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Histoire de la Nouvelle-France: (Version 1617)

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Il est bien aysé de reprendre,

Et mal-aysé de faire mieux.




Equipage du sieur de Monts. Kebec. Commission de Champlein. Conspiration chatiée. Fruits naturels de la terre. Scorbut. Annedda. Defense pour Jacques Quartier.

CHAP. II

E Sieur de Monts ayant obtenu prorogation du privilege sus-mentionné pour un an, quoy que ce fût une maigre esperance, toutefois pour les causes que j'ay dites au chapitre precedent, il resolut de faire encore un equipage, & avec quelques associés envoya trois vaisseaux garnis d'hommes & de vivres en son gouvernement. Et d'autant que le sieur de Poutrincourt a pris son partage sur la côte de l'Ocean: pour ne l'empecher, & pour le desir qu'a ledit Sieur de Monts de penetrer dans les terres jusques à la mer Occidentale, & par là parvenir quelque jour à la Chine, il delibera de se fortifier en un endroit de la riviere de Canada que les Sauvages nomment Kebec, à quarante lieuës au dessus de la riviere de Saguenay. Là elle est reduite à l'étroit, & n'a que la portée d'un canon de large: & par ainsi est le lieu fort commode pour commander par toute cette grande riviere. Champlein print la charge de conduire & gouverner cette premiere colonie envoyée à Kebec: où état arrivé il fallut faire les logemens pour lui & sa troupe. Enquoy il y eut de la fatigue à bon escient, telle que nous nous pouvons imaginer à l'arrivée du Capitaine Jacques Quartier au lieu de la dite riviere où il hiverna: & du sieur de Monts en l'ile Sainte-Croix: d'où s'ensuivirent des maladies qui en emporterent plusieurs au dela de fleuve Acheron. Car on ne trouva point de bois prét à mettre en oeuvre, ni aucuns batimens pour retirer les ouvriers; Il falut couper le bois à son tronc, defricher le païs, & jetter les premiers fondements de l'oeuvre.

Or comme noz François se sont préque toujours trouvez mutins en telles actions, ainsi y en eut-il entre ceux-ci qui conspirerent contre ledit Champlein leur Capitaine.

Le chef de cette conspiration fut un serrurier Norman, dit Jehan du Val, qui avoit eté blessé par les Armouchiquois au voyage du sieur de Poutrincourt. Il s'étoit asseuré de trois qui ne valoient pas mieux que lui, & ceux-ci de plusieurs autres, pour faire mourir Champlein, leur suggerans des mécontentemens sur la nourriture, & le trop grand travail, & disans que Champlein mort ilz pourroient faire une bonne main par le pillage des provisions, & marchandises apportées de France, léquelles ayans partagées ilz se retireroient en Espagne dans des vaisseaux Basques & Hespagnols qui étoient à Tadoussac, pour y vivre heureusement. Cette entreprise fut découverte par un autre Serrurier dit Anthoine Natel plus timoré & conscientieux que les autres: lequel declara audit Champlein qu'ils avoient arreté de le prendre au dépourveu, & l'étouffer; ou luy donner de nuit une faulse alarme, & comme il sortiroit luy tirer un coup de mousquet, ce qui se devoit faire dans quatre jours: & ce pendant, que le premier qui en ouvriroit la bouche seroit poignardé. Ces choses venuës en evidence, les quatre chefs furent pris, & envoyés à Tadoussac à la garde du sieur du Pont de Honfleur. Tandis on informe, & cela fait on remene les prisonniers à Kebec pour étre confrontés. Pas un d'eux ne nie, ains implorent misericorde. Surquoy le Conseil assemblé, lédits complices furent condamnés à étre penduz & étranglés. Ce qui fut reelement executé en la personne dudit Du Val, & les trois autres envoyés en France avec leurs informations au Sieur de Monts pour en conoitre plus amplement: auquels il a fait grace. Champlein racontant ce fait se met au nombre des Juges, & dit que du Val en débaucha quatre, comme ainsi soit que par son discours il ne s'en trouve que trois. Plus dit que les conspirateurs (qui devoient executer leur entreprise dans quatre jour) avoient proposé de livrer la place aux Hespagnols, laquelle toutefois n'étoit à peine commencée à batir.

Les autres manouvriers mélés en ladite conspiration aprés s'étre reconus, & avoir eu pardon, se trouverent en grand repos d'esprit, & de là en avant se comporterent fidelement, travaillans de courage aux logemens, & premierement au magazin pour y retirer les vivres, & decharger les barques. Ce pendant d'autres s'occupoient au labourage & semailles de blés & graines de jardin, & à replanter en ordre des vignes du païs. Pour la rapport de cette terre il a eté fort particulierement declaré ci-dessus par le Capitaine Jacques Quartier là où il parle de son arrivée au lieu qu'il nomma sainte-Croix prés Stadaconé, qui est aujourd'hui Kebec. Les animaux de cette terre sont tels que ceux du port Royal. Toutefois j'ay veu des peaux de renards de ce quartier à longs poils noirs meslez de quelque blancs, de si excellente beauté, qu'elles semblent faire honte à la Martre. Ainsi se continuerent les affaires jusques à la venuë de l'hiver, auquel commença à neger assez bonnement le dix-huitiéme Novembre, mais la nege se fondit en deux jours. La plus forte nege tomba le cinquiéme Fevrier, & dura jusques au commencement d'Avril, pendant lequel temps plusieurs furent saisis & affligez de cette maladie qu'on appelle Scorbut dont j'ay parlé ci-dessus. Quelques uns en moururent faute de remede prompt, quand à l'arbre Annedda tant celebré par Jacques Quartier, il ne se trouve plus aujourd'hui. Ledit Champlein en a fait diligente perquisition, & n'en a sçeu avoir nouvelle. Et toutefois sa demeure est à Kebec voisine du lieu où hiverna ledit Quartier. Surquoy je ne puis penser autre chose, sinon que les peuples d'alors ont été exterminés par les Iroquois, ou autres leurs ennemis. Car de démentir icelui Quartier, comme quelques uns font, ce n'est point de mon humeur: n'étant pas croyable qu'il eût eu cette impudence de presenter le rapport de son voyage au Roy autrement que veritable, ayant beaucoup de gans notables compagnons de son voyage pour le relever s'il eut allegué faussement une chose si remarquable. Somme de vint-huit il en mourut vint, soit de cette maladie, soit de la dysenterie causée (à ce que l'on presumoit) pour avoir trop mangé d'anguilles.




Voyage de Champlein contre les Iroquois, Riviere des Iroquois, Saut d'icelle. Comme vivent les sauvages allans à la guerre. Disposition de leur gendarmerie. Croyent aux songes. Lac des Iroquois. Alpes és Iroquois.

CHAP. III

E Printemps venu, Champlein dés long temps desireux de découvrir nouveaux païs delibera ou de tendre aux Iroquois, ou de penetrer outre saut du grand fleuve de Canada: sur ce considerant que les païs meridionaux sont toujours les plus agreables pour leur douce temperature, il se resolut de voir lédits Iroquois (qui sont par les quarante trois degrez) la premiere année. Mais la difficulté gisoit à y aller. Car de nous mémes ne sommes capables de faire ces voyages sans l'ayde des Sauvages. Ce ne sont pas les plaines de nôtre Champagne, ou de Vatan: ny les Landes de Bretagne, ou de Bayonne. Tout y est couvert de hautes forets que menacent les nues. Comme il étoit sur ce discours voici arriver à Kebec quelques deux ou trois cens Sauvages d'amont la riviere, partie Algumquins, partie Ouchategins ennemis dédits Iroquois. Les premiers ont leur demeure au Nort dudit fleuve au dessus du grand saut. Ceux-ci en l'autre part vis à vis d'eux, Iroquois, mais ennemis des autres de méme nom: & partant sont appellés Bons Iroquois. Ils venoient partie pour troquer leurs pelleteries &s navires de Tadoussac, partie pour faire la guerre aux mauvais Iroquois s'ils étoient assistez des François, ainsi que Champlein leur avoit promis l'an precedent. Donc les voyant deliberés il print ceux qui étoient pour la guerre, avec quelques Montagnais (qui sont ceux que Jacques Quartier nomme Canadiens) & dix ou douze François, & partirent de Kebec le dix-huitiéme Juin mil six cens neuf. Je ne veux m'arreter ineptement à conter par le menu toutes les occurences du voyage, suffise de dire, qu'estans parvenus au premier saut de la riviere des Iroquois, la barque dudit Champlein ne peût passer outre, ains seulement les canots des Sauvages. Occasion qu'il retint seulement deux François avec lui, & renvoya les autres. Ce saut est large de six cens pas, & long de trois lieuës, la riviere tombant toujours là parmi les rochers. Ayans gaigné le dessus le deuxiéme Juillet ont fait reveuë des gens, & se trouverent seulement soixante hommes en vint quatre canots, à ce que dit Champlein, que ne seroit pas trois en chacun, ce qui ne semble croyable. Montants la riviere ils rencontrent plusieurs iles grandes & moyennes fort agreables à voir. Le païs neantmoins n'est aucunement habité à cause des guerres. Ce-pendant faut que le Sauvage vive. Et sur ce je voy mon lecteur en peine de sçavoir comment: ce que je vay dire en un mot. Etans loin de l'ennemi ils se divisent en trois bandes: en avant coureurs, corps d'armée, & chasseurs. Les premiers devancent de trois lieuës & font la découverte sans bruit: tandis les autres reposent. Mais les Chasseurs demeurent derriere pour ne donner avis de leur venue à l'ennemi par le cri de la chasse. A deux ou journées du lieu où l'on veut aller ils ne chassent plus ains se joignent au corps, & tous vivent de la chasse prise & des farines de masis qu'ilz portent pour la necessité, dont ilz font de la bouillie.

D'ailleurs ilz ne vont plus lors que de nuit, & le jour se retirent dans l'épais des bois, où ilz se reposent sans faire de bruit, ni feu, pour n'étre découvers. Ilz sont fort credules aux songes, & aprés le sommeil chacun s'enquiert de ce que son camarade a songé: de sorte que si le songe presage victoire, ilz la tiendront pour asseurée: si au contraire, ilz se retireront. Aussi leurs devins interrogent leurs demons sur l'avenement de l'entreprise, & s'ils promettent bien, & qu'il faille marcher: les Capitaines ficheront en terre autant de batons qu'il y a de soldats, & en l'ordre qu'ilz veulent qu'on tienne à la guerre: puis les appellant l'un aprés l'autre, les soldats garderont sans varier le rang qui leur aura eté donné selon la disposition dédits batons: & pour ne tomber en desordre à l'abord de l'ennemi ilz font plusieurs fois la faction militaire, se mélans confusément comme les danseurs d'un balet, & se trouvans au bout au méme lieu & rang qui leur a eté ordonné.

Les Sauvages dont nous parlons ayans fait ces exercices enfin arrivent au lac qu'ilz cherchoient, lequel Champlein dit étre long d'octante ou cent lieuës, & toutefois il ne l'a depeint, que de la longueur de trente-cinq lieuës. Ce lac est embelli de quatre grandes iles foretieres, & environné d'arbres de toutes parts, parmi léquels y a force chataigners & quantité de fort belles vignes que la nature y a plantées. Non loin du bord: à l'Orient y a des Alpes couvertes d'un manteau de neges au plus chaud de l'Eté: & au Midi d'autres qui les semblent égaler en hauteur, mais toutefois sans neges. Au dessouz sont de belles vallées fertiles en peuples, blés, & fruits, mais ce blé est celui qu'aucuns appellent blé sarazin, ou masis, & non blé de nôtre Europe.




Rencontre des Iroquois. Barricades. Message à l'ennemi. Combat. Effect d'arquebuse. Victoire. Butin. Retour des victorieux. Traitement des prisonniers. Ceremonies à l'arrivée des victorieux en leur païs.

CHAP. IV.

E vint-neufiéme Juillet la troupe guerriere des Sauvages cotoyant le lac à la faveur de la nuit, sur les dix heures eut en rencontre les Iroquois plustot qu'elle n'avoit pensé. Lors grans cris & huées d'une part & d'autre: chacun met pied à terre & arrenge ses canots le long de la rive: Les Iroquois pris à l'impourveu se barricadent, coupans de bois avec de mechantes haches qu'ilz gaignent quelquefois à la guerre, & de pierres aiguës qui leur servent à méme effect. Les autres se parent aussi de leur côté, & s'avançans à la portée d'une fleche de l'ennemi en l'ordre qui avoit été dit, ils leur envoyent deux canots, sçavoir s'ils ont envie de combattre. Les Iroquois repondent qu'ilz ne sont venus que pour cela, mais que l'heure n'est propre, & sont d'avis d'attendre le jour. Ceci est trouvé bon par les autres. Cependant la nuit se passe en danses & chansons avec injures, deffis, & reproches de part & d'autre.

L'avant-courriere du jour n'eut plutot montré sa face vermeille sur l'horizon oriental, que chacun s'appréte, & se range en bataille. Les Iroquois en nombre d'environ deux cens hommes sortent de leur barricade d'une gravité Lacedemonienne. Les autres s'avancent aussi en méme ordre, léquels indiquent à Champlein que les trois premiers de la troupe Iroquoise paroissans avec des plumes beaucoup plus grandes que celles des autres, étoient les Capitaines, & qu'il devoit viser à ceux-là. Là dessus luy font ouverture (car il demeuroit caché parmi la troupe) & s'avance de quelques vint pas de l'ennemi, lequel voyant cet homme nouveau armé d'un corselet, d'un morion, & d'une arquebuse, s'arréta tout coure, & Champlein aussi, se contemplans l'un l'autre. Et comme les Iroquois branloient pour le tirer, il coucha son arquebuse (chargée de quatre bales) en jouë, sur l'un des trois chefs, deux déquels tomberent par terre de ce coup, & un autre fut blessé, qui mourut peu aprés. Cet effect excita de grans cris de joye en la troupe de Champlein, & donna grand étonnement aux Iroquois, voyans que ni les armes tisser de fil de coton, ni les pavois de leurs Capitaines ne les avoient garentis d'une si prompte mort. Cependant une grele de fleches tombe sur les uns & les autres, & tiennent bon les Iroquois, jusques à ce que l'un des compagnons de Champlein ayant tiré un autre coup, ilz prindrent l'épouvante, & quitterent la partie, s'enfuians par les bois, où ilz furent poursuivis & mal menés en sorte qu'outre les tués il y en eut dix ou douze prisonniers. Le butin fut du blé masis, des farines, & des armes des ennemis. Et apres avoir dansé & chanté on parla du retour. Mais il fut triste pour les prisonniers de guerre. Car dés le jour méme la troupe étant allée jusques à huit lieues de là, au soir l'on commença à haranguer l'un d'iceux sur les cruautés qu'ils avoient autrefois exercée contre ceux de leur nations, sans penser que le hazard de la guerre est incertain, & leur pouvoir un jour arriver la calamité en laquelle ilz se voyoient. Et là dessus le font chanter, mais c'étoit un chant plein d'amertume & fort melancholique. Puis ayans allumé du feu chacun print un tison & le bruloit sans pitié, & par intervalles lui jettoit de l'eau pour allonger son tourment. Aprés lui arracherent les ongles, mettans des charbons aux lieux d'icelles, & sur le bout du membre viril. Puis lui écorcherent la téte, sur laquelle ilz firent degoutter de la gomme fondue, ce qui arrachoit des cris pitoyables à ce pauvre malheureux. D'ailleurs lui perçans les bras prés les poignets, lui tiroient par force les nerfs avec des batons fichez dedans. C'estoit là un miserable spectacle à Champlein & ses compagnons, qui étans invités de faire le semblable, Champlein repondit que s'ilz vouloient il lui tireroit un coup d'arquebuse, mais ne pouvoit pas souffrir de voir une telle cruauté. La troupe barbare ne vouloit s'y accorder, disant qu'il mourroit tout d'un coup sans sentir mal. En fin toutefois voyans qu'il se retiroit d'eux tout indigné, ilz le rappellerent pour faire ce qu'il avoit dit; ce qu'il eut à gré, & delivra en un moment ce pauvre corps des tourmens qui lui restoient à souffrir. Ce peuple brutal non content de ce qui s'étoit passé ouvrit encore le ventre du mort, & jetta ses entrailles dans le lac: lui arrache le coeur qu'ilz couperent en morceaux & le baillerent à manger à un sien frere aussi prisonnier & autres ses compagnons, qui ne le voulurent avaller. En fin coupans la téte, les bras, & les jambes à ce pauvre mort, ils en jetterent les pieces deça & dela ne pouvans plus faire davantage. Il vaudroit beaucoup mieux mourir au combat, ou se tuer soy-méme à faute de ce (pour que ce peuple n'a point de Dieu) que de se reserver à de si horribles tourmens. Et croy que nous n'en ferions pas moins si nôtre guerre se traitoit ainsi: n'estant sans exemple loüé en la sainte Ecriture qu'un homme ait mieux aymé se donner la mort, que de tomber és mains de ses ennemis, de qui en tout cas il est à presumer qu'il n'eust receu qu'une mort commune & ordinaire aux prisonniers de guerre. Je n'ay point leu, ni ouï dire qu'aucun autre peuple Sauvage se comporte ainsi alendroit de ses ennemis. Mais on repliquera que ceux-ci rendent la pareille aux Iroquois, qui par actes semblables ont donné sujet à cette tragedie. Cela fait, les autres prisonniers spectateurs de ces tourmens ne laisserent de s'en aller toujours chantans avec la troupe victorieuse, quoy que sans esperance de meilleur traitement. Au saut de la riviere des Iroquois la troupe se divisa, & chacun print la route de son païs. Un Sauvage des Montagnais ayant songé que l'ennemi les poursuivoit, ilz partirent à l'instant, quoy qu'il fit une nuit fort facheuse pour les pluies & grans vens, & ayans trouvé des grans roseaux au lac saint Pierre, ilz s'y mirent à couvert jusques au jour, & delà en quatre journées arriverent à Tadoussac, ayans mis chacun au bout d'un baton attaché à la prouë de leurs canots les tétes de leurs ennemis, & chantans pour leur victoire à l'abord de la terre. Ce que voyans leurs femmes, elles se jetterent nuës dans l'eau allans au devant d'eux pour prendre lédites tétes, léquelles elles se pendirent au col comme un joyau precieux, & passserent plusieurs jours de cette façon en danses & chansons.




