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Histoire de la vie et de l'administration de Colbert

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Colbert organise les Compagnies des Indes occidentales et orientales (1664).—Soins qu'il apporte à leur formation.—Appel au public rédigé par un académicien.—Les Parlements et les Villes sont invités à souscrire.—Devise de la Compagnie.—Sacrifices faits en sa faveur par le gouvernement.—Causes du peu de succès qu'elle obtient.—Curieux mémoire de Colbert concernant la Compagnie des Indes occidentales.—Huit ans après sa formation, cette Compagnie est forcée de liquider.—Les Compagnies du Sénégal, du Levant, des Pyrénées et une nouvelle Compagnie du Nord ne réussissent pas davantage.—La Compagnie des Indes orientales est obligée de demander que les particuliers puissent faire le commerce dans tous les pays de sa concession.

Quatre années s'étaient à peine écoulées depuis le jour où Colbert occupait le pouvoir, et déjà l'ensemble de son système commençait à se dessiner. Ces grands encouragements au commerce et aux manufactures, qui ont fait de son nom un drapeau autour duquel deux écoles célèbres ont engagé des discussions dont la seconde moitié du XVIIIe siècle a retenti, datent de l'année 1664. Le tarif des douanes était établi, il est vrai, sur des bases libérales qui n'excluaient pas la concurrence étrangère; mais quelques articles jusqu'alors exempts de droits, notamment le drap, y avaient été compris. Toutefois, rien n'y faisait prévoir encore l'exagération des moyens auxquels Colbert devait plus tard se laisser entraîner. Ce ministre avait même paru adopter d'abord, relativement aux effets du luxe, les principes de ses prédécesseurs, et, le 18 juin 1663, le roi avait rendu une ordonnance faisant de nouveau défense de porter des passements d'or et d'argent, vrais ou faux[235]. Cependant, quelques mois avant l'époque où parut le tarif de 1664, les Compagnies des Indes orientales et occidentales avaient été réorganisées sur des bases nouvelles, où le privilège occupait une trop grande place pour qu'il fût possible de supposer que cette tendance ne dût pas se manifester énergiquement sur d'autres points. Les vicissitudes des Compagnies des Indes orientales et occidentales ont vivement préoccupé Colbert pendant toute la durée de son administration. On se souvient des magnifiques dividendes que la Compagnie des Indes orientales de Hollande donnait à ses actionnaires. Stimulé par ces résultats, jaloux des bénéfices de la Hollande, Colbert, dans tous les actes de son ministère qui se rattachent au commerce ou à la marine, se proposa toujours pour but de mettre la France en position d'y participer; mais ses efforts furent surtout extrêmes en ce qui concernait le commerce des Indes, auquel il prodigua toutes les faveurs du privilège et de la protection.

L'entreprise tentée par Colbert était chanceuse, et les Hollandais, parfaitement tranquilles de ce côté, regardaient avec indifférence le mouvement qu'il se donnait pour arriver à ses fins[236]. Déjà plusieurs fois, en effet, la France avait accordé des privilèges et des encouragements considérables à des Compagnies qui n'avaient pas réussi, tandis que les Espagnols, les Portugais, les Anglais, mais principalement les Hollandais, retiraient sous ses yeux, de leurs colonies, d'immenses avantages.

Dans un édit du 28 mai 1664, Colbert s'occupa d'abord de constituer une nouvelle Compagnie pour l'exploitation du commerce dans les Indes occidentales. Cet édit rappelle les erreurs commises par les Compagnies établies en 1628 et en 1642, qui avaient succombé faute de fonds, et pour avoir voulu vendre en détail à des particuliers les terrains de leurs concessions, au lieu de s'y établir solidement en vue de l'avenir. Dans le but de former un établissement puissant et fécond, Colbert racheta toutes les terres ainsi cédées, et accorda à une Compagnie, qui existait déjà sous le titre de Compagnie de la terre ferme de l'Amérique la faculté exclusive de faire le commerce dans toutes les Indes occidentales, à Cayenne et sur toute la terre ferme de l'Amérique, depuis la rivière des Amazones jusqu'à l'Orénoque, au Canada, dans l'Acadie, aux îles de Terre-Neuve et autres îles et terres fermes, depuis le nord du Canada jusqu'à la Virginie et la Floride, en y comprenant toute la côte d'Afrique, du cap Vert au cap de Bonne-Espérance. Comme la nouvelle Compagnie des Indes occidentales était la continuation d'une société déjà constituée, qui comptait de nombreux intéressés et possédait un certain nombre de navires, on espérait, grâce à l'étendue de son privilège, que sa prospérité ne serait pas douteuse, et l'on s'attendait à la voir bientôt en mesure de faire une concurrence heureuse aux établissements voisins[237].

Restait à organiser une Compagnie des Indes orientales; mais ici rien n'existait, trois Compagnies s'étant déjà complètement ruinées. Tous les efforts du gouvernement se tournèrent donc de ce côté.

Quoi qu'en puissent dire les documents officiels, ces échecs successifs avaient singulièrement refroidi les esprits, et ce qui le prouve, c'est que Colbert crut devoir charger un académicien de l'époque, M. Charpentier, d'expliquer au public, dans une brochure, la cause des mécomptes précédents. M. Charpentier soutint cette thèse avec beaucoup d'habileté et de succès. Répondant d'abord à cette question: Pourquoi trois Compagnies ont-elles déjà échoué? il attribua ce résultat aux fausses mesures prises par leurs directeurs, mais surtout au manque de fonds, inconvénient grave, disait-il, qui ne pouvait plus se présenter, puisque, le roi s'intéressant dans la nouvelle Compagnie avec la moitié du royaume, elle aurait plus de fonds à sa disposition que n'en avait eu à ses débuts la Compagnie des Indes orientales de Hollande. Ce n'était pas la première fois, au surplus, ajoutait la brochure, qu'une entreprise de ce genre ne réussissait pas à son premier essai. Les Espagnols et les Anglais en avaient fait l'expérience. Les Hollandais eux-mêmes n'avaient réussi qu'à une quatrième tentative. D'ailleurs, le succès était désormais d'autant plus certain que l'île de Madagascar, où la flotte se proposait d'aborder pour y établir le centre des opérations de la nouvelle Compagnie, présentait bien plus de ressources que la résidence de Batavia, soit pour la facilité du trafic, soit pour l'agrément du climat, soit pour la sûreté des colons; car les habitants de Madagascar étaient fort bonaces, et faisaient paraître beaucoup de dispositions à recevoir l'Évangile, tandis que l'île de Java était remplie de nations vaillantes, aguerries, très-attachées au mahométisme et pleines de mépris pour les chrétiens, sans compter que les Hollandais confinaient d'un côté avec le roi de Mataran qui était déjà venu les assiéger plus d'une fois à la tête de cent mille hommes. Quant aux avantages géographiques de Madagascar, ils étaient, poursuivait-on, de la dernière évidence. En effet, la position très-avancée de Batavia dans les Indes obligeait les Hollandais à faire beaucoup de chemin inutilement. Une fois arrivés dans leur entrepôt, ils devaient revenir sur leurs pas, avec les mêmes vents qui les ramenaient en Europe, afin d'aller trafiquer dans le golfe du Bengale, sur les côtes de Coromandel et de Malabar, à Ceylan, à Surate, dans le golfe Persique et sur les côtes d'Ethiopie; puis, il leur fallait retourner à Batavia pour y assortir leur cargaison. De là, obligation pour eux de faire deux ou trois fois le même chemin. En établissant son principal magasin à Madagascar, la Compagnie française évitait cet inconvénient, puisque, quelque part qu'elle voulût aller, vers la mer Rouge, dans le golfe de Bengale, à la Chine, au Japon ou aux îles les plus reculées de la mer des Indes, ses navires ne feraient jamais du chemin mal à propos, et qu'en rapportant leurs marchandises à Madagascar ils se rapprocheraient en même temps de la France. Enfin, la Compagnie française aurait encore un avantage considérable sur celle de Hollande, attendu que, par suite de leurs démêlés avec l'Angleterre, précisément pour les possessions de l'Inde, les Hollandais étaient obligés de faire route vers le nord en doublant l'Irlande et l'Ecosse, ce qui augmentait leur navigation de quatre ou cinq cents lieues, la rendait en outre beaucoup plus périlleuse, et les entraînait dans des dépenses auxquelles la Compagnie française ne serait pas assujettie, dépenses considérables qui s'accroissaient d'une gratification de trois mois de solde aux matelots en raison même des difficultés de la navigation, et dont le prix de leurs marchandises devait nécessairement se ressentir[238].

