Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 1 / 7)
CHAPITRE VIII
LE SAINT-SIMONISME
I. Saint-Simon. Les saint-simoniens avant 1830. Effet produit sur eux par la révolution. Ils s'organisent. Bazard et Enfantin. Leurs moyens de propagande. Ils sont en contradiction avec les idées dominantes. Leur succès. Raisons de ce succès.—II. La «réhabilitation de la chair». Scandale et déchirement dans la nouvelle Église. La religion du plaisir. Défections et décadence. La retraite à Ménilmontant.—III. Procès des saint-simoniens. Leur dispersion. Enfantin en Égypte. Il finit par se séculariser à son tour. Que reste-t-il de ce mouvement? Part du saint-simonisme dans nos maladies sociales.
I
Quand éclata la révolution de 1830, il y avait cinq ans qu'était mort ce personnage étrange dont les disciples ont osé écrire: «Le monde attendait un sauveur... Saint-Simon a paru; il a résumé Moïse et Jésus-Christ.» Descendant de cette race qui avait donné à la France un écrivain de génie, et fils d'une mère folle, le comte de Saint-Simon avait l'esprit actif, hardi, brillant, mais si mal équilibré, qu'on avait souvent lieu de douter de sa raison. Fou surtout d'orgueil et de présomption[362], il se croyait appelé à jouer les premiers rôles, et avait ordonné à son valet de le réveiller chaque matin par ces mots: «Levez-vous, monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire.» Ces «grandes choses», il ne les avait pas cherchées, du premier coup, dans l'organisation d'une société et d'une religion nouvelles. Sa vie avait été d'abord celle d'un aventurier en quête d'argent et de gloire, rêvant en Amérique le percement de l'isthme de Panama, se livrant en France à des agiotages suspects sur les biens nationaux, menant de front les plaisirs et les affaires. Sous prétexte même de tout connaître et «d'arriver à la plus haute vertu par le chemin du vice», chemin au moins très-détourné, il s'était jeté dans les débauches et les orgies les plus extravagantes; il en était sorti ruiné de toutes façons, réduit à une telle misère morale et matérielle, que, dans une heure de désespoir, il se tira un coup de pistolet dans la tête. La mort n'ayant pas voulu de lui, il eut alors, pour la première fois, l'idée de faire des livres, de recruter des disciples et de se poser en fondateur de système. Écrivain médiocre, d'une instruction superficielle et incomplète, il avait cependant, de temps à autre, comme des regards de voyant, et il était doué d'une réelle puissance d'impulsion et de prosélytisme. Ses idées, pratiques ou chimériques, il les jetait pêle-mêle, les modifiait souvent, si bien qu'elles sont assez malaisées à définir. Saint-Simon partait de ce point, que la vieille société «chrétienne et féodale» était définitivement détruite, et qu'il fallait en reconstruire une autre: après l'époque critique, l'époque organique. Dans la société nouvelle, le pouvoir temporel devait appartenir aux industriels; le spirituel, aux savants. Du reste, chez le réformateur, aucun indice de révolte contre la royauté ou le capital; il demandait au roi Louis XVIII et aux riches banquiers de se mettre à la tête de cette reconstruction sociale, aimant mieux, disait-il, la voir accomplir par la dictature que par la révolution. Ses idées n'étaient guère au début qu'une spéculation économique, une rêverie de théoricien; avec le temps, il affecta de leur donner un caractère de propagande philanthropique et d'apostolat populaire. Bientôt même, dans ses derniers écrits, notamment dans son Nouveau Christianisme, sans vouloir formuler un dogme et encore moins organiser un culte et un sacerdoce, il laissa entrevoir la prétention de faire de sa doctrine toute une religion. Après une vie agitée et stérile, où l'on ne sait pas trop comment faire la part du charlatanisme et de l'illuminisme, de la rouerie et de la générosité, de la droiture et de la corruption, il mourut en 1825; sa disparition ne laissa pas de vide et ne fit pas grand bruit; mais, jouant son rôle jusqu'au bout, il avait dit aux disciples réunis autour de son lit: «La poire est mûre, vous pouvez la cueillir.»
Il se trompait, l'heure de la récolte n'était pas encore venue, et dans les années qui suivirent la mort du maître, le saint-simonisme ne sortit pas de sa demi-obscurité. Son organe, le Producteur, succombait dès décembre 1826, et plusieurs de ceux qui avaient paru mordre à la nouvelle doctrine, en collaborant à cette feuille, se dispersaient dans des directions différentes: tels Auguste Comte, Augustin Thierry, Charles Comte, Dunoyer, Adolphe Garnier, Armand Carrel. L'influence croissante que prirent alors, dans la nouvelle école, Bazard et surtout Enfantin, leur prétention, chaque jour plus visible, de transformer en une sorte de secte le groupe, jusqu'alors peu délimité, des amis de Saint-Simon, étaient faites d'ailleurs pour éloigner les esprits indépendants. L'Organisateur vint bientôt remplir le vide laissé par le Producteur, et, en 1828, dans une salle de la rue Taranne où se réunissaient aussi d'autres sociétés, Enfantin et Bazard commencèrent un enseignement oral de la «doctrine». Celle-ci s'était peu à peu précisée. À côté de vues nouvelles, bien que déjà téméraires, sur le rôle de l'industrie et de la science dans la société moderne, ou sur le jeu des emprunts d'État, apparaissaient des idées qui devaient se retrouver dans toutes les écoles socialistes. La concurrence était dénoncée comme la cause de tout le désordre économique. Jusqu'alors, disait-on, la loi de l'humanité avait été l'«exploitation de l'homme par l'homme», exploitation qui avait eu trois phases: l'esclavage, le servage, et enfin le prolétariat, servage déguisé où l'ouvrier était exploité par le bourgeois propriétaire ou capitaliste; il fallait désormais y substituer l'«exploitation de la nature par l'homme associé à l'homme». Pour atteindre ce but, on n'hésitait pas à s'attaquer au capital et à la propriété: on refusait à l'oisif tout droit au revenu de son bien; l'héritage, moyen d'acquérir sans labeur, était condamné; à la mort du propriétaire, les fonds de terre et les capitaux devaient revenir à l'État, qui, n'y voyant que des instruments de travail, les répartirait comme il fait des fonctions publiques: donc, dans la société transformée, plus de propriétaires, mais une immense hiérarchie de fonctionnaires, tous ouvriers ou employés au service de l'État, seul industriel et commerçant. En attendant l'heure où ces principes seraient pleinement appliqués, on proposait, comme moyens transitoires, la limitation des successions collatérales, l'augmentation des droits de mutation, la mobilisation de la propriété foncière. Une autre face de la doctrine saint-simonienne était la réhabilitation de la chair et de la matière, la légitimation des passions et des appétits sensuels, la sanctification du plaisir, le bonheur cherché uniquement sur terre: résurrection d'une sorte de paganisme qu'on prétendait opposer à la thèse chrétienne sur le renoncement et la mortification. La vie future était passée sous silence ou réduite à une vie idéale qui ne se perpétuait que dans la pensée et l'amour des hommes. De ces principes, on commençait à déduire, pour le mariage et la famille, des conséquences encore mal définies, mais déjà fort suspectes: émancipation de la femme, divorce, tendance vers l'amour libre et la polygamie successive, si ce n'est même simultanée.
Les dernières années de la Restauration étaient une époque curieuse, où toute nouveauté éveillait l'attention; une époque féconde, où tout germe fructifiait; une époque sonore, où toute parole avait de l'écho; aussi le nouvel enseignement trouvait-il des auditeurs, même des adhérents. La plupart venaient des écoles savantes. «L'École polytechnique donne à force», écrivait Enfantin, en 1829. La secte était cependant encore bien peu nombreuse et ne parvenait pas à faire grand bruit. Elle en faisait d'autant moins, qu'elle était en dehors du mouvement libéral alors dominant, et affectait un certain dédain pour ce qu'elle appelait les «petits combats politiques». Ce défaut de retentissement trompait l'espoir des jeunes apôtres; aussi, quelle qu'eût été leur première ardeur, ressentaient-ils parfois une tentation de défaillance et de découragement; l'un des ouvriers de la première heure. Rodrigues, écrivait à Enfantin, le 11 septembre 1829: «Un sommeil léthargique s'étend sur nos paupières.»
C'est dans cet état que les saint-simoniens sont surpris par les événements de Juillet. Chez eux, l'effet est considérable; plus que tous les autres, ils sont préparés à subir la contagion de l'exaltation générale. Du «sommeil léthargique» ils passent subitement à l'agitation fébrile. Le succès, que naguère ils voyaient si lent et si lointain, leur apparaît certain et immédiat. Ne sont-ils pas persuadés que la révolution a été faite pour eux, qu'elle a été la destruction nécessaire, le déblayement providentiel, qui devaient précéder leur grande reconstruction? Voyez-les sortir aussitôt de leur étroit cénacle et parler à la foule qui remplit les rues. Dès le 29 juillet, leurs chefs, Bazard et Enfantin, adressent, au nom du saint-simonisme, une proclamation au peuple de Paris. Un moment même, ils espèrent, en se mêlant au mouvement révolutionnaire de l'Hôtel de ville, le détourner à leur profit et le faire aboutir à la transformation sociale qu'ils rêvent. Dans ce dessein, les plus jeunes d'entre eux se répandent dans les clubs républicains, et Bazard va trouver La Fayette qu'il avait connu autrefois dans les sociétés secrètes, pour le pousser à prendre la dictature et à la mettre au service de la doctrine nouvelle. Mais ils s'aperçoivent bien vite que, de ce côté, on ne les écoute ni ne les comprend; ils constatent, avec une sorte de dédain amer, que, cette fois encore, «les bourgeois peuvent dormir en paix», que le peuple se contentera «de belles paroles et de belles parades libérales», et s'en tiendra «au pur sentiment de la révolution de 1789». Du reste, s'il leur faut renoncer au coup de théâtre qui eût fait sortir des barricades de Juillet la papauté saint-simonienne au lieu de la monarchie orléaniste, ils n'en demeurent pas moins convaincus que ces événements ont été pour eux décisifs, et qu'ils leur ont ouvert une ère absolument nouvelle. En présence de la ruine des vieilles idées et de la banqueroute des nouvelles, de l'ancien régime détruit, de la royauté et de l'Église vaincues, du libéralisme embarrassé dans sa victoire, impuissant à sortir de la critique et de la négation, ils prétendent être seuls à apporter une affirmation, seuls capables de donner la formule de la société nouvelle. Laissant les partis politiques qui n'ont pas voulu les écouter, ils s'adressent directement aux prolétaires; ils engagent ceux-ci à répudier les «chimères libérales», pour s'occuper du seul sujet fait pour les intéresser, la création d'institutions humaines leur assurant ce pain quotidien qu'ils n'auront plus besoin de demander à Dieu. Ils se plaisent à montrer le contraste irritant «des classes nombreuses qui produisent tout et ne possèdent rien, et de la minorité privilégiée qui ne produit rien et qui jouit de tout». Ce sont là, disent-ils, les deux grands partis dont la lutte doit remplacer les vaines controverses de la politique. Ces appels aux prolétaires ont parfois un accent si échauffé et si menaçant, qu'on dirait presque le préambule d'une guerre sociale; mais c'est pur effet de rhétorique; les saint-simoniens se défendent sincèrement de tout recours à la force et se piquent de ne rien attendre que du progrès pacifique.
L'occasion offerte par la révolution leur paraît si favorable que, pour la saisir, ils précipitent leur organisation, jusque-là fort imparfaitement ébauchée. Ils ne veulent plus être seulement une école, mais une «famille» qui pratique la vie en commun, une «église» qui se constitue avec ses divers «degrés» d'initiation, ses dignitaires, ses «pères», ses «mères», son «collége», et son «père suprême» ou «pape», objet d'une sorte de vénération dévote et exaltée. Ils cherchent à établir un culte, avec prédications, fêtes diverses, baptêmes, confessions publiques ou privées, communions spirituelles[363]. Tout est réglé, jusqu'au costume qui doit être bleu: bleu clair pour le père suprême, et plus foncé, jusqu'au bleu de roi, à mesure qu'on descend dans la hiérarchie. Les membres de cette hiérarchie prétendent si bien former un clergé, qu'ils refusent, à ce titre, le service de la garde nationale; cela leur vaut, il est vrai, des poursuites devant le conseil de discipline, et les martyrs du nouveau christianisme se voient impitoyablement condamnés, par les proconsuls du moderne Dioclétien, à faire un séjour de vingt-quatre heures dans la joyeuse prison, tant de fois chantée par les réfractaires de la milice citoyenne[364]. Cette église doit être aussi, dans leur pensée, un gouvernement temporel. Le dernier mot du saint-simonisme est de remettre la direction universelle des âmes comme des corps, de la religion comme de la politique, du culte comme de l'industrie et du commerce, entre les mains du «père suprême»: théocratie d'autant plus formidable, que ce pape gouvernera non d'après des lois écrites, mais d'après la «loi vivante de sa volonté et de son amour».
Pour le moment, leur pape est en deux personnes, Bazard et Enfantin[365]: dualité bizarre, qui affecte de parler et d'agir comme un seul homme et qui signe «le Père». Ce sont pourtant deux natures bien différentes et, on le verra prochainement, tout à fait inconciliables. Bazard, ancien carbonaro, fort mêlé aux conspirations sous la Restauration, est demeuré homme d'action et d'organisation pratique, plus enclin et plus propre à former un parti qu'une église, d'un fanatisme ardent, contenu cependant par l'habitude que la politique lui a fait prendre de compter avec l'opinion. Enfantin n'a rien du tribun; il pose pour l'apôtre, presque pour le thaumaturge, trompant les autres et se trompant à demi lui-même. Son orgueil et sa vanité sont poussés à ce point extrême où le respect humain disparaît avec le sentiment du ridicule. À son ambition sans mesure, il ne suffit pas d'être empereur ou pape; il lui faut être les deux à la fois: bien plus, ne rêve-t-il pas d'être Dieu? Descendant d'une famille de finance, entré dans une maison de banque au sortir de l'École polytechnique, son instruction est étroite et limitée; ni écrivain, ni orateur, ni philosophe, d'autant plus audacieux dans ses théories qu'il est plus ignorant, il remplit ses discours et ses écrits d'idées obscures ou bizarres, odieuses ou absurdes, exprimées dans un jargon aussi ennuyeux que prétentieux. Et cependant,—est-ce une leçon d'humilité à l'adresse de la raison humaine?—des esprits très-distingués ont accepté d'être ses disciples; il avait même sur eux une action étrange, qui semblait tenir moins de la prépondérance intellectuelle que d'une sorte de magnétisme sensuel, s'exerçant par la voix, par le regard, par la beauté et le calme extatique du visage: de là parfois, chez ses jeunes disciples, des phénomènes d'exaltation qui relèvent presque autant de la physiologie que de la psychologie. À défaut d'intelligence supérieure, Enfantin possédait une volonté obstinée, dominatrice, et aussi cet égoïsme immense et impassible qui est parfois une façon de provoquer les dévouements les plus passionnés. Le je ne sais quoi de tortueux et de retors, l'habitude du mensonge conscient et inconscient, qui se mêlaient bizarrement à cette audacieuse exaltation, la sensualité malsaine qui apparaissait trop souvent derrière la sérénité mystique, le masque câlin et cafard dont le tout était recouvert, faisaient de ce personnage l'une des figures les plus déplaisantes que l'on pût rencontrer dans la longue galerie des charlatans et des sophistes.
Si l'église nouvelle cherchait à se constituer, c'était pour agir au dehors. Dès le lendemain de la révolution, la propagande se faisait avec un éclat et un retentissement tout nouveaux. Les saint-simoniens s'emparaient du Globe, menacé de périr dans la victoire même de l'école dont il avait été le brillant organe; à partir du 18 janvier 1831, ils y ajoutaient ce sous-titre: Journal de la Doctrine de Saint-Simon. Michel Chevalier, disciple favori du maître, était rédacteur en chef, sous l'inspiration supérieure d'Enfantin et de Bazard. Le journal avait peu d'abonnés, cinq cents au plus; mais on en distribuait gratuitement chaque jour deux ou trois mille exemplaires. Des publications de toutes sortes venaient s'y joindre. On a calculé que de 1830 à 1832, les saint-simoniens avaient publié près de dix-huit millions de pages. Un moyen plus puissant encore était la parole publique. Des enseignements permanents se donnaient au Prado, à l'Athénée, à la salle de la Redoute. Une sorte d'office était célébré tous les dimanches, rue Taitbout, dans une salle de spectacle; on y faisait des «prédications», c'était le mot employé; la foule se pressait, curieuse, pour entendre Laurent, Charton, Transon, et surtout Barrault, le plus éloquent, le plus enflammé de tous. Souvent les auditeurs, froids, ironiques au début, peu à peu échauffés par cette parole de feu, se prenaient à applaudir avec enthousiasme, bientôt même éclataient en sanglots, ou s'embrassaient avec transport, donnant aux jeunes apôtres l'illusion qu'ils venaient de conquérir des âmes[366]. D'autres membres de la «famille» partaient en «mission», chargés de prêcher au loin le nouvel évangile et de «fonder des églises», dans la province ou à l'étranger: en 1831, il y en avait déjà cinq.
À ce siècle qui semblait arrivé au dernier période de l'irréligion ou tout au moins de l'indifférence sceptique, le saint-simonisme se présentait hardiment avec ses dogmes, ses prêtres, son culte. Bien éloigné de ces idées qu'on appelle aujourd'hui «laïques», il proclamait la religion nécessaire, lui subordonnait l'ordre social, se refusait à en séparer non-seulement la morale, mais la politique, et réclamait pour son clergé une autorité qui allait jusqu'à la théocratie. Sur tous les points, d'ailleurs, il prenait le contre-pied de l'opinion victorieuse. Aux entraînements belliqueux du moment, le Globe opposait l'alliance pacifique de toutes les nations pour le développement de l'industrie. Le «libéralisme» était à son apogée: les saint-simoniens s'en déclaraient l'ennemi, et prétendaient, dans son triomphe même, le convaincre de caducité. «Plus que jamais, disait l'un d'eux, à la salle Monsigny, le 22 août 1830, le libéralisme éprouve, au milieu de ses succès, le vide et l'impuissance organique de ses doctrines. Douter, soupçonner, craindre, accuser, gémir, c'est à peu près tout ce qu'il sait faire, depuis qu'il a remporté la plus mémorable des victoires[367].» «Égoïstes», «bourgeois» ou «libéraux» étaient, dans la langue saint-simonienne, des synonymes également méprisants. Les nouveaux apôtres ne se gênaient point pour soutenir que les libertés de la tribune, de la presse, et surtout la liberté de conscience, étaient bonnes seulement dans la période provisoire de la critique et de la destruction nécessaire, mais qu'elles devaient disparaître dans la période organique. Pleins de dédain pour le «représentatif, vieille machine usée qui craque et qui va se briser», ils annonçaient que «la France, lasse de désordres et avide de bien-être, aurait besoin de se jeter dans les bras d'un sauveur»; et cette perspective ne leur déplaisait pas, pourvu que le sauveur consentit à appliquer leurs idées[368].
Et cependant, malgré tant de contradictions aux idées régnantes, l'effet produit était considérable. Le peuple, sans doute, ne venait pas, bien qu'on lui fît directement et particulièrement appel. Mais des hommes distingués, banquiers, littérateurs, artistes, surtout ingénieurs, embrassaient la doctrine, foulant au pied le respect humain, bravant les railleries de la petite presse, et confessant courageusement leur foi nouvelle. Combien d'autres, sans se livrer définitivement, se rapprochaient plus ou moins du saint-simonisme, par désarroi d'âme, curiosité intellectuelle, ou généreux entraînement! Tels étaient, pour ne nommer que les notables, Lherminier, Sainte-Beuve[369], Lamoricière[370]. Plus de 300,000 francs étaient apportés par les adhérents, pour subvenir aux frais de la vie commune et de la propagande. On évaluait à plus de quarante mille le nombre de ces adhérents. Les journaux de toute nuance, si absorbés qu'ils fussent alors par les agitations de la politique, s'occupaient de l'apparition et des progrès de cette doctrine comme de l'un des événements marquants de l'époque. Le public se pressait, chaque jour plus nombreux, aux «prédications» de la salle Taitbout. Sans doute, son émotion, si vive qu'elle fût, demeurait souvent superficielle; les nerfs étaient plus excités que les âmes n'étaient remuées, et Enfantin lui-même écrivait à un de ses disciples, après l'un des grands succès oratoires de Barrault: «Qu'en sort-il souvent? Jusqu'ici du vent[371]!» Cependant ce mouvement n'en avait pas moins un retentissement et un éclat qui contrastaient singulièrement avec l'obscurité silencieuse du saint-simonisme avant les journées de Juillet. Le changement avait été subit, car, dès la fin d'août 1830, Enfantin disait: «Le bruit que fait la doctrine est prodigieux; on en parle partout»; et en septembre: «Nous marchons avec une rapidité qui nous paraît à nous-mêmes extraordinaire.»
Quelles étaient les causes d'un succès si rapide et si nouveau? Déjà nous les avons fait entrevoir. Elles étaient multiples, presque contradictoires, mais toutes venaient plus ou moins de la révolution de 1830: orgueil de l'esprit humain, qui se sentait enhardi à remplacer la vieille religion par la facilité avec laquelle il avait remplacé la vieille monarchie, et qui souriait à l'idée de se faire un dieu comme il s'était fait un roi, mais aussi souffrance de la déception, effroi de la ruine, angoisse du vide, faisant subitement comprendre la nécessité d'une religion dont on avait cru pouvoir se passer aux jours tranquilles; instinct de révolte contre toutes les traditions, désir de compléter la révolution politique par une révolution sociale, mais aussi besoin tel d'autorité, qu'on acceptait la plus étrange des théocraties; effervescence des appétits sensuels, vilainement caressés par certains côtés de la doctrine, convoitises matérialistes, auxquels les apôtres faisaient un appel trop facilement entendu, quand ils proclamaient «la réhabilitation et la sanctification de la Bourse», et faisaient miroiter, aux yeux du public, les merveilles industrielles et financières de leur société idéale[372], mais aussi soif de croyance, d'amour et de sacrifice, attrait d'un mysticisme exalté en réaction contre le prosaïsme bourgeois, désir de se dévouer aux petits et aux souffrants, hardiesse joyeuse à rompre avec la frivolité et l'égoïsme mondains, à confesser sa foi, à souffrir pour elle, et à goûter ainsi cette jouissance surhumaine que des âmes généreuses et troublées cherchent parfois et trouvent momentanément jusque dans l'erreur. Ce côté religieux du saint-simonisme frappait les catholiques eux-mêmes, et le jeune Charles de Montalembert écrivait alors dans l'Avenir: «N'est-ce pas la foi, incomplète, incertaine, égarée, mais toujours elle, qui reparaît dans ce groupe d'hommes nouveaux, parmi ces saint-simoniens, qui, tout bafoués qu'ils sont, et quelque répugnance qu'ils nous inspirent, méritent au moins notre étonnement, puisqu'ils viennent parler au monde de foi, et qu'ils se disent prêts à affronter le martyre, oui, le martyre, le cuisant et impitoyable martyre de notre siècle, le ridicule[373]?»
II
Une révolution morale et religieuse allait-elle donc s'accomplir? Le monde assistait-il, comme on l'affirmait avec une si folle présomption, à l'éclosion d'un «nouveau christianisme»? Si quelques-uns ont pu le croire, trompés par un succès passager et superficiel, leur illusion fut courte. Le vice propre de la doctrine ne tarda pas à se manifester, avec une laideur qui est une leçon mortifiante et salutaire pour l'orgueil de la raison. Sur ce corps qui se prétendait divin, apparut, comme la marque hideuse d'une bassesse tout humaine, le chancre de l'impureté.
Même au jour de sa plus grande vogue, Enfantin s'était souvent plaint que les femmes ne fussent pas attirées au saint-simonisme. Celles-ci, avec la délicatesse clairvoyante de leur pudeur, pressentaient-elles ce que cachait la thèse sur la réhabilitation de la chair? Ce côté de la doctrine avait été d'abord prudemment laissé dans l'ombre; mais Enfantin ne pouvait longtemps se prêter à dissimuler celui des dogmes nouveaux qui lui tenait le plus à cœur, et, vers le mois d'août 1831, il commença à exposer quelles étaient, dans les rapports de l'homme et de la femme, les conséquences pratiques du principe saint-simonien. Il distinguait deux sortes de caractères, «les uns à affections durables, les autres à affections changeantes». En vertu de la réhabilitation de la chair, tous les tempéraments devaient trouver leur satisfaction; dès lors il fallait admettre «deux formes de la religion de l'amour», le mariage perpétuel et le mariage changeant ou polygamie successive: c'était la régularisation de l'amour libre. Il y avait d'autres conséquences qu'on éprouve quelque embarras à indiquer décemment: nous voulons parler du rôle attribué au couple pontifical dans cette religion de l'amour, de cette étrange mission, qui sera confiée au prêtre ou à la prêtresse, d'exercer sur chacun des mariés, non-seulement une direction spirituelle, mais «une influence charnelle»; on nous dispensera de pénétrer davantage dans les mystères de cette sorte de prostitution sacerdotale. Enfantin y revenait sans cesse. Tartufe courtisant Elmire n'approche pas de la sensualité mystique, de la dévote obscénité, avec lesquelles le grand prêtre du saint-simonisme se plaisait à disserter sur cette partie de la doctrine.