Retour de Champlein en France: & de France en Canada. Riviere de Canada quand navigable. Triste accident. Etat de Kebec. Guerre contre les Iroquois. Siege. Fort d'iceux pris à l'ayde de Champlein. Avarice de Marchans. Cruauté de Sauvages sur leurs prisonniers de guerre. Garson François laissé parmi les Sauvages. Baleine dormante sur mer au retour en France.

CHAP. V

ES choses ainsi passées, le Capitaine du Pont & Champlein prennent conseil de retourner en France, laissans le gouvernement de Kebec au Capitaine Pierre Chauvin. Et d'autant que l'on craignoit au prochain Hiver les accidens des maladies passées, ledit du Pont fut d'avis de faire couper du bois pour la provision de cinq ou six mois à fin de delivrer de cette fatigue ceux qui resteroient pour la demeure. Ce qu'il fit en telle sorte que les autres s'en fachoient prevoyans qu'ilz ne sçauroient à quoy s'occuper durant la froide saison. Neantmoins cela se passa ainsi, & en consequence cet Hiver ne leur apporta aucune mortalité, ayans aussi eu souvent de la viande fréche durant cet Hiver.

Cela expedié, les susdits se mettent à la voile le premier de Septembre, se trouvent sur le grand Banc des Moruës le quinziéme, & le treziéme Octobre arrivent à Honfleur. Le sieur de Monts fit ses efforts pour obtenir nouvelle commission & privilege pour la traite des Castors és terres par lui découvertes: ce qu'il ne peût, quoy qu'il semble cela lui être bien deu. Neantmoins aprés ce rebut il ne laissa de tenter fortune, & faire encore un nouvel embarquement à ses despens, tant il est desireux de belles entreprises & de penetrer dans le profond de ces terres.

De cet embarquement furent gouverneurs les susdits Capitaine du Pont & Champlein, le premier pour la traite des pelleteries, & l'autre pour la découverte des terres.

Ayans donc pris quelque nombre de manouvriers avec eux, pour renforcer l'habitation de Kebec, ilz partirent de Honfleur le 18 Avril mille six cens dix, & arriverent à Tadoussac le vint-sixiesme May. Là ilz trouverent des vaisseaux arrivez dés huit jours auparavant, chose qui ne s'étoit veuë il y avoit plus de soixante ans, à ce que disoient les vieux mariniers. Car d'ordinaire les entrées du golfe de Canada sont cellées de glaces jusques à la fin de May. Etans emmanchez dans la grande riviere, un malheur arriva que rencontrans un vaisseau de Saint-Malo, un jeune homme qui étoit en icelui voulant boire à la santé dudit Capitaine du Pont se laissa glisser hors le bord, & alla boire plus qu'il ne vouloit dans l'eau salée, sans qu'il y eût moyen de le secourir, les vagues étans trop hautes.

Les Sauvages qui étoient ja arrivés à Tadoussac furent fort aises de la venue de Champlein desirans faire avec lui quelque exploit de guerre, suivant la promesse qu'il leur avoit fait l'an precedent. Les Basques & Mistigoches (ainsi appellent-ils les Normans & Maloins) leur avoïent aussi promis d'aller à la guerre avec eux, dont se deffians ilz demanderent à Champlein s'il estimoit qu'ilz fussent hommes de promesse, lequel ayant repondu que non, & que ce n'étoit que pour attrapper leurs pelleteries: Tu as dit vray (repliquerent-ils) ilz ne veulent faire la guerre qu'à noz castors; mais en effect ce ne sont que des femmes.

Quittant Tadoussac ledit Champlein trouve à Kebec tous ceux qu'il y avoit laissé en bonne santé, & quelque nombre de Sauvages qui l'attendoient, auquels il fit la Tabagie, & eux à luy & huit de ses compagnons, qui furent traités à la mode du païs.

Le rendez-vous ayant eté donné à l'entrée de la riviere des Iroquois, Champlein partit de Kebec le quatorziéme de Juin, pour y aller trouver les Sauvages des trois nations denommées au chapitre precedent. Il ne manqua d'avant-coureurs Pour le presser de s'avancer, & sans que dans deux jours les Algumquins & Ochategoins se devoient trouver au dit rendez-vous avec quatre cens hommes, la pluspart sous la conduite du Capitaine Iroquer, qui étoit de l'écarmouche de l'an passé. L'un dédits avant-coureurs, qui étoit aussi Capitaine, donna à Champlein une lame de cuivre de la longueur d'un pied qu'il avoit pris en son païs, où s'en trouvoit prés un grand lac quantité de morceaux qu'ilz fondoient, le mettoient en lingots, & l'unissoient avec des pierres.

Champlein arrivé à la riviere de Foix, par lui nommée (je ne sçay à quel sujet) les trois rivieres, quoy qu'elle se décharge en un seul canal dans le fleuve de Canada, il y rencontra les Montagnais, avec léquels il arriva le dix-neuviéme dudit mois à une ile proche l'entrée de la riviere des Iroquois, où nouvelles vindrent en diligence que les Algumequins avoit fait rencontre des Iroquois, qui étoient en nombre de cent fortement barricadés de hauts arbres couchés & enlassés l'un parmi l'autre, & n'y avoit moyen de les emporter sans le secours des Mistigoches. Aussi-tot l'alarme au camp, chacun confusément prent ses armes & s'embarque, & Champlein avec eux assisté de quatre des siens, ayant baillé charge au pilote la Routte (qu'il laissoit à la garde de sa barque) de lui envoyer encore quelques gens de secours, n'ayant loisir de les appeller. Là y avoit quelques barques de Mastigoches, déquels aucun n'eut le courage ni la hardiesse d'aller acquerir de l'honneur à une telle rencontre, ni d'assister leurs compatriotes, hors-mis un nommé le Capitaine Thibaut. Et pour ce les Sauvages se mocquoient d'eux, & crioient que c'étoient des femmes, qui ne sçavoient que guerroyer leurs Castors, & emporter leurs pouilleries. Ilz ne laisserent de se hater à force de rames, & s'efforcer de gaigner la terre, là où étans chacun prend les armes, & sans se souvenir de Champlein courent à travers ls bois d'une telle legereté, qu'incontinent il les perdit de veuë, & demeura sans guide, suivant tant qu'il peût avec ses compagnons leur brisée avec beaucoup de difficultés, tant pour la pesanteur de leurs armes & corps de cuirace, que pour la nature des bois pleins d'eaux & palus: & l'importunité étrange des mouches bocageres qui sont par tout ce païs-là, comme nous dirons ailleurs. Ilz n'eurent pas fait long chemin qu'ilz perdirent toute cognoissance, & ne sçavoient à quoy se resoudre: mais ilz apperceurent deux Sauvages qu'ils appellerent pour les conduire: aprés quoy en survint un autre accourant pour les faire avancer, disant que les Algumquins & Montagnais, ayans voulu forcer la barricade des Iroquois, avoient été repoussés avec perte de leurs meilleurs hommes, sans les blessez: & s'étoient retirés en attendant secours. Ilz n'eurent pas beaucoup cheminé qu'ils ouïrent les exclamations des uns & des autres étans toujours sur l'écarmouche. Mais les assaillans s'écrierent bien d'autre façon à l'arrivée des nôtres, qui à l'instant s'approcherent de la barricade pour la reconoitre, comme firent aussi les Sauvages nos amis, lors nos arquebusiers de faire leur devoir, & les Iroquois de s'étonner voyant l'effect des arquebuses qui n'épargonient leurs boucliers, & faisoient tomber plusieurs de leurs gens, léquels étoient d'autant plus aisés à mirer que lédites arquebuses se reposoient sur la barricade méme. Champlein y fut blessé d'un trait de fleche, & un sien compagnon aussi. Et voyant que la munition commençoit à leur faillir il cria aux Sauvages qu'il falloit emporter l'ennemi de force & rompre la barricade, & pour ce faire se targuer de leurs pavois, & attacher des cordes aux arbres plantez debout soutenans les autres, & les renverser afin de faire ouverture. D'ailleurs qu'il falloit abattre quelques arbres à l'environ & les faire tomber dans le clos pour les accabler: & que de sa part avec ses compagnons il empecheroit l'ennemi à coups d'arquebuses de les endommager. Ce qui fut promptement executé. Depuis que l'arquebuserie commença à jouer ceux qui étoient demeurés aux barques à une lieuë & demie de là entendoient tout le tintamarre, ce qui émeut un jeune homme de Saint-Malo nommé des Prairies, de reprocher à ses compagnons leur couardise & ignominie, de laisser ainsi leurs compatriotes parmi des Sauvages en une telle affaire sans s'en émouvoir, ni les secourir, disant que pour son regard il y vouloit aller, & n'attendroit point le reproche de n'y avoir été, sinon des premiers, au moins encore assez à temps pour faire quelque chose de bon. Ce courage enflamma d'autres, qui y furent avec lui dans sa chalouppe, & ayant mis pied à terre prés le Fort des Iroquois, va trouver Champlein, lequel à leur venue fit cesser les Sauvages, afin que ledit Fort ne fût pris sans qu'ils eussent eu part à la gloire du combat. Ainsi se mirent en devoir de tirer sur l'ennemi, & en diminuer le nombre, de sorte que n'étant plus capables de resistance, ouverture fut faite à la faveur des arquebusaqdes qui donnoient par dedans, restant neantmoins la hauteur d'un homme d'arbres couchez l'un sur l'autre, qui n'empecherent de donner vivement l'assaut, où ce qui restoit d'Iroquois perdant coeur commença à prendre la fuite, se noyans les uns au courant de la riviere, les autres passans par le fil de l'épée, ou par les armes des Sauvages: de sorte que de tout le nombre qu'ils étoient il n'en demeura que quinze vivans reservés aux tourmens tels qu'au chapitre precedent. Des assiegeans trois furent tués, & cinquante blessés. Aprés cette victoire arriva encore une chalouppe tout à point pour avoir part au butin, lequel on laissa à cet gent rapace & avare de mercadens, n'y ayant que de la pouillerie de ces pauvres miserables Iroquois, qui étoient pleine de sang: & de cette vilaine avidité, les Sauvages se mocquoient avec mille reproches.

Ilz leverent selon leur coutume, les cuirs des tétes des morts pour en faire des trophées au retour en la façon qu'a été dit ci-dessus. Puis demembrent un corps en quatre quartiers pour le manger, ce disoient ils, tant cette nation barbare est enragée contre ses ennemis. Noz Sauvages de la côte marine sont plus humains, & se contentent de la mort commune de leurs ennemis, ou de les retenir pour esclaves.

Le reste du jour se passa entre ceux-ci en danses & chansons, n'ayans que trois sortes d'occupation en toute leur vie, ou ce que je viens de dire, ou la chasse, ou la guerre. Le lendemain étant arrivés hors la riviere des Iroquois, il attacherent trois de leurs prisonniers à un arbre prés de l'eau, & ne cesserent de les bruler & leur jetter eau par intervalle jusques à ce que ces pauvres corps tomberent en pieces, & lors étans morts chacun en coupoit un morceau & le bailloit à son chien. Les autres prisonniers furent reservés pour contenter les femmes, léquelles adjoutent encore à ces horribles supplices sans pitié ni misericorde. Champlein en sauva un qui lui fut donné, mais il se sauva, quoy qu'il eût asseurance qu'il n'auroit point de mal.

Pendant ces executions les Mercadens ne laissoient de traiter des pelleteries que les Sauvages avoient amenées, & emportoient le profit qui se pouvoit attendre de cette nation que Champlein avoit assistée avec tant de travaux.

Le lendemain arriva le Capitaine Iroquet mentionné ci-dessus avec deux cens hommes bien marri de n'avoir été de la partie, la pluspart des Sauvages qui se trouverent là n'ayans jamais veu de Chrétiens demeuroient fort étonnés considerans noz façons, noz vetemens, nos armes, nos equippages.

Comme les troupes étoient prétes de se retirer chacune en son païs, Champlein trouva bon de laisser aller un jeune garson volontaire avec ledit Iroquet, pour apprendre le langage des Algumequins, & remarquer les lacs, rivieres, mines, & autres choses necessaires tandis qu'il retourneroit en France. Ce qui fut accordé; mais les autres Sauvages en firent difficulté, craignans que mal ne lui avint, n'ayant accoutumé de vivre à leur mode, qui est dure en toute façon, & qu'arrivant quelque accident audit garson ilz n'eussent les François pour ennemis. Champlein s'en formalisa, & dit que s'ilz lui refusoient cela il ne les tenoit pas pour amis. Et pour répondre à leur difficulté, que s'il arrivoit accident de maladie ou de mort au jeune garson sans leur faute il ne leur en voudroit point de mal, sçachant que nous tous infirmes & sujets à mourir. A tant ils s'accorderent que Champlein prendroit un des leurs en change, lequel il remeneroit l'Eté suivant, & reprendroit le sien, lequel ilz traiteroient comme leur enfant. J'ay veu souvent ce Sauvage de Champlein nommé Savignon, à Paris, gros garson & robuste, lequel se mocquoit voyant quelquefois deux hommes se quereler sans se battre, ou tuer, disant que ce n'étoient que des femmes & n'avoient point de courage.

Cette année le refus fait au sieur de Monts de lui continuer son privilege, ayant été divulgué par les ports de mer, l'avidité des Mercadens pour les Castors fut si grande que les trois parts cuidans aller conquerir la toison d'or sans coup ferir, ne conquirent pas seulement des toisons de laines, tant étoit grand le nombre de conquerans.

La triste nouvelle de la mort du Roy ayant eté portée jusques là par les derniers venus, fut cause de hater le depart des vaisseaux su sieur de Monts, & de donner ordre à l'habitation de Kebec, où fut laissé pour chef de la compagnie un nommé du Parc. Ains partirent le Capitaine du Pont & Champlein de Tadoussac le treziéme Aoust, & le vint-septiéme Septembre arriverent à Honfleur. Mais il ne faut omettre un cas fort nouveau & rare avenu en ce voyage, que leur vaisseau ait passé par-dessus une Baleine endormie en pleine mer, & lui ait tellement endommagé le train de derriere, qu'elle jetta grande abondance de sang, sans peril dudit vaisseau. Et neantmoins quelques autheurs écrivans de la nature des poissons, disent qu'entre iceux le seul Sargot est capable du dormir, comme nous dirons plus amplement au chapitre de la pecherie livre sixiéme.




Retour de Champlein en Canada. Bancs de glaces longs de cent lieuës. Arrivée à la Terre-neuve. Comment les Sauvages passent le Saut de la grande riviere. Saut du Rhin. Mensonges de quelqu'un qui a écrit un sien voyage ne Mexique.

CHAP. VI

EPUIS le voyage sus-écrit, Champlein en a fait quelques autres qui ne sont pas venus à ma conoissance, ains seulement ceux des années six cens unze, & six cens treze équels il a découvert quelque terres & lacs outre le grand saut du fleuve de Canada és païs des Algumquins, qui sont à l'opposite des Iroquois separés par un grand lac de quinze journées de longueur. Le premier dédits voyages fut accompagné de beaucoup de difficultés & perils, non pour la terre, mais pour la navigation. Car cette année les vens & la saison furent fort contraires, de sorte que n'ayant peu s'élever au Su, ains toujours jetté au Nort jusques à la hauteur de 48 degrez de latitude, il rencontra devant qu'arriver au Banc des Morues plus de cent lieues de glaces elevées de trente & quarante brasses hors de l'eau, dans léquelles se trouvant souvent enveloppé, on peut penser si le vaisseau étoit en seureté la glace obeissant au vent, & pouvant au moindre choc mettre ledit vaisseau en piece. Souvent aprés avoir long temps vogué tout un jour, ou une nuit entre les bancs de glaces, pensant trouver une sortie, on les trouvoit scellées, & falloit retourner en arriere chercher passage. Un autre mal augmentoit le peril, que durant ces travaux les brumes épesses empechoient de voir plus loin que la longueur du vaisseau. Puis les plus pluies, les neges, le froid incommodoient & engourdissoient tellement les matelots, qu'ilz ne pouvoient manouvrer, ni à peine se tenir sur le tillac. En fin aprés avoir été plusieurs fois deceu cuidans voir la terre au lieu des glaces, ilz se trouverent à Campseau, d'où mettans le cap au Nort, ils tirent au cap Breton, avec pareille fortune que devant, jusques à ce qu'un grand vent s'éleva, qui balaya l'air, & leur fit reconoitre l'ile dudit Cap-Breton à quatre lieuës au Nort d'eux. Mais n'étoient encore pourtant hors les glaces, & doutoient que le passage pour entrer au golfe de Canada fût ouvert. Et comme ilz cotoyoient lédites glaces ils apperceurent le premier de May un vaisseau autant en peine qu'eux, où commandoit le fils du sieur de Poutrincourt, qui étoit parti de France il y avoit trois mois, & alloit trouver son pere au Port-Royal. Cette rencontre lui fut favorable d'autant qu'il n'avoit encore eu la veuë d'aucune terre, & s'en alloit engouffrer entre le Cap saint Saurent & le Chap de Raye, qui toit le chemin de Canada, & non dudit Port-Royal: & en cette route entra le lendemain ledit Champlein, qui de là en avant eut meilleur temps & arriva à Tadoussac le treiziéme dudit mois de May étant parti de Honfleur avec le sieur du Pont le premier de Mars mille six cens unze.