C'est ainsi que Colbert essayait d'agir sur l'opinion publique et de lui faire partager ses espérances. A la suite de ce plaidoyer, l'académicien Charpentier abordait la question d'exécution. Il prétendait qu'un fonds de 6 millions serait suffisant pour construire et équiper quatorze navires de huit cents à quatorze cents tonneaux, destinés à transporter un grand nombre de personnes à Madagascar pour en prendre possession de la bonne sorte; que le roi pourrait être supplié d'y contribuer pour un dixième et qu'on ne doutait point qu'il ne le fît volontiers, mais qu'au surplus plusieurs grands seigneurs étaient disposés à y participer pour plus de 3 millions, si cela était nécessaire.

Cet appel au public fut accompagné de lettres du roi aux syndics, maires et échevins des grandes villes, et de recommandations pressantes aux grands fonctionnaires de Paris et des provinces. Il n'y eut pas obligation formelle de demander des actions dans la nouvelle Compagnie des Indes, mais on sut bientôt que c'était le meilleur moyen de faire sa cour. Parmi les financiers soumis à la taxe par la Chambre de justice, quelques-uns furent autorisés, par faveur spéciale, à convertir en actions le montant de leur amende. On vient de voir que 6 millions avaient d'abord paru suffisants à Colbert; mais neuf des principaux négociants et manufacturiers du royaume, consultés par lui à ce sujet, furent d'avis qu'il ne faudrait pas moins de 15 millions pour organiser la Compagnie sur une base durable. Alors les recommandations et les instances redoublèrent. Un jour, le chancelier Séguier invita, d'après les ordres du roi, toute la Chambre de justice à prendre des actions dans la Compagnie des Indes orientales; et comme quelques membres de la Chambre y étaient peu disposés ou faisaient des observations, il les regarda de travers, dit le malin rapporteur du procès de Fouquet. Bien plus, un conseiller ayant signé pour 1000 livres seulement, «Colbert s'en moqua, et dit que cela ne se faisait pas pour la considération de l'argent; de sorte qu'il mit 3000 livres, mais avec peine[239]

Grâce à de pareils moyens d'influence, la nouvelle Compagnie des Indes orientales devait être et fut bientôt en état de se constituer. L'édit qui l'organisa date du mois d'août 1664. En voici les dispositions principales. Le fonds social était de 15 millions, divisé en actions de 1000 livres payables par tiers. Le roi souscrivit pour 3 millions qui ne devaient pas porter intérêt, et sur lesquels, s'il y avait lieu, les pertes essuyées pendant les dix premières années par la Compagnie seraient d'abord imputées. La Compagnie était autorisée à naviguer et négocier seule, à l'exclusion de tous autres, depuis le cap de Bonne-Espérance jusque dans toutes les Indes et mers orientales, et dans toutes les mers du Sud, pendant cinquante années. L'édit lui donnait à perpétuité, en toute propriété, justice et seigneurie, toutes les terres, places et îles qu'elle pourrait conquérir sur les ennemis ou sur les indigènes avec tous droits de seigneurie sur les mines d'or et d'argent, cuivre et plomb, droit d'esclavage et autres impliquant la souveraineté. En outre, l'État s'engageait à lui fournir, à prix de marchand, tout le sel dont elle aurait besoin, et à lui payer 50 livres par tonneau pour toutes les marchandises expédiées de France et la moitié pour celles en retour. Pour toutes charges, la Compagnie devait établir des églises à Madagascar et dans tous les lieux soumis à sa domination, y attacher un nombre suffisant d'ecclésiastiques payés par elle, et instituer des tribunaux où la justice serait rendue gratuitement au nom du roi, en se conformant aux lois du royaume et à la Coutume de Paris. Enfin, après avoir déterminé la manière de procéder à la nomination des divers agents de la Compagnie, et l'intérêt pécuniaire que chacun d'eux devait y avoir, plein d'une sollicitude en quelque sorte puérile et qui démontre bien le goût de l'époque pour les devises, inscriptions et médailles, l'édit autorise la Compagnie à prendre un écusson de forme ronde, au fond d'azur, chargé d'une fleur de lis d'or, enfermé de deux branches, l'une de palme et l'autre d'olivier, ayant pour support les figures de la Paix et de l'Abondance; le tout complété par cette devise passablement présomptueuse qui fut si mal justifiée par les événements: Florebo quocumque ferar[240].

Telle fut l'organisation de cette célèbre Compagnie. Par malheur, elle avait affaire à des rivaux habiles, persévérants, économes, et auxquels une excellente position, prise depuis longtemps, donnait de très-grands avantages; d'un autre côté, pour une société nouvelle forcément composée d'éléments très-difficiles à discipliner, le joug de la Coutume de Paris, à trois ou quatre mille lieues de Paris, devait être intolérable. Y importer la religion, les lois, les mœurs de la métropole eût été chose très-désirable et très-morale sans doute; mais était-elle possible[241]? Les règlements particuliers adoptés par les directeurs de la Compagnie pour assurer l'exécution de l'édit constitutif de Madagascar ne firent qu'ajouter à ces difficultés. Un de ces règlements portait que le fait d'avoir blasphémé serait puni, en récidive, de six heures de carcan; que nul Français ne pourrait se marier à une femme originaire de l'île, si elle n'était instruite en la religion chrétienne, catholique, apostolique et romaine; que le duel serait puni de mort sans espérance de rémission, le cadavre du mort mis au gibet pour servir d'exemple, les biens de l'un et de l'autre confisqués au profit de la Compagnie. Enfin, ce règlement statuait que toutes les ordonnances de France seraient ponctuellement observées dans l'île de Madagascar et autres lieux par tous les habitants, chacun selon sa condition, sous les peines y portées[242]. En même temps, il est vrai, la Compagnie faisait couvrir les murs de Paris et des autres grandes villes du royaume d'affiches où l'on promettait aux colons autant de terres qu'ils en pourraient labourer avec leur famille et leurs serviteurs. Ces affiches faisaient le plus riant tableau de l'avenir qui leur était réservé à Madagascar. On y lisait, ce qui était vrai au surplus, que le climat de cette île était fort tempéré, les deux tiers de l'année étant semblables à notre printemps, l'autre tiers moins chaud que l'été en France, et qu'on y vivait jusqu'à cent et cent vingt ans; que les fruits y étaient très-bons et abondants; que la vigne y étant cultivée produirait de fort bon vin; qu'il y avait grande quantité de bœufs, vaches, moutons, chèvres, cochons et autre bétail, de la volaille privée pareille à la nôtre, beaucoup de venaison et gibier de toutes sortes, et de très-bon poisson, tant de mer que d'eau douce; que les vers à soie y étaient communs sur les arbres et produisaient de la soie fine et facile à filer; qu'il y avait des mines d'or, de fer et de plomb; du coton, de la cire, du sucre, du poivre blanc et noir, du tabac, de l'indigo, de l'ébène et toutes sortes de teintures et de bonnes marchandises; qu'il n'y manquait enfin que des hommes assez adroits pour faire travailler les indigènes qui étaient dociles, obéissants et soumis. Entre autres facilités, la Compagnie faisait l'avance des frais de passage, de la nourriture des colons, des marchandises, outils et habits qui leur seraient nécessaires à leur arrivée dans l'île, et elle ne demandait à être remboursée qu'un an après, en trois termes, du produit des marchandises par eux récoltées sur les terres dont il leur aurait été fait concession, moyennant une redevance annuelle de 9 sous par arpent. Dans quelques cas, et en faveur de ceux qui se chargeraient d'emmener avec eux un certain nombre de colons, la Compagnie avançait 30 livres par personne. Enfin, les affiches de la Compagnie ne manquaient pas de rappeler, comme un stimulant sur lequel elle comptait beaucoup, que tous les Français qui seraient allés aux Indes et y auraient demeuré huit ans seraient reçus maîtres de leurs arts et métiers dans toutes les villes du royaume, sans faire aucun chef-d'œuvre, conformément à l'article 38 de la déclaration du roi du mois d'août 1664[243].