Le scandale fut grand dans le sein de la nouvelle église. Quelques-uns s'élevèrent contre ce qu'ils ne craignaient pas d'appeler la «réhabilitation du vice», la «réalisation d'un monde de boue»; ils accusèrent Enfantin de «prendre sa propre immoralité comme théorie». À la tête des protestants était Bazard, l'autre moitié du pape; il était marié, et sa femme le retenait. Ce fut une crise terrible, singulièrement poignante pour les âmes sincères qui s'étaient flattées de trouver la vérité et la paix dans la nouvelle église, et que surprenait cette explosion si prompte de corruption et d'anarchie. La lutte, qui éclata d'abord entre les deux «Pères», s'étendit dans le «collége», et jusque dans la «famille»; elle dura plusieurs mois, dans des conditions étranges d'exaltation morale et de surexcitation nerveuse: discussions se prolongeant pendant des nuits entières, avec des scènes dignes des convulsionnaires; imprécations désespérées des uns et larmes de tendresse chez les autres; celui-ci tombant sans connaissance, à demi mort de fatigue et d'émotion, tandis que celui-là, en proie à l'extase ou au délire, se mettait à prophétiser; et, dans ce trouble si douloureux, Enfantin conservant le calme de son égoïsme souverain, indifférent aux angoisses et aux déchirements dont il était l'auteur, obstiné dans sa volonté impure. Bazard fut vaincu: épuisé physiquement et moralement, il se retira en novembre 1831, maudissant son rival, et l'accusant de «fonder son gouvernement sur la corruption, la séduction et la fraude»; il devait mourir peu après. D'autres s'éloignèrent aussi. Enfantin réalisa son dessein d'être seul maître; mais il fut maître d'une église mutilée, déchirée, et dont l'ignominie était dénoncée par une partie même de ses anciens fidèles. Il n'en affecta pas moins la même sérénité orgueilleuse et confiante, prenant plus que jamais le ton révélateur et hiératique, se proclamant l'homme de l'avenir, l'interprète de Dieu, la «loi vivante», s'égalant à Jésus ou tout au moins à Mahomet, et rencontrant d'ailleurs, chez les disciples demeurés fidèles, une soumission attendrie qui, de plus en plus, devenait une sorte d'adoration publique[374].
Dès lors la décadence fut rapide. Le saint-simonisme se vit envahir par un sensualisme qui ne se contenta plus d'être théorique. L'hiver de 1832 fut, pour la «famille» installée rue Monsigny, une longue et brillante fête, suite de festins, de concerts, de bals, de réjouissances variées, auxquels tout Paris était invité. La fumée du punch s'élevait comme le sacrifice du culte nouveau; la voluptueuse mélodie des valses était son chant liturgique; les prêtres comme les néophytes, revêtus de leur élégant costume, paraissaient célébrer, avec une dévotion singulièrement ardente, les rites de cette religion du plaisir. Ne fallait-il pas faire passer de la spéculation dans la pratique le principe qui déclarait saints tous les appétits? Ne fallait-il pas aussi attirer et découvrir «la femme», celle dont on laissait la place vacante à côté du Père suprême, dont la présence était nécessaire pour former le couple sacerdotal, et qui devait seule rendre définitive et parfaite la révélation nouvelle? Cette recherche de «la femme» devenait en effet la grande affaire du saint-simonisme. Le Globe prenait ce sous-titre: Appel aux femmes. Il ne paraissait pas que cet appel fût entendu; les fêtes de la rue Monsigny attirèrent des femmes élégantes, frivoles, avides de gaieté et de plaisir, dansant pour danser, qui ne semblaient pas se douter qu'elles accomplissaient ainsi une fonction religieuse et une révolution philosophique; mais «la femme» ne vint pas. Son absence laissait la religion boiteuse. Enfantin, du reste, trouvait là une réponse à certains reproches. Quelques incidents trop peu austères risquaient-ils de scandaliser un public encore peu habitué à toutes les conséquences de la réhabilitation de la chair, il répondait que «la femme» seule pourrait donner le code de la délicatesse et de la pudeur. Était-il trop pressé d'objections sur les absurdités ou les monstruosités de sa doctrine, il échappait en déclarant que, jusqu'à l'avénement de «la femme», la doctrine n'était pas définitive et absolue, surtout «dans les choses de l'amour».
Cependant ces vulgarités malsaines décourageaient et rebutaient la curiosité élevée et généreuse qui avait, un moment, poussé tant d'esprits vers le saint-simonisme. Les défections se multipliaient, souvent accompagnées de polémiques et de récriminations qui n'augmentaient pas le crédit de la doctrine. À ce moment, sous l'action vigoureuse de Casimir Périer, le gouvernement avait arrêté la descente révolutionnaire et faisait peu à peu remonter la société vers un régime régulier; par cela même, les extravagances intellectuelles et morales paraissaient plus choquantes et devenaient d'une contagion moins facile. Ajoutez des embarras et des misères d'un autre genre: les saint-simoniens avaient voulu sortir de l'enseignement théorique et résoudre en fait la question sociale, en établissant des ateliers d'ouvriers d'après leurs nouveaux principes; c'était la première tentative de l'«organisation du travail», formule qui devait se retrouver dans toutes les écoles socialistes, mais qui était d'origine saint-simonienne; l'échec fut prompt, complet et ruineux; il acheva de vider la caisse, déjà fort entamée par l'impression du Globe et par les fêtes de la rue Monsigny. La source des dons volontaires était tarie. Une tentative d'emprunt, hypothéqué sur l'avenir saint-simonien, avorta ridiculement. Les dettes devenaient criardes. Comme un dissident l'écrivait durement à Enfantin, la situation se résumait en un mot: «Banqueroute: banqueroute d'hommes et d'argent.»
À bout d'expédients, le pontife voulut au moins colorer une retraite nécessaire. Le vendredi saint 20 avril 1832, le Globe publia un manifeste plus messianique que jamais, qui commençait ainsi: «Au monde, Moi, Père de la famille nouvelle.» Enfantin faisait connaître la suppression du Globe; il déclarait ne cesser de «parler» que pour «agir»; seulement, obligé de «se reposer» pendant un temps, il annonçait «sa retraite avec ses enfants». «Ce jour où je parle, s'écriait-il, est grand depuis dix-huit siècles dans le monde; en ce jour est mort le DIVIN LIBÉRATEUR DES ESCLAVES. Pour en consacrer l'anniversaire, que notre sainte retraite commence; et que du milieu de nous, la dernière trace du SERVAGE, la DOMESTICITÉ, disparaisse.» Pour parler plus clair, cette «retraite», si solennellement annoncée «au monde», consistait à chercher, pour la «famille» mutilée et ruinée, un refuge à Ménilmontant, dans une propriété appartenant à Enfantin. Dès lors, l'histoire du saint-simonisme semble relever plutôt de la caricature que de l'histoire. Les quarante jeunes hommes qui avaient suivi le Père dans cette dernière étape revêtirent solennellement, avec des cérémonies symboliques, un costume spécial: toque rouge, justaucorps bleu, pantalon blanc, ceinture de cuir verni, cou nu, cheveux longs et barbe à l'orientale. Leur existence était, comme l'écrivait un dissident[375], «un appareil factice de la vie ouvrière»; on eût dit aussi une contrefaçon ridicule et stérile de ces monastères qui avaient défriché jadis l'Europe barbare. Divisés en pelleteurs, brouetteurs et remblayeurs, ils remuaient en cadence, avec des mouvements combinés d'avance, au son des hymnes composés par leur frère Félicien David, la terre de leur petit jardin. Le public assistait railleur et indifférent à cette parade.
III
Le saint-simonisme en était à ce point qu'il ne savait plus comment finir. Le gouvernement lui rendit le service de brusquer son agonie. Dès janvier 1832, au moment où les doctrines d'Enfantin sur l'amour et le mariage éclataient avec scandale, des poursuites judiciaires avaient été commencées; au mois d'août, Enfantin, Michel Chevalier, Duveyrier, Rodrigues et Barrault furent cités en cour d'assises, sous l'accusation d'outrage à la morale publique. Ils se rendirent processionnellement au Palais de justice, revêtus de leur costume d'opéra-comique; Enfantin portait sur sa poitrine un écriteau où on lisait ces mots: «le Père.» Usant d'un procédé alors général, ils voulurent transformer leur sellette d'accusé en une tribune, d'où ils se porteraient à leur tour accusateurs contre la société, en une chaire qui leur servirait à proclamer leur doctrine. Mal leur en prit. Leur pathos inintelligible, l'attitude pontificale d'Enfantin, répondant: «Oui, monsieur», au président qui lui demandait s'il était le «père de l'humanité» et la «loi vivante», ses longues pauses entre chaque phrase, pour essayer, disait-il, sur les magistrats la «puissance de son regard» et leur donner un commentaire pratique de sa doctrine sur l'influence de la chair, tout cela fit l'effet d'une bouffonnerie prétentieuse et ridicule; le public s'en alla en haussant les épaules. La condamnation à un an de prison qui frappa trois des accusés n'eut pas même le résultat accoutumé de les faire regarder avec plus de sérieux et de faveur. D'ailleurs, au lendemain des émeutes de juin 1832, l'opinion avait besoin de repos, et elle était peu sympathique à une excentricité doctrinale où elle voyait trop clairement une conséquence et une forme du désordre révolutionnaire. Le procès n'avait pas tué le saint-simonisme: jamais un procès ne tue une doctrine; mais le saint-simonisme était déjà auparavant si mortellement atteint, que le procès n'avait pu le ranimer, et la condamnation, en dispersant matériellement ces cénobites embarrassés de leur propre entreprise, avait fait disparaître la dernière trace de la nouvelle église. Vainement Enfantin tâchait-il de jouer au martyre et avait-il l'impudence sacrilége de se comparer au Christ, un de ses anciens fidèles, Jean Reynaud, qui, pour l'avoir quitté, n'était pas cependant revenu au christianisme, lui écrivait: «Je respecte trop la Passion de Jésus-Christ, pour ne point éprouver du dégoût et de la douleur aux parodies et aux plagiats que vous en essayez[376].»
Les apôtres dispersés se sécularisèrent. Le plus ardent de tous, Michel Chevalier, faisait ainsi ses adieux à son maître: «Paris est endormi, qu'il sommeille en paix; mieux vaut dormir que souffrir! Dieu donne le sommeil au travailleur pour réparer ses forces. Qu'il sommeille, ce grand Paris, sur sa couche de fange et de marbre, recouvert de paille infecte et de tissus d'or; qu'il sommeille, épuisé de fatigue, ivre de prostitution. Vous le réveillerez un jour, du bruit de votre char de triomphe où vous ne serez pas SEUL.» En attendant ce réveil, le futur sénateur de l'empire jugeait prudent de rentrer dans la société maudite, pour y faire son chemin et y conquérir le rang et la fortune auxquels sa capacité, d'ailleurs, lui donnait droit; bientôt il pouvait se vanter «d'avoir pied dans beaucoup de journaux», et jouait un rôle actif dans le monde des grandes affaires. Plusieurs autres suivaient son exemple, avec même succès d'ambition et d'argent, employant à leur bien-être personnel le zèle qu'ils n'avaient pu faire servir au bien-être de tous. Quelques-uns, trop échauffés pour revenir aussi vite à la vie pratique, partirent pour l'Orient, à la suite de M. Barrault, avec mission d'y prêcher le nouvel évangile et de chercher, jusque derrière les grilles du sérail, la femme attendue. «Tu peux M'annoncer à l'Orient, écrivait Enfantin à Barrault, et y appeler la MÈRE.» Vainement les missionnaires poussèrent-ils jusqu'à l'Himalaya, personne ne répondit à leur appel, et le plus clair de leur campagne fut la conversion de Garibaldi, rencontré par hasard sur un navire. Peu après, Enfantin, ne sachant pas quelle figure faire en France, crut trouver dans l'Égypte de Méhémet-Ali un terrain favorable à sa doctrine religieuse et aux entreprises industrielles qu'il y mêlait si étrangement. Installé aux bords du Nil, il appela auprès de lui plusieurs de ses disciples; mais il échoua misérablement, et dans son apostolat, et dans ses spéculations. Isolé, réduit à l'impuissance et au dénûment, il rentra en France, si dépourvu de toutes ressources, qu'on dut recueillir, parmi les anciens fidèles, le «denier de Saint-Simon», pour faire une «liste civile» au pontife en déconfiture. Une idée bizarre traversa alors son cerveau: il essaya de convertir le duc d'Orléans et d'en faire le César démocratique et théocratique qu'il rêvait d'avoir à son service; mais le prince répondit à celui qui se croyait l'émule de Moïse et de Jésus, par l'offre quelque peu mortifiante d'une place de sous-préfet.
Une seule chose demeurait intacte, au milieu de ces échecs successifs et chaque jour plus complets: l'orgueil du prophète. Était-il acculé dans quelque impasse, il se retournait, annonçait un nouveau programme, parlait de «montrer une autre de ses faces au monde». «Lorsqu'un de mes désirs ne se réalise pas, écrivait-il alors, vous savez bien que cela m'indique tout de suite que c'est un nouveau désir que je dois former; ma vie a toujours été ainsi; mes insuccès ne m'ont jamais dérouté.» Et il ajoutait cette déclaration mémorable: «Pour faire ce que j'ai fait jusqu'ici, il a fallu que ma foi en Dieu se manifestât surtout par ma foi en moi.» Il méritait vraiment qu'un de ses plus dévots disciples lui écrivît naïvement: «D'autres vous reprochent de vouloir toujours poser; je suis de votre avis, en pensant, avec vous, que c'est votre nature, votre mission, votre capacité[377].» Mais l'indifférence croissante du public, la fatigue et le délaissement de ses derniers fidèles, ne lui permettaient pas de soutenir indéfiniment un tel rôle. Il fallut bien que le pontife prît, à son tour, le parti de rentrer dans le monde. On le vit, en 1839, solliciter et obtenir du gouvernement d'être attaché à une mission en Algérie; ce ne fut qu'un début, et bientôt il sut se faire une place lucrative dans les entreprises industrielles et financières: fin peu héroïque de ce nouveau Messie, qui devait écrire plus tard à un de ses amis, en évoquant son temps d'apostolat: «J'en ai tant avalé de toutes les couleurs, des embêtements, des insultes, des huées! C'est à faire trembler. Adieu, mon vieux camarade; nous rirons bien... un jour[378].»
Que restait-il donc de tout ce mouvement qui, sous l'impulsion factice et éphémère de la révolution de Juillet, avait un moment fait illusion? L'église était dissoute, dispersée, et ses pontifes sécularisés n'officiaient plus que dans les sanctuaires de la finance. Devait-on, du moins, au saint-simonisme un progrès de l'esprit humain, une vérité nouvelle, un accroissement de vertu, une leçon de sainteté ou de dévouement? Non: partout la banqueroute intellectuelle, en dépit de la capacité de quelques-uns des adhérents; l'impuissance morale révélée, dès le début, par ce seul fait qu'on n'avait pu attirer, fût-ce un jour, les femmes et les pauvres; la stérilité, qui est la marque de toutes les œuvres révolutionnaires. Enfantin et ses amis se sont vantés d'avoir été les précurseurs des grandes innovations économiques, les initiateurs des chemins de fer, du canal de Suez et de la rue de Rivoli. Mais, même sur ce terrain inférieur, ont-ils fait vraiment œuvre créatrice? L'Angleterre, qui n'a pas entendu ces apôtres, nous a devancés dans les chemins de fer. S'il fallait chercher l'action propre et réelle du saint-simonisme, on la trouverait dans cette sorte de matérialisation de l'idée civilisatrice, dans cette tendance à faire de la spéculation industrielle et financière, de la recherche du bien-être et de la richesse, l'occupation principale, unique, la fin dernière de l'humanité: véritable résurrection de la religion du veau d'or, avec la Bourse pour temple. Stérile pour le bien, le saint-simonisme ne l'a pas été en effet pour le mal; il a laissé un virus malsain, qui n'a pénétré que trop profondément dans les veines de la nation.
Combien de fois, depuis lors, on a pu retrouver dans nos maladies sociales la part de cette infection première! Il est deux époques, entre autres, où elle est apparue clairement. Qu'est-ce que ce socialisme qui a commencé à fermenter en 1840, et a fait explosion en 1848, sinon un enfant posthume du saint-simonisme? Remplacer le renoncement chrétien et l'attente des compensations de la vie future par l'impatiente convoitise du bien-être immédiat et par l'idée que le bonheur ne doit être cherché et ne peut être trouvé qu'ici-bas; allumer, chez les victimes, chaque jour plus nombreuses, du prolétariat industriel, la soif irritée de la jouissance; proclamer que les inégalités et les souffrances sont imputables à un vice du mécanisme social, que pour les faire disparaître, il suffit que le gouvernement remanie ce mécanisme, qu'il peut, dans ce dessein, disposer des individus, de leurs idées, de leurs droits, de leurs biens, prononcer sur leurs aptitudes et leurs vocations, répartir entre eux les fruits du travail et les revenus du capital, n'était-ce pas à la fois la doctrine d'Enfantin et le fond commun de toutes les sectes socialistes? Un peu plus tard, sous le second empire, cette prétention d'un César, s'appuyant sur les classes ouvrières, en leur faisant espérer le bien-être par l'action d'un pouvoir à la fois despotique et socialiste; ce mépris de la liberté politique et du régime parlementaire; cet effort pour détourner l'esprit public vers les spéculations industrielles et financières; cette témérité impatiente dans les emprunts d'État, les travaux publics et les réformes économiques; cette politique chimérique, à laquelle il ne suffisait pas de rêver le remaniement de la carte de l'Europe, mais qui s'égarait, indécise et périlleuse, jusque dans le Nouveau Monde, tout cela avait par plus d'un côté une origine saint-simonienne. Il eût été, d'ailleurs, facile de découvrir alors, parmi les conseillers ou les favorisés du pouvoir, les anciens chefs de la doctrine: ne seraient-ce que M. Michel Chevalier, avec les traités de commerce; MM. Péreire, avec le Crédit mobilier; M. Guéroult, avec la thèse des nationalités. Aussi Enfantin saluait-il dans l'Empereur l'auxiliaire, presque le patron qu'il avait vainement cherché parmi les princes d'Orléans. Il ne dissimulait pas sa préférence et sa sympathie: «Bien des gens, écrivait-il en 1861, ont cru que nos deux Napoléon, au lieu de faire des 18 brumaire ou des 2 décembre, auraient dû donner à la France toutes les libertés imaginables... Ce n'est pas de liberté que nous avons le plus besoin aujourd'hui, c'est d'autorité intelligente, sachant l'avenir.» Est-ce à dire qu'aujourd'hui les saint-simoniens ne se trouveraient pas en sympathie et en affinité avec ce qu'on nous donne sous le nom de république scientifique? Non certes. Ils n'auraient pas sujet de reprocher à cette république de relever l'âme de la nation et de la ramener vers les chimères spiritualistes; en tout cas, ils lui sauraient gré de la façon dont elle traite la liberté qu'ils ont toujours méprisée, et le christianisme auquel ils en voulaient d'autant plus qu'ils avaient été plus ridiculement impuissants à le remplacer.
CHAPITRE IX
LE JOURNAL L'AVENIR
I. L'Avenir. Lamennais, Lacordaire et Montalembert. Les autres rédacteurs.—II. Devise du nouveau journal: Dieu et la liberté. Le parti catholique. L'union désirée des catholiques et des libéraux.—III. Exagérations qui se mêlent aux idées justes. Rupture trop violente avec les légitimistes. Attaques sans mesure contre le gouvernement de Juillet. Libéralisme hardi, généreux, mais excessif. L'Avenir et les insurrections de Belgique, de Pologne et d'Italie. Rêve d'une grande révolution catholique. Ultramontanisme théocratique. Rupture du Concordat et renonciation au budget des cultes.—IV. L'Agence pour la défense de la liberté religieuse. Lamennais et Lacordaire en cour d'assises. Le procès de l'école libre. Sympathies ardentes éveillées par l'Avenir.—V. Le nouveau journal se heurte à l'opposition des évêques. Il suspend sa publication.—VI. Lamennais, Lacordaire et Montalembert se rendent à Rome. Dispositions du Pape. Attitude différente de Lamennais et de Lacordaire. Lamennais oblige le Pape à parler. Encyclique Mirari vos. Suppression de l'Avenir.—VII. Chute de Lamennais. C'est la révolte politique qui le conduit à la révolte religieuse. Ce que deviennent les autres rédacteurs.
I
Pendant qu'au lendemain des journées de Juillet, la raison humaine dévoyée s'épuisait vainement à remplacer le catholicisme qu'elle croyait mort, celui-ci donnait un signe inattendu de sa vitalité et de sa fécondité. Le 15 octobre 1830, paraissait le premier numéro d'un journal religieux dont le titre seul était une nouveauté significative en un temps où les croyants semblaient plus habitués à regarder en arrière qu'en avant: il s'appelait l'Avenir. Ce ne fut pas l'un des épisodes les moins extraordinaires et les moins intéressants de cette époque agitée. À voir l'attitude des chrétiens en face de la révolution victorieuse, on eût cru d'abord que tous se laissaient entraîner passifs dans la déroute de la vieille monarchie; ils n'osaient ni se grouper, ni se montrer; «mesurant la force de la religion sur la faiblesse de la royauté, ils étaient tombés dans un abattement qui eût convenu tout au plus à des moutons en présence du boucher[379]»; les évêques eux-mêmes, intimidés et comme accablés, «demeuraient cois[380]», recommandant à leurs prêtres de s'effacer et de se taire: «On veut se passer de nous, messieurs, leur disaient-ils; eh bien! tenons-nous calmes, dans cette espèce de nullité[381].» C'est à ce moment que surgissent tout à coup, du milieu des catholiques, des hommes impatients de déployer hardiment leur drapeau; qui, loin de se résigner à demeurer parmi les vaincus, veulent s'en dégager avec éclat; qui n'implorent pas des vainqueurs une sorte de pardon ou de pitié pour la religion, mais revendiquent, au nom des principes nouveaux qu'ils acceptent, une part du droit commun et des libertés générales; qui enfin prétendent ainsi non quêter, mais conquérir pour leur foi une popularité bien autrement fructueuse que la faveur royale dont on venait d'éprouver l'impuissance et le péril. Tentative remarquable! On y reconnaît cette sorte de souplesse dont l'Église a donné tant de preuves depuis la chute de l'empire romain, et qui lui a permis, sans rien abandonner de son immutabilité divine, de s'adapter, lors de chaque grande révolution, aux états nouveaux de la société politique; mais on ne tardera pas aussi à y discerner ce je ne sais quoi d'excessif et de troublé, marque du mal révolutionnaire qui, en 1830, envahit tout, gâte tout, fait tout avorter.
À la tête de ce mouvement était le personnage le plus illustre alors du clergé français, Lamennais[382]. Beaucoup furent surpris de l'y voir. Il apparaissait toujours au public tel qu'il s'était montré à ses débuts, royaliste d'extrême droite, contempteur des nouveautés libérales, dogmatisant sur l'union du trône et de l'autel, rêvant le pouvoir à la fois absolu et paternel d'une monarchie chrétienne que limiterait seulement la prééminence du Pape[383]. Cependant, à bien lire ses récents ouvrages, notamment le dernier, public en 1829, sur les Progrès de la révolution et de la guerre contre l'Église, on eût pu déjà noter une modification de ses idées premières. Si son idéal et son but étaient toujours la théocratie, il cherchait désormais à y arriver par les peuples, non par les rois; parlait, avec une confiance hardie, des libertés publiques où il voyait, sinon un terme, du moins un instrument; blâmait amèrement les membres du clergé qui identifiaient la cause religieuse avec celle du parti alors régnant; les poussait à se dégager au contraire de la royauté compromise, pour s'unir à la démocratie et tâter de la popularité libérale; saluait enfin, dans la révolution, le préliminaire indispensable et providentiel d'un nouvel état social qui serait le triomphe de l'Église. Quel avait été le secret de cette révolution? La royauté, peu disposée à accepter le rôle que lui offrait Lamennais, lui avait répondu en faisant censurer un de ses ouvrages par les évêques encore gallicans, et même en le déférant aux tribunaux correctionnels. Le dépit qu'en avait ressenti l'âme si irritable et si impérieuse du fougueux polémiste, l'avait aidé à prendre son parti de la chute des Bourbons, qu'il prévoyait et prédisait avec une singulière précision, et à reconnaître la puissance des idées libérales qu'il déclarait vouloir «catholiciser». En rêvant d'une alliance entre la religion et la liberté, il n'était pas d'ailleurs aussi novateur qu'on pouvait le croire. Cette alliance ne venait-elle pas de se produire en Irlande, où O'Connell arrachait à l'Angleterre l'émancipation des «papistes»; en Belgique, où se fondait, pour combattre l'oppression hollandaise, l'«Union» nouvelle et féconde des catholiques et des libéraux? Ces événements, mal connus alors ou peu compris en France, avaient frappé Lamennais et n'avaient pas peu contribué à modifier ses idées. Les journées de Juillet n'étaient pas faites pour arrêter cette conversion libérale et démocratique: elles la précipitèrent au contraire. Dans ces redoutables événements, Lamennais vit avec orgueil la réalisation de ses prophéties, et, au milieu des foudres du Sinaï révolutionnaire, il crut entendre une voix divine qui le confirmait dans ses doctrines nouvelles, l'échauffait, l'exaltait. Tel était son état d'esprit, quand, en septembre 1830, quelques catholiques lui offrirent de prendre la direction de l'Avenir.
