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Histoire de la Nouvelle-France: (Version 1617)

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QUATRIEME

LIVRE DE L'HISTOIRE

DE LA NOUVELLE-FRANCE

CONTENANT LES VOYAGES
des Sieurs de Monts et
de Poutrincourt.




Intention de l'Autheur. Avis au Roy sur l'habitation de la Nouvelle-France. Commission au Sieur de Monts. Defenses pour le traffic des pelleteries.

CHAP. I

'AY à reciter en ce livre la plus courageuse de toutes les entreprises que noz François ont faites pour l'habitation des Terres-neuves d'outre l'Ocean, & la moins aydée & secourue. Le sieur de Monts dit en son nom PIERRE DU GUA, Gentilhomme Xaintongeois en est le premier motif, lequel voyant la France en repos par la paix heureusement traitée à Vervin lieu de ma naissance, proposa au Roy un expedient pour faire une habitation solide édites terres d'outre mer sans rien tirer des coffres de sa Majesté, qui étoit la méme (à peu prés) que nous avons veu ci-dessus avoir été octroyée & Estienne Chaton Sieur de la Launaye, & Jacques Noel Capitaine de la marine, neveux & heritiers de feu Jacques Quartier, sans que toutefois ledit sieur de Monts eût eu avis telle chose avoir été auparavant par eux impetrée. Ce conseil trouvé bon & utile, lettres incontinent furent expediées audit sieur pour la Lieutenance generale du Roy és terres comprises souz le nom de la Nouvelle-France, jusques à certains degrez: & consequemment autres lettres portans defenses à tous sujets de sa Majesté autres qu'icelui sieur de Monts & ses associez, de traffiquer de pelleterie, & autres choses, avec les peuples habitans lesdites terres, sur grandes peines: en la maniere qui s'ensuit.

Comission du Roy au sieur de Monts, pour l'habitation és terres de la Cadie, Canada, & autres endroits en la Nouvelle-France.

Ensemble les defenses à tous autres de traffiquer avec les sauvages dédites terres.

ENRY par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nôtre cher & bien âmé le sieur de Monts Gentilhomme ordinaire de nôtre Chambre, Salut. Comme nôtre plus grand soin & travail soit & ait toujours été depuis nôtre avenement à cette Couronne, de la maintenir & conserver en son ancienne dignité, grandeur & splendeur, d'étendre & amplifier autant que legitimement se peut faire, les bornes & limites d'icelle: Nous étant dés long temps à, informez de la situation & condition des païs & territoires de la Cadie, Meuz sur toutes choses d'un zele singulier & devote & ferme resolution & protecteur de tous Royaumes & Etats; de faire convertir, amener & instruire les peuples qui habitent en cette contrée, de present gens barbares, athées, sans foy ne religion, au Christianisme, & en la créance & profession de nôtre foy & religion: & les retirer de l'ignorante & infidelité où ilz sont. Ayant aussi dés long temps reconnu sur le rapport des Capitaines de navires, pilotes, marchans & autres qui de longue main ont hanté, frequenté & traffiqué avec ce qui se trouve de peuples édits lieux, combien peut étre fructueuse, commode & utile à nous, à nos Etats & sujets, la demeure, possession & habitation d'iceux pour le grand & apparent profit que se retirera par la grande frequentation & habitude que l'on aura avec les peuples qui s'y trouvent, & le trafic & commerce qui se pourra par ce moyen seurement traiter & negocier. Nous pour ces causes à plein confians de vôtre grande prudence, & en la conoissance & experience que vous avez de la qualité, condition & situation dudit païs de la Cadie: pour les navigations, voyages, & frequentations que vous avez faits en ces terres, & autres porches & circonvoisines: nous asseurans que cette nôtre resolution & intention, vous étans commise, vous la sçaurés attentivement, diligemment, & non moins courageusement, & valeureusement executer & conduire à la perfection que nous desirons, Vous avons expressement commis & établis, & par ces presentes signées de nôtre main, Vous commettons, ordonnons, faisons, constituons & établissons nôtre Lieutenant general, pour representer nôtre personne aux païs, territoires, côtes & confins de la Cadie: A commencer dés le quarantiéme degré, jusques au quarante-sixiéme. Et en icelle étenduë ou partie d'icelle, tant & si avant que faire se pourra, établir, étendre & faire conoitre nôtre nom, puissance & authorité. Et ç icelle assujetir, submettre & faire obeïr tous les peuples de ladite terre, & les circonvoisins: Et par le moyen d'icelles & toutes autres voyes licites, les appeller, faire instruire, provoquer & émouvoir à la conoissance de Dieu; & à la lumiere de la Foy & Religion Chrétienne, là y établir: & en l'exercice & profession d'icelle maintenir, garder, & conserver lédits peuples, & tous autres habituez édits lieux; & en paix, repos & tranquilité y commander tant par mer que par terre: Ordonner, decider, & faire executer tout ce que vous jugerez se devoir & pouvoir faire, pour maintenir, garder & conserver lédits lieux souz nôtre puissance & authorité, par les formes, voyes, & moyens prescrits par nos ordonnances. Et pour y avoir égard avec vous, commettre, établir & constituer tous Officiers, tant és affaires de la guerre que de Justice & police pour la premiere fois, & de là en avant nous les nommer & presenter, pour en estre par nous disposé & donner les lettres, tiltres & provisions tels qu'ilz seront necessaires. Et selon les occurences des affaires, vous mémes avec l'avis de gens prudens & capable prescrire souz nôtre bon plaisir, des loix, statuts, & ordonnances autant qu'il se pourra conformes aux nôtres, notamment és choses & matieres, auquelles n'est pourveu par icelles: traiter & contracter à méme effet paix, alliance & confederation, bonne amitié, correspondance & communication avec lédits peuples & leurs Princes, ou autres ayant pouvoir & commandement sur eux: Entretenir, garder & soigneusement observer les traités & alliances dont vous conviendrés avec eux: pourveu qu'ils y satisfacent de leur part. Et à ce defaut, leur faire guerre ouverte pour les contraindre & amener à telle raison que vous jugerez necessaire pour l'honneur, obeïssance & service de Dieu, & l'établissement, manutention & conservation de notredite authorité parmi eux: du moins pour hanter & frequenter par vous, & tous noz sujets avec eux en toute asseurance, liberté, frequentation & communication, y negocier & trafiquer amiablement & paisiblement. Leur donner & octroyer graces & privileges, charges & honneurs. Lequel entier pouvoir susdit voulons aussi & ordonnons que vous ayez sur tous nosdits sujets & autres qui se transporteront & voudront s'habituer, trafiquer, negocier & resider édits lieux; tenir, prendre, reserver & vous approprier ce que vous voudrez & verrez vous étre plus commode & propre à vôtre charge, qualité & usage dédites terres, en departir telles parts & portions, leur donner & attribuer tels tiltres, honneurs, droits, pouvoirs & facultez que vous verrez besoin étre, selon les qualitez, conditions, & merites des personnes du païs ou autres. Sur tout peupler, cultiver & faire habituer lédites terres le plus promptement, soigneusement & dextrement, que le temps, les lieux, & commoditez le pourront permettre: en faire ou faire faire à cette fin la découverte & reconoissance en l'étenduë des côtes maritimes & autres contrées de la terre ferme, que vous ordonnerez & prescrirez en l'espace susdite du quarantiéme degré jusques au quarante-sixiéme, ou autrement tant & si avant qu'il se pourra le long dédites côtes, & en la terre ferme. Faire soigneusement rechercher & reconoitre toutes sortes de mines d'or & d'argent, cuivre & autres metaux & mineraux, les faire fouiller, tirer, purger & affiner, pour étre convertis en usage, disposer suivant que nous avons faits en ce Royaume du profit & emolument d'icelles, par vous ou ceux que vous aurés établis à cet effet, NOUS RESERANS seulement le dixiéme denier de ce qui proviendra de celles d'or, d'argent & cuivre, vous affectans ce que nous pourrions prendre ausdits autres metaux & mineraux, pour vous aider & soulager aux grandes dépenses que la charge susdite vous pourra apporter. Voulans cependant; que pour vôtre seureté & commodité, & de tous ceux de noz sujets qui s'en iront, habituëront & trafiqueront édites terres: comme generalement de tous autres qui s'y accommmoderont, souz nôtre puissance & authorité, Vous puissiez faire batir & construire un ou plusieurs forts, places, villes & toutes autres maisons, demeures & habitations, ports, havres, retraites, & logemens que vous conoitrez propres, utiles & necessaires à l'execution de ladite entreprise. Etablir garnisons & gens de guerre à la garde d'iceux. Vous ayder & prevaloir aux effets susdits des vagabons, personnes oyseuses & sans avoeu, tant és villes qu'aux champs, & des condamnez à banissement perpetuels ou à trois ans au moins hors nôtre Royaume, pourveu que ce soit par avis & consentement & l'authorité de nos Officiers. Outre ce que dessus, & qui vous est d'ailleurs prescrit, mandé & ordonné par les commissions & pouvoirs que vous a donnez nôtre tres-cher cousin le sieur d'Anville Admiral de France, pour ce qui concerne le fait & la charge de l'Admirauté, en l'exploit, expedition & execution des choses susdites, faire generalement pour la conquéte, peuplement, habituation & conservation de ladite terre de la Cadie, & des côtes, territoires circonvoisins souz nôtre nom & authorité, ce que nous-mémes ferions & faire pourrions si presens en persone y étions, jaçoit que le cas requit mandement plus special que nous ne le vous prescrivons par cesdites presentes: Au contenu déquelles, Mandons, ordonnons & tres-expressement enjoignons à tous nos justiciers, officiers & sujets, de se conformer: Et à vous obeïr & entendre en toutes & chacunes les choses susdites, leurs circonstances & dependances. Vous donner aussi en l'execution d'icelles tout ayde & confort, main-forte & assistance dont vous aurez besoin, & seront par vous requis, le tout à peine de rebellion & desobeïssance. Et à fin que persone ne pretende de cause d'ignorance de cette nôtre intention, & se vueille immiscer en tout ou en partie, de la charge, dignité & authorité que nous vous donnons par ces presentes: Nous avons de noz certaine science, pleine puissance & authorité Royale, revoqué, supprimé, declaré nuls & de nul effet ci-apres & des à present, tous autres pouvoirs & Commissions, Lettres & expeditions donnez & delivrez à quelque persone que ce soit, pour découvrir, conquérir, peupler & habiter en l'étenduë susdite dédites terres situées depuis ledit quarantiéme degré, jusques au quarante-sixiéme, quelles qu'elles soient. Et outre ce mandons & ordonnons à tous nosdits Officiers de quelque qualité & condition qu'ilz soient, que ces presentes, ou Vidimus deuëment collationné d'icelles par l'un de noz amez & feaux conseillers, Notaires & Secretaires, ou autre Notaire Royal, ilz facent à vôtre requéte, poursuite & diligence, ou de noz Procureurs, lire, publier & registrer és regitres de leurs jurisdictions, pouvoirs & détroits, cessans en tant qu'à eux appartiendra, tous troubles & empéchemens à ce contraires. Car tel est nôtre bon plaisir. Donné à Fontaine bleau le huitiéme jour de Novembre: l'an de grace mille six cens trois: Et de nôtre regne le quinziéme. Signé, HENRI, Et plus bas, par le Roy, POTIER. Et scellé sur simple queuë de cire jaune.

Defenses du Roy à tous ses sujets, autres que le sieur de Monts & ses associez, de trafiquer de pelleteries & autres choses avec les Sauvages de l'etendue du pouvoir par luy donné audit sieur de Monts, & ses associez: sur grandes peines.

ENRI par la grace de Dieu Roy de France& de Navarre. A nos amez & feaux conseillers, les officiers de nôtre Admirauté de Normandie, Bretagne, Picardie & Guienne, & à chacun d'eux endroit soy, & en l'étendue de leurs ressorts & jurisdictions, Salut. Nous avons pour beaucoup d'importantes occasions, ordonné, commis & établi le sieur de Monts gentilhomme ordinaire de nôtre chambre, nôtre Lieutenant general, pour peupler & habituer les terres, côtes, & païs de la Cadie, & autres circonvoisins, en l'étendue du quarantiéme degré jusques au quarante-sixiéme & là établir nôtre authorité, & autrement s'y loger & et asseurer: en sorte que noz sujets désormais puissent étre receuz, y hanter, resider & traffiquer avec les Sauvages habitans dédits lieux: comme plus expressement nous l'avons déclaré par noz lettres patentes expediées & delivrées pour cet effet audit sieur de Monts le huitiéme jour de Novembre dernier: suivant les conditions & articles moyennant léquels il s'est chargé de la conduite & execution de cette entreprise. Pur faciliter laquelle & à ceux qui 'sy sont joints avec lui, & leur donner quelque moyen & commodité d'en supporter la depense: Nous avons eu agreable de leur permettre, & asseurer; Qu'il ne seroit permis à aucuns autres noz sujets, qu'à ceux qui entreroient en association avec lui, pour faire ladite dépense, de traffiquer de pelleterie, & autres marchandises, durant dix années, és terres, païs, ports, rivieres & avenuës de l'étenduë de sa charge. Ce que nous voulons avoir lieu. NOUS pour ces causes, & autres considerations à ce que mouvans, Vous mandons & ordonnons Que vous ayez chacun de vous en l'étendue de voz pouvoirs, jurisdictions & détroits (à faire de nôtre part) comme de nôtre pleine puissance & authorité Royal, nous faisons tres-expresse inhibitions & defenses à tous marchans, maitres, & Capitaines de navires, matelots, & autres noz sujets de quelque état, qualité & condition qu'ilz soient, autres neantmoins avec ledit sieur de Monts, pour ladite entreprise, selon les articles & conventions d'icelles par nous arretez ainsi que dit est: D'equipper aucuns vaisseaux, & en iceux aller ou envoyer faire traffic & troque de pelleterie, & autres choses avec les Sauvages: Frequenter, negocier, & communiquer durant ledit temps de dix ans, depuis le Cap de Raze, jusques au quarantiéme degré, comprenant toute la côte de la Cadie, terre & Cap Breton, Bayes de sainct Cler, de Chaleur, Ile percée, Gachepé, Chichedec, Mesamichi, Lesquemin, Tadoussac, & la riviere de Canada, tant d'un côté que d'autre, & toutes les Bayes & rivieres qui entrent dedans dédites côtes: A peine de desobeïssance, & confiscation entiere de leurs vaisseaux, vivres, armes & marchandises, au profit dudit sieur de Monts & de ses associez, & de trente mille livres d'amende. Pour l'asseurance & acquit de laquelle & de la coërtion & punition de leur desobeïssance Vouz permettrez (comme nous avons aussi permis & permettons) audit sieur de Monts & associéz, de saisir, apprehender, & arréter tous les contrevenans à nôtre presente defense & ordonnance, & leurs vaisseaux, marchandises, armes, & victuailles, pour les amener & remettre és mains de la Justice, & étre procedé tant contre les personnes, que contre les biens desditz desobeïssans, ainsi qu'il appartiendra. Ce que nous voulons & vous mandons & ordonnons de faire incontinent publier & lire par tous les lieux & endroits public de vosdits pouvoirs & jurisdictions, où vous jugerez besoin étre: à ce qu'aucun de nosdits sujets n'en puisse pretendre cause d'ignorance: Ains que chacun obeïsse & se conforme surce à nôtre volonté. De ce faire nous vous avons donné, & donnons pouvoir & commission & mandement special. Car tel est nôtre bon plaisir. Donné à Paris le dix-huitiéme Décembre, l'an de grace mille six cens trois, Et de nôtre regne le quinziéme. Ainsi signé HENRI. Et plus bas, Par le ROY, POTIER. Et seelé du grand seel de cire jaune.

Ces lettres ont eté confirmées par autres secondes defences du vint-deuxiéme Janvier mille six cens cinq.

Et quant aux marchandises venans de la Nouvelle-France, voici la teneur des lettres patentes du Roy portantes exemptions de subsides pour icelles.

