lequel Léopold exposa ses vues en prenant possession du trône, la France fut le seul pays étranger dont il prononça le nom. «J'ai été, dit-il, accueilli avec une extrême bienveillance dans la partie du territoire français que j'ai traversée, et j'ai cru voir dans ces démonstrations, auxquelles j'attache un haut prix, le présage heureux des relations de confiance et d'amitié qui doivent exister entre les deux pays.» Cela n'empêcha pas, il est vrai, notre opposition de trouver dans le choix du roi des Belges prétexte à de nouvelles déclamations, et le général Lamarque apporta à la tribune de la Chambre des députés ces prédictions désespérées qu'on ne peut plus relire aujourd'hui sans sourire: «Ministres imprudents, les leçons du passé ne sont donc rien pour vous? Ne savez-vous pas que trois cents ans de guerre et de calamités furent la suite de l'abandon de la Guyenne à l'Angleterre? Les noms de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt sont-ils effacés de votre mémoire? Croyez-vous que, placé à Bruxelles, un prince anglais ne soit pas plus dangereux pour Paris que lorsque, dans le treizième siècle, il régnait à Bordeaux? Ah! des torrents de sang anglais et français couleront peut-être un jour, pour effacer la faute que vous commettez en ce moment!»

IV

Pendant que ces négociations se poursuivaient sur les affaires d'Italie et de Belgique, en Pologne la lutte se prolongeait, grandiose, terrible, et bientôt désespérée[607]. Les insurgés avaient parfois l'avantage; mais leur héroïsme, leurs succès même, s'ils honoraient leur cause, ne pouvaient la sauver. Chaque jour, l'armée du Czar les resserrait davantage autour de Varsovie, comme pour les écraser de sa masse. L'irritation des revers livrait, d'ailleurs, la Pologne à un mal intérieur qui à la fois précipitait sa ruine et risquait de l'enlaidir: c'était la démagogie qui répandait son esprit de suspicion, de désordre et de discorde, dominait le gouvernement par les clubs et le bouleversait par l'émeute, rendait le commandement militaire impossible en dénonçant et en destituant les généraux, désorganisait l'armée en fomentant chez les soldats la défiance et l'indiscipline.

Que pouvait la France? Rien. Casimir Périer en était convaincu, et il eût regardé comme plus sage et plus digne de se renfermer dans une observation attristée, mais immobile. L'excitation de l'opinion ne le lui permit pas, et, vers la fin de mai 1831, il se crut obligé de reprendre, sans foi et à contre-cœur, l'action diplomatique commencée par le ministère précédent. Il essaya d'une sorte d'«intervention morale» qui fut naturellement repoussée à Saint-Pétersbourg. M. de Nesselrode exprima le 9 juin «son étonnement et son regret» que le ministère français, après avoir déclaré, jusqu'au milieu de mai, ne pas se mêler de l'affaire polonaise, eût changé d'avis en quelques jours. Quant à M. de Metternich, il dit que «tout cela était un verbiage inutile, destiné uniquement à motiver quelque phrase du discours de la couronne et à capter un peu de popularité pour le Roi et le ministère[608]». Malgré ce premier insuccès, Périer, toujours poussé par l'émotion de l'esprit public, proposa, peu après, à l'Angleterre et à la Prusse de s'entendre avec la France, pour offrir leur médiation. Lord Palmerston répondit que pour rendre cette médiation efficace il faudrait l'appuyer par des actes, et que rien n'autorisait le roi d'Angleterre à user de pareils procédés «contre un prince dont les droits étaient indiscutables». Le gouvernement de Berlin ne se montra pas plus favorable. Quant à M. de Nesselrode, il déclara, par une note en date du 5 août 1831, que «l'Empereur avait été désagréablement blessé par le renouvellement des démarches de la France, et qu'il ne pouvait, sans léser ses droits et sans manquer à ses devoirs envers ses sujets, accorder à qui que ce soit le droit ou même la possibilité de se mêler des affaires intérieures de son pays». En même temps, il disait à l'ambassadeur de France, le duc de Mortemart: «Je vous prie, mon cher duc, que ce soit la dernière fois que vous nous faites de pareilles observations, car nous voulons être maîtres chez nous[609].» En s'exposant à ces rebuffades diplomatiques, le ministère français ne parvenait pas cependant à satisfaire en France les amis de la Pologne, qui demandaient bruyamment la reconnaissance du gouvernement de Varsovie. Un débat orageux s'engagea à ce propos, lors de la discussion de l'Adresse, en août 1831: l'opposition y exploita avec une habileté insidieuse les cruelles émotions et les sympathies enthousiastes qu'éveillaient alors en France les tragiques nouvelles de l'insurrection. Casimir Périer fit «appel à la raison de la Chambre», et parvint à faire écarter un amendement où l'on exprimait «la certitude que la nationalité de la Pologne ne périrait pas»; mais il dut accepter la même phrase avec la substitution du mot confiance au mot certitude; la distinction peut paraître aujourd'hui un peu subtile; alors, par l'effet des débats qui avaient précédé le vote, on en était arrivé à entendre, sous ces deux termes, des politiques assez différentes.

Cependant l'insurrection était visiblement à bout. Le 7 septembre 1831, après une agonie terrible, où l'anarchie sanglante de la rue accompagna tristement les héroïques défaites de l'armée, Varsovie dut capituler. En succombant, la Pologne jeta au monde un cri de désespoir et de reproche qui eut en France un immense et douloureux retentissement. Pendant quatre jours, l'émeute tenta de soulever Paris, aux cris mêlés de: «Vive la Pologne! À bas Louis-Philippe! Vive la république!» pillant les boutiques d'armuriers, faisant fermer les théâtres, essayant des barricades, massacrant des sergents de ville, brisant les vitres du ministère des affaires étrangères, menaçant la Chambre des députés, tentant de forcer les grilles du Palais-Royal, où était encore le Roi. Pendant ce temps, la Société des Amis du peuple publiait dans la Tribune et distribuait gratuitement une proclamation qui se terminait ainsi: «Homme sans façon, je me résume: le Roi, les ministres, les députés, les éligibles, les électeurs sont tous coupables du plus grand des crimes, du crime de lèse-nation.» On affichait des placards portant ces mots: «L'héroïque Pologne, lâchement abandonnée, est une terrible menace. Citoyens, n'en attendez pas les effets. Aux armes!» Mais le gouvernement avait partout mis en ligne des forces considérables; des masses d'infanterie et de cavalerie bivouaquaient sur les places et les boulevards. L'émeute dut bientôt se reconnaître impuissante. Alors commença, à la Chambre, un long et tumultueux débat, où Périer ne se montra pas moins énergique. Vainqueur de l'opposition, il ne lui permit pas de se dérober à sa condamnation: «Que la majorité, s'écria-t-il, se lève une seconde, une dernière fois, pour le système de la paix, et la France sera rassurée, l'anarchie sera confondue.» La Chambre répondit à cette mise en demeure, en votant, par 221 voix contre 167, un ordre du jour portant qu'elle était «satisfaite des explications données par les ministres, et avait confiance dans leur sollicitude pour la dignité de la France». Ce vote marqua une date décisive dans la lutte alors engagée contre la politique de guerre.

Au cours de ce débat, le général Sébastiani avait cependant donné aux amis de la Pologne la satisfaction de déclarer que «les stipulations du congrès de Vienne ayant créé le royaume de Pologne, et la France étant partie contractante à ce traité, nous avions le droit et le devoir de réclamer le maintien de la nationalité polonaise». Et il avait ajouté: «La France l'a fait; elle le fera encore, et le gouvernement du Roi ne craint pas de répéter avec la Chambre dans son Adresse: La nationalité polonaise ne périra pas.» Bien vaine consolation! En effet, les dernières tentatives de notre diplomatie en faveur de la Pologne vaincue n'eurent pas plus de succès, soit à Saint-Pétersbourg, soit à Berlin et à Vienne, que naguère ses efforts en faveur de la Pologne belligérante. Elle fut partout rudement rebutée[610]. Périer avait du moins conscience d'avoir essayé tout ce qui était possible, et plus tard, la gauche ayant encore cherché à réveiller ces poignants souvenirs et à faire retomber sur le ministère le sang de la Pologne égorgée, il l'arrêta net: «Non, messieurs, s'écria-t-il, les malheurs des Polonais n'appartiennent pas au gouvernement français, mais à ceux qui leur ont donné de mauvais conseils.» Et comme La Fayette, frémissant, réclamait de son banc: «Notre politique, ajouta le ministre, n'a jamais été de secourir partout les révoltés, de les inciter à secouer le joug de leurs gouvernements, sans savoir ce qu'ils deviendraient ensuite; car c'est ainsi que l'on compromet les peuples, la liberté et les hommes d'honneur qu'on engage dans des luttes qu'ils sont dans l'impossibilité de supporter[611]

V

Jusqu'à présent le ministère avait partout sauvegardé la paix; mais l'opposition lui reprochait de n'y être arrivé qu'au prix d'une politique timide, de n'avoir apporté aucun secours efficace aux insurgés de Pologne, d'avoir laissé en Belgique le premier rôle à l'Angleterre, d'avoir toléré en Italie pendant plusieurs mois l'intervention autrichienne. Or l'opinion française, à la fois fatiguée et surexcitée, paraissait avoir alors un double besoin, presque contradictoire; avec le repos que donne seule la paix, elle recherchait les jouissances de vanité qu'on ne trouve ordinairement que dans la guerre. M. Guizot analysait ainsi, le 20 juin 1831, cet état d'esprit: «Les affaires du dehors ont, au dedans, beaucoup d'importance; il faut que nous puissions en parler haut. L'amour-propre national est au fond de toutes les questions. Singulier état de société! jamais les impressions, les passions publiques, toute cette vie morale et mobile des peuples, n'ont tenu plus de place, exercé plus d'influence; et l'on veut que les gouvernements ménagent et satisfassent avant tout les intérêts matériels. On a de l'imagination, de l'ardeur, et l'on veut être tranquille et que tout soit doux et commode autour de chacun. C'est difficile. Nous verrons[612].» Problème singulièrement difficile en effet, et que les plus habiles ministres de la monarchie de Juillet ne parviendront pas toujours à résoudre; M. Thiers, en ne songeant qu'à courtiser le sentiment national, jettera la France dans de périlleuses aventures; M. Molé et M. Guizot sauront la garder ou la tirer de ces aventures, mais peut-être en perdant trop de vue les susceptibilités patriotiques dont un homme d'État doit tenir compte, alors même qu'elles sont peu raisonnables. Seul Périer devait à la fois satisfaire à la double exigence de l'opinion. À la modération voulue par laquelle nous l'avons vu écarter le danger de guerre tout à l'heure si menaçant, allait s'ajouter un je ne sais quoi de fier et de hardi qui ne reculait pas devant les initiatives les plus audacieuses, on eût presque dit les plus risquées. Là fut même sa marque propre dans la diplomatie du nouveau règne, ce que son caractère et son tempérament ajoutaient à la politique de raison dont Louis-Philippe avait, dès le début, si habilement fixé les principes et la direction. On sentait que ce n'était pas vaine rhétorique, quand, du haut de la tribune, Périer «attestait cette noble confiance de la France qui sent sa force comme sa dignité, et qui, tout en traitant de bonne foi, n'oublie pas et ne laisse oublier à personne qu'elle traite la main sur la garde de son épée[613]». D'ailleurs, il croyait pouvoir d'autant moins se gêner avec l'Europe, qu'il l'avait mieux convaincue de sa volonté pacifique, et qu'il s'était davantage acquis sa confiance et sa gratitude en contenant la révolution.

Dès juillet 1831, Périer eut occasion de montrer de quelle prompte vigueur il était capable, quand il voulait faire rendre au nom français le respect qui lui était dû. Don Miguel, alors sur le trône de Portugal, nous refusait insolemment, pour des mauvais traitements infligés à nos résidents, les réparations qu'il avait accordées, en une circonstance analogue, à l'Angleterre. Aussitôt Périer envoie un ultimatum; une escadre, commandée par l'amiral Roussin, part de Brest, et avant que l'Europe ait pu seulement dire un mot, force en quelques heures l'entrée du Tage, jusque-là réputée infranchissable, éteint le feu des forts de Lisbonne, fait prisonnière la flotte portugaise et oblige le ministre de Don Miguel à venir signer, le 14 juillet, à bord de notre vaisseau-amiral, une convention qui nous accorde les réparations exigées. Ce n'était pas seulement un brillant fait d'armes: c'était un acte d'indépendance hardie à l'égard de l'Angleterre, singulièrement susceptible et jalouse dans tout ce qui touchait à son patronat sur le Portugal. L'émotion fut vive à Londres. «J'ai senti, moi sujet anglais, disait lord Wellington, la rougeur me monter au front, à la vue d'un ancien allié traité ainsi, sans que l'Angleterre fît rien pour s'y opposer.»

Ce n'était là qu'un incident, une façon de se faire la main, d'essayer ses forces et de tâter l'Europe. Peu après, Casimir Périer fit preuve de la même résolution dans des affaires beaucoup plus graves. Il semblait que la diplomatie ne pût en finir avec les difficultés de la question belge. Léopold venait à peine de prendre possession de sa couronne; il était en train de parcourir ses États pour se montrer à ses sujets, quand, le 2 août, se trouvant à Liége, il reçut soudainement la nouvelle que le commandant de la citadelle d'Anvers, demeurée au pouvoir des Hollandais, venait la veille de dénoncer la suspension d'armes conclue le 5 novembre précédent, et avait fixé la reprise des hostilités au 4 août.

Que s'était-il donc passé à la Haye? Le roi des Pays-Bas avait été fort irrité de voir que sa protestation contre les Dix-huit articles n'empêchait pas Léopold de se rendre à Bruxelles et de s'y faire introniser. L'écho qui lui était arrivé des réjouissances de la Belgique avait encore avivé son dépit. Le Journal de la Haye, qui recevait ses inspirations, en était venu à publier des manifestes de ce ton: «Que M. de Saxe-Cobourg jouisse encore quelques jours de son triomphe, qu'il joue sur les tréteaux de Bruxelles le rôle d'un roi de comédie. Mais lorsqu'il entendra le canon de la Hollande, il essayera en vain de conjurer le péril. Prince de Saxe-Cobourg, il est trop tard! Sans vous, les affaires de Belgique eussent été terminées par l'intervention des grandes puissances; à présent, des flots de sang et de larmes vont couler.» En même temps, le roi Guillaume Ier et les princes de sa famille s'étaient rendus au camp de Reyen, devant Bréda. Revues en grand appareil, ordres du jour belliqueux, rien n'avait été épargné pour exciter l'ardeur des troupes. Tout indiquait donc la volonté de recourir aux armes. En se laissant entraîner vers ce parti violent, le Roi n'obéissait pas seulement à une colère aveugle; il y avait aussi une part de calcul: la balance de la Conférence lui paraissait encore mal fixée et prête à s'incliner dans un sens ou dans l'autre, suivant les pressions qu'on lui ferait subir; et puis, quel que dût être le résultat politique de son coup de tête, il espérait y trouver une revanche nécessaire à l'honneur de ses armes et faire oublier qu'en septembre 1830, ses soldats avaient reculé devant les bourgeois de Bruxelles. Ce fut par toutes ces raisons, bien que peut-être sans les analyser aussi exactement, que Guillaume se décida à tirer l'épée. Dans une dépêche du 1er août, il fit savoir à la conférence de Londres qu'il munissait ses plénipotentiaires des pouvoirs nécessaires pour conclure un traité de séparation d'après les principes convenus entre lui et les puissances, mais qu'en même temps «il s'était déterminé à appuyer la négociation par ses moyens militaires». L'armée hollandaise, forte de quarante mille hommes et divisée en trois corps, dont le principal, celui du centre, était commandé par le prince d'Orange, se mit aussitôt en marche pour franchir la frontière belge.

Cette attaque trouvait la Belgique fort mal préparée à y répondre. Sans doute, elle avait nominalement deux armées, qualifiées fastueusement d'armée de la Meuse et d'armée de l'Escaut, la première de dix mille hommes, la seconde de treize mille. Mais on ne pouvait faire aucun fond sur elles. Les officiers étaient sans instruction, quelques-uns même peu sûrs, les soldats sans discipline. Le matériel manquait. Léopold, d'un regard ferme et net, mesure le péril: la défaite est certaine, s'il est laissé à ses seules forces. Sans perdre une heure, il implore le secours de la France et de l'Angleterre. À Londres, les ministres, «en grand état de consternation[614]», ne savent trop que faire, et se bornent à ordonner qu'une division de la flotte se rassemble aux Dunes. À Paris, l'appel du roi des Belges arrive le 4 août, au moment où, comme il a déjà été raconté, le ministère vient de donner sa démission. Périer reprend le pouvoir, et, sans s'attarder à consulter les autres puissances, ordonne aussitôt au maréchal Gérard d'entrer en Belgique, à la tête d'une armée de cinquante mille hommes. Le Roi, tout circonspect qu'il est, s'associe, avec un entrain juvénile, à l'initiative hardie de son ministre. «Ne perdons pas un moment, dit-il au conseil convoqué d'urgence, si nous ne voulons voir l'indépendance de la Belgique frappée au cœur par la prise de Bruxelles, et le cercle de fer des places fortes construites contre la France se refermer sur elle. Courons donc placer son drapeau entre Bruxelles et l'armée hollandaise. Je demande seulement, comme une faveur, que Chartres et Nemours soient à l'avant-garde et ne perdent pas la chance d'un coup de fusil.» Le jour même, à quatre heures du soir, un supplément du Moniteur annonce la résolution instantanée du gouvernement, à la Fiance émue, à l'Europe surprise et quelque peu troublée de voir ainsi notre armée s'avancer vers le Rhin et protéger par la force une nation soulevée contre les traités de 1815. «Voilà la guerre déclarée, dit, le lendemain matin, le Journal des Débats. Nos troupes partent avec des cris de joie. Sera-ce une guerre universelle? sera-ce une guerre contre la Hollande seulement? C'est à Berlin que se décidera cette question. Si la Prusse soutient la Hollande, c'est la guerre universelle; sinon, il ne s'agit que d'un coup de tête du roi de Hollande, et la paix est mieux assurée que jamais.»

Cependant, parmi les Belges, il en est qui s'offusquent d'être protégés par la France; encore dans l'enivrement de leur victoire de septembre, ils se flattent d'avoir facilement raison des agresseurs, parlent déjà de les reconduire tambour battant jusqu'à la Haye et d'y proclamer le rétablissement de la République batave. M. de Muelnaere, ministre des relations extérieures, a découvert que la constitution ne permet à une troupe étrangère d'occuper ou de traverser le territoire du royaume qu'en vertu d'une loi: «Sire, envoie-t-il dire à Léopold, M. de Muelnaere vous supplie à genoux d'empêcher une mesure qui est contraire à la constitution et qui peut compromettre l'honneur militaire du pays.» Le Roi se croit obligé de céder à demi; il consent que l'armée belge supporte seule le premier choc et fait prier les Français de suspendre leur marche. Ceci se passe le 6 août. Le 8, l'armée de la Meuse est mise en déroute sans avoir même livré bataille, et, le 12, l'armée de l'Escaut, commandée par le Roi qui fait bravement son devoir, subit une défaite écrasante dans les plaines de Louvain. La route de Bruxelles est ouverte. Heureusement, aussitôt qu'il a su la dispersion de l'armée de la Meuse, Léopold, fermant l'oreille aux conseils qu'il regrettait d'avoir une première fois écoutés, a écrit au maréchal Gérard de se hâter. Celui-ci a passé la frontière le 10, et le 12, au moment où la dernière armée belge est battue près de Louvain, notre avant-garde entre à Bruxelles aux cris de joie de la population que l'approche des Hollandais a terrifiée. En même temps, notre chargé d'affaires près le roi des Pays-Pas lui a fait savoir que si ses troupes ne se retiraient pas immédiatement dans la ligne d'armistice, elles auraient à combattre l'armée française. Guillaume Ier, troublé par une initiative si prompte et si résolue, ne voyant aucune puissance en état de le soutenir, recevant au contraire de Londres la preuve que sa conduite y était blâmée, se résigne à céder à nos injonctions et à rappeler ses soldats; il ne veut pas, dit-il, que sa querelle domestique avec la Belgique devienne européenne par sa résistance armée aux grandes puissances. À peine informé de cette décision, le général Belliard se rend le 13 auprès du prince d'Orange et la lui communique. Celui-ci, quoique tout frémissant de ses récentes victoires, doit se soumettre; aussi bien a-t-il la satisfaction d'avoir vengé avec éclat l'honneur de ses armes et d'avoir profondément humilié la Belgique. Pendant les six jours qui suivent, les Hollandais opèrent leur mouvement rétrograde, suivis pas à pas par une partie de l'armée française. Le 20, ils sont partout rentrés dans la ligne d'armistice. La Belgique est sauvée, et elle est bien obligée de reconnaître qu'elle le doit à la France seule. Dès le 11 août, le même M. de Muelnaere, qui, cinq jours auparavant, avait supplié à genoux le Roi de donner contre-ordre au maréchal Gérard, écrivait à M. Van de Weyer: «La France a répondu à l'appel de notre Roi avec cette précipitation toute française qui nous avait d'abord déconcertés, mais dont nous devons nous féliciter aujourd'hui.»