Il trouva, pour le seconder, deux jeunes gens, inconnus alors, bien qu'appelés à une très-prochaine illustration; venus de régions fort opposées, l'un plébéien et enfant du siècle, l'autre gentilhomme et fils d'émigré, le premier prêtre, le second homme du monde; étrangers jusqu'ici l'un à l'autre, mais se rencontrant dans l'amour commun de l'Église et de la liberté, et destinés à nouer, dans les bureaux du nouveau journal, les liens d'une amitié immortelle: chacun a nommé Henri Lacordaire et Charles de Montalembert. Ce dernier, recueillant plus tard ses souvenirs, a dit comment lui était apparu le jeune Lacordaire, à l'âge de vingt-huit ans, la taille élancée, les traits fins, l'œil noir et étincelant, le port souverain de la tête, la démarche fière, élégante, en même temps que modeste, la voix vibrante; révélant, par tout son être, ce que son âme avait de virginal et de viril, de doux et de franc, d'austère et de charmant, d'ardent et de tendre; amoureux de tout ce qui était grand et bon, saint et généreux; homme de pénitence et d'enthousiasme, de piété et de courage, de liberté et d'honneur, vraiment né pour combattre et pour aimer. Il n'avait pas trouvé jusqu'alors l'emploi de sa vie. Sorti du collége, incrédule et libéral, l'impuissance du monde à remplir une âme haute et large l'avait conduit au christianisme, et aussitôt au sacerdoce. Prêtre, il était demeuré libéral, aimant son temps, ouvert et attaché à toutes ses idées nobles. De là, au milieu du clergé de la Restauration, une sorte d'isolement, chaque jour plus douloureux, si bien qu'à la veille de 1830, il était sur le point de partir pour l'Amérique. Il avait peu vu Lamennais, ressentait même pour l'homme, pour ses doctrines, pour son entourage, plus de répugnance que d'attrait, et n'avait consenti à la fin à se rapprocher de lui que par souffrance de sa solitude, par besoin de trouver un peu d'appui, ou tout au moins de voisinage. La révolution ne l'avait pas d'abord détourné de son projet d'émigration. Mais, quand l'abbé Gerbet vint lui offrir de combattre, dans l'Avenir, pour l'affranchissement de la religion par la liberté, pour le rapprochement du catholicisme et de la France moderne, cette tâche le séduisit aussitôt; il accueillit cette proposition «avec une sorte d'enivrement», a-t-il écrit lui-même; oubliant momentanément ses méfiances contre Lamennais, il se persuada qu'il l'avait mal jugé, et ne voulut voir en lui que l'O'Connell des catholiques français.
Fils d'un pair de France et d'une mère anglaise, Charles de Montalembert n'avait alors que vingt ans. Ce fut en Irlande, où il était allé voir de près le grand agitateur catholique, qu'il lut les premiers numéros de l'Avenir. Il n'avait eu auparavant aucun rapport avec Lamennais. Attaché à l'Église, non-seulement par une foi tendre et pieuse[384] qui n'avait jamais défailli et qui avait gardé la pureté de son adolescence, mais aussi par le besoin chevaleresque de se dévouer aux grandes causes vaincues; aimant la liberté d'un amour fier, qui s'inspirait autant de ses traditions d'indépendance aristocratique que des idées nouvelles auxquelles sa jeune âme s'était ouverte; plein de cette fougue généreuse, de ce goût des initiatives hardies qu'il conservera jusqu'à son dernier soupir, il ressentit aussitôt un impatient désir de s'enrôler dans la petite armée de l'Avenir. Il avait déjà publié quelques articles dans le Correspondant[385], mais la sagesse prudente de ce recueil, qu'il trouvait «trop vieux», gênait son ardeur. Il écrivit à Lamennais pour solliciter l'honneur de combattre sous ses ordres, et peu de jours après, il arrivait dans les bureaux du nouveau journal, brillant de grâce et de distinction, portant sur son front élevé ce je ne sais quoi d'intrépide, d'héroïque et de pur qui donne à la jeunesse un irrésistible charme et une beauté supérieure.
La rédaction était peu nombreuse: elle comprenait, avec les personnages déjà nommés, l'abbé Gerbet, l'abbé de Salinis et l'abbé Rohrbacher, tous trois attachés depuis quelques années à Lamennais; le premier mourra évêque de Perpignan, le second, archevêque d'Auch; ajoutez M. Harel du Tancrel qui avait eu la première idée du journal, MM. de Coux, d'Eckstein, Bartels, Daguerre, d'Ault-Dumesnil, d'Ortigue et Waille. Bien petite armée, en vérité, pour en imposer à la fois aux libéraux alors tous voltairiens, et aux catholiques dont presque aucun ne songeait à se dégager du parti vaincu ou du moins ne le croyait possible. Ces quelques hommes, tous inconnus à l'exception de Lamennais, prétendaient non suivre un mouvement d'opinion, mais le créer. Comment seulement faire entendre leur voix, dans le tumulte de ces jours troublés, au milieu de ces bruits d'émeutes et de ces menaces de guerre? Ils osèrent cependant l'entreprendre. Après tout, nul journal ne réunissait alors des écrivains d'un tel talent: c'était Lamennais, avec cette langue qui faisait de lui presque l'égal de M. de Chateaubriand et de M. de Maistre, avec cette véhémence sombre, terrible, qui tenait à la fois du tribun populaire et du prophète biblique, inflexible dans sa dialectique, amer et dédaigneux dans son ironie, manquant souvent de mesure et de goût, mais n'en demeurant pas moins, l'un des rhéteurs les plus éclatants et l'un des plus redoutables polémistes de ce temps; Lacordaire, plus sympathique, parfois sans doute emporté, déclamatoire, mais si plein de fraîcheur et de verve, d'un accent si vrai et si généreux, ayant, dans tout ce qu'il écrivait, je ne sais quoi de vibrant comme le timbre de sa voix, avec une originalité inattendue, une désinvolture hardie et gracieuse qui surprend, parfois même inquiète, mais saisit, attache, et finit par séduire; Montalembert, le plus jeune de tous, qui ne pouvait posséder, à vingt ans, la plénitude de son talent, mais en offrait déjà les brillantes prémices, d'un enthousiasme facilement excessif, entraînant tous les cœurs par sa chevaleresque et juvénile vaillance; l'abbé Gerbet, moins original et moins nouveau, qui se plaisait à exposer, dans un langage noble et élevé, d'éloquentes généralités; les autres rédacteurs, reflet plus ou moins effacé de leurs brillants compagnons; chez tous, un entrain, une vie, une chaleur tels, qu'après un demi-siècle ces articles ne semblent pas refroidis. Aussi, malgré des exagérations aujourd'hui plus visibles et une rhétorique parfois un peu démodée, ne saurait-on parcourir sans émotion et sans frémissement ces feuilles jaunies par le temps[386].
II
Dieu et la liberté! telle est la noble devise de l'Avenir et le résumé de son programme. Dieu d'abord! En face de cette société hostile ou indifférente aux idées religieuses, ces écrivains se plaisent à confesser leur foi, d'autant plus tendres envers leur Église qu'elle est plus outragée, d'autant plus fiers qu'on prétend davantage l'abaisser. Avec quelle vénération émue ils baisent publiquement les croix de toutes parts renversées et profanées! «Nous ramassons avec amour, s'écrie Montalembert au lendemain du sac de Saint-Germain-l'Auxerrois, les débris de la croix, pour lui jurer un culte éternel. On l'a brisée sur nos temples; nous la mettrons dans le sanctuaire de nos cœurs; et là, nous ne l'oublierons jamais. De la terre où on l'a détruite, nous la replaçons dans le ciel; et là, nous lisons encore une fois autour d'elle la parole divine: In hoc signo vinces[387].» Nous en avons dit assez de l'état religieux de la France de 1830, pour qu'on puisse comprendre la nouveauté courageuse d'un tel langage, tenu pour ainsi dire en pleine place publique. L'Avenir n'admet pas que le Globe, organe des saint-simoniens, parle de la «décadence» du catholicisme. Il répond fièrement, en signalant les faits qui révèlent au contraire les progrès de la vraie religion par tout l'univers: «Nous marcherons, dit Lacordaire, devant ceux qui nient notre mouvement, et, puisque nous sommes jeunes les uns et les autres, nous donnons rendez-vous au Globe, à la cinquantième année du siècle dont nous sommes les enfants[388].» Lacordaire se retrouvera à ce rendez-vous donné avec une foi prophétique: en l'année même qu'il a fixée vingt ans à l'avance, il verra une assemblée républicaine voter la loi sur la liberté de l'enseignement, le plus grand succès des catholiques dans ce siècle; il entendra les anciens libéraux de 1830, détrônés à leur tour, confesser l'erreur de leur irréligion et le besoin qu'ils ont du christianisme pour sauver la société en péril.
Après Dieu, la liberté! Mot qui avait alors une merveilleuse sonorité, mais qu'on était désaccoutumé de voir rapproché du nom de Dieu! C'est dans la liberté seule que l'Avenir engage les catholiques, vaincus, déçus, désorientés, à mettre désormais leur amour et leur confiance. «Catholiques, dit-il, comprenons le bien, nous avons à sauver notre foi, et nous la sauverons par la liberté... Il n'y a de vie désormais que dans la liberté, dans la liberté entière pour tous, égale pour tous.» Il veut apprendre aux catholiques à se servir virilement de ces armes nouvelles: «Quand on veut être libre, leur dit-il, on se lève un jour, on y réfléchit un quart d'heure, on se met à genoux en présence de Dieu qui créa l'homme libre, puis on s'en va tout droit devant soi, mangeant son pain comme la Providence l'envoie... La liberté ne se donne pas, elle se prend[389].»
Le premier, l'Avenir parle du «parti catholique» dont il formule la tactique électorale: «Il est, dit-il, une vénalité permise; que les électeurs catholiques se mettent partout et publiquement à l'enchère, et qu'ils se livrent à quiconque les payera le plus cher en libertés[390].» Dans les luttes pour la religion, le nouveau journal est à l'avant-garde, mais avec la préoccupation, alors nouvelle chez les défenseurs du catholicisme, de parler au siècle son propre langage, invoquant, non des doctrines théologiques que l'ignorance du temps n'eût pas comprises ou qui même eussent effarouché ses préjugés, mais ces principes de liberté générale pour lesquels les vainqueurs du jour prétendaient avoir combattu, et dont ils se piquaient d'avoir assuré le plein triomphe. L'union des catholiques et des vrais libéraux est l'ardent désir de l'Avenir[391]. Il se flatte de voir ébranler, de part et d'autre, les préjugés qui s'y opposaient. «À force de combattre, dit-il, on a quelquefois presque l'air de haïr, et cette pensée seule nous est amère. Aussi éprouvons-nous un inexprimable besoin de semer autour de nous des paroles de paix et de fraternité, comme un germe de la réconciliation future. Les héros d'Homère suspendaient leurs coups pour échanger des outrages. Nos pères nous ont légué un autre exemple, la trêve de Dieu... Parmi ceux qui se croient nos ennemis, combien qui n'ont besoin que de nous connaître pour être à nous ou du moins avec nous! Il y a entre nous et eux non pas un mur, mais seulement un voile[392].»
C'est ainsi qu'au milieu des luttes de chaque jour, des fatigues, des périls, des déceptions même, l'âme des rédacteurs de l'Avenir s'exaltait et s'attendrissait au double nom de Dieu et de la liberté, et M. de Montalembert s'écriait, avec une chaleur un peu jeune, une confiance un peu naïve, mais avec une émouvante sincérité: «Dans un temps où nul ne sait que faire de sa vie, où nulle cause ne réclame ni ne mérite ce dévouement qui retombait naguère comme un poids écrasant sur nos cœurs vides, nous avons enfin trouvé une cause qui ne vit que de dévouement et de foi. Quand notre poussière sera mêlée à celle de nos pères, le monde adorera ce que nous adorons déjà, le monde se prosternera devant ce que nous portons déjà avec amour dans nos âmes, devant cette beauté qui a tout le prestige de l'antiquité et tout le charme de la jeunesse, cette puissance qui, après avoir fondé le passé de l'homme, fécondera tous les siècles futurs, cette consolation qui peut seule réconcilier l'homme à la vie, la terre au ciel, cette double et sublime destinée: le monde régénéré par la liberté, et la liberté régénérée par Dieu[393].»
III
Les idées étaient neuves, généreuses et fécondes. Pourquoi faut-il qu'il s'y mêle aussitôt de compromettantes exagérations? C'est, nous l'avons déjà dit, une forme nouvelle de cette exaltation révolutionnaire qu'on retrouve partout à cette époque, et à laquelle devaient difficilement échapper des têtes jeunes et chaudes, comme celles de la plupart des rédacteurs de l'Avenir. Il eût appartenu à l'âge et à l'expérience de Lamennais de retenir ses collaborateurs. Mais comment attendre une influence modératrice et pacifiante de cet esprit absolu qui naturellement poussait tout à l'extrême et ressentait comme un «dégoût». de la modération; de ce cœur malade qui apportait d'autant plus d'âpreté dans la guerre faite aux autres qu'il n'avait jamais pu trouver pour lui-même la paix intérieure; de cette âme d'orgueil et de colère qui avait toujours employé, au service de ses convictions aussi impérieuses que changeantes, le mépris, l'outrage et la malédiction? Par son tempérament moral et même physique, il était fait pour ressentir plus fort que tout autre la fièvre de Juillet. Aussi, bien loin de calmer ses jeunes amis, les excitait-il encore, et surtout donnait-il aux excès de doctrines je ne sais quoi de triste, d'aigri et d'irritant, qu'on n'eût jamais rencontré dans les plus grands emportements de Lacordaire et de Montalembert.
Sur presque toutes les questions, apparaît, dans l'Avenir, cette exagération qui fausse les idées les plus justes, compromet les entreprises les plus utiles. Ainsi ce journal a raison de vouloir dégager la religion de la solidarité qui la confondait presque avec le parti royaliste; dans cet ordre d'idées, bien des imprudences avaient été commises, contre lesquelles il importait de réagir, bien des maladresses qu'il fallait réparer; mais l'habileté comme la justice conseillaient d'accomplir cette séparation d'une main légère et bienveillante, avec force ménagements pour des hommes respectables dont le concours était précieux et qu'il s'agissait de convertir; non d'excommunier. L'Avenir manque gravement à cette justice et à cette habileté, quand il adjure les catholiques de rompre pour toujours avec un parti qui «sacrifie Dieu à son roi»; quand il flétrit «le régime absurde et bâtard qu'avait organisé la Charte en 1814»; quand il montre, sous ce régime, la religion «opprimée, avilie» et condamnée à une mort dont l'a seule sauvée la révolution de Juillet; quand il qualifie la royauté déchue de «tyrannie sans échafauds», d'«absolutisme sans volonté», de «misérable compromis entre le pouvoir matériel et la justice»; quand il ajoute enfin ces imprécations vraiment extravagantes, où l'on reconnaît la rhétorique habituelle de Lamennais: «Qui n'a pas été meurtri par ses fers? Qui ne s'est pas plaint de son oppression? Oppression stupide, qui ne profitait qu'à quelques hommes vendus... Dans l'enfer légal qu'on nous avait fait, nous ressemblions à ces malheureux que Dante a peints se traînant et haletant sous des chapes de plomb, et, comme eux, nous n'apercevions devant nous que cette éternité[394].»
Ce n'est plus seulement à la justice, c'est à la générosité que manque l'Avenir, quand, au lendemain du sac de Saint-Germain-l'Auxerrois, faisant écho aux proclamations officielles et aux dénonciations des feuilles libérales, il impute avec colère aux provocations des «carlistes» l'attentat dont la religion vient d'être victime.
M. de Montalembert n'avait pas été royaliste comme Lamennais; mais le seul sentiment de l'honneur suffisait à lui faire réprouver ces outrages jetés à un parti vaincu. Il essaye d'en corriger l'effet, dans un article intitulé: À ceux qui aiment ce qui fut; sans rien abandonner du fond de la thèse, il parle aux légitimistes un langage plus respectueux, plus tendre, plus digne d'eux et de lui-même: «Nous vous le disons dans notre simplicité et dans notre bonne foi: si vous saviez combien nous respectons les affections malheureuses,... combien surtout la foi qui nous est commune avec vous excite notre sympathie, vous regretteriez les dissentiments qui nous séparent, vous reconnaîtriez en nous les enfants d'un même père... Catholiques de tous les partis, ce que nous vous demandons, nous l'avons fait. Il y a longtemps que nous luttons devant Dieu, pour sacrifier les intérêts du temps à une cause éternelle et céleste. Aujourd'hui, la lutte est finie, le sacrifice est consommé. Comme vous, nous avons gémi, nous avons pleuré sur les ruines de nos affections, sur de légitimes ambitions cruellement déçues, sur de bien chères espérances indignement trompées. Mais aujourd'hui, réunis au pied des autels qui nous restent, nous reprenons courage, et nous nous réjouissons de la sainte joie qui faisait tressaillir nos pères, avant de marcher aux combats de la foi[395].» Il était trop tard; le mal était déjà accompli. La blessure faite par les âpres violences de Lamennais avait pénétré trop avant dans les cœurs royalistes, pour que le baume versé par M. de Montalembert pût la cicatriser. Cette blessure devait rester longtemps saignante. De là, des ressentiments qui persisteront contre les hommes de l'Avenir, et qui poursuivront Lacordaire jusque dans la chaire de Notre-Dame.
L'Avenir sait-il mieux demeurer dans la mesure de la justice, quand il s'agit des vainqueurs de Juillet? Sans doute, il n'a que trop souvent raison, lorsqu'il dénonce la conduite du nouveau gouvernement envers les catholiques, lorsqu'il l'accuse de refuser à la religion, par hostilité ou par faiblesse, la protection, la liberté et la justice auxquelles elle avait droit, ou même de prendre contre elle des mesures agressives et vexatoires. Il le fait avec un courage, un entrain, une fierté d'accent, propres, sinon à en imposer aux gouvernants, du moins à ranimer les catholiques abattus, intimidés[396]. Mais ne dépasse-t-il pas toute mesure, quand, à propos d'un grief, d'ailleurs fondé, il dit des ministres qui occupent le pouvoir avec Casimir Périer, que ce sont des «lâches» qui se «baignent le front dans la boue[397]»?
L'Avenir aime ardemment la liberté. En cette matière, il est souvent en avance sur son temps. Il réclame la liberté départementale et communale à une époque où le vieux libéralisme est encore imbu des idées centralisatrices de la Convention et de l'empire, et où la loi commence à peine à rendre électifs les conseils généraux et les conseils municipaux[398]. Avant Tocqueville, il dénonce dans l'individualisme l'un des périls d'un État démocratique: «Une société, dit-il, qui se réduit à une collection d'individualités n'est que l'égoïsme humain s'exprimant sous des formes infiniment multipliées.» Comme remède à ce mal, il propose cette liberté d'association que notre législation repoussait et qu'aujourd'hui même on n'ose pas établir[399]. Enfin, l'un des premiers du côté catholique[400], il pousse le cri de la liberté d'enseignement, ayant ainsi l'honneur d'ouvrir une campagne qui devait être si glorieuse et si profitable[401].
Dans cette revendication de toutes les libertés, il apporte une hardiesse dont la confiance extrême et presque naïve fait parfois un peu sourire notre expérience plus sceptique, mais aussi une sincérité généreuse et passionnée, qui donne à son langage un accent particulier. Écoutez, par exemple, Lacordaire, parlant de la liberté de la presse: «Catholiques, croyez-moi, laissons à ceux qui n'ont foi qu'aux princes de la terre les espérances de la servitude. Laissons-les dire que tout est perdu si la presse parle... Ce sont des enfants d'un jour qui n'ont pas encore vu d'éclipse, et qui se tordent les mains en invoquant je ne sais quels dieux. Pour nous, voyageurs depuis longtemps sur cette terre, ne nous troublons pas de si peu, et, notre crucifix sur la poitrine, prions et combattons. Les jours ne tuent pas les siècles, et la liberté ne tue pas Dieu[402].» Nobles paroles, mais où l'on peut déjà entrevoir cette exagération, cette manie de l'absolu, qui devaient faire condamner le libéralisme de l'Avenir. Celui-ci n'en venait-il pas à déclarer que le régime de la presse, en 1830, ce régime dont les auteurs des lois de septembre estimeront bientôt nécessaire de restreindre la licence, était une insupportable tyrannie? «Nous voulons la licence de la presse[403]», disait l'Avenir. Mêmes excès pour toutes les autres libertés. La décentralisation, au point où la pousse ce journal, serait la pure anarchie. Traite-t-il de la liberté de conscience, au lieu de s'en tenir aux nécessités incontestables de son temps et de son pays, il se lance dans des théories, au moins inutiles et imprudentes, sur le droit de coercition. Quelles que soient les questions politiques qui se soulèvent, l'Avenir met son point d'honneur à adopter les idées qui règnent alors dans la démocratie la plus avancée; il réclame, comme étant le corollaire de la révolution de Juillet, la suppression des armées permanentes, de la pairie héréditaire et même de toute Chambre haute, l'établissement du suffrage universel, tempéré, il est vrai, par l'élection à plusieurs degrés. En théorie du moins, il se proclame républicain; Lamennais déclare «qu'un seul genre de gouvernement peut exister aujourd'hui en France: la république»; on n'a le choix, ajoute-t-il, «qu'entre deux régimes: celui du sabre ou celui de l'opinion, le despotisme militaire ou la république». Il veut bien, cependant, comme La Fayette et ses amis, conserver une royauté nominale; tant que le Roi, dit-il, «ne sera que ce qu'il doit être, l'exécuteur des ordres souverains de la nation réellement représentée, son hérédité, loin d'être à craindre, ne sera qu'une garantie de plus pour la durée de la liberté; point de cour, une liste civile modeste, et il ne nous restera rien à désirer de ce côté[404]».
À l'extérieur, l'Avenir se passionne pour toutes les causes généreuses qui font alors battre le cœur de la France libérale. Nul ne suit d'un cœur plus vraiment ému l'Irlande, la Belgique ou la Pologne. C'est un des sujets les plus fréquemment traités par les rédacteurs. Que d'angoisses aux heures critiques ou obscures! Que de cris de joie pour saluer les succès! Que de larmes de douleur et de colère versées sur les défaites! Dieu nous garde de disputer, avec ces esprits jeunes et chauds, sur la mesure de leur enthousiasme ou de leur douleur! Condamnés aujourd'hui, par patriotisme, à plus de froideur et d'égoïsme, respectons du moins, envions même les sympathies peut-être trop expansives d'une génération plus heureuse. Mais où notre critique commence, c'est quand, à la suite de Carrel, de Mauguin, de Lamarque, l'Avenir vient combattre et flétrir la politique pacifique et prudente du gouvernement, la qualifie de «honteuse suite de bassesses et de lâchetés qui auraient à jamais déshonoré la France au dehors, si la France en était complice»; quand il pousse au renversement de «l'œuvre impie des traités de Vienne», et entrevoit, avec complaisance, «la purification» de la patrie «au feu d'une effroyable guerre». À l'entendre, nous devrions le secours de nos armes à tous les peuples insurgés. «Pouvions-nous, dit-il, faire ce que nous avons fait, sans que la liberté comptât partout sur notre concours?» Il n'a que raillerie et mépris pour notre diplomatie dans l'affaire belge, pour ce qu'il appelle «les infâmes intrigues et la révoltante duplicité» de nos ministres. Ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que ces ministres ne veulent pas d'une Belgique libre, catholique et indépendante, par crainte de la comparaison; que leur dessein secret est de la rendre à la Hollande, et n'engage-t-il pas les Belges à se défier et à se débarrasser de notre «protection»! En face de la Pologne non secourue dans sa défaite, l'Avenir n'a pas assez d'imprécations contre ces gouvernants, «devenus comme ces statues de bronze que les peuples arrosaient de sang pour les attendrir, mais qui n'avaient point de cœur et qui ne rendaient d'oracles qu'en faveur de la victoire»; il flétrit ceux qui ont «abandonné nos vieux frères d'armes» et se sont ainsi «rendus coupables du sang des enfants de la Pologne, sang qui retombera sur eux et les marquera d'un signe d'opprobre et de malédiction». Les sympathies de l'Avenir sont d'autant plus ardentes que, par une singulière coïncidence, plusieurs des mouvements populaires qui agitent alors l'Europe, ont un caractère plus catholique que les gouvernements de cette époque: ainsi en Irlande, avec O'Connell; ainsi en Belgique, avec Félix de Mérode; ainsi en Pologne, où les armées chantent des hymnes à la Vierge, où les curés marchent au combat, en tête de leurs paroissiens, où les religieux revêtent les vieilles armures trouvées dans leur couvent, et forment des compagnies de cavalerie. Dans d'autres pays, sans doute, en Allemagne, en Espagne, en Italie, les agitateurs en veulent autant à l'Église qu'au pouvoir civil; l'Avenir, sympathique à leur cause politique, mais rebuté par leur irréligion, est visiblement embarrassé. «Tant que ceux qui conspirent pour la liberté de l'Espagne et de l'Italie, dit-il, regarderont la foi catholique comme leur principal obstacle, nous ne pourrons applaudir à leurs efforts; nous reconnaîtrons ce qu'il y a de juste dans leurs plaintes, de sacré dans l'espérance des peuples; mais nous nous souviendrons qu'il appartient à des âmes plus pures de poser les fondements de la liberté d'un pays.» Aussi détourne-t-il bientôt ses regards de ces contrées «où la liberté est ennemie de Dieu», pour les fixer au contraire, avec complaisance, sur ces terres d'Irlande, de Belgique et de Pologne, où il croit voir l'application de ses idées et l'exemple proposé aux autres nations[405].