Declaration du Roy

ENRY par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nos amez & feaux Conseillers les gens tenans nôtre Cour des Aydes à Rouën, Maitres de noz ports, Lieutenans, Juges & Officiers de nôtre Admirauté, & de noz traites foraines établis en nôtre province de Normandie, & chacun de vous endroit soy, Salut. Nous avons ci-devant par noz lettres patentes du huitiéme jour de Novembre mille six cens trois, dont copie est ci jointe souz le contreseel de notre Chancellerie, ordonné & establi nostre cher & bien amé le sieur de Monts nôtre Lieutenant general representant notre persone és côtes, terres & confins de la Cadie, Canada, & autres endroits en la Nouvelle-France, pour habiter lédites terres: Et par ce moyen amener à la conoissance de Dieu, les peuples y étans, & là établir nôtre authorité. Et pour subvenir aux fraiz qu'il conviendroit faire, par nos autres lettres patentes du dix-huitiéme Decembre ensuivant nous aurions donné, permis & accordé audit sieur de Monts, & à ceux qui s'associeroient avec lui en cette entreprise, la traite des pelleteries & autres choses qui se troquent avec les Sauvages dédites terres à plein specifiées par lédites patentes: ayans par le moyen de ce que dit est assez donné à entendre que lédits païs étoient par nous reconuz de nôtre obeïssance, & les tenir & avouer comme dependances de nôtre Royaume & Coronne de France. Neantmoins nos Officiers des traites foraines, ignorans pour estre jusques à cette heure nôtre volonté, veulent au prejudice d'icelle contraindre ledit sieur de Monts & ses associez de payer les mémes droits d'entrée des marchandises venans dédits païs, qui sont deuz par celles qui viennent d'Hespagne, & autres contrées étrangeres, ne se contentans que pour icelles l'on ait payé noz droits d'entrée deuz aux lieux où elles ont déchargées, & aux autres endroits où elles ont depuis passé par nôtre Royaume, que doivent les marchandises y venans de nos autres provinces & terres de nôtre obeïssance étans du cru d'icelles. Et de fait un nommé François le Buffe, l'un des gardes à cheval du bureau de noz traites foraines à Caën, auroit arreté souz ce pretexte dés l'unziéme jour de Novembre dernier au lieu dit Condé sur Narreau, vint-deux balles de Castors appartenans audit sieur de Monts & ses associez, venans dédites terres de la Cadie & Canada, pretendant pour le fermier general dédites traites foraines de Normandie, nôtre Procureur joint, la confiscation dédites marchandises. Ce qui est & seroit grandement prejudiciable audit sieur de Monts & ses associez, frustrez de l'esperance qu'ils avoient de faire promptement argent d'icelles marchandises, pour subvenir & emploier à l'achapt des vivres, munitions & autres choses necessaires qu'il convient envoyer cette année avec nombre d'hommes pour l'execution de ladite entreprise. L'effect de laquelle demeurant par ce moyen traversé & interrompu au prejudice de nôtre service, & voulans remedier & sur ce faire conoitre à chacun nôtre intention, à fin que l'on n'en puisse pretendre à l'avenir cause d'ignorance. POUR CES CAUSES, & pour la consideration & merite particulier de cet affaire, du bon succez duquel par la prudente conduite dudit sieur de Monts, nous esperons un grand bien devoir reussir à la gloire de Dieu, salut des Barbares, honneur & grandeur de nos Etats & seigneuries. Nous avons declaré & declarons par ces presentes, Que toutes marchandises qui à l'avenir viendront dédits païs de la Cadie, Canada & autres endroits qui sont de l'étendue du pouvoir par nous donné audit sieur de Monts, & specifiez par nôdites lettres, des huitiéme Novembre & dix-huitiéme Decembre mil six cens trois, léquelles ledit sieur de Monts & sesdits associez feront amener dédits lieux en nôtre Royaume, suivant la permission qu'ils en ont, ou autres de leur gré, congé & exprés consentement, ne payeront autres ne plus grands subsides, que les droits d'entrée, & ceux qui se payent d'ordinaire pour les marchandises, qui passent de l'une de noz province en l'autre, & qui sont du cru d'icelles. Et pour le regard des vint-deux balles de castors saisis & arrétez, comme dit est, par ledit François le Buffe audit lieu de Condé sur Narraau. Pour les mémes raisons & considerations susdites: Nous avons fait & faisons audit sieur de Monts & ses associez pleine & entiere main-levée d'icelles vint-deux balles de castors. Voulons & nous plait prompte & entiere restitution & delivrance leur en étre faite, en payant toutefois pour icelles les droits d'entrée en notre province de Normandie, que doivent lédites marchandises, selon qu'ilz se payent au bureau étably au lieu de la Barre, entre les mains de nôtre fermier general dédites traites foraines, ou son commis audit Bureau de Caën, sans autres fraiz ny dépens. Et en ce faisant, voulons & ordonnons, que chacun de vous endroit foy, vous faites, souffrez & laissez jouir ledit sieur de Monts & sédits associez, pleinement & paisiblement de l'entiere & prompt effet de nôtre presente declaration, vouloir & intention. SI VOUS MANDONS publier, lire & registrer ces presentes, chacun en l'étendue de vos ressorts que besoin sera, à la diligence dudit sieur de Monts & de sesdits associez: Cessans & faisans cesser tous troubles & empechemens à ce contraire: Contraignans & faisans contraindre à ce faire, souffrir & obeir tous ceux qu'il appartiendra, mémes ledit le Buffe, ensemble nôtredit fermier du bureau de Caën & ses commis à la delivrance & restitution dédites vint-deux balles de castors, & de mémes à la décharge des pleiges & cautions, si aucuns sont baillez pour asseurance dédits castors & generalement tous autres, qui pource seront à contraindre par toutes voyes deuës & raisonnables, Nonobstant oppositions ou appellations quelconques, pour léquelles, & sans prejudice d'icelles, ne sera par vous differé. De ce faire nous avons donné & donnons pouvoir, authorité, commission et mandement special. Et par ce que de ces presentes, l'on aura affaire en plusieurs lieux, nous voulons qu'au Vidimus d'icelles deuëment collationné par l'un de nos amez & feaux Conseillers, Notaires & secretaires, ou autre Notaire Royal, foy soit adjoutée comme au present original. Car tel est nôtre plaisir. Donné à Paris le huitiéme jour de Février, l'an de grace mille six cens cinq, Et de nôtre regne le seziéme. Ainsi signé HENRI. Et plus bas, Par le Roy, Potier. Et sellée en simple queuë du grand sceau, de cire jaune.

Lédites lettres patentes du dix-huitiéme Novembre & dix-huitiéme Decembre mille six cens trois, & autres du dix-neufiéme Janvier mille six cens cinq, ont eté verifiees en la Cour de Parlement de Paris le seziéme Mars mille six cens cinq.




Voyage du sieur de Monts en la Nouvelle-France: Des accidens survenus audit voyage: Causes des bancs de glaces en la Terre-neuve: Impositions de noms à certains ports: Perplexité pour le retardement de l'autre navire.

CHAP. II

E sieur de Monts ayant fait publier les Commissions & defenses susdites par la France, & particulierement par les villes maritimes de ce Royaume, fit equipper deux navires, l'un souz la conduite du Capitaine Thimothée Havre de Grace, l'autre du Capitaine Morel de Honfleur. Dans le premier il se mit avec bon nombre de gens de qualité tant Gentils-hommes, qu'autres. Et d'autant que le sieur de Poutrincourt étoit desireux dés y avoit long temps, de voir ces terres de la Nouvelle-France, & y choisir quelque lieu propre pour s'y retirer, avec sa famille, femme & enfans, pour n'étre des derniers que courront & participeront à la gloire d'une si belle & genereuse entreprise: Il lui print aussi envie d'y aller. Et de fait il s'embarqua avec ledit sieur de Monts, & quant & lui fit porter quantité d'armes & munitions de guerre, & leverent les ancres du Havre de Grace le septiéme jour de Mars l'an mille six cens quatre. Mais étans parti de bonne heure avant que l'hiver eût encor quitté sa robbe fourrée de neige, ilz ne manquerent de trouver des bancs de glaces, contre léquels ilz penserent heurter, & se perdre: mais Dieu qui jusques à present a favorisé la navigation de ces voyages, les preserva.

On se pourroit étonner, & non sans cause, pourquoy en méme parallele il y a plus de glaces en cette mer qu'en celle de France. A quoy je répont que les glaces que l'on rencontre en cette dite mer ne sont pas toutes originaires du climat, c'est à dire de la grand'baye de Canada, mais viennent des parties Septentrionales, poussées sans empéchement parmi les plaines de cette grande mer, par les ondées, bourrasques & flots impetueux que les vents d'Est & du Nort élevent en hiver & au printemps, & les chassent vers le Su, & l'Ouest. Mais la mer de France est couverte de l'Ecosse, Angleterre & Irlande: qui est cause que les glaces ne s'y peuvent décharger. Il y pourroit aussi avoir une autre raison prise du mouvement de la mer, lequel se porte davantage vers ces parties là, à cause de la course plus grande qu'il a à faire vers l'Amerique que vers les terres de deça. Or le peril de ce voyage ne fut seulement à la rencontre dédits bancs de glaces, mais aussi aux tempétes qu'ils eurent à souffrir, dont y en eût une qui rompit les galleries du navire. Et en ces affaires y eut un menuisier qui d'un coup de vague fut porté au chemin de perdition, hors le bord, mais il se retint à un cordage qui d'aventure pendoit hors icelui navire.

Ce voyage fut long à-cause des vens contraires: ce qui toutefois arrive peu souvent à ceux qui partent au mois susdit pour aller aux Terres-neuves, léquels sont ordinairement poussez de vent d'Est ou de Nort propres à la route d'icelles terres. Et ayant pris leur brisée au Su de l'ile de Sable pour eviter les glaces susdites, ilz penserent tomber de Carybe en Scylle, & s'aller échouër vers ladite ile durant les brumes épesses qui sont ordinaires en cette mer.

En fin le sixiéme de May ilz terrirent à un certain port, qui est par les quarante-quatre degrez & un quart de latitude, où ilz trouverent le Capitaine Rossignol du HAVRE DE GRACE, lequel troquoit en pelleterie avec les Sauvages, contre les defenses du RoY. Occasion qu'on lui confisqua son navire, & fut appellé ce port, Le port du Rossignol: ayant eu en ce desastre un bien, que'un port bon & commode en ces côtes là est appellé de son nom.

De là côtoyant & découvrans les terres ils arriverent à un autre port, qui est tres-beau, lequel ils appellerent Le port du mouton, à l'occasion d'un mouton qui s'estant noyé revint à bord, & fut mangé de bonne guerre. C'est ainsi que beaucoup de noms anciennement ont esté donnez brusquement, & sans grande deliberation. Ainsi le Capitole de Rome eut son nom parce qu'en y fouissant on trouva une téte de mort. Ainsi la ville de Milan a été appellée Mediolanum c'est à dire demi-laine, parce que les Gaulois jettans les fondemens d'icelle trouverent une truye qui étoit à moitié couverte de laine: ainsi consequemment de plusieurs autres.

Etans au Port du Mouton ilz se cabanerent là à la mode des Sauvages, attendans des nouvelles de l'autre navire, dans lequel on avoit mis les vivres, & autres choses necessaires pour la nourriture & entretenement de ceux qui étoient de la reserve pour hiverner en nombre d'environ cent hommes. En ce Port ilz attendirent un mois en grande perplexité, de crainte qu'ils avoient que quelque sinistre accident fût arrivé à l'autre navire parti dés le dixiéme de Mars, où étoient le Capitaine du Pont de Honfleur, & ledit Capitaine Morel. Et ceci étoit d'autant plus important, que de la venuë de ce navire dependoit tout le succez de l'affaire. Car méme sur cette longue attente il fut mis en delibaration sçavoir si l'on retourneroit en France, ou non. Le sieur de Poutrincourt fut d'avis qu'il valoit mieux là mourir. A quoy se conforma ledit sieur de Monts. Cependant plusieurs alloient à la chasse, & plusieurs à la pecherie, pour faire valoir la cuisine. Prés ledit Port du Mouton il y a un endroit si rempli de lapins, qu'on ne mangeoit préque autre chose. Tandis on envoya Champlein avec une chaloupe plus avant chercher un lieu propre pour la retraite, & tant demeura en cette expedition, que sur la deliberation du retour on le pensa abandonner: car il n'y avoit plus de vivres, & se servoit-on de ceux qu'on avoit trouvé au navire de Rossignol, sans léquels il eust fallu quitter le lieu, & rompre une belle entreprise à sa naissance, ou mourir là de faim aprés avoir fait la chasse aux lapins ce retardement de la venuë, dédits sieurs du Pont & Capitaine Morel, furent deux occasions, l'une que manquans de batteau, ilz s'amuserent à en batir un en la terre où ils arriverent premierement, qui fut le Port aux Anglois: l'autre qu'étans venu au Port de Campseau ils trouverent quatre navires de Basques qui troquoient avec les Sauvages contre les defenses susdites, léquels ilz depouillerent, & en amenerent les maitres audit sieur de Monts, qui les traitta fort humainement.

Trois semaines passées icelui sieur de Monts n'ayant aucunes nouvelles dudit navire qu'il attendoit, delibera d'envoyer le long de la côte les chercher, & pour cet effect depecha quelques Sauvages, auquels il bailla un François pour les accompagner avec lettres. Lédits Sauvages promirent de revenir à point-nommé dans huit jours: à quoy ils ne manquerent. Mais comme la societé de l'homme avec la famine bien d'accors est une chose puissante, ces Sauvages devant que partir eurent soin de leurs femmes & enfans, & demanderent qu'on leur baillât des vivres pour eux. Ce qui fut fait. En s'étans mis à la voile, trouverent au bout de quelques jours ceux qu'ilz cherchoient en un lieu dit La bay des iles, léquels n'étoient moins en peine dudit sieur de Monts, que lui d'eux n'ayans en leur voyage trouvé les marques & enseignes qui avoient été dites, c'est que le sieur de Monts passant à Campseau devoit laisser quelque Croix à un arbre, ou missive y attachée. Ce qu'il ne fit point, ayant outre-passé ledit lieu de Campseau de beaucoup pour avoir pris sa route trop au Su à-cause des bancs de glaces, comme nous avons dit. Ainsi apres avoir leu les lettres, lédits Capitaines du Pont & Morel se dechargerent des vivres qu'ils avoient apportés pour la provision de ceux qui devoient hiverner, & s'en retournerent en arriere vers la grande riviere de Canada pour la traite des pelleteries.




Debarquement du Port au Mouton: Accident d'un homme perdu seze jours dans les bois: Baye Françoise: Port-Royal: Riviere de l'Equille: Mine de cuivre: Mal-heur des mines d'or: Diamans: Turquoises.

CHAP. III

OUTE la Nouvelle-France enfin assemblée en deux vaisseaux, on leve les ancres du Port au Mouton pour employer le temps & découvrir les terres tant qu'on pourroit avant l'hiver. On va gaigner le Cap de Sable & de là on fait voile à la Baye Saincte Marie, où noz gens furent quinze jours à l'ancre, tandis qu'on reconoissoit les terres & passages de mer & de rivieres: Cette Baye est un fort beau lieu pour habiter, d'autant qu'on est là tout porté à la mer sans varier. Il y a de la mine de fer & d'argent mais elle n'est point abondante selon l'épreuve qu'on en a fait pardelà & en France. Aprés avoir là sejourné douze ou treze jours, il arriva un accident étrange tel que je vay dire. Il avoit pris envie à un jeune homme d'Eglise Parisien de bonne famille, de faire le voyage avec le sieur de Monts, & ce (dit-on) contre le gré de ses parens, léquels envoyerent exprés a Honfleur pour le divertir & r'amener à Paris. Mais le zele n'en étoit que louable. Car si en beaucoup de choses on suivoit l'avis des gens sedentaires, on perdroit maintes belles occasions de bien faire. Or les navires étans à l'ancre en ladite Baye sainte Marie, il se mit en la troupe de quelques uns qui s'alloient égayer par les bois. Avint que s'étant arreté pour boire à un ruisseau il y oublia son epée, & poursuivoit son chemin avec les autres quand il s'en apperceut. Lors il retourna en arriere pour l'aller chercher: mais l'ayant trouvée, oublieux de la part d'où il étoit venu, sans regarder s'il falloit aller vers le Levant, ou le Ponant, ou autrement (car il n'y avoit point de sentier) il prent sa voye à contre-pas, tournant le dos à ceux qu'il avoit laissé, & tant fait par ses allées & venuës, qu'il se trouve au rivage de lamer, là où ne voyant point de vaisseaux (car ils étoient en l'autre part d'une langue de terre qui s'avance à la mer, & s'appelle l'ile Longue) il s'imagina qu'on l'avoit delaissé, & se mit à lamenter sa fortune sur un roc. La nuit venuë chacun étant retiré, on le trouve manquer: on le demande à ceux qui avoient été és bois, ilz disent en quelle façon il étoit parti d'avec eux, & que depuis ils n'en avoient eu nouvelles. Dé-ja on accusoit un certain de la religion pretendue reformée de l'avoir tué, pource qu'ilz se picquoient quelquefois de propos pur le fait de ladite religion. Somme on fait sonner la trompete parmi la foret, on tire le canon plusieurs fois. Mais en vain. Car le fray de la mer plus fort que tout cela rechassoit en arriere le son des canons & trompetes. Deux, trois, & quatre jours se passerent. Il ne comparoit point. Ce pendant le temps pressoit de partir, de maniere qu'apres avoir attendu jusques à ce qu'on le tenoit pour mort, on leva les ancres pour aller plus loin, & voir le fond d'une baye qui a quelques quarante lieuës de longueur, & quatorze, puis dix-huit de largeur, laquelle a été appellée la Baye Françoise.

En cette Baye est au quarante-cinquiéme degré, le passage pour entrer en un port, lequel noz gens furent desireux de voir, & y firent quelque sejour, durant lequel ils eurent le plaisir de chasser un Ellan, lequel traversa à nage un grand lac de mer qui fait ce Port, sans se forcer. Cedit port est couvert de montagnes du côté du Nort, qui durent plus de quinze lieuës Nordest & Surouest. Vers le Su sont coteaux, léquels (avec lédites montagnes) versent mille ruisseaux, qui rendent le lieu agreable plus que nul autre du monde, & y a de fort belles cheutes pour faire des moulins de toutes forces. A l'Est est une riviere entre lédits côtaux & montagnes, dans laquelle les navires peuvent faire voile jusques à quinze lieuës ou plus: & durant cet espace ce ne sont que prairies d'une part & d'autre de ladite riviere, laquelle fut appellée L'Equille, parce que le premier poisson qu'on y print fut une Equille. Mais ledit Port pour sa beauté fut appellé LE PORT-ROYAL, non par le choix de Champlein, comme il se vante en la relation de ses voyages: mais par le sieur de Monts Lieutenant du Roy. Le sieur de Poutrincourt ayant trouvé ce lieu à son gré, il le demanda, avec les terres y continentes, audit sieur de Monts, auquel sa Majesté avoit par la commission inferée ci dessus baillé la distribution des terres de la Nouvelle-France depuis le quarantiéme degré jusques au quarante-sixiéme. Ce qui lui fut octroyé, & depuis en a pris lettres de confirmation de sadite Majesté, en intention de s'y retirer avec sa famille, pour y établir le nom Chrétien & François tant que son pouvoir s'étendra, & Dieu lui en doint le moyen. Ledit Port a huit lieuës de circuit sans comprendre la riviere de l'Equille dite maintenant la riviere du Dauphin, Il y a deux iles dedans fort belles & agreables; l'une à l'entrée de ladite riviere, que je fay d'une lieuë Françoise de circuit: l'autre à côté de l'embouchure d'une autre riviere large à peu prés comme la riviere d'Oise, ou Marne, entrant dans ledit Port: ladite ile préque de la grandeur de l'autre: & toutes deux foretieres. C'est en ce Port & vis à vis de la premiere ile, que nous avons demeuré deux ans aprés ce voyage. Nous en parlerons plus amplement en autre lieu.