La question avait une autre face: c'était bien de faire reculer les Hollandais, mais il fallait rassurer et contenir l'Europe, singulièrement émue de notre soudaine entrée en campagne. Le gouvernement de Berlin nous avait tout de suite adressé des observations; il faisait valoir qu'il aurait aussi le droit d'envoyer des troupes en Belgique, se contentant toutefois de présenter l'argument sans avoir au fond envie d'en tirer une conclusion pratique, et donnant même son immobilité comme une preuve de sa confiance dans le ministère français[615]. La Russie, empêchée par la révolte polonaise qui n'était pas encore comprimée, regrettait d'autant plus son inaction forcée, qu'elle avait peut-être contribué à exciter le roi de Hollande. «Il faut attendre ce que feront les Français, disait le Czar; ne pas les inquiéter s'ils se bornent à rejeter les Hollandais chez eux, et les obliger à sortir à leur tour s'ils veulent quelque chose de plus[616].» L'Autriche n'était qu'en second rang dans cette question et suivait ses deux voisins et alliés. Du côté des puissances continentales, il y avait donc grande mauvaise humeur, observation inquiète, mais, pour le moment, peu de résolution d'agir. Périer était plus préoccupé de l'effet produit sur l'Angleterre, dont l'alliance était le fondement même de sa politique. À la première nouvelle de l'agression de la Hollande, lord Palmerston, avec ses habitudes soupçonneuses, s'était demandé si le roi Guillaume n'avait pas été poussé par la France, désireuse de se procurer ce prétexte d'intervenir; en tout cas, il avait écrit aussitôt à lord Granville: «La grande chose à faire maintenant est d'agir sur le cabinet de Paris, pour prévenir une irruption des soldats français en Belgique[617].» Quelques jours plus tard, quand on sut à Londres que le maréchal Gérard avait franchi la frontière, l'irritation y fut très-vive et l'alarme au comble; chacun croyait une guerre générale imminente, les cours de la Bourse baissaient brusquement, et les questions inquiètes, les interpellations menaçantes se multipliaient à la Chambre des communes.

Cet émoi n'avait pas échappé à Périer; tout en apportant dans ses actes plus de décision et de promptitude encore, de façon à ne pas laisser à la mauvaise humeur le temps de se traduire en démarches gênantes, il s'attacha à dissiper la surprise des cours de l'Est et la jalousie de l'Angleterre; il déclara aux ambassadeurs qu'il n'avait entendu ni revenir sur son engagement de ne chercher aucun agrandissement pour la France, ni enlever à la Conférence, pour s'en emparer, la solution de la question; au contraire, il n'avait voulu que faire respecter les décisions de l'Europe. Le général Sébastiani écrivit sur le même ton à ses ambassadeurs[618]. Les puissances, se sentant à la fois obligées de subir une volonté si résolue et confiantes dans une loyauté qu'elles avaient déjà éprouvée, acceptèrent les déclarations du gouvernement, et la Conférence en prit acte dans son protocole du 6 août. «Les plénipotentiaires des cinq cours, y lisait-on, ont regardé l'entrée des troupes françaises en Belgique comme ayant eu lieu, non dans une intention particulière à la France, mais pour un objet vers lequel les délibérations de la Conférence se sont dirigées, et il est resté entendu que l'extension à donner aux opérations de ces troupes et leur séjour en Belgique seront fixés d'un commun accord entre les cinq cours, à la conférence de Londres... En outre, il est demeuré convenu que les troupes françaises ne franchiront pas les anciennes frontières de la Hollande.....; qu'enfin, conformément aux déclarations faites par le gouvernement français aux représentants des quatre cours à Paris, les troupes françaises se retireront dans les limites de la France, dès que l'armistice aura été rétabli tel qu'il existait avant la reprise des hostilités.» Périer n'hésita pas à ratifier ce protocole et à renouveler les déclarations les plus rassurantes aux ambassadeurs étrangers, protestant, dans ses entretiens avec lord Granville, que «la ruse et la tromperie lui paraissaient aussi peu honorables dans les affaires publiques que dans la vie privée». Louis-Philippe aussi se montrait plus cordial et plus expansif que jamais avec l'ambassadeur anglais, et il déclarait «ne vouloir rien faire que de concert avec le cabinet de Londres». Palmerston ne pouvait s'empêcher de se dire satisfait, «ravi» même de ces assurances. Toutefois il nous attendait, non sans un reste de méfiance, à l'heure de l'évacuation, et il écrivait à lord Granville: «Le gouvernement français rappellera-t-il ses troupes dès que les Hollandais se seront retirés? La réponse à cette question aura les plus graves conséquences, non-seulement pour les deux pays, mais pour toute l'Europe[619]

Aussi, à peine les troupes du roi Guillaume eurent-elles commencé leur mouvement de retraite que le ministre britannique nous mit en demeure de tenir notre promesse; il insistait d'autant plus qu'il était lui-même pressé par les interpellations de son propre parlement, et que l'opinion anglaise se montrait fort ombrageuse en cette matière[620]. La Prusse appuya les démarches de l'Angleterre, menaçant de mettre en mouvement ses troupes des provinces rhénanes. En France, toute une partie de l'opinion, celle surtout qui rêvait toujours de conquête, eût vu volontiers le gouvernement profiter de ce qu'il avait eu une occasion de mettre le pied en Belgique pour y rester, et les journaux opposants tâchaient de rendre l'évacuation difficile en la présentant comme une reculade honteuse. Quelques-uns des ministres, le maréchal Soult entre autres, étaient portés à tenir compte de cet état d'esprit, et laissaient voir leur arrière-pensée de prolonger l'occupation[621]. D'autres, comme le général Sébastiani, eussent du moins voulu se faire payer le retrait des troupes, en obtenant, soit le règlement immédiat de l'affaire des forteresses, soit cette rectification de frontières, déjà tant de fois réclamée, qui nous eût rendu Marienbourg et Philippeville. Sur le premier point, lord Palmerston refusa absolument de lier la question des forteresses à celle de l'évacuation, voyant là une humiliation pour les quatre puissances. Sur le second point, certains hommes d'État prussiens n'eussent peut-être pas refusé d'entrer en marché, si on leur eût, de leur côté, laissé prendre Luxembourg; mais, en fin de compte, leur avis ne prévalut pas à Berlin, et d'ailleurs, en cette matière encore, Palmerston était intraitable. «Empêchons tous ces grignotages, écrivait-il à lord Granville; si une fois les grandes puissances se mettent à goûter du sang, elles ne se contenteront pas d'un coup de dent, mais auront bien vite fait de dévorer leur victime. «En somme, à quémander ainsi, on n'avait chance de rien obtenir. Mais on inquiétait les puissances et l'on fournissait de nouveaux prétextes aux soupçons de Palmerston, qui se croyait le droit de mettre en doute notre loyauté et qui le prenait de plus en plus haut, nous menaçant à brève échéance d'une guerre générale[622].

Ce n'était pas là la politique de Périer. Le président du conseil s'aperçut bien vite que ceux de ses collègues qui couraient ainsi après l'accessoire, risquaient de lui faire manquer le principal. Aux petits profits qu'on cherchait, sans succès d'ailleurs, à obtenir, il préférait de beaucoup l'avantage de rétablir, aussi étroite que par le passé, l'intimité momentanément ébranlée de l'Angleterre et de la France, et de mériter par une loyauté désintéressée la confiance de cette Europe à laquelle il venait d'en imposer par sa résolution. Aussi s'appliqua-t-il à rassurer les autres puissances sur la façon dont il tiendrait, au sujet de l'évacuation, la parole qu'il avait donnée, et, pour effacer toute trace des équivoques produites par le langage de quelques-uns des ministres, il prit lui-même en main la direction des négociations. Sans doute il n'était pas homme à avoir l'air de céder à une menace; se défendant de toute précipitation qui eût pu paraître humiliante, il fit les choses à son heure, marcha à son pas. Dans les derniers jours d'août, il rappela la plus grande partie du corps expéditionnaire; mais, à la demande expresse du roi Léopold, qui se sentait sans défense, il laissa en Belgique une division. Ce ne fut que le 15 septembre qu'il annonça, pour la fin du mois, l'évacuation totale. Lord Palmerston en «éprouva une joie extraordinaire[623]», et la Conférence rédigea à cette occasion un protocole dont les termes témoignèrent du bon effet produit sur elle par la conduite de notre cabinet. Il y était constaté tout d'abord que c'était de «son plein gré» que le gouvernement français «avait résolu de rappeler le reste de ses troupes». Les plénipotentiaires de l'Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie en exprimaient leur «satisfaction», et ils ajoutaient: «Cette nouvelle démonstration des généreux principes qui guident la politique de la France, et de son amour de la paix, avait été attendue par ses alliés avec une extrême confiance, et les plénipotentiaires prient le prince de Talleyrand d'être persuadé que leurs cours sauront apprécier à leur juste valeur la résolution prise par le gouvernement français.» Un accueil si courtois et si déférent devait consoler Périer des attaques de la presse opposante, qui s'indignait que notre armée quittât la Belgique «sans avoir seulement détruit le lion de Waterloo», et, à la Chambre, le général Sébastiani répondait à M. Mauguin: «Nous sommes entrés en Belgique conduits par la bonne foi; la bonne foi nous en a fait sortir.»

Désormais toute émotion était calmée, toute complication écartée, et le cabinet pouvait constater les avantages de son intervention. À un point de vue général, la monarchie de Juillet, qui avait semblé jusqu'alors condamnée à une sorte d'immobilité, moins encore par sa faiblesse intérieure que par les suspicions qu'elle éveillait au dehors, venait de prendre, au delà de ses frontières, une initiative hardie, de faire acte de force, et les autres puissances avaient dû lui laisser le champ libre; en même temps, alors qu'on ne la croyait pas encore dégagée des influences révolutionnaires, elle avait, par sa modération, par sa correction diplomatique, forcé l'hommage de ces puissances. Au lendemain de 1830, ce double résultat était considérable. La situation de cette monarchie en Europe s'en trouvait singulièrement relevée, et le ministre dirigeant de Prusse, M. Ancillon, était réduit à constater avec tristesse et dépit que la France avait, «pendant la paix et sans tirer l'épée, acquis de nombreux et réels avantages[624]». Au point de vue particulier des affaires belges, notre succès était plus tangible encore. Dans la première partie de son administration, Périer, préoccupé surtout, non sans raison, de rétablir avec le cabinet britannique les bons rapports altérés à la fin du ministère Laffitte, de sauver la Belgique de la ruine et la France de l'isolement, avait paru laisser prendre à l'Angleterre le rôle prépondérant qui nous avait d'abord appartenu: l'élu du congrès de Bruxelles était le candidat de lord Palmerston plus que le nôtre, le traité des Dix-huit articles semblait l'œuvre de la diplomatie anglaise; on eût dit que les Belges trouvaient à Londres le point d'appui et le patronage qu'ils avaient jusqu'alors cherchés à Paris. Avec l'expédition d'août, le changement est complet et subit. La Belgique est ramenée avec éclat dans notre clientèle. Le baron Stockmar, Allemand de naissance, Anglais de sympathie, agent du roi Léopold à Londres, reconnaissait à regret que «la politique belge devait en ce moment incliner plutôt vers la France», et il ne cachait pas à lord Palmerston «que la confiance des Belges dans la protection de l'Angleterre était singulièrement affaiblie». On eut du reste tout de suite une preuve effective du retour qui s'était opéré vers nous à Bruxelles. Le gouvernement, ayant senti la nécessité de réorganiser son armée, s'adressa à des officiers français, non à des anglais. Cette préférence ne laissa pas que de mortifier nos voisins d'outre-Manche; lord Grey en fut à ce point ému qu'il voyait déjà la Belgique devenir une «province française», et le roi Guillaume IV déclara à Stockmar que «cet enrôlement lui était particulièrement désagréable[625]».

Si heureuse qu'eût été notre intervention militaire, elle n'avait pas cependant résolu toutes les difficultés de la question belge. Le roi des Pays-Bas refusait plus énergiquement que jamais de consentir aux avantages accordés par les Dix-huit articles à ceux qu'il venait de vaincre si complétement. La triste figure faite par la Belgique dans cette campagne avait d'ailleurs diminué son crédit en Europe, et l'impression générale était qu'elle devait payer sa défaite. Ce n'était pas seulement le sentiment des puissances de l'Est, qui parlaient d'autant plus haut en faveur de la Hollande que la chute de Varsovie venait de leur rendre leur liberté d'action. Lord Palmerston disait avec sa rudesse accoutumée au baron Stockmar[626]: «Les Belges ont montré de la façon la plus claire qu'ils sont incapables de résister aux Hollandais. Sans le secours de la France, ils auraient été remis sous le joug. Il faut donc que les Belges comme les Hollandais, pour vivre en repos, abandonnent quelque chose de leurs prétentions réciproques. Les Belges ne peuvent plus prétendre à la situation que leur assuraient les Dix-huit articles, de même que les Hollandais ne peuvent réclamer le vieux protocole de janvier, auquel ils avaient adhéré dès le début de la crise. Si les Belges ne veulent rien céder, la Conférence n'a qu'une chose à faire, se retirer absolument et dire: Eh bien, soit! nous permettons aux Hollandais de vider leur querelle avec les Belges seuls. Les armes décideront.» Stockmar ajoutait, en rapportant ces paroles à Léopold: «À cette effrayante conclusion de Palmerston, je ne répondis pas un mot, mais je pensais en silence, à part moi, que si quatre des grandes puissances pouvaient souhaiter et faire quelque chose de pareil, il était impossible que la France consentît jamais à la conquête de la Belgique par la Hollande.» Un autre jour, il écrivait encore à son royal correspondant: «Croyez fermement que toute défense, toute protection de la Belgique dans la Conférence de Londres ne peut venir que de la France. Efforcez-vous d'obtenir cette protection, autant que possible par votre correspondance personnelle avec votre frère de Paris. Je puis me tromper, mais d'après ce que je vois ici, l'Angleterre ne fera pour nous presque rien de positif[627]

Ce témoignage est significatif sous la plume d'un ennemi de la France. Toutefois, si disposé que fût notre gouvernement à prendre en main la cause de la Belgique, il lui fallait bien tenir compte du sentiment de l'Europe, et il ne dépendait pas de lui d'effacer toute trace des défaites subies naguère par ses clients. Il ne voulait pas d'ailleurs se laisser séparer de l'Angleterre. Pendant plusieurs semaines, en soutenant les prétentions belges, il tint en échec les autres puissances et suspendit les décisions de la Conférence. Mais, pour la cause même qu'il défendait, ce retard n'était pas sans danger. Force fut donc d'en passer par une transaction que, d'accord avec lord Palmerston redevenu pleinement notre allié, M. de Talleyrand s'efforça d'obtenir aussi favorable que possible à la Belgique. La Conférence formula cette transaction, le 15 octobre, dans un nouvel acte, connu sous le nom de traité des Vingt-quatre articles. Elle y retirait quelques-unes des concessions faites aux Belges par les Dix-huit articles, mais sans rendre à la Hollande tout ce que lui avaient accordé les protocoles de janvier. L'état de 1790 était maintenu comme base du partage des territoires; les enclaves allemandes des provinces septentrionales étaient attribuées à la Hollande, ainsi que tout Maestricht, une partie du Limbourg et la rive gauche de l'Escaut. Le Luxembourg était partagé: la ville et un tiers du territoire au roi de Hollande; le reste à la Belgique avec le duché de Bouillon. La liberté de la navigation de l'Escaut et du transit avec l'Allemagne était assurée au nouveau royaume. Quant à la dette, elle était répartie de façon que la Belgique n'en supportait pas le tiers. En somme, la France avait obtenu pour ses protégés des conditions territoriales suffisantes, des conditions commerciales et financières fort avantageuses. L'acte du 15 octobre n'était plus une simple proposition comme les décisions antérieures de la Conférence: celle-ci, convaincue que de plus longs essais pour amener une conciliation directe entre la Hollande et la Belgique resteraient sans résultat, avait résolu, sur l'avis de M. de Talleyrand appuyé par Palmerston, de ne plus s'en tenir au rôle de médiateur, mais de s'imposer comme arbitre souverain: elle motiva ainsi cette résolution: «Ne pouvant abandonner à de plus longues incertitudes des questions dont la solution immédiate est devenue un besoin pour l'Europe; forcés de les résoudre, sous peine d'en voir sortir l'incalculable malheur d'une guerre générale, les soussignés n'ont fait que respecter la loi suprême d'un intérêt européen de premier ordre, ils n'ont fait que céder à une nécessité de plus en plus impérieuse, en arrêtant les conditions d'un arrangement définitif, que l'Europe a cherché en vain depuis un an, dans les propositions faites par les deux parties ou agréées tour à tour par l'une d'elles et rejetées par l'autre.» En conséquence, les Vingt-quatre articles furent aussitôt transmis aux gouvernements de Belgique et de Hollande; il leur était signifié que cet acte contenait la décision finale et irrévocable des cinq cours, que celles-ci en garantissaient l'exécution, se réservaient d'employer tous les moyens pour obtenir l'assentiment de celle des deux parties qui s'y refuserait, et étaient résolues à empêcher le renouvellement des hostilités.

En Belgique, ceux qui naguère ne voulaient pas des Dix-huit articles repoussèrent naturellement les Vingt-quatre articles. L'opposition se manifesta avec tant de vivacité que le roi Léopold en fut un peu découragé, et se demanda si cette altération des conditions auxquelles il avait accepté la couronne ne l'obligerait pas à la résigner. De Londres, le baron Stockmar l'en détourna vivement: «Fâchez-vous, lui écrivait-il, criez à l'injustice, ne ménagez pas la Conférence,—elle s'y attend d'ailleurs,—mais ne poussez rien à l'excès et gardez-vous d'abandonner la partie. Que le ministère crie avec vous, qu'il crie très-haut et très-fort. Vous aurez tenu votre serment, et la Belgique le saura[628].» Les velléités d'abdication avaient-elles été sérieuses? en tout cas, elles ne furent que passagères; Léopold prit bien vite le dessus, et, sous sa ferme inspiration, le ministère belge proposa aux Chambres, le 21 octobre, un projet de loi à l'effet «d'autoriser la signature du traité définitif de séparation». Le Roi était résolu à en appeler aux électeurs, si les Chambres refusaient cette autorisation. «À une autre époque, disait le ministère dans l'exposé des motifs, nous eussions rejeté ces conditions; mais l'Europe a été témoin d'événements qui, en modifiant la politique générale, n'ont pu rester sans influence sur la question soulevée par notre révolution. L'appui que nous trouvions dans l'idée de notre force, inspirée aux puissances par nos succès de septembre, l'appui peut-être plus réel encore que prêtait à notre cause l'héroïque résistance de la Pologne, nous a tout à coup échappé.»