Toutefois, ces encouragements ne produisirent pas l'effet qu'on en espérait, et le nombre des colons fut toujours insuffisant. Qu'on ajoute à ce motif et à ceux que j'ai indiqués plus haut l'inexpérience et la division des chefs envoyés dans les Indes, et l'on aura l'explication du peu de succès de la Compagnie.

«Les infortunes de la Compagnie, a dit Raynal, commencèrent à Madagascar même. Ceux qui y conduisaient ses affaires manquèrent généralement d'application, d'intelligence et de probité. Le libertinage, l'oisiveté et l'insolance des premiers colons ne lui causèrent guère moins de dommage que la mauvaise conduite de ses agents....[244]»

Le roi avait d'abord avancé 2 millions; allant plus loin que ses engagements, peu d'années après il en donna deux autres. Mais, loin de suivre cet exemple, les particuliers hésitaient à compléter les sommes pour lesquelles ils s'étaient engagés, et il fallut que l'influence du gouvernement y décidât ceux qui dépendaient de lui à quelque degré. Cependant, Colbert faisait des efforts désespérés pour soutenir son œuvre. Les registres de sa correspondance en fournissent la preuve à chaque page. Le 26 décembre 1670, il écrit à l'intendant de Bretagne qu'il a été bien aise d'apprendre que le Parlement se soit décidé à payer les 10,000 écus restant pour le dernier tiers de son engagement dans le commerce des Indes orientales, et il ajoute que cette Compagnie ayant donné son consentement avec répugnance, si ce paiement lui était trop à charge et qu'elle aimât mieux renoncer aux deux premiers que de faire le troisième, il y avoit des gens à Paris qui traitoient tous les jours à cette condition. Tantôt, écrivant à l'archevêque de Lyon pour lui témoigner sa surprise de ce que cette ville devait encore 80,000 livres sur le deuxième tiers de l'engagement qu'elle avait pris dans la Compagnie des Indes orientales, il l'invitait à presser ce paiement et à faire en sorte que le troisième tiers n'éprouvât pas le même retard[245]. Au mois d'août 1670, M. de Pomponne, ambassadeur en Hollande, l'avait informé que la Compagnie des Indes orientales de Hollande donnerait cette année-là 40 pour 100 d'intérêt à ses actionnaires. Au milieu des embarras que lui occasionnait la Compagnie française, c'était là pour Colbert un cruel crève-cœur. Aussi répond-il à M. de Pomponne «que la prodigieuse abondance de marchandises que les Hollandais ont reçue des Indes serait plus difficile à débiter qu'ils ne croyaient, et qu'ils ne seraient peut-être pas en état de faire une aussi grande distribution[246].» Dans la même année, le roi avait envoyé aux Indes un commissaire extraordinaire chargé de rétablir l'harmonie entre les directeurs. Le 27 décembre il écrivit à ce commissaire une lettre contre-signée par Colbert, dans laquelle on lit ce qui suit:

«J'apprends que ceux de Perse qui sont établis à Surate et particulièrement le supérieur des Capucins a fort appuyé les Français qui se sont portez contre le sieur Caron, en quoi sa religion les a pu porter; je désire que vous leur fassiez connoître que je leur saurai beaucoup de gré s'ils peuvent le convertir, mais que je veux que, sans considérer sa mauvaise religion, ils suivent entièrement ses sentiments sur les matières du commerce, et lui donnent toutes les assistances qui pourront dépendre d'eux, et qu'il leur demandera[247]

Dans une autre circonstance, le 23 mai 1671, le roi écrivait au directeur de la Compagnie à la Martinique que les Juifs qui s'y étaient établis ayant fait des dépenses considérables pour la culture des terres, il lui ordonnait de tenir la main à ce qu'ils jouissent des mêmes priviléges que les autres habitants, et qu'on leur laissât une entière liberté de conscience, en prenant néanmoins les précautions nécessaires pour empêcher que l'exercice de leur religion ne causât du scandale aux catholiques[248]. Puis, aucun détail ne lui paraissant indigne de ses soins, au mois de mai 1671, Colbert écrit aux directeurs de la Martinique pour les informer qu'une dame de La Charuelle venant de s'embarquer sans avoir appris la mort de son mari, «il est bon qu'ils fassent non-seulement tout ce qui dépendra d'eux pour la consoler, mais aussi pour l'engager à continuer sa résidence aux isles; et comme elle a en ce pays des habitations et qu'elle est encore jeune, il est nécessaire qu'ils pratiquent adroitement les moyens de la porter à se remarier, estant important d'affermir par ce lien les colonies françaises dans les isles[249].» Le 13 mars 1671, Colbert presse le directeur de la Compagnie à La Rochelle de faire tout ce qu'il pourra pour fortifier le commerce des Indes, «n'y ayant rien de raisonnable qu'il ne veuille mettre en usage pour exciter tous les marchands du royaume à s'y appliquer et pour empescher qu'aucun estranger n'aborde aux isles[250].» Pourtant, malgré tant de sacrifices et tant d'efforts, la Compagnie est loin de prospérer. Alors Colbert lui-même semble se laisser gagner par le découragement général, et en répondant, le 23 octobre 1671, au plus intelligent, au plus dévoué de ses agents, au conseiller Berryer, l'un des douze directeurs généraux de la Compagnie, qu'il avait envoyé au Havre pour diriger la vente d'un chargement, il lui fait connaître «qu'il est très-fâché d'apprendre que la vente des marchandises de la Compagnie des Indes orientales ne se fasse pas bien; qu'il faut avoir beaucoup de force pour résister au malheur de cette Compagnie; mais qu'on doit néanmoins s'armer de fermeté et de constance pour la soutenir, jusqu'à ce que son commerce devienne plus avantageux[251]

Or, ce commerce ne fut avantageux un instant qu'environ un siècle après, et la Compagnie du Sénégal, que Colbert fonda en 1673 en lui accordant la faculté exclusive du commerce des nègres sur la côte du Sénégal, au cap Vert et dans la rivière de Gambie, avec une gratification de 13 livres par tête de nègre, cette Compagnie fut alors d'un médiocre secours à celle des Indes orientales, et n'eut elle-même que vingt ans d'existence, malgré le triste et cruel privilége que Colbert avait cru devoir lui donner[252].

Quant à la Compagnie des Indes occidentales, il sut bientôt à quoi s'en tenir au sujet des espérances qu'on avait fondées sur elle. Le 5 avril 1668, comme les premiers résultats laissaient déjà beaucoup à désirer, il examina lui-même dans un mémoire, dont l'original a été conservé, les principaux points auxquels l'intendant du roy au Canada devait s'appliquer[253]. Dans ce mémoire, Colbert recommandait d'abord à l'intendant d'apporter tous ses soins à ce qui concernait la conservation et multiplication des habitants, la culture des terres, le commerce, les manufactures, les bois de construction pour la marine, etc. L'infatigable ministre exposait ensuite ses idées sur la direction des affaires spirituelles de la colonie. On lira avec intérêt l'extrait suivant de son mémoire:

pour le spirituel.

«Les jésuites y établissent trop fortement leur autorité par la crainte des excommunications.