Agrandissement

A partir du Port Royal ilz firent voile à la mine de cuivre de laquelle nous avons parlé ci-dessus. C'est un haut rocher entre deux bayes de mer où le cuivre est enchassé dans la pierre fort beau & fort pur, tel que celui qu'on dit cuivre de rozette. Plusieurs orfévres en ont veu en France, léquels disent qu'au dessous du cuivre il y pourroit avoir de la mine d'or. Mais de s'amuser à la rechercher, ce n'est chose encore de saison. La premiere mine c'est d'avoir du pain & du vin, & du bestial, comme nous disons au commencement de notre histoire. Nôtre felicité ne git point és mines, principalement d'or & d'argent léquelles ne servent qu labourage de la terre, ni à l'usage des métiers. Au contraire l'abondance d'icelles n'est qu'une sarcine, un fardeau, qui tient l'homme en perpetuelle inquietude, & tant plus il en a, moins a-il de repos, & moins lui est sa vie asseurée.

Avant les voyages du Perou on pouvoit serrer beaucoup de riches en peu de place, au lieu qu'aujourd'hui: l'or & l'argent étans avilis par l'abondance, il faut des grandz coffres pour retirer ce qui se pouvoit mettre en une petite bouge. On pouvoit faire un long trait de chemin avec une bourse dans la manche aujourd'hui il faut une valize, & un cheval exprés. A ce propos Bodin en sa Republique dit avoir verifié en la Chambre des comptes qu'au temps de saint Louis le Chancelier de France n'avoit pour soy, ses chevaux & valets à cheval, & pour avoine & toute chose que sept sols parisis par jours. Ce que consideré, nous pouvons à bon-droit maudire l'heure quand jamais l'avarice a porté l'Hespagnol en l'Occident, pour les mal-heurs qui s'en sont ensuivis. Car quand je me represente que par son avarice il a allumé & entretenu la guerre en toute la Chrétienté, & s'est étudié à ruiner ses voisins, & non point le Turc, je ne puis penser qu'autre que le diable ait eté autheur de ses voyages. Et ne faut m'alleguer ici le pretexte de la Religion. Car (comme nous avons dit allieurs) ils ont tout tuez les originaires du païs avec des supplices les plus inhumains que le diable a peu leur suggerer: Et par leurs cruautés ont rendu le nom de Dieu un nom de scandale & ces pauvres peuples, & l'ont blasphemé continuellement par chacun jour au milieu des Gentils, ainsi que le prophete le reproche au peuple d'Israël. Temoin celui qui aima mieux estre damné que d'aller au Paradis des Hespagnols.

Les Romains (de qui l'avarice a toujours eté insatiable) ont bien guerroyé les nations de la terre pour avoir leurs richesses, mais les cruautés Hespagnoles ne se trouvent point dans leurs histoires. Ilz se sont contentez de dépouiller les peuples qu'ils ont veincus, sans leur ôter la vie. Un ancien autheur Payen faisant un essay de sa veine Poëtique ne trouve plus grand crime en eux, sinon que s'ilz découvroient quelque peuple qui eût de l'or, il estoit leur ennemi. Les vers de cet Autheur ont si bonne grace que je ne me puis tenir de les coucher ici, quoy que ce ne soit mon intention d'alleguer gueres de Latin:

Orbem jam totum Romanus victor hebebat,

Quà mare, quà terra, quà sidus currit utrumque,

Nec satiatus erat: gravidis freta pulsa carinis

Jam peragrabantur: si quis sinus abditus ultra,

Si qua foret tellus quae fulvum mitteret aurum

Hostis erat: fatisque in tristia bella paratis.

Quaerebantur opes.

Mais la doctrine du sage fils de Sirach, nous enseigne toute autre chose. Car reconoissant que les richesses qu'on fouille jusques aux antres de Pluton sont ce que quelqu'un a dit, irritamenta malorum, il a prononcée celui-là heureux que n'a point couru aprés l'or & n'a mis son esperance en argent & thresors, adjoutant qu'il doit étre estimé avoir fait choses merveilleuses, entre tous ceux de son peuple & étre l'exemple de gloire, lequel a eté tempté par l'or, est demeuré parfait. Et par un sens contraire celui-là malheureux que fait autrement.

Or pour en revenir à noz mines, parmi ces roches de cuivre se trouvent quelque fois des petits rochers couverts de Diamans y attachés, Je ne veux asseurer qu'ilz soient fins, mais cela est agreable à voir. Il y a aussi de certaines pierres bleuës transparentes, léquelles ne valent moins que les Turquoises. Ledit Champ-doré nôtre conducteur és navigations de ce païs-là, ayant taillé dans le roc une de ces pierres, au retour de la Nouvelle-France il la rompit en deux, & en bailla l'une au sieur de Monts, l'autre au sieur de Poutrincourt, léquelles ilz firent mettre en oeuvre & furent trouvées dignes d'estre presentées, l'une au Roy par ledit sieur de Poutrincourt, l'autre à la Royne par ledit sieur de Monts, & furent fort bien receuës. J'ay memoire qu'un orfévre offrit quinze escus audit de Poutrincourt de celle qu'il presenta à sa Majesté. Il y a beaucoup d'autres secrets & belles choses dans les terres, dont la conoissance n'est encore venuë jusques à nous, & se découvriront à mesure que la province s'habitera.




Description de la riviere Saint Jean & de l'ile Sainte Croix: Homme perdu dans les bois trouvé le seziéme jour: Exemples de quelques abstinences étranges: Differens des Sauvages remis au jugement du sieur de Monts: Authorité paternelle entre lédits Sauvages: Quels maris choisissent à leurs filles.

CHAP. IV

PRES avoir reconu ladite mine, la troupe passa à l'autre de la Baye Françoise, & allerent vers le profond d'icelle: puis en tournant le Cap vindrent à la riviere Saint Jean, ainsi appellée (à mon avis) pource qu'ils y arriverent le vint-quatriéme Juin, qui est le jour & féte de S. Jean Baptiste. Là est un beau port d'environ une lieuë de longueur; mais l'entrée en est dangereuse à qui ne sçait les addresses, & au bout d'icelui se presente un saut impetueux de ladite riviere, laquelle se precipite en bas des rochers, lors que la mer baisse, avec un bruit merveilleux: car étans quelquefois à l'ancre en mer nous l'avons ouï de plus de deux lieuës loin. Mais de haute mer on y peut passer avec de grans vaisseaux. Cette riviere est une des plus belles qu'on puisse voir, ayant quantité d'iles, & fourmillant en poissons. Cette année derniere mille six cens huit Champ-doré avec un des gens dudit sieur de Monts, a eté quelques cinquante lieuës à mont icelle, & temoignent qu'il y a grande quantité de vignes le long du rivage, mais les raisins n'en sont si gros qu'au païs des Armouchiquois: il y a aussi des oignons, & beaucoup d'autres sortes de bonnes herbes. Quant aux arbres ce sont les plus beaux qu'il possible de voir. Lors que nous y étions nous y reconeumes des Cedres en grand nombre. Au regard des poissons le méme Champ-doré nous a rapporté qu'en mettant la chaudiere sur le feu ils en avoient pris suffisamment pour eux disner avant que l'eau fût chaude. Au reste cette riviere s'étendant avant dans les terres, les Sauvage abbregent merveilleusement de grans voyages par le moyen d'icelle. Car en six jours ilz vont à Gachepé gaignans la baye ou golfe de Chaleur quant ils sont au bout, en portant leurs canots par quelques lieuës. Et par la méme riviere en huit jours ilz vont à Tadoussac par un bras d'icelle qui vient de vers le Nort-ouest. De sorte qu'au Port Royal on peut avoir en quinze ou dix-huit jours des nouvelles des François habituez en la grande riviere de Canada telles voyes: ce qui ne se pourroit faire par mer en un mois, ni sans hazard.

Quittans la riviere Saint-Jean, ilz vindrent suivant la côte à vint lieuës de là en une grande riviere (qui est proprement mer) où ilz se camperent en une petite ile size au milieu d'icelle, laquelle ayant reconu forte de nature & de facile garde, joint que la saison commençoit à se passer, & partant falloit penser de se loger, sans plus courir, ilz resolurent de s'y arréter. Je ne veux rechercher curieusement les raisons des uns & des autres sur la resolution de cette demeure: mais je seray toujours d'avis que quiconque va en un païs pour le posseder, ne s'arréte point aux iles pour y estre prisonnier. Car avant toutes choses il faut se proposer la culture de la terre. Et je demanderois volontiers comme on la cultivera s'il faut à toute heure, matin, midi, & soir passer avec grand'peine un large trajet d'eau pour aller aux choses qu'on requiert de la terre ferme; et si on craint l'ennemi, comment se sauvera celui qui sera au labourage ou ailleurs en affaire necessaires, étant poursuivi? car on ne trouve pas toujours des bateaux à point nommé, ni deux hommes pour les conduire. D'ailleurs nôtre vie ayant besoin de plusieurs commodités une ile n'est pas propre pour commencer l'établissement d'une colonie s'il n'y a des courans d'eau douce pour le boire, & le menage; ce qui n'est point en des petites iles. Il faut du bois pour le chauffage: ce qui n'y est semblablement. Mais sur tout il faut avoir les abris des mauvais vents, & des froidures: ce qui est difficile en un petit espace environné d'eau de toutes parts. Neantmoins la compagnie s'arréta là au milieu d'une riviere large où le vent du Nort & Norouest bat à plaisir. Et d'autant qu'à deux lieuës au dessus il y a des ruisseaux qui viennent comme en croix se décharger dans ce large bras de mer, cette ile de la retraite des François fut appellée SAINTE CROIX, à vint-cinq lieuës plus loin que le Port Royal. Or ce pendant qu'on commencera à couper & abbattre les Cedres & autres arbres de ladite ile pour faire les batimens necessaires, retournons chercher Maitre Nicolas Aubri perdu dans les bois, lequel on tient pour mort il y a long temps.

Comme on étoit aprés à deserter l'ile Champ-doré fut r'envoyé à la Baye Sainte-Marie avec un maitre de mines qu'on y avoit mené pour tirer de la mine d'argent & de fer: ce qu'ilz firent. Et comme ils eurent traversé la Baye Françoise, ils entrerent en ladite baye Sainte-Marie par un passage étroit qui est entre la terre du Port Royal, & une ile dite l'ile longue: là où aprés quelque sejour, allans pécher, ledit Aubri les apperceut, & commença d'une foible voix à crier le plus hautement qu'il peut. Et pour seconder sa voix il s'avisa de faire ainsi que jadis Adriadné & Thesée, comme le recite Ovide en ces vers:

Je mis un linge blanc sur le bout d'une lance

Pour leur donner de moy nouvelle souvenance.

Mettant son mouchoir à son chapeau au bout d'un baton. Ce qui le donna mieux à conoitre. Car comme quelqu'un eut ouï la voix, & dit à la compagnie si ce pourroit point étre ledit Aubri, on s'en mocquoit. Mais quand on eut veu le mouvement du drappeau, & du chapeau, on creut qu'il en pouvoit étre quelque chose. Et s'étans rapprochés ilz reconnurent parfaitement que c'étoit lui méme, & le recueillirent dans leur barque avec grande joye & contentement, le seziéme jour aprés son égarement.

Plusieurs en ces derniers temps se flattans plus que de raison, ont farci leurs livres & histoires des maints miracles où n'y a pas si grand sujet d'admiration qu'ici, Car durant ce seze jours il ne véquit que de je ne sçay quels petitz fruits semblables à des cerises sans noyau, qui se trouvent assez rarement dans ces bois. Je croy que ce sont ceux que les Latins appellent Myrtillos & les Bourguignous du Pouriau. Mais il ne faut penser que cela fût capable de sustenter un homme bien mangeant & bien buvant, ains confesser que Dieu en ceci a operé par dessus la Nature. Et de verité en ces derniers voyages s'est reconue speciale grace & faveur en plusieurs occurences léquelles nous remarquerons selon que l'occasion se presentera. La pauvre Aubri (je l'appelle ainsi à cause de son affliction) étoit merveilleusement extenué, comme on peut penser. On lui bailla à manger par mesure & le remena-on vers la troupe à l'ile Sainte Croix, dont chacun receut une incroyable joye & consolation, & particulierement le sieur de Monts, à qui cela touchoit plus qu'à tout autre. Il ne faut ici m'alleguer les histoires de la fille de Confolans en Poitou, que fut deux ans sans manger, il y a environ six ans: ni d'une autre d'aupres de Berne en Suisse, laquelle perdit l'appetit pour toute sa vie en l'an mille six cens un, & autres semblables. Car ce sont accidens avenus par un debauchement de la nature. Et quant à ce que recite Pline qu'aux dernieres extremitez de l'Indie, és parties basses de l'Orient, autour de la fontaine & source du Gange, il y a une nation d'Astomes, c'est à dire sans bouche, qui ne vit que de la seule odeur & exhalation de certaines racines, fleurs, & fruicts, qu'ilz tirent par le nez, je ne l'en voudois aisément croire: ni pareillement le Capitaine Jacques Quartier quant il parle de certains peuples du Saguenay qu'il dit n'avoir point aussi de bouche, & ne manger point (par le rapport du Sauvage Donnacona, lequel il amena en France pour en faire recit au Roy) avec d'autres choses éloignées de commune croyance. Mais quand bien cela seroit, telles gens ont la nature disposée à cette façon de vivre. Et ici ce n'est pas de méme. Car ledit Aubri ne manquoit d'appetit: & a vécu seze jours nourri en partie de quelque force nutritive qui est en l'air de ce païs-là, & en partie de ces petits fruits que j'ay dit: Dieu lui ayant donné la force de soutenir cette longue disette de vivres sans franchir le pas de la mort. Ce que je trouve étrange, & l'est vrayement: mais és histoires de nôtre temps recuillies par le sieur Goulart Senlisien, sont recitées des choses qui semblent dignes de plus grand étonnement. Entre autres d'un Henri de Hasseld marchant trafiquant des païs bas à Berg en Norwege: lequel ayant ouï un gourmand de Precheur parler mas des jeûnes miraculeux, comme s'il n'étoit plus en la puissance de Dieu de faire ce qu'il a fait par le passé; indigné de cela, essaya de jeuner, & s'abstint par trois jours: au bout déquelz pressé de faim il print un morceau de pain en intention de l'avaler avec un verre de biere: mais tout cela lui demeura tellement en la gorge qu'il fut quarante jours & quarante nuits sans boire ni manger. Au bout de ce temps il rejeta par la bouche la viande & le breuvage qui lui étoit demeurez en la gorge. Une si longue abstinence l'affoiblit de telle sorte, qu'il fallut le sustenter & remettre avec du laict. Le Gouverneur du païs ayant entendu cette merveille, le fit venir, & s'enquit de la verité du fait: à quoy ne pouvans ajouter de foy, il en voulut faire un nouvel essay, & l'ayant fait soigneusement garder en une chambre, trouva la chose veritable. Cet homme est recommandé de grande pieté, principalement envers les pauvres. Quelque temps apres étant venu pour ses affaires à Bruxelles en Brabant, un sien debiteur pour gaigner ce qu'il lui devoit l'accusa d'heresie, & le fit bruler en l'an mil cinq cens quarante-cinq.

Et depuis encore un Chanoine de Liege voulant faire effay de ses forces à jeuner, ayant continué jusques au dix-septiéme jour, se sentit tellement abbatu, que si soudain on ne l'eût soutenu d'un bon restaurent, il defailloit du tout.

Une jeune fille de Buchold en territoire de Munstre en Westphalie affligée de tristesse, & ne voulant bouger de la maison, fut battue à cause de cela par sa mere. Ce qui redoubla tellement son angoisse, qu'ayant perdu le repos elle fut quatre mois sans boire ni manger, fors que parfois elle machoit quelque pomme cuite, & se lavoit la bouche avec un peu de tisane.

Les histoires Ecclesiastiques entre un grand nombre de jeûneurs, font mention de trois saints hermites nommez Simeon, léquelz vivoient en austérité étrange, & longs jeûnes, comme de huit & quinze jours, voire plus & n'ayans pour toute demeure qu'une colomne où ils habitoient & passoient leur vie: à raison dequoy ilz furent surnommez Stelites, c'est à dire Colomnaires, comme habitans en des Colomnes.

Mais tous ces gens ici s'étoient partie resolus à telz jeûnes, partie s'y étoient peu à peu accoutumés & ne leur étoit plus étrange de tant jeuner. Ce qui n'a pas été en celui duquel nos parlons, et pource son jeûne est d'autant plus admirable, qu'il n'étoit nullement disposé, & n'avoit accoutumé ces longues austerités.

Or aprés qu'on l'eut fétoyé, & sejourné encore par quelque temps à ordonner les affaires, & reconoitre la terre des environs l'ile Sainte-Croix, ou parla de r'envoyer les navires en France avant l'hiver, & à tant se disposerent au retour ceux qui n'étoient allez là pour hiverner. Cependant les Sauvages de tous les environs venoient pour voir le train des François, & se rengeoient volontiers aupres d'eux: mémes en certains differens faisoient le sieur de Monts juge de leurs debats, qui est un commencement de sujection volontaire, d'où l'on peut concevoir une esperance que ces peuples s'accoutumeront bien-tôt à nôtre façon de vivre.