Tout étoit encor plein de neges à cette arrivée. Et neantmoins quelques Sauvages n'avoient laissé de venir du païs d'en haut outre le Saut, jusques audit lieu de Tadoussac pour troquer quelques pelleteries, qui étoit peu de chose: & ce peu encore le vouloient-ils bien employer attendans qu'il y eût nombre de vaisseaux (or y en avoit-il des-ja trois, outre Champlein) pour avoir meilleur marché de noz denrées: à quoy ils sont fort bien instruits depuis que l'avarice de noz Marchans s'est fait reconoitre pardela. Car avant les entreprises du sieur de Monts à peine avoit-on ouï parler de Tadoussac, ains les Sauvages par maniere d'acquit, voire seulement ceux des premieres terres venoient trouver les pecheurs de Moruës vers Bacaillos, & là troquoient ce qu'ils avoient, préque pour neant. Mais l'envie & rapacité les a aujourd'hui porté jusques au Saut de la riviere de Canada, & ne sçauroit Champlein y aller qu'il n'ait une douzaine de Barques à sa queuë pour lui ravir ce que son travail & industrie lui devroit avoir acquis, ainsi qu'il a eté pratiqué au voyage precedent, & en cetui-cy.

Cela, & le desir de découvrir des terres nouvelles, a fait resoudre ledit Champlein de faire un fort prés ledit Saut, étant le lieu fort commode, d'autant que deça & delà le grand fleuve, tombent des rivieres qui vont assez avant dans les terres, & ya a beaucoup d'espace découvert au lieu où étoit cy-devant la ville de Hochelaga décrite par Jacques Quartier, laquelle par les guerres a eté ruinée, & ses habitans exterminés, ou chassés.

Jusques ici on a estimé que ledit Saut étoit impenetrable, mais les Sauvages y passent (en se mettans tout nuds) pardessus les bouillons d'eau, avec leurs canots d'écorce, sçavoir du coté du Nort, car en l'autre part un garson du sieur de Monts nommé Louis (auquel j'ay grand regret) y a eté noyé cette année avec un Sauvage, qui temerairement y voulut passer contre l'avis d'un autre qui se sauvan ayant toujours empoigné le canot & dessus & dessous l'eau. Si le païs étoit habité on pourroit trouver moyen de faciliter ce passage par engins pour les barques, comme on a fait celui du Saut du Rhin un peu au dessous de Schaffouse, qui est beaucoup plus haut que chacun de ceux dont est composé cetui-ci.

Cette année devoient venir trois cens Algumquins Charioquois, & Ochataguins faire la guerre aux Iroquois, & furent long-temps attendus. Mais la mort d'un des Capitaines rompit cette entreprise. De sorte que ce voyage n'a eté utile qu'à la marchandise, n'ayant Champlein fait autre découverte que de voir un grand lac qui est à huit lieuës du Saut de la grande riviere, où les Sauvages l'inviterent d'aller, se fachans de voir tant de barques de gens avides, avares, envieux, sans chef, & sans accord. Là ils confererent avec luy des affaires de l'étant present du païs, & de l'avenir, par le truchement du jeune garson qu'il y avoit laissé l'an precedent, lequel avoit fort bien appris la langue: & de Savignon Sauvage qu'il avoit remené de France, lequel quelques marchans envieux avoient fait croire être mort. L'un & l'autre se loua fort du traitement qu'il avoit receu; & se fachoit ledit Savignon d'aller reprendre sa dure vie du temps passé. Il avoit un frere nommé Tregoüaroti Capitaine au païs des Ouchateguins à cent cinquante lieuës dudit Saut. Parmi les discours qu'eut ledit Champlein avec eux, il apprit de quatre voyageurs, que bien loin ils avoient veu une mer, mais qu'il y avoit des deserts & lieux facheux à passer. Et que vers eux venoient quelquefois des hommes d'entre le païs des Iroquois, qui avoisinent la mer du midi (qui sont les Floridiens). Mais il n'est aucune nouvelle qu'il y ait des villes fermées, ny des maisons à trois & quatre etages, ni du bestial domestic, comme recite y avoit au profond des terres en tirant de Mexique au Nort, celui qui a fait l'histoire de la Chine, où incidemment, il parle aussi d'un voyage audit Mexique qui me fait croire que ce sont pures fables.

Apres ces choses Champlein ayant laissé deux garsons parmi les Sauvages pour s'enquerir du païs, & le recognoitre, & donné ordre à l'habitation de Kebec, il s'en revint en France avant l'hyver.




Commission de Champlein portant reglement pour le traffic avec les Sauvages. Etat de Kebec. Credulité de Champlein à un imposteur. Ses travaux en suite de ce. Sauvages haïssent le mensonge. Imposteur conveincu. Observations sur le voyage de Champlein aux Algumequins. Ceremonies des Sauvages passans le saut du Bassin. Peuples divers. Variations de Champlein.

CHAP. VII

'AN six cens douze Champlein voyant ses entreprises ruinées par l'avarice des Marchans si l'on n'apportoit quelque reglement au traffic des Castors & pelleteries avec les Sauvages, delibera de se mettre en la protection de quelque Prince, qui print son affaire en affection; & suivant ce, à la faveur de Monseigneur le Prince de Condé obtint commission du Roy l'an six cens treze, par laquelle ne seroit loisible à aucun des sujets de sa Majesté de troquer dans la grande riviere avec les Sauvages, qu'à ceux qui seroient de l'association par lui proposée, à laquelle chacun pourroit étre receu. Ce qu'ayant fait publier par les postes de France, il s'embarque avec quatre vaisseaux associés qui lui devoient fournir chacun quatre hommes tant pour faire ses découvertes, que pour guerroyer avec les Sauvages où besoin seroit: & à l'arrivée à Tadoussac trouve les Montagnais reduits à une extréme faim à cause que l'hiver avoit eté doux, & par consequent la chasse mauvaise. Quant à ceux de Kebec il les trouva tous en bonne santé sans avoir eté atteints d'aucune maladie. Puis devant qu'aller au saut de ladite riviere, il fit signifier sadite commission aux vaisseaux là arrivés, qui étoient partis de France devant lui.

Le profit n'y fut pas si grand que les Marchans associez s'étoient proposé, parce que les Sauvages ayans eté mal-traités d'aucuns François l'année precedente que Champlein étoit en France, ilz s'étoient resolus de ne plus venir: & de fait, peu de gans se trouverent là pour lors, ains étoient tous allés à la guerre, ou demeurés, sinon que trois canots arriverent audit Saut avec peu de pelleteries, léquelles ayans troquées, Champlein obtint (quoy qu'avec difficulté) deux dédits canots pour reconoitre par les rivieres & lacs le païs des Algumequins, ayant seulement pris quatre hommes avec soy, déquels y en avoit un nommé Nicolas Vignan, qui reconoissant son desir principal étre de trouver quelque passage pour aller à la Chine, luy fit à croire avoir veu une mer en la part du Nort à dix-sept journées dudit Saut, ce qu'il afferma étant en France, & conferma étant porté pardela, avec tant de sermens (dit Champlein) que fors lui fut de s'engager au voyage qu'il alloit entreprendre, joint que ce discours amenoit des circonstances qui rendoient son mensonge fort vraysemblable, sçavoir que sur le bord de cette mer imaginaire, il avoit veu le bris d'un vaisseau Anglois qui s'étoit là perdu, & les tétes de quatre-vints Anglois echappés de ce naufrage, que les Sauvages avoient tués, pour ce qu'ilz leur vouloient ravir leurs blés; Adjoutant que dédits Anglois avoit eté reservé un jeune garson que les Sauvages lui vouloient donner. Ce qui se rapportoit aucunement à ce qu'avoient publié les Anglois peu auparavant, du voyage de Henry Hudson, lequel en l'an six cens unze trouva (disent-ils) un détroit au dessus de Labrador par les soixantes & soixante un degrés, dans lequel ayant vogué quelques cent lieuës, la mer s'étendoit au Su jusques au cinquantiéme degré. Ce que toutefois il ne croy point, car si cela étoit, il y vient des Sauvages tous les ans à Tadoussac de beaucoup plus loin qui en diroient quelques nouvelles. Champlein toutefois s'est laissé porter au dire de ce bourdeur, qui lui a baillé autant de fatigue que l'homme en put supporter. Car je trouve par son discours que bien souvent il luy falloit tirer son canot à-mont les rivieres avec une corde, & ce quelquefois dans l'eau où il etoit contraint de se mettre bien avant, ny ayant aucun chemin sur les rives de la terre. Il a fallu passer des Sauts en nombre de plus de dix, à chacun déquels il falloit decharger & porter par terre sur les épaules tout le bagage une lieue durant, plus ou moins. Adjoutons à ceci l'incommodité, ou plustot cruauté des mouches bocageres, qui comme essains d'abeilles environnent & picquent par milliers incessamment la chair humaine, dont elles sont friandes. Et apres tout representons nous encore la façon de vivre qu'il étoit contraint de suivre en cet exploit, neantmoins son courage passa pardessus toutes ces difficultés. Si bien que le douziéme jour il arriva chés un Capitaine nommé Nibashis, qui fut plus que ravi de le voir, disant qu'il falloit qu'il fût tombé des nues, d'estre venu là parmi de si mauvais païs. Ce Capitaine apres l'avoir traicté au mieux qu'il peût, fit equipper deux canots pour le conduire à huit lieues de là vers un autre ancien Capitaine nommé Tessouat; lequel ne fut moins étonné que l'autre de chose tant inesperée. Ce Tessouat est logé sur le bord d'un grand lac par les quarante sept degrez, en lieux âpres, & du tout sauvages, quoy qu'il y ait de belles & bonnes terres ailleurs. Mais pour eviter les surprises des ennemis ces pauvres peuples sont contraincts de se loger ainsi à l'avantage. Et voudroient bien vivre en Republique s'ils avoient quelque Fort ou ville pour se retirer, & un Gouverneur pour les defendre. Telles incommodités ont aux premiers siecles contraint les hommes de batir hautement; & se remparer contre les invasions des voleurs, qui veulent vivre du travail d'autrui.

Le lendemain Tessouat fit la Tabagie à Champlein, à laquelle il avoit convoqué tous ses voisins. Les mets exquis furent une bouillie faite de Mahis écrasé entre deux pierres, item de chair & poisson bouilli, & de chair grillée sur les charbons, le tout sans sel.

De vin il ne s'en parle point pardela. Tessouat entretenoit la compagnie sans manger, selon la coutume: & les jeunes hommes gardoient les portes des cabannes. Il n'y a en tels festins ny tables ni bancs, ains chacun apporte son écuelle & sa culiere, il s'asseoit où il trouve bon le cul sur les talons, ou contre terre.

Quand chacun fut bien repeu, la jeunesse sortit, & petuna-on à la rengette une bonne demie heure sans dire mot: puis on entra en Conseil, où Champlein leur dit qu'il avoit grandement desiré de les voir pour leur témoigner son affection, & le desir qu'il a de les assister en leurs guerres, & vouloit faire alliance avec les Nebicerini qui sont à six journées plus outre qu'eux, afin de les mener aussi à la guerre. Et d'autant qu'outre leur païs il a entendu y avoir une mer qu'il desireroit bien voir, il les prie de l'assister en cette entreprise. Les Sauvages aprés plusieurs paroles de compliment representerent qu'outre les experiences d'amitié passées, s'en étoit encore icy un grand temoignage à Champlein d'avoir tant pris de peine à les venir voir. Que l'an precedent deux mille hommes s'étoient trouvés au saut de la grande riviere pour aller à la guerre. Mais qu'il leur avoit manqué; & cuidans qu'il fût mort n'y avoient eté cette année. Joint qu'ilz avoient eté mal traités de quelques François: Que pour les Nebicerini ilz ne lui conseilloient ce voyage qui étoit trop difficile, & n'en pourroit venir à bout, que le peuple de là étoit méchant, sorciers, & empoisonneurs, & ne leur étoient amis: Au reste gens sans coeur, qui ne valent rien à la guerre. Je laisse beaucoup d'autres discours tenus en cette assemblée. En fin par importunité ils avoient promis quatre canots à Champlein; mais un d'entr'eux songea que s'il alloit là il mourroit, & eux tous aussi: occasion que personne ne voulut entreprendre la conduite le prians d'attendre jusques à l'année suivante, & que lors on le meneroit avec bonne escorte. Champlein se fachant de telles reposes, dit que son homme avoit eté en ce païs là, & n'avoit rien trouvé de ce qu'ilz disoient. Lors chacun de le regarder de mauvais oeil, & specialement Tessouat, chez lequel il avoit hiverné, qui le rendit confus sur ses mensonges, & l'eussent déchiré en pieces sans la presence de Champlein, car ilz haissent mortellement les menteurs & les hommes doubles de coeur et de bouche. Son excuse fut qu'il esperoit par cette invention quelque recompense du Roy, & que veu les difficultés du voyage il ne pensoit point que Champlein deüt aller si avant. Il se mit à genoux devant lui, & demanda pardon; promettant que si on le vouloit laisser là il feroit tant que dans un an il en sçauroit toute la verité. A tant Champlein se desista de passer outre, & s'en revint avec quarante canots, & sur le chemin en rencontrerent encor quarante autres assez fournis de marchandises. Et comme ces pauvres miserables sont en perpetuelle apprehension, & credules aux songes, avint qu'un Sauvage songea qu'on l'assommoit, & là dessus se levant en sursaut, & criant on me tuë; il mit en alarme toute la compagnie, qui croyant avoir l'ennemi sur le dos, se jetta qui çà qui là en l'eau pour se sauver. A ce bruit Champlein & les siens réveillés furent tout ébahis de voir ces gens en cet état sans qu'aucun les poursuivit. Et s'étant enquis du fait, tout se tourna en risée.

Ce qui est à remarquer en tut ce voyage sont le nombre des lacs que Champlein a passé en nombre de six, & de sauts ordinaires des rivieres de ce pais, entre léquels y en a deux notables, l'un large de quatre cens pas, & haut de vint-cinq brasses, ou environ, auquel l'eau tombant fait une arcade souz laquelle passent les Sauvages sans se mouiller. L'autre est large de demie lieuë, & haut de six à sept brasses sous lequel l'eau par la longue continuation de sa cheute a fait un bassin de merveilleuse grandeur dans le rocher. Quand les Algumquins passent par là pour venir en Canada, ilz font une ceremonie digne de remarque. Apres avoir porté leurs canots au bas du saut un de la compagnie va faire la quéte un plat en la main, auquel chacun met un morceau de petum. La quéte achevée tous dansent alentour du plat chantans à leur mode, & aprés la danse un des Capitaines fait une harangue remontrant aux jeunes que depuis le temps de leur ayeuls ilz font là une offrande, qui les garentit de leurs ennemis, laquelle s'ils omettoient malheur leur aviendroit. Puis le harangueur jette le petum dans ledit bassin, & tous ensemble font une grande exclamation, & ne croiroient pas le voyage devoir étre heureux sans cette offrande: car ordinairement leurs ennemis les attendent là, & ne passent plus outre pour la difficulté du païs & des passages d'icelui. Et appellent ledit saut Asticou, que signifie en leur langage un bassin, ou chaudiere.

Cette terre produit des raisins naturels, & des cèdres blancs, dont Champlein a fait des croix en plusieurs lieux où il a passé, & en icelles gravé les rmes de France.

Les peuples voisins des Algumquins au Nort s'appellent Nebicerini, & Ouescarini; au Su Maton-ouescarini: à l'Occident sont les Charioquois, & Ouchateguins: à l'Orient sont les Sauvages du Canada.

Les particularités de ce dernier voyage m'ayans été recités par un Gentil-homme Norman qui alloit en Italie, je les ay depuis trouvées verifiées par la relation qu'en a fait trop au long ledit Champlein, lequel je ne trouve toujours constant en ses discours. Car en trois endroits il dit que le lac au dessus du saut de la grande riviere de Canada est à huit lieuës de là, & par apres il dit qu'il n'y a que deux lieuës, & ne fait que de douze lieuës de circuit, comme ainsi soit que sur sa charte il le place de quinze journées de long, & distant dudit saut de plus de cinquante lieuës, sans qu'il y en ait aucun autre plus prés. En quoy il faut necessairement qu'il y ait de l'erreur, veu que Jacques Quartier étant sur le Mont-Royal voisin dudit saut, dit que delà il voyoit au dessus ce grand fleuve tant que l'on pouvoit regarder large & spacieux, qui passoit auprés de trois belles montagnes rondes éloignées de quinze lieuës, sans qu'il soit parlé d'aucun lac. Bien voy-je qu'il s'accorde avec ledit Champlein en ce que découvrant de cette montagne trente lieuës de païs à la ronde, il dit que vers le Nort y a une rangée de montagnes gisantes Est & Ouest (qui sont les Algumquins), & autant vers le Su, qui sont celles des Iroquois mentionnées ci-dessus: & qu'entre icelle est la terre la plus belle qu'il soit possible de voir, labourable, unie, & plaine: & par le milieu le cours de ce grand fleuve. Dit en outre que dédites montagnes du Nort sortoit une grande riviere, qui est (à mon avis) celle par laquelle ledit Champlein est allé aux Algumquins, laquelle il dit avoir lieuë & demie de large, après l'avoir montée l'espace de huit jours. Item que là y avoit du metal jaune comme or, ce qui se rapporte à ce qui a eté dit qu'un Sauvage Algumquin donna audit Champlein une lame de cuivre prise & applanie en son païs.




Qu'il ne se faut fier qu'à soy-méme. Embarquement du sieur de Poutrincourt. Longue navigation. Conspiration. Arrivée au Port Royal. Baptéme des Sauvages. S'il faut contraindre en Religion. Moyen d'attirer ces peuples. Mission pour l'Eglise de la Nouvelle-France.