«Faire en sorte qu'ils adoucissent un peu leur sévérité. Les considérer comme gens d'une piété exemplaire et que jamais ils ne s'aperçoivent qu'on blâme leur conduite, car l'intendant deviendrait dans ce cas presque inutile au service du roy.

«Les jésuites préfèrent tenir les sauvages éloignés des Français et ne point donner d'éducation à leurs enfants sous prétexte de maintenir plus purement parmi eux la religion.

«C'est une maxime fausse et qu'il faut s'attacher à combattre en attirant les sauvages par commerce, mariages et éducation de leurs enfants.

«Les jésuites prétendent que les boissons vendues aux sauvages les rendent paresseux à la chasse en les enivrant.

«Les commerçants disent qu'au contraire le désir d'en avoir les rend plus vigilants à se procurer par la chasse les moyens d'en acheter.

«Examiner avec attention ce point.

«Ne pas trop multiplier les prestres, les religieux et les religieuses.

«Favoriser les mariages.

«Le séminaire de Saint-Sulpice ayant une habitation au Canada, il faut prendre garde que la bonne intelligence se maintienne entre l'évesque, les jésuites et eux.»

Mais tous les efforts de Colbert en faveur de la Compagnie des Indes occidentales échouèrent. En 1671, il prit des mesures pour faire payer un intérêt de 5 pour 100 aux actionnaires, à l'exception de ceux dont les fonds provenaient des taxes de la Chambre de justice; mais bientôt il fut constant que la Compagnie ne pouvait pas se soutenir, et il fallut liquider. Déjà, en 1670, il avait été question de procéder à cette opération au moyen de 2 millions de livres de sucre qu'elle avait en magasin et qu'il s'agissait de partager entre les actionnaires à raison de 30 livres pour 100, ce qui portait le sucre à 3 livres 6 sous la livre, avec promesse d'une gratification pour ceux qui l'exporteraient à l'étranger. On revint un peu plus tard à cette idée, et l'on voit par une lettre de Colbert, du 29 septembre 1672, aux directeurs de la Compagnie d'Occident, que les marchandises n'ayant pas suffi pour le remboursement de ce qu'on appelait les actions volontaires, en opposition à celles provenant des amendes de la Chambre de justice, le roi autorisait la Compagnie à percevoir, au profit des intéressés, le droit de 50 sous qui se levait à Rouen sur les sucres et les cires. En résumé, la Compagnie avait perdu en dix ans 3,523,000 livres. Au moment de sa liquidation, le roi lui donna près de 1,300,000 livres, et devint propriétaire de tous les établissements qu'elle avait fondés[254].

Ainsi, aucune des nombreuses compagnies fondées par Colbert ne prospéra. Tous les grands établissements qu'il créa, a dit Forbonnais, disparurent après lui. On vient de voir ce que devinrent les compagnies des Indes orientales, des Indes occidentales et du Sénégal. Les Compagnies du Nord, du Levant et des Pyrénées n'eurent pas un meilleur sort. La première, qui avait succédé à celle du même nom établie par Fouquet, était particulièrement dirigée contre les Hollandais, qui s'en émurent et firent des observations sur ce qu'elle jouissait de privilèges contraires aux traités. Colbert répondit à ce sujet à M. de Pomponne, que le roi donnait, il est vrai, à la Compagnie du Nord des sommes assez considérables, mais qu'il pouvait le faire sans contrevenir aux traités; qu'au surplus c'était un objet dont il fallait parler le moins possible; que la peine causée aux États par ces nouveaux établissements les préoccupait bien pendant quelque temps, mais que bientôt ce bruit s'amortissait et qu'en attendant on avançait toujours[255]. Quant aux faveurs concédées à la Compagnie du Nord, elles étaient du même genre que celles dont jouissait la Compagnie des Indes orientales. Le roi y contribuait pour le tiers des fonds, sur lesquels les pertes éprouvées pendant les dix premières années seraient imputables; il lui accordait une prime de 3 livres par chaque barrique d'eau-de-vie transportée hors du royaume, et de 4 livres par tonneau pour les autres marchandises également transportées hors de France ou comprises dans les retours. Enfin le roi s'engageait, disait l'édit, afin d'éviter que la Compagnie se trouvât surchargée faute du prompt débit des marchandises, de faire prendre et recevoir dans les magasins de la marine toutes les marchandises propres à la construction, radoub, armement et équipement des vaisseaux, fournitures et provisions des armées navales, par les intendants et commissaires généraux, qui en feraient les marchés avec un profit raisonnable dont il serait convenu entre lesdits intendants et directeurs de la Compagnie. Ne nous arrêtons pas aux innombrables inconvénients d'une telle clause. Il semble qu'une Compagnie ainsi favorisée eût dû réaliser sur-le-champ d'immenses bénéfices. Cependant, deux ans après son organisation, elle harcelait Colbert de ses demandes d'argent, et celui-ci était obligé d'écrire aux directeurs, le 27 mars 1671, qu'il leur était dû seulement, d'après leur propre compte, 549,088 livres, qu'il leur en a fait payer 686,000, et que, par conséquent, le roi était en avance de 140,000 livres[256]. La Compagnie des Pyrénées jeta encore moins d'éclat et eut moins de succès que celle du Nord. Dans une lettre du 30 septembre 1672, au premier président du Parlement de Toulouse, Colbert dit que cette Compagnie, dont le roi attendait beaucoup de secours pour sa marine, languissait faute d'une protection suffisante et par suite des procès qu'on lui suscitait de tous côtés, procès qui traînaient en longueurs affectées à cause d'un trop grand attachement aux formes du palais. Ainsi, les protections représentées par des primes et des souscriptions ne suffisaient plus; il fallait encore protéger les compagnies contre la justice. Quant à la Compagnie du Levant, elle ne fit pas plus de bruit que celle des Pyrénées, et l'on saurait à peine si elle a existé sans une lettre de Colbert, du 9 décembre 1672, par laquelle il manifeste au directeur la surprise qu'il a éprouvée en apprenant que la Compagnie avait transporté en Portugal des brocards d'or et d'argent faux. «Si la Compagnie, ajoutait Colbert, joue de pareils tours aux Turcs, elle court risque de souffrir les plus cruelles avanies qu'ils fassent supporter aux chrétiens[257]

C'étaient là autant d'exemples des fâcheuses conséquences du privilège et du monopole. Mais, comme l'a dit Forbonnais, à cette époque, l'amour de l'exclusif dominait toutes les têtes, même les plus saines, et les plus éclatantes expériences ne servaient de rien. Au lieu de s'en tenir au système des primes, nécessaire peut-être alors dans un petit nombre de cas, vu l'imperfection de notre marine, Colbert poussa à l'extrême les idées de son siècle. Toutes les fois qu'une compagnie liquidait, c'était à qui inventerait un nouveau mode, une nouvelle forme de protection pour celle qui lui succéderait. On a vu les conséquences de ce système. Non-seulement on organisait des compagnies sans solidité, égoïstes, ne songeant qu'à s'enrichir en peu de temps et manquant le but faute de vouloir trop tôt l'atteindre; mais ces compagnies elles-mêmes faisaient la contrebande et transportaient des marchandises en matières de rebut, au mépris des plus sévères règlements. Triste résultat de la tendance qu'avait alors le gouvernement à tout régler, à tout diriger! On étouffait l'activité particulière, on tuait la concurrence dont le peuple aurait certainement tiré plus d'avantage que du monopole, et c'était, en définitive, le peuple qui payait les expériences qu'on faisait à ses dépens. Ne peut-on, sans injustice, reconnaître que Colbert aurait rendu un grand service à la France en adoptant un système tout différent? Il semble même que la puissance des faits, vers la fin de sa carrière, lui ait démontré cette vérité; car, le 6 janvier 1682, un arrêt du conseil autorisa le libre commerce aux Indes orientales, à condition que les particuliers se serviraient, pour leur passage et pour le transport de leurs marchandises, des navires de la Compagnie, et que les marchandises rapportées par eux seraient débarquées et vendues à l'encan dans les magasins lui appartenant[258]. Cette faculté, très-utile quoique un peu tardive, fut sollicitée par plusieurs particuliers et par la Compagnie elle-même. Ainsi, la vérité se faisait jour peu à peu, et l'expérience venait en aide à la raison.