La discussion à la Chambre des représentants commença le 26 octobre et se prolongea pendant six jours, véhémente et pathétique. L'opposition se déclarait prête à braver la guerre, affirmant que la France ne saurait abandonner la Belgique. «Si le ministère du juste milieu, s'écriait M. Rodenbach, poussait son système de paix à tout prix jusqu'à cette extrémité, nous en appellerions à la Chambre des députés, à la nation française. Là, assez de cœurs généreux élèveraient la voix pour stigmatiser une aussi odieuse conduite... Les défaites de 1815 sont trop profondément gravées dans tous les cœurs, les Français ont trop d'affronts à venger, pour ne pas se lever dès qu'un Prussien franchirait nos frontières.» À ces déclamations, on a plaisir à opposer le langage très-politique de M. Nothomb, l'habile négociateur des Dix-huit articles. Pour lui, la question était de savoir si la révolution de Juillet en France et la révolution de Septembre en Belgique devaient se placer en dehors du système général de l'Europe, ce qui était la guerre universelle, ou prendre un caractère tel qu'elles pussent se coordonner à ce système. Après avoir rappelé que la Convention et Bonaparte avaient pris le premier parti et attiré ainsi sur leur pays la réaction du monde, il continua en ces termes: «La révolution de Juillet a profité de cette leçon; bornant ses effets à une existence intérieure, monarchique au dedans, pacifique au dehors, elle a respecté le statu quo territorial. Et remarquez-le bien, si elle avait pris un autre caractère, c'en était fait de l'indépendance de la Belgique. La nationalité belge n'est pas une de ces idées larges qui rentrent dans les vastes projets de commotions universelles: c'est une idée étroite, factice peut-être, qui se rattache au vieux système de l'équilibre européen: c'est une idée de juste milieu. Aussi, pour moi, je n'ai jamais pu comprendre ceux de mes concitoyens qui, partisans de l'indépendance belge, reprochent à la France son système pacifique. Quand la France sortira du lit que lui ont prescrit les traités de 1815, ce sera pour submerger la Belgique.» Ce discours fit un grand effet, ainsi que celui de M. Lehon, qui vint, avec l'autorité particulière que lui donnait sa situation d'envoyé de la Belgique à Paris, témoigner de la résolution des puissances. «Par un refus, dit-il, nous exposerions le pays à une invasion, peut-être même à un démembrement et à la radiation du nom belge du livre de vie des nations.» L'influence personnelle du Roi, qui était déjà considérable, exerça peut-être plus d'action encore, et, au vote, la loi fut adoptée par 59 voix contre 38. Le 3, le Sénat confirma ce vote par 35 voix contre 8. En exécution de cette décision, le plénipotentiaire belge à Londres signa, le 15 novembre 1831, avec les membres de la Conférence, l'acte des Vingt-quatre articles, qui devint ainsi un traité entre les cinq puissances et la Belgique: il était stipulé que les ratifications seraient échangées dans un délai de deux mois.

On n'était pas cependant encore au bout de toutes les difficultés[629]. Les Vingt-quatre articles avaient été transmis à la Haye en même temps et dans les mêmes conditions qu'à Bruxelles. Le roi de Hollande y avait fait aussitôt des objections, se plaignant de la forme comme du fond, et y demandant des modifications. Les représentants des cinq cours refusèrent d'entrer en discussion et déclarèrent leur texte irréformable. Ils espéraient que Guillaume Ier ne persisterait pas dans son opposition, une fois qu'il aurait vu Léopold signer le traité: c'était mal connaître l'obstination de ce prince; loin de se sentir porté à imiter la soumission de son adversaire et de se laisser effrayer par les menaces contenues dans le traité même contre celle des parties qui refuserait d'y adhérer, il adressa à la Conférence, le 14 décembre, une note solennelle et développée, contenant une protestation formelle. Les trois cours de l'Est s'en montrèrent assez embarrassées: il leur semblait qu'elles étaient prises en flagrant délit d'atteinte à l'indépendance d'une tête couronnée; et au profit de qui? Au profit d'une révolution qui leur avait été toujours fort antipathique[630]. Dans de telles conditions devaient-elles ratifier la signature donnée à Londres par leurs plénipotentiaires? Le Czar, alors très-irrité de ce que le gouvernement de Bruxelles venait d'accueillir et d'enrôler des officiers polonais, poussait vivement à la non-ratification. Le gouvernement de Berlin, bien que fort gêné par les promesses formelles que M. de Bülow avait faites à lord Palmerston et à M. de Talleyrand, était tenté de suivre la conduite conseillée par le Czar. Quant à M. de Metternich, dès la première heure, il avait blâmé le traité, le déclarant «malencontreux», le qualifiant de «bêtise», et reprochant aux plénipotentiaires autrichien, prussien et russe, «de s'être laissé enjôler par des considérations anglaises et françaises». Toutefois, si mécontent qu'il fût, il avait d'abord cru que les égards dus aux deux puissances occidentales ne lui permettaient pas de désavouer l'œuvre de la Conférence. Ce ne fut qu'un peu plus tard, sous la pression de la Russie et à l'exemple de la Prusse, qu'il se détermina à user d'ajournement[631]. Le terme fixé pour les ratifications passa donc sans qu'elles fussent données. Les trois cours paraissaient disposées à les retarder jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu amiablement l'adhésion du roi Guillaume[632].

Mais comment ce retard serait-il pris à Paris et à Londres[633]? Casimir Périer ne se gêna pas pour qualifier sévèrement la conduite des puissances de l'Est; il rappela les paroles données dans la Conférence par leurs plénipotentiaires et leur reprocha un «manque de foi». Quant à lord Palmerston, loin de pencher du côté de ces puissances, comme cela lui était arrivé parfois au cours de l'affaire belge, il se montra encore plus amer que Périer et traita notamment M. de Bülow avec une véhémence qui alla presque jusqu'à la grossièreté[634]. Ainsi le premier effet du retard de la ratification, effet non attendu et sûrement non désiré par les cours de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, se trouvait être d'amener la France et l'Angleterre à se concerter pour leur faire échec. Cette union, qui était le principal dessein de la politique française, devint même si étroite que les deux cabinets de Saint-James et des Tuileries, se refusant à attendre plus longtemps les autres puissances, se décidèrent, le 31 janvier 1832, à procéder seuls avec le plénipotentiaire belge à l'échange des ratifications, et laissèrent le protocole ouvert pour recevoir celles de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie. C'était un fait considérable que ce rapprochement des deux puissances occidentales en face de l'Europe et presque contre elle. Aussi M. de Talleyrand, qui y avait beaucoup contribué, écrivait-il, le jour même où les signatures étaient données: «L'Angleterre et la France réunies pour un échange simultané des ratifications, c'est plus que je n'osais espérer. Maintenant il s'agit d'avoir de la patience; le reste ne tardera pas à venir. Ne réclamons rien; ne triomphons pas trop;... ne laissons pas voir à l'Angleterre que son alliance avec nous l'entraîne plus loin qu'elle ne le voudrait... À l'extérieur nous nous sommes fait une situation répondant à tout ce que le Roi pouvait désirer[635].» Quelques jours après, la duchesse de Dino écrivait de Londres: «M. de Talleyrand a fait avec l'Angleterre un échange de ratifications qui vaut avec ce pays un traité d'alliance. Cela a été difficile; les obstacles se sont accumulés jusqu'au dernier moment[636].» Cette intimité se manifestait, non sans éclat, à la tribune des deux parlements. Interpellé à la Chambre des communes, lord Palmerston s'exprima sur la France en termes si amis que Casimir Périer en écrivit tout son contentement à M. de Talleyrand. «Le gouvernement du Roi, lui disait-il, s'applaudit vivement de cette conformité de vues et de sentiments dont les deux pays peuvent attendre de si heureux résultats. Nous y trouvons un gage nouveau de cet accord de la France et de l'Angleterre que nous nous efforcerons toujours de fonder sur des bases solides; nous y trouvons une confirmation de notre système de politique étrangère, justifié par un aussi heureux succès dans son but le plus important.» Notre ministre ne se contentait pas de cette réponse diplomatique: il disait de son côté, le 7 mars 1832, à la Chambre des députés: «Le ministère anglais s'est exprimé, au sein du parlement de son pays, dans les mêmes termes que nous, devant cette Chambre, et, s'il a parlé de la nécessité, plus que jamais sentie, de l'alliance sincère des deux gouvernements de France et d'Angleterre, nous pouvons aussi parler de son efficacité. L'Europe sait ce que la lutte de ces deux nations a produit de guerres longues, sanglantes et convulsives; il faut qu'elle apprenne aujourd'hui ce que leur union peut donner de garanties à la paix du monde et de gages à la vraie liberté... Voilà des alliances qu'on peut proclamer à la face des trônes et des peuples, parce qu'elles sont leur garantie commune.»

Non-seulement l'alliance de l'Angleterre et de la France se resserrait; mais, dans cette alliance même, la situation respective des deux puissances était modifiée à l'avantage de la France: changement important que, quelques années plus tard, dans une dépêche confidentielle, le duc de Broglie a très-finement analysé. «Dans le premier période, dit-il, c'est-à-dire au lendemain de la révolution et avant l'avènement de Périer, le beau rôle avait été pour l'Angleterre; c'est elle qui nous protégeait dans l'opinion, c'est elle qui était le gentleman tendant la main au plébéien, au soldat de fortune; c'est elle qu'on pouvait blâmer en Europe, comme on blâme l'imprudence, mais qu'on respectait, qu'on continuait à considérer, dans la personne de lord Grey, comme un grand seigneur libéral à qui l'on pardonne ses opinions politiques, en faveur de sa magnificence, de ses grandes manières, qu'on craindrait d'ailleurs d'offenser, de peur d'avoir à s'en repentir.» Mais, avec le ministère du 13 mars, la politique de résistance prévalut en France. «Plus le gouvernement français, remportait alors de victoires sur les partis, continue le duc de Broglie, plus le gouvernement anglais était content de nous; il nous savait gré de nous débarbouiller de la poussière des pavés; il nous savait gré de lui rendre le rapprochement plus facile et notre amitié moins compromettante. Chaque fois que nous faisions un pas dans ce sens, il disait aux autres gouvernements: Vous voyez bien que la France n'est pas ce que vous avez pensé; vous voyez que le gouvernement français est après tout un gouvernement.» Grâce à Casimir Périer, nous fîmes tant de «pas dans ce sens», que nous pûmes bientôt nous passer de caution auprès de l'Europe. L'Angleterre fut toujours notre alliée: elle ne fut plus notre protectrice. Comme le dit encore le duc de Broglie, «le gouvernement français n'avait plus besoin, pour être introduit dans la société des autres gouvernements, que personne lui donnât la main ou réclamât pour lui l'indulgence[637]». On en vint au point que les hommes d'État de la vieille Europe accordaient plus de confiance à notre cabinet qu'à celui de Londres. M. de Metternich écrivait au comte Apponyi, le 8 janvier 1832: «J'ai le sentiment que la déplorable position de la conférence de Londres sera plus facilement débrouillée par M. Casimir Périer que par les ministres anglais, par la raison toute simple que le chef de l'administration française a les qualités qui constituent l'homme d'État, tandis que les membres de l'administration anglaise actuelle me semblent moins doués sous ce rapport[638]

Les trois cours de l'Est ne voyaient pas sans quelque trouble s'établir ainsi en face d'elles l'alliance des puissances occidentales; elles se rendaient compte «que, quoi qu'elles pussent dire, la France, entraînant avec elle l'Angleterre, avait toujours le dernier mot[639]». Pour sortir de cette situation mauvaise, elles ne virent d'autre moyen que de presser plus vivement le roi des Pays-Bas de cesser son opposition aux Vingt-quatre articles. Le Czar lui-même lui envoya dans ce dessein le comte Orloff. Rien n'y fit. Guillaume Ier se butait à ce que ses courtisans appelaient son «système de persévérance». Au bout d'un mois de séjour à la Haye, le comte Orloff dut se retirer sans avoir obtenu la moindre concession. Avant son départ, il remit au cabinet hollandais une note aussitôt rendue publique, par laquelle l'empereur de Russie déclarait «qu'il ne reconnaissait pas la possibilité de lui prêter ni appui, ni secours, et le laisserait supporter seul la responsabilité des événements; que, sans vouloir s'associer à aucun moyen militaire pour contraindre le roi des Pays-Bas à souscrire aux Vingt-quatre articles, Sa Majesté Impériale considérait néanmoins ces articles comme les seules bases sur lesquelles pût s'effectuer la séparation de la Belgique et de la Hollande, et tenait pour juste et nécessaire que la Belgique restât en jouissance des avantages qui en résultaient pour elle, notamment en ce qui concernait sa neutralité; enfin que, dans le cas où cette neutralité viendrait à être violée par la reprise des hostilités de la part du roi de Hollande, l'Empereur se concerterait avec ses alliés sur le moyen le plus propre à la défendre et à la rétablir promptement». Cette sorte de désaveu, auquel s'associèrent aussitôt les cabinets de Berlin et de Vienne, n'ébranla pas l'obstination du roi Guillaume: il persistait a attendre de l'avenir, et particulièrement des désordres qu'il espérait voir éclater en France, l'occasion d'une revanche.

Cependant la Belgique, qui souffrait, dans ses intérêts matériels et dans sa sécurité intérieure ou extérieure, de la prolongation de cet état d'incertitude, était fondée à réclamer, d'une façon de plus en plus pressante, qu'on y mît un terme et qu'on fît exécuter le traité souscrit par elle. Elle s'adressait à la France et à l'Angleterre, qui de leur côté se retournaient vers l'Autriche, la Prusse et la Russie, et les mettaient en demeure de dire si elles désavouaient ou non leurs plénipotentiaires. Au commencement d'avril, Casimir Périer, perdant patience, déclara nettement que «cela ne pouvait durer plus longtemps». Ce ferme langage fit effet sur les autres cours, qui se sentaient d'ailleurs fort mal engagées. Le 18 avril, les cabinets de Vienne et de Berlin donnèrent leurs ratifications, «sous réserve des droits de la Confédération germanique, touchant la cession d'une partie du grand-duché de Luxembourg». Le Czar se résigna, le 4 mai, à suivre cet exemple; seulement il ne déclara approuver le traité que «sauf les modifications à apporter, dans un arrangement définitif entre la Hollande et la Belgique, aux articles 9, 12 et 13»; les articles ainsi visés étaient relatifs aux questions de navigation, de transit, et au partage de la dette. On eût pu sans doute soutenir qu'une ratification à ce point conditionnelle n'en était plus une, mais chacun avait hâte d'en finir, et l'on n'y regarda pas de trop près[640].

À considérer les résultats obtenus, le progrès est considérable et fait grand honneur au ministère Périer, qui y est arrivé sans guerre, par un rare mélange de prudence et de hardiesse, d'adresse et de loyauté. Désormais la Belgique cesse d'être un fait révolutionnaire, contesté ou subi de plus ou moins bonne grâce; elle a reçu ses lettres d'introduction dans la société des États de l'Europe; elle n'est plus en proie à l'anarchie, mais a constitué chez elle une monarchie régulière. Le royaume des Pays-Bas, création favorite de la Sainte-Alliance, avant-garde de la coalition antifrançaise, est irrévocablement démembré; à sa place, nous avons à nos portes un jeune État dont la neutralité couvre notre frontière la plus vulnérable, qui nous doit son indépendance, et qui est obligé, par reconnaissance comme par situation, à demeurer notre client. Le prince habile appelé à sa tête est le premier à sentir cette nécessité; c'est pourquoi, à ce moment même, il négocie avec la cour des Tuileries une alliance de famille, et dans quelques mois, le 9 août 1832, se célébrera, à Compiègne, le mariage de Léopold avec la princesse Louise d'Orléans, fille aînée du roi des Français, femme d'un haut esprit et d'une rare vertu: conclusion remarquable de cette politique qui a débuté par refuser la couronne offerte au duc de Nemours, et qui aboutit à donner pour gendre à Louis-Philippe le prince élu en place de son fils. Sans doute, le roi de Hollande refuse toujours d'adhérer au nouvel état de choses; mais, en dépit des difficultés que soulèvera cette résistance et qui occuperont encore pendant plusieurs années la diplomatie européenne, on peut dire que dès ce jour le fond de la question est résolu. La France a gagné cette grosse partie.

VI

Casimir Périer avait été hardi en Belgique; il devait l'être plus encore en Italie. On sait en quelle situation la retraite des Autrichiens, le 15 juillet 1831, avait laissé les États de l'Église. Le Pape avait refusé de s'engager à faire les édits sur commande et à heure fixe, exigés par le gouvernement français; mais il n'avait pas pour cela renoncé à opérer des réformes. Dès le 5 juillet, avant même la retraite des troupes autrichiennes, un édit réorganisa l'administration provinciale et municipale, faisant aux libertés locales une part plus large que celle qui leur était alors accordée en France[641]. Dans les Légations, toutes les fonctions civiles furent, en fait, confiées à des laïques. La réforme judiciaire ne pouvait s'improviser aussi vite; toutefois, avant la rentrée des tribunaux, des édits, en date des 5 et 31 octobre et du 5 novembre, réglèrent les juridictions et les procédures d'après des principes entièrement nouveaux; ils ne supprimaient pas les tribunaux ecclésiastiques pour les causes que leur déférait le droit canon; ils laissaient aussi subsister ce mélange de la discipline spirituelle et de la police civile, cette sorte de confusion du for intérieur et du for extérieur, qui paraissaient la conséquence du double caractère religieux et politique du souverain, et que les mœurs romaines supportaient plus facilement que les nôtres; néanmoins les améliorations étaient réelles et faisaient disparaître la plupart des abus trop réels qui rendaient la justice de l'État pontifical impuissante, onéreuse ou suspecte. Enfin, un édit du 21 novembre institua, sous le titre de congrégation de révision, un conseil central chargé spécialement du contrôle financier: c'était l'embryon de la consulte d'État demandée par la Conférence. Le Pape avait donc à peu près rempli tous les desiderata du Mémorandum du 21 mai: il ne prétendait pas, du reste, avoir dit son dernier mot; bien au contraire, les divers édits invitaient les corps délibérants qu'ils instituaient à rechercher eux-mêmes et à indiquer au souverain les améliorations qui pourraient encore être ajoutées.

Dans la cour romaine, tous sans doute ne s'intéressaient pas également au succès de ces réformes: quelques-uns désiraient leur échec; plusieurs ne se prêtaient à cette sorte d'essai que par déférence pour les puissances, mais sans grande confiance dans le résultat. Toutefois, la droiture personnelle du Pape et la faiblesse extrême de son gouvernement étaient une garantie que les concessions décrétées sur le papier ne pourraient être marchandées et restreintes dans l'exécution. Dans les provinces, en effet, pas d'autre force armée qu'une garde civique ayant nommé elle-même ses officiers; des fonctionnaires hors d'état de résister au mouvement réformiste, la plupart sympathiques à ce mouvement, quelques-uns même anciens insurgés. Les «libéraux» des Légations étaient donc bien assurés de ne rencontrer aucun obstacle, s'ils voulaient user des armes légales qui leur avaient été remises et développer les germes féconds de self-government contenus dans les édits pontificaux; jamais population ne s'était trouvée dans des conditions plus favorables pour faire prévaloir, sans révolte, ce qu'il pouvait y avoir de légitime et de raisonnable dans ses réclamations.