Entre autres choses survenues avant le partement dédits navires, avint un jour qu'un Sauvage nommé Bituani trouvant bonne la cuisine dudit sieur de Monts, s'y étoit arrété, & y rendoit quelque service: & neantmoins faisoit l'amour à une fille pour l'avoir en mariage, laquelle ne pouvant avoir de gré & du consentement du pere, il la ravit, & la print pour femme. Là dessus grosse querele: lui est la fille enlevée, & remenée à son pere. Un grand debat se preparoit, n'eust été que Bituani s'étant plaint de cette injure audit sieur de Monts, les autres vindrent defendre leur cause, disans, à sçavoir le pere assisté de ses amis, qu'il ne vouloit bailler sa fille à un homme qui n'eût quelque industrie pour nourrir elle & les enfans qui proviendroient du mariage: Que quant à lui il ne voyoit point qu'il sceut rien faire: Qu'il s'amusoit à la cuisine de lui sieur de Monts, & ne s'exerçoit point à chasser. Somme qu'il n'auroit point la fille, & devoit se contenter de ce qui s'étoit passé. Ledit sieur de Monts les ayant ouys il leur remontra qu'il ne le detenoit point, qu'il étoit gentil garçon, & iroit à la chasse pour donner preuve de ce qu'il sçavoit faire. Mais pour tout cela, si ne voulurent-ilz point lui rendre la fille qu'il n'eût montré par effet ce que ledit sieur de Monts promettoit. Bref il va à la chasse (du poisson) prent force saumons: La fille lui est rendue, & le lendemain il vint revétu d'un beau manteau de castor tout neuf bien orné de Matachias, au Fort qu'on commençoit à batir pour les François, amenant la femme quant & lui, comme triomphant & victorieux, l'ayant gaignée de bonne guerre: laquelle il a toujours depuis fort aymée pardessus la coutume des autres Sauvages: donnant à entendre que ce qu'on acquiert avec peine on le doit bien cherir.

Par cet acte nous reconoissons les deux points les plus considerables en affaires de mariage étre observés entre ces peuples conduits seulement par la loy de Nature: c'est à sçavoir l'authorité paternelle, & l'industrie du mari. Chose que j'ay plusieurs fois admirée: voyant qu'en nôtre Eglise Chrétienne, par je ne sçay quels abus, on a vécu plusieurs siecles, dutant léquels l'authorité paternelle a eté baffouée & vilipendée, jusques à ce que les assemblées Ecclesiastiques on debendé les ïeux; & reconu que cela étoit contre la nature méme: & que noz Rois par Edits ont remise en son entier cette paternelle authorité: laquelle neantmoins és mariages spirituels & voeuz de Religion n'est point encore r'entrée en son lustre, & n'a en ce regard son appui que sur les Arrets des Parlement, léquels souventefois ont contraint les detenteurs des enfans de les rendre à leurs peres.




Description de l'ile de Sainte-Croix: Entreprise du sieur de Monts difficile, genereuse: & persecutée d'envier: Retour du sieur de Poutrincourt en France: Perils du voyage.

CHAP. V

EVANT que parler du retour des navires en France, il nous faut dire que l'ile de Sainte-Croix est difficile à trouver à qui n'y a été, car il y a tant d'iles & de grandes bayes à passer devant qu'y parvenir, que je m'étonne comme on avoit eu la patience de penetrer si avant pour l'aller trouver. Il y a trois ou quatre montagnes eminentes pardessus les autres aux côtez: mais de la part du Nort d'où descend la riviere, il n'y en sinon une pointue eloignée de plus de deux lieuës. Les bois de la terre ferme sont beaux & relevez par admiration & les herbages semblablement. Il y a des ruisseaux d'eau douce tres-agreables vis à vis de l'ile, où plusieurs des gens du sieur de Monts faisoient leur menage, & y avoient cabanné. Quant à la nature de la terre, elle est tres bonne & heureusement abondante. Car ledit sieur de Monts y ayant fait cultiver quelque quartier de terre, & icelui ensemencé de segle (je n'y ay point vu de froment) il n'eut moyen d'attendre la maturité d'icelui, pour le recuillir: & neantmoins le grain tombé à surcreu & rejetté si merveilleusement, que deux ans aprés nous en recuillimes d'aussi beau, gros, & pesant, qu'il y en ait point en France, que la terre avoit produit sans culture: & de present il continue à repulluler tous les ans. Ladite ile a environ demie lieuë Françoise de tour, & au bout du côté de la mer il y a un tertre, & comme un ilot separé où étoit placé le canon dudit sieur de Monts, & là aussi est la petite chappelle batie à la Sauvage. Au pied d'icelle il y a des moules tant que c'est merveilles, léquelles on peut amasser de basse mer, mais elles sont petites. Je croy que les gens dudit sieur de Monts ne s'oublierent à prendre les plus grosses, & n'y laisserent que la semence & menue generation. Or quant à ce qui est de l'exercice & occupation de noz François durant le temps qu'ils ont été là, nous le toucherons sommairement aprés que nous aurons reconduit les navires en France.

Les frais de la marine en telles entreprises que celle du sieur de Monts sont si grands que qui n'a les reins fors succumbera facilement: & pour eviter aucunement ces frais il convient s'incommoder beaucoup, & se mettre au peril de demeurer degradé parmi des peuples qu'on ne conoit point; & qui pis est, en une terre inculte & toute forétiere. C'est en quoy cette action est d'autant plus genereuse, qu'on y voit le peril eminent, & neantmoins on ne laisse de braver la Fortune, & sauter par dessus tant d'épines qui s'y presentent. Les navires du sieur de Monts retournans en France, le voila demeuré en un triste lieu avec un bateau & une barque tant seulement. Et ores qu'on lui promette de l'envoier querir à la revolution de l'an, que est-ce que se peut asseurer de la fidelité d'Æole & de Neptune deux mauvais maitres, furieux, inconstans, & impitoyables? Voila l'état auquel ledit sieur de Monts se reduisoit n'ayant point d'avancement du Roy comme ont eu ceux déquels (hors-mis le feu sieur Marquis de la Roche) nous avons ci-devant rapporté les voyages. Et toutefois c'est celui qui a plus fait que tous les autres, n'ayant point jusques ici laché prise. Mais en fin je crains qu'il ne faille là tout quitter, au grand vitupere & reproche du nom François, qui par ce moyen est rendu ridicule & la fable des autres nations. Car comme si on se vouloit opposer à la conversion de ces pauvres peuples Occidentaux, & à l'avancement de la gloire de Dieu, & du Roy, il se trouve des gens pleins d'avarice & d'envie, gens qui ne voudroient avoir donné un coup d'épée pour le service de sa Majesté, ni souffert la moindre peine du monde pour l'honneur de Dieu, léquels empéchent qu'on ne tire quelque profit de la province méme pour fournir à ce qui est necessaire à l'établissement d'un tel oeuvre, aimans mieux que les Anglois & Hollandois s'en prevaillent que les François, & voulans faire que le nom de Dieu demeure inconu en ces parties là. Et telles gens, qui n'ont point de Dieu (car s'ils en avoient ilz seroient zelateurs de son nom) on les écoute, on les croit, on leur donne gain de cause.

Or sus appareillons & nous mettons bientôt à la voile. Le sieur de Poutrincourt avoit fait le voyage par-dela avec quelques hommes de mise, non pour y hiverner, mais comme pour y aller marquer son logis, & reconoitre une terre qui lui fût agreable. Ce qu'ayant fait, il n'avoit besoin d'y sejourner plus long temps. Par ainsi les navires étans préts à partir pour le retour, il se mit & ceux de sa compagnie dedans l'un d'iceux. Ce-pendant le bruit étoit par-deça de toute parts qu'il faisoit merveilles dedans Ostende pour lors assiegée dés y avoir trois ans passez par les Altesses de Flandres. Le voyage ne fut sans tourmente & grans perils. Car entre autres j'en reciteray deux ou trois que l'on pourroit mettre parmi les miracles, n'étoit que les accidens de mer sont assez journaliers: sans toutefois que je vueille obscurcir la faveur speciale que Dieu a toujours montrée en ces voyages.

Le premier est d'un grain de vent qui sur le milieu de leur navigation vint de nuit en un instant donner dans les voiles avec une impetuosité si violente, qu'il renversa le navire en sorte que d'une part la quille étoit préque à fleur d'eau, & la voile nageant dessus, sans qu'il y eût moyen, ni loisir de l'ammener, ou desamarer les écoutes. Incontinent voila la mer comme en feu (les mariniers appellent ceci Le feu de saint Goudran.). Et de mal-heur, en cette surprise ne se trouvoit un seul couteau pour couper les cables, ou le voile. Le pauvre vaisseau cependant en ce fortunal demeuroit en l'état que nous avons dit, porté haut & bas. Bref plusieurs s'attendoient d'aller boire à leurs amis, quand voici un nouveau renfort de vent qui brisa la voile en mille pieces inutiles par apres & à toutes choses. Voile heureux d'avoir par sa ruine sauvé tout ce peuple. Car s'il eût eté neuf le peril s'y fût rencontré beaucoup plus grand. Mais Dieu tente souvent les siens, & les conduit jusques au pas de la mort, à fin qu'ilz reconoissent sa puissance & le craignent. Ainsi le navire commença à se relever peu à peu, & se remettre en état d'asseurance.

Le deuxiéme fut au Casquet (ile, ou rocher en forme de casque entre France & Angleterre où il n'y a aucune habitation) à trois lieuës duquel étans parvenus il y eut de la jalousie entre les maitres du navire (mal qui ruine souvent les hommes & les affaires) l'un disant qu'on doubleroit bien ledit Casquet, l'autre que non, & qu'il falloit deriver un petit de la droite route pour passer au dessus de l'ile. En ce fait le mal étoit qu'on ne sçavoit l'heure du jour, parce qu'il faisoit obscur, à cause des brumes, & par consequent on ne sçavoit s'il étoit ebe ou flot. Or s'il eût eté flot ils eussent aisément doublé: mais il se trouva que la mer se retiroit, & par ce moyen l'ebe avoit retardé & empeché de gaigner le dessus. Si bien qu'approchans dudit roc ilz se virent au desespoir de se pouvoir sauver, & falloit necessairement aller choquer alencontre. Lors chacun de prier Dieu, & demander pour le dernier reconfort. Sur ce point le Capitaine Rossignol (de qui on avoit pris le navire en la Nouvelle-France comme nous avons dit) tira un grand couteau pour tuer le Capitaine Timothée gouverneur du present voyage, lui disant, Tu ne te contentes point de m'avoir ruiné, y tu me veux encore ici faire perdre! Mais il fut retenu & empeché de faire ce qu'il vouloit. Et de verité c'étoit en lui une grande folie, ou plutot rage, d'aller tuer un homme qui s'en va mourir, & que celui qui veut faire le coup soit en méme peril. En fin comme on alloit donner dessus le roc le sieur de Poutrincourt demanda à celui qui étoit à la hune s'il n'y avoit plus d'esperance: lequel respondit que non. Lors il dit à quelques uns qu'ilz l'aidassent à changer les voiles. Ce que firent deux ou trois seulement, & ja n'y avoit plus d'eau que pour tourner le navire, quand la faveur de Dieu les vint aider, & détourner le vaisseau du peril sur lequel ils étoient ja portés. Quelques uns avoient mis le pourpoint bas pour essayer de se sauver en grimpant sur le rocher. Mais ilz n'en eurent que la peur pour ce coup: fors que quelques heures aprés étans arrivez prés un rocher qu'on appelle Le nid de l'Aigle, ilz cuiderent l'aller aborder pensans que ce fut un navire, parmi l'obscurité des brumes: d'où étans derechef échapés, ils arriverent en fin au lieu d'où ils étoient partis; ayant ledit sieur de Poutrincourt laissé ses arms & munitions de guerre en l'ile Sainte-Croix en la garde dudit sieur de Monts, comme un arre & gage de la bonne volonté qu'il avoit d'y retourner.

Mais je pourray bien mettre ici encore un merveilleux danger, duquel ce méme vaisseau fut garent peu aprés le depart de sainte-Croix, & ce par l'accident d'un mal duquel Dieu sceut tirer un bien. Car un certain alteré étant de nuit furtivement descendu par la coutille au fond du navire pour boire son saoul & remplir de vin sa bouteille, il trouva qu'il n'y avoit que trop à boire, & que ledit navire étoit dés-ja à moitié plein d'eau. En ce peril chacun se leve, & travaille à la pompe, tant qu'à toute peine s'étans garentis, ilz trouverent qu'il y avoit une grand'voye d'eau par la quille, laquelle ils étouperent en diligence.




Batimens de l'ile Sainte-Croix: Incommoditez des François audit lieu: Maladies inconues: Ample discours sur icelles: De leurs causes: Des peuples qui y sont sujets: Des viandes, mauvaises eaux, air, vent, lacs, pouriture des bois, saisons, disposition de corps des jeunes, des vieux: Avis de l'Autheur sur le gouvernement de la santé & guerison dédite maladies.

CHAP. VI

ENDANT la navigation susdite le sieur de Monts faisoit travailler à son Fort lequel il avoit assis au bout de l'ile à l'opposite du lieu où nous avons dit qu'il avoit logé son canon. Ce qui étoit prudemment consideré, à-fin de tenir toute la riviere sujete en haut & en bas. Mais il y avoit un mal que ledit Fort étoit du côté du Nort, & sans aucun abri, fors que des arbres qui étoient sur la rive de l'ile léquels tout à l'environ il avoit defendu d'abattre. Et hors icelui Fort y avoit le logis des Suisses grand & ample, & autres petits representans comme un faux-bourg. Quelques-uns s'étoient cabannés en la terre ferme pres le ruisseau. Mais dans le Fort étoient le logis dudit sieur de Monts fait d'une belle & artificielle charpenterie, avec la banniere de France au dessus. D'une autre part le magazin où reposoit le salut & la vie d'un chacun, fait semblablement de belle charpenterie, & couvert de bardeaux. Et vis à vis du magazin étoient les logis & maisons du sieur d'Orville, de Champlein, Champ-doré, & autres notables personages. A l'opposite du logis dudit sieur de Monts étoit une gallerie couverte pour l'exercice soit du jeu ou des ouvriers en temps de pluie. Et entre ledit Fort & la Plateforme du canon, tout étoit rempli de jardinages, à quoi chacun s'exerçoit de gaieté de coeur. Tout l'Automne se passa à ceci: & ne fut pas mal allé de s'étre logé & avoir defriché l'ile avant l'hiver, tandis que pardeça in faisoit courir les livrets souz le nom de maitre Guillaume, farcis de toutes sortes de nouvelles: par léquels entre autres choses se prognostiqueur disoit que le sieur de Monts arrachoit des épines en Canada. Et quand tut est bien consideré, c'est bien vrayement arracher des épines que de faire de telles entreprises remplies de fatigues & perils continuels, de soins, d'angoisses & d'incommodités. Mais la vertu & le courage qui domte toutes ces choses, fait que ces épines ne sont qu'oeillets & roses à ceux que se resolvent à ces actions heroïques pour se rendre recommandables à la memoire des hommes, & ferment les yeux aux plaisirs des douillets qui ne sont bons qu'à garder la chambre.

Les choses plus necessaires faites, & le pere grisart, c'est à dire l'hiver étant venu force fut de garder la maison, & vivre chacun chez soy. Durant lequel temps nos gens eurent trois incommoditez principales en cette ile, à sçavoir faute de bois (car ce qui étoit en ladite ile avoit servi aux batimens) faute d'eau douce, & le guet qu'on faisoit de nuit craignant quelque surprise des Sauvages qui étoient cabanés au pied de ladite ile, ou autre ennemi. Car la malediction & rage de beaucoup de Chrétiens est telle, qu'il se faut plus donner garde d'eux, que des peuples infideles. Chose que je dis à regret: mais à la mienne volonté que je fusse menteur en ce regard, & que le sujet de le dire fût ôté. Or quand il falloit avoir de l'eau ou du bois on étoit contraint de passer la riviere qui est plus de trois fois aussi large que la Seine à paris de chacun côté. C'étoit chose penible & de longue haleine. De sorte qu'il falloit retenir le bateau bien souvent un jour devant que le pouvoir obtenir. Là dessus les froidures & néges arrivent & la gelée si forte que le cidre étoit glacé dans les tonneaux, & falloit à chacun bailler sa mesure au poids. Quant au vin il n'étoit distribué que par certains jours de la semaine. Plusieurs paresseux buvoient de l'eau de nege, sans prendre la peine de passer la riviere. Bref voici des maladies inconues semblables à celles que le Capitaine Jacques Quartier nous à representées ci-dessus, léquelles pour cette cause je ne descriray pas, pour ne faire une repetition vaine. De remede il ne s'en trouvoit point. Tandis les pauvres malades languissoient se consommans peu à peu, n'ayans aucune douceur comme de laictage, ou bouillie, pour sustenter cet estomac qui ne pouvoit recevoir les viandes solides, à-cause de l'empechement d'une chair mauvaise qui croissoit & surabondoit dans la bouche, & quant on la pensoit enlever elle renaissoit du jour au lendemain plus abondamment que devant. Quant à l'arbre Annedda duquel ledit Quartier fait mention, les Sauvages de ces terres ne le conoissent point. Si bien que c'étoit grande pitié de voir tout le monde en langueur, excepté bien peu, les pauvres malades mourir tous vifs sans pouvoir étre secourus. De cette maladie il y en passa trente-six, & autres trente-six ou quarante, qui en étoient touchez guerirent à l'aide du Printemps si-tôt qu'il fut venu. Mais la saison de mortalité en icelle maladie sont la fin de Janvier, les mois de Fevrier & Mars auquels meurent ordinairement les malades chacun à son rang selon qu'ils ont commencé de bonne heure à étre indisposez: de maniere que celui qui commencera sa maladie en Fevrier & Mars pourra échapper: mais qui se hatera trop, & voudra se mettre au lict en Decembre & Janvier il sera en danger de mourir en Fevrier, Mars ou au commencement d'Avril, lequel temps passé il est en esperance & comme en asseurance de salut.

Le sieur de Monts étant de retour en France consulta noz medecins sur le sujet de cette maladie, laquelle ilz trouverent fort nouvelle, à mon avis, car je ne voy point qu'à nôtre voyage, qui fut posterieur à celui-là, nôtre Apothicaire fut chargé d'aucune ordonnance pour la guerison d'icelle. Et toutefois il semble que Hippocrate en a eu conoissance, ou du moins quelqu'une qui en approchoit. Car au livre De internis affect. il parle de certaine maladie où le ventre, & puis apres la rate s'enfle & endurcit, & y ressent des pointures douleureuses, la peau devient noire & palle, rapportant la couleur d'une grenade verte: les aureilles & gencives rendent des mauvaises odeurs, & se separent icelles gencives d'avec les dents: des pustules viennent aux jambes: les membres sont attenuez &c.