CHAPITRE VII.

Pensions accordées aux gens de lettres français et étrangers (1663).—Lettre de Colbert à un savant étranger.—But politique de ces pensions.—La Fontaine ne reçut jamais aucune faveur de Colbert.—Création des Académies des Inscriptions et Belles-Lettres, des Sciences, de Sculpture et de Peinture (1663, 1665, 1666).—Colbert est reçu membre de l'Académie Française et prononce un discours de réception (1667).—Il institue les jetons de présence.—Dépenses de Louis XIV en bâtiments.—Colonnade du Louvre.—Le Bernin à Paris (1665).—Observations de Colbert à Louis XIV au sujet des dépenses faites à Versailles.—Total des dépenses pour constructions sous le règne de Louis XIV.

Il est nécessaire, avant d'aller plus loin, de revenir un instant sur nos pas, et de jeter un coup d'œil sur l'une des parties de l'administration de Colbert dont les résultats ont jeté le plus de lustre sur le règne de Louis XIV; il s'agit des pensions accordées aux hommes de lettres français et étrangers, de la création des académies et de la surintendance des bâtiments royaux. Déjà sous le cardinal Mazarin, il existait une liste de pensions faites par l'État aux hommes de lettres, et l'historien Mézerai figurait sur cette liste pour 4,000 livres, qui lui furent conservées jusqu'en 1672[259]. Plus généreux en apparence, Fouquet ouvrit aux littérateurs et aux savants de son temps sa cassette particulière, et parmi ses pensionnaires, on remarque Corneille, La Fontaine, Mlle Scudéry. Était-ce de sa part ostentation, générosité naturelle, moyen de s'attacher des créatures? Peut-être tout cela à la fois. Colbert était trop habile à flatter les goûts du roi, il avait trop bien deviné que ses penchants l'entraînaient vers tout ce qui avait des airs de grandeur et de magnificence, pour ne pas suivre un exemple qui s'accordait d'ailleurs avec ses inclinations personnelles. A peine arrivé au pouvoir, il s'occupa donc de la position des littérateurs, et il demanda à deux d'entre eux, Chapelain et Costar, une liste des gens de lettres auxquels le roi pourrait accorder des pensions, avec l'indication sommaire de leurs titres à cette faveur. Les deux listes furent remises à Colbert, et c'est sur ce double travail que l'état des pensions de 1663 fut arrêté[260]. En voici la copie:

«Au sieur La Chambre, médecin ordinaire du roi, excellent homme
pour la physique et la connoissance des passions et des sens, dont il a
fait divers ouvrages fort estimés
2,000liv.
«Au sieur Conrard, lequel, sans connoissance d'aucune
autre langue que sa maternelle, est admirable pour juger
toutes les productions de l'esprit
1,500 
«Au sieur Leclerc, excellent poëte françois600 
«Au sieur Pierre Corneille, premier poète dramatique
du monde (expression de Costar)
2,000 
«Au sieur Desmaretz, le plus fertile auteur et doué de la
plus belle imagination qui ait jamais été[261]
1,200 
«Au sieur Ménage, excellent pour la critique des pièces2,000 
«Au sieur abbé de Pure, qui écrit l'histoire en latin pur
et élégant[262]
1,000 
«Au sieur Boyer, excellent poëte françois800 
«Au sieur Corneille le jeune, bon poëte françois et dramatique1,000 
«Au sieur Molière, excellent poëte comique1,000 
«Au sieur Benserade, poëte françois fort agréable1,500 
«Au P. Le Cointe, de l'Oratoire, habile pour l'histoire1,500 
«Au sieur Godefroi, historiographe du roi3,600 
«Au sieur Huet de Caen, grand personnage qui a traduit
Origène
1,500 
«Au sieur Charpentier, poëte et orateur françois1,200 
«Au sieur abbé Cottin, poëte et orateur françois[263]1,200 
«Au sieur Sorbière, savant es lettres humaines1,000 
«Au sieur Dauvrier, id.3,000 
«Au sieur Ogier, consommé dans la théologie et les
belles-lettres
1,500 
«Au sieur Vallier, professant parfaitement la langue
arabe
600 
«Au sieur Le Vayer, savant es belles-lettres1,000 
«Au sieur Le Laboureur, habile pour l'histoire[264]1,200 
«Au sieur de Sainte-Marthe, habile pour l'histoire1,200 
«Au sieur Du Perrier, poëte latin800 
«Au sieur Fléchier, poëte françois et latin800 
«Aux sieurs de Vallois, frères qui écrivent l'histoire en
latin
2,400 
«Au sieur Maury, poëte latin600 
«Au sieur Racine, poëte françois[265]600 
«Au sieur abbé de Bourzeis, consommé dans la théologie
positive, dans l'histoire, les lettres humaines et les langues
orientales
3,000 
«Au sieur Chapelain, le plus grand poëte françois qui
ait jamais été et du plus solide jugement
3,000 
«Au sieur abbé Cassaigne, poëte, orateur et savant en
théologie
1,500 
«Au sieur Perrault, habile en poésie et belles-lettres1,500 
«Au sieur Mézerai, historiographe4,000 

Quelques étrangers, auxquels il était accordé des pensions de 1,200 à 1,500 livres, complétaient cette première liste. C'étaient Huyghens, Heinsius, Bœklerus, Wasengeil, Isaac Vossius et quelques autres. Vossius était un célèbre géographe hollandais. La lettre suivante, que Colbert lui écrivit pour le prévenir de la faveur dont il était l'objet, laisse percer suffisamment le motif secret et réel que l'on avait en donnant de pareilles pensions à des étrangers.

«Quoique le roi ne soit pas votre souverain, il veut néanmoins être votre bienfaiteur, et m'a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme une marque de son estime et un gage de sa protection: chacun sait que vous suivez dignement l'exemple du fameux Vossius, votre père, et qu'ayant reçu de lui un nom qu'il a rendu illustre par ses écrits, vous en conserverez la gloire par les vôtres. Ces choses étant connues de Sa Majesté, elle se porte avec plaisir à gratifier votre mérite, et j'ai d'autant plus de joie qu'elle m'ait donné ordre de vous le faire savoir que je puis me servir de cette occasion pour vous assurer, que je suis, Monsieur, votre très-humble et très-affectionné serviteur.

«COLBERT.

«A Paris ce 21 juin 1663[266]

Évidemment, l'amour des sciences et des lettres fut un motif secondaire dans cette détermination de Colbert, qui voulait, avant tout, produire de l'effet à l'étranger. Une lettre que Chapelain lui écrivit le 17 mai 1663 ne laisse, à ce sujet, aucun doute. En lui transmettant la correspondance d'un gentilhomme allemand, Wasengeil, qui figurait sur la liste des pensions, et que Colbert avait envoyé en Espagne pour observer l'état du pays, Chapelain lui faisait connaître que ce Wasengeil ne se lassait pas de publier en tous lieux, surtout en Espagne, la libéralité du roi envers les gens de lettres, sans distinction de nationalité, et que les Espagnols avaient peine à y ajouter foi, tant cela leur semblait au-dessus de ce qui s'était jamais fait.