CHAP. VIII

L est maintenant à propos de parler du sieur de Poutrincourt, Gentil-homme dés long temps resolu à ces choses, lequel depuis nôtre retour de la Nouvelle-France s'étans rendu trop credule aux paroles de deux Seigneurs qu'il desiroit contenter entant qu'ilz faisoient semblant de vouloir faire un grand appareil pour ces Terres-neuves, est tombé en grand interét, ayant perdu deux années de temps, & fait de grandes dépenses à cette occasion, méme perdu son equipage, lequel étoit prét dés l'an mille six cens neuf. A cause dequoy voyant par une mauvaise experience que les hommes sont trompeurs, il se resolut de ne s'attendre plus à persone, & ne se fier qu'à soy-méme, ainsi que le laboureur prét à moissonner dont la fable est recitée par Aule Gelle. Ayant donc fait son appareil à Dieppe, il se mit en mer le vint-cinquiéme de Fevrier mille six cens dix, avec nombre d'honnétes hommes & d'artisans. Cette navigation a eté fort importune & facheuse. Car dés le commencement ilz furent jettez à la veue des Essores, & de-là quasi perpetuellement battus de vents contraires l'espace de deux mois: durant léquels (comme gens oysifs occupent volontiers leur esprit à mal) quelques uns par secretes menées auroient osé conspirer contre luy, proposans aprés s'étre rendus les maitres, d'aller en certains endroits où ils entendroient y avoir quantité de Sauvages, afin de les piller & voler, puis se rendre picoreurs de mer, & en fin revenir en France partager leurs depouilles, & se tenir sur le grand chemin de Paris pour continuer le méme train jusques à ce qu'étans gorgez de biens ils eussent moyen de se retirer & passer leurs ans en repos. Voila le sot conseil de ces miserables, auquelz neantmoins il pardonna selon sa debonnaireté accoutumée.

Ces nuages de rebellion étans dissipés en fin territ à l'ile des monts deserts, qui est à l'entrée de la baye qui va à la riviere de Norombegue, de laquelle nous avons parlé en son lieu. Delà il vint à la riviere Sainte-Croix, où il eut plainte (ainsi que k'ay veu par ses lettres) qu'un certain François arrivé là devant lui entretenoit une fille Sauvage promise en mariage à un jeune homme aussi Sauvage: dont ledit sieur fit informer, se souvenant de la recommendation tres expresse que le sieur de Monts lui avoit faite de prendre garde à ce que tels abus ne se commissent pardela, & principalement la paillardise entre un Chrétien & une infidele. Chose que Villegagnon avoit aussi fort abhorré étant au Bresil.

Apres avoir fait une reveuë par cette côte, il vint au Port Royal, où il apporta beaucoup de consolation aux Sauvages du lieu, léquels s'informoient de la santé de tous ceux qu'ils avoient conu quatre ans auparavant en sa compagnie: & particulierement Membertou Grand Capitaine, entendant que j'avoy fait éclater son nom en France, demandoit pourquoy je n'y étoy point allé. Quant aux batimens ilz furent trouvez tout entiers, excepté les couvertures, & chacun meuble en sla place où on les avoit laissez.

Le premier soin qu'eut ledit sieur fut de faire cultiver la terre & la disposer à recevoir les semences de blés pour l'année suivante. Ce qu'étant achevé il ne voulut laisser ce qui étoit du spirituel, & qui regardoit le principal but de sa transmigration, de procurer le salut de ces pauvres peuples sauvages & barbares. Lors que nous y étions nous leur avions quelquefois donné de bonnes impressions de la conoissance de Dieu, comme se peut voir par le discours de nôtre voyage, & en mon Adieu à la Nouvelle-France. Au retour dudit Sieur il leur inculqua derechef ce qu'autrefois il leur avoit dit, & ce par l'organe de son fils le Baron de Sainct Just, jeune Gentil-homme de grande esperance, & qui s'adonne du tout à la navigation, en laquelle il a en deux voyages acquis une grand experience. Apres les instructions necessaires faites, ilz furent baptizez le jour saint Jean Baptiste vint-quatriéme de Juin mille six cens dix, en nombre de vint-un à chacun déquels fut donné le nom de quelque grand, ou notable personage de deça. Ainsi Membertou fut nommé HENRI au nom du Roy que l'on cuidoit étre encore vivant. Son fils ainé fut nommé LOUIS du nom de nôtre Jeune Roy regnant, que Dieu Benie. Sa femme fut nommée MARIE au nom de la Royne Regente, & ainsi consequemment les autres, comme se peut voir par l'extrait du Registre des baptémes que j'ay ici couché.

Extrait du Registre des Baptémes de l'Eglise du

Pt Royal en la Nouvelle-France.

1.
E jour Saint Jean Baptiste mille six cens dix Membertou grand Sagamos âgé de plus de cent ans a eté baptizé par Messire Jessé Fleché Prétre, & nommé HENRI par Monsieur de Poutrincourt au nom du Roy.

2. ACTAUDINECH troisiéme fils dudit Henri Membertou a eté nommé PAUL par ledit sieur de Poutrincourt au nom du Pape Paul.

3. La femme dudit Henri a eté tenue par le sieur de Poutrincourt au nom de la Royne, nommée MARIE de son nom.

4. MEMBERTOUCHIS fils ainé de Membertou âgé de plus de soixante ans, aussi baptizé & nommé LOUIS par Monsieur de Biencourt au nom de Monsieur le Dauphin.

5. La fille dudit Henry tenue par ledit sieur de Poutrincourt, & nommée MARGUERITE au nom de la Royne Marguerite.

6. La fille ainée dudit Louis âgée de treze ans aussi baptizée & nommée CHRISTINE par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame la fille ainée de France.

7. La seconde fille dudit Louis âgée de douze ans aussi baptizée & nommée ELIZABETH par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame la fille puisnée de France.

8. ARNEST cousin dudit Henri a été tenu par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Monsieur le Nonce, & nommé ROBERT, de son nom.

9. Le fils ainé de Membertoucoichis dit à present Louis Membertou, âgé de cinq ans, baptizé & tenu par Monsieur de Poutrincourt, qui l'a nommé JEAN, de son nom.

10. La troisiéme fille dudit Louis tenue par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame sa femme aussi baptizée, nommée CLAUDE.

11. La quatriéme fille dudit Louis tenue par Monsieur Robin, pour Mademoiselle sa mere, a eu nom CATHERINE.

12. La cinquiéme fille dudit Louis a eu nom JEHANNE, ainsi nommée par ledit sieur de Poutrincourt au nom d'une de ses filles.

13. AGOUDEGOUEN cousin dudit Henri a été nommé NICOLAS par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Monsieur des Noyers Advocat au Parlement de Paris.

14. La femme dudit Nicolas tenue par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Monsieur son neveu, a eu nom PHILIPPE.

15. La fille ainée d'icelui Nicolas tenue par ledit sieur pour Madame de Belloy sa niepce, & nommée LOUISE, de son nom.

16. La puis-née dudit Nicolas tenue par le dit sieur pour Jacques de Salazar son fils, a eté nommée JACQUELINE.

17. L'autre femme dudit Louis tenue par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame de Dampierre.

18. L'une des femmes dudit Louis tenue par Monsieur de Joui pour Madame de Sigogne, nommée de son nom.

19. La femme dudit Paul a eté nommée RENÉE du nom de Madame d'Ardanville.

20. La sixiéme fille dudit louis tenue par René Maheu a eté nommée CHARLOTTE du nom de sa mere.

21. Une niepce dudit Henri tenue par ledit sieur Robin, a eté nommée ANNE, maintenant donc il faut confesser que c'est à bon escient, & non par seintise que marche cette entreprise ledit sieur de Poutrincourt, auquel toute la Chrétienté doit ces premices de l'offrande faite à Dieu de ces ames perdues, léquelles il a recuillies & amenées qu chemin du salut. Tant que les choses ont eté douteuses il n'a point eté à propos d'imprimer le charactère Chrétien au front de ces peuples infideles, de peur qu'étant contraint de les abandonner ilz ne retournassent à leur vomissement au scandale du nom de Dieu. Mais puis que ledit sieur a donné ce témoignage de sa volonté, & que son desir est de vivre & mourir auprés d'eux, il semble qu'il a peu passer outre fondé sur l'exemple des enfans que nous baptizons sur la foy de leurs parins & marines.

Membertou premier Sagamos de ces contrées-là, poussé d'un zele religieux, mais sans science, dit qu'il declarera la guerre à tous ceux qui refuseront d'étre Chrétiens. Ce qu'il faut prendre en bonne part de lui, & ne seroit recevable en un autre. Car il est certain que la Religion ne veut pas estre contrainte: & par cette voye on ne fera jamais un bon Chrétien. Aussi a-elle eté reprouvée de tous ceux qui on jugé de ce fait un peu meurement. Nôtre Seigneur n'a point induit les hommes à croire son Evangile par le glaive (ceci est propre à Mahommet) ains par la parole. Les loix des anciens Empereurs Chrétiens y sont expresses. Et quoy que Julian l'Apostat fut grand ennemi des Chrétiens, si n'étoit il point d'avis de les contraindre aux sacrifices des faux Dieus; ainsi que nous pouvons recuillir de ses Epitres. Je sçay que saint Augustin a quelquefois eté d'avis contraire. Mais quand il y eut bien pensé il se retracta. Et ainsi fit l'Empereur Maximus, lequel à la persuasion de saint Martin revoqua un Edit qu'il avoit fait contre les Donatistes, de dit Sulpitius Severus.

Le meilleur moyen d'attirer les peuples déquelz nous parlons, c'est de leur donner du pain, de les assembler, leur enseigner la doctrine Chrétienne, & les arts: ce qui ne se peut faire tout d'un coup. Les hommes du jourd'hui ne sont pas plus suffisans que les Apôtres. Mais je ne voudroy leur charger l'esprit de tant de choses qui dependent de l'institution des hommes, veu que nôtre Seigneur a dit: Mon joug est doux, & mon fardeau leger. Les Apôtres ont laissé aux simples gens le Credo pour la croyance, & le Pater noster pour la priere: le tout premierement entendu, pour ne croire & prier une chose qu'on ne sçait pas. Ce qui est pardessus est pour les plus relevez: qui se veulent rendre capables d'instruire les autres. Ceci soit dit par maniere de conseil & d'avis à ceux qui dresseront les premieres colonies: n'estimant pas qu'il me soit moins loisible de le dire par écrit, que je le diroy de bouche si j'y étois.

Le Pasteur qui a fait ce chef-d'oeuvre de pieté Chrétienne, est Messire Jessé Fleché, Prétre du Diocese de Langres homme de bonne vie & de bonnes lettres, envoyé par Monsieur le Nonce Robert Ubaldin, quoy qu'à mon avis la mission d'un Evéque de France eust bien été aussi bonne que de lui qui est Evéque étranger. Il lui bailla par ses patentes (que j'ay extraites à l'original) permission d'ouïr pardelà les confessions de toutes personnes, & les absoudre de tous pechés & crimes non reservés expressement au siege Apostolic, & leur enjoindre des penitences selon la qualité du peché. En outre luy donna pouvoir de consacrer & benir des chasubles & autres vetemens sacerdotaux, & des paremens d'autels, excepté des corporaliers, calices & patenes. C'est en somme le pourvoir contenu en sa mission.




Peril du sieur de Poutrincourt. Zele des Sauvages à la Religion Chrétienne. Remarques des faveurs de Dieu depuis l'entreprise de la Nouvelle-France.

CHAP. IX

ES generations spirituelles ainsi achevées, le sieur de Poutrincourt pensa de renvoyer son fils en France pour faire une nouvelle charge de vivres & marchandises propres pour pour la troque avec les Sauvages. A cette fin il partit le huitiéme de Juillet mil six cens dix, avec commandement d'estre de retour dans quatre mois. Son pere le conduisit jusques au port de la Héve à cent lieues loin, 08 environ, du port Royal, auquel voulant retourner il fut surpris d'un vent de terre à l'endroit du Cap Fourchu, & porté si avant en mer, qu'il fut six jours sans voir rien que Ciel & eau, sans autres vivres que de quelques oiseaux pris auparavant en des iles, & sans autre eau douce que celle qui se pouvoit recuillir tombant de l'air dans les voiles d'une pinasse dans laquelle il étoit. En fin par son industrie & jugement il parvint à la côte de l'ile Sainte-Croix, où Oagimont Capitaine du quartier le secourut de quelques galettes de biscuit, & delà traversa jusques au Port-Royal, où il parvint cinq semaines apres sa departie au grand contentement des siens, qui ja desesperoient de lui, & projettoient un changement qui ne pouvoit étre que funeste.

Là plusieurs Sauvages sur le bruit de ce qui s'étoit passé le jour saint Jean Baptiste, étoient arrivés pour aussi recevoir le saint Baptéme. A quoy ilz furent admis, & plusieurs autres en suite, mais paraventure trop tot, & par un zele trop ardant. Car ores qu'il eût eté a propos de baptizer Membertou, & sa famille qui demeuroient au Port-Royal, ce n'est pas méme raison des autres, qui en sont éloignés, & n'ont point de Pasteur pour les tenir en devoir. Mais qu'eût fait à cela le sieur de Poutrincourt. Car il étoit importuné des Sauvages, qui se fussent sentis meprisés au refus. Voire leur zele étoit tel, qu'il y en eut un tout décharné n'ayant plus que les os, lequel se porta à toute peine en trois cabannes cherchant le Patriarche (ainsi appelloit on le Pasteur) pour étre instruit & baptizé.

Un autre demeurant à la baye Sainte Marie à plus de douze lieuës delà, se trouvant malade envoya en diligence faire sçavoir audit Patriarche qu'il étoit malade, & craignant de mourir sans étre Chrétien, qu'il désiroit étre baptizé. Ce qui fut fait.

Un autre nommé cy-devant Acouanis, maintenant Loth, se trouvant, aussi malade envoya son fils en diligence de plus de vint lieuës loin se recommander aux prieres de l'Eglise, & dire que s'il mouroit il vouloit étre enterré avec les Chrétiens.

Un jour le sieur de Poutrincourt étant allé à la depouille d'un cerf tué par Louis fils de Henri Membertou, au retour comme chacun voguoit sur le large du Port-Royal, avint que la femme dudit Louis accoucha: & voyans les Sauvages que l'enfant étoit de petite vie, ilz s'écrierent Tagaria, Tagaria, Venez-ça, Venez-ça. On y alla, & fut l'enfant baptizé.

Ceci soit dit entre plusieurs choses pour témoigner le zele de ce pauvre peuple non encore (je le confesse) assés instruit és points de la religion, mais plus capable de posseder le Royaume des Cieux, que ceux qui sçavent beaucoup & font des oeuvres mauvaises: Car quant à eux ce qu'on leur dit, ilz le croyent & gardent soigneusement, & nous pardeça ne voyons qu'infidelité entre les hommes. Que si on leur reproche leur ignorance, il la faudra donc reprocher à la pluspart de nous autres qui ne sommes Chrétiens que de nom. En un mot je coucheray ici en Latin ce que disoit saint Augustin: Surgunt indocti & rapiunt coelos, nos cum scientia nostra mergimur in infernum.

J'adjouteray un trait de la simplicité d'un Neophyte nommé Margin du port de la Heve, lequel étant malade de la maladie dont il mourut, comme on lui parloit du Paradis celeste, demandoit si là on mangeoit des tourtes aussi bonnes que celles qu'on lui avoit fait manger. A quoy il lui fut repondu qu'il y avoit chose meilleurs, & qu'il seroit content. Peu de jours aprés il deceda, & fut enterré avec les Chrétiens, non sans debat, voulans les Sauvages qu'il fût enseveli avec ses peres, d'autant qu'il l'avoit desiré.

J'eusse fait ici registre de ceux de deça qui ont eu l'honneur d'avoir des filieuls, & filieules pardela, & en faveur déquels on a imposé les noms (voire les leurs propres) a plusieurs Sauvages baptizés en nombre de plus de cent. Mais ilz ne s'en sont rendus dignes, n'y en ayant un seul qui ait eté touché de quelque charitable pitié envers eux.

Et cependant Dieu a montré en diverses occurrences qu'il veut favoriser cette entreprise. Mais comme le proverbe dit qu'il nous vend toutes choses par travail & peine: Aussi veut-il que par labeur & patience cette terre soit habitée.

Est à remarquer que jamais ne s'est perdu un seul vaisseau pour cette affaire. Qu'il y a eu des maladies inconues aux François lors qu'il n'y a point eu de necessité: mais qu'au temps de famine Dieu a fait cesser cette verge. Qu'il y a eu des obstacles & envies étranges contre les entrepreneurs, mais ilz subsistent encore. Que quand la necessité de vivre (dont nous parlerons ci-aprés) est venue, Dieu a fait trouver des racines, qui sont aujourd'hui les délices de plusieurs tables en France, léquelles ignoramment, quelques uns appellent à Paris, Toupinambour, les autres plus veritablement Canada, (car elles sont delà venues ici) & croy que ce sont les Afrodiles dont je parleray ci-après au chapitre De la Terre.

Ci-dessus a eté veu que maitre Nicolas Aubry a eté perdu dans les bois, & ne fut trouvé que le seziéme jour.

Sur la fin du Printemps en l'an mille six cens dix les fils de Membertou ayans fait un long sejour à la chasse, avint qu'icelui Membertou fut pressé de faim. En cette disette il lui souvint avoir autrefois ouï dire à noz gens, que Dieu qui nourrit les oiseaux de l'air, & les bétes de la Terre, ne delaisse jamais ceux qui esperent en lui. Là dessus il se met à le prier, & envoye sa fille au ruisseau du moulin. Il n'eut eté gueres long temps en ce devoir que la voici arriver criant à haute voix, Nouchich', Beggin pech'kmok, geggin pech'kmok: Pere, le haren est venu, le haren est venu: & eut abondance de vivres.