Mais, nous l'avons déjà fait observer, les meneurs du mouvement italien n'avaient nulle envie de se prêter à une réforme dont l'effet eût pu être d'assurer l'existence du gouvernement qu'ils voulaient renverser. Aussi affectèrent-ils, tout de suite, de traiter les édits d'amère dérision, de comédie menteuse et perfide dont ils ne consentaient pas à être les dupes. Croyant ou feignant de croire que les réformes concédées l'étaient sans sincérité, comme un expédient passager, et avec l'arrière-pensée de les retirer au premier symptôme de contre-révolution en Europe, ils disaient à M. de Sainte-Aulaire[642]: «Il y a pour nous, libéraux italiens, péril en la demeure. Nous devons forcer de voiles pendant que nous avons bon vent, afin d'être entrés au port avant l'orage. Il nous faut de l'irrévocable, et tant que nos droits n'auront pas été reconnus et garantis par un pacte solennel, tant que nous n'aurons pas obtenu toutes les institutions dont l'ensemble seul peut assurer la liberté constitutionnelle, nous devons rester sur la défensive et ne point accepter des améliorations partielles.» Leur thèse était d'ailleurs d'une parfaite simplicité. À les entendre, les provinces ayant reconquis leur indépendance en 1831, le Pape n'avait plus de droits antérieurs à invoquer, et sa souveraineté ne pouvait être rétablie qu'en vertu d'un pacte librement discuté, de puissance à puissance, entre le pontife et ses anciens sujets. Comme premières conditions, ils exigeaient la reconnaissance de la souveraineté du peuple, une constitution décrétée par une assemblée nationale et jurée par le Pape. Jusqu'à la conclusion de ce pacte, dans les trois provinces de Bologne, de Ravenne et de Forli, où se concentrait, pour le moment, l'agitation révolutionnaire, on ne laissait exécuter ni même publier aucun édit du Saint-Siége; on ne payait à ce dernier aucun impôt; le drapeau pontifical était remplacé par les trois couleurs italiennes; la garde civique obéissait aux agitateurs; les représentants de l'autorité centrale, par impuissance ou par complicité, suivaient le mouvement; tout le pouvoir était ouvertement aux mains des chefs de l'insurrection de février 1831. Révolte singulière, d'ailleurs, sans violence apparente, par cette raison que personne ne tentait de la réprimer. On eût dit que le gouvernement pontifical s'était résigné à laisser s'établir dans ces provinces une sorte d'interrègne.

L'ambassadeur de France à Rome, inquiet des conséquences d'un tel désordre et pour l'autorité pontificale et pour la politique française, s'épuisait en avertissements aux chefs du mouvement. «Votre intérêt, ne se lassait-il pas de leur dire ou de leur écrire, est de profiter des bonnes intentions de votre souverain, et surtout de la faveur des circonstances. Le Pape, sans forces militaires pour vous contraindre, vous tiendra compte d'une soumission qui paraîtra volontaire et l'achètera au prix de toute concession qui n'impliquera pas l'abandon complet de sa souveraineté. Votre erreur est de croire que vous êtes maîtres de la situation et que vous pouvez choisir le moment et les conditions de votre soumission. L'état actuel de vos provinces est un scandale qui ne pourra se prolonger longtemps impunément. La France elle-même s'en indigne. Mes instructions me prescrivent d'appuyer les demandes que vous présenterez à votre souverain dans des formes respectueuses et régulières; mais elles me prescrivent aussi de soutenir l'autorité du Pape et d'appuyer son gouvernement. Je serai le premier à me prononcer énergiquement contre vous, si vous persistez à rester en dehors des voies légales. Dans ce cas, d'ailleurs, le Pape fera avancer les troupes qu'il travaille à réunir, et si ces troupes sont repoussées, les Autrichiens ne laisseront pas assurément la république triompher aux portes de la Lombardie.» Par moments, M. de Sainte-Aulaire pouvait croire que ses conseils étaient enfin entendus; mais, bientôt après, les violents reprenaient le dessus. Aux avertissements de l'ambassadeur, ils opposaient les encouragements que leur envoyaient de France les chefs de la gauche, en partie liée avec ces derniers contre le ministère Périer, et ils tâchaient comme eux de se persuader que ce ministère serait bientôt renversé[643]. M. de Sainte-Aulaire n'était d'ailleurs soutenu par personne dans l'effort honnête qu'il tentait. La Conférence ne se réunissait plus; le représentant de l'Angleterre avait quitté Rome; quant à l'ambassadeur d'Autriche et à ses deux alliés de Russie et de Prusse, ils se tenaient cois, considérant, non sans quelque satisfaction maligne, les embarras d'une politique que la France avait imposée. À Paris même, notre ambassadeur ne trouvait guère plus de secours: vainement appelait-il l'attention de son gouvernement sur des désordres dont la conséquence pouvait être une seconde intervention de l'Autriche, et le pressait-il de se concerter dès maintenant avec les autres puissances pour prévenir une telle extrémité, il ne recevait même pas de réponse à ses dépêches. Depuis que le cabinet français avait obtenu par l'évacuation de Bologne l'effet qu'il désirait produire sur l'opposition, il semblait ne plus s'occuper des affaires d'Italie; sans méconnaître le péril qui pouvait résulter un jour de la révolte des Légations, il croyait avoir le temps d'y pourvoir, et, en attendant, il se laissait entièrement distraire et absorber par d'autres questions plus proches et plus pressantes; c'était le moment où il intervenait en Belgique et négociait le traité des Vingt-quatre articles.

Cependant le cardinal Bernetti ne cachait pas à l'ambassadeur de France que la patience du Pape était à bout. Dès le début, Grégoire XVI avait dit à M. de Sainte-Aulaire: «C'est une expérience à faire; nous la jugerons par ses résultats; jusqu'ici, convenez qu'ils ne s'annoncent pas d'une manière favorable.» Depuis, en présence de l'audace croissante des agitateurs qui convoquaient une convention à Bologne, levaient des impôts et organisaient publiquement une armée insurrectionnelle, le Pontife n'avait-il pas dû être plus dégoûté encore de cette «expérience»? Les cardinaux zelanti avaient beau jeu à lui répéter chaque jour: «Qu'a-t-on gagné à se soumettre à la Conférence? Les édits rendus en exécution du Memorandum, loin de calmer les populations, les ont rendues plus exigeantes, plus révoltées. Qu'attend-on pour se soustraire à tant d'indignités? L'impunité de Bologne et de la Romagne n'est-elle pas faite pour ébranler les provinces encore fidèles? Il n'y a plus un moment à perdre pour abandonner une politique déshonorante, désormais jugée.» Cet avis finit par prévaloir dans les conseils du Vatican; et, le 8 décembre 1831, le cardinal Bernetti annonça tristement à notre ambassadeur que résolution était prise de soumettre la révolte à main armée. Le cardinal prince Albani, octogénaire, mais l'un des plus ardents des zelanti et l'antagoniste déclaré du secrétaire d'État, était nommé au commandement des troupes pontificales. Ces troupes, levées à la hâte, mal armées, mal disciplinées, ne s'élevaient pas à plus de cinq mille hommes: prendre l'offensive avec des moyens si insuffisants ne s'expliquait qu'avec l'arrière-pensée d'une nouvelle intervention autrichienne.

Une perspective aussi grave ne permettait pas au cabinet français de négliger plus longtemps les affaires d'Italie. D'ailleurs, dès les premiers jours de décembre, il en avait été saisi par une communication fort pressante de l'ambassadeur d'Autriche[644]. S'il avait trop tardé à se mettre en route, du moins il n'hésita pas sur la direction à suivre. Pas un moment il ne laissa voir la moindre tentation d'être complaisant à la révolte; il voulait, au contraire, s'entendre avec les autres cabinets, notamment avec celui de Vienne[645], pour rétablir l'autorité du Pape; seulement, il avait en même temps le souci très-légitime que cette œuvre s'accomplît sans mettre en péril l'influence française et la politique de réformes. Casimir Périer, usant une fois de plus de son procédé accoutumé, convoqua les ambassadeurs d'Autriche, de Prusse et de Russie à une conférence qui eut lieu le 14 décembre. Il y fut convenu «que les représentants des quatre puissances à Rome amèneraient le Saint-Siége à leur adresser un exposé complet de la marche qu'il avait suivie pour rétablir l'ordre dans les Légations, et des mesures qu'il avait adoptées pour se conformer au système d'indulgence, de réformes et d'amélioration conseillé par la Conférence; qu'en réponse à cet exposé les mêmes représentants, prenant acte des améliorations effectuées et promises, exprimeraient, au nom de leurs cours, la désapprobation de la conduite des agitateurs, dans la forme la plus propre à agir sur leur esprit et à les éclairer sur leur position en Europe». Il était admis que l'Autriche appuierait cette démonstration par des mouvements de troupes sur ses frontières. Notre gouvernement se flattait de décourager ainsi l'insurrection et de prévenir ce qu'il tenait par-dessus tout à écarter, une nouvelle intervention de l'armée impériale[646]. Si ces mesures ne suffisaient pas, les puissances se «réservaient de procéder à des déterminations plus décisives».

Les représentants des quatre puissances à Rome, obéissant à l'impulsion venue de Paris, se mirent aussitôt à l'œuvre. La Conférence reprit ses séances interrompues depuis cinq mois. Le cardinal Bernetti, vivement pressé, consentit à suspendre provisoirement la mise en mouvement des troupes pontificales. Puis, le 10 janvier, il adressa aux ambassadeurs la note désirée par leurs cours. On ne put s'entendre pour y faire une réponse commune, parce que le représentant de la France ne voulait rien dire qui impliquât adhésion sans condition à une intervention éventuelle des Autrichiens; il déclara, au contraire, que, si ce cas se présentait, il «demanderait des garanties et des compensations». Mais, sauf cette réserve, les quatre plénipotentiaires furent d'accord pour exprimer, chacun de leur côté, leur réprobation de la révolte; ils témoignèrent aussi l'espoir que le gouvernement romain, en récompense du concours qui lui était donné, persisterait dans les réformes où il s'était engagé sur les conseils de l'Europe. M. de Sainte-Aulaire avait tenu d'autant plus à faire insérer cette dernière déclaration dans les quatre notes, que le cardinal Bernetti ne lui avait pas caché l'ébranlement de sa situation personnelle par suite de l'influence croissante des zelanti. La note de l'ambassadeur de France, datée du 12 janvier, n'était pas la moins énergique contre les révoltés; après avoir énuméré les édits réformateurs publiés depuis six mois et les promesses faites par le Pape de les compléter prochainement, il déplorait l'ingratitude des populations, reconnaissait le droit et le devoir du Saint-Siége de rétablir son autorité souveraine, et, prévoyant le cas où ses troupes rencontreraient une résistance coupable, il ajoutait: «Le soussigné ne fait aucune difficulté de déclarer que les auteurs de cette résistance, aussi insensée dans son but que fatale dans ses résultats, seraient considérés en France comme les plus dangereux ennemis de la paix générale. Fidèle à sa politique tant de fois proclamée, le gouvernement du Roi emploierait, au besoin, tous les moyens pour assurer l'indépendance et l'intégrité des États du Saint-Père. La bonne intelligence qui existe entre lui et ses augustes alliés est une garantie certaine que ses vœux à cet égard seront accomplis.» Le cardinal Bernetti fit aussitôt publier, le 14 janvier 1832, dans le journal officiel de Rome, les notes des quatre ambassadeurs, et il y joignit un manifeste par lequel il adjurait les habitants des Légations de rentrer dans le devoir et de ne pas attirer sur leur pays les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère.

Ce qui se passait depuis quelques semaines dans ces provinces pouvait donner quelque espoir dans l'efficacité de ces démarches. Tant qu'ils n'avaient cru avoir affaire qu'aux troupes papales, les révoltés ne s'en étaient montrés nullement émus; ils ne s'étaient même pas beaucoup effrayés de l'éventualité d'une intervention autrichienne, persuadés que nous serions forcés alors de nous y opposer et qu'il en résulterait une guerre générale. Mais du jour où ils avaient vu toutes les puissances, y compris la France, se concerter pour soutenir l'autorité du Saint-Siége, le découragement et l'inquiétude les avaient gagnés. Avec cette promptitude qu'ont parfois les Italiens à tourner sans vergogne le dos au danger, les plus prévoyants et non les moins compromis avaient donné le signal d'une sorte de sauve qui peut: c'était presque à croire qu'il y aurait émulation à qui viendrait le premier offrir sa soumission. Les publications du 14 janvier n'allaient-elles pas précipiter cette dissolution déjà commencée, et ne se trouverait-on pas ainsi avoir eu raison de la révolte sans recourir à la force? Divers symptômes le faisaient supposer. En tout cas, si tardive que fût l'intervention diplomatique de l'Europe, il convenait que le gouvernement pontifical lui laissât le temps de produire son effet et attendît au moins quelques jours avant de recourir à d'autres moyens.

C'est ce que ne permit pas l'impatience du cardinal Albani. Depuis un mois, il ne subissait qu'en maugréant les délais imposés par la diplomatie, et faisait savoir à Rome qu'il ne pouvait plus longtemps retarder son attaque. Du revirement qui se manifestait dans les Légations, il concluait seulement qu'une action militaire n'y rencontrerait pas de résistance sérieuse, et que dès lors une chance s'offrait de rétablir l'autorité du Pape, sans avoir à compter avec les conseils de réformes donnés par l'Europe. S'il échouait, il en serait quitte pour appeler les troupes autrichiennes avec lesquelles il paraissait bien avoir partie liée. Cinq jours seulement après la publication des notes, lorsqu'elles étaient à peine parvenues dans les Légations, le fougueux vieillard, sans avoir reçu aucun ordre de Rome, mais abusant des pleins pouvoirs qu'on avait eu l'imprudence de lui confier[647], mit sa petite armée en mouvement et la fit entrer sur le territoire des provinces révoltées: elle rencontra, le lendemain 20 janvier, près de Cézène, les gardes civiques de Bologne et des villes voisines, et leur infligea une sanglante défaite. Il semblait que cette victoire dût déterminer une soumission générale. Mais les troupes pontificales, qui comptaient dans leurs rangs beaucoup de vagabonds et d'aventuriers, se livrèrent, dans Cézène et surtout dans Forli, à des actes de brigandage et de cruauté qui, exploités par les habiles, grossis par la rumeur publique, provoquèrent dans les Légations un cri d'indignation et de vengeance. Les populations, tout à l'heure disposées à capituler, se levèrent en armes. Surpris, troublé, ne se sentant pas en force, le cardinal prit, cette fois encore, sur lui, et sans avoir demandé les ordres de son gouvernement[648], d'implorer le secours des Autrichiens. Ceux-ci, qui se tenaient prêts, répondirent immédiatement à cet appel. Dès la nuit du 23 au 24 janvier, ils franchissaient la frontière, et, le 28, ils rentraient à Bologne, sans avoir rencontré l'ombre d'une résistance, acclamés même par les populations, qui voyaient dans leur présence une protection contre les soldats du cardinal Albani.

Le gouvernement français se retrouvait donc en face de la même difficulté dont il avait eu tant de peine à se tirer six mois auparavant, difficulté aggravée par cela seul qu'elle se renouvelait. La précipitation avec laquelle l'entrée en campagne du cardinal Albani et l'intervention des Autrichiens s'étaient produites au moment même où commençait à s'exécuter le plan de pacification concerté entre les puissances, donnait à toute cette affaire un caractère de surprise préméditée, de coup monté à notre insu et contre nous, qui nous la rendait encore plus déplaisante[649]. Peut-être n'était-ce qu'une apparence. Certains indices feraient croire que le cabinet de Vienne était le premier à trouver que ses généraux avaient été un peu vite[650]. Son impression était au moins fort mélangée; s'il jouissait d'avoir fait acte de suprématie en Italie, il ne laissait pas en même temps que d'être un peu troublé des risques auxquels il s'exposait ainsi et fort désireux de nous amadouer[651]. Quoi qu'il en fût d'ailleurs des secrets sentiments du gouvernement impérial, le silence et l'inaction nous étaient impossibles. Après s'être fait honneur d'avoir substitué le concours européen à l'action exclusive du cabinet de Vienne, la politique réformatrice de la France à la politique répressive et réactionnaire de l'Autriche, notre ministère pouvait-il accepter le démenti qui lui était donné? Après s'être tant vanté d'avoir imposé l'évacuation en juillet 1831, pouvait-il, en janvier 1832, assister tranquillement à une nouvelle intervention? La mortification eût été bien plus grande que la première fois; il s'y fût joint ce je ne sais quoi d'un peu ridicule propre aux niais qui se font jouer et aux fanfarons qui se laissent braver. En Italie, plus que jamais, notre influence courait le risque d'être absolument ruinée[652]. En France, l'opposition se flattait déjà d'avoir retrouvé un terrain favorable pour attaquer le cabinet: elle montrait dans la conduite du cardinal Albani la conséquence de la note adressée, le 12 janvier, par M. de Sainte-Aulaire au gouvernement pontifical, et menait bruyamment une campagne d'indignation contre les excès des troupes papales. La politique conservatrice paraissait abaissée et compromise; il fallait quelque coup d'éclat pour la relever, mais un coup d'éclat calculé de telle sorte qu'il ne mît pas en péril la paix de l'Europe ou l'autorité du Pape, qu'il ne servît les desseins ni des belliqueux de Paris, ni des révolutionnaires de Bologne.

Le problème était singulièrement complexe et difficile. Casimir Périer l'aborda avec sa résolution habituelle. Par suite d'une maladie du général Sébastiani, il avait pris complétement en main toute la direction des affaires étrangères. Si soudaine qu'elle fût, l'intervention ne le prenait pas tout à fait à l'improviste. Quand, au mois de décembre 1831, son attention avait été rappelée sur la question italienne, il avait prévu les diverses hypothèses, et, tout en désirant, en espérant même échapper à une nouvelle occupation autrichienne, il avait arrêté, à part soi, son plan de conduite pour le cas où elle se produirait, et l'avait aussitôt exposé en ces termes à son ambassadeur près le Saint-Siége: «Si, par suite de la marche des événements, la cour de Rome se croyait dans la nécessité de recourir à une intervention étrangère, nécessité toujours bien déplorable, nous demanderions que cette intervention, au lieu d'être effectuée par une grande puissance européenne à laquelle l'opinion publique attribuera toujours, à tort ou à raison, des projets d'empiétement, fût confiée à des troupes sardes. Si pourtant l'occupation autrichienne ne pouvait être évitée, ce que nous regretterions bien vivement, nous y mettrions cette condition: que tandis que les Autrichiens occuperaient une partie des Légations, une autre partie fût occupée par les Sardes, et que nos soldats et nos vaisseaux fussent reçus dans le port et la place d'Ancône. Enfin, si le refus de la Sardaigne ou tout autre motif faisait échouer cette combinaison, l'occupation des Légations par les troupes autrichiennes pourrait encore avoir lieu, toujours moyennant notre entrée à Ancône. Cette dernière hypothèse, la plus défavorable de toutes, marque le terme des concessions auxquelles nous nous prêterions.» Dans ce plan, une partie devait être bientôt reconnue inexécutable: par divers motifs et surtout par crainte de déplaire à l'Autriche, le cabinet de Turin n'était pas disposé à jouer le rôle qu'on lui réservait. Restait donc seule l'idée d'une intervention française venant s'adjoindre et en même temps faire contre-poids à l'intervention autrichienne. Cette idée n'était pas absolument nouvelle: on se rappelle qu'en mai 1831, notre ambassadeur à Rome avait déjà proposé quelque chose de ce genre.