Mais particulierement les Septentrionnaux y sont sujets plus que les autres nations plus meridionales. Témoins les Holandois, Frisons & autres leurs voisins, entre léquels iceux Holandois écrivent en leurs navigations qu'allans aux indes Orientales plusieurs d'entre eux fussent pris de ladite maladie, étans sur la côte de la Guinée: côte dangereuse, & portant un air pestilent plus de cent lieuës avant en mer. Et les mémes estans allez en l'an mille six cens six sur la côte d'Hespagne pour la garder & empecher l'armée Hespagnole, furent contraints de se retirer à cause de ce mal, ayans jetté vingt-deux de leurs morts en la mer. Et si on veut encore ouïr le témoignage d'Olæus Magnus traitant des nations Septentrionales d'où il estoit, voici ce qu'il en rapporte:

Il y a (dit-il) encore une maladie militaire qui tourmente & afflige les assiegez, telle que les membres epessis par une certaine stupidité charneuse, & par un sang corrompu, qui est entre chair & cuir, s'écoulans comme cire: ils obeissent à la moindre impression qu'on fait dessus avec le doit: & étourdit les dents comme prés à cheoir: change la couleur blanche de la peau en bleu: & apporte un engourdissement, avec un dégout de pourvoir rendre medecine: & s'appelle vulgairement en la langue du païs Scorbut, en Grec [kachexia], paraventure à-cause de cette mollesse putride qui est souz le cuir, laquelle semble provenir de l'usage des viandes sallées & indigestes, & s'entretenir par la froide exhalaison des murailles. Mais elle n'aura pas tant de force là où on garnira de planches le dedans des maisons. Que si elle continue davantage, il la faut chasser en prenant tous les jours du bruvage d'absinthe, ainsi qu'on pousse dehors la racine du calcul par une decoction de vieille cervoise beuë avec du beurre.

Le méme Autheur dit encore en un autre lieu une autre chose fort remarquable:

Au commencement (dit-il) ilz soutiennent le siege avec la force, mais en fin le soldat étant par la continue affoibli, ils enlevent les provisions des assiegeans par artifices, finesses & embuscades, principalement les brebis, léquelles ils emmenent, & les font paitre és lieux herbus de leurs maisons, de peur que par defaut de chairs freches ilz ne tombent en une maladie plus triste de toutes les maladies, appellée en la langue du païs scorbut, c'est à dire un estomac navré, desseché par cruels tourmens, & longues douleurs. Car les viandes froides & indigestes prises gloutonnement semblent étre la vraye cause de cette maladie.

J'ay pris plaisir à rapporter ici les mots de cet Autheur, pource qu'il en parle comme sçavant, & represente assés le mal qui a assailli les nôtres en la Nouvelle-France, sinon qu'il ne fait mention que les nerfs des jarrets se roidissent, ni q'une abondance de chair, comme livide qui croit & abonde dans la bouche, & si on la pense ôter elle repullule toujours. Mais il dit bien de l'estomac navré. Car le sieur de Poutrincourt fit ouvrir un Negre qui mourut de cette maladie en nôtre voyage, lequel se trouva avoir les parties bien saines, hors-mis l'estomac, lequel avoit des rides comme ulcerées.

Et quant à la cause des chairs salées, ceci est bien veritable, mais il y en a encore plusieurs autres concurrentes, que fomentent & entretiennent cette maladie: entre léquelles je mettray en general les mauvais vivres, comprenant souz ce nom les boissons; puis le vice de l'air du païs, & aprés la mauvaise disposition du corps: laissant aux Medecins à rechercher ceci plus curieusement. A quoy Hippocrate dit que le Medecin doit prendre garde soigneusement, en considerant aussi les saisons, les vents, les aspects du Soleil, les eaux, la terre méme, si nature & situation, le naturel des hommes, leurs façons de vivres & exercices.

Quant à la nourriture, cette maladie est causée des viandes froides, sans suc, grossieres, & corrompues. Il faut donc se garder des viandes salées, enfumées, rances, moisies, cruës, & qui sentent mauvais, & semblablement de poissons sechez, comme moruës & rayes empunaisies, bref de toutes viandes melancholiques léquelles se cuisent difficilement en l'escomac, le corrompent bien-tôt, & engendrent un sang grossier & melancholique. Je ne voudroy pourtant étre si scrupuleux que les Medecins, qui mettent les chairs de boeufs, d'ours, de sangliers, de pourceaux (ilz pourroient bien aussi adjouter les Castors, léquels neantmoins nous avons trouvé fort bons) entre les melancholiques & grossieres: comme ilz font entre les poissons, les tons, dauphins, & tous ceux qui portent lard: entre les oiseaux les herons, canars, & tous autres de riviere: car pour étre trop religieux observateur de ces choses on tomberoit en atrophie, en danger de mourir de faim. Ilz mettent encore entre les viandes qu'il faut fuir le biscuit, les féves, & lentilles, le fréquent usage du laict, le fromage, le gros vin & celui qui est trop delié, le vin blanc, & l'usage du vinaigre, la biere qui n'est pas bien cuite, ni bien ecumée, & où n'y a point assez de houblon: item les eaux qui passent par les pourritures des bois, & celles des lacs & marais dormantes & corrompues, telles qu'il y en a beaucoup en Hollande & Frise, là où on a observé que ceux d'Amsterdam sont plus sujets aux paralysies & roidissemens de nerfs, que ceux de Roterdam, pour la cause susdite des eaux dormantes; léquelles outre-plus engendrent des hydropisies, dysenteries, flux de ventre, fiévres quartes, & ardantes, enflures, ulceres de poulmons, difficultez d'haleine, hergnes aux enfans, enflure de veines & ulceres aux jambes, somme elles sont du tout propres à la maladie de laquelle nous parlons, étant attirées par la rate où elles laissent toute leur corruption.

Quelquefois aussi ce mal arrive par un vice qui est méme és eaux de fonteines coulantes, comme si elles sont parmi ou prés des marais, ou sortent d'une terre boueuse, ou d'un lieu qui n'a point l'aspect du Soleil. Ainsi Pline recite qu'au voyage que fit le Prince Cesar Germanicus en Allemagne, ayant donné ordre de faire passer le Rhin à son armée, afin de gaigner toujours païs, il la fit camper le long de la marine és côtes de Frise en un lieu où ne se trouva qu'une seule fontaine d'eau douce, laquelle neantmoins fut si pernicieuse, que tous ceux qui en beurent perdirent les dents en moins de deux ans: & eurent les genoux si lâches & dénouez, qu'ilz ne se pouvoient soutenir. Ce qui est proprement la maladie de laquelle nous parlons, que les Medecins appelloient [Grec: somachakiô], c'est à dire Mal de bouche, & [Grec: skelotyeziô], qui veut dire Tremblement de cuisses, & de jambes. Et ne fut possible d'y trouver remede sinon par le moyen d'une herbe dite Britannica, qui d'ailleurs est fort bonne aux nerfs, aux maladies & accidens de la bouche, à la squinancie, & aux morsures de serpens. Elle a les fueilles longues; tirans sur le verd-brun, & produit une racine noire, de laquelle on tire le jus, comme on fait des fueilles. Strabon dit qu'il en print autant à l'armée qu'Ælius Gallus mena en Arabie par la commission de l'Empereur Auguste. Et autant encore à l'armée de sainct Loys en Ægypte, selon le rapport du sieur de Joinville. On voit d'autres effets des mauvaises eaux assez prés de nous, sçavoir en la Savoye, où les femmes (plus que les hommes, à cause qu'elles sont plus froides) ont ordinairement des enflures à la gorge grosses comme des bouteilles.

Aprés les eaux, l'air aussi est une des causes effectuelles de cette maladie es lieux marécageux & humides, & oppposés au Midi, où volontiers il est plus pluvieux. Main en la Nouvelle-France il y a encore une autre mauvaise qualité d'air, à-cause des lacs qui y sont frequens, & des pourritures qui sont grandes dans les bois, l'odeur déquelles les corps ayans humé és pluies de l'Automne & de l'Hyver, ils accueillent aisement les corruptions de bouche & enflures de jambes dont nous avons parlé, & un froid insensiblement s'insinue là dedans, qui engourdit les membres, roidit les nerfs, contraint d'aller à quatre piés avec deux potences & en fin tenir le lict.

Et d'autant que les vents participent de l'air, voire sont un air coulant d'une force plus vehemente que l'ordinaire, & en cette qualité ont une grande puissance sur la santé & les maladies des hommes, disons-en quelque chose, sans nous éloigner neantmoins du fil de nôtre histoire.

On tient le vent du Levant (appellé par les Latins Subsolanus, qui est le vent d'Est) pour le plus sain de tus, & pour cette cause les sages architectes donnent avis de dresser leurs batimens ç l'aspect de l'Aurore. Son opposite est le vent qu'on appelle Favoniu ou Zephyre, que noz mariniers nomment Ouest, ou Ponant, lequel est doux & germeux pardeça. Le vent de Midi, qui est le Su (appellé Auster par les latins) est chaud & sec en Afrique: mais en traversant la mer Mediterrannée, il acquiert une grande humidité, qui le rend tempetueux & putrefactif en Provence & Languedoc. Son opposite est le vent de Nort, autrement dit Boreas, Bize, Tramontane, lequel est froid & sec, chasse les nuages & balaye la region aërée. On le tient pour le plus sain apres le vent de Levant. Or ces qualitez de vents reconnues par deça ne sont point une reigle generale par toute la terre. Car le vent du Nort au delà de la ligne equinoctiale n'est point froid comme pardeça, ni le vent du Su chaud, pour ce qu'en une longue traverse ils empruntent les qualitez des regions par où ilz passent: joint que le vent du Su en son origine est refraischissant, à ce que rapportent ceux qui ont fait des voyages en Afrique. Ainsi il y a des regions au Perou (comme en Lima, & aux plaines) où le vent du Nort est maladif & ennuyeux: & par toute cette côte, qui dure plus de cinq cens lieuës, ilz tiennent le Su pour un vent sain & frais, & qui plus est tres-serein & gracieux: mémes que jamais il n'en pleut (à ce que recite le curieux Joseph Acosta) tout au contraire de ce que nous voyons en nôtre Europe. Et en Hespagne le vent du Levant que nous avons dit estre sain, le méme Acosta rapporte qu'il est ennuyeux & mal-sain. Le vent Circius, qui est le Nordest, est si impetueux & bruyant & nuisible aux rives Occidentales de Norwege, que s'il y a quelqu'un qui entreprenne de voyager par là quant il souffle, il faut qu'il face état de sa perte, & qu'il soit suffoqué: & est ce vent si froid en cette region qu'il ne souffre qu'aucun arbre ni arbrisseau y naisse: tellement qu'à faute de bois il faut qu'ilz se servent de grands poissons pour cuire leurs viandes. Ce qui n'est pardeça. De méme avons nous experimenté en la Nouvelle-France que les vents du Nort ne sont pas bons à la santé: & ceux du Norouest (qui sont les Aquilons roides, âpres, & tempétueux) encores pires: léquels noz malades & ceux qui avoient là hiverné l'an precedent, redoutoient fort, pource qu'il y tomboit volontiers quelqu'un lors que ce vent souffloit, aussi en avoient-ilz quelque ressentiment: ainsi que nous voyons ceux qui sont sujets aux hernies, & enteroceles supporter de grandes douleurs lors que le vent du Midi est en campagne: & comme nous voyons les animaux mémes par quelques signes prognostiquer les changemens des temps. Cette mauvaise qualité de vent (par mon avis) vient de la nature de la terre par où il passe, laquelle (comme nous avons dit) est fort remplie de lacs, & iceux tres-grands, qui sont eaux dormantes, par maniere de dire. A quoy j'adjoute les exhalaisons des pourritures des bois, que ce vent apporte, & ce en quantité d'autant plus grande que la partie du Noroest est grande, spacieuse, & immense en cette terre.

Les saisons aussi sont à remarquer en cette maladie, laquelle je n'ay point veu, ni ouï dire qu'elle commence sa batterie au Prin-temps, ni en l'Eté, ni en l'Automne, si ce n'est à la fin; mais en l'Hiver. Et la cause de ceci est que comme la chaleur renaissante du Printemps fait que les humeurs resserrrées durant l'Hiver se dispersent jusques aux extremitez du corps, & le dechargent de la melancholie, & des sucs exhorbitants qui se sont amassés durant l'Hiver: ainsi l'Automne à mesure que l'Hiver approche les fait retirer au dedans & nourrit cette humeur melancholique & noire, laquelle abonde principalement en cette saison, & l'hiver venu fait paroitre ses effets aux dépens des patiens. Et Galien en rend raison, disant que les sucs du corps ayans été rotis par les ardeurs de l'Eté, ce qu'il y en peut rester apres que le chaud a été expulsé, devient incontinent froid & sec: c'est à sçavoir froid par la privation de la chaleur, & sec entant que dessechement de ces sucs tout l'humide qui y étoit a été consommé. Et de là vient que les maladies se fomentent en cette saison, & plus on va avant plus la nature est foible, & les intemperies froides de l'air s'étans insinuées dans un corps ja disposé, elles le manient à baguette, comme on dit, & n'en ont point de pitié.

J'adjouteray volontiers à tout ce que dessus les mauvaises nourritures de la mer, léquelles apportent beaucoup de corruptions au corps humains en un long voyage. Car il faut par necessité apres quatre ou cinq jours vivre de salé: ou mener des moutons vifs, & force poullailles, mais ceci n'est que pour les maitres & gouverneurs des navires: & nous n'en avions point en nôtre voyage sinon par la reserve & multiplication de la terre où nous allions. Les matelots donc & gens passagers souffrent de l'incommodité tant au pain qu'aux viandes, & boissons. Le biscuit devient rance & pourri, les moruës qu'on leur baille sont de méme: & les eaux empunaisies. Ceux qui portent des douceurs soit de chairs, ou de fruit, & qui usent de bon pain & bon vin & bon potages, evitent aisément ces maladies, & oserois par maniere de dire, répondre de leur santé, s'ilz ne sont bien mal-sains de nature. Et quant je considere que ce mal se prent aussi bien en Holande, en Frize, en Hespagne, & en la Guinée, qu'en Canada: Bref que tous ceux de deça qui vont au Levant y sont sujets, je suis induit à croire que la principale cause d'icelui est ce que je vien de dire, & qu'il n'est particulier à la Nouvelle-France.

Or aprés tout ceci il fait bon en tout lieu étre bien composé de corps pour se bien porter, & vivre longuement. Car ceux qui naturellement accueillent des sucs froids & grossiers, & ont la masse du corps poreuse, item ceux qui sont sujets aux oppilations de la rate, & ceux qui menent une vie sedentaire, ont une aptitude plus grande à recevoir ces maladies. Par ainsi un Medecin dira qu'un homme d'étude ne vaudra rien en ce païs là, c'est à dire qu'il n'y vivra point sainement: ni ceux qui ahannent au travail, ni les songe-creux, hommes qui ont des ravassemens d'esprit, ni ceux qui sont souvent assaillis de fiévres, & autres telles sortes de gens. Ce que je croiroy bien, d'autant que ces choses accumulent beaucoup de melancholie, & d'humeurs froides & superflues. Mais toutefois j'ay éprouvé par moy-méme, & par autres, le contraire, contre l'opinion de quelques uns des nôtres, voire méme du Sagamos Membertou, qui fait le devin entre les Sauvages, léquels (arrivant en ce païs là) disoient que je ne retournerois jamais en France, ni le sieur Boullet (jadis Capitaine du regiment du sieur de Poutrincourt) lequel la pluspart du temps y a eté en fiévre (mais il se traitoit bien) & ceux-là mémes conseilloient nos ouvrier de ne gueres se pener au travail (ce qu'ils ont fort bien retenu). Car je puis dire sas mentir que jamais je n'ay tant travaillé du corps, pour le plaisir que je prenois à dresser & cultiver mes jardins, les fermer contre la gourmandise des pourceaus, y faire des parterres, aligner les allées, batir des cabinets, semer froment, segle, orge, avoine, féves, pois, herbes de jardin, & les arrouser, tant j'avoy desir de reconoitre la terre par ma propre experience. Si bien que les jours d'Eté m'étoient trop courts: & bien souvent au Printemps j'y étois encore à la lune. Quant est du travail de l'esprit j'en avois honnetement. Car chacun étant retiré au soir, parmi les cacquets, bruits, & tintamares, j'étoit enclos en mon étude lisant ou écrivant quelque chose. Méme je ne seray honteux de dire qu'ayant eté prié par le sieur de Poutrincourt nôtre chef de donner quelques heures de mon industrie à enseigner Chrétiennement nôtre petit peuple, pour ne vivre en bétes, & pour donner exemple nôtre façon de vivre aux Sauvages, je l'ay fait en la necessité, & en étant requis, par chacun Dimanche, & quelquefois extraordinairement, préque tout le temps que nous y avons eté. Et vint bien a point que j'avoy porté ma Bible & quelques livres, sans y penser: Car autrement une telle charge m'eût for fatigué, & eût eté cause que je m'en fusse excusé. Or cela ne fut du tout sans fruit, plusieurs m'ayans rendu témoignage que jamais ilz n'avoient tant ouï parler de Dieu en bonne part, & ne sçachans auparavant aucun principe de ce qui est de la doctrine Chrétienne: qui est l'état auquel vit la pluspart de la Chrétienté. Et s'il y eut de l'edification d'un côté, il y eut aussi de la médisance de l'autre, par ce que d'une liberté Gallicane je disoy volontiers la verité. A propos dequoy il me souvient de ce que dit le prophete Amos: Ils ont haï celui qui les argüoit à la porte, & ont eu en abomination celui qui parloit en integrité. Mais en fin nous avons tous eté bons amis. Et parmi ces choses Dieu m'a toujours donné bonne & entiere santé, toujours le gout genereux, toujours gay & dispos, sinon qu'ayant une fois couché dans les pois prés d'un ruisseau en temps de nege, j'eu comme une crampe ou sciatique à la cuisse l'espace de quinze jours, sans toutefois manquer d'appetit. Aussi prenoy-je plaisir à ce que je faisoy, desireux de confiner là ma vie, si Dieu benissoit les voyages.