J'ay veu deux hommes toujours malades & goutteux en France, qui l'à n'ont senti aucune douleur.

Je seroy trop long si je vouloy particulariser tut ce qui se pourroit rapporter en ce sujet, où n'y a moins de miracle qu'en ceux que le Pere Biart dit avoir eté faits és lieux où il s'est rencontré à la visite de quelques malades. Mais je veux donner quelque chose à la Nature, laquelle se joue continuellement à nous faire voir ses merveilles qui paroissent en milles sortes, tant és choses inanimées, qu'en la guerison de noz corps, léquels nous voyons souvent se r'aviser lors qu'ilz sont abandonnez des Medecins, & que l'esperance de santé en est du tout perdue.




Sur la nouvelle dés Baptémes des Sauvages, les Jesuites se presentent pour la nouvelle France. Empechement. Retardement à la ruine de Poutrincourt. Association des Jesuites pour le traffic. L'Eglise est en la Republique. Bancs de glace d'eau douce en mer. Justice de Poutrincourt. Mauvaise intelligence des Jesuites avec Poutrincourt. Polygamie.

CHAP. X

OUS avons ci-devant laissé le fils du sieur de Poutrincourt (que nous nommerons d'orenavant le sieur de Biencourt) au port de la Heve. Voyons maintenant la suitte de son voyage. Aprés qu'il fut arrivé sur le Banc aux Morues, il eut nouvelle de la mort du Roy: ce qui le mit en grande angoisse d'esprit, cuidant que la France seroit tout en trouble & confusion. Par qui, ni comment cette mort il ne le peût sçavoir, fors que quelques Anglois trop prompts à croire en accusoient les Jesuites. Ce fut une merveille qu'en un si grand desarroy la France fût demeurée en son calme, voire qu'au méme temps l'on eût poursuivi le dessein du siege de Juliers. Or pour ne nous éloigner de nôtre sujet, ledit de Biencourt s'étant presenté à la Royne regente, elle fut fort contente d'entendre ce qui s'étoit passé aux regenerations spirituelles des Sauvages. En cette rencontre les Jesuites de Court qui virent l'occasion opportune, ne manquerent de l'empoigner par les cheveux, disans que le feu Roy leur avoit promis d'y envoyer de leurs gens, avec deux mille livres de pension. Et de fait long temps auparavant un nommé du Jarric de Bordeau l'avoit écrit. Aquoy la Royne enclinant, elle recommanda fort étroitement (comme aussi Madame de Guercheville) au sieur de Poutrincourt, ceux qui furent destinés à cela, sçavoir les Peres Pierre Biart, & Evemond Massé. Mais ilz me pardonneront si je repete ici ce que je leur dis lors, & leur avoit dit auparavant ledit sieur de Poutrincourt, qu'il n'étoit pas encore temps, & ne se devoient tant hater d'aller là, où ilz ne verroient que solitude, & une façon ce vivre difficile & insupportable à gens de leur sorte: de maniere que leur travail pourroit étre mieux employé pardeça. Toutefois soit par zele, ou avidité de tout voir & conoitre, & de s'établir par tout, ilz poursuivirent leur pointe, & firent si bien avec ledit Biencourt, âgé pour lors de dix-huit ans, que le rendez-vous leur fut donné à Dieppe au vint-quatriéme d'Octobre.

Le sieur de Poutrincourt ayant fait de grandes pertes, comme nous avons veu ci-devant, & ha ne pouvant seul suffire à l'entreprise, s'étoit associé avec deux honorables Marchans de ladite ville de Dieppe, Du Jardin, & Du Quene. Le navire étoit quasi prét à faire voile pour se rendre en la Nouvelle-France dans le temps ordonné, & secourir ledit Poutrincourt. Mais il eut tout loisir d'attendre, & se curer les dents lui & sa troupe jusques sur la fin de Juin, & ce par l'occasion qui s'ensuit.

Quand les marchans susdits virent les Jesuites en état de se vouloir mettre dans leur navire avec leur equippage (chose du tout eloignée de leur intention) ilz ne les y voulurent recevoir, disans que la mort du Roy leur étoit encor trop recente, qu'ilz ne vouloient point fournir à une habitation qui seroit à la devotion de l'Espagnol, & qu'ilz ne pouvoient tenir leur bien asseuré en la compagnie de ces gens ici. Offrans neantmoins recevoir toutes autres sortes d'ordres, Capuccins, Cordeliers, Recollets &c. Mais non les Jesuites, sinon que la Royne les voulût tous ensemble envoyer pardela. Autrement qu'on leur rendit leur argent.

La dessus des plaintes à sa Majesté, qui en écrivit au sieur de Cigogne Gouverneur de Dieppe. Mais pour cela les marchans ne flechissent point: ains persistent au remboursement de leurs deniers. Trois mois se passent en allées & venues. En fin la Royne ordonne deux mille écus pour ledit remboursement. Belle occasion pour faire des collectes par les maisons des Princesses, & Dames devotes à Paris, Rouën, & ailleurs. Ce qui fut fait avec un fruit qui pouvoit amener l'affaire à perfection. Mais les peres n'y employerent que quatre mille livres, moyennant quoy ilz debusquerent lédits marchans, & prindrent leur association, pour participer aux profits & emolumens de la navigation, dont fut passé contract le vintieme Janvier mil six cens unze, pardevant le Vasseur Notaire à Dieppe, & Bensé son adjoint, ainsi que s'ensuit.

Tous ceux qui ces presentes lettres verront ou oyront, Daniel de Guenteville Bourgeois Conseiller Eschevin de la ville de Dieppe, & garde du seel aux obligations du la Viconté dudit lieu, pour tres-haut & tres-puissant Seigneur, Monseigneur le Reverendissime & Illustrissime François de Joyeuse par permission divine Cardinal du saint Siege Apostolique, Archevesque de Rouen, Primat de Normandie, Conte & Seigneur dudit Dieppe au droit du Roy nôtre Sire, salut: Sçavoir faisons que pardevant Thomas Le Vasseur Tabellion juré audit Dieppe, & René Bensé son adjoint, furent presens Thomas Robin Ecuier sieur de Colognes, demeurant en la ville de Paris, & Charles de Biencourt Ecuyer sieur de saint Just, de present resident en ceste ville de Dieppe: léquels volontairement & sans aucune contrainte par ces presentes reconurent & confesserent avoir associé avec eux les venerables peres Pierre Biart superieur de la mission de la nouvelle-France, & Evemond Massé de la compagnie de Jesus presens & stipulans, tant pour eux que pour la Province de France, en ladicte compagnie de Jesus, pour la moitié de toutes & chacunes les marchandises, victuailles, avansements, & generalement en la totale carguaison du navire nommé la Grace de Dieu, appartenant audit sieur de Biencourt, étant de present en ce port & havre de cette ditte ville de Dieppe, prét à faire voyage au premier temps convenable qu'il plaira à Dieu envoyer, en ladicte terre & païs de la nouvelle-France. Toute laquelle carguaison s'est trouvée monter pour le compte, get & calcul que lédites parties ont dit avoir fait entr'eux & dont ilz sont demeurez d'accord & contens, à la somme de sept mil six cens livres, sauf erreur de get & calcul: La presente association faite moyennant le pris & somme de trois mil huit cens livres que lédits sieurs de Biencourt & Robin ont reconu & confessé avoir receu par avance, pour ladite moitié en ladite carguaison dudit navire, dédits peres Biart & Massé, tant pour eux qu'audit nom, dont iceux sieurs Robin & de Biencourt se sont tenus pour contens, au moyen dequoy ils ont accordé & consenti que lédits peres Biart & Massé, tant en leurs noms qu'en la qualité susdite, jouissent & ayent à leur profit la totale moitié de toutes & chacunes les marchandises, profits & autres choses, circonstantes & dependances qui pourront provenir de la traite que se fera audit lieu de la nouvelle-France. Et en outre ont lédits sieurs Robin & de Biencourt reconu & confesssé avoir receu dédits peres Biart & Massé, en leurs noms & en ladite qualité, la somme de sept cens trente sept livres en pur & loyal prét qu'ilz reconoissoient leur avoir été fait par iceux sieurs Biart & Massé, édites qualitez, laquelle somme de sept cens trente-sept livres iceux sieurs Robin & de Biencourt se submettent & obligent payer & rendre audits sieurs Biart & Massé, ou autres ayans d'eux pouvoir & mandement, en ladite ville de Paris, ou en la ville de Rouen, au retour dudit voyage. Et ledit sieur de Biencourt de sa part a reconnu & confessé avoir eté payé par lédits peres Biart, Massé, & sieur Robin, de la somme de douze cens vint-cinq livres pour le radoub dudit navire La grace de Dieu, promettant ledit sieur de Biencourt payer & rendre icelle somme de douze cens vint cinq livres au retour dudit navire dudit voyage de la nouvelle France, ou icelle somme rabatre & diminuer sur le fret dudit navire, qui se monte à la somme de mille livres, & le reste montant à deux cens vint-cinq livres sera payé par ledit sieur de Biencourt audit retour, ainsi que dit est: Pour l'accomplissement & effect déquelles choses susdites lédites parties ont obligé, chacun pour son fait & regard, tous & chacuns leurs biens & revenus presens & à venir, jurant n'aller jamais au contraire: & requis faire controller ces presentes suivant l'Edict: En témoin de ce, nous à la relation dédits Tabellion & Adjoint, avons mis à ces presentes ledit seel. Ce fut faict & passé audit Dieppe en la maison dite la Barbe d'Or, le Jeudy aprés midi vintiéme jour de Janvier, l'an de grace mille six cens unze. Presens à ce honorable homme Jacques Baudouin Marchand demeurant audit lieu de Dieppe, témoins qui ont signé à la minute avec lédits sieurs contractans, Tabellion & Adjoint suivant l'ordonnance, signé le Vasseur & Bensé, & seelé.

Plusieurs ont crié & parlé de ce contract au desadvantage des Jesuites, si bien ou mal je m'en rapporte.

Le surplus des aumones nous ne voyons pas à quoy il a eté employé. Bien est-il certain que ce n'a point eté à cet affaire. Que si le jugement de Brutus avoit lieu, lequel (au rapport d'Agellius) condemnoit celuy qui avoit employé une béte de charge à autre usage qu'il n'avoit dit en la prenant, les Peres qui ont receu lédites aumones se trouveroient avoir tort. Certe telles voyes sont d'autant plus à blamer, qu'elles otent la volonté de bien faire & ayder à cette entreprise à ceux qui autrement y seroient disposés. C'est pourquoy s'il falloit donner quelque chose, c'étoit à Poutrincourt & non au Jesuite, qui ne peut subsister sans lui. Je veux dire qu'il falloit premierement ayder à établir la Republique, sans laquelle l'Eglise ne peut étre, d'autant que (comme disoit un ancien Evéque) l'Eglise est en la Republique, & non la Republique en l'Eglise.

Le navire equippé, on le met en mer le vint-sixiéme Janvier. Mais tant de vents contraires s'éleverent en cette saison, que c'est chose incroyable. Ayans passé le grand Banc des Morues noz gens rencontrerent des bancs de glace hauts comme des montaignes, de plus de cinquante lieuës d'étendue, que l'on pense se décharger de la grande riviere de Canada à la mer, & ne viennent pas toutes de la mer glaciale, comme on pourroit penser. Car la longue navigation ayant epuisé d'eau douce le vaisseau, la necessité en fit faire l'experience.

Le saint Esprit consolateur des affligés amena en fin le sieur de Biencourt au Port-Royal le jour de Pentecôte, dont furent rendues graces solennelles à Dieu. Mais le voyage se trouva inutil & ruineux, d'autant que faute d'étre venu comme il avoit eté ordonné, les Sauvages (qui ne vivent de provision) ayans eu necessité de vivres durant l'hiver (car lors ils ne peuvent pécher, & la chasse leur est difficile quand la saison est trop douce) avoient mangé une partie de leurs pelleteries, & ce qui étoit resté avoit préque eté troqué par des Maloins & Rochelois arrivés en ces cotes là long temps auparavant.

La méme longueur de voyage avoit fait consommer beaucoup de vivres, & n'étoit question d'employer le surplus à la troque des Castors. Et neantmoins il falloit faire argent pour payer les gages des matelots, & retourner au secours. Occasion que l'on bailla à la troque le moins de vivres qu'il fut possible. Cependant le sieur de Poutrincourt ayant eu avis par les Sauvages que lédits Rochelois & Maloins étoient aux Etechemins en un port dit La pierre blanche, il y alla partie pour recouvrer quelques vivres (se souvenant de l'année precedente) partie pour rendre justice ausdits Sauvages sur la plainte qu'ilz luy faisoient qu'un de Honfleur les avoit pillé, & tué une de leurs femmes, & un autre avoit ravi une de leurs filles. Là on procede juridiquement contre cetui-ci. Son procés luy est fait & parfait & non à l'autre qui ne fut trouvé. Le Pere Biart se rend mediateur pour le captif jusques à l'excés & importunité. Si bien que sur quelques consideration in impetra sa grace, toutefois avec cette honnete remontrance audit Biart: Mon pere (dit Poutrincourt) je vous prie me laisser faire ma charge, je la sçay bien, & espere aller aussi bien en Paradis avec mon epée, que vous avec votre breviaire. Montrez moy le chemin du ciel, je vous conduiray bien en terre. Par ceci se reconoit qu'il y avoit déja de la mauvaise intelligence entre les Jesuites & leur Capitaine, dont on attribue la cause à ce qu'ilz vouloient trop entreprendre, & se meler de trop de choses, qui seroient longues à deduire, à quoy ne se pouvoit accommoder ledit sieur de Poutrincourt. Ce qui a tousjours continué depuis, & apporté beaucoup de ruine à cet affaire, comme sera veu par la suitte de ceste histoire.

Et non seulement cette antiphatie s'est rencontré de mauvais augure dés le commencement entre les Jesuites & les François, mais aussi entre eux & les Sauvages baptizés, léquels ayans par la liberté naturelle l'usage de la polygamie, c'est à dire de plusieurs femmes, ainsi qu'aux premiers siecles de la naissance & renaissance du monde, ilz les ont de premier abord voulu reduire à la monogamie, c'est à dire, à la societé d'une seule femme, chose qui ne se pouvoit faire sans beaucoup de scandales à ces peuples, ainsi qu'il est arrivé: car les Sauvages voyans qu'on leur commandoit de quitter leurs femmes, ont dit que les Jesuites étoient des méchantes gens, au lieu de concevoir une bonne opinion d'eux. Et falloit apporter en telle affaire la prudence que nôtre Sauveur a recommandée & commandée à ses Apôtres, en sorte que cela fût venu de gré à gré, ou autrement laisser les choses en l'état qu'elles se retrouvoient par une tolerance telle que Dieu l'avoit eue envers les anciens Peres auquels la polygamie n'est en nul lieu blamée ni tournée à vice, ni cette permission que nous voyons en la loy de Nature & en la loy écrite, expressement revoquée en la loy Evangelique. J'ay quelquefois, me trouvant le loisir, fait un écrit sur cette matiere en faveur de la polygamie, auquel je n'ay trouvé personne qui m'ait sçeu valablement repondre: non que je me soucie de cela, mais pour defendre par maniere de paradoxe, l'honnéte liberté de la nature, qui par tant de siecles a eté approuvée par tout le monde, hors-mis en l'Empire Romain, dans lequel la pluspart des Apôtres ayans exercé leur ministere, se sont aisément accomodés à la loy civile & politique, sous laquelle ilz vivoyent.




Retour de Poutrincourt en France. Defiance sur les Jesuites: Biencourt Vice-Admiral. Rebellion. Mort du grand Membertou. Un Jesuite en vain essaye de vivre à la Sauvage. Plaisante precaution d'un Sauvage: Association de la dame de Guercheville avec Poutrincourt. A la salvation des Jesuites elle se fait donner la terre, & prend pour administrateurs iceux Jesuites.

CHAP. XI

OUS avons dit ci-dessus que la longueur du dernier voyage avoit consommé beaucoup de vivres, & étoit besoin de retourner en France sans beaucoup de fruit, pour faire un nouvel avitaillement. Ledit sieur de Poutrincourt en print la charge, laissant à son fils le gouvernement de dela. Il y avoit lors (c'étoit au mois d'Aoust) quelques navires sur la côte des Etechemins, sçavoir le Capitaine Platrier de Dieppe à la riviere Sainte-Croix & à la riviere saint Jean, Robert Gravé fils du Capitaine Dupont de Honfleur, & un nommé Chevalier de saint Malo. Le pere Biart, duquel on étoit en deffiance, se sachant au Port Royal, demanda d'aller trouver ledit Dupont pour apprendre la langue du païs, & tourner en icelle l'oraison Dominicale, le symbole des Apôtres, & dresser quelque catechisme pour l'instruction des Sauvages. Ce que ne voulut permettre le sieur de Biencourt sur le soupçon qu'il avoit que le Jesuite ne machinät quelque chose pour le deposseder. Mais s'offrit à l'y mener lui-méme dans peu de jours voire de lui traduire, ce qu'il desiroit selon que la langue le pourroit permettre, n'étant ledit Dupont plus sçavant que lui en cela. A quoy le Jesuite ne se voulut accorder.

Sur la fin du mois le sieur de Biencourt alla aux Etechemins pour se faire reconoitre par les susdits en qualité de Vice-Admiral dont il étoit pourveu dès y avoit quelques années & apporter leur charge-partie. Platrier fit les submissions deuës, & se soumit à payer le cinquiéme des castors qu'il avoit troqué, & assister ledit sieur, se plaignant de l'empechement que lui faisoient les Anglois en son traffic. Mais les autres ne firent pas de méme. Car il y eut (comme l'an precedent) des rebellions, & violences que je ne veux minutter ici.