Dans la fascination troublante d'une telle contemplation, ces insurrections partielles apparaissent à l'Avenir comme le prologue d'un immense bouleversement, nécessaire à la régénération de la société. Cette vision obsédait depuis longtemps l'imagination de Lamennais, et c'est sur ce sujet que s'était exercée le plus volontiers sa verve prophétique. À force de prévoir, d'attendre cet universel soulèvement, l'Avenir semble l'appeler, le provoquer, le désirer. Est-ce pour le justifier d'avance qu'il rappelle aux peuples la doctrine des théologiens du moyen âge sur le droit de sédition et examine soigneusement le cas de conscience de l'émeute? Trompé par ce qu'il voit à Dublin, à Bruxelles, à Varsovie, il se flatte que partout les peuples placeront la croix sur le drapeau de leur révolte, et cette illusion met à l'aise sa conscience, quand il lance contre les rois des invectives qui semblent parfois presque renouvelées des rhéteurs de la Convention[406]. Cette révolution attendue «part de Dieu», dit l'Avenir; elle est «une œuvre divine»; dans le catholicisme est le principe de ce mouvement. «N'est-ce pas en effet, demande Lamennais, partout les peuples catholiques qui s'émeuvent, comme si les premiers ils eussent eu la vision des destinées futures réservées au genre humain? Quelque chose les attire, de doux comme l'espérance; quelque chose les presse, de puissant comme Dieu.» Et le nouveau prophète ajoute: «Je vous le dis, le Christ est là.» Ce serait un crime et une folie de lutter contre une aussi sainte et aussi inévitable révolution; ce serait résister «à ce que Dieu même a rendu nécessaire; et le mal en soi, le mal essentiel n'est que cette opposition à Dieu». Sorte de fatalisme, familier à Lamennais, et dont on voit tout de suite le péril et l'immoralité. Bien loin de s'opposer à ces mouvements populaires, le clergé et la papauté doivent se mettre à leur tête, afin de les régler et les purifier. Rompre avec les rois pour faire alliance avec la démocratie, abandonner les débris terrestres d'une grandeur ruinée, reprendre la houlette du pasteur et, s'il le faut, la chaîne du martyr, accepter toutes les chances de la guerre déclarée entre les peuples et les souverains, braver l'hostilité ou les persécutions de ces derniers, dans l'espérance que la liberté religieuse sortira de la liberté générale, tel est, de l'aveu même de Lamennais[407], le programme que l'Avenir prétend imposer à l'Église. De telle sorte qu'après avoir conseillé fort sagement au clergé de rompre la solidarité qui paraissait l'unir à la royauté, on le poussait à contracter avec la révolution une alliance bien autrement périlleuse et injustifiable[408].
Ainsi, sur presque toutes les questions intérieures et extérieures, l'Avenir, sans s'inféoder au parti de l'Hôtel de ville, en arrive cependant à soutenir les mêmes thèses. Il souscrit pour aider la Tribune à payer ses amendes. Il est devenu l'adversaire des hommes de «la résistance», qu'il qualifie de «je ne sais quels échappés de tous les despotismes qui ont tour à tour écrasé la France»; leur politique lui paraît «un système inepte, contraire à notre honneur au dehors, à nos droits au dedans». Peu à peu, son langage change complétement à l'égard de la monarchie, qu'il avait d'abord bien accueillie. Avec tous les journaux d'extrême gauche, il reproche au gouvernement de Juillet de méconnaître la révolution de 1830, qui doit être tout autre chose qu'une simple substitution de roi. «En disputant à l'opinion, dit-il, ses plus nobles et ses plus belles conquêtes, en l'irritant par ses lenteurs, en l'effrayant par ce qu'il laisse soupçonner de ses desseins, le pouvoir expose non-seulement sa considération, mais son existence même.» «La société ne recule pas, s'écrie encore l'Avenir, ne tentez pas ce qui en a perdu déjà d'autres; votre force, c'est obéir au vœu national; vous n'avez que celle-là.» Il se plaît à rappeler que la monarchie repose sur un contrat synallagmatique, dont il menace de faire prononcer la nullité pour inexécution des conditions. De jour en jour, le ton devient plus agressif, plus injurieux[409].
Même intempérance dans les questions plus exclusivement religieuses. L'Avenir répudie le vieux gallicanisme, auquel il reproche, non sans raison, d'être à la fois trop indépendant à l'égard du Pape et trop dépendant à l'égard du pouvoir civil; mais pourquoi le faire avec une colère outrageante? «Nous repoussons avec dégoût, dit-il, les opinions qu'on appelle gallicanes.» Et il accable de sarcasmes «la religion de Louis XIV et de Bossuet, tuée, le 28 juillet 1830, à la cent quarante-huitième année de son âge[410]». Il prétend y substituer un ultramontanisme excessif, provoquant, qui n'est nullement conforme aux doctrines ni surtout aux procédés de l'Église romaine. Par moments même, quand Lamennais tient la plume, l'Avenir semble aller jusqu'à la théocratie et rêver pour le Souverain Pontife une sorte de prééminence politique; tel lui paraît être le terme de la révolution universelle tant annoncée, et déjà l'impatient journal salue le nouveau Grégoire VII, dont la parole et la volonté changeront la constitution du monde et «fonderont la dernière époque de la société humaine ici-bas[411]».
Dans sa réaction contre la dépendance civile qui était une des faiblesses du clergé gallican, l'Avenir ne se contente pas de vouloir l'Église indépendante; il la veut séparée complétement de l'État. Avec cette logique absolue et aveugle qui est une des formes de l'esprit révolutionnaire, il dénonce le Concordat et supprime le budget des cultes; cette suppression est même une des thèses que le journal développe avec le plus de persistance et d'éclat. «Quiconque est payé, dit-il, dépend de qui le paye... Le morceau de pain qu'on jette au clergé est le titre de son oppression... Un jour viendra qu'un prêtre se présentant au Trésor, le dernier employé lui fera baisser les yeux, et j'ose dire que la chose arrive déjà.» Le clergé doit non-seulement renoncer au traitement qui est la représentation de ses biens confisqués, mais évacuer les vieilles églises qu'il a bâties depuis des siècles[412]. Quant aux difficultés pratiques, l'Avenir croit qu'il suffit, pour les résoudre, d'un éclat de rhétorique généreuse. Comment l'Église vivra-t-elle sans sa dotation? Et quand je l'ignorerais, répond-il, j'ignore bien davantage comment elle vivra sans liberté. «La pauvre Irlande ne nourrit-elle pas ses prêtres? n'a-t-elle pas refusé l'argent offert par l'Angleterre, craignant que ce ne fût le prix de sa liberté? Le clergé sera dans l'indigence, mais il a les promesses de l'Évangile; or nous ne savons du lendemain qu'une chose, c'est que la Providence se lèvera plus matin que le soleil.» L'Avenir ajoute: «Vous serez comme le prolétaire, avec Dieu de plus pour patrimoine, avec l'espérance qui ne trompe pas, avec des millions d'âmes qui vous aiment. Votre maître n'en avait pas tant, et il a vécu. Ne pouvez-vous conquérir une seconde fois le monde, et si vous ne le pouvez pas, pourquoi voulez-vous que le monde entretienne à grands frais une ombre décédée? Votre tombeau lui coûte trop cher, si la vie n'y est pas[413].»
De toutes les témérités de l'Avenir, nulle ne fut plus déraisonnable, nulle ne porta davantage la marque du trouble alors régnant que celle qui lui faisait faire ainsi table rase de tout l'établissement de l'Église, pour la ramener en quelque sorte aux catacombes et la jeter dans l'inconnu et le péril d'une conquête nouvelle. Nulle n'eut alors plus de retentissement et ne causa plus d'émotion, de scandale, surtout parmi les autorités ecclésiastiques, justement surprises et irritées de voir de simples prêtres ou même des laïques, faire ainsi, en leur nom, un abandon qu'elles ne leur avaient pas donné mandat de faire.
Tel fut l'Avenir, singulier mélange d'éloquence et de déclamation, de générosité enthousiaste et de passion parfois sans justice comme sans justesse, de vues nouvelles et de chimères téméraires, de fécondes prévisions et d'erreurs stérilisantes!
IV
Les fondateurs de l'Avenir ne se contentaient pas d'agir par la presse. Ils instituèrent à Paris une Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, à laquelle se rattachaient des comités locaux. Cette agence réunit, en six mois, 31,513 francs. Sous son impulsion, plusieurs journaux se fondèrent en province, à Nantes, à Strasbourg, à Nancy; des pétitions, revêtues de quinze mille signatures, furent adressées aux Chambres, pour réclamer la liberté d'enseignement; une souscription pour l'Irlande affamée produisit 70,000 francs. L'Agence avait surtout en vue la résistance légale et judiciaire aux mesures oppressives; elle soutint plusieurs procès: il s'agissait tantôt d'un modeste citoyen ou d'un curé, poursuivis pour avoir ouvert une école; tantôt d'une communauté religieuse, inquiétée dans son existence. Elle engagea une triple instance à l'occasion de l'expulsion des Trappistes de la Meilleraye. Lacordaire avait particulièrement le goût de ces luttes à la barre des tribunaux; il estimait que, dans les pays libres, les grandes causes se traduisent, comme à Rome et en Angleterre, en procès débattus au grand jour de la publicité judiciaire. Plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il en fût empêché par une décision du conseil de discipline, le jeune abbé plaida, comme avocat, à l'audience de la police correctionnelle, dans des contestations qui avaient pour objet l'émancipation du prêtre et du citoyen catholiques. «Je me rappelle, a écrit plus tard M. de Montalembert, la surprise d'un président de Chambre, découvrant un jour, sous la robe d'avocat, ce prêtre dont le nom commençait à poindre. En fouillant dans les journaux du temps, on trouverait bien quelques rayons de cette parole, déjà si virile, qui semait le trouble dans les rangs des substituts et qui électrisait l'auditoire. Un jour, en répondant à un avocat du Roi qui s'était hasardé à lui dire que les prêtres étaient les ministres d'un pouvoir étranger, Lacordaire s'était écrié: Nous sommes les ministres de quelqu'un qui n'est étranger nulle part, de Dieu! Sur quoi l'auditoire, rempli de ce peuple de Juillet si hostile au clergé, se mit à applaudir. On lui criait: Mon prêtre, mon curé, comment vous nommez-vous? Vous êtes un brave homme[414]!» Une autre fois, d'une voix frémissante, il jetait au tribunal l'appel de saint Paul, Cæsarem appello, qu'il traduisait hardiment, aux applaudissements passionnés de l'auditoire: J'en appelle à la Charte.
Le gouvernement fournit lui-même l'occasion d'un débat judiciaire plus éclatant encore, en déférant à la cour d'assises deux articles de l'Avenir, l'un de Lamennais, l'autre de Lacordaire. Les deux prêtres comparurent, le 31 janvier 1831, entourés de leurs amis. Le public vint, nombreux, généralement sympathique. Lamennais était assisté par un avocat non catholique, mais libéral, M. Janvier. Lacordaire se défendit lui-même: de touchants retours sur sa jeunesse, la hardiesse et l'originalité de ses idées, son talent intéressèrent et émurent l'auditoire. «Mon devoir est accompli, dit-il en terminant; le vôtre, messieurs, est de me renvoyer absous de cette accusation. Ce n'est pas pour moi que je vous le demande; il n'y a que deux choses qui donnent du génie, Dieu et un cachot; je ne dois donc pas craindre l'un plus que l'autre. Mais je vous demande mon acquittement comme un pas vers l'alliance de la foi et de la liberté, comme un gage de paix et de réconciliation... Je vous le demande encore, afin que ces despotes subalternes, ressuscités de l'Empire, apprennent, au fond de leurs provinces, qu'il y a aussi une justice en France pour les catholiques, et qu'on ne peut plus les sacrifier à de vieilles préventions, à des haines d'une secte désormais finie. Voilà donc, messieurs: je vous propose d'acquitter Jean-Baptiste-Henri Lacordaire, attendu qu'il n'a point failli, qu'il s'est conduit en bon citoyen, qu'il a défendu son Dieu et sa liberté; et je le ferai toute ma vie, messieurs.» Des applaudissements accueillirent cette péroraison. L'audience durait depuis près de douze heures, et l'agitation de l'auditoire allait croissant. Enfin, à minuit, le jury rentra dans la salle, apportant un verdict d'acquittement. Les disciples de Lamennais le couvrirent d'embrassements; le public prenait part à leur joie et à leur triomphe. Lacordaire revint seul avec Montalembert. «Sur le seuil de sa porte, raconte ce dernier, je saluai en lui l'orateur de l'avenir: il n'était ni enivré, ni accablé de son triomphe. Je vis que pour lui, ces petites vanités du succès étaient moins que rien, de la poussière dans la nuit. Mais je le vis avide de répandre la contagion du dévouement et du courage, et ravi par ces témoignages échangés de tendresse désintéressée et de foi mutuelle, qui valent mieux, dans les cœurs jeunes et chrétiens, que toutes les victoires.»
Ce succès encourageait les rédacteurs de l'Avenir à porter la lutte sur le terrain judiciaire. Ainsi leur vint l'idée de ce qu'on a appelé le «procès de l'école libre». La Charte avait promis la liberté d'enseignement, mais l'Université n'en maintenait pas moins toutes les rigueurs de son monopole. Le recteur de Lyon ne venait-il pas d'enjoindre aux curés de cette ville de renvoyer les enfants de chœur auxquels ils donnaient gratuitement des leçons? Les directeurs de l'Agence estimèrent qu'en telle matière, des articles de journaux et des pétitions ne suffisaient pas, qu'il fallait saisir plus vivement le pays de cette question. Le 29 avril 1831, ils annoncent que trois d'entre eux, MM. Lacordaire, de Montalembert et de Coux, vont ouvrir à Paris une école libre gratuite. «La liberté se prend et ne se donne pas, disent-ils dans leur manifeste... L'Université poursuit la liberté de l'enseignement jusque dans les enfants de chœur; eh bien, nous la mettrons aux prises avec des hommes.» Un local est loué, rue des Beaux-Arts; le commissaire de police est prévenu, et, le 7 mai 1831, l'école s'ouvre. Les élèves sont neuf enfants appartenant aux familles pauvres du voisinage. Des hommes de lettres, des personnages politiques appartenant à l'opinion libérale assistent à cette inauguration. Lacordaire débute par un discours très-vif contre l'Université; puis les classes commencent. Survient la police qui déclare l'école fermée et ordonne aux enfants de sortir; Lacordaire, au nom de l'autorité paternelle, les somme de rester; et ces écoliers, sans avoir probablement une parfaite intelligence de la grande cause pour laquelle ils combattent, s'écrient à plusieurs reprises: «Nous resterons!» Les maîtres prolongent la résistance dans la mesure nécessaire pour établir qu'ils cèdent seulement à la force. Peu de temps après, les instituteurs improvisés sont cités en police correctionnelle: c'est le procès qu'ils attendaient et désiraient. Ils demandent à être traduits devant le jury. Pendant ces débats préliminaires, le jeune Montalembert est appelé à la pairie, par le décès de son père, en vertu du principe mourant de l'hérédité; aussitôt il revendique, pour lui et ses coaccusés, la juridiction des pairs. Les trois prévenus comparaissent devant la haute Chambre, en septembre 1831. Heureux d'avoir une telle tribune pour proclamer leurs idées, ils se défendent eux-mêmes avec l'audace de leur jeunesse et de leur conviction; leurs discours sont moins un plaidoyer qu'un appel à l'opinion et une éclatante profession de leur foi religieuse et libérale; ce langage si nouveau est écouté par les pairs avec une surprise qui n'est pas sans bienveillance. La loi était formelle; les accusés sont condamnés, mais seulement à cent francs d'amende.
L'âme vaillante des jeunes amis de Lamennais jouissait singulièrement de ces nobles combats pour «Dieu et la liberté». Le 29 octobre 1831, Lacordaire écrivait à son plus cher compagnon d'armes: «Si court que soit le temps, il n'ôtera rien aux délices de l'année qui vient de passer; elle sera éternellement dans mon cœur comme une vierge qui vient de mourir.» Bien longtemps après, le souvenir de cette époque demeurait tout brûlant chez ceux qui avaient vécu d'une telle vie: «Jours à la fois heureux et tristes, disait encore Lacordaire peu avant de mourir, jours comme on n'en voit qu'une fois dans sa vie!» Et M. de Montalembert s'écriait, au seul rappel de ces lettres: «Quelle vie dans les âmes! Quelle ardeur dans les intelligences! Quel culte désintéressé de son drapeau, de sa cause! Que de sillons profonds et féconds, creusés dans les jeunes cœurs d'alors, par une idée, par un dévouement, par un grand exemple, par un acte de foi ou de courage!... Pour savoir ce qu'il éclata alors d'enthousiasme pur et désintéressé, dans les presbytères du jeune clergé et dans certains groupes de francs et nobles jeunes gens, il faut avoir vécu dans ce temps, lu dans leurs yeux, écouté leurs confidences, serré leurs mains frémissantes, contracté, dans la chaleur du combat, des liens que la mort seule a pu briser[415].»
La petite armée de l'Avenir rencontrait en effet d'ardentes sympathies, surtout dans le jeune clergé[416]. Les abonnés du journal n'atteignirent jamais trois mille; mais, à cette époque, ce chiffre était relativement plus considérable qu'aujourd'hui. Les rédacteurs recevaient des lettres flatteuses de tous les pays: c'était tantôt un séminaire bavarois, tantôt un couvent de femmes, qui leur envoyait des adresses de félicitations. Les catholiques belges, encore frémissants de leur révolution, les acclamaient. Une souscription ouverte pour payer les frais d'un de leurs procès produisait, en quelques jours, plus de 20,000 francs, bien que la majorité des donateurs ne figurassent que pour cinq centimes: des paroisses entières avaient souscrit, leurs curés en tête. En mai 1831, l'Avenir, ayant annoncé ses embarras financiers, recevait immédiatement, de France et de Belgique, 70,000 francs. Au mois d'octobre suivant, M. de Montalembert, qui faisait, entre Lyon et Marseille, un voyage de propagande, rencontrait partout un accueil enthousiaste. En dehors des catholiques, parmi les libéraux jeunes et sincères, l'impression était celle d'un étonnement sympathique. Pendant que la robe d'un prêtre ne pouvait se montrer dans la rue sans être insultée, Lacordaire la faisait applaudir à la barre des tribunaux, et ceux-là même qui venaient peut-être de crier: À bas les Jésuites! demandaient aux journalistes catholiques de leur faire des cours sur les diverses branches des sciences politiques et religieuses. Sans doute, on était encore loin de l'union rêvée par l'Avenir, entre les libéraux et les catholiques; toutefois un premier pas était fait, et l'espérance semblait permise.
V
Malgré ce succès en apparence si brillant, l'Avenir se heurtait à un obstacle sur lequel il devait se briser. Nous ne parlons pas du mécontentement du pouvoir, mécontentement naturel, mais, somme toute, assez inoffensif, et n'ayant abouti jusqu'ici qu'à fournir à Lamennais et à Lacordaire l'occasion d'un petit triomphe judiciaire. Nous ne parlons même pas de l'hostilité, plus grave cependant, des légitimistes, qui formaient alors une partie considérable des catholiques. L'obstacle était surtout dans l'Église elle-même, dans l'autorité ecclésiastique. Les évêques, nommés presque tous sous la Restauration, généralement royalistes et de tendance gallicane, plus préparés à monter l'escalier des rois qu'à descendre sur la place publique, à solliciter discrètement l'appui des gouvernements qu'à faire bruyamment appel à l'opinion, auraient eu déjà grand'peine à accepter les doctrines et les procédés de l'Avenir, même si celui-ci avait évité toute exagération. Que devait-ce donc être en présence d'excès de fond et de forme, bien faits non-seulement pour effaroucher leurs habitudes et leurs préjugés, mais aussi pour inquiéter leur sagesse! Pouvaient-ils approuver ou seulement tolérer qu'on demandât, en leur nom, la suppression du Concordat et du budget des cultes? La presse religieuse était alors une nouveauté. Les évêques n'étaient pas accoutumés à s'entendre donner des conseils ou des leçons par des écrivains qui n'avaient pas leur place dans la hiérarchie; il ne pouvait leur plaire qu'un journal prétendît diriger chaque matin leur clergé par-dessus leurs têtes et disposer, en dehors d'eux, de l'attitude et des destinées de l'Église. Le nom de Lamennais n'était pas fait d'ailleurs pour atténuer leurs défiances. Aucun sentiment n'avait paru jusqu'alors plus étranger à ce prêtre que le respect de l'autorité épiscopale. Déjà, à plusieurs reprises, dans ses polémiques sous la Restauration, il l'avait maltraitée publiquement, avec une audace méprisante. Il la ménageait encore moins dans sa conversation et sa correspondance; les prélats ne l'ignoraient pas, et l'on conçoit que plusieurs fussent disposés à voir dans ce langage une menace de faction et de révolte. Faute grave de la part de Lamennais, faute non-seulement contre la loi chrétienne, mais contre l'humaine prudence. Que sa passion et son orgueil lui fissent dédaigner ces évêques dont les idées pouvaient être un peu vieillies, il n'en restait pas moins que, sans eux, rien ne pouvait être fait, dans l'ordre religieux, de sérieux, de normal et de durable. C'est leur concours qui, plus tard, de 1841 à 1850, fera la force et le succès de la campagne, reprise par M. de Montalembert, pour la liberté d'enseignement. Mis de côté ou bravés par Lamennais, avec un sans gêne qui n'était pas le moindre signe de ce qu'il y avait de révolutionnaire dans son entreprise, les évêques ne dissimulaient pas leur mécontentement ou leur opposition. Non-seulement leur organe, l'Ami de la religion, était en polémique ouverte avec l'Avenir, mais plusieurs d'entre eux interdisaient la lecture du nouveau journal à leurs prêtres, le blâmaient dans leurs mandements. À en croire Lamennais, des ecclésiastiques étaient disgraciés, des jeunes gens éloignés des ordres sacrés, parce qu'ils étaient connus pour être ses partisans. Enfin, démarche plus grave, treize prélats, à la tête desquels était Mgr de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, rédigèrent secrètement une censure des doctrines de l'Avenir et l'envoyèrent à Rome. Ceux même qui avaient le plus d'amitié pour Lamennais s'inquiétaient de ses témérités; l'archevêque d'Amasie, administrateur du diocèse de Lyon, le suppliait, dans les termes les plus affectueux, de ne pas se mettre en lutte avec tout l'épiscopat: «Comment, lui disait-il, ne pas être épouvanté, mon cher ami, de ce Væ soli! des divines Écritures qui retentirait à vos oreilles, porté par les voix si imposantes des évêques de l'Église de France et du Saint-Siége[417]?»