Je seroy trop long si je vouloy ici rapporter ce qui est du naturel de toutes persones, & dire quant aux enfans qu'ils sont plus sujets que les autres à cette maladie, d'autant qu'ils ont bien souvent des ulceres à la bouche & aux gencives, à-cause de la sustance aigueuse dont leurs corps abondent: & aussi qu'ils amassent beaucoup d'humeurs cruës par leur dereglement de vivre & par les fruits qu'ilz mangent en quantité & ne s'en saoulent jamais, au moyen dequoy ils accueillent grande quantité de sang sereux, & ne peut la rate oppilée absorber ces serosités. Vieillars: Et quant aux vieux, qu'ils ont la chaleur enervée, & ne peuvent resister à la maladie, étans remplis de crudités, & d'une temperature froide & humide, qui est la qualité propre à la promouvoir, susciter & nourrir. Je ne veux entreprendre sur l'office des Medecins craignant la verge censoriale. Et toutefois avec leur permission, sans toucher à leurs ordonnances d'agaric, aloes, reubarbe, & autres ingrediens, je diray ici ce qui me semble étre plus prompt aux pauvres gens qui n'ont moyen d'envoyer en Alexandrie, tant pour la conservation de leur santé que pour le remede de la maladie.

C'est un axiome certain qu'il faut guerir un contraire par son contraire. Cette maladie donc provenant d'une indigestion de viandes rudes, grossieres, froides & melancholiques qui offensent l'estomac, je trouve bon (sauf meilleur avis) de les accompagner de bonnes saulses soit de beurre, d'huile, ou de graisse, le tout fort bien épicé, pour corriger tant la qualité des viandes, que du corps interieurement refroidi. Ceci est dit pour les viandes rudes & grossieres, comme féves, pois: & pour le poisson. Car qui mangera de bons chappons, bonnes perdris, bons canars & bons lapins, il est asseuré de sa santé, ou il aura le corps bien mal-fait. Nous avons eu des malades qui sont ressuscitez de mort à vie, ou peu s'en faut, pour avoir mangé deux ou trois fois du consommé d'un coq. Le bon vin pris selon la necessité de la nature, est un souverain preservatif pour toutes maladies & particulierement pour celle-ci. Les sieurs Macquin & Georges honorables marchans de la Rochelle comme associez de sieur de Monts, nous en avoient fourni quarante-cinq tonneaux en nôtre voyage, dont nous nous sommes fort bien trouvez. Et noz malades mémes ayans la bouche gatée, & ne pouvans manger, n'ont jamais perdu le gout du vin, lequel ils prenoient avec un tuïau. Ce qui en a garenti plusieurs de la mort. Les herbes tendres au printemps sont aussi fort souveraines. Et outre ce que la raison veut qu'on le croye, je l'ay experimenté en étant moy-méme allé cuillir plusieurs fois par les bois pour noz malades avant que celles de noz jardins fussent en usage. Ce qui les remmettoit en gout, & leur confortoit l'estomac debilité. Depuis quelques jours j'ay eu avis que l'essence de Vitriol y seroit bonne la gargarisant dans la bouche, ou frottant d'icelle cette chair surcroissante à l'entour des dents. Je croy que l'eau seconde des Chirurgiens n'est point mauvaise, & que macher souvent de la Sauge serviroit beaucoup à prevenir ce mal. Quelques uns trouvent bon aussi le frequent gargarisme de jus de citron. Mais il me semble que seigner sous la langue ne seroit as mauvais, ou scarifier cette vilaine chair surcroissante, & la frotter de quelque liqueur mordicante: pour ventouser le malade à petits cornets à la façon de Suisse & d'Allemagne.

Et pour ce qui regarde l'exterieur du corps, nous nous sommes fort bien trouvés de porter des galoches avec noz souliers pour eviter les humidités. Ne faut avoir aucune ouverture au logis du côté d'Oest, ou Noroest, vents dangereux: ains du côté de l'Est ou du Su. Fait bon estre bien couché (& m'en a bien pris d'avoir porté les choses à ce necessaires) & sur tout se tenir nettement. Mais je trouveroy bon l'usage des bains chauds, ou des poëles tels qu'ils ont en Allemagne, au moyen déquels ilz ne sentent point l'hiver, sinon entant qu'il leur plait étans en la maison. Voire méme és jardins ils en ont en plusieurs lieux qui temperent tellement la froidure de l'hiver, qu'en cette saison âpre & rude on y voit des orengers, limoniers, figuiers, granadiers, & toutes telles sortes d'arbres, produire des fruits tels qu'en Provence: Ainsi que j'ay veu à Bale chez le sçavant Docteur Medecin Felix Platerus. Ce qui est d'autant plus facile à faire en cette nouvelle terre, qu'elle est toute couverte de bois (hors-mis quand on vient au païs des Armouchiquois, à cent lieuës plus loin que le Port-Royal) & en faisant de l'hiver un eté on découvrira la terre: laquelle n'ayant plus ces grans obstacles, qui empechent que le Soleil lui face l'amour & l'echauffe de sa chaleur, il n'y a point de doute qu'elle ne devienne temperée, & ne rende un air tres-doux: & bien sympatisant à nôtre humeur, n'y ayant (méme à present) ni froid ni chaud excessif.

Or les Sauvages qui ne sçavent que c'est d'Allemagne, ni de leurs coutumes, nous enseignent cette méme leçon, léquels, à-cause des mauvaises nourritures & entretenements, étans sujets à ces maladies (comme nous avons veu au voyage de Jacques Quartier) usent souvent de sueurs, comme de mois en mois, & par ce moyen se garentissent, chassans par la sueur toutes les humeurs froides & mauvaises qu'ilz pourroient avoir amassées. Mais un singulier preservatif, contre cette maladie coquine & traitresse, qui vient insensiblement, & depuis qu'elle s'est logée ne veut point sortir, c'est de suivre le conseil du sage des Sages, lequel aprés avoir consideré toutes les afflictions que l'homme se donne durant sa vie, n'a rien trouvé de meilleur que de se rejouir & bien faire, & prendre plaisir à ce que l'on fait. Ceux qui ont fait ainsi en nôtre compagnie se sont bien trouvés: au contraire quelques uns toujours grondans, grongnans: mal-contens, faineans, ont esté attrapez. Vray-est que pour se rejouïr il fait bon avoir les douceurs des viandes fréches, chairs, poissons, laictages, beurres, huiles, fruits, & semblables: ce que nous n'avions pas à souhait (j'enten le commun: car en la table du sieur de Poutrincourt quelqu'un de la troupe apportoit toujours quelque gibier, ou venaison, ou poisson fraiz.) Et si nous eussions eu demie douzaine de vaches, je croy qu'il n'y fût mort persone.

Reste un preservatif necessaire pour l'accomplissement de rejouissance, & afin de prendre plaisir à ce que l'on fait, c'est d'avoir l'honnéte compagnie un chacun de sa femme legitime: car sans cela la chere n'est pas entiere, on a toujours la pensée tenduë à ce que l'on aime & desire, il y a du regret, le corps devient cacochyme, & la maladie se forme.

Et pour un dernier & souverain remede, je renvoye le patient à l'arbre de vie (car ainsi le peut-on bien qualifier) lequel Jacques Quartier ci-dessus, appelle Annedda, non encores conu en la côte du Port Royal, si ce n'est d'aventure le Sassafras, dont y a quantité en la terre des Armouchiquois à cent lieuës dudit Port: E est dit certain que ledit arbre y est fort singulier, ainsi que nous remarquerons encore ci-après au livre dernier chap. 24.




Découverte de nouvelles terres par le sieur de Monts: Contes fabuleus de la riviere & ville seinte de Norombega: Refutation des Autheurs qui en ont écrit: Bancs de Moruës en la Terre-neuve: Kinibeki: Chouakoet: Malebare: Armouchiquois: Mort d'un François tué: Mortalité des Anglois en la Virginie.

CHAP. VII

A saison dure étant passée, le sieur de Monts ennuié de cette triste demeure de Sainte-Croix delibera de chercher un autre port en païs plus chaud, & plus au Su: & à cet effet fit armer & garnir de vivres une barque pour suivre la côte & aller découvrant païs nouveaux, chercher un plus heureux port en un air plus temperé. Et d'autant qu'en cherchant on ne peut pas tant avancer comme lors qu'on va à pleins voiles en la haute mer, & que trouvant des bayes & golfes gisans entre deux terres il faut penetrer dedans, pour ce que là on peut aussi-tôt trouver ce que l'on cherche comme ailleurs, il ne fit en son voyage qu'environ cent lieuës, comme dirons à cette heure. Depuis Sainte-Croix jusques à cinquante lieuës, de là en avant la côte git Est & Oest, & par les quarante-cinq degrez: au bout déquelles cinquante lieuës est la riviere dite par les Sauvages Kinibeki, depuis lequel lieu jusques à Malebarre elle git Nort & Su, & y a de l'un à l'autre encore soixante lieuës à droite ligne, sans suivre les bayes. C'est où se termina le voyage dudit sieur de Monts, auquel il avoit pour conducteur de sa barque le pilote Champ-doré. En toute cette côte jusques & Kinibeki il y a beaucoup de lieux où les navires peuvent étre éa couvert parmi les iles, mais le peuple n'y est frequent comme il est au-dela: & n'y a rien de remarquable (du moins qu'on ait veu au dehors des terres) qu'une riviere de laquelle plusieurs ont écrit des fables à la suite l'un de l'autre, de mémes que ceux qui sur la foy des Commentaires de Hanno Capitaine Carthaginois avoient feint des villes en grand nombre par lui baties sur la côte de l'Afrique qui est arrousée de l'Ocean, parce qu'il fit un coup heroïque de naviger jusques aux iles du Cap Vert, & long temps depuis lui personne n'y avoit été, la navigation n'étant alors tant asseurée sur cette grande mer qu'elle est aujourd'hui par le benefice de l'aiguille marine.

Sans donc amener ce qu'ont dit les premiers Hespagnols & Portugais, je reciteray ce qui est au dernier livre intitulé, Histoire universele des Indes Occidentales, imprimé à Doüay l'an dernier mille six cens sept, lors qu'il parle de Norumbega, Car en rapportant ceci, j'auray aussi dit ce qu'ont écrit les precedents, de qui les derniers sont tenanciers.

Plus outre vers le Septentrion (dit l'Autheur, apres avoir parlé de la Virginie) Norumbega, laquelle d'une belle ville, & d'un grand fleuve est assez conue, encore que l'on ne trouve point d'où elle tire ce nom: car les Barbares l'appellent Agguntia. Sur l'entrée de ce fleuve y a une ile fort propre pour la pecherie. La region qui va le long de la mer est abondante en poisson, & vers la Nouvelle-France a grand nombre de ces sauvages, & est fort commode pour la chasse, & les habitans vivent de méme façon que ceux de la Nouvelle-France.

Si cette belle ville a onques été en nature, je voudroy bien sçavoir qui l'a demolie depuis octante ans: car il n'y a que des cabanes par ci par là faites de perches & couvertes d'écorces d'arbres, ou de peaux, & s'appellent l'habitation & la riviere tout ensemble Pemptegoet, & non Agguncia. La riviere hors le flux de la mer ne vaut pas nôtre riviere d'Oise. Et ne pourroit en cette côte là y avoir de grandes rivieres, pource qu'il n'y a point assez de terres pour les produire, à cause de la grande riviere de Canada, qui va comme cette côte à peu prés, Est & Oest, & n'est point à soixante lieuës loin de là, en traversant les terres; & d'ailleurs cette riviere en reçoit beaucoup d'autres qui prennent leurs sources de vers Norumbega: à l'entrée de laquelle tant s'en faut qu'il n'y ait qu'une ile, que plutot le nombre est (par maniere de dire) infini, d'autant que cette riviere s'elargissant comme un Lambda (lettre Grecque), la sortie d'icelle est toute pleine d'iles; déquelles y en a une bien avant (& la premiere) en mer, qui est haute & remarquable sur les autres.

Mais quelqu'un dira que je m'equivoque en la situation de Norumbega, & qu'elle n'est pas là où je la prens. A cela je répons que l'Auteur de qui j'ay n'agueres rapporté les paroles, m'est suffisante caution en ceci, lequel en sa Charte geographique a situé l'entrée de cette riviere par les quarante-quatre degrez, & sa prétendue ville par les quarante-cinq. Ce que luy ayant accordé, il faudra necessairement qu'il me confesse que c'est celle-ci par ce qu'icelle passée, & celle de Kinibeki (qui est en méme hauteur) il n'y a point d'autre riviere plus avant dont on doive faire cas jusques à la Virginie.

Et comme de main en main un abus suit un autre, un Capitaine de marine nommé Jean Alfonse Xainctongeois en la relation de ses voyages aventureux, s'est aventuré d'écrire chose de méme foy, disant que:

Passé l'ile de Saint Jean (laquelle je prens pour celle que j'ay appellée ci-dessus l'ile de Bacaillos) la côte tourne à l'Oest & Oest-Sur-Oest, jusques à la riviere de Norembergue nouvellement découverte (ce dit-il) par les Portugalois & Hespagnols, laquelle est à trente degrez: adjoutant que cette riviere a en son entrée beaucoup d'iles bancs, & rochers: & que dedans bien quinze, ou vint lieuës est batie une grande ville, où les gens sont petits & noiratres, comme ceux des Indes, & sont vétus de peaux dont ils ont abondance de toutes sortes, Item que là vient mourir le banc de Terre-neuve: & que passé cette riviere la côte tourne à l'Oest & Oest-Norest plus de deux cens cinquante lieuës vers un païs où y a des villes & chateaux.

Mais je ne reconoy rien, ou bien peu de verité en tous les discours de cet homme ici: & peut il bien appeller ses voyages aventureux, non pour lui, qui jamais ne fut en la centiéme partie des lieux qu'il décrit (au moins il est aisé à le conjecturer) mais pour ceux qui voudront suivre les routes qu'il ordonne de suivre aux mariniers. Car si ladite riviere de Noremberge est à trente degrez, il faut que ce soit en la Floride: qui est contredire à tus ceux qui en ont jamais écrit, & è la verité méme. Quant à ce qu'il dit du Banc de Terre-neuve, il finit (par le rapport des mariniers) environ l'ile de Sable, à l'endroit du Cap-Breton. Bien est vray qu'il y a quelques autres bancs, qu'on appelle Le Banquereau, & le Banc Jacquet, mais ilz ne sont que de cinq, ou six, ou dix lieuës, & sont separez du Grand Banc de Terre-neuve. Et quant aux hommes ilz sont de belle & haute stature en la terre de Norumbega, dire que passé cette riviere la côte git Oest & Oest-Noroest, cela n'a aucune preuve. Car depuis le cap-breton jusques à la pointe de la Floride qui regarde l'ile de Cuba, il n'y a aucune côte qui gise Oest-Norest, seulement y a un la partie de la vraye riviere dite Norumbega quelque cinquante lieuës de côte qui git Est & Oest. Somme, de toute le recit dudit Jean Alfonse je ne reçoy sinon ce qu'il dit que cette riviere dont nous parlons a en son entrée beaucoup d'iles, bancs & rochers.

Passé la riviere de Norumbega le sieur de Monta alla toujours cotoyans jusques à ce qu'il vint à Kinibeki, où y a une riviere qui peut accourcir le chemin pour aller à la grande riviere de Canada. Il y a là nombre de Sauvages cabannez, & y commence la terre à étre mieux peuplée. De Kinibeki en allant plus outre on trouve la Baye de Marchin nommée du nom du Capitaine qui y commande. Ce Marchin fut tué l'année que nous partimes de la Nouvelle-France mille six cens sept. Plus loin est une autre Baye dite Chouakoet, où y a grand peuple au regard des païs precedens. Aussi cultivent-ils la terre, & commence la region à étre plus temperée s'elevant pardessus le quarante-quatriéme degré: & pour temoignage de ceci il y a quantité de vignes en cette terre. Voire méme il y en a des iles pleines (bien qu plus exposées aux injures du vent & du froid) ainsi que nous dirons ci-aprés. Entre Chouakoet & Malebarre y a plusieurs bayes & iles, & est la côte sablonneuse, avec peu de fond approchant dudit Malebarre, si qu'à peine y peut-on aborder avec les barques.

Les peuples qui sont depuis la riviere Saint Jean jusques à Kinibeki (en quoy sont comprises les rivieres de Sainte-Croix & Norumbega) s'appellent Etechemins: et depuis Kinibeki, jusques à Malebarre, & plus outre ilz s'appellent Armouchiquois. Ils sont traitres & larrons, & s'en faut donner de garde. Le sieur de Monts s'étant arreté quelque peu à Malebarre les vivres commencerent à lui defaillir, & fallut penser du retour, mémement voyant toute la côte si facheuse qu'on ne pouvoit passer outre sans peril, pour les basses qui se jettent fort avant en mer, & de telle façon que plus on s'éloigne de terre, moins il y a de fond. Mais avant que partir il avint un accident de mort à un charpentier Maloin, lequel allant querir de l'eau avec quelques chauderons, un Armouchiquois voyant l'occasion propre à dérober l'un de ces chauderons lors que le Maloin n'y prenoit pas garde, le print & s'enfuit hativement avec sa proye. Le Maloin voulant courir aprés fut tué par cette mauvaise gent: & ores que cela ne lui fût arrivé, c'étoit en vain poursuivre son larron: car tous ces peuples Armouchiquois sont legers à la course comme levriers, ainsi que nous dirons encore ci-aprés en parlant du voyage que fit là méme le sieur de Poutrincourt en l'an mille six cent six. Le sieur de Monts eut un grand regret de voir telle chose, & étoient ses gens en bonne volonté d'en prendre vengeance (ce qu'ilz pouvoient faire, attendu que les autres Barbares ne s'éloignerent tant des François qu'un coup de mousquet ne les eût peu gâter: & de ce fait ils avoient ja chacun si bien couché en jouë, pour mirer chacun son homme) mais icelui sieur de Monts sur quelques considerations que plusieurs autres étans en sa qualité n'eussent euës, & pour ce que les meurtriers s'étoient évadés, fit baisser à chacun le serpentin, & les laisserent, n'ayans jusques là trouvé lieu agreable pour y former une demeure arretée. Et à-tant ledit sieur fit appareiller pour retourner à Sainte Croix, où il avoit laissé un bon nombre de ses gens encore infirmes de la secousse des maladies hivernales, de la santé déquels il étoit soucieux.