Au retour de ce voyage deceda le grand Sagamos des Sauvages Membertou, le dix-huitiéme Septembre mille sis cens unze. Il receut les derniers Sacremens, & fit beaucoup de belles remontrances à ses enfans sur la concorde qu'ils devoient maintenir entre eux, & l'amour qu'ils devoient porter au sieur de Poutrincourt (qu'il appelloit son frere) & les siens. Et sur tout leur recommanda d'aymer Dieu, & demeurer fermes en la foy qu'ilz avoient receuë, & la dessus leur donna sa benediction. Etant passé de cette vie on alla querir le corps en armes, le tambour battant, & fut enterré avec les Chrétiens.

En cette saison tandis que le temps permettoit encore d'aller au loin, il print envie au compagnon du pere Biart dit Evemond Massé d'aller passer quelques jours à la riviere Saint-Jean avec Louis fils du feu Henri Membertou, se proposant avoir assez de force pour vivre à la nomadique, ou plutot à la Sauvage. Mais luy & un valet qu'il avoit mené se virent bientot dechuz de leur embonpoint, & tellement diminués, que le Jesuite en devint malade, & quasi perclus des ïeux faute de bon appareil. Ledit Louis le voyant en ce mauvais état, craignoit qu'il ne mourût. Et pour-ce lui dit: Ecri donc à Biencourt, & à ton frere, que tu es mort malade, & que nous ne t'avons pas tué. Je m'en garderay bien (dit le Jesuite) car possible qu'aprés avoir écrit la lettre tu me tuerois, & cette lettre porteroit que tu ne m'aurois pas tué. Là dessus le Sauvage revint à soy; & se prenant à rire: Bien donc (dit-il) prie Jesus que tu ne meure pas, afin qu'on ne nous accuse de t'avoir fait mourir.

Une autre fois le Pere Biart voulut accompagner le sieur de Biencourt au fond de la baye Françoise qui est entre le Port Royal & la riviere Saint Jean. Ils eurent vent à propos en allant, mais au retour ils se virent en double peril, & des vents & des vivres, car ilz n'en avoient porté que pour huit jours, & ja ilz avoient atteint le quinziéme. En tette extremité le Jesuite persuade la compagnie de faire un voeu à nôtre Seigneur & à sa benoite Mere, que s'il leur plaisoit leur donner vent propice, les quatre Sauvages qui étoient avec eux se feroient Chrétiens. Le vent fut le lendemain propice. Mais les Sauvages ne furent Chrétiens.

Voila ce qui se passoit pardela, tandis que le sieur de Poutrincourt travailloit à un nouvel embarquement pardeça pour secourir ses gens. Et d'autant que (comme a eté veu ci-devant) au lieu d'avancer il s'étoit depuis quatre ans laissé piper à toutes sortes de gens, & avoit fait des voyages ruineux, son fond s'étant fort epuisé, les Jesuites qui avoient interét à l'affaire lui firent associer pour quelque somme la dame Marquise de Guercheville. Mais j'aymeroy mieux ouïr dire qu'ils eussent liberalement employé les aumones par eux receuës à cela, puis qu'elles avoient eté données à cette fin. Au moyen de cette association elle prenoit bonne part en la terre de la Nouvelle-France, sans toutefois que ledit sieur luy eût specifié ce qui étoit de sa reserve, pour n'avoir en main les tiltres, léquels il avoit laissés en la Nouvelle-France. Quoy voyant ladite Dame elle fut conseillée (le Pere Biart dit qu'elle eut bien l'engin) de prendre retrocession du sieur de Monts de tous les droits, actions, & pretentions qu'il avoit onques eu en la Nouvelle-France par don du Roy Henry IIII, hors-mis seulement le Port Royal, auquel ledit Jesuite dit que Poutrincourt fut serré & confiné comme en prison. Voila belle recompense de tant de pertes & travaux. Mais il ne dit point que lédits tiltres portent que le Roy donne audit sieur le port Royal & terres adjacentes tant & si avant qu'il se pourra étendre. De sorte que s'il a la force en main il aura bien le tout. Un Jesuite nommé Gilbert du Ther fut envoyé par icelle dame administrateur de son association, & nommé coadjuteur aux autres de dela, comme s'ils en eussent eu affaire. Ainsi le vaisseau part de Dieppe à la fin de Decembre sous la conduite du Capitaine l'Abbé, & arrive au Port-Royal un mois aprés au grand contentement des attendans, ledit sieur de Poutrincourt étant demeuré en France.




Contentions entre les Jesuites & ceux de Poutrincourt. Jesuites s'embarquent furtivement pour retourner en France. Sont empechés. Biart excommunie Biencourt & les siens. Exercices de Religion delaissez. Reconciliation simulée. Saisie du navire de Poutrincourt. Lettre de lui-méme plaintive contre les Jesuites.

CHAP. XII

A venue dudit Gillebert ne guerit pas la maladie de contention & mes-intelligence qui dés long temps s'étoit formée en cette petite compagnie. Car il se voulut mesler d'accuser un nommé Simon Lambert d'avoir vendu du blé de l'embarquement à Dieppe, & mis en compte deux barils de biscuit plus qu'il n'y en avoit: Et cetui-ci l'accusa de plusieurs discours tenus dans le navire au voyage. Qui ressentoient un fort mauvais François. Et à ce coup ne pare point le Pere Biart en son apologie, sinon qu'il dit qu'il y a de bons & authentiques actes de l'innocence dudit Gillebert à Dieppe.

Aussi a-il bien froidement paré à la plainte du sieur de Biencourt, lequel allegue qu'un nommé Merveille avoit projetté de le tuer sous ombre de confession sacramentale, ayant prés de soy un pistolet bendé, amorcé, & le chien abbatu au méme lieu où il se confessoit, se pourmenant là méme icelui Biencourt à la riviere Saint-Jean.

Le méme pere Biart passe sous silence sept mois de temps, sçavoir depuis Janvier jusques à la fin d'Aoust, durant léquels y eut un divorce entre eux fort memorable, & qui sert à l'histoire. Car on dit, & le sieur de Poutrincourt écrit, que les Jesuites aprés avoir reconu le païs, & tiré des tables geographiques d'icelui, voulurent fausser compagnie, & s'en retourner furtivement en France dans le navire du Capitaine l'Abbé. A l'effect dequoy ilz s'y retirerent secretement sans dire Adieu. Dont le sieur de Biencourt ayant eu avis, il arreta ledit Capitaine (qui étoit à terre) jusques à ce qu'il luy eût rendu ses gens. Car il disoit prudemment que, peut étre, ils avoient consulté ensemble de mener le navire en Espagne, ou ailleurs, & non à Dieppe. Item que le Roy & la Royne regente sa mere les avoient fort recommandés à son pere, & par ainsi ne les pouvoit perdre de veuë. D'ailleurs qu'il ne voyoit aucune revocation de leur general, ni d'autre quelconque. Et en somme, qu'ilz ne devoient laisser là une troupe de Chrétiens sans exercice de religion, & qu'ilz devoient se souvenir à quelle fin ils étoient là venus. Adjoutant qu'à leur occasion étoit retourné en France un honnéte homme Prétre, duquel chacun se contentoit fort. Le Capitaine se voyant pris, pria les Jesuites de sortir de son vaisseau, mais aprés interatives prieres ilz n'en voulurent rien faire, ains le Pere Biart envoya par écrit audit Biencourt une Excommunication tres-ample tant contre luy que ses adherans, laquelle est couchée tout au long au Factum du sieur de Poutrincourt contre lédits Biart, & Massé. Ce qu'entendant Louis fils de Membertou il s'offrit de les depécher, mais ledit Biencourt leur defendit fort expressement de leur faire tort, disant qu'il avoit à en repondre au Roy. Bref il fallut rompre les portes & luy faire commandement de par le Roy, & dudit sieur de Biencourt de descendre à terre, & venir parler à luy. A quoy fut répondu qu'il n'en feroit rien, & ne le reconoissoit que pour un voleur (le procés verbal porte cela) & excommunioit tous ceux qui lui toucheroient. Je veux croire que la colere le faisoit parler ainsi, & dire beaucoup d'autres choses: car quand il fut appaisé il descendit, voyant qu'il falloit passer par là. Mais ilz furent plus de trois mois sans faire aucun service, ni acte public de religion.

En fin le lendemain de la saint Jean Baptiste ledit Biart regardant plus loin vint à demander la paix, & reconciliation, s'excusant avec un ample discours de tout ce qui s'étoit passé, & priant de l'oublier. Cela fait il dit la Messe, & sur le vépre pria ledit sieur de faire passer ledit Gillebert en France dans quelques navires qui étoient aux Etechemins (car l'Abbé étoit parti dés le mois de Mars) ce que lui étant accordé, il écrivit une lettre au sieur de Poutrincourt pleine de louanges de son fils, avec tant d'honneteté & humilité que rien plus. Mais auparavant l'Abbé n'avoit pas eté plutot arrivé à Dieppe que les Jesuites de Rouen & d'Eu firent saisir souz le nom de ladite Dame tout ce qui étoit dans le navire, qui fut consommé en allées & venuës & frais de justice. De sorte que voila le pauvre Gentilhomme mis au blanc, dont s'ensuivit une maladie qui pensa l'atterrer du tout. Cependant l'hiver venu n'y eut moyen d'envoyer nouveau secours à ceux qui étoient pardela en grande misere, contraints d'aller chercher du gland pour vivre: en quoy faisant ilz trouverent des racines fort bonnes à manger dont je parle ci-dessous au chapitre de la Terre. Aprés vint le Printemps qui leur apporta du poisson à foison.

Pour entendre ce qui suivit ladite saisie est bon de representer ce que m'en écrivit ledit sieur par une lettre datée à Paris du quinziéme May mille six cens treze, moy étant en Suisse, car le Pere Biart n'en fait aucune mention, quoy qu'il soit fort exact à repondre au Factum publié contre luy & ses associez:

Comme je vouloy (dit-il) faire declarer l'excommunication abusive, le Pere Coton me fait rechercher par un nommé du Saulsay pour renouveler l'amitié & secourir nos gens. Je m'y accorde volontiers veu la necessité où ils étoient. Ilz me mettent un Marchant en main, auquel ma femme & moy nous obligeames par corps pour ls somme de sept cens cinquante livres. Ilz supposent la Marquise en avoir donné autant par un écrit signé de sa main. Ledit Du Saulsay prent l'argent & s'oblige de faire le voyage. Mais comme il étoit prét à partir, voici arriver ledit Gillebert, qui renverse l'affaire en sorte que Du Saulsay fut contremandé, le secours abandonné, & mon argent perdu. Me voyant ainsi traité je fais appeller le Pere Coton au Chatelet pour me representer ledit Du Saulsay, ou me rendre mon argent, ou l'obligation. Il dit qu'il ne conoissoit ledit Du Saulsay. Toutefois il est leur Lieutenant general en leur entreprise couverte du nom de ladite Marquise. Je fus condemné par corps à payer le Marchant. Comme je faisois radouber nôtre navire à Dieppe ilz me font arréter prisonnier. Ces longues traverses m'ont beaucoup retardé. Mais aprés Dieu a permis que mon navire est arrivé à la Rochelle, où Messieurs George & Macquin on mis ce qui y manquoit, & au commencement de ce mois a fait sa route. Dieu le vueille conduire. Je say ce que je puis pour me déchainer des miseres de deça. Monsieur le Prins ha l'affaire de la Nouvelle-France, reservé ce qui m'est cedé &c.



Embarquement des Jesuites pour aller posseder la Nouvelle-France. Leur arrivée. Contestations entre eux. Sont attaqués, pris pillés, & emmenés par les Anglois. Un Jesuite tué, avec deux autres. Lacheté de Capitaine. Charité des Sauvages. Retour des Anglois en Virginie avec leur butin & les Jesuites. Et retour d'eux-mémes avec les Jesuites en la côte de la Nouvelle-France.

CHAP. XIII

OILA le fruit de la reconciliation mentionnée ci-dessus, qui ne demeura pas là: Car il paroit à un bon entendeur que les Peres aprés voir reconu la terre, voulurent avoir part au gateau, & regner sous le nom emprunté d'une dame. Ilz firent donc un embarquement au temps qu'ilz tenoient le sieur de Poutrincourt en arrét, pour aller en son voisinage pardela prendre possession de ladite terre. A l'effect dequoy ils avoient mené bon nombre d'hommes, & recuilli de grandes aumones. La Royne (dit le Pere Biart) leur avoit baillé quatre tentes, ou pavillons du Roy, & les munitions de guerre. Il ne dit paraventure pas tout. D'autres avoient contribué pour fournir au surplus. Et ainsi bien equippé partirent de Honfleur le 12 Mars, mille six cens treze.

Arrivans à la Heve ils y planterent une Croix, & y apposerent les armes de ladite Dame pour marque de prise de possession. Puis vindrent au Port Royal, où ilz ne trouverent que deux hommes (car le sieur de Biencourt étoit allé avec ses gens à la découverte) & les deux Jesuites Biart & Massé, léquels ilz receurent dans leur navire pour les accompagner au lieu où ils alloient planter leur colonnie, sçavoir à Pemptegoet, autrement dit la riviere de Norombegue, où des contestations s'émeurent dés le commencement, qui furent les avant-courrieres de leur deffaite et ruine. En quoy semble qu'il y ait quelque effect du jugement de Dieu qui n'a peu approuver cette entreprise apres tant de torts faits au sieur de Poutrincourt. Car ilz ne furent plutot arrivés que quelques Sauvages en avertirent certains Anglois de Virginia, qui étoient à la côte, léquels venans voir quels gens c'étoient, amis ou ennemis, on dit que Gillebert du Thet Jesuite commença à crier Arme, arme, ce sont Anglois, & là-dessus tira le canon, auquel fut repondu vigoureusement, & de telle sorte que l'Anglois aprés en avoir tué trois (du nombre déquels fut ledit Gillebert) & blessé cinq, il s'empara du navire, lequel il pilla entierement, pois descendant à terre fit tout de méme sans resistance: Car le Capitaine du Saulsay s'en étoit lachement fui avec quatorze de ses gens dans les bois, & le Pilote Isac Bailleul s'étoit semblablement retiré derriere une ile avec autres quatorze attendant l'issue de l'affaire. Le reste étoit ou mort, ou prisonnier. Le lendemain sur parole d'asseurance vint du Saulsay, auquel on demande ses commission & sa charte partie, ce que n'ayant sceu representer, on l'arguë d'étre un forban & pyrate, & en consequence de ce on distribue le butin aux soldats. Le Capitaine Anglois s'appelloit Samuel Argal, & son Lieutenant Guillaume Turnel, léquels ne se voulans charger de tant d'hommes, retindrent seulement les Jesuites, Le Capitaine de marine Charle Fleuri d'Abbeville, un nommé La Motte, & une douzaine de manouvriers, r'envoyant le reste dans une chaloupe avec peu de vivres chercher fortune où ilz pourroient, léquels par un bon-heur non attendu, en cet equippage rencontrerent le pilote Bailleul avec quatorze de leurs compagnons parmi des iles, & s'en allerent le long de la côte, avec beaucoup de peines jusques à l'ile de Menane, qui est entre le Port Royal & les iles Sainte-Croix premiere demeure de nos François. De là traversans la Baye Françoise ilz gagnerent l'ile longue, où ilz butinerent un magazin de sel appartenant au sieur de Poutrincourt, qui leur servit à faire provision de poisson. Puis traversans la baye sainte-Marie vindrent au Cap fourchu, où Louis fils de Membertou leur fit tabagie (c'est à dire festin) d'un orignac, ou Ellan. Plus outre vers le port au Mouton ils eurent en rencontre quatre chaloupes de Sauvages qui leur donnerent liberalement à chacun demie galette de biscuit, qui est chose bien considerable, & en quoy se reconoit une merveilleuse charité de ces peuples, laquelle vint bien à point à ces pauvres gens qui n'avoient mangé pain il y avoit trois semaines. Ces Sauvages leur donnerent avis que non loin de là y avoit deux navires François de Saint-Malo, dans léquels ilz repasserent en France.

Les Anglois ce-pendant reprindrent la route de Virginia avec leurs brigandages, où arrivés, le Pere Biart dit que le nom de Jesuite fut si odieux qu'on ne parloit que de gibets & de les pendre tretous. A quoy resista le Capitaine Argal, parce qu'il leur avoit donné parole d'assurance. Mais le méme dit que conseil fut tenu, & resolu d'envoyer les trois vaisseaux susdits courir la côte, raser toutes les places des François, & mettre au fil de l'epée tout ce qui feroit resistance, pardonnant neantmoins à ceux qui se rendroient volontairement léquels on renvoyeroit en France. Argal étoit dans la Capitainesse Angloise & avec lui le Capitaine Fleuri, & quatre autres François. Turnel avec les Jesuites étoit dans le navire captif. La barque sus-mentionnée suivoit aussi.




Brigandage des Anglois. Lettre du sieur de Poutrincourt narrative de ce qui s'est passé. Conjectures entre les Jesuites. Plainte de Poutrincourt. Extrait d'une requéte contre les Jesuites par les Chinois. Anglois retournas en Virginie écartez diversement. Le navire Jesuite porté par vents contraires en Europe.