«J'ai considéré, Monsieur, disait Chapelain en terminant, comme un bonheur d'avoir rencontré un sçavant homme désintéressé et non suspect de partialité, qui d'office voulut estre, en des pays où nous ne sommes pas aimés, la trompette et la gloire de Sa Majesté et de vos si justes louanges. Il parcourra toute l'Espagne et les y répandra avec courage et fidélité, et au moins à son retour, nous rendra conte (sic) du succès qu'elles y auront eu[267]

Enfin, l'on a trouvé récemment, dans les papiers d'Hermann Conring, homme d'État et écrivain allemand célèbre au XVIIe siècle, une lettre originale de Colbert du 27 août 1665, qui annonçait l'envoi d'une lettre de change de 1,700 livres. Il y avait aussi, dans les mêmes papiers, le brouillon d'une lettre d'Hermann Conring à Colbert. Or, il résulte de cette lettre, datée du 2 mai 1672, que Conring était chargé par la cour de France de gagner des voix à Louis XIV, qui songeait alors à se faire nommer empereur d'Allemagne[268].

Les pensions accordées aux littérateurs et savants étrangers par Colbert avaient donc un double but politique qu'on ne saurait dissimuler; car en même temps qu'elles agissaient sur l'opinion et donnaient au dehors une haute idée de la grandeur et de la générosité de la France, elles disposaient ceux qui en étaient l'objet à rendre, dans certains cas, au gouvernement des services particuliers, peu compatibles sans doute avec la dignité des lettres, mais d'autant mieux recompensés.

Au surplus, ces services coûtaient peu à l'État, et l'effet produit n'était nullement en rapport avec la somme affectée aux gratifications. Le chiffre des pensions aux gens de lettres français et étrangers ne dépassa jamais 100,000 livres, et descendit, en moyenne, à 75,000 livres, à partir de 1672, époque à laquelle les pensions aux étrangers paraissent avoir été supprimées. On a remarqué que, tant que Colbert vécut, La Fontaine ne fut pas porté sur la liste des pensions[269]. Était-ce rancune pour la fidélité éclatante que l'immortel fabuliste avait vouée à Fouquet, ou bien le poëte n'avait-il voulu faire aucune démarche auprès du ministre ou de Chapelain pour obtenir la faveur que l'on accordait au sieur Leclerc et au sieur Boyer? Si le fait est bien exact, et tout porte à le croire, il y a une charmante épigramme au fond de l'éloge suivant, qu'on lit dans un poëme de La Fontaine sur le quinquina.

«Et toi que le quina guérit si promptement,
Colbert, je ne dois point te taire...
D'autres que moi diront ton zèle et la conduite,
Monument éternel aux ministres suivants:
Ce sujet est trop vaste et la muse est réduite
A dire les faveurs que tu fais aux savants

Mais en même temps qu'il encourageait les savants par des pensions, Colbert proposait un plus noble but à leur ambition en créant plusieurs académies. La France lui doit l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, celle des Sciences, celles de Peinture et de Sculpture. C'est ainsi qu'il imitait encore le cardinal de Richelieu, son modèle de prédilection. L'établissement de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres date du mois de décembre 1663[270]. Formée d'abord d'un petit nombre de membres de l'Académie Française, elle s'assemblait dans la bibliothèque de Colbert, afin d'y travailler aux inscriptions et devises dont on faisait déjà un fréquent usage pour les médailles, les écussons; et c'est de là que sortit, sans doute, l'orgueilleuse devise de la Compagnie des Indes orientales: Florebo quocumque ferar. A cette époque, l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres n'était encore que la petite académie, car elle ne se composait que de quatre membres; Chapelain, Charpentier, et les abbés Cassagne et Bourzeis. Mais peu à peu le nombre des académiciens qui prirent part à ses travaux augmenta. En leur qualité d'historiographes, Racine et Boileau y concoururent. D'ailleurs, le goût pour les médailles, qui allait toujours croissant, lui donnait chaque jour plus d'importance, et les événements fournissaient à ses membres de nombreuses occasions de faire graver sur le bronze ou sur le marbre les louanges du roi dans ce style parfois un peu trop hyperbolique, dont la célèbre devise: Nec pluribus impar, est la plus haute expression[271]. L'Académie des Sciences fut fondée en 1666 pour perfectionner la géométrie, l'astronomie, la physique, la mécanique, l'anatomie et la chimie. On frappa à ce sujet une médaille représentant d'un côté le portrait du roi, et de l'autre Minerve ayant autour d'elle une sphère, un squelette, un alambic. Les mots de la légende étaient: Naturæ investigandæ et perficiendis artibus, et ceux de l'exergue: Regia scientiarum academia instituta M. DC. LXV[272]. Reconnaissante de la protection qu'il accordait aux lettres, l'Académie Française reçut Colbert parmi ses membres, en 1667. On a souvent répété, sur la foi d'un historien de l'Académie, l'abbé d'Olivet, qu'en nommant Colbert, celle-ci l'avait dispensé du discours de réception obligé, et que cette faveur n'avait été accordée qu'à lui seul. D'abord, il est à croire que Colbert eût été peu flatté d'un semblable privilège. Mais un passage de la Gazette de France détruit formellement l'assertion de l'abbé d'Olivet, et lève tous les doutes à ce sujet. Le passage est curieux.

«De Paris, le 30 avril 1667.—Le 21 du courant, le duc de Saint-Aignan, ayant été prendre le sieur Colbert en son logis, le conduisit en l'Académie Françoise, établie chez le chancelier de France, laquelle l'avoit depuis longtemps invité à lui faire l'honneur d'être un de ses membres; et après y avoir été reçu avec les cérémonies ordinaires, il fit un discours à la louange du roi avec tant de grâce et de succès qu'il en fut admiré de toute cette savante compagnie[273]

On le voit donc, Colbert subit la loi commune, et paya son tribut au discours de réception. Quelque temps après, frappé de la lenteur avec laquelle l'Académie travaillait au dictionnaire de la langue dont elle s'occupait alors depuis plus de quarante ans, il régla les heures de ses séances et lui fit donner, ajoute-t-on, une pendule, «avec ordre au sieur Thuret, horloger, de la conduire et de l'entretenir.» En même temps, pour hâter la publication du dictionnaire et stimuler le zèle des académiciens, Colbert leur accorda des jetons de présence, et, depuis cette époque, a dit un académicien, «on travailla mieux et dix fois plus qu'on n'avait fait jusqu'alors[274]

Cependant, les pensions aux gens de lettres et la création des académies ne formaient que la moindre partie des encouragements que ce ministre accordait aux beaux-arts. Le 2 janvier 1664, Louis XIV lui avait donné la charge de surintendant des bâtiments en remplacement d'un sieur Ratabon[275]. Tant qu'elle avait été occupée par ce dernier, la charge de surintendant des bâtiments n'avait eu, faute d'argent sans doute, aucune importance; mais dès que l'ordre fut rétabli dans les finances, et que Colbert eut les bâtiments dans ses attributions, les choses changèrent de face. Les dépenses de Louis XIV en bâtiments, ont été énormes. On ne couvre pas impunément le sol de palais, de statues, d'arcs de triomphe, de monuments de toute sorte; mais la passion et l'esprit de parti ont quelquefois grossi ces dépenses dans des proportions fabuleuses. Après Voltaire, qui les évalua à 500 millions, Mirabeau avait dit qu'elles atteignirent le chiffre de 1,200 millions[276]. Volney alla beaucoup plus loin, et il les porta à 4,600,000,000[277]. En même temps, on ajoutait que, pour anéantir la preuve de ces profusions, Louis XIV avait brûlé tous les registres où elles étaient constatées. Or, ces registres ont été retrouvés; ils existent en plusieurs copies, appartenant les unes à la Bibliothèque royale, d'autres à des particuliers. De savants et zélés bibliophiles, véritables pionniers de l'histoire, les ont compulsés avec soin, ont constaté leur authenticité, les ont contrôlés les uns par les autres, et il en résulte que toutes les dépenses de Louis XIV, en bâtiments, ne se sont élevées qu'à cent soixante-cinq millions, monnaie de son temps[278].