Plusieurs qui ne sçavent que c'est de la marine pensent que l'établissement d'une habitation en terre inconue soit chose facile, mais par le discours de ce voyage, & autres suivans ilz trouveront qu'il est beaucoup plus aisé de dire que de faire, & que le sieur de Monts a beaucoup exploité de choses en cette premiere année d'avoir veu toute la côte de cette terre jusques à Malebarre qui sont plus de quatre cens lieuës en rengeant icelle côte, & visitant jusques au fond des bayes: outre le travail des logemens qu'il lui convint faire edifier & dresser, le soin de ceux qu'il avoit là menés, & du retour en France, le cas avenant de quelque peril ou naufrage à ceux qui lui avoient promis de l'aller querir aprés l'an revolu. Mais on a beau courir, & se donner de la peine pour rechercher des ports où la Parque soit pitoyable. Elle est toujours semblable à elle-méme. Il est bon de se loger en un doux climat, puis qu'on est en plein drap, & qu'on a à choisir mais la mort nous suit par tout. J'ay entendu d'un pilote du Havre de Grace qui fut avec les Anglois en la Virginie il y a vint-quatre ans, qu'étans arrivez là il y en mourut trente-six en trois mois. Et toutefois on tient la Virginie étre par les trente-six, trente-sept, & trente huitiéme degrez de latitude, qui est bon temperament de païs. Ce que considerant, je croy encore un coup (car je l'ay des-ja ci-devant dit) que telle mortalité vient du mauvais traitement: & est du tout besoin en tel païs d'y avoir dés le commencement du bestial domestic & privé de toute sorte: & porter force arbres fruitiers & entes, pour avoir bien-tôt la recreation necessaaire à la santé de ceux qui desirent y peupler la terre. Que si les Sauvages mémes sont sujets aux maladies dont nous avons parlé, c'est rarement, & cela arrivant, je l'attribue à la méme cause du mauvais traitement. Car ilz n'ont rien qui puisse corriger le vice des viandes qu'ils prennent: & toujours sont nuds parmi les humidités de la terre; ce qui est le vray moyen d'accuillir quantité d'humeurs corrompues qui leur causent ces maladies aussi bien qu'aux étrangers qui vont par dela, quoy qu'ils soient nais à cette façon de vivre.

La nouvelle habitation y ayde aussi beaucoup, comme on a observé par experience ordinaire. Car où il faut arracher les arbres les ouvriers sont contraints de humer les vapeurs qui s'exhalent de la terre, qui leur corrompent le sang & pervertissent l'estomac (ainsi qu'à ceux qui travaillent aux mines) & causent lédites maladies: là où la méme experience nous à montré qu'aprés l'habitation faicte, elles n'ont plus eu tant de prise sur les hommes.




Arrivée du sieur du Pont à l'ile Sainte-Croix: Habitation transferée au Port Royal: Retour du sieur de Monts en France: Difficulté des moulins à bras: Equipage dudit sieur du Pont pour aller découvrir les Terres-neuves outre Malebarre: Naufrage: Prevoyance pour le retour en France: Comparaison de ces voyages avec ceux de la Floride: Blame de ceux qui méprisent la culture de la terre.

CHAP. VIII

A saison du printemps passée au voyage des Armouchiquois, le sieur de Monts attendit à Sainte-Croix le temps qu'il avoit convenu: dans lequel s'il n'avoit nouvelles de France il pourroit partir & venir chercher quelque vaisseau de ceux qui viennent à la Terre-neuve pour la pecherie du poisson, à fin de repasser en France dans icelui avec sa trouppe, s'il étoit possible. Ce temps des-ja étoit expiré, & étoient préts à faire voile, n'attendans plus aucun secours ni rafraichissemens, quand voici le quinziéme de Juin mis six cens cinq arriver le sieur du Pont surnommé Gravé, demeurant à Honfleur, avec une compagnie de quelques quarante hommes, pour relever de sentinelle ledit sieur de Monts & sa troupe. Ce fut au grand contentement d'un chacun, comme l'on peut penser: & canonnades ne manquerent à l'abord, selon la coutume, ni l'éclat des trompetes. Ledit sieur du Pont ne sçachant encore l'état de noz François, pensoit trouver là une demeure bien asseurée, & ses logemens préts: mais attendu les accidens de la maladie étrange dont nous avons parlé, il fut avisé par Conseil de changer de lieu. Le sieur de Monts eût bien desiré que l'habitation nouvelle eût eté comme par les quarante degrez, sçavoir six degrez plus au Midi que le lieu de Sainte-Croix: mais aprés avoir veu la côte jusques à Malebarre, & avec beaucoup de peines sans trouver ce qu'il desiroit, on delibera d'aller au Port Royal faire la demeure, attendant qu'il y eût moyen de faire plus ample découverte. Ainsi voila chacun embesoigné à trousser son paquet: on demolit ce qu'on avoit bati avec mille travaux, hors-mis le magazin, qui étoit une espece trop grande à transporter, & en execution de ceci plusieurs voyages se font. Tout étant arrivé au Port Royal voici nouveau travail: on choisit la demeure vis à vis de l'ile qui est à l'entrée de la riviere de l'Equille dite aujourd'hui la riviere du Dauphin, là où tout étoit couvert de bois si épais qu'il n'est possible davantage. Ja le mois de Septembre arrivoit, & falloit penser de décharger le navire du sieur du Pont pour faire place à ceux qui devoient retourner en France. Somme il y avoit de l'exercice pour tous. Quand le navire fut en état d'étre mis à la voile, le sieur de Monts ayant veu le commencement de la nouvelle habitation, s'embarqua pour le retour & avec lui ceux qui voulurent le suivre. Neantmoins plusieurs de bon courage demeurerent sans apprehender le mal passé. Autant on met la voile au vent & demeure ledit sieur du Pont pour Lieutenant par dela, lequel ne manque de promptitude (selon son naturel) à faire & parfaire ce qui estoit requis pour loger soy & les siens: qui est tout ce qui se peut faire pour cette année en ce païs là. Car de s'éloigner du parc durant l'hiver, mémes apres un si long harassement: il n'y avoit point d'apparence. Et quant au labourage de la terre, je croy qu'ils n'eurent le temps commode pour y vacquer: car ledit sieur du Pont n'étoit pas homme pour demeurer en repos, ni pour laisser ses gens oisifs, s'il y eût moyen de ce faire.

L'hiver venu les Sauvages du païs s'assembloient de bien loin au Port Royal pour troquer de ce qu'ils avoient avec les François, les uns apportans des pelleteries de Castors, & de Loutres (qui sont celles dont on peut faire plus d'état en ce lieu là) & aussi d'Ellans, déquelles on peut faire de bons buffles: les autres apportans des chairs freches, dont ilz firent maintes tabagies, vivans joyeusement tant qu'ils eurent dequoy. Le pain oncques ne leur manqua, mais le vin ne leur dura point jusques à la fin de la saison. Car quant nous y arrivames l'an suivant il y avoit plus de trois mois qu'ilz n'en avoient plus, & furent fort rejouïs de nôtre venue, qui leur fit en reprendre le gout.

La plus grande peine qu'ilz avoient c'étoit de Moudre le bled pour avoir du pain. Ce qui est chose fort penible en moulins à bras, où il faut employer toute la force du corps. Et pour ce non sans cause anciennement on menaçoit les mauvaises gens de les envoyer au moulin, comme à la chose la plus penibles qui soit: auquel métier on emploioit les pauvres esclaves avant l'usage des moulins à vent & à eau, comme nous témoignent les histoires prophanes: & celles de la sortie du peuple d'Israël hors du païs d'Egypte, là où pour la derniere playe que Dieu veut envoyer à Pharao, il denonce par la bouche de Moyse, qu'environ la minuit il passera au travers de l'Egypte, & tout premier-né y mourra jusques au premier-né de Pharao qui devoit étre assis sur son throne, jusques au premier-né de la servante qui est employée à moudre. Et ce travail étant si grand, les Sauvages, quoy que bien pauvres, ne le sçauroient supporter, & aymeroient mieux se passer de pain que de prendre tant de peine, comme il a été experimenté De nôtre temps, que leur voulant bailler la moitié de la moulture qu'ilz feroient, ils aimoient mieux n'avoir point de blé. Et croiroy bien que cela, avec d'autres choses, a aidé à fomenter la maladie de laquelle nous avons parlé, en quelques uns des gens du sieur du Pont: car il y en mourut une douzaine durant cet hiver en sa compagnie. Vray est que je trouve un defaut és batimens de noz François, c'est qu'il n'y avoit point de fossez à lentour, & s'écouloient les eaux de la terre prochaine par dessous leurs chambres basses: ce qui étoit fort contraire à la santé. A quoy j'adjoute encore les eaux mauvaises déquelles ilz se servoient, qui n'issoient point d'une source vive, comme celle que nous trouvames assez prez de nôtre Fort, ains du plus prochain ruisseau.

Apres que l'hiver fut passé, & la mer propre à naviguer, le sieur du Pont voulut parachever l'entreprise commencée l'an precedent par le sieur de Monts, & aller rechercher un port plus au Su, où la temperature de l'air fût plus douce selon qu'il en avoit eu charge dudit sieur. Et de fait il equippa la barque qui lui étoit restée pour cet effect: Mais étant sorti du port, & ja à la voile pour tirer vers Malebarre, il fut contraint par le vent contraire de relacher deux fois, & à la troisiéme ladite barque se vint perdre contre les rochers à l'entrée du passage dudit port. En cette disgrace de Neptune les hommes furent sauvés, & la meilleure partie des provisions & marchandises. Mais quant à la barque elle fut mise en pieces. Et par ce desastre fut rompu le voyage, & intermis ce que tant l'on desiroit. Car encore ne jugeoit-on point bonne l'habitation du Port Royal; & toutefois il est hautement abrié de la part du Nort & Noroest, de montagnes éloignées tantôt d'une lieuë, tantôt de demie du Port & de la riviere de l'Equille. Voila comme les entreprises ne se manient pas au desir des hommes, & sont accompagnées de beaucoup de perils.. Si bien qu'il ne se faut emerveiller s'il y a de la longueur en l'établissement des colonies, principalement en des terres si lointaines déquelles on ne sçait la nature, ni le temperament de l'air, & où il faut combattre & abbattre les foréts, & étre contraints de se donner de garde, non des peuples que nous disons Sauvages, mais de ceux qui se disent Chrétiens & n'en ont que le nom, gent maudite & abominable, pire que des loups, ennemis de Dieu, & de la nature humaine.

Ce coup donc étant rompu, le sieur du Pont ayant fait emmennoter Champ-doré, & informer contre luy, ne sceut que faire, sinon d'attendre la venue du secours & rafraichissement que le sieur de Monts lui avoit promis envoyer l'année suivante, lors qu'il partit du Port Royal pour revenir en France. Et neantmoins à tout évenement, ne laissa de preparer une autre barque, & une patache, pour venir chercher des vaisseaux François és lieux où ils font la secherie de morues (comme les Ports Campseau des Anglois, de Misamichis, Baye de Chaleur, & des Morues, & autres en grand nombre) ainsi qu'avoit fait le sieur de Monts l'an precedent, à fin de se mettre dedans & retourner en France, le cas advenant qu'aucun navire ne vinst le secourir. En quoy il fit sagement: car il fut en danger de n'avoir aucunes nouvelles de nous, qui étions destinez pour lui succéder, ains que se verra par le discours de ce qui suit. Mais ce-pendant ici faut considerer que ceux qui se sont transportez pardelà en ces derniers voyages ont eu un avantage par-dessus ceux qui ont voulu habiter la Floride: c'est d'avoir ce recours que nous avons dit aux navires de France qui frequentent les Terres-neuves, sans avoir la peine de façonner des grands vaisseaux, ni attendre des famines extremes, comme ont fait ceux-là de qui les voyages ont eté à déplorer en ce regard, & ceux-ci au sujet des maladies qui les ont persecuté. Mais aussi ceux de la Floride ont ils eu de l'heur en ce qu'ils étoient en un païs doux, fertile, & plus ami de la santé humaine que la Nouvelle-France Septentrionale, de laquelle nous avons parlé en ce livre. Que s'ils ont eu de la famine, il y a eu de la grande faute de leur part de n'avoir nullement cultivé la terre, laquelle ils avoient trouvée découverte: Ce qui est un prealable de faire avant toute chose à qui veut s'aller habituer si loin de secours. Mais les François, & préque toutes les nations du jourd'hui (j'enten de ceux qui ne sont nais au labourage) ont cette mauvaise nature, qu'ils estiment deroger beaucoup à leur qualité de s'addonner a la culture de la terre, qui neantmoins est à peu prés la seule vocation où reside l'innocence. Et de là vient que chacun fuiant ce noble travail, exercice de noz premiers peres, des Rois anciens, & des plus grands Capitaines du monde, & cherchant de se faire Gentil-homme aux dépens d'autrui, ou voulant apprendre tant seulement le metier de tromper les hommes, ou se gratter au soleil, Dieu ôte sa benediction de nous, & nous bat aujourd'hui, & dés long temps, en verge de fer, si bien que le peuple languit miserablement souz son toict, & n'ose faire paroitre sa pauvreté.




Motif, & acceptation du voyage du sieur de Poutrincourt, ensemble de l'Autheur, en la Nouvelle-France: Partement de la ville de Paris pour aller à la Rochelle: Adieu à la France.

CHAP. IX

NVIRON le temps du naufrage mentionné ci-dessus, le sieur de Monts songeoit par deçà aux moyens de dresser nouvel équipage pour la Nouvelle-France. Ce qui lui sembloit difficile tant pour les grans frais que cela apportoit, que pour ce que cette province avoit été tellement décriée à son retour, que ce sembloit étre chose vaine & infructueuse de plus continuer ces voyages à l'avenir. Joint qu'il y avoit grande occasion de croire qu'on ne trouveroit persone qui s'y voulût aller hazarder. Neantmoins sachant le desir du sieur de Poutrincourt (auquel auparavant il avoit fait partage de la terre, suivant le pouvoir que le Roy luy avoit donné) qui étoit d'habiter pardelà, & y établir sa famille & sa fortune, & le nom de Dieu tout ensemble; il lui écrivit, & envoya homme exprés, pour lui faire ouverture du voyage qui se presentoit. Ce que ledit sieur de Poutrincourt accepta quittant toutes affaires pource sujet: quoy qu'il eût des procés de consequence, à la poursuite de defense déquels sa presence étoit bien requise, & qu'à son premier voyage il eût éprouvé la malice de certains qui le poursuivoient rigoureusement absent, & devindrent souples & muets à son retour. Il ne fut plutot rendu à Paris, qu'il fallut partir, sans avoir à-peine le loisir de pourvoir à ce qui lui étoit necessaire. Et ayant eu l'honneur de le conoitre quelques années auparavant, il me demanda si je voulois étre de la partie. A quoy je demandai un jour de terme pour lui repondre. Apres avoir bien consulté en moy-méme, desireux non tant de voir le païs que de reconoitre la terre oculairement, à laquelle j'avoy ma volonté portée, & fuir un monde corrompu, je lui donnay parole: étant méme induit par quelque injustice qui m'avoit été peu au-paravant faite, laquelle fut reparée à mon retour par Arret de la Cour, dont j'en ay particulierement obligation à Monsieur Servin Advocat general du Roy, auquel proprement appartient cet eloge attribué selon la lettre au plus sage & plus magnifique de tous les Rois: TU AS AIMÉ JUSTICE ET AS EN HAINE INIQUITÉ.

C'est ainsi que Dieu nous reveille quelquefois pour nous exciter à des actions genereuses telles que ces voyages, léquelles (comme le monde est divers) les uns blameront, les autres approuveront. Mais n'ayant à repondre à personne en ce regard, je ne me soucie des discours que les gens oisifs, ou ceux qui ne me peuvent ou veulent ayder, pourroient faire, ayant mon contentement en moy-méme, & étant prét de rendre service à Dieu & au Roy és terres d'outre mer qui porteront le nom de France, si ma fortune, ou condition m'y pouvoit appeller pour y vivre en repos par un travail agreable, & fuir la dure vie à laquelle je voy pardeça la pluspart des hommes reduits.

Pour revenir donc au sieur de Poutrincourt comme il eut fait quelques affaires, il s'informa en quelques Eglises s'il se pourroit point trouver quelque Prétre qui eut du sçavoir pour le mener avec lui, & soulager celui que le sieur de Monts y avoit laissé à son voyage, lequel nous pensions étre encore vivant. Mais d'autant que c'étoit la semaine sainte, temps auquel ilz sont occupés aux confessions, il ne s'en presenta aucun, les uns s'excusans sur les incommoditez de la mer & du long voyage, les autres remettans l'affaire apres Pasques. Occasion qu'il n'y eut moyen d'en tirer quelqu'un hors de Paris, parce que le temps pressoit, & la mer n'attend personne: par ainsi falloit partir.

Restoit de trouver les ouvriers necessaires au voyage de la Nouvelle-France. A quoy fut pourvu en bref (car souz le nom de Poutrincourt il se trouvoit plus de gens qu'on ne vouloit) pour fait de leurs gages, & argent donné à chacun par avance d'iceux gages, & pour se trouver à la Rochelle, où étoit le Rendez-vous, chez les sieurs Macquin & Georges honorables marchants de ladite ville associez du sieur de Monts, léquels fournissoient nôtre equipage.

Ce menu peuple étant parti, nous nous acheminames à Orleans trois ou quatre jours aprés, qui fut le Vendredy saint, pour aller faire noz Pasques en ladite ville d'Orleans, où chacun fist le devoir accoutumé à tous bons Chrétiens de prendre le Viatique spirituel de la divine Communion, mémement puis que nous allions en voyage.