CHAP. XIV

N cette expedition les Anglois retournerent premierement à Pemptegoet, où ilz brulerent les fortifications commencées des Jesuites, & au lieu de leurs croix en dresserent une portant le nom gravé du Roy de la Grande Bretagne. Ils en firent autant à l'ile Sainte-Croix, d'où ilz traverserent au Port Royal, & n'y ayans trouvé personne (car le sieur de Biencourt ne se doutant d'aucun ennemi étoit allé à la mer, & partie de ses gens étoient au labourage à deux lieuës du Fort) ils eurent beau jeu pour voler tout ce qui y étoit, à quoy ilz ne manquerent, ni à ravir le bestial qui étoit au dehors, chevaux, vaches, & pourceaux, puis brulerent l'habitation, & à force de pics & cizeaux effacerent les fleurs de lis, & les noms des sieurs de Monts & de Poutrincourt gravés dans un roc prés icelle habitation. Le pere Biart écrit qu'il se mit deux fois à genoux devant Argal, à ce qu'il eût pitié des pauvres François qui étoient là, & leur laissât une chaloupe & quelques vivres pour passer l'Hiver. Item que l'Anglois lui a voulu mal pour ne lui avoir voulu montrer l'ile Sainte-Croix, ni le conduire au Port Royal: Ains qu'un Sagamos des Sauvages fut couru & attrappé, lequel fit cet office. Mais le sieur de Poutrincourt décrit cette affaire autrement en une lettre que je receu de sa part l'an suivant mille six cens quatorze, étant encore en Suisse:

Vous avés sceu (dit-il) comme les envieux & cupides de regner firent bende à part ne pouvans mettre à fin leurs mauvais desseins contre mon fils & moy, dont Dieu m'a vengé à leur ruine, mais non sans que j'en aye ressenti de la disgrace. Arrivé dont que je fus au mois de May six cens quatorze je trouvay nôtre habitation brulée, les armes du Roy & les nôtres brisées, tous nos bestiaux enlevés, & nôtre moulin reservé, parce qu'ils n'y sceurent aborder, d'autant que la mer perdoit & que de noz gens étoient au labourage, auquel parla Biart l'un des habiles de son ordre, leur voulant persuader de se retirer avec les Anglois: que c'étoient bonnes gens: qu'est-ce qu'ilz vouloient faire avec leur Capitaine (parlant de mon fils) destitué de moyens, avec lequel ilz seroient contraints de vivre comme bétes. Aquoy repondit un nommé la France: Retire toy, autrement je te couperay le col de cette hache, id est vade retrorsum satana. A l'instant mon fils, qui étoit devers l'ile longue, averti par les Sauvages, arrive, & presente le combat seul à seul, tant pour tant. Mais au lieu de ce le Capitaine Anglois demanda de parler à lui en seureté. Ce qui lui fut accordé, & mit lui deuxiéme pied à terre, raconte que mon fils étant Gentilhomme il avoit regret de ce qui s'étoit passé; mais que ces pervers avoient suscité leur general de la Virginie d'envoyer executer ce malheureux acte, lui ayans fait croire que nous avions pris un navire Anglois, ce qui étoit faux: que je viendrois avec trente canons pour me fortifier sur le Port-Royal, & qu'il seroit impossible aprés de nous avoir: que si on nous permettoit celà, la France étant remplie de peuple il y en viendroit telle quantité qu'on les depossederoit de la Virginie, mais qu'à l'heure le sieur de Biencourt étoit foible, & vouloit qu'on le fit mourir s'ilz ne venoient à bout de lui: que s'il y étoit tué, ou incommodé de vivres, lui & les siens mourroient de faim: que le pere perdroit tout courage, & ne pourroit venir à chef de son entreprise. Souvenez vous de l'histoire de Laudonniere, au voyage duquel ceux qui voulurent se separer attirerent les Hespagnols sur eux. Si vous sçaviez toutes les particularités, il y auroit bien dequoy enfler vôtre histoire. A Dieu mon cher ami.

Je ne veux me meler d'étre juge en ces rapports contraires. Mais par le discours du Pere Biart il y a lumiere pour croire qu'il a eté conducteur des Anglois en ces choses. Car à quel propos le mener là par apres retourner en Virginia, là où (dit-il) Argal s'attendoit de le faire mourir en acquerant louange de fidelité à son office? Et le sujet de le faire mourir, c'est pour ne lui avoir voulu montrer l'ile Sainte-Croix, & le Port-Royal. Il est donc à presumer qu'il l'avoit promis. Mais qui avoit dit aux Anglois qu'il y avoit du bestial, méme des pourceaux aux glands dans les bois, & des hommes au labourage à deux lieuës de là, sinon le Pere Biart? D'ailleurs il ne dit point qui étoit ce Sagamos qui fut attrappé, ni où il fut remis à terre. Et me semble impossible de pouvoir attrapper par force un Sauvage qui peut aisement nous devancer par les bois à la course, & à la mer dans un canot d'écorce.

J'adjoute à ceci (& le Pere Biart en est d'accord) que les Sauvages n'aiment nullement les Anglois à-cause des outrages qu'ilz leur ont fait: de sorte qu'iceux Sauvages tuerent il y a quelques années un de leurs Capitaines. Suivant quoy il n'y a point d'apparence qu'un Capitaine Sauvage leur eût voulu rendre ce bon office, ains se seroit plutot fait tailler en pieces.

Or si en justice le premier complaignant & informant est receu au prejudice de celui qui vient en recriminant, le sieur de Poutrincourt aura sans doute gain de cause en ceci. Car l'apologie du Pere Biart n'est que de l'année mille six cens seze, & la plainte dudit sieur faite devant le Juge de l'Admirauté de Guyenne au siege de la Rochelle, est du dix-huitiéme Juillet six cens quatorze, dont voici la teneur.

Messire Jean de Biencourt Chevalier sieur de Poutrincourt, Baron de Saint-Just, seigneur du Port-Royal & païs adjacens en la Nouvelle-France, vous remontre que le dernier jour du mois de Decembre dernier il partit de cette ville, & fit sortir hors le port & havre d'icelle un navire de soixante-dix tonneaux, ou environ, nommé La prime de la tremblade, pour faire voile, & aller de droite route au Port-Royal, où il seroit arrivé le dix-septiéme Mars dernier. Et y étant il auroit appris par le rapport de Charles de Biencourt son fils ainé Vice-Admiral & Lieutenant general és païs terres & mers de toute la Nouvelle-France, que le general de quelques Anglois étant en Virginia distant six-vints lieuës, ou environ du susdit Port, auroit à la persuasion de Pierre Biart Jesuite envoyé audit port un grand navire de deux à trois cens tonneaux, un autre de cent tonneaux, ou environ, & une grande barque, avec nombre d'hommes, léquels au jour & féte de Toussains dernirere auroient mis pied à terre, & conduits par ledit Biart seroit allés où ledit sieur de Poutrincourt auroit fait son habitation & pour la commodité d'icelle, & des François y demeurans, fait un petit Fort quarré, qui se seroit trouvé sans garde, ledit sieur de Biencourt étant allé le long des côtes visiter ces peuples avec la pluspart de ses gens, afin de les entretenir en amitié: outre qu'audit lieu n'y avoit sujet de crainte pour n'y avoir guerre contre aucun, & par ainsi n'y avoit apparence qu'audit temps aucuns navires étrangers peussent venir audit pour & habitation: & pour le surplus de ses hommes ils étoient à deux lieuës delà au labourage de la terre. Et sur cette rencontre lédits Anglois pillerent tout ce qui étoit en ladite habitation, prindrent toutes les munitions qui y étoient, & tous les vivres marchandises, & autres choses, demolirent & demonterent les bois de charpenterie & menuiserie qu'ilz jugerent leur pouvoir servir, & les porterent dans leurs vaisseaux. Ce fait, mirent le feu au parsus. Et non contens de ce (poussés & conduits par ledit Biart) ilz rompirent avec une masse de fer les armes du Roy nôtre Sire, gravées dans un rocher, ensemble celles dudit sieur de Poutrincourt, & celles du sieur de Monts. Puis allerent en un bois distant d'une lieuë de ladite habitation, prendre nombre de pourceaux, qui y avoient eté menez pour paitre & manger du glan: & delà en une prairie où l'on avoit accoutumé de mettre les chevaux, jumens, & poullains, & prindrent tout. Puis souz la conduite dudit Biart se seroient transportés au lieu où se faisoit le labourage, pour se saisir de ceux qui y étoient, la chaloupe déquels ilz prindrent & ne pouvans les prendre (pour ce qu'ilz se seroient retirez sus une colline) ledit Biart se seroit separé des Anglois, & seroit allé vers ladite colline, pour induire ceux qui y étoient de quitter ledit de Biencourt, & aller avec lui & lédits Anglois audit lieu de la Virginie. A quoy n'ayans voulu condescendre, il se seroit retiré avec lédits Anglois, & embarqué dans l'un dédits navires. Mais premier qu'ils eussent fait voile seroit arrivé ledit sieur de Biencourt, lequel voyant ce qui s'étoit passé, se seroit mis dans un bois, & auroit fait appeller le Capitaine dédits Anglois, feignant de vouloir traiter avec lui, afin de le pouvoir envelopper, & tacher par ce moyen de tirer raison du mal qu'il avoit fait. Mais il seroit entré en quelque deffiance, & n'auroit voulu mettre pied à terre. Ce que ledit sieur de Biencourt voyant, il auroit paru. Et sur ce que ledit Capitaine dit vouloir parler à lui, il lui auroit fait reponse que s'il vouloit mettre pied à terre il n'auroit aucun déplaisir. Ce fait, apres s'étre respectivement donné la foy, & promis ne se deffaire ne médire, ledit Capitaine auroit mis pied à terre lui deuxieme, & seroit demeuré prés de deux heures avec ledit de Biencourt, auquel icelui Capitaine auroit fait entendre les artifices déquels ledit Biart auroit usé pour disposer le General dédits Anglois à aller audit lieu, où ledit de Biencourt auroit demeuré avec ses gens depuis le jour & féte de Toussains jusques au vint-septieme Mars (que ledit sieur de Poutrincourt son pere y seroit allé) sans aucuns vivres, reduits tous à manger des racines, des herbes & des bourgeons d'arbres. Et lors que la terre fut gelée, ne pouvans avoir ni herbes, ni racines, ni aller par les bois, auroient eté contraints d'aller dans les rochers prendre des herbes attachées contre iceux, dont aucuns, & des plus robustes, n'ayans peu se nourrir, seroient morts de faim, & les autres auroient eté fort malades, & fussent aussi morts sans l'assistance qu'ils receurent par l'arrivée dudit sieur de Poutrincourt, auquel tout ce que dessus auroit eté representé plusieurs & diverses fois par sondit fils & autre étans avec lui en presence de ceux de l'equippage dudit navire nommé La prime, qu'il y auroit mené de cette ville, en laquelle il est arrivé le... jour du present mois. Et quoy que lui & sondit fils ayent fait procés verbaux de tout ce que dessus, auquels foy doit étre adjoutée, attendu leurs qualités, neantmoins desire les presenter à sa Majesté & à Monseigneur l'Admiral, duquel ledit de Biencourt est Lieutenant esdit païs, afin d'y pourvoir au tour comme il appartiendra, pour d'autant moins revoquer en doute la verité d'iceux. Et à cette fin ledit sieur de Poutrincourt voudroit faire ouïr & interroger ledit equippage sur les faits susdits, & sur l'étant auquel il a trouvé le lieu où étoit ladite habitation audit Port-Royal, selon qu'il est rapporté par le procez verbal qu'il en a fait dresser. Ce consideré &c., le dix huitiéme Juillet 1614, signé P. Guillaudeau, Le procureur du Roy ne veut point empecher &c. Il est permis audit suppliant, &c.

Que si tels actes ci-dessus recitez sont veritables, nous pourrons à bon droit approprier à cette cause cette parcelle d'une requéte elegante presentée par les Anciens de la ville de Canton en la Chine contre les Jesuites, rapportée par eux-mémes en leurs histoires en ces mots: Unde non immerito formidamus eos (Jesuitas) esse cætreorum (Lusitanorum) exploratores, qui secreta nostra scire ad laborent, quos post multum deinde temporis veremur ne cum rereu novarum cupidis uniti ex ipsa nostra gente grande aliquod Reipub. Sinensi malum calamitatemque procurent, & gentem nostram per vasta maria ut pisces ac ceté dispergant. Hoc ipsum est quod libri nostri forti prædicunt, Spoinas & urticas in misi solo seminastis, serpentes draconesque in ades vestras induxistis &c. Cela veut dire en François qu'ils (c'est à dire les Jesuites) ne soient les espions des autres (c'est à dire des Portugais) par le moyen déquels ilz s'efforcent de decouvrir noz secrets. Et ne pouvons que n'entrions en grande apprehension du temps à venir, que conspirans avec ceux qui desirent choses nouvelles, ilz ne trament quelque grand mal & calamité à la Republique Chinoise par le moyen de nôtre propre nation, & chassé de nôtre païs nous envoyent comme poissons errans par le vague espace de la mer. C'est paraventure ce que nous predisent noz livres, & dont ilz nous menacent: Vous avés (disent-ils) planté des epines & semé des orties en une terre douce & aymable, & avés introduit des serpens & dragons dans voz maisons &c.

Ces beaux exploits achevés au Port-Royal les Anglois en partirent les neufieme Novembre en intention (dit Biart) de s'aller rendre à leur Virginie, mais le lendemain un si grand orage s'éleva, qu'il écarta les trois vaisseaux, léquels depuis ne se sont point reveuz. La nav Capitainesse vint heureusement à port en ladite Virginie, quant à la barque il n'en est nouvelles, mais le vaisseau captif des Jesuites où eux-mémes étoient, aprés avoir long temps combattu les vents, par commun conseil print la route des Essores pour se raffrechir, & delà en Angleterre.




Pieté du sieur de Poutrincourt. Dernier exploit, & mort d'icelui. Epitaphes en sa memoire.

CHAP. XV

OILA la fin des voyages transmarins du brave, genereux,& redouté Poutrincourt, de qui la memoire soit en benediction. Voila les irreprochables témoignages de son incomparable pieté, aiguillon qui lui a fait entreprendre tant de travaux & de hazars, dont il a eté si mal recompensé. Il bruloit d'un si grand desir de voir sa terre de la Nouvelle-France Christianisée que tous ses discours & desseins ne buttoient qu'à cela, & à cela méme il a consommé son bien. Je relis souvent & avec plaisir entremelé de regrets, plusieurs lettres qu'il m'a écrites au sujet de ses voyages, mais particulierement une confirmative de ce que je viens de dire, qui commence ainsi.

Monsieur, mon partement (de France) fut si precipité, que je n'eu moyen de vous dire Adieu que par message, ayant un extreme regret de ne vous avoir veu, & encore plus grand de ce que n'étes ici (au Port-Royal) qui travailliés si bien à la culture de vôtre jardin, & abattiez bois pour l'ornement d'icelui: pour m'aider à travailler au jardin de Dieu, & abbattre le diable. Car il y a toujours des esprits de contradiction. J'ay bonne envie de vous voir hors des tumultes où trop souvent l'on est pressé en France, & de pouvoir ici jouir de vôtre bonne compagnie. Maintenez moy en vos bonnes graces, & je vous maintiendray en celles du grand Sagamos & invincible Membertou, qui est aujourd'hui par la grace de Dieu Chrétien avec sa famille.

Au temps de son retour en France, survint le mouvement excité par Monsieur le Prince & ses associés à-cause du mariage du Roy, durant lequel il fut recherché par les habitans de la ville de Troyes, & commandé par sa Majesté de reprendre la ville de Meri sur Seine, & Chateau-Thierri, où ledit Seigneur Prince avoit mis garnisons. Il commença donc par Meri, l'assiegea, & le print. Mais il y fut tué en la façon que chacun sçait, & qu'il se peut reconoitre par les Epitaphes suivans, dont l'un est à Saint-Just en Champagne, où il est enterré, l'autre a été envoyé en la Nouvelle-France.




NOBILISSIMI HEROIS

POTRINCURTII

EPITAPHIUM

ÆTERNÆ MEMORIÆ HEROIS MAGNI POTRINCURTII, qui pacatis olim Galliæ bellis (in quibus præcpuam militiæ laudem consequurus est) factionéque magna Errici Magni virtute repressa, opus Christianum instaurandæ Franciæ novæ aggressus, dum illic monstra varia debellare conatur, occasione novi tumultus Gallici à proposito avocatus, & Mericum oppidum in Tricass. agro ad deditionem cogere à Principe iussus; voti compos, militeris gloriæ æmulatione multis vulneribus confossus, catapultâ pectori admotâ nefarié à Pisandro interficitur Mense Decemb. M. DC. XV. ætatis anno LVIII

M. S. piæ recordationis ergo

Heroi benemerito

L. M. V. S.




EIUSDEM HEROIS MAGNI

Epitaphium in Novæ Franciæ oris vulgatum,
& marmoribus atque
arboribus incisum.

CHARA DEO SOBOLES, NEOPHYTI MEI
NOVÆ FRANCIÆ INCOLÆ,
CHRISTICOLÆ,
QUOS EGO.

ILLE EGO SUM MAGNUS SAGAMOS VES TER
POTRINCURTIUS
SUPER ÆSTHERA NOTUS,
IN QUO OLIM SPES VESTRÆ.

VOS SI FEFELLIT INVIDIA,
LUGETE.
VIRTUS MEA ME PERDIDIT VOBIS.
GLORIAM MEAM ALTERI DARE
NEQUIVI.
ITERUM LUGETE.



SIXIEME
LIVRE CONTENANT

LES MOEURS & FAÇONS

DE VIVRE DES PEUPLES DE LA

Nouvelle-France, & le rapport des terres
& mers dont a eté fait mention és livres
precedens.