Cette opposition croissante et venant de si haut rendait la situation de l'Avenir chaque jour plus difficile. Le nombre des abonnés diminuait, les ressources financières s'épuisaient, le crédit moral surtout était gravement atteint. Les rédacteurs eux-mêmes, si vaillants, si passionnés qu'ils fussent, comprenaient l'impossibilité de continuer. «Hélas! écrivait alors Lamennais, ce n'est pas le courage que je perds, c'est la voix; je prévois que bientôt elle nous manquera. Aucun moyen de résister à l'oppression épiscopale... À chaque trimestre, de nombreux abonnés nous quittent en pleurant, pour ne pas être obligés de quitter, qui son professorat, qui sa cure[418].» Plus tard, Lacordaire, rappelant ses souvenirs, a mieux résumé la situation: «Ce mouvement n'avait pas une base assez étendue, il avait été trop subit et trop ardent, pour se soutenir pendant une longue durée... Nous apparaissions au clergé, au gouvernement, aux partis, comme une troupe d'enfants perdus sans aïeux et sans postérité. C'était la tempête venant du désert, ce n'était pas la pluie féconde qui rafraîchit l'air et bénit les champs. Il fallut donc, après treize mois d'un combat de chaque jour, songer à la retraite. Les fonds étaient épuisés, les courages chancelants, les forces diminuées par l'exagération même de leur emploi[419].» Le 15 novembre 1831, l'Avenir annonça qu'il suspendait sa publication.
VI
Si Lamennais s'en fût tenu là, il n'y eût eu que demi-mal. Ce que les idées de l'Avenir avaient de bon, de fécond, eût germé peu à peu dans les esprits; les exagérations eussent été oubliées, comme l'excentricité passagère d'une heure de révolution; et, plus tard, assagis, mûris, les promoteurs du mouvement auraient pu en reprendre la direction. Mais, tout en faisant connaître que sa publication était interrompue, l'Avenir annonça, dans un langage où une exaltation alarmante se mêlait aux promesses de soumission, que ses trois principaux rédacteurs, Lamennais, Lacordaire et Montalembert, se rendaient à Rome, pour soumettre leur œuvre au jugement du Pape. «Si nous nous retirons un moment, disait-il, ce n'est point par lassitude, encore moins par découragement, c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Israël, consulter le Seigneur en Silo.» Les motifs qui avaient déterminé les rédacteurs de l'Avenir étaient complexes: chez quelques-uns, peut-être, le besoin de couvrir leur retraite, d'éviter le ridicule d'un échec banal, et, en langage vulgaire, de faire une fin; chez les plus pieux, chez Lacordaire certainement, le désir de protester de leur orthodoxie, de rassurer leur conscience et de consoler leur cœur, en se jetant dans les bras de leur père; chez Lamennais, la prétention de continuer de plus près cette sommation dont il fatiguait le Pape, depuis tant d'années, au nom de doctrines si changeantes, et l'orgueilleuse confiance que l'autorité pontificale, ainsi pressée, ne pourrait lui résister. «Mais si nous étions condamnés, demanda un jour Montalembert, que ferions-nous?—Nous ne pouvons être condamnés», se contenta de répondre Lamennais[420].
L'Église n'a jamais permis, même à de grands génies, de lui dicter une politique. Elle se méfie des systèmes et ne veut pas s'enfermer dans les étroites limites d'un parti, elle qui doit durer toujours et s'étendre partout, l'Avenir,—d'ailleurs eût-il même été mieux dégagé qu'il ne l'était de toute exagération et de toute erreur,—n'était guère fait pour plaire à la Rome de 1831. Grégoire XVI et ses ministres étaient peu portés vers les nouveautés libérales et démocratiques: celles-ci ne leur apparaissaient guère que sous la forme des insurrections qui venaient d'éclater dans les Légations. Le Pape se sentait menacé par la révolution à laquelle on prétendait lui faire tendre la main, et se soutenait avec l'appui des gouvernements qu'on lui ordonnait de maudire. Ces gouvernements réclamaient la condamnation du nouveau journal dans leurs notes diplomatiques, et les légitimistes, qui avaient des intelligences à la cour romaine, agissaient dans le même sens. Tout concourait donc à faire échouer les rédacteurs de l'Avenir, les permanentes exigences de la vérité comme les intérêts passagers de la politique, la sagesse supérieure de l'Église comme les opinions particulières des hommes qui la représentaient en ce moment. Tels étaient les obstacles dont s'imaginaient triompher facilement trois voyageurs qui arrivaient à Rome, précédés par les dénonciations des puissances et par les censures des évêques.
Le Pape ne demandait qu'à se taire. Malgré les sollicitations des adversaires de l'Avenir, il avait jusqu'ici refusé de se prononcer contre lui. Il répugnait à infliger un blâme à des esprits que l'excitation révolutionnaire avait momentanément troublés, mais qu'il savait généreux, vaillants et dévoués à l'Église. Avec cette patience romaine qui connaît la force du temps, il comptait sur la discussion et l'expérience pour tempérer ce qu'il y avait d'excessif, et corriger ce qu'il y avait de faux dans cette œuvre. N'est-il pas étrange que ceux-là même qui étaient le plus intéressés à lui voir garder cette sorte de neutralité, le missent en demeure d'en sortir? Grégoire XVI y persista cependant, à la fois réservé pour dissiper les illusions des trois pèlerins, et bienveillant pour prévenir leur révolte; évitant soigneusement tout acte public qui eût pu les mortifier, sans leur laisser ignorer qu'au fond il ne les approuvait pas; les détournant d'insister pour une décision qui ne pouvait être favorable, en tâchant de leur faire comprendre qu'on «laisserait le temps couvrir de ses plis leurs personnes et leurs actes[421]»; résolu, en un mot, à n'épargner aucun ménagement pour sauver ces téméraires. Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi, sans lasser la temporisation silencieuse et la paternelle inaction du Pape.
Lamennais ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. «On ne peut pas me condamner», répétait-il dans ses lettres; il croyait que, forcé de parler, le Saint-Siége n'oserait blâmer l'Avenir. D'ailleurs, son orgueil trouvait peut-être plus humiliant d'accepter que de subir une défaite. Après un départ si solennel, comment revenir piteusement, sans avoir pu même arracher une parole au pontife? Depuis longtemps, Lamennais attendait impatiemment que la papauté obéît à ses impérieux conseils; las, irrité de cette attente, dût-il échouer, il voulait en finir. Son âme était plus aigrie que jamais; il ne voyait Rome qu'à travers ses tristesses et ses amertumes, ne fréquentait que les détracteurs de l'autorité pontificale, et aspirait à «sortir de ce grand tombeau où l'on ne trouve plus que des vers et des ossements... de ces vieilles ruines sur lesquelles rampent, comme d'immondes reptiles, dans l'ombre et le silence, les plus viles passions humaines[422]». D'ailleurs, dans le trouble de cet esprit malade, la foi elle-même commençait à être gravement atteinte[423].
Tout autre fut l'effet du séjour à Rome sur Lacordaire: il avait été, dans l'excitation de la lutte, l'un des plus exaltés, des plus téméraires, des plus compromis; mais grâce au calme religieux de la ville pontificale, il se fit en lui une grande paix et une grande lumière. «Dans cette patrie des souvenirs, a dit éloquemment le prince Albert de Broglie, l'image de l'Église lui apparaissait, assise sur le sépulcre des sociétés disparues et regardant couler à ses pieds le fleuve des institutions humaines; et il quittait le dessein téméraire de troubler, par des questions de politique éphémère, ce calme où des yeux aveugles voient l'engourdissement de la mort, mais qui n'est que la patience de l'éternité[424].» Une claire vision du devoir illumina cette âme droite qui ne connaissait pas les aveuglements volontaires, cette âme pure que n'obscurcissait aucune passion mauvaise. L'ardent combattant de la veille comprit ce qu'il y avait de miséricorde et de sagesse dans le silence du Pape. Il déclara, sans hésitation, qu'il fallait s'incliner et retourner en France. Mais vainement chercha-t-il à vaincre l'obstination de Lamennais. Ce lui fut une douleur plus grande encore de ne pouvoir persuader le jeune Montalembert, alors dominé et fasciné par celui qu'il appelait son «maître» et son «père». Lacordaire dut partir pour Paris, seul, le cœur déchiré.
Cependant, Lamennais, demeuré à Rome ou dans les environs, persistait à sommer le Pape de parler. Celui-ci se taisait toujours. Il y avait plus de six mois que cette situation se prolongeait. Enfin, en juillet 1832, Lamennais quitte Rome. «Puisque l'on ne veut pas me juger, dit-il, je me tiens pour acquitté.» Et il annonce son intention de reprendre la publication de l'Avenir. Lacordaire, alors à Paris, apprend avec terreur cette résolution. «Agité, torturé, n'ayant plus de route, sentant sur sa tête la destinée d'un autre homme, qu'il ne peut conjurer et qui va le briser quoi qu'il fasse, il s'enfuit en Allemagne, afin de n'être pas là quand la foudre tombera sur ce Prométhée[425].» Le 30 août, il se trouve à Munich; à son grand étonnement, il y rencontre Lamennais et Montalembert arrivant d'Italie. La Providence les rassemblait pour les soumettre tous trois à une redoutable épreuve. L'encyclique Mirari vos, datée de Rome le 12 août, leur parvenait le jour même de cette réunion fortuite.
Obligé, par les menaces de Lamennais, à rompre le silence qu'il eût désiré garder, Grégoire XVI, par un dernier ménagement, avait évité, dans l'encyclique, de nommer aucun écrivain et de désigner aucun écrit[426]. La condamnation ne frappait que certaines doctrines sur la liberté de conscience, la liberté de la presse, les rapports de l'Église et de l'État, les obligations des peuples vis-à-vis des souverains; elle le faisait, il est vrai, avec une véhémence toute biblique, et, ce qui était plus grave, les esprits superficiels, peu habitués à analyser, avec une précision théologique, les formules un peu oratoires de la chancellerie pontificale, pouvaient croire que la condamnation atteignait toutes les libertés modernes. Combien, depuis lors, parmi les catholiques absolutistes ou parmi les libéraux irréligieux, ont ainsi interprété cette fameuse encyclique! C'était un contre-sens, volontaire ou non. À y regarder de plus près, le Pape ne blâmait que les exagérations évidentes de l'Avenir, le caractère trop absolu de ses thèses, sa revendication de libertés «immodérées», «sans bornes», ses excitations révolutionnaires adressées aux peuples au nom du catholicisme, et sa prétention de poursuivre, sous le mot de «séparation», la désunion de l'Église et de l'État. Mais, en dehors de ces excès déraisonnables que le bon sens réprouve autant que la théologie, il ne condamnait pas les libertés elles-mêmes, sainement, raisonnablement et pratiquement entendues. Grégoire XVI, personnellement, pouvait n'être pas un libéral et ne pas goûter les libéraux, mais il n'interdisait point aux catholiques de notre temps et de notre pays d'accepter, s'il leur convenait, et de pratiquer loyalement les «libertés modernes». Cette explication a été donnée par des interprètes trop autorisés pour qu'il soit besoin d'y insister davantage[427].
Quoi qu'il en soit de ces distinctions sur lesquelles la pleine lumière ne devait se faire qu'avec le temps, l'Avenir ne pouvait résister à un pareil coup. Dès le 10 septembre 1832, Lamennais, Lacordaire, Montalembert, l'abbé Gerbet et M. de Coux adressèrent aux journaux une déclaration dans laquelle ils annoncèrent leur soumission, ainsi que la suppression définitive de l'Avenir et de l'Agence religieuse.
VII
Être parti avec une si superbe confiance, et revenir désavoué et condamné, avoir longtemps dirigé le combat, aux applaudissements de la foule, et n'être plus qu'un soldat désarmé et flétri par le général sur le champ de bataille, c'est une dure épreuve. Amers ressentiments de l'orgueil blessé, incertitudes de l'esprit frappé dans ses convictions, défaillances du cœur trompé dans ses plus chers espoirs, tout se réunit pour troubler et obscurcir la conscience. C'est l'heure de la grande tentation, tentation du découragement et de la révolte. Lamennais devait finir par y succomber. La perte d'une âme viendra assombrir davantage encore le dénoûment de cette entreprise si brillamment et si allègrement commencée. Raconter les phases de cette chute navrante, en scruter les causes complexes, y marquer ce qui tenait au vice originaire d'une nature physiquement et moralement maladive, à l'angoisse désespérée d'un prêtre sans vocation véritable, à l'excitation troublante d'une vie si batailleuse, au dépit ulcéré d'un esprit hautain, violent, impatient de toute résistance et de tout échec, c'est l'histoire particulière d'une âme, ce n'est plus l'histoire générale dont seule il convient de s'occuper ici.
Toutefois, parmi les causes diverses de cette apostasie sacerdotale, il en est une qu'il peut être intéressant de noter, car elle rentre dans notre sujet: c'est l'exaltation révolutionnaire née de 1830. Cette exaltation, bien loin de s'apaiser chez Lamennais, à mesure que le calme et l'ordre se rétablissent autour de lui, s'enflamme et s'aigrit chaque jour davantage. Il ne se contente plus d'être républicain, il devient démagogue, maudit tous les rois, toutes les autorités sociales, toute «la hiérarchie». La répression, cruelle en effet, des insurrections de Pologne ou d'Italie, a fait passer devant ses yeux une vision de prisons, de supplices, de rois opprimant et massacrant les peuples; c'est ce qu'il dénonce comme «le 93 des princes». Pas d'exception: il croit voir «une mare de sang qui s'étend de Cadix à Saint-Pétersbourg». En France, Louis-Philippe est un «despote»; ses ministres sont «infâmes parmi les infâmes»; M. Guizot et le duc de Broglie n'ont plus qu'à «cuver le sang qu'ils ont bu»; les odieuses et stupides émeutes qui éclatent alors à Paris ou à Lyon sont les soubresauts héroïques d'un peuple tyrannisé; le plus inoffensif gendarme devient un sbire cruel; notre état politique est un mélange infect de «boue» et de «sang». À lire les imprécations quotidiennes de la correspondance de Lamennais, on se demande dans quel temps il a vécu, ou plutôt quelle couleur étrange les événements prenaient dans son imagination troublée. Comme conclusion, il attend à bref délai, il appelle de ses vœux impatients une guerre générale, un immense bouleversement, et enfin «un ordre nouveau qui s'établira sur les ruines du monde ancien, après d'effroyables calamités». On conçoit qu'avec de telles idées, il doive se trouver moins que jamais d'accord avec l'auteur de l'encyclique de 1832. Par là surtout, il tend à se séparer du chef de l'Église, à lui refuser son obéissance et son adhésion. Il lui reproche de faire cause commune avec les rois bourreaux contre les peuples victimes, et s'il commence à comprendre la papauté dans ses malédictions, c'est qu'il voit en elle la complice des gouvernements. «La vieille hiérarchie politique et ecclésiastique, écrit-il alors, s'en vont ensemble; ce ne sont déjà plus que deux spectres qui s'embrassent dans un tombeau.» La révolte purement religieuse, si elle se présentait à lui tout d'abord, l'effrayerait probablement et le ferait reculer; mais il y glisse par la pente de la révolte politique, et c'est la passion démagogique qui le conduit bientôt à renier sa foi et son Église[428].
Tels sont les sentiments tumultueux qui font explosion dans les Paroles d'un croyant: œuvre bizarre, mélange de pastiche déclamatoire et de saisissante éloquence, hymnes de douleur et de haine, prophéties menaçantes, sombres paraboles, visions lugubres qui se succèdent comme le cauchemar d'une nuit de fièvre, ægri somnia; puis, à côté de cette rhétorique qui se surmène pour peindre d'horribles banquets où rois et pontifes couronnés boivent du sang dans des crânes humains, des morceaux pleins de tendresse et de charme, des chants de mansuétude et d'amour, «îles fortunées, semées dans un océan de colère[429]»; mais ce n'est qu'un repos d'un instant: bientôt l'effroyable sabbat recommence, et ce qui sort de ces pages enflammées est un anathème contre les rois, contre les riches et contre l'Église, leur complice. L'autorité, sous toutes ses formes, étant ministre de Satan, cet étrange prophète appelle contre elle la révolte du peuple-Christ.
Depuis lors, Lamennais ne fait plus que descendre. Ce qui lui reste de foi chrétienne s'évanouit bientôt complétement. Mais c'est toujours la révolte politique qui semble précéder, dominer, entraîner la révolte religieuse. Il dépense et abaisse son talent dans des pamphlets démagogiques, où son principal effort paraît être de trouver l'expression la plus violente, la métaphore la plus lugubre[430]. Il pousse les peuples à briser «cette double chaîne spirituelle et temporelle qui fait craquer les os populaires». De la révolution seule, il attend désormais ce qu'il avait si longtemps demandé à l'Église, un coup de théâtre qui transforme la société; il prédit cette transformation, croit par moments l'entrevoir, montre, d'un geste fatidique, la lueur d'une douteuse aurore; puis, trompé dans son impérieuse impatience, il maudit avec plus de colère encore le vieux monde qui tarde trop à s'écrouler et à disparaître. Mais on se lasse de cette violence sans mesure et sans variété. Le parti même, qui a un moment flatté le prêtre démocrate, pour encourager sa révolte, le délaisse bientôt. «Que dites-vous de Lamennais, journaliste politique? écrivait Béranger, dès le 28 février 1837. Ce n'est pas de ma faute, mais le brave homme a perdu la boussole... C'est un enfant dont les intrigants et les fous se font un moyen, et qu'ils abandonneront, après l'avoir usé.» Chaque jour, plus amer, plus triste, plus seul, le prêtre rebelle a perdu sa gloire, en même temps que sa foi.
Il n'a du moins entraîné personne dans son apostasie. Lacordaire le premier s'était séparé de lui, avec une droiture héroïque. Montalembert, tiraillé quelque temps entre les angoisses de sa conscience et les tendresses de son cœur, n'a pas hésité quand la révolte s'est montrée à nu. De même, tous les autres disciples. Mais en quel état gisaient-ils, sur le champ de bataille, meurtris, découragés d'eux-mêmes et suspects aux autres? «Tout croulait autour de moi, a dit Lacordaire, et j'avais besoin de ramasser les restes d'une secrète énergie naturelle, pour me sauver du désespoir.» Montalembert déclarait que «tout était fini pour lui», que «sa vie était à la fois manquée et brisée». Les idées que ces jeunes hommes avaient aimées et pour lesquelles ils avaient combattu, semblaient avoir été enveloppées dans ce désastre, les bonnes aussi bien que les mauvaises, les généreuses comme les chimériques. Sans doute, le mal n'était pas aussi étendu et irréparable, l'effort n'avait pas été aussi vain et stérile qu'on se l'imaginait alors, dans l'émotion de cette ruine. Ne seront-ils donc pas pour beaucoup dans la renaissance religieuse qui va bientôt se manifester avec un éclat si inattendu, ces catholiques qui les premiers, en face d'adversaires victorieux et méprisants, avaient essayé de tuer le respect humain par la hardiesse de leur foi, de désarmer les préjugés par la largeur de leur libéralisme? Lacordaire, du haut de cette chaire de Notre-Dame où il montera dans quelques années, n'aura-t-il pas l'honneur mérité de donner le signal de cette renaissance? Bien plus, lui et Montalembert, recueillant la récompense de leur fidélité, pourront reprendre un jour, avec plus de sagesse et de succès, l'œuvre de liberté dans laquelle le trouble et l'excitation d'un lendemain de révolution les avaient fait échouer. Toutefois, qui pourrait dire qu'ils n'aient pas souffert, jusqu'au dernier jour, du faux départ de 1830; que les difficultés, les malentendus, les défiances, qui en étaient résultés, n'aient pas longtemps entravé, n'entravent pas encore, même aujourd'hui, ce rapprochement, généreusement rêvé par l'Avenir, entre la liberté et la foi, entre la société moderne et le catholicisme?
CHAPITRE X
LA RÉVOLUTION DE 1830 ET LA LITTÉRATURE
I. Stérilité littéraire de la révolution de 1830. Les Iambes de Barbier. Ce que devient, sous le coup des événements de Juillet, le mouvement intellectuel, commencé sous la Restauration. Leur action sur l'école romantique.—II. Lamartine. Sa décadence après 1830. Il abandonne la poésie pour la politique. Regrets exprimés par les critiques du temps.—III. Victor Hugo. Changement fâcheux qui se produit en lui par l'effet de la révolution. Esprit de révolte dans ses œuvres. Ses drames et leur échec. Déception constatée par les contemporains.—IV. Le théâtre après la révolution. Sophismes, violences et impureté. Son influence perverse.—V. Le roman. George Sand. Révolte morale et sociale qui fermente dans ses œuvres. En quoi l'auteur a subi l'influence de 1830 et préparé 1848.—VI. Balzac. Par la forme et par le fond, il est un révolutionnaire. Sa désillusion cynique. Son influence pernicieuse sur les lettres et sur les mœurs privées ou publiques. Balzac et la Commune.—VII. Après la fièvre de 1830, désenchantement visible chez tous les écrivains, chez Lamartine, Mérimée, Alfred de Vigny, Alfred de Musset. Effet produit par la révolution sur le poëte à ses débuts. Révolte sans frein, puis désespérance sans consolation, et enfin stérilité.—VIII. Le scepticisme et la désillusion gagnent la foule. Popularité de Robert Macaire.—IX. Comparé à l'époque actuelle, l'état des lettres était encore fort brillant; mais décadence évidente si l'on se reporte aux espérances de la Restauration. Cette sorte de faillite constatée par les contemporains et attribuée par eux à la révolution de Juillet.—X. Autres conséquences fâcheuses de cette révolution. Aveu de M. Prévost-Paradol. Conclusion.
I
«Après 1830,—a dit M. de Rémusat, en parlant des écrits de cette époque,—il ne s'est guère développé que les semences jetées en terre, durant la Restauration.» Dans les lettres, en effet, la révolution de Juillet n'a, par elle-même, rien créé. Parmi les cent soixante-dix-huit œuvres poétiques que la statistique relève comme ayant été publiées à l'occasion des «trois journées», en est-il qui méritent seulement d'être nommées? On ne nous demandera pas de faire exception pour la Parisienne, de Casimir Delavigne, sorte de cantate, faite, sur commande, par un poëte plus souple qu'inspiré; tout le monde la chantait alors; personne aujourd'hui ne s'en souvient, ni ne songerait à la relire. Encore moins faudrait-il aller ramasser, dans les ruisseaux du temps, tant d'ignominieux pamphlets, productions souvent plus mercantiles que politiques, en tout cas nullement littéraires. M. Jules Janin en connaissait bien les auteurs, quand il les appelait alors, avec colère et dégoût, «ces bandits de la parole écrite ou parlée, ces mécréants de la grammaire et de la morale publique, ces assassins de la plume et du paradoxe, à demi éclos dans le bourbier de l'émeute». Une seule œuvre, vraiment née de la révolution, vaut la peine qu'on la signale: ce sont les Iambes de Barbier, dont le premier, la Curée, publié le 22 septembre 1830, eut un retentissement violent. Chez ce nouveau satirique, énergie exorbitante et tapageuse, brutalité voulue, profusion de mots grossiers, d'images éhontées; «le cynisme des mœurs doit salir la parole», dit-il dans son prologue. L'originalité est peut-être plus apparente que réelle, les procédés un peu factices, mais le mouvement est parfois puissant, la verve furieuse; le rhythme, copié d'André Chénier, est saisissant. C'est le poëme des barricades:
Il est beau, ce colosse, à la mâle carrure,
Ce vigoureux porte-haillons,
Ce maçon qui, d'un coup, vous démolit des trônes,
Et qui, par un ciel étouffant,
Sur les larges pavés, fait bondir les couronnes,
Comme le cerceau d'un enfant!
Cette émeute, que l'auteur semble vouloir montrer si héroïque, il la compare cependant ailleurs à «une femme soûle». Il se pique de chanter
La grande populace et la sainte canaille.
Et quand il veut personnifier la liberté, il imagine une sorte de tricoteuse de la Terreur ou de pétroleuse de la Commune, une «forte femme» à «la voix rauque»,
Qui ne prend ses amants que dans la populace,
....... et qui veut qu'on l'embrasse
Avec des mains rouges de sang.
Quel était le dessein de Barbier? Voulait-il inspirer, pour la démagogie, une sorte d'admiration mêlée d'épouvante? Ou bien, comme certains satiriques, montrait-il le mal sans voile, pour soulever le dégoût? Eût-il pu lui-même préciser sa pensée, et cherchait-il autre chose que l'effet littéraire? Quoi qu'il en fût de ses intentions, ce qui passait dans ses vers, c'était bien le souffle de la révolution, l'exaltation de la barricade, le mugissement de l'émeute. Chose étrange, ce poëte, de nature plutôt un peu chétive, de goûts plus aristocratiques que populaires, avait jusqu'alors tâtonné sans trouver sa voie, et, après cette explosion, il s'est tu ou n'a laissé échapper que des vers hésitants, pâles, qui ne firent aucun bruit; quand, sous le second Empire, le souvenir des Iambes fit prononcer le nom de leur auteur pour l'Académie française, quelques-uns des Quarante demandèrent s'il n'était pas mort. Barbier avait eu, pendant un moment, son coup de soleil de Juillet et, pour parler sa langue, son jour de «sublime ribote».