Devant qu'arriver à la Rochelle, me tenant quelquefois à quartier de la compagnie, il me print envie de mettre sur mes tablettes un adieu à la France, lequel je fis imprimer en ladite ville de la Rochelle le lendemain de nôtre arrivee, qui fut le troisiéme jour d'Avril mil six cens six: & fut receu avec tant d'applaudissemens du peuple, que je ne dedaigneray de le coucher ici.



ADIEU À LA FRANCE

ORES que la saison du printemps nous invite

A seillonner le dos de la vague Amphitrite,

Et cinglez vers les lieux où Phoebus chaque jour

Va faire tout lassé son humide sejour,

Je veux ains que partir dire Adieu à la France

Celle qui m'a produit, & nourri dés l'enfance;

Adieu non pour toujours, mais bien souz cet espoir

Qu'encores quelque jour je la pourray revoir.


Adieu donc douce mere, Adieu France amiable:

Adieu de tous humains le sejour delectable:

Adieu celle qui m'a en son ventre porté,

Et du fruit de son sein doucement alaité.

Adieu, Muses aussi qui a vôtre cadence

Avez conduit mes pas dés mon adolescence:


Adieu riches palais, Adieu noble cités

Dont l'aspect a mes yeux mille fois contentés:

Adieu lambris doré, sainct temple de Justice,

Où Themis aux humains d'un penible exercice

Rend le Droit, & Python d'un parler eloquent,

Contre l'oppression defend l'homme innocent.

Adieu tours & clochers dont les pointes cornues

Avoisinans les cieux s'elevent sur les nues:

Adieu prez emaillez d'un million de fleurs

Ravissans mes esprits de leurs soüaves odeurs:

Adieu belle forets, Adieu larges campagnes,

Adieu pareillement sourcilleuses montagnes:

Adieu côtaux vineux, & superbes chateaux:

Adieu l'honneur des champs, & gras troupeaux

Et vous, ô ruisselets, fontaines, & rivieres,

Qui m'avez delecté en cent mille manieres,

Et mille fois charmé au doux gazouillement

De vos bruyantes eaux, Adieu semblablement:

Nous allons recherchans dessus l'onde azurée

Les journaliers hazars du tempeteux Nerée,

Pour parvenir aux lieux où d'une ample moisson

Se presente aux Chrétiens une belle saison.


O combien se prepare & d'honneur & de gloire,

Et sans cesse sera louable la memoire

A ceux-là qui poussez la sainte intention

Auront le bel objet de cette ambition!

Les peuples à jamais beniront l'entreprise

Des Autheurs d'un tel bien: & d'une plume apprise,

A graver dans l'airain de l'immortalité

J'en laisseray memoire à la posterité.


Prelats que Christ a mis pasteurs de son Eglise

A qui partant il a sa parole commise,

A fin de l'annoncer par tout cet Univers,

Et à la loy ranger par elle les pervers,

Someillez vous, helas! Pourquoy de vôtre zele

Ne faites-vous paroitre une vive étincelle

Sur ces peuples errans qui sont proye à l'enfer,

Du sauvement déquels vous devriez triompher?

Pourquoy n'employez vous à ce saint ministere

Que vous employez seulement à vous plaire?

Cependant le troupeau que Christ a racheté

Accuse devant lui vôtre tardiveté.

Quoy donc souffirez vous l'ordre du mariage

Sur vôtre ordre sacré avoir cet avantage

D'avoir eu devant vous le desir, le vouloir,

Le travail, & le soin de ce Chrétien devoir?


DE MONTS tu es celui de qui le haut courage

A tracé le chemin à un si grand ouvrage:

Et pource de ton nom malgré l'effort des ans

Le fueille verdoya d'un éternel printemps.

Que si en ce devoir que j'ay des-ja tracé

Ambitieusement je ne suis devancé,

Je veux de ton merite exalter la louange

Sur l'Equille, & le Nil, & la Seine, & le Gange.

Et faire l'Univers bruire de ton renom,

Si bien qu'en tout endroit on revere ton nom

Qu'a la suite de ce je ne couche en l'histoire

Celui duquel ayant conu la probité,

Les sens & la valeur & la fidelité,

Tu l'as digne trouvé à qui ta lieutenance

Fût surement commise en la Nouvelle-France.

Pour te servir d'Hercule, & soulager le fais

Que te surchargeroit au dessein que tu fais.


POUTRINCOURT, c'est donc toy qui a touché mon ame,

Et lui as inspiré une devote flamme

A celebrer ton lot, & faire par mes vers

Qu'à l'avenir ton nom vole par l'Univers:

Ta valeur dés long temps en la France conue

Cherche une nation aux hommes inconue

Pour la rendre sujette à l'empire François,

Et encore y assoir le thrône de noz Rois:

Ains plutot (car en toy la sagesse eternelle

A mis je ne sçay quoy digne d'une ame belle)

Le motif qui premier a suscité ton coeur

A si loin rechercher un immortel honneur,

Est le zele devoit & l'affection grande

De rendre à l'Eternel une agreable offrande,

Lui vouant toy, tes biens, ta vie, & tes enfans,

Que tu vas exposer à la merci des vents,

Et voguant incertain comme à un autre pole

Pour son nom exalter & sa sainte parole.


Ainsi tous-deux portés de méme affection:

Ainsi l'un secondans l'autre en intention,

Heureux, vous acquerrés une immortele vie,

Que de felicité toujours sera suivie:

Vie non point semblable à celle de ces dieux

Que l'antique ignorante a feinte dans le cieux

Pour avoir (comme vous) reformé la nature,

Les moeurs & la raison des hommes sans culture,

Mais une vie où git cette felicité

Que les oracles saints de la Divinité

Ont liberalement promis aux saintes ames

Que le ciel a formé de ses plus pures flammes.

Tel est vôtre destin & cependant ça bas

Vôtre nom glorieux ne craindra le trépas,

Et la posterité de vôtre gloire éprise,

Sera emeuë à suivre une méme entreprise,

Mais vous serés le centre où se rapportera

Ce que l'âge futur en vous suivant fera.


Toy qui par la terreur de ta sainte parole

Regis à ton vouloir les postillons d'Æole,

Qui des flots irritez peux l'orgueil abbaisser,

Et les vallons des eaux en un moment hausser,

Grand Dieu sois nôtre guide en ce douteux voyage.

Puis que tu nous y as enflammé le courage:

Lache de tes thresors un favorable vent

Qui pousse nôtre nef en peu d'heure du Ponant

Et fay que là poussions arriver par ta grace

Jetter le fondement d'une Chrétienne race.


Pour m'egayer l'esprit ces vers je composois

Au premier que je vi les murs des Rochelois




Jonas nom de nôtre navire: Mer basse à la Rochelle cause de difficile sortie: La Rochelle ville refermée: Menu peuple insolent: Croquans: Accident de naufrage du Jonas: Nouvel equippage: Faibles soldats ne doivent estre mis aux frontieres: Ministres prient pour la conversion des Sauvages: Pue de zele des nôtres: Eucharistie portée par les anciens Chrétiens en voyage: Diligence de Poutrincourt sur le point de l'embarquement.

CHAP. X

RRIVEZ que nous fumes à la Rochelle nous y trouvames les Sieurs de Monts & de Poutrincourt qui y étoient venu en poste, & nôtre navire appellé LE JONAS du port de cent cinquante tonneaux, prét à sortir hors les chaines de la ville pour attendre le vent. Cependant nus faisions bonne chere, voire si bonne, qu'il nous tardoit que ne fussions sur mer pour faire diete. Ce que ne fimes que trop quand nous y fumes une fois: car deux mois se passerent avant que nous vissions terre, comme nous dirons tantot. Mais les ouvriers parmi la bonne chere (car ils avoient chacun vint sols par jour) faisoient de merveilleux tintamarres au quartier de Saint Nicolas, où ils étoient logez. Ce qu'on trouvoit fort étrange en une ville si reformée que la Rochelle, en laquelle ne se fait aucune dissolution apparente, & faut que chacun marche l'oeil droit s'il ne veut encourir la censure soit du Maire, soit des Ministres de la ville. De fait il y en eut quelques uns prisonniers, léquels on garda à l'hôtel de ville jusques à ce qu'il fallut partir; & eussent eté chatiez sans la consideration du voyage, auquel on sçavoit bien qu'ils n'auroient pas toutes leurs aises: car ilz payerent assez par apres la folle enchere de la peint qu'ils avoient baillée aux sieurs Macquin & Georges bourgeois de ladite ville, pour les tenir en devoir. Je ne les veux toutefois mettre tous en ce rang, d'autant qu'il y en avoit quelques uns respectueux & modestes. Mais je puis dire que c'est un étrange animal qu'un menu peuple. Et me souvient à ce propos de la guerre des Croquans, entre léquels je me suis trouvé une fois étant en Querci. C'étoit la chose la plus bigearre du bonde que cette confusion de porteurs de sabots, d'où ils avoient pris le noms de Croquans, par ce que leurs sabots clouez devant & derriere faisoient Croc à chaque pas. Cette sorte de gens confuse n'entendoit ni rime, ni raison, chacun y étoit maitre, armés les uns d'une serpe au bout d'un baton, les autres de quelque epée enrouillée, & ainsi consequemment.

Nôtre Jonas ayant sa charge entiere, est en fin tiré hors la ville à la rade, & pensions partir le huitiéme ou neufiéme d'Avril. Le Capitaine Foulques s'étoit chargé de la conduite du voyage. Mais comme il y a ordinairement de la negligence aux affaires des hommes, avint que ce Capitaine (homme neantmoins que j'ay reconu fort vigilant à la mer) ayant laissé le navire mal garni d'hommes, n'y étant pas lui-méme, ni le Pilote, ains seulement six ou sept matelots tant bons que mauvais, un grand vent de Suest s'éleve la nuit, qui romp le cable du Jonas retenu d'une ancre tant seulement, & le chasse contre un avant-mur qui est hors la ville adossant la tour de la chaine, contre lequel il choque tant de fois qu'il se creve & coule à fonds. Et bien vint que la mer pour lors se retiroit. Car si ce desastre fût arrivé du flot, le navire étoit en danger d'étre renversé, avec un perte beaucoup plus grande qu'elle ne fut, mais il se soutint debout, & y eut moyen de le radouber: ce qui fut fait en diligence. On avertit nos ouvriers de venir ayder à cette necessité, soit à tirer à la pompe, ou pousser au capestan, ou à autre chose, mais il y en eut peu qui se missent en devoir, & s'en rioient la pluspart. Quelques uns s'étans acheminez jusques là parmi la vaze, s'en retournerent, se plaignans qu'on leur avoit jetté de l'eau, ne condiderans pas qu'ilz s'étoient mis du côté par où sortoit l'eau de la pompe que le vent éparpillait sur eux. J'y allay avec le sieur de Poutrincourt & quelques autres de bonne volonté, où nous ne fumes inutiles. A ce spectacle étoit préque toute la ville de la Rochelle sur le rempar. La mer étoit encore irritée, & pensames aller choquer plusieurs fois contre les grosses tours de la ville. En fin nous entrames dedans bagues sauves. Le vaisseau fut vuidé entierement, & fallut faire nouvel equippage. La perte fut grande & les voyages préque rompus pour jamais. Car aprés tant de coups d'essais, je croy qu'à l'avenir nul se fût hazardé d'aller planter des colonies pardela: ce païs étant tellement décrié, que chacun nous plaignoit sur les accidens de ceux qui y avoient eté par le passé. Neantmoins le sieur de Monts et ses associez soutindrent virilement cette perte. Et faut que je die en cette occurence, que si jamais ce païs là est habité de Chrétiens & peuples civilisés, c'est (aprés ce qui est deu au Roy) aux autheurs de ce voyage qu'en appartiendra à juste tiltre la premiere louange.

Cet esclandre nous retarda de plus d'un mois, qui fut employé tant à décharger qu'à recharger nôtre navire. Pendant ce temps nous allions quelquefois proumener és voisinages de la ville, & particulierement aux Cordeliers, qui n'en sont qu'a demie lieuë, là où étant un jour au sermon par un Dimanche, je m'émerveillay comme en ces places frontieres on ne mettoit meilleure garnison, ayans de si forts ennemis aupres d'eux. Et puis que j'entreprens une histoire narrative des choses en la façon qu'elles se sont passées, je diray que ce nous est chose honteuse que les Ministres de la Rochelle priassent Dieu chaque jour en leurs assemblées pour la conversion des pauvres peuples Sauvages, & méme pour nôtre conduite, & que nos Ecclesiastiques ne fissent pas le semblable. De verité nous n'avions prié ni les une ni les autres de ce faire, mais en cela se reconoit le zele d'un chacun. En fin peu auparavant nôtre depart il me souvient de demander sieur Curé ou Vicaire de l'Eglise de la Rochelle s'il se pourroit point trouver quelque sien confrere qui voulût benir avec nous: ce que j'esperoy se pouvoir aisément faire, pource qu'ils étoient là en assez bon nombre, & joint qu'étans en une ville maritime, je cuidoy qu'ilz prinssent plaisir de voguer sur les flots: mais je ne peu rien obtenir: Et me fut dit pour excuse qu'il faudroit des gens qui fussent poussez de grand zele & pieté pour aller en tels voyages: & seroit bon de s'addresser aux Peres Jesuites. Ce que nous ne pouvions faire alors, nôtre vaisseau ayant préque sa charge. A propos dequoy il me souvient avoir plusieurs fois ouï dire au sieur de Poutrincourt qu'aprés son premier voyage étant en Court, un Jesuite de Court lui demande qu se pourroit esperer de la conversion des peuples de la Nouvelle-France, & s'ils étoient en grand nombre. A quoy il répondit qu'il y avoit moyen d'acquerir cent mille ames à Jesus-Christ, mettant un nombre certain pour un incertain. Ce bon Pere faisant peu de cas de ce nombre, dit là dessus par admiration, N'y a il que cela! comme si ce n'était pas un sujet assez grand pour employer un homme. Certes quand il n'y en auroit que la centiéme partie, voire encore moins, on ne devroit la laisser perdre. Le bon Pasteur ayant d'étre cent brebis une égarée, lairra les nonante-neuf pour aller chercher la centiéme. On nous enseigne (& je le croy ainsi) que quant il n'y eût eu qu'un homme à sauver, nôtre Seigneur Jesus-Christ n'eût dedaigné de venir pour lui, comme il a fait pour tout le monde. Ainsi ne faut faire si peu de cas de ces pauvres peuples, quoy qu'ilz ne fourmillent en nombre comme dans Paris, ou Constantinople.

Voyant que je n'avoy rien avancé à demander un homme d'Eglise pour nous administrer les Sacremens, soit durant nôtre route, soit sur la terre: il me vint en memoire l'ancienne coutume des Chrétiens, léquels allans en voyage portoient avec eux le sacré pain de l'Eucharistie & ce faisoient-ils pour ce qu'en tous lieux ilz ne rencontroient point des Prétres pour leur administrer ce Sacrement, le monde étant lors encore plein de paganisme, ou d'heresies. Si bien que nom mal à propos il étoit appelé Viatic, lequel ilz portoient avec eux allans par voyes: & neantmoins je suis d'accord que cela s'entend spirituelement. Et considerant que nous pourrions étre reduits à cette necessité, n'y étant demeuré qu'un Prétre en la demeure de la Nouvelle-France (lequel on nous dit étre mort quand nous arrivames là) je demanday si on nous voudroit faire de méme qu'aux anciens Chrétiens, léquels n'étoient moins sages que nous. On me dit que cela se faisoit en ce temps-là pour des considerations qui ne sont plus aujourd'hui. Je remontray que le frere de saint Ambroise Satyrus allant en voyage sur mer se servoit de cette medecine spirituelle (ainsi que nous lisons en sa harangue funebre faite par ledit Saint Ambroise) laquelle il portoit in orario, ce que je prens pour un linge, ou taffetas: & bien lui en print: car ayant fait naufrage il se sauva sur un ais du bris de son vaisseau. Mais en ceci je fus éconduit comme au reste. Ce qui me donna sujet d'étonnement: & me sembloit chose bien rigoureuse d'étre en pire condition que les premiers Chrétiens: Car l'Eucharistie n'est pas aujourd'hui autre chose qu'elle étoit alors: & s'ilz la tenoient precieuse, nous ne la demandions pas pour en faire moins de compte.

Revenons à nôtre Jonas. Le voila chargé & mis à la rade hors de la ville: il ne reste plus que le temps & la marée à point: c'est le plus difficile de l'oeuvre. Car és lieux où il n'y a gueres de fonds, comme à la Rochelle, il faut attendre les hautes marées de pleine & nouvelle lune, & lors paraventure n'aura-on pas vent à propos, & faudra remettre la partie à quinzaine. Cependant la saison se passe, & l'occasion de faire voyage: ainsi qu'il nous pensa arriver. Car nous vimes l'heure qu'aprés tant de fatigues & de dépenses nous étions demeurez faute de vent, & pource que la lune venoit en decours, & consequemment la marée, le capitaine Foulques sembloit ne se point affectionner à sa charge, & ne demeuroit point au navire, & disoit-on qu'il étoit secretement sollicité des marchans autres que de la societé du sieur de Monts, de faire rompre le voyage: & paraventure n'étoit-il encore d'accord avec ceus qui le mettoient en oeuvre. Quoy voyant ledit sieur de Poutrincourt, il fit la charge de Capitaine de navire, & s'y en alla coucher l'espace de cinq ou six jours pour sortir au premier vent, & ne laisser perdre l'occasion. En fin à toute force l'onziéme de May mille six cens six à la faveur d'un petit vent d'Est il gaigna la mer, & fit conduire nôtre Jonas à la Palisse, & le lendemain douziéme revint à Chef-de-bois (qui sont les endroits où les navires se mettent à l'abri des vents) là où l'espoir de la Nouvelle-France s'assembla. Je di l'espoir, pour ce que de ce voyage dependoit l'entretenement, ou la rupture de l'entreprise.

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