Toutefois, il ne faut pas se le dissimuler, cette somme de 165 millions représentait alors une valeur énorme. A l'époque où la plupart des travaux auxquels elle fut affectée s'exécutèrent, le chiffre moyen du budget était de 90 millions, et il s'en fallait de beaucoup que la France le payât aussi aisément qu'elle paye actuellement un budget de 1400 millions. Si l'on a égard au chiffre de la population, qui n'excédait guère alors 20 millions d'habitants, au grand nombre de privilégiés que leur naissance ou leurs fonctions exemptaient de l'impôt, on demeurera convaincu que cette somme de 165 millions dut être, comparativement, très-onéreuse aux populations. C'était donc là une magnifique dotation. Pendant vingt ans, Colbert fut le dispensateur tout-puissant de ce budget dépensé presque en entier sous son administration. Il avait pour les beaux-arts un goût naturel que son voyage en Italie n'avait fait qu'accroître; il savait en outre qu'un des plus sûrs moyens de plaire au roi, de l'occuper agréablement, était de l'entourer des merveilles de l'architecture, de la peinture et de la sculpture. Il appela donc à lui tous les artistes de talent, leur communiqua un peu de son activité, examina, discuta leurs plans, les soumit à l'épreuve du concours public, et bientôt se produisit cette série de chefs-d'œuvre en tous genres, dont, avec raison, la France est aujourd'hui si fière, et auxquels, de toutes les parties du monde, les étrangers viennent incessamment payer le tribut de leur admiration.

Un des premiers projets dont Colbert eut à s'occuper fut la construction de la principale façade du Louvre. Ce fut là une affaire, et même une grande affaire qui comporte quelques détails. On avait commencé cette façade sur les dessins de Le Vau, premier architecte du roi, lorsque Colbert suspendit les travaux et demanda un nouveau plan aux architectes de Paris. Parmi ceux-ci, un d'entre eux exposa, sans se nommer, un plan admirable: c'était Claude Perrault qui était en même temps médecin du roi. Pourtant, Colbert hésitait encore. Il y avait alors à Rome un artiste célèbre, tout à la fois peintre, sculpteur, architecte, comme avait été Michel-Ange; il s'appelait Bernini. Colbert voulut d'abord avoir son avis, son plan; puis, il résolut de le faire venir à Paris. Voici la lettre que Louis XIV lui écrivit, pour l'y appeler:

Seigneur cavalier Bernin, je fais une estime si particulière de votre mérite que j'ai un grand désir de voir et de connaître une personne aussi illustre, pourvu que ce que je souhaite se puisse accorder avec le service que vous devez à notre Saint-Père le Pape et avec votre commodité particulière. Je vous envoie en conséquence un courrier exprès, par lequel je vous prie de me donner cette satisfaction, et de vouloir entreprendre le voyage de France, prenant l'occasion favorable qui se présente du retour de mon cousin le duc de Créqui, ambassadeur extraordinaire, qui vous fera savoir plus particulièrement le sujet qui me fait désirer de vous voir et de vous entretenir des beaux dessins que vous m'avez envoyés pour le bâtiment du Louvre; et du reste me rapportant à ce que mondit cousin vous fera entendre de mes bonnes intentions, je prie Dieu qu'il vous tienne en sa sainte garde, seigneur cavalier Bernin.

«Louis.

«Contre-signé: de Lionne.[279]

«A Paris, ce 11 avril 1665.»

Quel artiste ne se fût empressé de répondre à une aussi flatteuse invitation, accompagnée, pour prévoir et lever tous les obstacles, d'un premier présent de 30,000 livres? Le Bernin partit donc, emmenant avec lui un de ses fils, deux de ses élèves, une nombreuse suite, et il reçut pendant tout son voyage des honneurs inusités. D'après les ordres du roi, les magistrats de toutes les villes qu'il traversa le complimentèrent et lui offrirent les vins d'honneur, hommage réservé aux seuls princes du sang. Sur sa route, des officiers de la cour lui apprêtaient à manger, et, quand il approcha de Paris, un maître d'hôtel du roi vint à sa rencontre pour le recevoir et l'accompagner partout. A peine fut-il arrivé, que Colbert lui rendit visite de la part du roi, qui, à son tour, lui fit l'accueil le plus distingué. Le Bernin n'était pas seulement un artiste de mérite, c'était aussi un habile courtisan. Dans sa première entrevue avec Louis XIV, il lui proposa de faire son buste. Quelque temps après, comme le roi posait devant lui, ayant écarté une boucle de cheveux qui recouvrait le front de son modèle: «Votre Majesté, lui dit-il, peut montrer son front à toute la terre.» Le mot fit fortune, et bientôt tous les courtisans adoptèrent la coiffure à la Bernin. Quant au plan du Louvre, il réussit moins bien. Ce plan avait d'abord été adopté, et les fondations en furent posées avec éclat le 17 octobre 1665; mais, comme il exigeait que tous les anciens bâtiments fussent détruits, contrairement aux vues du roi et de Colbert, on y renonça après le départ du Bernin, et l'on revint à celui de Claude Perrault. Louis XIV aurait voulu retenir Le Bernin à Paris, et il lui promettait 3,000 louis d'or par an. Le Bernin, dont la vanité excessive s'était encore accrue par suite des honneurs exagérés qu'on lui avait rendus, persista à quitter la France, sous prétexte que l'hiver y était trop rigoureux pour sa santé, mais plutôt dit-on, parce qu'il supposait Lebrun, Perrault et d'autres artistes jaloux de son talent. Magnifique à l'excès jusqu'au bout, Louis XIV lui fit remettre, la veille de son départ, 3,000 louis d'or (33,000 livres) en trois sacs avec un brevet de 6,000 livres de pension annuelle et un de 1,200 livres pour son fils. En même temps, l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres fut invitée à faire la devise d'une médaille destinée à immortaliser ce voyage sans résultat. Cette médaille fut en effet frappée. Elle représente d'un côté le portrait du Bernin, et, au revers, les muses de l'art, avec cet exergue: Singularis in singulis, in omnibus unicus. Le voyage seul du Bernin, sans compter la pension de 6,000 livres qu'il toucha jusqu'en 1680, coûta 103,000 livres[280]. On a vu ce qu'il produisit: un buste du roi. Plus tard, il est vrai, le Bernin envoya de Rome une statue équestre de Louis XIV; mais la tête en fut trouvée tellement disgracieuse qu'il fallut la remplacer par une tête copiée sur l'antique par Girardon. C'est la statue que l'on voit encore à Versailles, au bout de la pièce des Suisses. Heureusement, son plan du Louvre avait été rejeté, grâce à Colbert, auprès duquel ni le plan ni son auteur n'eurent le don de réussir, et la colonnade du Louvre fut exécutée, d'après le plan de Claude Perrault.

Cependant, Colbert s'aperçut bien tôt qu'il avait flatté dans Louis XIV une passion terrible, insatiable, et que les dépenses, chaque jour croissantes, affectées aux bâtiments, tendaient sans cesse à détruire l'équilibre qu'il avait eu tant de peine à rétablir dans les finances. Dès 1667, ses craintes devinrent très-vives, et il les exprima à Louis XIV dans un mémoire[281]. Ce mémoire porte en substance que, si le roi veut bien chercher dans Versailles où sont plus de 1,500,000 écus qui y ont été dépensés depuis deux ans, il aura bien de la peine à les trouver; que ses divertissements sont tellement mêlés avec la guerre de terre qu'il est bien difficile de les diviser; que, s'il examine combien de dépenses inutiles il a faites, il verra que, si elles étaient toutes retranchées, il ne serait pas réduit à la nécessité où il est.

«En mon particulier, ajoute Colbert saisi d'un noble patriotisme, je déclare à Votre Majesté qu'un repas inutile de 1,000 écus me fait une peine incroyable, et lorsqu'il est question de millions d'or pour la Pologne, je vendrais tout mon bien, j'engagerais ma femme et mes enfants, et j'irais à pied toute ma vie pour y fournir, si c'était nécessaire. Votre Majesté excusera, s'il lui plaît, ce petit transport... Votre Majesté doit considérer qu'elle a triplé les dépenses de ses écuries... Si Votre Majesté examine bien, elle trouvera que cette augmentation en livrées, en nourritures d'hommes et de chevaux, en achats, en gages, va à plus de 200,000 livres tous les ans... Si Votre Majesté considère son jeu, celui de la reine, toutes les fêtes, repas, festins extraordinaires, elle trouvera que cet article monte environ à plus de 500,000 livres, et que les rois, ses prédécesseurs, n'ont jamais fait cette dépense, et qu'elle n'est pas du tout nécessaire.»