En dehors de cette inspiration isolée et éphémère, on chercherait vainement quelles œuvres remarquables, quelles écoles nouvelles sont issues de la révolution de 1830. Celle-ci n'en a pas moins marqué une date importante dans l'histoire intellectuelle de ce siècle; elle a eu une influence plus considérable qu'heureuse sur le mouvement littéraire commencé avant elle, pendant la Restauration. Déterminer le caractère et l'étendue de cette influence, tel est notre dessein.
On sait quel avait été l'éclat, l'ardeur, l'élan de cette génération de 1820, si pleine à la fois d'orgueil et de générosité, qui se précipitait dans toutes les directions de l'esprit humain, qui prétendait tout renouveler, l'art et la poésie par le romantisme, la philosophie, l'histoire, la critique et la politique par les idées du Globe[431]. Période éclatante entre toutes, admirablement riche en longues et enthousiastes espérances. En 1830, ce mouvement était, comme a dit M. Sainte-Beuve, «au plus plein de son développement et au plus brillant de son zèle»; et quelques semaines avant la révolution, M. de Lamartine pouvait s'écrier en pleine Académie: «Que si mon regard se porte sur la génération qui s'avance, je le dirai avec une intime et puissante conviction, dussé-je être accusé d'exagérer l'espérance et de flatter l'avenir heureux de ceux qui viennent après nous: tout annonce pour eux un grand siècle, une des époques caractéristiques de l'humanité. Le fleuve a franchi sa cataracte, le flot s'apaise, le bruit s'éloigne; l'esprit humain coule dans un lit plus large; il coule libre et fort...»
C'est alors qu'éclatèrent les événements de Juillet. Leur premier effet fut d'affaiblir et, pour ainsi dire, de débander l'armée littéraire, en poussant vers la politique beaucoup d'écrivains et non des moindres; d'abord les membres de l'illustre triumvirat, MM. Guizot, Cousin, Villemain; à leur suite et dans des mesures variées, presque tous les rédacteurs du Globe, MM. Jouffroy, de Rémusat, Dubois, Duchâtel, Vitet, Duvergier de Hauranne; à côté d'eux, M. Thiers et son ami M. Mignet, qui ne se laissa cependant entraîner qu'à demi dans cette région nouvelle[432]. Sans doute, ces hommes, jeunes encore et dans la force de leur talent, ne renonçaient pas pour toujours aux lettres, mais la plupart cessaient d'y voir l'objet principal de leur vie; ce n'était désormais qu'une distraction secondaire, ou la consolation d'une retraite momentanée; il ne fallait plus compter sur eux pour former ou diriger une école. Vide considérable, qui ne pouvait se produire, surtout si brusquement, sans dommage pour l'équilibre intellectuel. Les rares esprits demeurés fidèles aux lettres, comme M. Augustin Thierry, déploraient la perte qu'elles avaient faite. Plus tard, en 1837, M. Sainte-Beuve définissait l'effet qu'avait produit, après 1830, la «brusque retraite» de tant d'écrivains: elle «a fait lacune», disait-il, et, «par cet entier déplacement de forces, il y a eu, on peut l'affirmer, solution de continuité, en littérature plus qu'en politique, entre le régime d'après Juillet et le régime d'auparavant; les talents nouveaux et les jeunes esprits n'ont plus trouvé de groupe déjà formé et expérimenté auquel ils se pussent rallier; chacun a cherché fortune et a frayé sa voie au hasard[433]».
Si les lettres perdaient à cet exode des littérateurs vers la politique, celle-ci n'y gagnait pas toujours, et l'on sait la part qu'auront l'imagination et la vanité d'un poëte dans la révolution de 1848. D'ailleurs, la rapide et souvent légitime fortune parlementaire de certains écrivains risquait de tourner bien des têtes. Il n'était pas un homme de lettres qui ne se crût l'étoffe et ne se sentît l'ambition d'un homme d'État. Jusqu'à ce grand enfant d'Alexandre Dumas qui rêva de jouer son rôle. On le vit tout à coup, après 1830, se poser en démocrate et en républicain, exalter Robespierre et la Terreur, et quitter avec fracas, en février 1831, une petite place qu'il avait obtenue, sous la Restauration, dans l'administration des forêts du duc d'Orléans. «Sire», écrivait-il à Louis-Philippe, avec ce ridicule où la vanité fait parfois trébucher les gens d'esprit, «il y a longtemps que j'ai écrit et imprimé que, chez moi, l'homme littéraire n'était que la préface de l'homme politique... J'ai la presque certitude, le jour où j'aurai trente ans, d'être nommé député; j'en ai vingt-huit, Sire.» Il est vrai que, quelques années plus tard, Alexandre Dumas n'était pas député, mais qu'il était le familier libéralement subventionné des fils du Roi. Ce mal de la politique devint si visible, que bientôt une réaction se produisit. Dans une partie de la jeune école, il devint de bon ton de dédaigner ou de maudire la politique, et l'on érigea en système une sorte d'indifférence épicurienne pour la chose publique. C'était Théophile Gautier, chantant:
Les poëtes rêveurs et les musiciens
Qui s'inquiètent peu d'être bons citoyens,
Qui vivent au hasard et n'ont d'autre maxime,
Sinon que tout est bien; pourvu qu'on ait la rime,
Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,
Écoutent le récit de leurs amours naïfs.
.....................
Qu'importent à ceux-là les affaires du temps,
Et le grave souci des choses politiques?
Ou Alfred de Musset:
La politique, hélas! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.
Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.
La révolution de Juillet eut un effet plus fâcheux encore: elle mit l'anarchie—le mot est de M. Sainte-Beuve—dans le monde intellectuel, ainsi qu'elle avait fait dans la société politique. Dans la république des lettres, comme dans les autres, la liberté ne suffit pas; il faut une règle et un frein. L'histoire dit assez haut que les grands siècles littéraires sont ceux où des autorités, soit individuelles, soit collectives, dirigent, rallient, contiennent les inspirations et les fantaisies particulières. Sous la Restauration, ces autorités n'avaient pas pleinement disparu; il y avait des juges d'élite dont la compétence et le prestige étaient reconnus; tels étaient, dans le monde royaliste, M. de Chateaubriand; dans le monde libéral, les trois grands professeurs de la Sorbonne, ou le groupe du Globe; tels étaient, agissant sur des milieux divers, un certain nombre de salons, les uns, débris de l'ancien régime, les autres, création du nouveau. «Jamais, a dit M. Sainte-Beuve, les grands talents qui se sont égarés depuis ne se seraient permis de telles licences, s'ils étaient restés en vue de ce monde-là.» «Sous la Restauration», a écrit ailleurs le même critique, en comparant cette époque avec celle qui a suivi, «il y avait plus de régularité et de prudence, même dans l'audace; ce qui faisait scandale était encore relativement décent; entre les cercles littéraires, c'étaient des batailles à peu près rangées[434].» Après les journées de Juillet, quel changement! Devant la confusion et le désordre qui se produisent aussitôt, un critique, nullement ennemi de la monarchie nouvelle, M. Jules Janin, écrit: «À l'heure même où l'émeutier, de sa main violente, arrache à la constitution de ce pays les pages qui lui déplaisent, l'écrivain, mettant à profit les ruines d'alentour, s'affranchit aussitôt des règles communes, brise le joug qui lui pèse, et, dans son petit domaine de prose ou de vers, de comédie ou de roman, de philosophie et d'histoire, accomplit obscurément, à son usage, sa petite révolution de Juillet[435].» Il semble que les trois journées marquent la date d'une émancipation littéraire. «L'art est libre», s'écrie-t-on avec le sentiment d'un opprimé qui brise ses fers; c'est-à-dire plus de règle, plus de frein, plus de royauté littéraire ni d'aristocratie intellectuelle! Le champ est ouvert au caprice, à l'orgueil et souvent à l'extravagance individuels. Non-seulement la révolte gagne tous les esprits, mais les autorités qui eussent pu la contenir se sont comme dissoutes d'elles-mêmes. M. de Chateaubriand, vieilli, découragé, morose, se sent le survivant d'une époque finie; il se renferme en lui-même, et quand il en sort, il paraît moins vouloir redresser l'esprit nouveau, en lui parlant en maître, qu'essayer de lui faire sa cour. On a vu comment les fonctions publiques ou parlementaires avaient absorbé les grands noms de la littérature libérale, comment avait été dispersée l'école du Globe. Rien non plus désormais qui ressemble à ces salons, où des invités choisis s'occupaient des choses de l'intelligence et dirigeaient le goût; une politique violente, exclusive, a tout envahi et faussé; la cohue démocratique a tout rabaissé. Depuis lors, n'avons-nous pas vu ce mal s'aggraver encore, si bien qu'aujourd'hui on peut dire qu'il n'y a jamais eu tant d'écrivains, mais jamais aussi une telle absence de suprématie et de direction intellectuelles, soit dans la société, soit dans les lettres elles-mêmes?
D'ailleurs, quoi de moins favorable à la littérature qu'un état révolutionnaire, comme celui qui s'est prolongé quelque temps après les événements de Juillet? Toutes les délicatesses de l'idéal ne risquent-elles pas de s'altérer dans cette atmosphère troublée? Pour un Barbier que l'émeute met en verve, combien de muses craintives et charmantes que le hurlement de la Marseillaise avinée et que le crépitement de la fusillade suffisent à faire envoler[436]! À quels effets violents ne faut-il pas avoir recours, pour être seulement entendu dans ce tapage? Qu'inventer pour intéresser la curiosité, quand l'anxiété réelle du drame de la rue surpasse, en émotion poignante, toutes les créations de l'imagination? Devant de tels spectacles, le sens moral lui-même n'est-il pas trop souvent atteint et faussé chez les hommes de lettres? L'apothéose de la force, le respect devenu une vieillerie ridicule, le mépris des traditions et des principes, un mélange de fatalisme et de matérialisme, le souci de la gloire lointaine et durable faisant place à l'impatience des succès rapides et des jouissances immédiates, l'égoïsme des convoitises substitué aux aspirations généreuses et désintéressées de la génération précédente, la recherche de l'idéal disparaissant devant ce que M. Sainte-Beuve appelait «la littérature industrielle», tous ces vices qu'on relève alors chez trop d'écrivains, ne sont-ce pas, dans une certaine mesure, les fruits de la révolution[437]?
Une partie du monde littéraire se trouvait plus préparée que toute autre à ressentir les effets fâcheux de cette perturbation: c'était l'école romantique. Par elle-même, elle n'était déjà que trop agitée, trop émancipée, trop déréglée. Son origine avait été plutôt royaliste et chrétienne; elle était apparue tout d'abord comme la revanche du moyen âge, de la cathédrale gothique, de l'art chrétien, contre le néo-paganisme du dix-huitième siècle, de la Révolution et de l'Empire; elle avait même été soutenue un moment par la Quotidienne, contre la colère et les sarcasmes des Arnault, des Jay, des Étienne, et autres coryphées de la presse libérale; mais, dans cet effort pour se soustraire aux lois alors régnantes, pour répudier les autorités reconnues, elle avait pris des habitudes, des goûts qui, par bien des côtés, paraissaient révolutionnaires et qui, en tout cas, pouvaient facilement le devenir. On conçoit l'effet des journées de Juillet sur de tels esprits. Aussitôt le romantisme ne se proclame plus seulement «le libéralisme», mais «la révolution en littérature». Ses qualités réelles et brillantes s'obscurcissent, et il se voit poussé, comme par un vent violent, sur la pente de ses vices. La liberté si grande qu'il a déjà prise avec toutes les convenances, avec toutes les autorités, dégénère en une licence sans mesure. Partout l'excitation, nulle part le frein. Ceux qui ont débuté sous la Restauration perdent bientôt ce que leur inspiration avait d'abord de catholique et de monarchique; les nouveaux venus n'ont, sous ce rapport, rien à perdre. À chaque bande qui accourt prendre sa part dans cette sorte d'assaut contre la tradition et le bon sens, c'est une enchère d'extravagance tapageuse. Il n'y a progrès que dans les défauts. Jamais on n'a vu le talent à ce point gaspillé. Aussi, après quelques heures d'éclat et de verve, cette effervescence ambitieuse n'aboutit trop souvent qu'à l'agitation dans le vide, à l'exaltation dans l'impuissance. Stérilité précoce, décrépitude au sortir de la jeunesse, épuisement sans avoir rien produit. Il semble même parfois qu'un vent de folie passe dans les cerveaux, phénomène physiologique habituel, du reste, après les grandes commotions politiques[438]. Plus d'un de ces hommes de lettres finit dans une maison de santé. D'autres, désespérés de leur impuissance, se réfugient dans la mort. Les Chatterton se tuent ailleurs que sur la scène. Ne voit-on pas alors le suicide d'enfants de vingt ans qui, comme Escousse et Lebras, au lendemain d'une pièce sifflée, se disent las de la vie, désabusés de la gloire, victimes de la société, et ne paraissent préoccupés, même en face de leur réchaud, que de poser devant le public, et de faire, morts, le bruit qu'ils n'ont pu faire, vivants? Voilà donc ce qu'est devenue, en quelques années, cette génération si brillante et si fière à ses débuts. Peut-être déjà, avant 1830, avait-elle en soi de quoi se perdre; mais il n'en est pas moins certain que la fièvre de Juillet aggrava, précipita sa déviation et sa chute, qu'elle la fit plus promptement échouer dans cette faillite qui est le terme fatal de tout mouvement révolutionnaire[439].
II
La maladie qui, venue de la révolution, sévissait sur la littérature, n'empêchait pas sans doute que celle-ci ne comptât alors beaucoup de renommées éclatantes, étoiles anciennes qui continuaient à briller, étoiles nouvelles qui montaient étincelantes à l'horizon. Ce n'est certes pas nous qui, dans notre pauvreté actuelle, pourrions ne pas faire cas de tant de richesses. Pour ne parler que de la poésie, cette forme supérieure et presque divine de l'art, ce don le plus rare et le plus éminent du génie humain, quel temps que celui où l'on conservait Lamartine et Victor Hugo, et où l'on voyait s'élever Alfred de Musset, sans compter tant d'autres talents alors secondaires, et qui aujourd'hui se trouveraient au premier rang! Seulement, chez presque tous, même chez les plus illustres, on pouvait observer après 1830, dans une mesure plus ou moins grande, mais toujours visible, un changement, une déviation, un trouble, dont la révolution est, sinon la cause unique, du moins l'une des causes importantes. À ce point de vue particulier, il peut n'être pas sans intérêt de considérer un moment quelques-uns de ces écrivains. Toutefois qu'on nous permette une observation préalable. Quand nous parlons ainsi de la révolution de Juillet, nous n'entendons pas parler uniquement de la substitution de la branche cadette des Bourbons à la branche aînée, changement qui en lui-même n'aurait eu qu'une influence restreinte sur la littérature. On a vu qu'en 1830, il y eut une crise bien autrement profonde et générale; la société fut plus atteinte encore que l'État, l'ordre moral plus que l'ordre politique; les troubles de la rue avaient gagné les intelligences; les traditions, les respects, les croyances semblaient avoir été déracinés en même temps qu'une antique dynastie. Telle est la révolution qui a pu agir sur la littérature, et dont il y a lieu de rechercher le contre-coup sur les principaux écrivains de ce temps.
Lamartine était le premier astre qui se fût levé, en cette époque unique de 1820, au ciel de la poésie nouvelle. Jamais on n'avait vu aurore plus radieuse, plus pure et plus charmante. Journées incomparables, où le poëte de trente ans lisait, de sa voix harmonieuse, dans quelque salon privilégié, ses Méditations, et trouvait «des soupirs pour écho, des larmes pour applaudissements»; où M. Villemain, ne pouvant se contenir, s'élançait vers ce lecteur, inconnu la veille, et le saisissant au collet avec un enthousiasme qui ressemblait presque à de la colère: «Jeune homme, lui criait-il, qui êtes-vous? D'où venez-vous, vous qui nous apportez de pareils vers?» Tout avait souri à Lamartine. Ayant reçu, en naissant, la beauté, la noblesse, la fortune et, à profusion, tous les dons du plus facile génie, entouré de tendresses vigilantes qui avaient laissé ignorer à son enfance «ce qu'était une amertume de cœur, une gêne d'esprit, une sévérité du visage humain[440]», il était entré dans la gloire d'un seul coup, sans effort; et, à voir le caractère de l'admiration qu'il avait éveillée dans les jeunes générations, surtout chez les femmes, on eût presque dit que c'était de l'amour. La société de la Restauration formait un cadre merveilleusement approprié à ce poëte gentilhomme, d'inspiration religieuse et royaliste; il s'y épanouissait, tout en restant étranger aux exagérations de l'esprit de parti et aux amertumes des querelles politiques. Aussi, en dépit de la mélancolie littéraire de certaines de ses poésies, pouvait-on le saluer comme l'incarnation du génie heureux. En 1830, aux derniers jours de l'ancienne royauté, il avait quarante ans, était dans la plénitude de son talent, publiait ses Harmonies religieuses et recevait, en entrant à l'Académie, les hommages de la vieille littérature, vaincue par sa jeune gloire.
C'est alors que les événements de Juillet renversèrent ces princes qu'il aimait, découronnèrent cette société à laquelle il avait cherché à plaire, fermèrent ces salons où il avait trouvé une tribune. Il en fut comme désorienté. De lui surtout était vrai ce que Béranger disait, en janvier 1832, à M. Napoléon Peyrat: «Tous ces poëtes de la vieille monarchie et du catholicisme, Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, Hugo, Vigny, sont comme des oiseaux dont l'arbre est tombé et qui ne savent plus où percher.» Cette âme délicate et faible devait souffrir plus qu'une autre de perdre son abri; cet esprit mobile et flottant n'était pas impunément exposé au grand vent de la révolution. Tout ouvert aux impressions du dehors, avide d'applaudissements, la dispersion de l'élite qui l'avait jusqu'ici flatté, entouré, protégé, le livrait aux excitations d'en bas et aux tentations des popularités subalternes. D'autre part, l'isolement où il se trouvait, dans l'universelle dissolution, le poussait davantage à cette contemplation et à cette admiration de soi qui laissent l'écrivain sans clairvoyance et sans résistance en face de ses propres défauts.
Le mal qui va grandir chez Lamartine existait déjà en germe dans ses premières œuvres. Un observateur attentif eût pu discerner, dans les Harmonies, à côté d'inspirations sublimes et chrétiennes, quelques symptômes d'une religiosité équivoque qui tournait au panthéisme; à côté des plus beaux vers que le poëte ait écrits, des passages où la pensée vague et molle, la forme facile et hâtive, trahissaient déjà la fatigue et la négligence. Après 1830, ce double mal se développa rapidement. À lire le Voyage d'Orient (1835), où l'auteur affectait d'embrasser toutes les religions du monde dans une sorte de synthèse indécise, aboutissant en réalité à l'indifférence, où il tendait à remplacer le christianisme positif par le rêve d'une démocratie humanitaire; à lire ensuite, dans Jocelyn (1836), l'histoire de ce prêtre chez lequel un catholicisme énervé, plus ou moins renouvelé du Vicaire savoyard, était par moment si étrangement mêlé de rêveries panthéistes et terni par la malsaine vapeur d'une passion tout humaine; à lire enfin ce poëme de la Chute d'un ange (1838), où le rationalisme, le panthéisme et le sensualisme, définitivement vainqueurs dans l'âme du poëte, s'étalaient en quelque sorte sans voile, on pouvait constater, chez Lamartine, l'affaiblissement, la déviation et bientôt la ruine de la foi première; on pouvait aussi mesurer ce que, par suite, la pensée perdait de sa netteté, de sa vigueur et de sa pureté. Chaque année, on le voyait payer un tribut plus large aux maladies du temps. Au seul point de vue littéraire, la déchéance était incontestable. Dans le Voyage en Orient, dans Jocelyn, il y avait encore de très-belles parties, mais la musique des mots, l'abus des images impropres, l'étendue disproportionnée des épisodes ou des amplifications parasites, cachaient mal l'incertitude et le vide de l'idée, le relâchement ou l'impuissance de l'écrivain. Avec la Chute d'un ange, la décadence fut si marquée, que le public appliqua à l'auteur lui-même le titre de l'ouvrage. «Fond et forme, écrivait alors Béranger, tout m'y semble détestable et ennuyeux.» Et M. Doudan ajoutait: «La chute de son ange est déplorable; cet ange tombe dans le vide.» Lamartine lui-même ne paraissait pas se faire grande illusion: «C'est détestable», écrivait-il de son propre livre, au moment où il était publié. En bien peu d'années, quelle descente depuis les grandes œuvres d'avant la révolution, depuis les Méditations et les Harmonies!
Cette décadence venait en partie de ce que Lamartine, après 1830, s'était jeté dans la politique. Déjà, à la fin de la Restauration, il avait paru plus ou moins sourdement travaillé du désir de l'action publique, à ce point que M. Cuvier, en le recevant à l'Académie, avait cru devoir le mettre en garde contre cette tentation. Les événements de Juillet le poussèrent violemment du côté où il penchait. Seulement, il ne s'agissait plus pour lui, comme naguère, de solliciter une ambassade de second ordre. Dans cette France politique, où l'on venait de faire table rase; il lui paraissait que des routes sans barrière et un horizon sans bornes s'ouvraient à son ambition, et le poëte s'y élançait avec toute la puissance d'une imagination qui lui avait été donnée pour autre chose. L'isolement même où l'avait mis la révolution, contribuait à l'émanciper: détaché de tout, quitte envers le passé qu'il saluait avec une politesse émue, libre avec le présent qu'il subissait par raison sans livrer son cœur, aucune affection, aucune tradition, aucune convenance de société, aucun lien de parti, aucun point d'honneur ne l'obligeait à se contenir ni ne l'aidait à se diriger. Ce que sera cette vie politique, quel orbite imprévu décrira cette brillante comète, par quel singulier mélange de sensibilité excessive aux impressions du dehors et d'imagination égoïste, de rêves généreux et d'insatiable ambition, de rancunes vaniteuses et d'imprévoyance superbe, de recherche de l'effet littéraire et dramatique, d'ivresse d'improvisateur, de susceptibilité d'acteur et d'infatuation d'artiste, l'ancien royaliste deviendra l'historien des Girondins, criant: Hosanna! à la révolution du passé et: En avant! à la révolution du lendemain, c'est ce qu'il conviendra de raconter ailleurs. Pour le moment, il s'agit moins de prévoir le mal trop réel que le poëte fera bientôt à la politique, que de mesurer le tort causé, dès maintenant, par la politique au poëte.
Ce tort fut grand: la poésie fut dédaignée, négligée, bientôt même écartée par Lamartine, comme une distraction frivole qui avait pu être l'accident de sa jeunesse, mais qui n'avait plus de place dans sa vie d'homme. La gloire des Méditations ou des Harmonies lui était même une gêne; dès les premières élections après la révolution, en 1831, il avait posé sans succès sa candidature; il attribua son échec à la mauvaise note que lui donnait auprès des électeurs son renom de poëte, et il se prit à «maudire la malheureuse notoriété des vers qu'il avait écrits dans l'oisiveté de sa jeunesse[441]». Lisez sa correspondance de 1830 à 1848[442]: vous le verrez à peu près uniquement occupé de son rôle et de ses rêves politiques, de discours, d'articles de journaux, de l'effet qu'il croit produire sur les partis. Où trouver, dans une telle obsession, place pour la poésie? «Je ne puis écrire de vers par trop plein des idées politiques», écrit-il le 15 février 1832. D'ailleurs, les succès bruyants, immédiats, mais éphémères, d'une improvisation oratoire, l'importance qu'il acquérait ainsi dans le monde parlementaire, flattaient sa vanité, amusaient son imagination, tout en exigeant peu d'efforts de son indolente facilité. «Adieu les vers, disait-il en août 1837; j'aime mieux parler; cela m'anime, m'échauffe, me dramatise davantage, et puis les paroles crachées coûtent moins que les stances fondues en bronze.» Cet adieu ne fut malheureusement pas une vaine parole. La Chute d'un ange (1838) et les Recueillements (1839) marquèrent le terme de sa carrière poétique. Depuis lors, il n'a plus publié de vers. Le politique avait tué en lui le poëte, et l'œuvre de l'un n'est pas faite pour nous consoler de la mort de l'autre.