Après avoir communiqué son plan à M. de Sainte-Aulaire, Casimir Périer ajoutait: «Je n'ai pas besoin de vous dire que les détails dans lesquels je viens d'entrer ne doivent être connus que de vous, jusqu'au moment où les circonstances en rendraient l'application nécessaire.» Notre ambassadeur, estimant qu'en pareil cas il fallait avant tout éviter tout ce qui aurait le caractère d'une surprise, ne crut pas devoir s'astreindre à la discrétion qui lui était recommandée, et, dès la fin de décembre 1831 ou les premiers jours de janvier 1832, alors que l'on croyait encore pouvoir éviter l'intervention autrichienne, il fit connaître nettement au cardinal Bernetti quelles seraient, au cas de cette intervention, les exigences de la France. Le cardinal se montra moins étonné qu'on eût pu s'y attendre. À l'idée d'un appel aux troupes sardes, il objecta que le temps manquerait pour le négocier. Quant à l'occupation d'Ancône par les Français, il répondit «que c'était une grande affaire, sur laquelle il ne pouvait hasarder aucune parole avant d'avoir reçu les ordres du Pape, et qu'il les prendrait le jour même». M. de Sainte-Aulaire lui recommanda de bien expliquer à Sa Sainteté que notre exigence n'avait rien dont sa dignité et ses intérêts pussent souffrir, et que son indépendance ne serait que mieux garantie si, dans la nécessité de recourir à des forces étrangères, il appelait à son aide deux puissances au lieu d'une. «Je vous entends à merveille, reprit le cardinal Bernetti; si les Autrichiens entrent à Bologne, c'est pour vous assurer qu'ils en sortiront que vous demandez à entrer à Ancône.» Le lendemain, nouvel entretien: le cardinal secrétaire d'État était remarquablement ouvert et de belle humeur; il déclara sans doute que le Pape n'avait point donné le consentement demandé à une occupation éventuelle d'Ancône, mais avec un accent et une physionomie qui semblaient calculés pour ne pas décourager l'ambassadeur. Il allégua, comme motif, la crainte «des conséquences que pouvait avoir la présence des troupes françaises en Italie», et aussi les égards dus à l'Autriche. M. de Sainte-Aulaire combattit ces objections, puis il termina par ces mots: «Pensez-y bien, monseigneur, si vous nous refusez votre consentement, vous nous obligerez peut-être à nous en passer. Qu'arrivera-t-il alors?—La vertu des papes est la résignation, reprit le cardinal en souriant.—M'autorisez-vous à écrire cette réponse à Paris?—Mais, sans doute.» L'entretien finit là. Les paroles du cardinal et surtout le ton dont elles avaient été dites n'avaient pas laissé à notre ambassadeur le moindre doute sur leur signification: il en avait conclu que si le Pape ne voulait pas consentir expressément à notre occupation par ménagement pour l'Autriche, il admettait qu'on lui forçât la main. Il écrivit dans ce sens à son gouvernement, et, à Paris, on fut dès lors convaincu que l'occupation d'Ancône ne rencontrerait pas d'opposition sérieuse à Rome.

Loin de blâmer M. de Sainte-Aulaire d'avoir fait connaître notre résolution éventuelle au gouvernement pontifical, Casimir Périer pratiqua de son côté cette même politique à découvert. Vers le 10 janvier, il fit venir les ambassadeurs étrangers et leur déclara formellement «qu'au cas où, contre notre attente, le Saint-Siége se croirait dans la nécessité de recourir à cette intervention, la remise d'Ancône aux forces françaises deviendrait pour nous une garantie indispensable, dont rien ne pourrait nous faire départir». Les ambassadeurs reçurent cette communication avec un visage impassible et sans répondre un mot. Notre ministre en conclut que, de ce côté aussi, il ne serait pas contrarié. C'était aller un peu vite: à peine notre projet fut-il connu de M. de Metternich, qu'il le mit de fort méchante humeur. «Ce serait une farce et en même temps un contre-sens», écrivait-il, le 13 janvier, au comte Apponyi[653]. Toutefois, il n'osait pas élever de veto absolu, discutait et tâchait de nous amener à quelque autre combinaison: ainsi offrait-il d'admettre nos escadres et même nos troupes de terre à participer à l'occupation des Légations, sous le commandement supérieur d'un général autrichien. Cette dernière condition était inadmissible, mais le seul fait d'une telle proposition n'impliquait-il pas l'aveu du droit que la France aurait de faire quelque chose si l'Autriche intervenait? Périer, du reste, ne s'inquiétait pas beaucoup du mécontentement du cabinet de Vienne, du moment où il se croyait assuré de la non-opposition du Pape. Aussi persistait-il plus fermement que jamais dans son dessein, et, ne voulant pas se laisser surprendre par les événements, il avait, dès le milieu de janvier, donné l'ordre de rassembler à Toulon le petit corps qui serait appelé à occuper Ancône et de préparer les navires qui devaient le transporter.

Les choses en étaient là, quand, le 31 janvier, arriva à Paris la nouvelle du tour si rapide qu'avaient pris les événements dans les Légations, de l'entrée en campagne du cardinal Albani, de l'appel fait aux Autrichiens, et de l'occupation de Bologne par les troupes impériales. Périer n'hésita pas un instant: il convoqua le conseil des ministres et proposa de faire partir immédiatement les troupes destinées à occuper Ancône. La soudaineté de l'action lui avait réussi en Portugal et en Belgique; il voulait, cette fois encore, user d'un procédé d'ailleurs conforme à son tempérament. Il y eut des objections dans le conseil: on trouvait l'aventure risquée, insuffisamment préparée. Mais Périer savait toujours faire prévaloir sa volonté. L'expédition fut donc décidée, et les ordres expédiés à Toulon. Deux bataillons, forts de quinze cents hommes, sous les ordres du colonel Combes, et une compagnie d'artillerie furent aussitôt embarqués sur le Suffren et sur deux frégates, et, dès le 7 février, la flottille, commandée par le capitaine de vaisseau Gallois, mit à la voile pour Ancône. Il était convenu que si les Autrichiens nous devançaient dans cette ville, on se rabattrait sur Civita-Vecchia. Le général Cubières, commandant supérieur de l'expédition, devait s'embarquer, quelques jours après, sur un navire à vapeur, et, pendant que nos vaisseaux à voiles feraient plus lentement le tour de l'Italie, se rendre directement à Rome, s'entendre avec le gouvernement pontifical sur les conditions de notre occupation, puis aller, à Ancône, présider au débarquement des troupes et à la prise de possession de la ville.

Si Casimir Périer voulait agir soudainement, il n'entendait pas du tout faire un coup à la sourdine. Aussi, quatre jours après le départ de l'escadre, le 11 février, avait-il écrit à son ambassadeur à Vienne de prévenir le gouvernement impérial que l'expédition était en route pour Ancône. Sa dépêche peu étendue contenait l'assurance que «les troupes françaises évacueraient les États romains au moment où se retireraient les troupes autrichiennes», et que «l'objet de leur envoi était seulement d'aider à la pacification des États du Saint-Siége»; elle exprimait «l'espoir que la cour impériale n'apporterait pas d'obstacles à cette expédition». M. de Metternich ne le prit pas de haut. «C'est avec un sentiment de vif regret, répondit-il, que nous avons appris la décision du gouvernement français de donner suite à une mesure que, peu de jours auparavant, il nous avait annoncée comme un projet nullement arrêté.....» Il rappela brièvement les raisons qui lui faisaient considérer cette mesure comme «une conception malheureuse», se complut à «prédire» qu'elle aurait toutes sortes de fâcheuses conséquences, mais conclut en ces termes: «Nous ne vous déclarerons pas la guerre pour ce fait. Ce que nous ferons, ce sera de doubler nos mesures de surveillance, afin de ne pas perdre le fruit de nos efforts en faveur de la pacification des États pontificaux. Ce résultat, nous voulons l'obtenir, et nous ne nous laisserons pas arrêter dans la poursuite de ce but.» Du reste, loin de se mettre en avant, il cherchait plutôt à se replier au second plan et insistait sur ce que «la question de l'entrée des troupes françaises à Ancône était une affaire à régler entre la France et le Saint-Siége[654]». Tout cela témoignait de plus de tristesse que d'irritation, de plus d'embarras que de résolution de nous faire obstacle. À la même époque, de Turin, M. de Barante écrivait, le 20 février, à son ministre: «On commence à avoir nouvelle ici de l'effet qu'a produit sur le cabinet de Vienne la résolution que notre gouvernement a prise de faire occuper Ancône. M. de Bombelles (ambassadeur d'Autriche à Turin) ne m'en a pas parlé, mais il a dit à divers membres du corps diplomatique qu'à sa grande surprise M. de Metternich prenait assez bien la chose.» Il n'était pas jusqu'aux généraux autrichiens qui ne parussent résignés à ne point paraître trop mécontents de notre occupation; le général Grabowski, qui commandait à Bologne, publiait, le 23 février, un ordre du jour où, après avoir fait allusion aux bruits de débarquement des troupes françaises, il ajoutait: «Il convient de remarquer que cette expédition ne peut qu'être dirigée par les mêmes principes qui ont engagé les troupes de Sa Majesté Impériale Royale à entrer dans les Légations.»

Sans mettre le public français dans la pleine confidence de son entreprise, Casimir Périer lui en laissait entrevoir quelque chose. On n'ignorait pas qu'une expédition était partie, et que nos troupes allaient occuper un point de l'État pontifical; mais quel point? dans quelles conditions? Là commençait l'incertitude. Le principal organe du ministère, le Journal des Débats, disait, le 10 février: «Si nous croyons les bruits répandus, nous avons des soldats en mer pour donner force et crédit aux instances de notre ambassadeur... Il fallait être de pair avec l'Autriche. Nous y sommes maintenant. Voulez-vous partir? Nous partons. Voulez-vous rester? Nous restons... Nous venons soutenir l'influence française, faire qu'il y ait deux arbitres dans les affaires d'Italie, au lieu d'un seul.» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «Sans aucune pensée hostile contre l'Autriche, nous disons qu'il n'est pas convenable que ce soit l'Autriche seule qui règle les affaires d'Italie, et nous allons les régler avec elle.» Quant à l'opposition, surprise, n'y voyant pas clair, elle faisait la figure la plus embarrassée du monde et ne savait trop que dire; tantôt le National dénonçait la légèreté imprudente du gouvernement, qui s'exposait à la guerre dont il ne voulait pas; tantôt il lui reprochait de porter secours aux «égorgeurs du cardinal Albani», d'intervenir, non contre l'Autriche, mais contre la liberté italienne, en un mot de refaire l'expédition d'Espagne de la Restauration.

Tout le plan de Casimir Périer était fondé sur la conviction où il était que le Pape consentait ou, du moins, se résignait à l'occupation française. Le 31 janvier, en même temps qu'il expédiait les ordres militaires à Toulon, le président du conseil donnait instruction à M. de Sainte-Aulaire de réclamer la remise d'Ancône, ne mettant pas d'ailleurs un instant en doute que sa demande ne fût accueillie. «Nous aimons à penser, écrivait-il encore, le 9 février, à son ambassadeur, que le Saint-Père a confirmé ou vous renouvellera sans peine la parole que vous avez reçue. Ancône, occupée par nos soldats, ne saurait être pour lui l'objet de la moindre inquiétude.» M. de Sainte-Aulaire n'avait pas attendu les ordres de son ministre pour agir. Dès le 30 janvier, ayant audience de Grégoire XVI, il souleva la question d'Ancône. La physionomie du Pontife s'assombrit aussitôt, et son langage, tout à l'heure très-bienveillant, devint fort réservé. Il ne se laissa pas arracher autre chose que de vagues assurances de son désir de complaire au roi des Français, mais déclara ne pouvoir exprimer d'opinion avant d'avoir pris l'avis de son conseil et de ses alliés. En sortant du Vatican, M. de Sainte-Aulaire passa chez l'ambassadeur d'Autriche; les dépêches de Périer lui avaient fait croire qu'il ne rencontrerait pas d'opposition de ce côté; or il se disait qu'il enlèverait bien facilement le consentement du Pape, s'il obtenait seulement que l'Autriche se montrât indifférente. Mais le comte de Lutzow témoigna d'une froideur inquiétante. «Il n'avait pas d'instruction, disait-il, et s'abstiendrait, en attendant, d'émettre une opinion.» Le représentant de la Russie, plus sincère, déclara sans ménagement à notre ambassadeur «que sa demande lui semblait inadmissible, et qu'il emploierait pour la faire rejeter tout ce qu'il avait d'influence à Rome». Le ministre de Prusse ne lui laissa espérer aucun appui. Il était évident que le cabinet de Vienne, soutenu par les autres puissances continentales, travaillait à faire prononcer par le Pape le veto qu'il n'osait nous opposer lui-même. La situation devenait difficile; mais notre ambassadeur ne pouvait reculer, et il remit au cardinal Bernetti une note officielle où il précisait ainsi sa demande: «Sa Sainteté, ayant de nouveau appelé les troupes autrichiennes dans ses États, reconnaîtra sans doute la convenance de prouver par un témoignage public qu'elle n'accorde pas une moindre confiance aux troupes du roi des Français. En retour des preuves multipliées de son zèle pour les intérêts du Saint-Siége, ce prince vient donc demander que la place d'Ancône lui soit confiée en dépôt pour être rendue par lui au moment où s'opérerait simultanément l'évacuation des autres villes de l'État pontifical occupées par des troupes étrangères.» La réponse du cardinal ne se fit pas attendre; c'était un refus positif: «Le Saint-Père n'avait aucune méfiance du roi des Français; il croyait à la sincérité de son zèle et à son intérêt pour le Saint-Siége; il en était profondément reconnaissant; mais ces mêmes sentiments, il les avait aussi pour son fidèle allié, l'empereur François. Or l'occupation d'Ancône par les troupes françaises était une mesure de méfiance contre l'Autriche, une garantie que nous croyions nécessaire de prendre contre son ambition; le Pape ne pouvait, sans la plus odieuse ingratitude, paraître s'associer à de tels soupçons. Père commun de tous les fidèles, il ne se croirait permis de consentir à la demande du gouvernement français que si celui-ci s'était préalablement mis d'accord avec les autres puissances qui, par leurs notes du 15 janvier, avaient promis leur secours au Saint-Siége.» Aucune illusion n'était plus possible: l'influence de l'Autriche avait entièrement prévalu dans les conseils de Grégoire XVI.

Quand ce refus, qui déjouait toutes les prévisions et dérangeait tous les calculs du gouvernement français, parvint à Paris, l'expédition était déjà en pleine mer. La rappeler, en admettant qu'on pût la rejoindre, les ministres n'en eurent même pas la pensée: c'eût été, disait l'un d'eux, pourtant peu favorable à cette expédition, «nous faire siffler par toute l'Europe[655]»; c'eût été surtout faire la partie trop belle en France à l'opposition révolutionnaire et belliqueuse. Il n'était pas d'ailleurs dans les habitudes de Casimir Périer de reculer devant un obstacle. Il persista dans son entreprise, comptant que sa résolution ferait céder tôt ou tard la cour romaine. Mais, en même temps, il veilla à ce que les conditions imprévues et tout au moins fort anormales dans lesquelles allait s'accomplir l'expédition, n'en altérassent pas le caractère et ne lui donnassent pas une apparence favorable aux révoltés, hostile à l'autorité pontificale. «Jamais, écrivait-il, le 13 février, à M. de Sainte-Aulaire, notre politique ne cherchera son point d'appui sur les passions révolutionnaires en Italie. Nous ne voulons trouver dans l'occupation d'Ancône qu'une garantie morale exigée par la dignité et les intérêts les plus essentiels de la France.» Dans ses conversations avec le comte Apponyi, il protestait ne pas vouloir favoriser les révoltés[656]. Et, le 26 février, il s'exprimait ainsi dans une dépêche à M. de Barante: «Nous apprenons que la nouvelle de notre expédition excite dans les provinces romaines une fermentation assez vive. Comme il pourrait en résulter des conséquences fâcheuses, je charge M. de Sainte-Aulaire de bien établir que notre but n'est nullement d'intervenir par la force dans le régime intérieur des États de l'Église, ni d'appuyer même moralement les agitateurs; que nous voulons toujours l'indépendance et l'intégralité du pouvoir temporel du Saint-Siége[657]... Les instructions remises à M. de Cubières sont conçues dans le même sens. Vous pourrez donner ces explications à la cour de Turin, dont elles suffiront sans doute à calmer les inquiétudes[658].» Notre ministre ne se contentait pas de ces déclarations diplomatiques sans écho hors des chancelleries. Le Journal des Débats disait, le 10 février: «Oui, nous voulons le maintien du Saint-Siége et l'intégrité de ses États.» Et, le 15, il ajoutait: «La liberté et l'indépendance de la Romagne, c'est le démembrement des États du Pape; et ce démembrement, c'est l'agrandissement du royaume lombard-vénitien. Grâce à Dieu, notre intervention empêchera un pareil dénoûment. Nous avons promis, de concert avec l'Europe, de maintenir l'intégrité des États du Pape: c'est cette intégrité que nous allons maintenir.»

Quand on sut à Rome que l'expédition était en route malgré le refus du Souverain Pontife, très-vive fut l'émotion dans la cour pontificale et parmi les représentants des puissances. Il y eut un tolle contre la France. La situation personnelle de notre ambassadeur devenait fort pénible, d'autant que les révolutionnaires commençaient à lui donner publiquement des marques compromettantes de leur sympathie[659]. Des bruits sinistres circulaient. Une fermentation croissante faisait craindre quelque émeute. Le ministre de Russie, l'un des plus animés contre nous, racontait tout haut que le Pape allait excommunier les Français et se réfugier à Naples ou en Lombardie, suivi du corps diplomatique. Les zelanti poussaient en effet à ce parti violent; mais Grégoire XVI y répugnait et ne voulait s'y résoudre qu'à la dernière extrémité. Tout au moins désira-t-il auparavant faire appel à l'honneur de M. de Sainte-Aulaire qu'il avait en haute estime; il le fit adjurer par le cardinal Bernetti de déclarer sans ménagement toute l'étendue des dangers dont était menacé le Saint-Siége: le Pontife craignait surtout que les Français ne visassent à s'approcher de Rome et qu'ils ne missent la main sur Civita-Vecchia en même temps que sur Ancône. Notre ambassadeur répondit avec une sincérité complète, ne cachant rien de nos desseins. Il rassura le gouvernement pontifical au sujet de Civita-Vecchia. Quant à Ancône, il protesta avec chaleur qu'aucun guet-apens, qu'aucune surprise n'était à craindre, et s'engagea à communiquer au Pape les instructions qu'allait lui apporter le général Cubières. «Rien ne se fera, ajouta-t-il, que Sa Sainteté n'en ait été prévenue à l'avance. Il ne dépend cependant ni de moi, ni du gouvernement français lui-même, de garantir le Saint-Siége contre les conséquences de la situation dans laquelle je le vois, avec un grand regret, disposé à se placer.» Puis, rappelant les faits, l'expédition commencée «dans la confiance autorisée que le Pape s'y résignerait», l'impossibilité de la rejoindre en mer, il continua ainsi: «Notre escadre arrivera donc nécessairement devant Ancône; que dirait-on en France et en Europe, si elle s'en retournait honteusement? Le gouvernement du Roi peut-il encourir ce ridicule et cette ignominie? Vous-même ne voudriez pas nous le conseiller sérieusement. Il vous reste donc à balancer les inconvénients de recevoir à Ancône les Français comme des amis et des défenseurs, ou de les y laisser dans une attitude hostile qui réveillera les espérances et ranimera le courage de tous les révolutionnaires italiens.» Ce langage ne fut pas sans faire impression sur le cardinal Bernetti, qui se montra à la fois un peu rassuré et adouci; il se défendit d'avoir aucune méfiance envers la France et allégua seulement les ménagements qu'il devait à l'Autriche. «Mettez-vous d'accord avec le comte de Lutzow, ajouta-t-il, et je ferai de grand cœur ce que vous me demanderez avec son assentiment.»

Grâce aux loyales explications de notre ambassadeur, la situation devenait donc moins tendue. Loin de songer à nous opposer une résistance matérielle, le gouvernement pontifical avait donné l'ordre au commandant d'Ancône de se tenir prêt à vider les lieux au premier jour. Son intention, comme il a été révélé plus tard à M. de Sainte-Aulaire par un des prélats influents de la Curie, était d'exiger de nous une sommation impérative pour bien constater qu'il ne cédait qu'à la force; il nous eût peut-être adressé en réponse une protestation, mais fort mitigée dans les termes par le désir de bien vivre avec des hôtes qu'on ne pouvait se dispenser de recevoir. Il y avait même lieu d'espérer que ces conditions seraient améliorées, et que l'on conviendrait à l'avance avec le Saint-Siége d'un cérémonial d'occupation qui, tout en mettant sa responsabilité à couvert envers l'Autriche, serait de notre part le plus respectueux possible de ses droits. M. de Sainte-Aulaire avait préparé le terrain: les esprits étaient bien disposés; mais un tel arrangement ne pouvait être conclu sans le général Cubières, qui devait apporter les dernières instructions du gouvernement français, et qui, d'ailleurs, avait seul compétence pour la question militaire.