PREFACE

IEU Tout-puissant en la creation de ce monde s'est tant pleu en la diversité, que, soit au ciel, ou en la terre, sous icelle, ou au profond des eaux, en tout lieu reluisent les effects de sa puissance & de sa gloire, mais c'est une merveille qui surpasse toutes les autres qu'en une méme espece de creature, je veux dire en l'Homme, se trouvent beaucoup de varietez plus qu'és autres choses creées. Car si on le considere en la face, il ne s'en trouvera pas deux qui se ressemblent en tout point. Si on le prent par la voix, c'en est tout de méme: si par la parole, toutes nations ont leur langage propre & particulier, par lequel l'une est distinguée de l'autre. Mais de moeurs & façons de vivre, il y a une merveilleuse diversité. Ce que nous voyons à l'oeil en nôtre voisinage, sans nous mettre en peine de passer des mers pour en avoir l'experience. Or d'autant que c'est peu de chose de sçavoir que des peuples sont differens de nous en moeurs & coutumes, si nous ne sçavons les particularitez d'icelles: peu de chose aussi de ne sçavoir que ce qui nous est proche: ains est une belle science de conoitre la maniere de vivre de toutes les nations du monde, pour raison dequoy Ulysses a eté estimé d'avoir beaucoup veu & conu: il m'a semblé necessaire de m'exercer en ce sixiéme livre sur ce sujet, pour ce qui regarde les nations déquelles nous avons parlé, puis que je m'y suis obligé, & que c'est une des meilleures parties de l'Histoire, laquelle sans ceci seroit fort defectueuse, n'ayant que legerement & par occasion touché ci-dessus ce que j'ay reservé à dire ici. Ce que je fay aussi, afin que s'il plait à Dieu avoir pitié de ces pauvres peuples, & faire par son Esprit qu'ilz soient amenés à sa bergerie, leurs enfans sçachent à l'avenir quels étoient leurs peres, & benissent ceux qui se seront employés à leur conversion, 7 à la reformation de leur incivilité. Prenons donc l'homme par sa naissance, & aprés avoir à peu près remarqué ce qui est du cours de sa vie, nous le conduirons au tombeau, pour le laisser reposer, & nous donner aussi du repos.




CHAP. I

De la Naissance

'AUTHEUR du livre de la Sapience nous témoigne une chose tres-veritable, qu'une pareille entrée est à tous è la vie, & une pareille issue. Mais chacun peuple a apporté quelque ceremonie aprés ces choses accomplies. Car les uns ont pleuré de voir que l'homme vinst naitre sur le theatre de ce monde, pour y étre comme un spectacle de miseres & calamitez. Les autres s'en sont réjouïs, tant pource que la Nature a donné à chacune creature un desir de la conservation de son espece, que pource que l'homme ayant eté rendu mortel par le peché, il desire rentrer aucunement à ce droit d'immortalité perdu, & laisser quelque image visible de soy par la generation des enfans. Je ne veux ici discourir sur chacune nation car ce seroit chose infinie. Mais je diray que les Hebrieux à la naissance de leurs enfans leurs faisoient des ceremonies particulieres rapportées par le Prophete Ezechiel, lequel ayant charge de representer à la ville de Jerusalem ses abominations, il lui reproche & dit qu'elle a eté extraite & née du païs des Cananeens, que son pere étoit Amorrhéen, & sa mere Hetheenne. Et quant à ta naissance (dit-il) au jour que tu naquis ton nombril ne fut point coupé, & tu ne fus point lavée en eau, pour étre addoucie, ni salée de sel, ni aucunement emmaillottée. Les Cimbres mettoient leurs enfans nouveau-nés parmi les neges, pour les endurcir. Et les François les plongeoient dedans le Rhin, pour conoitre s'ils étoient legitimes: car s'ils alloient au fond ils étoient reputés batars: & s'ilz nageoient dessus l'eau ils étoient legitimes, quasi comme voulans dire que les François naturellement doivent nager sur les eaux. Quant à noz Sauvages de la Nouvelle-France, lors que j'étois par-dela ne pensant rien moins qu'à cette histoire, je n'ay pas pris garde à beaucoup de choses que j'auroy peu observer; mais toutefois il me souvient que comme une femme fut delivrée de son enfant on vint en nôtre Fort demander fort instamment de la graisse, ou de l'huile pour la lui faire avaller avant que teter, ni prendre aucune nourriture. De ceci ilz ne sçavent rendre aucune raison, sinon que c'est une longue coutume. Surquoy je conjecture que le diable (qui a toujours emprunté les ceremonies de l'Eglise tant en l'ancienne, qu'en la nouvelle loy) a voulu que son peuple (ainsi j'appelle ceux qui ne croyent point en Dieu & sont hors de la communion des Saints) fût oint comme le peuple de Dieu: laquelle onction il a fait interieure, par ce que l'onction spirituele des Chrétiens est telle.




CHAP. II

De l'Imposition des Noms

OUR l'imposition des noms ilz les donnent par tradition, c'est à dire qu'ils ont des noms en grande quantité léquels ilz choisissent & imposent à leurs enfans. Mais le fils ainé volontiers porte le nom de son pere, en adjoutant un mot diminutif au bout: comme l'ainé de Membertou s'appellera Membertouchis quasi Le petit, ou le jeune Membertou. Quant au puis-né il ne porte le nom du pere, ains on lui en impose un à volonté: & son puisné portera son nom avec une addition de syllabe: comme le puis-né de Membertou s'appelle Actaudin, celui qui suit aprés s'appelle Actaudinech'. Ainsi Memembourré avoit un fils nommé Semcoud et son puisné s'appelloit Semcoudech'. Ce n'est pas toutefois une regle necessaire d'adjouter cette terminaison ech'. Car le puis-né de Panoniac (duquel est mention en la guerre de Membertou contre les Armouchiquois que j'ay décrit entre les Muses de la Nouvelle-France) s'appelloit Panoniagués: de maniere que cette terminaison se se fait selon que le nom precedent le desire. Mais ils ont une coutume que quand ce frere ainé, ou le pere est mort, ilz changent de nom, pour eviter la tristesse que la ressouvenance des decedez leur pourroit apporter. C'est pourquoy aprés le decés de Memembourré, & Semcoud (qui sont morts cet hiver dernier, mille six cens sept) Semcoudech' a quitté le nom de son frere, & n'a point pris celui de son pere, ains s'est fait appeller Paris, parce qu'il a demeuré à Paris. Et aprés la mort de Panoniac, Panonaiqués quitte son nom, & fut appellé Roland par l'un des nôtres. Ce que je trouve mal & inconsiderément fait de prophaner ainsi les noms des Chrétiens & les imposer à des infideles: comme j'ay memoire d'un autre qu'on a appellé Martin. Alexandre le grand (quoy que Payen) ne vouloit qu'aucun fut honoré de son nom qu'il ne s'en rendît digne par la vertu. Et comme un jour un soldat portant le nom d'Alexandre fut accusé devant lui d'étre voluptueux & paillard, il lui commanda de quitter ce nom, ou de changer sa vie.

Je ne voy point dans noz livres qu'aucun peuple ait eu cette coutume de noz Sauvages de changer de nom, pour eviter la tristesse qu'aporte la rememoration d'un decedé. Bien trouve-je que les Chinois changent quatre, ou cinq fois de nom en leur vie. Car il y a le nom de l'enfance, le nom d'escolier, celui du mariage, & le nom d'honneur lors qu'ils ont atteint l'âge viril. Item le nom de religion, quand ils entrent en quelque secte. Mais rien de semblable à noz Sauvages. Plusieurs anciennement & encore aujourd'hui changeans d'état & de fortune ont changé & changent leurs noms. Abram au commencement avoit un nom excellent signifiant Pere haut. Mais aprés les promesses Dieu voulut qu'il s'appellât Abraham, Pere de plusieurs gents & nations. Et à méme intention sa femme Sarai (Dame) fut appellée Sara (Dame de grande multitude). Ainsi Jacob aprés la lucte qu'il eut avec l'Ange (ou Dieu) fut appellé Israël, c'est à dire Prince avec Dieu, ou surmontant le Dieu fort. De méme Esaü (Pelu) fut appellé Edom (Rousseau) à cause d'un brouët, ou potage roux qu'il acheta de son frere Jacob au pris de sa primogeniture. Depuis ces premiers siecles plusieurs Roys ont suivi cette trace. Et premierement ceux de Perse remarqués par le sçavant Joseph Scaliger en son livre sixiéme de la correction des temps. Item les Empereurs Grecs, dont quelques exemples sont rapportés par Zonarc au troisiéme de ses Annales. Et les Rois de France, ainsi que dit Aymon le Moyne au livre quatrieme de son histoire, auquel s'accorde Ado Archevéque de Vienne en sa Chronique souz l'an six cens soixante neuf. Les Papes aussi à l'imitation de l'Apôtre saint Pierre (que premierement on appelloit Simon) ont voulu participer à ce privilege principalement depuis l'an huit cens de nôtre salut, à quoy (dit Platine) donna occasion le nom sordide d'un qui s'appelloit Groin de porc, lequel fut nommé Sergius. Plusieurs ordres nouveaux de Moines & autres prenans le nom de religieux font de méme aujourd'hui entre le peuple, soit pour étre invités à oublier le monde, soit pour receler mieux à couvert les enfans, qu'ilz retirent à eux contre le gré de leurs parens.

Les Bresiliens (à ce que dit Jean de Leri) imposent à leurs enfans les noms des premieres choses qui leur viennent au devant; comme s'il leur vient en imagination un arc avec sa corde, ils appelleront leur enfant Ourapatem, qui signifie l'arc & la corde. Et ainsi consequemment. Pour le regard de noz Sauvages ils ont aujourd'hui des noms sans signification, léquels paraventure en leur premiere imposition signifioient quelque chose. Mais comme les langues changent, on en pert la conoissance. De tout les noms de ceux que j'ay conu je n'ay appris sinon que Chkoudun signifie une Truite: & Oigoudi nom de la riviere dudit Chkoudun qui signifie Voir. Il est bien certain que les noms n'ont point eté imposez sans sujet à quelque chose que ce soit. Car Adam a donné le nom à toute creature vivante selon sa proprieté & nature: & par-ainsi les noms ont eté imposez aux hommes signifians quelque chose comme Adam signifie homme, ou qui est fait de terre: Eve signifie mere de tous vivans; Abel Pleur: Caïn Possession: Jesus, Sauveur: Diable, Calomniateur: Satan, Adversaire, &c. Entre les Romains les uns furent appelez Lucius pour avoir eté nais au point du jour: les autres Cesar, pour ce qu'à la naissance du premier de ce nom on ouvrit par incision le ventre à sa mere: De méme Lentulus, Piso, Fabius, Cicero, &c. tous noms de soubriquets donnés par quelqu'accident, ainsi que les noms de noz Sauvages, mais avec plus de jugement.

Ainsi noz Roys anciens ont participé à cette façon de noms, comme on peut remarquer en Clodion le chevelu, Charles Martel, le grand, le chauve, le simple; Loys le debonnaire, le begue, le gros, hutin: Pepin le bref, Hugues Capet, &c. Mais ces soubriquets ne leur ont eté volontiers donnez qu'aprés leur decés. Et entre le menu peuple cela s'est transferé aux enfans: comme un Notaire étoit surnommé le Clerc; un forgeron, marechal, ou serrurier, s'appelloit le Févre, ou Fabre, ou Faur, &c. A plusieurs on a imposé le nom de leur païs, ou des lieux où ils avoient pris naissance. D'autres ont hérité de leurs peres des noms dont on ne sçait aujourd'huy la cause ni l'origine: comme Lescarbot qui est mon nom de famille. Et toutefois il y a des tres-nobles maisons és païs d'Artois, du Maine, & de la basse Bretagne prés saint Paul de Leon qui s'apellent de ce nom.

Quant aux noms des Provinces, nous voyons par l'histoire sacrée que les premiers hommes leur ont imposé les leurs. Ce que le psalmiste semble blamer quand il dit:

Ils lairront pour autrui ces biens qu'ils amoncelent,

Leurs palais eternels des sepulcres feront,

En diverses maisons leurs terres passeront,

Et ces lieux qui si fiers de leurs noms ils appellent.

Mais il parle de ceux qui trop avidement recherchent celà, & pensent étre immortels ici bas. Car certes s'il faut imposer quelque noms aux lieux, places & provinces, il vaut autant que ce soient les noms de ceux qui les établissent que d'un autre, quand ce ne seroit que pour emouvoir la posterité à bien faire; laquelle méme reçoit une tristesse quand elle ne sçait qui est son autheur & la cause de son bien. Et de cette cupidité ont eté touchez ceux-mémes qui ont haï le monde, & se sont sequestrez de la compagnie des hommes, dont plusieurs on fait des sectes qu'ils ont appellées de leurs noms.




CHAP. III

De la Nourriture des enfans, & amour des peres
& meres envers eux.

E Tout-puissant voulant montrer quel est le devoir d'une vraye mere, dit par le prophete Esaie: La femme peut-elle oublier son enfant qu'elle allaite, qu'elle n'ait pitié du fils de son ventre? Cette pitié que Dieu requiert és meres est de bailler la mammelle à leurs enfans, & ne leur point changer la nourriture qu'elles leur ont donnée avant la naissance. Mais aujourd'hui la plus part veulent que leurs mammelles servent d'attraits de paillardise: & se voulans donner du bon temps envoyent leurs enfans aux champs, là où ilz sont paraventure changés ou donnés à des nourrices vicieuses, déquelles ilz sucent avec lait la corruption & mauvaise nature. Et de là viennent des races fausses, infirmes & degenerantes de la souche dont elles portent le nom. Les femmes Sauvages ont plus d'amour que cela envers leurs petits: car autres qu'elles ne les nourrissent: ce qui est general en toutes les Indes Occidentales. Aussi leurs tetins ne servent-ilz point de flamme d'amour, comme pardeça, ains en ces terres là l'amour se traite par la flamme que la nature allume en chacun, sans y apporter des artifices soit par le fard, ou les poisons amoureuses, ou autrement. Et de cette façon de nourriture sont louées les anciennes femmes d'Allemagne par Tacite, d'autant que chacune nourrissoit ses enfans de ses propres mamelles, & n'eussent voulu qu'une autre qu'elles les eût alaités: Ce que pour la pluspart elles ont gardé religieusement jusques aujourd'hui. Or noz Sauvages avec la mammelle leur baillent des viandes déquelles elles usent, aprés les avoir bien machées: & ainsi peu à peu les élevent. Pour ce qui est de l'emmaillottement, és païs chauds & voisins des tropiques ilz n'en ont cure, & les laissent comme à l'abandon. Mais tirant vers le Nort les meres ont une planche bien unie, comme la couverture d'une layette, sur laquelle mettent l'enfant enveloppé d'une fourrure de Castor, s'il ne fait trop chaud, & lié là-dessus avec quelque bende elles le portent sur leurs dos les jambes pendantes en bas: puis retournées en leurs cabannes elles les appuient de cette façon tout droits contre une pierre, ou autre chose. Et comme pardeça on baille des petits panaches & dorures aux petits enfans, ainsi elles pendent quantité de chapelets, & petits quarreaux diversement colorés en la partie superieure de ladite planche pour l'ornement des leurs. Les nourissans ainsi, & avec un soin tel que doivent les bonnes meres, elles les ayment aussi, comme pareillement font les peres, gardans cette loy que la Nature a entée és coeurs de tous animaux (excepté des femmes debauchées) d'en avoir le soin. Et quand il est question de leur demander (je parle des Souriquois, en la terre déquels nous avons demeuré) de leurs enfans pour les amener & leur faire voir la France, ilz ne les veulent bailler: que si quelqu'un s'y accorde il lui faut faire des presens, & promettre merveilles ou bailler otage. Nous en avons touché quelque chose ci-dessus, à la fin du dix-septiéme chapitre du livre quatriéme. Et ainsi je trouve qu'on leur fait tort de les appeller barbares, veu que les anciens Romains l'étoient beaucoup plus, qui vendoient le plus souvent leurs enfans, pour avoir moyen de vivre. Or ce qui fait qu'ils aiment leurs enfans plus qu'on ne fait pardeça, c'est qu'ilz sont le support des peres en la vieillesse, soit pour les aider à vivre, soit pour les defendre de leurs ennemis: & la nature conserve en eux son droit tout entier pour ce regard. A cause dequoy ce qu'ilz souhaitent le plus c'est d'avoir nombre, pour étre tant plus forts, ainsi qu'és premiers siecles auquels la virginité étoit chose reprochable, pour ce qu'il y avoit commandement de Dieu à l'homme & à la femme de croitre, & multiplier, & remplir la terre. Mais quand elle a eté remplie, cet amour s'est merveilleusement refroidi, & les enfans ont commencé d'étre un fardeau aux pers & meres, léquels plusieurs ont dédaigné & bien souvent ont procuré leur mort. Aujourd'huy le chemin est ouvert à la France pour remedier à cela. Car s'il plait à Dieu conduire & feliciter les voyages de la Nouvelle-France, quiconque pardeça se trouvera oppressé pourra passer là, y confiner ses jours en repos & sans pauvreté; ou si quelqu'un se trouve trop chargé d'enfans il en pourra là envoyer la moitié, & avec un petit partage ilz seront riches & possederont la terre qui est la plus asseurée condition de cette vie. Car nous voyons aujourd'hui de la peine en tous états, méme és plus grans léquels sont souvent traversez d'envies & destitutions: les autres feront cent bonetades & corvées pour vivre, & ne feront que languir: les autres vivent en perpetuel servage. Mais la terre ne nous trompe jamais si nous la voulons caresser à bon escient. Témoin la fable de celui qui par son testament declara à ses enfans qu'il avoit caché un thresor en sa vigne, & comme ils eurent bien remué profondement ilz ne trouverent rien, mais au bout de l'an ilz recueillirent si grande quantité de raisins qu'ils ne sçavoient où les mettre. Ainsi par toute l'Ecriture sainte les promesses que Dieu fait aux patriarches Abraham, Isaac, & Jacob, & depuis au peuple d'Israël par la bouche de Moyse, & du Psalmiste, c'est qu'ils possederont la terre, comme un heritage certain, qui ne peut perir, & où un homme ha dequoy sustenter sa famille, se rendre fort, & vivre en innocence: suivant le propos de l'ancien Caton, lequel disoit que les fils des laboureurs ordinairement sont vaillans & robustes, & ne pensent point és mal.

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