Cette décadence n'échappait pas aux contemporains, et, peu d'années après 1830, les esprits indépendants la constataient déjà. «Que restera-t-il de M. de Lamartine?» demandait M. Nisard, dans la Revue de Paris, en 1837, avant même la publication de la Chute d'un ange. «Il restera le souvenir de grandes facultés poétiques, supérieures à ce qui en sera sorti; il restera le nom harmonieux et sonore d'un poëte auquel son siècle aura été trop doux et la gloire trop facile, et en qui ses contemporains auront trop aimé leurs propres défauts.» Et le critique se désolait de voir «retenu, dans la région inférieure des talents de second ordre, un poète doué assez pour s'élever jusqu'au rang des hommes de génie[443]». Deux ans plus tard, au lendemain des Recueillements poétiques, M. Sainte-Beuve, comparant le Lamartine d'avant et d'après 1830, notait un changement «analogue à celui qui, à la même époque, s'était opéré chez Lamennais»; puis, cherchant la cause et la date de ce changement: «La révolution de Juillet, disait-il, ne l'avait pas désarçonné comme tant d'autres; mais, en ne le désarçonnant pas visiblement, au moment du saut du relais imprévu, elle l'avait pris, pour ainsi dire, et porté du bond, sans qu'il eût le temps de s'en douter et sans qu'il y parût, sur un cheval nouveau.» Lamartine s'était alors remis à courir, mais «dans une direction différente»; de là cette décadence que, depuis lors, on remarquait à chaque œuvre nouvelle; le dernier volume, celui des Recueillements poétiques, ajoutait M. Sainte-Beuve, «affiche de plus en plus les dissipations d'un beau génie; il est temps de le dire; au troisième chant du coq, on a droit de s'écrier et d'avertir le poëte le plus aimé qu'il renie sa gloire»; et il concluait par cette réflexion plus générale et d'un accent singulièrement triste: «En acceptant ce pénible rôle de noter les arrêts, les chutes et les déclins avant terme de tant d'esprits que nous admirons, nous voulons qu'on sache bien qu'aucun sentiment en nous ne peut s'en applaudir. Hélas! leur ruine (si ruine il y a) n'est-elle pas la nôtre, comme leur triomphe, tant de fois prédit, eût fait notre orgueil et notre joie? Le meilleur de nos fonds était embarqué à bord de leurs renommées, et l'on se sent périr pour sa grande part dans leur naufrage[444].»
III
Victor Hugo moins que tout autre était capable de se roidir contre le souffle de 1830. Avec son imagination flottant à tous les vents, se teignant tour à tour de tous les reflets, il était à la merci des impressions changeantes du dehors, constamment à la suite de ce qui réussissait, empressé à flatter la popularité régnante, rarement créateur d'une idée originale, plutôt héraut des idées des autres, décorant et colorant richement les lieux communs du jour, «écho sonore», comme il s'est défini lui-même, de ce qui faisait du bruit autour de lui[445]. Sous la Restauration, quand le royalisme était dans son éclat et sa puissance, Victor Hugo avait été royaliste; il avait senti couler dans ses veines le sang vendéen, et chantait avec enthousiasme le trône et l'autel. Lorsqu'un peu plus tard, dans les dernières années de Charles X, le royalisme devint impopulaire, et que la vogue fut au libéralisme plus ou moins mélangé d'idées napoléoniennes, Victor Hugo se rappela à propos qu'il était le fils d'un soldat de la République et de l'Empire, fit des vers magnifiques sur Napoléon et la colonne Vendôme, proclama solennellement que «le romantisme était le libéralisme en littérature», et, par un autre emprunt au langage politique, appela les classiques des «ultras». D'ailleurs il avait alors contre la royauté, un de ces griefs personnels qui décidaient souvent de ses opinions: la censure, en 1829, avait interdit la représentation de Marion Delorme; elle avait eu beau laisser jouer Hernani, au commencement de l'année suivante, et fournir ainsi, aux tribus chevelues du jeune romantisme, groupées, en rangs serrés, au parterre du Théâtre-Français, l'occasion d'un combat légendaire contre les «bourgeois» des loges, elle n'avait pu faire oublier et pardonner l'injure de la première interdiction. Survint la révolution de Juillet; Victor Hugo n'eut aussitôt qu'une préoccupation: apporter ses hommages à la démocratie victorieuse. Un biographe intime, qui a écrit sous ses yeux et probablement sous sa dictée, a dit à ce propos: «Les grandes commotions retentissent profondément dans les intelligences. M. Victor Hugo, qui venait de faire son insurrection et ses barricades au théâtre, comprit que tous les progrès se tiennent, et qu'à moins d'être inconséquent, il devait accepter en politique ce qu'il voulait en littérature[446].» Pour faire oublier ses poésies royalistes, il s'empressa de chanter «la Jeune France» et les morts de Juillet. Par moments même, on eût dit qu'il allait jusqu'à la république. Dans ce Journal d'un révolutionnaire de 1830[447], où il notait, au jour le jour, ses idées et ses impressions, il définissait ainsi l'état de sa mue politique: «J'admire encore la Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette même; je ne les aime plus. J'admire toujours Mirabeau et Napoléon; je ne les hais plus.» Du reste, que la monarchie nouvelle se permette, à son tour, en 1832, d'interdire la représentation du Roi s'amuse: aussitôt le poëte irrité sent s'aviver ses convictions et ses ardeurs démocratiques; il menace le gouvernement de son opposition, avec une arrogance plus ridicule qu'inquiétante[448]. Ce qui ne l'empêchera pas, plus tard, quand il croira cette monarchie bien assise, d'accepter la pairie des mains de Louis-Philippe.
Quoi qu'il en soit des variations de l'homme politique, il est certain qu'après 1830, il se produit dans les idées, et bientôt même dans le talent de l'écrivain, un changement analogue à celui que nous avons déjà noté chez Lamartine. Tout ce qui a fait l'inspiration haute, saine, fortifiante, de ses premières poésies, s'écroule ou au moins s'ébranle. La foi religieuse s'évanouit, et avec elle la netteté et l'élévation morales qui en sont la conséquence: à la place, une sorte de panthéisme qui ne se définit pas lui-même et se berce de mots et d'images. Dès 1831, appréciant une des publications récentes du poëte, M. Sainte-Beuve constatait ainsi ce résultat: «De progrès en croyance religieuse, en certitude philosophique, en résultats moraux, le dirai-je? il n'y en a pas. C'est là un mémorable exemple de l'énergie dissolvante du siècle et de son triomphe à la longue sur les convictions individuelles les plus hardies. On les croit indestructibles, on les laisse sommeiller en soi comme suffisamment assises, et, un matin, on se réveille, les cherchant en vain dans son âme; elles s'y sont affaissées comme une île volcanique sous l'Océan.» Victor Hugo écrivait lui-même, dans son Journal d'un révolutionnaire de 1830: «Mon ancienne conviction royaliste catholique de 1820 s'est écroulée pièce à pièce, depuis dix ans, devant l'âge et l'expérience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n'est qu'une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n'y viens plus prier.»
Sans doute, le talent est encore bien grand; il suffit de rappeler que les Feuilles d'automne sont de cette époque. Mais les Chants du crépuscule vont suivre, marquant un déclin et, suivant l'expression d'un critique contemporain, «désespérant les amis de M. Victor Hugo». Les défauts, qu'on y voit, sinon naître, du moins se développer, sont le plus souvent la conséquence de l'ébranlement moral qui s'est produit dans l'âme du poëte, et le signe manifeste d'une littérature en décadence, alors même qu'elle demeure encore brillante: poésie en quelque sorte toute matérielle; prédominance du son, du décor, de l'image physique; profusion descriptive, vague déclamation, répétitions essoufflées, révélant le vide de l'idée et l'impuissance de celle-ci à se préciser et à se renouveler; absence de goût et de mesure, grossissements disproportionnés et monstrueux, erreurs d'un esprit où le trouble intérieur et extérieur a détruit tout frein et tout équilibre; épuisement et stérilité précoces d'un art qui n'est qu'imagination et sensation, au lieu d'être fondé sur la raison; par-dessus tout, incertitude et malaise de la pensée, confessés par l'auteur lui-même, quand il écrit, à cette époque, dans la préface des Chants du crépuscule: «La société attend que ce qui est à l'horizon s'allume tout à fait ou s'éteigne complétement. Il n'y a rien de plus à dire. Ce qui est peut-être exprimé dans ce recueil, c'est cet étrange état crépusculaire de l'âme et de la société, dans le siècle où nous vivons. De là, dans ce livre, ces cris d'espoir mêlés d'hésitation, ces troubles intérieurs... cette crainte que tout n'aille s'obscurcissant...»
Le mal de 1830 est marqué d'une façon plus particulière encore par l'esprit de révolte qui domine alors dans toutes les œuvres de Victor Hugo. Se fondant, à défaut de faits, sur des hypothèses qui n'ont pas même de vraisemblance artistique, il poursuit la revanche de ce qui est bas contre ce qui est élevé, de ce qui est méprisé contre ce qu'on respectait, de la laideur contre la beauté, de ce qui est misérable contre toute puissance et toute autorité; antithèse monstrueuse, d'où il ressort que la hiérarchie sociale est au rebours de la hiérarchie morale; sorte de socialisme plus ou moins conscient, où la pitié même devient malfaisante et où la philanthropie se tourne en menace. Il s'agit de prouver, dit quelque part le poëte, que «le fait social est absurde» et, par suite, responsable des fautes des hommes. N'est-ce pas là l'inspiration principale de cette Notre-Dame de Paris, que Victor Hugo commence précisément à écrire au bruit des fusillades de Juillet, et où il réserve le beau rôle à la bohémienne et au monstre, le vilain au prêtre et au gentilhomme? En même temps, il plaide, en vers éloquents, pour les malheureuses qui rôdent le soir autour de la place de Grève, contre les femmes en grande toilette qui vont danser au bal donné par la Ville au nouveau roi. À cette époque également, non content de rééditer le Dernier Jour d'un condamné, il publie Claude Gueux, où, prenant en main la cause d'un prisonnier qui a assassiné d'un coup de ciseau le directeur de la prison, il donne tort à la justice publique et à la loi pénale; tel est son parti pris de sophisme que, pour arriver à sa conclusion, il altère audacieusement un fait notoire, un épisode récent de cour d'assises: première apparition de cette gageure antisociale qui aboutira au Jean Valjean des Misérables.
C'est pis encore dans ses drames. Déjà, avant 1830, Hernani avait montré une sorte de bandit tenant tête à Charles-Quint; dans Marion Delorme, Louis XIII, Richelieu, la magistrature, étaient abaissés devant une courtisane; mais l'auteur laissait encore à la royauté quelque grandeur. Après 1830, ce reste de respect pour la vérité historique et morale disparaît. Voyez Le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angélo, Ruy-Blas, qui se succèdent en quelques années: plus de mesure dans le déshonneur, le crime, la honte des rois et de tous ceux qui personnifient l'autorité ou la tradition; par contre, les héros sont des bouffons pourvoyeurs des plaisirs royaux, des laquais, des courtisanes surtout, comme pour humilier davantage les grandeurs sociales par l'abjection et l'infamie de ce qu'on leur oppose. Ce n'est pas seulement fantaisie de dramaturge en quête d'antithèses littéraires; l'auteur se vante de connaître la force de propagande du théâtre et prétend faire œuvre d'apôtre et de réformateur. «Le drame, écrit-il, doit donner à la foule une philosophie, aux idées une formule... à chacun un conseil, à tous une loi!» Présomption fastueuse qui cache mal la faiblesse de cet homme; la vérité est qu'il cherche à plaire aux passions régnantes, à flatter ces instincts de révolte, d'envie, d'orgueil, que la révolution a éveillés et fait fermenter, non-seulement dans le peuple, mais même dans une partie de la bourgeoisie; il tente au théâtre ce que d'autres courtisans de la foule font, au même moment, dans la presse ou à la tribune. Ne se pique-t-il pas d'ailleurs de se mettre par là en harmonie avec le mouvement politique? «Il faut, dit-il, marcher avec son siècle et ses institutions; ainsi le théâtre, de nos jours, doit être démocratique.»—«Je voudrais au moins, répondait M. Briffaut, qu'il ne fût pas sans-culotte.»
L'art gagnait-il à cette évolution «démocratique» du théâtre? On sait aujourd'hui que penser de ce genre faux et court dans sa violence surmenée, où tout est énorme et où rien n'est grand; de ces compositions dramatiques, où les caractères ne sont trop souvent que des costumes, les passions des instincts, les émotions des convulsions physiques affectant le système nerveux plutôt que l'âme, où les vicissitudes et les dénoûments paraissent naître, non de la liberté humaine ou des desseins justifiés de la Providence, mais des accidents du hasard et de la fantaisie de l'écrivain; de cette prétendue vérité du langage, qui cache mal une afféterie déclamatoire; de ces effets de style qui sont surtout des cliquetis de mots bruyants ou sinistres; de ces jeux de scène qui répètent les procédés les plus usés du vieux mélodrame, ficelles mal dissimulées qui font mouvoir de lugubres marionnettes. Du reste, dès cette époque, l'échec était visible. En dépit du talent des acteurs, en dépit des efforts de la jeune bohème qui se portait aux premières représentations comme à une émeute, en chantant la Marseillaise et la Carmagnole, plus on allait, moins les applaudissements étaient vifs et plus les sifflets l'emportaient; seule, Lucrèce Borgia eut un certain succès. Cette campagne devait aboutir, en 1843, à la déroute définitive des Burgraves, qui, malgré de belles parties poétiques, succombèrent à la scène, moins devant la passion des adversaires que devant l'ennui des indifférents. À cette même époque, M. Sainte-Beuve, qui avait été, en 1830, l'un des hérauts du drame romantique, n'hésitait pas à en confesser la banqueroute; il écrivait dans une revue suisse, où, sous le voile de l'anonyme, la sincérité complète lui était plus facile: «Le théâtre, ce côté le plus invoqué de l'art moderne, est celui aussi qui, chez nous, a le moins produit et a fait mentir toutes les espérances.» Voulait-il résumer l'impression définitive du public, il ne trouvait que ces mots: «un lourd assommement». «On est las», ajoutait-il. Se rappelant ce qu'il avait fait, avec d'autres critiques, pour préparer la voie au nouveau drame, il se déclarait presque «honteux de voir pour qui il avait travaillé», et il concluait: «Le faux historique, l'absence d'étude dans les sujets, le gigantesque et le forcené dans les sentiments et les passions, voilà ce qui a éclaté et débordé; on avait cru frayer le chemin et ouvrir le passage à une armée chevaleresque, audacieuse, mais civilisée, et ce fut une invasion de barbares. Après douze ou quinze ans d'excès et de catastrophes de tous genres, le public en est venu à ne plus aspirer qu'à quelque chose d'un peu noble, d'un peu raisonnable et de suffisamment poétique[449].» C'est cet état d'esprit qui fit alors le succès si retentissant et quelque peu exagéré de la Lucrèce de M. Ponsard, succès d'autant plus remarqué qu'il coïncidait avec la chute des Burgraves[450]. À la fin de la monarchie de Juillet, il semble donc que le principal résultat de cette révolution théâtrale, si orgueilleusement entreprise, ait été de préparer, par le dégoût et la réaction même qu'elle a provoqués, le triomphe passager du semi-classicisme de l'«école du bon sens» et du «juste milieu poétique». Notons aussi, comme signes du même temps, la vogue de la vieille tragédie ressuscitée par le talent de Rachel, et les applaudissements donnés, en Sorbonne, par la jeunesse des écoles, à la critique sensée, froide et fine, de M. Saint-Marc Girardin contre le drame moderne. Quand on voulut alors reprendre Marion Delorme, l'échec fut complet, et un homme d'esprit put dire, en comparant cette pièce à Athalie: «Marion Delorme est bien plus vieille que si elle avait deux cents ans; elle en a quinze.»
Donc, qu'il s'agisse du poëte lyrique, du romancier, du dramaturge, il semble que ce soient plutôt les défauts que les qualités qui ont grandi. La critique contemporaine, en dépit de ses premiers éblouissements ou de ses partis pris de coterie, ne pouvait pas ne pas s'en apercevoir. On vient de voir ce que disait M. Sainte-Beuve du théâtre. Dès 1836, dans un article remarqué de la Revue de Paris, M. Nisard, se plaçant à un point de vue plus général, prononçait le mot de «décadence». Admirateur des débuts du poëte, il ne pouvait cacher la surprise inquiète que lui causaient ses œuvres plus récentes, et il posait, non sans douleur, cette question: «Le jeune homme encore vigoureux, qui est né avec ce siècle, qui a donné tant d'espérances, qui a été admiré par ceux mêmes qui ne l'aimaient point, en serait-il arrivé au radotage des vieillards? Cette poésie exténuée, où la pensée est si rare et les mots si abondants, où M. Victor Hugo semble n'être plus, en vérité, que le compilateur et le regrattier de ses premières poésies, serait-elle le dernier mot du poëte?... C'est une chose triste pour tout le monde qu'une décadence prématurée, qu'une chute dans l'âge des succès, qu'une mort au plus beau moment de la vie.» Puis, après avoir analysé les défauts des œuvres publiées par M. Victor Hugo, depuis 1830, M. Nisard concluait: «Ce que nous paraissions craindre, au commencement de cet article, comme une chose possible, est peut-être une chose prochaine et inévitable: c'est à savoir, la mort littéraire de M. Victor Hugo. Il y a deux manières de finir pour l'écrivain: il y a la manière commune, qui est lorsque l'esprit et le corps finissent ensemble et que l'écrivain subit le sort de tous; il y a ensuite la manière morale, qui est lorsque l'esprit finit avant le corps, soit par une stérilité soudaine, soit par une fécondité sans progrès, où l'auteur perd de sa gloire en proportion de ce qu'il ajoute à son bagage. Ce serait là, nous voudrions bien nous tromper, l'espèce de fin réservée à M. Victor Hugo. On remarque dans sa carrière littéraire un symptôme particulier qui inquiète même ses plus aveugles amis; c'est que, dans la prose comme dans la poésie, ses premiers écrits valent mieux que les derniers, sauf quelques parties d'ouvrage où le dernier rompt la loi ordinaire en n'étant que l'égal du premier... On dirait que M. Victor Hugo a été condamné à n'être, en effet, qu'un enfant de génie, comme l'appelait M. de Chateaubriand. Les œuvres de l'homme font honte aux œuvres de l'enfant... Pourquoi donc n'avons-nous pas un Prytanée pour nourrir les enfants de génie, ces vieillards de trente ans, qui ont gagné leurs invalides à l'âge où ceux qui doivent être des hommes de génie ne sont encore que des jeunes gens qui promettent[451]?»
Depuis lors le temps a marché; Victor Hugo a beaucoup produit et il a été encore plus applaudi. Il est sans doute, dans ses œuvres, plus d'une page remarquable où le génie natif a triomphé des déviations du goût et des perversions de l'intelligence. Mais on y retrouve aussi le développement presque monstrueux des défauts signalés au lendemain de 1830. Ces défauts n'obligent-ils pas déjà le bon sens et le bon goût de la vraie postérité à réagir contre les apothéoses que l'esprit de parti avait prodiguées à la vieillesse du poëte ou plutôt du démagogue?
IV
Ce que nous avons dit des drames de Victor Hugo a pu donner une idée de ce que devint le théâtre, dans le trouble et l'excitation de 1830. La suppression de la censure, conséquence immédiate de la révolution, avait eu pour effet, non d'assurer à l'art dramatique une féconde liberté, mais d'ouvrir la porte à toutes les licences. On a vu déjà comment, au lendemain des journées de Juillet, la religion fut traitée sur la scène, les prêtres livrés à toutes les calomnies, à tous les outrages, à tous les sarcasmes, les croyances flétries et menacées, les choses saintes vilipendées dans les plus indécentes bouffonneries. Les autres autorités ne furent pas plus respectées. Alexandre Dumas lui-même ne se contentait plus d'amuser le public dans ses drames superficiels et puissants, où l'intérêt de l'intrigue et un mouvement endiablé faisaient oublier l'absence de caractères et d'idées; il y soutenait des thèses antisociales et flattait les haines révolutionnaires. Ainsi Antony, qui fit alors grand bruit, était le bâtard, en état de révolte légitime, de vengeance justifiée contre la société, foulant aux pieds, du droit de ses souffrances ou de ses passions, les lois divines ou humaines, blasphémant la Providence, niant la morale, bafouant ou flétrissant toutes les institutions, grisé de sophismes, en proie au délire des appétits brutaux, se faisant un jeu de l'adultère, du viol, de l'assassinat, et cependant demeurant le héros pour lequel on sollicitait la sympathie, presque l'admiration du public. Vers la même époque, Dumas fit jouer le drame de la Tour de Nesle, où il traitait l'histoire avec plus de sans gêne et la royauté avec moins de respect encore que l'auteur du Roi s'amuse; là, au milieu des tirades faites pour courtiser la mauvaise démocratie, figurait une reine qui noyait chaque matin ses amants de la nuit, assassinait son père et ne reculait pas devant le plus monstrueux inceste. Le gouvernement britannique donna une leçon mortifiante à notre patriotisme, quand il interdit la représentation de ce drame, regardé par lui comme outrageant pour la France alliée de l'Angleterre. Alexandre Dumas poussa si loin ses audaces, qu'il lassa la faveur du public, éveilla son dégoût, et les sifflets qui accueillirent telle de ses pièces, le Fils de l'émigré, par exemple, l'avertirent de s'arrêter.
Telle était la force contagieuse du mal, que les esprits délicats ou timides en étaient atteints. Alfred de Vigny donnait alors au Théâtre-Français Chatterton[452], œuvre maladive, qui, sous des formes moins grossières, était encore une condamnation de la société au nom de l'orgueil individuel. Scribe lui-même, dans une pièce intitulée: Dix ans de la vie d'une femme, faisait descendre à une grande dame tous les degrés du vice jusqu'à la prostitution, et cela avec un cynisme à faire rougir un Rétif de la Bretonne. Quand les modérés en étaient là, on peut deviner ce que se permettaient les violents. Dans le drame d'Ango, François Ier était représenté comme un misérable et un lâche; un bourgeois de Dieppe, dont il avait odieusement outragé la femme, le faisait s'évanouir en lui montrant seulement son épée, et criait aux courtisans: «Ramassez votre roi, il a tout perdu, même l'honneur.» L'écrivain qui débutait ainsi devait acquérir une hideuse notoriété: il s'appelait Félix Pyat[453]. En même temps que la royauté et les classes qu'on appelait alors dirigeantes étaient traînées dans la boue, des drames faisaient revivre et exaltaient Camille Desmoulins, Marat, Saint-Just, Fouquier-Tinville et autres sinistres personnages de la Terreur; au lendemain de 1830, Robespierre paraissait sur la scène presque aussi souvent que Napoléon, et ce n'est pas peu dire. Il n'était pas jusqu'au Théâtre-Français qui ne s'ouvrît alors à ces réhabilitations de 1793. Dans telle de ces pièces, on poussa le réalisme révolutionnaire jusqu'à faire figurer, au dénoûment, un échafaud sur la scène, si bien que le parterre, dégoûté, cria: «Ôtez l'échafaud!»
Les auteurs ne savaient, du reste, qu'imaginer, dans cette enchère d'émotions violentes, de sensations brutales et atroces, où l'art n'avait plus aucune part. Le drame marchait chaque jour plus avant dans la boue et le sang, parlant l'argot et blasphémant, trichant au jeu, volant à main armée, assassinant. L'enfance même n'était pas respectée; on la montrait corrompue, cynique et fourbe. Tel vaudevilliste trouvait piquant de représenter le dortoir où paraissaient, en chemise, les jeunes filles de la maison de la Légion d'honneur à Saint-Denis. L'impureté, cynique ou raffinée, compagne ordinaire du désordre révolutionnaire, régnait en maîtresse sur la scène, et le respect de nos lecteurs nous empêche d'indiquer, même d'une façon voilée, quelles furent alors ses audaces. On était sur la voie qui avait conduit les Romains à brûler un esclave et à violer une femme sur la scène, et un Tertullien eût pu s'écrier de nouveau: Tragœdiæ... scelerum et libidinum actrices cruentæ et lascivæ.
Aussi les honnêtes gens du temps poussaient-ils un cri d'alarme et de dégoût. «Jusqu'à quand, écrivait M. Jules Janin en février 1831, veut-on nous promener à travers ces tortures, et n'avons-nous pas assisté, depuis six mois, à ces drames d'échafaud et de sang, où le bourreau joue le grand rôle, où Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just apparaissent sur la scène, avec les grandes phrases de leur temps!... Vraiment, sommes-nous bien encouragés, par ce qui se traîne aujourd'hui dans nos rues, à soulever les poussières des mauvais jours? Hélas! vous le voyez déjà, ces passions retombent sur nous, cendres brûlantes d'un volcan que nous pensions refroidi.» Dans cette même année, M. de Salvandy se demandait ce qu'avaient produit, au théâtre, la suppression de la censure et ce qu'on appelait l'inspiration révolutionnaire. «Ôtez, disait-il, le petit chapeau, la redingote grise[454], les soutanes, des gravelures et le bourreau, que reste-t-il de l'expérience que nous venons de tenter? Il reste, dans Paris, dix ateliers de corruption, dix places de guerre dont le feu bat, chaque soir, l'ordre, le goût et la morale[455].» En 1833, M. Nisard faisait son «manifeste» contre le théâtre de cette époque, et, après en avoir dénoncé les misères, les «hontes», les «orgies», il demandait qui pouvait avoir plaisir à y «aller se donner des cauchemars de faux scélérats et de filles-mères, et à s'indigérer (qu'on me passe le mot) de mauvaises mœurs et de mauvais langage[456]». Le poëte de la révolution, Barbier, avait consacré un de ses Iambes, Melpomène, à flageller cette corruption:
Les théâtres partout sont d'infâmes repaires,
Des temples de débauche, où le vice éhonté
Donne, pour tous les prix, leçon d'impureté.