Cependant, à l'ambassade de France comme à la chancellerie romaine, on commençait à s'étonner et à s'impatienter de ne pas voir arriver le général: il était parti de Toulon, le 12 février, sur un bateau à vapeur, et quarante-huit heures eussent dû suffire à sa traversée. Or les jours s'écoulaient, et il ne paraissait pas. Par contre, de divers points de la côte italienne, on avait vu notre petite escadre, poussée par un vent favorable, descendre vers le détroit de Messine et remonter dans l'Adriatique. Que se produirait-il si elle arrivait devant Ancône avant que le général Cubières eût pu se concerter avec le gouvernement pontifical? M. de Sainte-Aulaire, fort anxieux, se rassurait cependant par la pensée qu'en l'absence du général, rien ne devait se faire sans les ordres de l'ambassadeur de France. En effet, le président du conseil lui avait écrit: «C'est à vous ou à votre agent à Ancône que le commandant s'adressera afin de savoir s'il doit ou non débarquer sa garnison.» Pour plus de sûreté encore, il avait été réglé que le brick l'Éclipse, parti de Toulon plusieurs jours avant l'escadre, la précéderait à Ancône, entrerait seul dans le port, y prendrait les ordres de l'ambassadeur, et les porterait en pleine mer au chef de l'expédition. Au reçu de ces instructions, le 17 février, M. de Sainte-Aulaire avait immédiatement écrit à M. Guillet, agent consulaire de France à Ancône, pour lui recommander de guetter l'arrivée du brick, et lui enjoindre de faire savoir au commandant de l'escadre qu'il ne devait rien entreprendre jusqu'à nouvel avis.

M. de Sainte-Aulaire croyait avoir ainsi paré à tout danger. Cependant il s'étonnait et s'inquiétait de plus en plus d'être sans nouvelles du général Cubières. Le 24 février au soir, il cherchait tristement à deviner les causes d'un retard si extraordinaire, quand s'ouvrit la porte de son cabinet: c'était enfin le général. Il avait mis douze jours à faire une traversée qui n'en exigeait d'ordinaire que deux. Il allégua vaguement des «accidents de mer» qui l'avaient forcé à relâcher en Corse; du reste, disait-il, «il en avait été médiocrement contrarié, étant bien sûr d'arriver à temps». Si singulière que fût cette réponse, M. de Sainte-Aulaire avait autre chose à faire que de la relever; il ne songeait qu'à réparer le temps perdu et prit rendez-vous avec le général pour le conduire le lendemain au Vatican. Demeuré seul, il réfléchissait à la meilleure manière de traiter la question avec le cardinal Bernetti, quand quelqu'un entra de nouveau dans son cabinet: on lui apportait la nouvelle que, la veille, les Français s'étaient emparés d'Ancône par surprise et de vive force.

En effet, l'escadre, aussi rapide que le général Cubières a été lent, est arrivée en vue d'Ancône, le 21 février. Le brick qui devait la précéder était resté en arrière. Le 22, elle mouille en rade. Le capitaine Gallois, qui, en l'absence du général, fait office de commandant supérieur, échange les politesses d'usage avec le capitaine du port. Il juge habile de lui raconter qu'il est en route pour la Morée et qu'il touche seulement quelques jours à Ancône, pour faire des vivres; il annonce l'intention de n'entrer dans le port que le lendemain, et invite l'officier pontifical à déjeuner pour ce jour-là. Mais, tout en prenant ce visage ami, il tient à son bord un conseil de guerre où il fait décider que l'on s'emparera de la ville pendant la nuit[660]. Cependant M. Guillet, notre agent consulaire, chargé des ordres de l'ambassadeur de France, n'a pas perdu un moment pour les porter au capitaine Gallois; après les avoir lus, celui-ci se borne à dire négligemment «qu'il a ses instructions et qu'il les exécutera le lendemain». Dans la nuit du 22 au 23, entre deux et trois heures du matin, quinze cents hommes pénètrent dans le port, débarquent en silence, puis, conduits par le capitaine Gallois et le colonel Combes, ils s'élancent au pas de course, brisent une porte à coups de hache, escaladent le rempart, désarment les postes, surprennent dans leurs lits le commandant militaire et le prolégat. La ville se réveille le matin au pouvoir des Français; pas une amorce n'a été brûlée, pas une goutte de sang versée. Reste la citadelle, dont on ne peut s'emparer par un coup de main. On entre en pourparlers avec le commandant; on lui affirme que tout se fait d'accord avec le gouvernement pontifical et sous la direction de M. de Sainte-Aulaire, et l'on finit par lui arracher une capitulation par laquelle il laisse entrer des soldats français en nombre égal à ses propres soldats, et hisse le drapeau de la France à côté de celui du Pape. Maîtres ainsi de la ville et de la citadelle, le commandant Gallois et le colonel Combes s'occupent de réveiller l'énergie des habitants, pour tenir tête aux Autrichiens qu'ils s'imaginent voir paraître d'un instant à l'autre; ils parcourent les rues, ameutant le peuple et le sommant de prendre les armes. «Habitants d'Ancône, s'écrie le commandant, dans une proclamation imprimée, la maison d'Autriche, poursuivant ses antiques et éternels projets d'agrandissement, a envahi les États de l'Église! Elle s'apprêtait à étendre sur vous son réseau d'acier, à faire peser sur vos têtes son sceptre de plomb! Mais la France a vu vos dangers, et, dans les vastes flancs de ses vaisseaux, elle vous a envoyé des défenseurs, avant-garde d'une puissante armée!»

Nous voilà bien loin de ce qu'avait voulu le gouvernement français. Comment expliquer que sa pensée ait été ainsi dénaturée, que ses instructions aient été à ce point méconnues? Le commandant Gallois et le colonel Combes, amenés, par l'absence du général Cubières, à s'emparer d'un premier rôle auquel ils n'étaient pas destinés, se trouvaient être les hommes le moins propres à le bien remplir. C'étaient de braves soldats, mais des esprits étroits, exaltés, imbus des idées de la gauche d'alors, et jugeant la France de Juillet tenue d'honneur à poursuivre par une grande guerre la revanche de Waterloo[661]. Très-imparfaitement instruits du dessein auquel ils ne devaient coopérer qu'en sous-ordre et pour la partie en quelque sorte matérielle[662], ignorant tout du côté politique et diplomatique qui avait été réservé au général Cubières, trompés et excités par le tour mystérieux de l'entreprise, ils n'avaient vu là qu'une entrée en campagne contre l'Autriche, le commencement du grand branle-bas qu'ils attendaient depuis dix-huit mois avec tant d'impatience. Eussent-ils eu quelque doute sur la vraie pensée du gouvernement, qu'en le compromettant malgré lui, ils auraient cru agir en patriotes et bien mériter du parti qui était pour eux toute la France[663]. D'ailleurs, à leur arrivée devant Ancône, ne rencontrant pas le général Cubières, ils avaient pu, de bonne foi, se croire dans une situation militaire assez critique: on venait leur raconter que les Autrichiens s'avançaient à marches forcées sur Ancône, et ce bruit répondait trop bien à leurs idées sur une rupture nécessaire entre les deux puissances pour qu'ils ne l'accueillissent pas facilement. Après être accourus de si loin, pouvaient-ils, sans honte, sans ridicule, se laisser devancer et assister de leurs vaisseaux à l'entrée des troupes impériales dans la place qu'ils avaient mission d'occuper? De là, le conseil de guerre du 22 et la résolution de tout brusquer. Leur procédé, qui, en pleine paix et envers des alliés, prenait une figure assez vilaine de guet-apens et de piraterie, était, pour eux qui croyaient les hostilités ouvertes ou sur le point de s'ouvrir, une ruse de guerre légitime, un heureux coup de main. Aussi, loin d'être embarrassés de ce qu'ils avaient fait, s'en montraient-ils tout fiers. «Je considère notre coup de main comme un des plus extraordinaires des fastes militaires», écrivait le lendemain le colonel Combes à M. de Sainte-Aulaire. Quant au commandant Gallois, il racontait à son frère son «escalade», sur un ton d'allégresse triomphante: «Il faisait beau, disait-il, voir ton frère, à trois heures du matin, allant, avec une compagnie de grenadiers, prendre dans son lit le légat du Pape, qui paraissait plus fâché d'être dérangé de son sommeil que de la prise de sa ville, dont il ne se doutait pas; le priant du reste d'excuser la liberté grande[664].» Les deux officiers étaient les premiers à reconnaître qu'ils avaient agi de leur chef et en dehors de leurs instructions; seulement ils s'en faisaient honneur et s'attendaient qu'on leur en fût reconnaissant: «Je pense, écrivait encore à son frère le commandant Gallois, que le gouvernement me saura gré de lui avoir donné l'initiative sans responsabilité, car il peut me désavouer ou accepter l'opération et ses conséquences[665]

Il serait injuste, cependant, de ne s'en prendre qu'à ces deux officiers. Une autre responsabilité était engagée peut-être plus gravement encore, celle du général Cubières. Lui seul avait reçu confidence complète des vues du gouvernement; il avait été choisi parce qu'on lui supposait toutes les qualités de mesure, de tact, de souplesse, dont manquaient si complétement ses deux subordonnés. Dans les dépêches envoyées à Rome et à Vienne, Casimir Périer avait présenté la désignation de ce général comme une garantie que tout serait conduit avec convenance, modération et ménagement. Comment donc ne s'était-il pas trouvé à son poste: à Rome d'abord pour régler diplomatiquement les choses à l'avance; à Ancône ensuite pour prendre le commandement militaire? Les «accidents de mer», vaguement allégués, ne pouvaient expliquer un retard de dix jours. M. de Sainte-Aulaire fut convaincu, dès le premier moment, que ce retard avait été volontaire, et le peu d'étonnement, le peu de regret avec lequel le général apprit ce qui s'était passé à Ancône, confirma l'ambassadeur dans sa conviction. Mais alors qu'y avait-il là-dessous? Nous sommes fort gênés pour le deviner. Le général Cubières n'avait pas les attaches démocratiques du capitaine Gallois et du colonel Combes, mais, homme de plaisir, d'une moralité douteuse[666] et d'un caractère peu sûr, il n'était pas de ceux qui se mettent volontiers dans l'embarras pour faire leur devoir. Peut-être, ne voyant pas clair dans l'opération d'Ancône, pressentant des difficultés diplomatiques ou militaires dont il risquait de ne pas sortir à son avantage, craignant de se voir acculé soit à une déconvenue piteuse, soit à une violence répugnante, préféra-t-il laisser ses subordonnés s'en tirer comme ils pourraient. Toutefois, cette même préoccupation égoïste eût dû le faire hésiter à affronter, par une désobéissance aussi peu voilée, le mécontentement de ses supérieurs, à moins que, de ce côté, il ne se sentît couvert. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, était, à cette époque, en état de rivalité aiguë avec le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, et avait même par moments des velléités d'opposition sourde contre Casimir Périer; il ne lui déplaisait pas de laisser croire aux «patriotes» qu'il serait volontiers moins pacifique que le président du conseil; dans la suite des affaires d'Ancône, nous le surprendrons à plusieurs reprises encourageant le général Cubières à montrer, dans ses rapports avec les autorités pontificales, une rudesse et une malveillance absolument contraires aux instructions données par le ministère des affaires étrangères. Devons-nous donc supposer que cette divergence avait commencé dès le début de l'entreprise? Le maréchal, peu soucieux des égards dus au Pape, exclusivement préoccupé du succès matériel et militaire, redoutant à ce point de vue les lenteurs et les complications d'une négociation préalable, avait-il jugé impossible de s'en tirer sans une de ces brutalités qui n'effarouchaient pas beaucoup l'ancien lieutenant de Napoléon, et avait-il alors insinué au général Cubières qu'il pouvait s'attarder en route et laisser faire le coup à des sous-ordres dont l'énergie un peu grossière était connue et que l'on pourrait d'ailleurs ensuite désavouer[667]? Tout cela est fort obscur. Un seul fait nous paraît certain, c'est que s'il s'est tramé quelque chose de ce genre, Casimir Périer y est demeuré absolument étranger.

Ce n'est pas à dire, cependant, que dans cette affaire le président du conseil n'ait eu rien à se reprocher. Il avait eu le tort de mal choisir ses agents et probablement aussi de mal combiner ses instructions. On sait que, par suite de la maladie du général Sébastiani, Casimir Périer faisait alors l'intérim du ministère des affaires étrangères, c'est-à-dire qu'il ne se contentait plus de remplir le rôle pour lequel il était fait, d'imprimer une direction et une impulsion supérieures à notre politique extérieure, mais qu'il avait aussi à régler les détails d'exécution. Pour cette dernière besogne, l'expérience professionnelle lui manquait, et aussi les aptitudes naturelles; sa volonté impatiente de tout obstacle, son énergie allant par moments presque jusqu'à la brutalité, son habitude de pousser droit devant soi en ne regardant qu'un but et en n'ayant guère qu'une idée, ne pouvaient passer pour des qualités diplomatiques. De là, des lacunes qui devaient se faire sentir surtout dans une entreprise aussi délicate, aussi complexe que celle d'Ancône; d'autant qu'elle avait été décidée et exécutée avec une précipitation singulière, à la nouvelle de l'intervention autrichienne. En vérité, on s'y était lancé un peu à l'aveugle, non que le président du conseil ne vît pas clairement l'effet général à atteindre, mais il n'avait peut-être pas aussi nettement prévu et préparé toutes les circonstances de l'exécution. Au sortir même du conseil où la décision avait été prise, non sans avoir soulevé beaucoup d'objections, l'un des ministres, celui même qui, comme chef de la marine, était chargé de rédiger les instructions du commandant Gallois, l'amiral de Rigny, écrivait à M. de Sainte-Aulaire: «Ah! mon cher, quel guêpier que tout ceci!... Si tout ce qu'on vous mande ne vous paraît pas clair, je ne m'en étonnerai pas beaucoup.»

La première nouvelle des événements d'Ancône arriva à Paris par des dépêches de Turin. Casimir Périer, n'y comprenant rien, répondit aussitôt, le 3 mars, à M. de Barante: «Ce que vous nous apprenez des circonstances qui ont précédé et suivi l'occupation d'Ancône, nous a causé une vive surprise, et nous ne savons comment les concilier avec les ordres donnés au commandant de notre escadre. N'ayant pas encore reçu d'informations de M. de Sainte-Aulaire, nous ne pouvons jusqu'à présent nous former aucune opinion précise à cet égard... Nos intentions à l'égard de l'Italie sont toujours les mêmes. Loin de vouloir y exercer une intervention dangereuse au Saint-Siége, nous continuerons à considérer l'intégrité de son pouvoir temporel comme un des principes essentiels de notre politique.» Le lendemain, sur des nouvelles venues directement de Rome, il ajoutait: «Le commandant de notre escadre a effectivement méconnu ses instructions. C'était dans une autre forme que devait s'opérer une occupation, rendue d'ailleurs indispensable par les fausses démarches de la cour de Rome. Ce commandant est rappelé, et il aura à rendre compte de sa conduite.» En même temps, induit en erreur sur les faits par de faux rapports, le président du conseil blâmait M. de Sainte-Aulaire de n'avoir pas fait transmettre d'ordres au commandant Gallois. «Vous aviez, lui écrivait-il, été prévenu en temps utile du départ de notre escadre; elle était placée sous vos ordres, et je ne puis comprendre comment vous avez laissé faire ce que vous étiez autorisé à empêcher.» Si Casimir Périer regrettait vivement que la chose eût été mal faite, il ne se montrait pas d'humeur à la défaire, et marquait au contraire tout de suite sa résolution de ne rien abandonner du dessein politique qu'il avait eu en vue dès le premier jour. «La cour romaine, écrivait-il toujours à la date du 4 mars, n'aura pas sans doute tardé à comprendre qu'il ne nous est pas possible de revenir sur un fait accompli dont elle doit s'attribuer la principale responsabilité, et, sans poursuivre de vaines et injustes récriminations, elle sentira que la seule chose qu'elle ait à faire aujourd'hui, c'est de s'entendre avec nous pour régler les suites d'une mesure que nous n'avons pu éviter[668]

Toutefois il était visible qu'à la résolution de notre ministre se mêlait un certain embarras. Le Moniteur se borna, le 5 mars, à annoncer sommairement le «débarquement» de nos troupes à Ancône, sans s'expliquer sur la façon dont il s'était opéré et en laissant même croire qu'il y avait accord avec les autorités pontificales[669]. Les journaux ministériels ne furent pas beaucoup plus explicites. Précisément à ce moment, la Chambre se trouvait discuter le budget du ministère des affaires étrangères[670]. L'opposition, qui à cette occasion faisait son tour d'Europe accoutumé, ne pouvait passer sous silence l'événement qui venait de se produire en Italie et qui occupait tous les esprits. Elle aussi, cependant, était fort embarrassée, ne sachant trop si elle devait reprocher au ministère une étourderie téméraire, ou si elle pouvait le dénoncer comme le complice de la Sainte-Alliance. Aussi aboutissait-elle plutôt à interroger qu'à critiquer. «Je voudrais savoir, disait La Fayette, pour qui et contre qui, pour quoi et contre quoi nous sommes dans ce moment à Ancône[671].» Sous prétexte qu'on ne se trouvait pas encore en face «d'un événement accompli, et par suite soumis à des investigations sans limites», le président du conseil se renferma dans des généralités qu'il fit d'ailleurs aussi pacifiques et aussi rassurantes que possible. «Nous nous hâtons de déclarer, dit-il, qu'il n'y a, dans cette démarche mûrement réfléchie et dont toutes les conséquences ont été pesées, rien qui puisse donner aux amis de la paix la moindre inquiétude sur le maintien de la bonne harmonie entre les puissances qui concourent, dans cette question comme dans toutes les autres, à un but commun.» Tout en parlant des avantages et des réformes qu'il désirait procurer aux populations italiennes, il proclama sa volonté de «maintenir l'intégrité du territoire du Saint-Siége», de défendre «cette autorité temporelle du Pape qui importait à l'influence même et au libre exercice de son autorité spirituelle», et de montrer ainsi que «le gouvernement était véritablement le protecteur non-seulement des intérêts matériels, mais des intérêts moraux, des intérêts religieux, de ce sentiment qui ne doit pas disparaître dans une nation». De l'opération elle-même, des conditions dans lesquelles elle s'était faite, des difficultés diplomatiques ou autres qui pouvaient en résulter, pas un mot. Évidemment le ministre se sentait gêné sur ce terrain. Ses amis ne l'évitèrent pas avec moins de soin et se contentèrent de mettre en relief la pensée politique de l'expédition. «Le drapeau français a paru en Italie, disait M. de Rémusat; il y flottera comme le signe protecteur du pouvoir légal, de la modération de tous et d'une transaction définitive à laquelle notre diplomatie travaillera.» M. Thiers s'exprimait ainsi: «Ce n'est ni contre l'Autriche, ni contre le Pape que nous sommes intervenus; c'est pour le motif important que voici: il ne faut pas que, cinq puissances négociant en Italie, une seule y ait des armées.» M. Guizot s'écriait: «Si jamais il a été évident que la Sainte-Alliance était détruite et que la France était maîtresse de sa politique, l'affaire d'Ancône en est la preuve.» Et il ajoutait: «Il faut que chacun prenne ses positions; l'Autriche a pris les siennes; nous prenons, nous prendrons les nôtres; nous soutiendrons l'indépendance des États italiens, le développement des libertés italiennes; nous ne souffrirons pas que l'Italie tombe complétement sous la prépondérance autrichienne; mais nous éviterons toute collision générale[672].» Ainsi se trahissait, chez tous les ministériels, le désir de faire juger la politique suivie d'après l'idée première qui y avait présidé, et non d'après la façon grossière dont elle avait été exécutée. On se faisait volontiers honneur de l'une; on avait un peu honte de l'autre. Quant à l'opinion en France, visiblement flattée dans son amour-propre national par le côté hardi de l'entreprise, elle était encore trop près de la révolution pour être bien scrupuleuse sur le droit des gens; elle était aussi trop étrangère aux idées catholiques pour avoir le sentiment profond et délicat des ménagements et du respect exceptionnel auquel un pape avait droit, et pour être mal à l'aise qu'on y eût manqué en son nom. Aussi se montrait-elle disposée à savoir gré au ministère de son initiative, sans lui faire subir un interrogatoire bien sévère sur les faits qu'il désirait laisser dans l'ombre.