Et Musset, qui n'était pourtant pas timoré en ces matières, faisait écho, quatre ans plus tard, à l'invective de Barbier:
Oui, c'est la vérité, le théâtre et la presse
Étalent aujourd'hui des spectacles hideux,
Et c'est, en pleine rue, à se boucher les yeux.
Aussi, en 1835, le duc de Broglie pouvait dire, à la tribune de la Chambre: «Qu'est-ce maintenant que le théâtre en France? Qui est-ce qui ose entrer dans une salle de spectacle, quand il ne connaît la pièce que de nom? Notre théâtre est devenu non-seulement le témoignage éclatant de tout le dévergondage et de toute la démence auxquels l'esprit humain peut se livrer lorsqu'il est abandonné sans aucun frein, mais il est devenu encore une école de débauche, une école de crimes[457].» Les étrangers étaient frappés et scandalisés d'un tel désordre. «En somme, écrivait l'Américain Ticknor, je ne sais rien qui mérite plus le reproche d'être immoral et démoralisateur que les théâtres de Paris[458].»
L'action délétère de ce théâtre sur les mœurs du temps n'a été, en effet, que trop visible. Certains drames ont peut-être alors plus contribué que ne le feront bientôt les dissertations de Proudhon et de M. Louis Blanc à préparer la prochaine explosion du socialisme. Que de sophismes jetés dans les cerveaux déjà troublés! Après la représentation de Chatterton, par exemple, que de jeunes génies incompris, rêvant de suicide! M. Thiers, ministre de l'intérieur, recevait tous les jours lettres sur lettres des Chatterton en herbe qui lui écrivaient: «Du secours, ou je me tue!» «Il me faudrait renvoyer tout cela à M. de Vigny», disait le jeune ministre. Un jour, un chirurgien de marine assassinait sa maîtresse, femme mariée, mère de plusieurs enfants, et cherchait ensuite à se tuer, scène qui paraissait copiée de quelque drame ou de quelque roman. Il fut traduit en cour d'assises. Pour excuser son client, l'avocat ne trouva rien de mieux que de dénoncer «le romantisme, les livres antisociaux, les représentations dramatiques», et il s'écria: «Tout cela ne tend-il pas à entretenir dans les esprits le feu, la fièvre qui les dévorent? Eh bien! vous, organe de la société, vous, ministère public, que ne brûlez-vous tous ces livres, que ne demandez-vous le renversement de cet édifice, où les scènes les plus effrayantes sont représentées? Avez-vous le droit de punir le mal né du mal même que vous laissez faire? Oh! vous ne pouvez pas demander à la victime les réparations du mal qui est votre ouvrage!» Le jury trouva sans doute que l'avocat avait raison, car il acquitta l'accusé[459]. Quelques années plus tard, la cour d'assises de la Seine jugeait à huis clos un hideux procès, dit de la Tour de Nesle: il s'agissait de femmes entraînées, de force ou par ruse, dans un misérable appartement du faubourg Saint-Marceau, où de jeunes ouvriers, qui s'étaient distribué les noms du fameux drame d'Alexandre Dumas, leur faisaient subir les plus infâmes violences; sur neuf accusés, quatre furent condamnés pour viol. Le duc de Broglie ne se trompait donc pas, dans le discours que nous citions tout à l'heure, lorsque, après avoir qualifié le théâtre «d'école de débauches et de crimes», il ajoutait: «École qui fait des disciples que l'on revoit ensuite, sur les bancs des cours d'assises, attester par leur langage, après l'avoir prouvé par leurs actions, et la profonde dégradation de leur intelligence, et la profonde dépravation de leur âme.»
V
Le théâtre n'était pas le seul grand coupable. Précisément à cette époque, il est un genre qui commence à prendre, dans notre littérature, une importance dont l'exagération est peut-être à elle seule un signe de décadence: c'est le roman. Pour n'être pas tout de suite tombé aussi bas que nous le voyons aujourd'hui, le roman subit cependant, en 1830, une première déchéance, et, dès le lendemain de la révolution, il apparaît bien plus déréglé, bien plus audacieusement immoral qu'il n'aurait osé se montrer auparavant. Là, comme dans le drame, il semble qu'il y ait encouragement à toutes les licences; on ne sait bientôt plus qu'imaginer pour piquer la curiosité blasée et corrompue; les auteurs ont, pour ainsi dire, usé toutes les inventions malsaines et cyniques. En 1834, dans ce «manifeste» déjà cité, M. Nisard peut écrire: «Le roman est simplement une industrie à bout qui a commencé par la fin, c'est-à-dire par les grands coups, par les passions furieuses, par les situations folles, et qui, ayant fait hurler ses héros dans tous les sens, tourné et retourné de cent façons le thème banal des préliminaires de la séduction,... demande qu'on lui permette de dire les choses qui ne doivent pas être dites, tacenda, sous peine de mourir d'inanition[460].» Laissons même les œuvres inférieures, éphémères, souvent ignominieuses, de la littérature courante; le mal n'y est que trop manifeste. Ne nous attachons qu'aux deux romanciers qui, à cette époque même, font leur entrée avec tant d'éclat, et qui depuis lors ont gardé une importance et une influence parfois néfastes, mais en tout cas incontestées: nous voulons parler de George Sand et de Balzac.
Ceux qui étaient jeunes au lendemain de 1830 n'ont pas oublié l'impression si vive, à la fois charmante et troublante, qu'ils ressentirent, quand, en 1832, leur tomba sous la main un volume que rien n'avait annoncé; sur la couverture, ce titre bizarre: Indiana, et pour signature le nom, alors absolument inconnu, de George Sand. Dans un article publié à cette époque même, Sainte-Beuve raconte qu'on s'abordait en se disant: «Avez-vous lu Indiana? Lisez donc Indiana.» De l'auteur, on sut bientôt que c'était une jeune femme, en rupture de ban matrimonial, aux allures excentriques, qui demeurait dans une maison du quai Saint-Michel, s'habillait souvent en homme, fréquentait les cabinets de lecture et les cafés du quartier latin. De nouveaux romans succédèrent rapidement au premier, Valentine, Lelia, Leone Leoni, Jacques, André, Lavinia, etc., tous écrits dans une langue harmonieuse et éloquente, où chantait la poésie de la passion et de la nature[461]. Le succès fut grand. Ces volumes se répandirent en province comme à Paris, pénétrèrent dans les ateliers comme dans les salons, portant partout leur charme, mais aussi leur poison.
C'est qu'en effet, derrière cette poésie, fermente la révolte morale et sociale que nous avons signalée tant de fois comme le mal propre de cette époque troublée par une révolution. Dans ces romans, non moins que dans les drames de Victor Hugo, le parti est pris de donner le rôle abaissé et odieux à toutes les suprématies sociales, au rang, à la noblesse, à la fortune, et de leur opposer les roturiers, les bâtards, les révoltés, les outlaws de la société et de la morale. Lois humaines et divines, devoir et conscience, y sont niés au nom du caprice, de l'orgueil et de la passion. Partout, ce que Chateaubriand a appelé, dans ses Mémoires, «l'insulte à la rectitude de la vie». L'intérêt du drame, le prestige des tableaux, le jeu pathétique des passions, tout cela ne sert qu'à encadrer, à faire vivre une thèse subversive et corruptrice, sorte de vêtement et d'ornement qui l'aident à pénétrer là où elle ne serait pas reçue toute nue. Un esprit délicat, peu porté aux exagérations, M. Doudan, écrivait à ce propos: «C'est une tentative de créer la poésie du mal, et cela a pour devise: Le diable n'est pas si noir que vous croyez! Et toutes les séductions de la nature sont employées à démontrer ou à déguiser cette thèse. Les fleurs de la vallée,—les rochers des Alpes,—les chamois qui effleurent la neige de leur course légère,—les magnificences de la nuit et sa mélancolie,—le grand silence des bois,—la tristesse mystérieuse des ruines,—Venise et la Jungfrau, tout est appelé en témoignage. Au fond, c'est l'entreprise du temps présent de rechercher si le mal ne serait point par hasard le bien, et d'essayer de parer cette figure un peu repoussante du mal de tout ce qu'il y a dans l'écrin étincelant de l'imagination[462].» Par eux-mêmes, les sophismes eussent été souvent trop visiblement insoutenables pour trouver grand crédit; mais ce qui était plus dangereux, c'était l'atmosphère malsaine où ces romans emportaient les imaginations; ce parfum capiteux, énervant, égarant, qui irritait les sens en même temps qu'il endormait les consciences; cette sorte de rêve, où le vice se colorait de poésie, de mysticisme et presque de vertu.
Madame Sand s'attaque surtout au mariage; elle le fait avec une persistance et une amertume qui dénotent une rancune personnelle. À la place, elle prétend mettre les droits de l'amour ou plutôt les entraînements d'un sensualisme grossier. L'adultère est légitimé, l'amour libre érigé en théorie, et ce que l'auteur appelle «la religion du plaisir» substitué au dévouement et au sacrifice, fondements de la famille. «Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère;—nos femmes sont aussi libres envers nous que nos amantes»: telles sont les maximes qu'on trouve dans Jacques ou Consuelo. Et toutes les lois que la passion révoltée rencontre quelque obstacle dans les mœurs, dans les lois, dans les faits, l'auteur s'en prend à la société elle-même, prononce contre elle une condamnation doctrinale ou lui jette une haineuse imprécation. Il écrit de deux amants, héros de l'un de ses romans: «L'un était nécessaire à l'autre;... mais la société se trouvait là, entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde, coupable, impie. La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont détruit. Faut-il que, pour respecter la solidité de nos murs de glace, tout rayon de soleil se retire de nous?» Ailleurs, dans Indiana: «Toute votre morale, tous vos principes, ce sont les intérêts de votre société que vous avez érigés en lois et que vous prétendez faire émaner de Dieu même, comme vos prêtres ont institué les rites du culte pour établir leur puissance et leurs richesses sur les nations; mais tout cela est mensonge et impiété.» Dans Valentine: «Société, institutions, haine à vous! haine à mort! Et toi, Dieu, qui livres le faible à tant de despotisme et d'abjection, je te maudis.» Ne nous reprochez pas d'attribuer à tort au romancier lui-même les pensées que la fiction le conduisait à mettre dans la bouche de ses personnages. Madame Sand n'écrivait-elle pas, dès 1833, dans une lettre intime à M. Sainte-Beuve: «Vous êtes moral, vous, mon ami. Le suis-je aussi, ou ne le suis-je pas? Je ne sais pas ce que c'est. Je crois qu'être moral, c'est espérer: moi, je n'espère pas. J'ai blasphémé la nature et Dieu, peut-être, dans Lélia. Dieu, qui n'est pas méchant et qui n'a que faire de se venger de nous, m'a fermé la bouche, en me rendant la jeunesse du cœur et en me forçant d'avouer qu'il a mis en nous des joies sublimes. Mais la société, c'est autre chose: je la crois perdue, je la trouve odieuse, et il ne me sera jamais possible de dire autrement. Avec cela, je ne ferai jamais que des livres qu'on appellera méchants et dangereux, et qui le seront peut-être. Comment faire, dites-moi[463]?»
L'effet de ces romans fut considérable. Les quelques protestations qui dénonçaient le scandale étaient étouffées par l'enthousiasme des admirateurs. Il n'était pas jusqu'à M. Jouffroy, le grave et mélancolique philosophe, qui ne fût séduit; et le plus revêche des critiques, Gustave Planche, se battait en duel pour la cause du romancier. Madame de Girardin opposait, d'ailleurs, une fin de non-recevoir aux reproches d'immoralité: «Un poëte, écrivait-elle, n'est poëte que parce qu'il chante ce qu'il éprouve, et il n'est pas responsable de ses impressions... S'il gémit, s'il blasphème, s'il attaque la société, c'est que l'heure est venue où la société a abusé de toutes choses.» Chacun voulait lire ces romans. Leur mérite littéraire servait même parfois à dissiper quelques scrupules, et plusieurs se flattaient de ne rechercher qu'un plaisir intellectuel, qui souvent cédaient à des attraits beaucoup moins délicats. La sensualité, qui imprégnait pour ainsi dire toutes les pages du livre, était assez voilée pour tromper les répugnances, endormir les pudeurs, assez réelle pour piquer les curiosités malsaines, exciter les bas appétits. Jeunes hommes à peine échappés du collége, jeunes femmes émancipées par le mariage, tous s'empressaient à dévorer ces livres, à s'enivrer du venin subtil et délétère qui se dégageait de ces fleurs si brillantes et si parfumées. Propagande redoutable et perfide, qui se glissait jusqu'au plus intime du foyer, ébranlant par ses sophismes les fondements mêmes de la famille, légitimant, surtout poétisant les chutes les plus vulgaires, et transportant, plus d'une fois, dans la vie de chaque jour, les désordres et les révoltes imaginés par le romancier[464].
Madame Sand ne se rattachait pas à l'école romantique: à chercher sa filiation littéraire, il faudrait plutôt remonter à Jean-Jacques Rousseau. Si, par là, elle est isolée au milieu de ses contemporains, sous un autre rapport elle est bien de son temps, et, plus que personne, elle porte la marque de 1830, de cette époque où toutes les audaces semblent encouragées, toutes les révoltes légitimes, toutes les destructions prochaines, toutes les chimères réalisables. En aucun temps, sans doute, madame Sand n'eût eu un esprit juste et une imagination pure. Il s'était produit en elle une déviation indépendante des événements politiques. Mais, sans l'excitation de 1830, elle n'aurait probablement pas eu, au même degré, la hardiesse de battre en brèche la société et la morale, ni la prétention de les refaire; en tout cas, elle n'eût pas autant rencontré la faveur et la complicité d'un public troublé lui-même, ayant pris le goût et l'habitude du renversement. Combien il eût été heureux pour elle que ses révoltes intimes fussent contenues, au lieu d'être excitées par les influences extérieures! L'art même y eût gagné. Au seul point de vue littéraire, c'était un mal que cet envahissement du roman par la thèse, par le sophisme déclamatoire; le récit en était alourdi, les caractères et les situations faussés. Encore, au commencement, madame Sand essayait-elle de résister quelque peu à la tentation. «L'art seul est simple et grand, écrivait-elle; restons artistes et ne faisons pas de politique.» Mais plus elle ira, moins elle saura tenir cette résolution. Elle laissera, chaque jour davantage, l'esprit de système et de parti obscurcir et dévoyer son talent. Tel de ses romans en deviendra à peu près illisible. Nous la retrouverons plus tard enrôlée dans la bande socialiste, en compagnie d'Eugène Suë, et après l'avoir vue, à ses débuts, subissant les conséquences de la révolution de 1830, il faudra la montrer contribuant à préparer celle de 1848, toujours au grand péril de l'ordre social et au grand détriment de son art.
VI
«Balzac est né depuis la Restauration», a écrit M. Sainte-Beuve en 1840. Les nombreux romans qu'il avait publiés avant 1830, et qui, du reste, pour la plupart, n'étaient pas signés de son nom, l'avaient laissé à peu près inconnu; il n'avait pas encore trouvé sa voie et son public. Arrive la secousse de Juillet, et presque aussitôt, avec la Peau de chagrin (1831), il devient célèbre. Il n'est d'aucune école; plus encore que George Sand, il est un isolé, et un isolé grondeur, hargneux, en querelle avec les autres hommes de lettres, notamment avec les romantiques; son orgueil touche à la folie[465]. Mais, en dépit de son méchant caractère et de l'hostilité des coteries régnantes, sa popularité augmente rapidement, et, dès 1834, M. Sainte-Beuve l'appelle «le plus en vogue des romanciers contemporains, le romancier du moment par excellence». La révolution n'est pas étrangère à ce succès si subit et si étendu. Balzac a beau affecter des opinions royalistes, absolutistes surtout, regretter publiquement que Charles X n'ait pas réussi dans son coup d'État; il a beau se poser parfois en catholique, même en théocrate; il a beau dire, dans la préface de la Comédie humaine: «J'écris à la lueur de deux vérités éternelles, la religion et la monarchie»: il n'en est pas moins, par son talent comme par ses idées, un révolutionnaire.
Et d'abord cet art puissant, mais brutal, excessif, inégal, cynique, ce je ne sais quoi de surchauffé, de démesuré, d'intempérant et de monstrueux; ce monde étrange et faux auquel l'imagination de l'auteur a donné une vie à la fois si intense et si factice, ces situations forcées, ces caractères poussés à outrance, ces figures trop souvent grimaçantes dont les traits sont plus marqués, les expressions plus violentes que dans la nature, et qui s'agitent dans une sorte de cauchemar douloureux; ce manque de sobriété et de proportion qui laisse envahir les parties supérieures de l'ouvre par le fouillis du détail matériel, fait dégénérer les portraits en photographies ou même en dissections anatomiques, les descriptions en inventaires de commissaires-priseurs ou, pour emprunter un mot créé par Balzac, en «bricabraquologie»; cette confusion et cette incohérence morales où se mêlent si étrangement le scepticisme et l'illuminisme, le mysticisme précieux et le matérialisme grossier, le paradoxe autoritaire et la haine subversive, ne sont-ce pas là les signes et les fruits d'une époque où l'équilibre et la discipline des intelligences et des consciences ont été dérangés par une grande secousse, où il y a comme une licence de tout oser, et dans laquelle ne règnent plus ce bon goût et ce bon sens, qualités maîtresses des temps bien ordonnés? De là, notamment, tant de hardiesses impudiques; le romancier, disait M. Sainte-Beuve, «a saisi à nu la société, dans un quart d'heure de déshabillé galant et de surprise: les troubles de la rue avaient fait entr'ouvrir l'alcôve, il s'y est glissé». Sous la Restauration, subsistait encore une certaine loi des convenances, et l'écrivain qui la violait se trouvait mis au ban de la bonne société littéraire. Si cette loi n'eût été emportée, avec tant d'autres, par la bourrasque de 1830, Balzac se serait-il vanté, comme il l'a fait, «de fouiller, avec l'avide scalpel du dix-neuvième siècle, les coins du cœur que la pudeur des siècles précédents avait respectés»? aurait-il pu, avec un tel sans gêne, faire brusquement entrer dans le roman toutes les réalités hideuses et basses, toutes les mauvaises compagnies, et ce que M. Taine a appelé la «vermine sale d'insectes humains», née dans la pourriture des grandes villes? Envahissement pareil à ce que serait celui d'un salon par toute une bande de bohèmes, d'usuriers, d'escrocs, de forçats, de filles et d'entremetteuses. Nous avons connu, depuis, un tel «réalisme» et un tel «naturalisme», que nous ne comprenons peut-être pas, sans quelque peine, quel a été alors le scandale des innovations de Balzac. Les contemporains s'en rendaient mieux compte, et, devant les premières audaces de ces romans, M. Sainte-Beuve écrivait: «Il y a eu évidemment, sous le coup de juillet 1830, quelque chose, en fait d'étiquette, qui s'est brisé et a disparu.» Le critique ajoutait, avec une grande vérité d'observation, que ce changement s'était manifesté surtout «dans la condition de la femme». Là, en effet, est la pierre de touche; et si l'on veut mesurer le chemin parcouru, ou, pour mieux dire, le saut fait, il suffit de comparer aux femmes de Balzac les héroïnes où s'était complu la littérature de l'époque précédente, l'Atala et la Velléda de Chateaubriand, la Corinne de madame de Staël, l'Elvire de Lamartine.
Par le fond de ses idées et par l'enseignement qui ressort de ses ouvrages, Balzac porte également la marque de son temps. Qu'importe qu'il n'affiche pas, comme George Sand, des thèses contre le mariage et la morale, si, en fait, ses récits et ses peintures apprennent à les mépriser, excitent la révolte contre leurs lois? Est-il un livre qui outrage et salisse davantage l'union conjugale que la prétendue Physiologie du mariage, avec son pédantisme libertin, son sensualisme médical et sa honteuse casuistique? «Ce n'est plus, a-t-on écrit, le poëte dérobant les fins mystères; c'est le docteur indiscret des secrètes maladies.» Dans la plupart de ces romans, l'adultère se montre à visage découvert, sans pudeur, sans lutte, sans remords; presque pas une de ses femmes du monde qui n'ait un amant et ne lui sacrifie sa fortune, son mari, jusqu'à ses enfants. Des épouses d'hier, qui n'ont pas encore eu le temps de manquer à leur foi, dénoncent le mariage comme une odieuse tyrannie, et s'écrivent l'une à l'autre: «Il y a cela d'admirable que le plaisir n'a pas besoin de religion, d'appareil ni de grands mots; il est tout par lui-même, tandis que pour justifier les atroces combinaisons de notre esclavage et de notre vassalité, les hommes ont accumulé les théories et les maximes.» Peut-être est-ce pis encore, quand, par exception, ces femmes mettent l'amour dans le mariage; elles n'y voient alors qu'une volupté qui, pour être légale, n'en est pas moins impure, et elles en dissertent entre elles avec d'étranges raffinements. La main brutale et salement curieuse du romancier va jusqu'à déchirer les rideaux qui couvrent les premières amours des «jeunes mariées»; et, grand Dieu! que deviennent-elles sous sa plume! C'est à regretter qu'il ait, pour un moment, cessé de nous peindre des passions illégitimes. La chasteté même, chez lui, est corrompue, et ses «amours séraphiques», comme celui de madame de Mortsauf, l'héroïne du Lys dans la vallée, cachent mal la réalité toujours présente d'un sensualisme lascif. On dirait d'un de ces voiles transparents qui sont plus provocants et plus indécents que la nudité brutale. Balzac est à peu près incapable de créer un type pur de femme et surtout de jeune fille; ses essais dans ce genre sont rares et toujours imparfaits; les plus vertueuses ont, avec lui, de vilaines taches, et, à ses foyers les plus honnêtes, on sent trop souvent comme une odeur de mauvais lieu. N'a-t-il pas trouvé moyen de sensualiser et, par suite, de dégrader jusqu'à l'amour paternel, dans ce Père Goriot qu'il ose appeler le «Christ de la paternité»? Quelque sujet qu'il traite, tout respire la concupiscence d'un tempérament grossier, ayant besoin parfois de pousser l'obscénité à des audaces que depuis on n'a guère dépassées. Il semble que sa morale aboutisse à mettre le dernier mot du bonheur, non plus seulement dans le plaisir, mais dans l'orgie. Le dégoût et comme une nausée, voilà souvent ce qu'on éprouve au sortir de telles lectures. «C'est drôle, disait M. Ampère, quand j'ai lu ces choses-là, il me semble toujours que j'ai besoin de me laver les mains et de brosser mes habits.»
Balzac n'a pas, comme George Sand ou Victor Hugo, un parti pris d'humilier les classes supérieures. Bien au contraire, il s'est donné à lui-même la particule en 1830,—quelques-uns disent sans droit,—et il aime à placer ses héros dans le grand monde. Ceux de ses personnages qui sont empruntés à la petite bourgeoisie, alors régnante, sont le plus souvent peints avec une singulière puissance de satire et de mépris. Et cependant, pour la noblesse, mieux vaudrait être attaquée qu'être ainsi défigurée. Ces gentilshommes de la Comédie humaine, types préférés du romancier, les Rastignac, les Rubempré, les de Trailles, les Marsay, que sont-ils, sinon des dépravés sans honnêteté et même sans honneur, souvent de purs chevaliers d'industrie, quelquefois pis encore? Le baron de Nucingen, incarnation de la haute finance, est un misérable digne des galères. Camusot, qui paraît personnifier la magistrature, ne représente que la prévarication. Et que dire des femmes, ces prétendues grandes dames, duchesses de Langeais, de Maufrigneuse, de Chaulieu, vicomtesse de Beausséant, marquise d'Espard, êtres faux, malfaisants, venimeux, courtisanes déguisées, dont on a pu dire qu'elles avaient pris leurs blasons à la préfecture de police? Pour avoir imaginé et peint tous ces personnages, sans haine systématique et peut-être sans se douter à quel point ils étaient odieux, Balzac n'en est pas moins inconsciemment l'un des plus grands diffamateurs des vieilles classes dirigeantes. D'ailleurs, cédant à la manie régnante, en même temps qu'il avilissait ce qui était en haut, lui aussi, il prétendait relever ce qui était en bas. Comme Victor Hugo, il tentait la réhabilitation de la fille publique; longtemps avant les Misérables et Jean Valjean, il créait, couvait, choyait avec une prédilection particulière ce type de Vautrin, le forçat incompris, vicieux et fort, cynique et héroïque, le seul à peu près de ses personnages qui ait du cœur, tenant entre ses mains tous les secrets et toutes les intrigues du grand monde, étrange intermédiaire entre le bagne et le faubourg Saint-Germain, planant, dans ces diverses «incarnations», au-dessus de la société, luttant contre elle, la narguant, la jugeant au nom des faibles, des pauvres, des déclassés, et la dominant de toute la hauteur de son mépris, de toute la supériorité de son caractère.