Le gouvernement se fût donc tiré facilement d'affaire s'il n'avait eu à compter qu'avec le public français. Mais les cabinets étrangers ne se montraient pas d'humeur aussi commode. À Rome, dans le Sacré Collége, l'indignation avait éclaté tout de suite avec une extrême véhémence. M. de Sainte-Aulaire, consterné, stupéfait, ne savait trop comment y faire tête. Il se trouvait hors d'état de rien expliquer, quand il se rendit, le 25 février, au Vatican. Le cardinal Bernetti lui dénonça aussitôt tous les faits qu'il venait d'apprendre. «Pour Dieu! répondit M. de Sainte-Aulaire, occupons-nous du présent, sauf à revenir plus tard sur le passé. Les Français sont à Ancône, et quel que soit le jugement que vous et moi puissions porter de la manière dont ils y sont entrés, vous ne me demanderez sans doute pas de les faire sortir!—C'est précisément ce que je vais vous demander tout à l'heure et de la manière la plus formelle», interrompit le secrétaire d'État. Vainement l'ambassadeur insista-t-il sur l'intérêt qu'aurait le Saint-Siége à ne pas traiter les Français en ennemis, il n'obtint rien. Le cardinal refusa de recevoir le général Cubières, et, dès le soir même, il remettait à M. de Sainte-Aulaire une note par laquelle le Pape «protestait formellement contre la violation du territoire pontifical, contre tous les attentats commis au détriment de sa souveraineté, et déclarait le gouvernement français responsable des conséquences qui pouvaient en résulter». La note se terminait ainsi: «Sa Sainteté demande que les troupes entrées clandestinement à Ancône en sortent sans délai, et, pleine de confiance dans la loyauté du gouvernement français, elle ne saurait douter qu'il ne lui accorde cette juste satisfaction.» Dans l'ignorance où il était, notre ambassadeur ne put faire qu'une réponse assez vague, et il en référa aussitôt à Paris, ne cachant pas, du reste, ses sentiments personnels. «La conduite des chefs de notre expédition, écrivait-il à M. Périer, me place ici dans une attitude de duplicité à laquelle je me résigne par le plus pénible des sacrifices qu'un honnête homme puisse faire à son pays... Je vais redoubler de zèle, cependant, pour détourner les malheurs que j'avais prévus et signalés depuis deux mois. J'espère pouvoir lutter contre les conseils furieux qui assiégent le Pape, si vous désavouez nettement la conduite de MM. Combes et Gallois. Si vous ne voulez rien désavouer, si vous vous renfermez dans un dédaigneux silence, sans offrir une satisfaction convenable au Saint-Siége et sans vous entendre avec l'Autriche, une guerre générale en Europe me paraît inévitable.» Avec son ami l'amiral de Rigny, M. de Sainte-Aulaire s'exprimait plus vivement encore: «Ce que je trouvais médiocre quant au fond est devenu détestable par la forme. Entrer de nuit à Ancône! Surprendre les soldats du Pape; faire prisonniers des magistrats qui nous ont reçus en amis! En vérité, je n'ose plus regarder en face un Capucin, et si je n'aimais pas sincèrement vous et vos collègues, rien au monde ne me déciderait à garder aujourd'hui mon poste.» Ce poste devenait, en effet, chaque jour plus pénible. Notre ambassadeur, mis à l'index de la haute société romaine, se voyait obligé de décommander un grand bal auquel personne n'eût voulu paraître; il jugeait sage de s'enfermer dans son palais comme dans un lazaret, pour éviter et les affronts des papalins et les ovations des révolutionnaires. Au fond de sa retraite, il était relancé par les notes du cardinal Bernetti: on n'en compta pas moins de sept, du 25 février au 15 mars, rédigées avec une aigreur croissante et chaque fois communiquées aux autres ambassadeurs qui dirigeaient cette campagne diplomatique contre la France. Ce qui se passait à Ancône n'était pas fait pour calmer l'irritation de la cour romaine. Malgré les conseils qu'il avait reçus de M. de Sainte-Aulaire et les promesses qu'il lui avait faites, le général Cubières, qui avait pris en main le commandement, semblait s'attacher à suivre les errements du commandant Gallois et du colonel Combes. Il attirait à Ancône les agitateurs, admettait dans sa familiarité un certain Orlandi, révolutionnaire violent, exclu nominativement de l'amnistie de 1831, et laissait pleine licence à toutes les attaques et à tous les outrages contre le Pape. Nos soldats, fêtés par les hommes de désordre, se promenaient avec eux par la ville, chantant des chansons incendiaires, entrant en masque dans les églises et tournant en dérision les choses saintes.

Les protestations du Souverain Pontife trouvèrent immédiatement écho dans les cours d'Europe. À Vienne, M. de Metternich saisit avec empressement l'occasion qui lui était ainsi offerte d'exciter la conscience publique contre une entreprise dont le dessein politique lui était si déplaisant, heureux sans doute d'avoir des raisons de se montrer indigné là où il avait pu craindre d'être seulement mortifié. «C'est, écrivit-il dans ses dépêches, une opération comparable aux actes les plus odieux dont l'histoire moderne ait conservé le souvenir.» Ou encore: «Jamais un crime politique plus caractérisé n'a été commis avec plus de légèreté.» Et oubliant l'estime qu'il professait naguère pour M. Périer, il disait de lui: «C'est un païen.» Il avait cependant tout de suite reconnu que «l'événement, tel qu'il avait eu lieu, était le fait des hommes qui s'étaient trouvés appelés par des circonstances fortuites à son exécution», et «qu'il y avait plus de mauvais esprit dans les organes dont s'était servi le gouvernement français que dans les intentions de M. Périer»; mais il ajoutait aussitôt: «Il n'en retombe que plus de blâme encore sur les ministres qui ont fait choix d'hommes aussi peu propres à une opération déjà si pleine de difficultés... Comment M. Périer a-t-il pu supposer qu'en envoyant une troupe de sans-culottes, il les empêcherait d'agir dans un sens révolutionnaire?» Par un calcul facile à deviner, le chancelier avait grand soin de présenter le fait comme «une attaque, non contre l'Autriche, mais contre les principes du droit des gens et contre les cours qui protégent ce droit dans leur propre intérêt et dans celui du corps social tout entier». «La mesure elle-même, disait-il, et les circonstances qui l'ont accompagnée, en doivent faire nécessairement une affaire européenne, tous les cabinets étant également intéressés dans les questions que soulève une si audacieuse violation du droit des gens.» Aussi adressait-il cette recommandation pressante à son ambassadeur à Paris: «Entendez-vous loyalement et solidement avec vos collègues. Il s'agit ici de la défense de principes faute desquels le droit des gens ne serait plus que lettre morte[673].» En Prusse, le ministre dirigeant, M. Ancillon, déclarait le procédé du gouvernement «un lourd crime contre le droit des gens», qui «ne pouvait trouver d'analogue que dans les violences de Bonaparte», et, au dire de M. de Metternich, «le cri de guerre courait les rues de Berlin[674]». En Russie, l'indignation était plus vive encore, et l'on paraissait désirer quelque éclat; ordre était donné à l'ambassadeur du Czar à Paris de quitter son poste si celui d'Autriche s'éloignait[675]. L'émotion s'étendait même en Angleterre, où cependant l'opinion était alors favorable à la France et où l'on n'avait pas coutume de prendre parti pour le Pape. Madame de Dino écrivait de Londres, le 13 mars, à M. de Barante: «Vraiment cette singulière pointe sur Ancône, cette arrivée tardive de Cubières, tout cela fait mauvaise mine au dehors; ici l'effet en a été fâcheux, il a fallu toute la confiance qu'on a en M. de Talleyrand pour admettre aussi facilement qu'on l'a fait, les explications vagues qu'il a été chargé de donner[676].» L'opposition, le duc de Wellington en tête, flétrissait la conduite du gouvernement français, et reprochait au ministère whig son inaction. «Rien de pareil n'est arrivé depuis les Sarrazins!» s'écriait aux Communes sir R. Vivyan. Les ministres, lord Grey, lord Palmerston, fort gênés entre leur désir de ménager au dehors un allié avec lequel on pratiquait alors l'entente cordiale, et la crainte de heurter au dedans un mouvement d'opinion puissant, tâchaient d'esquiver tout débat, en prétextant qu'il y avait des explications échangées entre les cabinets intéressés. En somme, il était visible que le sentiment dominant au delà de la Manche était le déplaisir et la désapprobation. Quelques années plus tard, le duc de Broglie, énumérant, dans une dépêche confidentielle, «les pilules amères que nous avions fait avaler» à l'Angleterre, notait au premier rang l'expédition d'Ancône[677].

Un soulèvement si général ne laissait pas que de troubler plus d'un esprit dans le gouvernement français. Certains ministres éprouvaient le besoin de prouver aux diplomates étrangers qu'ils n'étaient personnellement pour rien dans ce qui s'était fait: tel le général Sébastiani, qui invoquait sa maladie pour établir une sorte d'alibi[678]. Quant à l'amiral de Rigny, qui avait critiqué l'entreprise dès l'origine, on conçoit qu'il n'y fût pas converti par l'événement, et il écrivait à M. de Sainte-Aulaire: «Le vin est tiré, il faut le boire; bien amer le trouverez-vous, mon cher ami; en pays de chrétienté, il est bien certain que les Sarrazins n'auraient pas fait pis que M. Gallois.» M. de Talleyrand disait dans les salons de Londres: «C'est une bêtise[679].» Le Roi lui-même ne se gênait pas, en causant avec les ambassadeurs, pour exprimer son mécontentement de la manière dont l'affaire avait été menée. Seul, Casimir Périer, bien que regrettant très-vivement au fond les violences de l'exécution, ne baissait pas la tête sous l'orage. Prenant même l'offensive, il s'indignait que l'Europe parût douter de lui. Dès le premier jour, les représentants des puissances continentales s'étaient rendus ensemble chez le président du conseil, pour lui demander des explications; ils le trouvèrent très-souffrant; on venait, quelques heures auparavant, de lui mettre des sangsues. Il écouta, avec une fierté agitée, les questions qui lui étaient posées. Les ambassadeurs de leur côté étaient fort animés, et M. de Werther, le prenant sur un ton assez haut, dit rudement, avec l'assentiment visible de ses collègues: «Il faut s'expliquer, monsieur, reconnaissez-vous un droit des gens européen, ou prétendez-vous en avoir un pour votre usage[680]?» Sur cette apostrophe, Casimir Périer, se levant brusquement de son canapé, s'avança vers le ministre de Prusse, en s'écriant: «Le droit public européen, monsieur, c'est moi qui le défends. Croyez-vous qu'il soit facile de maintenir les traités et la paix? Il faut que l'honneur de la France aussi soit maintenu; il commandait ce que je viens de faire. J'ai droit à la confiance de l'Europe, et j'y ai compté.»—«Je vois encore», disait un des ambassadeurs présents, le comte Pozzo di Borgo, en racontant plus tard cette scène à M. Guizot, «je vois encore cette grande figure pâle, debout dans sa robe de chambre flottante, la tête enveloppée d'un foulard rouge, marchant sur nous avec colère[681] Le ministre avait traité les représentants de l'Europe comme il traitait souvent les députés de sa majorité. Le procédé n'était pas, sans doute, très-conforme aux usages diplomatiques et rappelait plutôt les brusqueries napoléoniennes; mais les ambassadeurs, bien qu'un peu interloqués, subissaient l'ascendant de Périer et avaient foi en lui. Ils baissèrent sensiblement leur ton, et l'entretien se termina avec des formes plus amies.

En même temps qu'il repoussait les reproches avec cette fougue imposante, Casimir Périer s'appliquait, sans reculer sur le fond des choses, à adoucir et à rassurer les puissances, attentif surtout à leur montrer qu'il n'y avait chez lui aucune arrière-pensée suspecte, aucun entraînement menaçant. À l'adresse du Pape, qu'il se trouvait avoir le plus blessé, bien qu'il ne l'eût pas visé, Périer écrivait, dès le 4 mars, dans une dépêche à M. de Sainte-Aulaire: «Le gouvernement du Roi n'hésite pas à reconnaître que la cour de Rome est fondée à se plaindre. Le capitaine Gallois a transgressé ses ordres, n'a tenu aucun compte de ses instructions; il mérite un blâme sévère. Son commandement lui est retiré, et il lui est enjoint de revenir immédiatement en France, pour y rendre compte de son inconcevable conduite. Les ordres qu'il avait reçus étaient positifs et clairs; dans aucun cas, il ne devait agir que d'après les directions de l'ambassadeur du Roi, et le gouvernement de Sa Majesté a trop fait connaître d'avance ses intentions et ses projets pour qu'on puisse l'accuser d'avoir voulu imprimer à son expédition le caractère odieux d'une violation de territoire.» Quelques jours après, s'adressant d'une façon générale à toutes les cours, il faisait dans un memorandum le récit complet des faits[682]. Il y racontait les démarches tentées en décembre et en janvier pour pacifier les provinces révoltées, l'avertissement donné, dès cette époque, par la France, qu'en cas de nouvelle intervention autrichienne, elle demanderait à occuper Ancône, la réponse du gouvernement pontifical donnant à entendre qu'il se résignerait à cette occupation; il insistait sur les responsabilités encourues par le cardinal Albani, entrant en campagne et appelant les Autrichiens, au moment où les démarches des puissances commençaient à apaiser la révolte; il exposait comment l'expédition avait été décidée et s'était mise en route, quand on croyait encore au consentement du Pape; puis, après avoir rappelé le refus imprévu qui était survenu à la dernière heure, le memorandum continuait en ces termes: «Lors même que nous eussions voulu rappeler notre escadre, nous n'en avions plus la possibilité. D'ailleurs, notre conviction n'ayant pas changé, notre devoir était de ne rien négliger pour y ramener le Saint-Siége, qui avait d'abord envisagé la question de la même manière que nous. De nouvelles instructions furent envoyées à cet effet à M. de Sainte-Aulaire. Le gouvernement du Roi espérait qu'avant l'arrivée de notre escadre devant Ancône, cet ambassadeur aurait le temps de déterminer le Saint-Siége à nous en ouvrir les portes. Cette espérance paraissait d'autant mieux fondée qu'à cette époque de l'année, l'état de la mer Adriatique oppose habituellement à la navigation des retards presque indéfinis. Ce n'était pas tout. Bien qu'au moment du départ de l'expédition, nous n'eussions aucun motif de prévoir le refus qu'on venait de nous opposer, le désir extrême d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à une surprise, et de ne rien abandonner au hasard nous avait déterminés à des précautions en apparence bien minutieuses et bien superflues. Un brick avait été expédié en avant de l'escadre avec la mission de la précéder à Ancône et de revenir ensuite porter à son commandant les notions qu'il aurait recueillies sur l'état des choses dans cette place. L'officier général désigné pour commander nos troupes s'était embarqué sur un bateau à vapeur pour aller se concerter, à Rome même, avec l'ambassadeur de France et le gouvernement romain. On sait comment cet ensemble de dispositions a été dérangé. Tandis que les vents favorables conduisaient notre escadre à sa destination avec une rapidité extraordinaire, le brick destiné à la précéder de plusieurs jours restait en arrière; le bateau à vapeur, qui semblait moins exposé à de tels contre-temps, se voyait forcé de relâcher à Livourne, et M. de Cubières, réduit à prendre la route de terre, arrivait trop tard à Rome. Le commandant de l'escadre, livré à lui-même, a cru pouvoir assurer par la force un résultat qui était devenu indispensable, mais qui devait être obtenu dans une autre forme. Il a méconnu ses instructions qui lui prescrivaient de ne faire aucun mouvement ayant pour but d'occuper militairement le port et la ville d'Ancône, sans avis ou ordre préalable de l'ambassadeur du Roi à Rome. Il s'est trompé, et cette faute, la seule irrégularité que l'on puisse imputer dans toute cette affaire, non pas au gouvernement français, mais à un de ses agents, est déjà réparée; ce commandant est rappelé, et il devra rendre compte de sa conduite.»

Ces explications, données avec l'autorité que Casimir Périer avait acquise en Europe, produisirent bon effet sur les cabinets[683]. D'ailleurs, l'indignation morale, quand il n'y a pas derrière quelque calcul prémédité, ne dure jamais bien longtemps chez les hommes politiques. En dehors de la Russie, personne ne désirait pousser les récriminations jusqu'à une rupture; tout le monde, au contraire, la redoutait. Le cabinet de Vienne lui-même, malgré son ressentiment, malgré son désir de prolonger l'espèce de scandale qu'avait causé notre conduite, était le premier à s'alarmer si l'on parlait de guerre; il s'appliquait à calmer le Czar quand celui-ci lui paraissait emporté[684]. En même temps, dans une dépêche destinée à être communiquée au ministre français, M. de Metternich répétait en ces termes ce qu'il avait déjà dit avant l'événement: «Sa Majesté Impériale Royale ne fera pas la guerre au roi des Français pour le fait de cette expédition.» Quelques semaines après, s'épanchant avec son ambassadeur à Rome, il disait, non sans une sorte de dépit: «Je reconnais que les moyens de punir cet acte manquaient aux puissances; je reconnais que l'affaire d'Ancône est une misère en comparaison de l'atteinte portée par les événements de 1830 aux seules bases sur lesquelles l'ordre social peut reposer avec sécurité. Le remède qui n'a pu être appliqué au mal principal ne doit pas être employé contre un léger symptôme de ce mal. Le jour de la justice n'est pas pas encore venu, et ce n'est pas pour Ancône que la question doit être vidée[685]!» Quant à la Prusse, elle laissait voir qu'elle ne sortirait pas de la neutralité, si la guerre demeurait circonscrite en Italie[686]. De Londres enfin, Casimir Périer recevait un secours efficace, et il pouvait écrire à ce sujet, le 13 mars: «Le cabinet britannique, dont les relations avec la France deviennent chaque jour plus intimes, a parfaitement compris les nécessités qui avaient dirigé notre conduite, et il s'est empressé d'adresser à ses agents auprès des cours de Vienne et de Rome l'ordre d'employer toute leur influence pour prévenir de fâcheuses conséquences[687]

C'était beaucoup d'avoir amené les cabinets étrangers à prendre leur parti de l'occupation d'Ancône. Toutefois, tant que le Pape ne l'avait pas ratifiée, nous demeurions en flagrant état de violation du droit des gens. Le cabinet français comprenait l'importance d'en sortir, et nous avons vu que, dès le premier jour, il avait envoyé à son ambassadeur à Rome des explications destinées à satisfaire le Pontife. Aussitôt que M. de Sainte-Aulaire les avait reçues, il s'était mis à l'œuvre avec son zèle accoutumé et avait ouvert une négociation sur ces bases: offrir des réparations pour le passé, des garanties pour l'avenir, mais demander par contre que notre présence à Ancône fût acceptée et régularisée. Les difficultés étaient grandes. Sans doute l'intérêt d'État devait engager le gouvernement pontifical à ne pas prolonger un désaccord dangereux pour lui et pour l'Europe. Le cardinal Bernetti s'en rendait compte, et, d'ailleurs, il commençait à être fatigué de la prépotence autrichienne. Mais Grégoire XVI, qui n'était pas un politique, était encore tout entier à l'indignation que lui avait causée notre violente irruption. La première fois qu'il consentit, non sans peine, à donner audience à l'ambassadeur de France, il s'appliqua à dissimuler sa douceur et sa bonhomie habituelles sous un masque de sévérité, et épancha son ressentiment dans une vive allocution, évidemment préparée. Il énuméra tout d'abord ce qu'il avait fait pour Louis-Philippe, ses efforts pour lui assurer l'obéissance du clergé: «Comment, s'écria-t-il, ces services ont-ils été reconnus?» L'ambassadeur l'interrompant alors pour évoquer le souvenir des protestations si souvent renouvelées par le gouvernement français en faveur de la souveraineté du Saint-Siége: «Ma souveraineté, reprit le Pape plus vivement encore, vous l'avez méprisée, avilie, autant qu'il était en vous! Vous m'avez rendu un objet de dérision pour tous les peuples de l'Europe, d'abord en m'imposant une législation contraire aux traditions de mon État et aux sentiments de mes fidèles sujets; puis, contre ma volonté expresse et malgré la résistance que j'ai prolongée autant que je l'ai pu, vous m'avez contraint à rappeler des émigrés qui ne demandaient à rentrer dans leur patrie que pour y renouveler de criminelles entreprises. Ces hommes ont mis tout en confusion: la Romagne et Bologne ont été la proie de l'anarchie... Je devais protéger mes sujets fidèles et contraindre les factieux à rentrer dans l'ordre; à cet effet, j'ai appelé mon fidèle allié, l'empereur d'Autriche. Vous m'en avez contesté le droit; vous m'avez défendu d'user de ses secours, et, pour me punir de n'avoir pas obtempéré à vos ordres, vous avez envahi mes États! Vous y êtes entrés en trahison, oui, vous êtes entrés en trahison dans Ancône, pendant la nuit; vous avez surpris et désarmé des soldats sans défiance, fait prisonniers des magistrats qui vous recevaient comme des amis. Et depuis un mois que vous êtes les maîtres de cette malheureuse ville, n'est-elle pas devenue un foyer de rébellion?» Rappelant ensuite à l'ambassadeur les promesses, faites par lui, qu'il n'y aurait aucun guet-apens, et que les troupes françaises feraient respecter l'autorité du Saint-Siége dans Ancône, le Pontife s'écriait: «Quelle confiance voulez-vous désormais que j'attache à vos paroles?» Il termina ainsi: «Les Français peuvent venir à Rome, ils peuvent m'enfermer dans le château Saint-Ange: mais, tant qu'ils seront à Ancône, ne venez plus me parler du gouvernement intérieur de mes États; vous n'obtiendrez plus de moi sur ce sujet ni concessions ni réponses! Quant à l'autorisation que vous me demandez aujourd'hui, je ne vous l'accorde pas; adressez-vous à mon ministre. Il en conférera avec mes alliés et me fera son rapport; je ne suis qu'un pauvre religieux (povero frate), peu informé de la politique; je me soumettrai à ce qu'elle me prescrira.» M. de Sainte-Aulaire écouta le Pontife sans chercher à cacher l'émotion que lui causaient des plaintes sur certains point trop fondées, et sans établir de controverse sur le passé. Il avait été prévenu à l'avance par le cardinal Bernetti de ne pas prendre à la lettre le refus qui allait lui être adressé. Le Pape d'ailleurs n'ouvrait-il pas lui-même la porte aux négociations, en renvoyant l'ambassadeur de France à son ministre?

Dans ces négociations, notre principal adversaire était l'Autriche. Elle persistait dans sa tactique de nous faire faire par le gouvernement romain l'opposition qu'elle n'osait pas nous faire elle-même ouvertement. Non qu'elle se flattât de nous amener à quitter Ancône; mais, en prolongeant nos embarras, elle tâchait de se consoler de sa propre mortification. Les autres puissances commençaient, au contraire, à sentir le besoin de mettre fin à une difficulté qui pouvait devenir dangereuse. L'Angleterre renvoyait à Rome un diplomate pour soutenir M. de Sainte-Aulaire. Le ministre de Prusse, sans oser trop contrecarrer son collègue autrichien, se montrait disposé à s'employer comme conciliateur. Il n'était pas jusqu'au représentant de la Russie, naguère le plus violent contre nous, qui n'en vînt à dire à notre ambassadeur: «Au fait, puisque l'Autriche ne veut pas vous faire la guerre, et peut-être a-t-elle raison, l'attitude dans laquelle elle maintient le Pape à votre égard n'a plus d'intérêt sérieux; il faut finir au plus vite toute cette tracasserie et souffrir de bonne grâce ce que personne ne peut ou ne veut empêcher.»

La négociation fut laborieuse, souvent arrêtée, soit par les sourdes menées de l'Autriche, soit par les griefs nouveaux que l'étrange conduite de la garnison d'Ancône fournissait trop souvent au Pape. Cependant, à force de patience, de souplesse et de fermeté, M. de Sainte-Aulaire parvint à amener une entente sur les conditions auxquelles le Saint-Siége consentirait à l'occupation d'Ancône: outre le désaveu et le rappel du commandant Gallois et du colonel Combes, décidés dès le premier jour par le gouvernement français, il était convenu que les troupes de débarquement seraient sous les ordres de l'ambassadeur, qu'elles ne pourraient être renforcées, qu'elles ne s'immisceraient ni dans l'administration ni dans la police pontificales, que le drapeau du Pape serait seul arboré sur la citadelle, et que les troupes françaises se retireraient en même temps que les Autrichiens. Tout semblait donc fini, quand se produisirent de nouvelles difficultés visiblement suscitées par l'Autriche. Notre ambassadeur avait été très-patient et très-déférent tant qu'il avait eu affaire aux légitimes ressentiments du Pontife: il le prit de plus haut avec les manœuvres in extremis de la diplomatie autrichienne, et déclara au cardinal Bernetti qu'il ne ferait pas un pas de plus. «Au fait, lui dit-il, le vrai motif de la résistance que vous m'avez opposée dès l'origine est la dépendance où vous vous placez vis-à-vis de l'Autriche. Vous ne pouvez alléguer une telle raison sans nous justifier de ne pas avoir pris votre souveraineté au sérieux et sans porter contre votre alliée une accusation bien grave, car l'Autriche jouerait un rôle odieux si, n'osant nous faire la guerre, elle se servait du Pape comme plastron et lui soufflait contre nous une colère à froid, aussi étrangère à la mansuétude du Souverain Pontife que contraire aux intérêts du prince temporel.»

Ce ferme langage produisit son effet, et, le 17 avril, les actes, tels qu'ils avaient été convenus, furent enfin passés entre le cardinal secrétaire d'État et M. de Sainte-Aulaire. Celui-ci avait de lui-même donné à cet arrangement la forme la plus respectueuse pour le Saint-Siége, et qui pouvait le mieux effacer l'atteinte portée à sa souveraineté. Cette convention se composait de trois documents. Dans une première note, l'ambassadeur de France désavouait le capitaine Gallois comme ayant «agi contrairement à ses instructions», affirmait que «l'indépendance et l'intégrité des États pontificaux avaient toujours été la base de la politique française», et déplorait «le malentendu déplorable qui seul avait pu interrompre les relations de bonne amitié que le roi des Français avait tant à cœur de cultiver avec le Saint-Siége»; puis il ajoutait: «Si des considérations de haute politique n'ont pas permis le rappel immédiat des troupes françaises, le soussigné doit supplier Sa Sainteté d'acquiescer à leur présence comme à un fait accompli; mais il a reçu l'ordre d'offrir toutes les réparations qui pourraient être agréables au Saint-Siége.» Dans sa réponse, le cardinal Bernetti prit acte du désaveu du capitaine Gallois; il indiquait que «la seule satisfaction qui mériterait d'être considérée comme telle» serait la retraite immédiate des troupes françaises, mais que le Pape, voulant donner une preuve de sa «modération» et «éviter tout ce qui pourrait compromettre la paix de l'Europe», daignait autoriser le séjour temporaire des troupes françaises à Ancône; suivait l'indication des conditions préalablement convenues. Enfin, dans une dernière note, l'ambassadeur s'engagea à observer ces conditions. Au cardinal qui lui demandait s'il trouverait bon que ces pièces fussent publiées, M. de Sainte-Aulaire répondit qu'il l'entendait bien ainsi: «C'était dans cette pensée, disait-il, qu'il avait rédigé ses notes en termes si respectueux.»

La France obtenait donc le droit d'occupation qu'on lui avait tant disputé et atteignait ainsi le but politique de son entreprise; mais en même temps elle faisait au Pape pleine réparation des torts qu'on avait eus envers lui. Dans le cabinet de Paris, quelques-uns trouvèrent même que, non dans le fond qui avait été approuvé d'avance, mais dans la forme, M. de Sainte-Aulaire avait poussé un peu loin cette réparation. Une dépêche lui fut adressée où l'on s'étonnait qu'il eût donné à sa note la tournure d'une «supplique» et à l'arrangement le caractère d'une «capitulation». Le général Sébastiani, en transmettant à l'ambassadeur cette remontrance officielle, l'engagea à n'y voir qu'une précaution prise en vue des attaques de l'opposition. Aussitôt les actes du 17 avril publiés, une grande clameur s'était élevée dans la presse de gauche; celle-ci s'indignait que la France eût «supplié» le Pape, et déclarait que le caractère de l'occupation avait été ainsi absolument dénaturé. Le Journal des Débats répondit, d'abord un peu timidement, «qu'il ne fallait pas se montrer difficile sur des expressions qu'on n'eût peut-être pas admises à Paris, mais qui à Rome frappaient d'une autre manière». Puis, s'enhardissant, il ajouta: «Une suite de contre-temps, qu'on n'avait pu prévoir, avait donné à l'occupation d'Ancône une apparence de violence que de puissants intérêts ordonnaient de lui ôter. Cette manière d'entrer par la fenêtre à défaut de la porte a surpris et irrité le Saint-Siége; c'est tout naturel: nous avons dû excuser cette brusquerie... La question peut se réduire à quelques points bien simples. Étions-nous en guerre avec le Pape? Non. Comment sommes-nous entrés à Ancône? Nous y sommes entrés violemment, brusquement, en brisant les portes, comme on fait en guerre. Nous avons donc fait acte d'hostilité et de guerre contre un allié... Vous vous plaignez qu'on ait prié le Pape; mais s'il ne consent pas à l'occupation d'Ancône, de quel droit y rester? Du droit de conquête? Nous ne sommes pas en guerre. Du droit du plus fort? Est-ce bien entendre l'honneur français que d'abuser de sa force contre la faiblesse du Pape? S'il est faible, respectons-le. Ne choisissons pas les vieillards et les moines pour en faire les objets de nos incartades. Avec les incartades, on gagne peu d'honneur et encore moins d'influence.» Bien qu'on fût alors peu disposé en France à comprendre le respect, et surtout le respect dû à un pape, de tels arguments ne pouvaient pas ne pas agir sur l'opinion. La clameur un moment soulevée ne dura pas. Aussi bien l'attention du public était alors distraite par d'autres événements: le choléra sévissait à Paris, et Casimir Périer se mourait.

En somme, l'arrangement du 17 avril 1832 mettait heureusement fin à l'affaire d'Ancône. Le gouvernement français se retrouvait ainsi dans les conditions où il avait voulu se placer dès le début, mais dont il avait été momentanément détourné par des accidents d'exécution. Il devait cependant y avoir encore sur place une suite de difficultés qui n'eurent pas grand retentissement au loin, mais qui, pendant trois longs mois, pesèrent lourdement sur notre ambassadeur à Rome. Quand, en exécution de la convention du 17 avril, M. de Sainte-Aulaire voulut mettre fin à l'anarchie révolutionnaire qui s'était en quelque sorte installée à Ancône sous le couvert et presque sous la protection de notre armée, il se heurta à la mauvaise volonté obstinée du général Cubières; le général était étrangement soutenu dans cette résistance par le maréchal Soult, qui profitait de la mort de Casimir Périer et de l'état souvent maladif du général Sébastiani pour suivre ses vues personnelles. Le désordre en vint à ce point qu'une société secrète, maîtresse de la ville, condamna à mort et fit assassiner le gonfalonier nommé par le Pape. À force de persévérance et de fermeté, notre ambassadeur, soutenu très-nettement par le général Sébastiani, finit par l'emporter[688]. Aussitôt que le général Cubières se vit contraint à prendre le bon parti, il fit preuve d'une prompte vigueur. La ville fut facilement nettoyée des révolutionnaires qui l'avaient envahie, l'ordre pleinement rétabli, et, le 1er août, les autorités pontificales y purent faire, sans encombre, leur rentrée solennelle. Le 25 août, le Pape vint en grand gala à Saint-Louis des Français, «afin, disait-il à notre ambassadeur, de témoigner son attachement à la personne du Roi et d'exprimer la satisfaction que lui causait la conduite de la garnison d'Ancône». Peu après, le général Cubières étant venu à Rome, Grégoire XVI voulut le voir et le traita avec bonté; il se reconnut redevable envers lui de la tranquillité de ses États, lui fit même des excuses de ne l'avoir pas reçu lors de son passage à Rome au mois de février précédent, et ajouta ces paroles: «À cette époque, il me fallait éviter surtout qu'on pût nous croire d'accord.» Plus rien ne restait des difficultés et des désordres qui avaient marqué le début de cette occupation. Elle devait se prolonger sept années, et pas une fois le Pape n'aura le moindre sujet de plainte à élever contre nos troupes.

Et maintenant, si nous ne nous arrêtons plus à telle ou telle péripétie, comme il a fallu le faire au cours de ce récit, et si nous envisageons l'ensemble, quel jugement convient-il de porter sur l'expédition d'Ancône? Tout d'abord, ceux qui estiment que la politique n'a pas seulement à faire preuve d'habileté ou de force, mais qu'elle est tenue d'observer les règles de ce droit sans code et sans tribunaux qu'on appelle le droit des gens, ne peuvent s'empêcher de regretter et de blâmer l'atteinte violente portée à une souveraineté respectable entre toutes, autant à cause de sa grandeur morale que de sa faiblesse matérielle. Reconnaissons toutefois que cette violence n'avait jamais été voulue par le cabinet français, et qu'elle a été réparée.

Cette réserve faite, quels ont été les résultats politiques de l'entreprise? En Italie, notre gouvernement put se féliciter d'avoir fait échec à la prépotence de l'Autriche, hardiment bravée par lui sur un terrain qu'elle avait prétendu faire sien. Toutes les cours de la Péninsule, jusqu'alors disposées à accepter ou à subir la suzeraineté de Vienne, comprirent qu'elles devaient avoir égard à la France. Leur premier sentiment, à la nouvelle de notre intervention, avait été que notre témérité allait être aussitôt châtiée; quand elles virent qu'on était contraint de nous laisser faire, elles conclurent qu'il fallait beaucoup rabattre des jactances de l'état-major de Milan, et notre prestige gagna tout ce que perdait celui de nos rivaux. Alors s'établit, sur ce théâtre, entre les deux grandes puissances, une sorte d'équilibre qui devait subsister, à notre profit croissant, pendant toute la monarchie de Juillet. Néanmoins, par un effet singulier, en même temps que notre importance grandissait d'une façon générale au delà des Alpes, depuis Turin jusqu'à Naples, notre influence se montrait moins efficace dans la partie même de l'Italie où s'était portée l'action de nos armes. Au lieu d'avoir fait entrer dans l'État pontifical nos idées à la suite de notre drapeau, l'expédition d'Ancône marquait, au contraire, un arrêt dans les réformes de cet État. D'une part, l'Autriche irritée se refusait à reprendre les délibérations en conférence, seules capables de vaincre l'inertie romaine: elle se bornait à adresser, en son nom particulier, quelques conseils administratifs, facilement éludés. D'autre part, le Pape, découragé par l'accueil fait à ses premiers édits, effrayé de l'impulsion que notre présence avait, un moment, paru donner aux partis de désordre, ne consentait à nous laisser à Ancône qu'à charge par nous de ne plus lui parler de réformes: en nous mettant nous-mêmes dans notre tort, nous lui avions donné le droit de nous imposer des conditions. Il avait même prétendu faire insérer dans la convention du 17 avril un article exprès par lequel la France renonçait à lui adresser désormais aucune représentation sur la marche de son gouvernement; nous pûmes empêcher que cette clause ne fût écrite; mais, en fait, il fallut nous y conformer. Ainsi, par une sorte de châtiment, pour avoir eu pendant quelques semaines une figure révolutionnaire, notre intervention ne pouvait plus essayer d'être libérale. Le memorandum du 21 mai 1831 disparut dans les oubliettes diplomatiques; les zelanti, restés maîtres du champ de bataille, louèrent le Souverain Pontife d'avoir déjoué les efforts des puissances, et les amis éclairés du Saint-Siége durent abandonner tristement le rêve d'une transformation progressive, qui seule, à leurs yeux, eût pu assurer la durée du pouvoir temporel. Quant au gouvernement français, il ne pensa plus à cette affaire; il en avait assez d'autres sur les bras. On devait attendre quatorze ans, jusqu'à l'avénement de Pie IX, pour reparler de réformes dans l'Italie centrale[689].

En Europe, le gros scandale produit au premier moment par les procédés de forban du commandant Gallois avait été bientôt effacé, et par l'effet du temps, et par les explications de notre diplomatie: restait seulement cette impression que la monarchie de Juillet était plus résolue et plus forte qu'on ne le supposait. L'obligation où notre gouvernement avait été si souvent, depuis dix-huit mois, d'opposer sa volonté de paix aux exigences belliqueuses de la gauche, avait pu faire croire aux cabinets étrangers qu'il était non-seulement sage, mais timide et faible. L'expédition d'Ancône les détrompait; c'étaient eux, au contraire, qui avaient conscience de l'impuissance où ils avaient été d'empêcher notre action. Peut-être étaient-ils plus surpris encore de la ferme prudence avec laquelle, après avoir osé beaucoup, nous avions su nous limiter et nous contenir. En voyant que nous pouvions faire une telle démarche sans être arrêtés au dehors par une coalition, ni débordés au dedans par une révolution, l'Europe se sentait obligée à faire cas de nous: nous sortions de là plus imposants et plus considérés.

En France, enfin, le public, alors assez indifférent, par des raisons que nous avons déjà indiquées, aux incorrections de l'expédition d'Ancône, se sentait flatté de ce qu'elle avait de hardi. M. de Metternich, si désireux qu'il fût de persuader aux autres et de se persuader à lui-même qu'elle avait «échoué», était cependant obligé de constater ce résultat. «M. Périer, écrivait-il, a voulu caresser l'amour-propre national français, et il y a réussi. Cette entreprise fait le pendant des expéditions de Navarin et d'Alger; ce sont de ces faits que l'on ne commente pas, mais qui restent dans le souvenir comme des actes de force; et comme la force a un côté qui plaît aux masses, le souvenir reste parce qu'il flatte les passions... Contraindre l'Europe entière à tolérer un acte criminel, c'est montrer la force de celui qui en est l'auteur[690].» Là fut la raison de la faveur peut-être disproportionnée qu'obtint l'expédition d'Ancône auprès de l'opinion française. Dans la politique extérieure de la monarchie de Juillet, il est des actes plus féconds, plus méritoires et plus louables; mais nul ne fut aussi populaire. Cette popularité ne devait pas s'affaiblir avec le temps, bien au contraire; dans la suite, quand le gouvernement, attaqué par l'opposition, voudra prouver que, pour être pacifique, il n'était pas timide, il rappellera le coup de main de février 1832, et quand, en 1839, la coalition cherchera à flétrir la diplomatie, à son avis trop prudente et trop humble, de M. Molé, elle ne trouvera pas de reproche plus redoutable à lui lancer que celui-ci: «Ce n'est pas vous qui seriez allé à Ancône!»

Chargement de la publicité...