Colbert s'excuse ensuite d'avoir tant tardé de présenter ces observations au roi:

«La première raison, dit-il, c'est que j'avais à contredire ce que Votre Majesté aime le plus fortement; la seconde, que, encore que Votre Majesté agréât tout ce que je lui dis touchant les exils, les rappels et les emprisonnements de ses sujets, je ne vois pas que Votre Majesté y ait fait aucune réflexion, et j'ai commencé de douter si la liberté que j'avais prise était agréable à Votre Majesté; la troisième, qu'il m'a semblé que Votre Majesté commençait de préférer ses plaisirs, ses divertissements à toute chose, et cela, fondé sur deux rencontres considérables: la première, ayant fait voir à Saint-Germain que Votre Majesté devait fortifier son armée navale dans le même temps que Votre Majesté disait qu'il fallait se tirer le morceau de la bouche pour y fournir, dans ce moment-là, Votre Majesté dépense 200,000 livres comptant pour un voyage de Versailles, savoir, 13,000 pistoles pour son jeu et celui de la reine et 50,000 livres en repas extraordinaires: la seconde que, encore que Votre Majesté voie dans ce moment-ci l'état de ses affaires prêtes à tomber, par l'excès de toutes sortes de dépenses, dans un abyme de nécessités qui produit toute sorte de désordres, Votre Majesté, dis-je, fait faire une dépense de 100,000 livres à chacune de ses compagnies de mousquetaires. Quand un mousquetaire à la basse paie aura consommé la solde de 360 livres en ornements inutiles, de quoi veut-on qu'il vive pendant cette année? Il faut que, par douceur ou par force, il vive aux dépens de son hôte; les lieux où il demeure ne paient plus la taille, et tout tombe dans la confusion. Ah! plût à Dieu que Votre Majesté eût une fois bien examiné cette matière! Elle trouverait que sa gloire souffre de ces fanfares, de ces ornements inutiles, dont la dépense, outre cela, ruine et les officiers et les cavaliers.»

En terminant, Colbert blâme sévèrement les mouvements de troupes, «à qui on fait jouer la navette par des marches perpétuelles, ruineuses,» et dit en parlant des revues qu'il n'avait jamais compris qu'elles dussent venir chercher le roi, ni que la marche et l'assemblée des armées au dedans du royaume, qui en attire la ruine, pût devenir un amusement de dames[282].

«J'avais vu auparavant, dit-il enfin, le secrétaire d'État de la guerre, avec celui qui avait le soin des finances, chercher ensemble de n'être point à charge aux peuples; on écoutait les habitants des villes quand ils venaient se plaindre; on leur rendait justice sévère sur les officiers et les troupes; à présent, aucun n'ose se plaindre, car tous ceux qui sont venus ont été traités de coquins, de séditieux, et les peuples ont appris ces mauvais traitements, qui ont été prononcés par celui qui parle au nom de Votre Majesté[283]

Remontrances sévères, mais justes et courageuses. Malheureusement, elles demeurèrent sans effet. On a vu plus haut que les sommes employées par Louis XIV en bâtiments et encouragements aux beaux-arts et manufactures, s'élevèrent de 1661 à 1710, à 165 millions. Il ne sera pas sans intérêt de faire connaître quelle somme fut affectée à chaque objet en particulier[284].

Dépense totale de Versailles, églises, Trianon, Clagny, Saint-Cyr, la
machine de Marly, la rivière d'Eure, Noisy et les Moulineaux
81,151,414liv.
Tableaux, étoffes, argenterie, antiques6,386,774 
Meubles et autres dépenses13,000,000 
Chapelle (construite de 1699 à 1710)3,260,241 
Autres dépenses de tout genre13,000,000 
Total pour Versailles et dépendances. . . . .116,798,229 
Saint-Germain6,455,561 
Marly (non compris la machine qui figure à l'article Versailles[285])4,501,279 
Fontainebleau2,773,746 
Chambord1,225,701 
Louvre et Tuileries10,608,969 
Arc de triomphe de Saint-Antoine[286]513,755 
Observatoire de Paris (construit de 1667 à 1672).725,174 
Hôtel royal et église des Invalides[287]1,710,332 
Place royale de l'hôtel Vendosme2,062,699 
Le Val-de-Grâce[288]3,000,000 
Annonciades de Meulan88,412 
Canal des deux mers (non compris ce qui a été fourni par les États du Languedoc)7,736,555 
Manufactures des Gobelins et de la Savonnerie3,645,945 
Manufactures établies en plusieurs villes1,707,990 
Pensions et gratifications aux gens de lettres1,979,970 
Total général des dépenses. . . . .165,534,315liv.

Si l'on cherche à se rendre compte approximativement de la valeur actuelle de cette somme, et qu'on se contente de prendre pour base la moyenne du prix du marc d'argent sous Louis XIV et en 1846, on trouve que les dépenses de ce roi, en bâtiments, encouragements et gratifications, représenteraient, de nos jours, 350 millions environ. Mais que l'on évoque un instant devant son imagination les seules merveilles de Versailles, et que l'on se demande ensuite si, exécutées de notre temps, toutes les constructions de Louis XIV ne coûteraient pas près d'un milliard[289].


CHAPITRE VIII.

Canal de Languedoc.—Motifs qui en faisaient solliciter l'ouverture.—Proposition faite à Colbert par Riquet (1663).—Difficultés à surmonter.—Le gouvernement discute la question de savoir si le canal doit être fait par l'État ou par un particulier.—Raisons qui font adopter ce dernier parti.—Riquet est en butte à l'envie et au dénigrement de ses concitoyens.—Colbert lui témoigne une véritable amitié.—Dépense totale du canal.—Vers de Corneille à ce sujet.—Canal d'Orléans.

Parmi les travaux dont les Comptes des bastiments du roy font connaître la dépense, il en est un que Colbert prit sous sa protection spéciale et auquel il tint à honneur d'associer son nom; c'est le canal de Languedoc, travail gigantesque dont Charlemagne lui-même semble avoir entrevu les admirables résultats, et qui avait déjà donné lieu, sous François Ier, Charles IX, Henri IV et Louis XIII, à des projets discutés en Conseil. Plusieurs motifs d'une grande importance étaient cause que l'on souhaitait vivement l'exécution de ce canal. Tous ceux qui en avaient étudié le projet faisaient observer avec raison que, par ce moyen, les marchandises de l'Océan et de la Méditerranée pourraient être transportées de l'une à l'autre mer en évitant de passer par le détroit de Gibraltar, où les navires couraient beaucoup de danger; qu'en cas de disette en Languedoc ou dans la Guyenne, il serait très-aisé de faire arriver les grains dans celle de ces contrées qui en manquerait; que le Haut-Languedoc où les blés abondaient en verserait presque sans frais dans le Bas-Languedoc, beaucoup moins favorisé, sous ce rapport, et que celui-ci enverrait en échange, par la même voie, ses vins et tout ce qu'il tirait de son commerce avec la province de Lyon. On ajoutait encore, et c'était une raison déterminante dans les idées du temps, que les étrangers qui feraient le commerce de transport de l'une à l'autre mer laisseraient des sommes considérables à la province. Enfin, à toutes ces considérations où les intérêts matériels étaient seuls en jeu, s'en joignait une dernière d'une autre nature, mais qui n'exerçait pas une moindre influence sur les esprits. On disait que les Romains eux-mêmes, si vantés pour leurs travaux, n'avaient rien fait de comparable au canal qu'il s'agissait d'exécuter, et qu'il en reviendrait non-seulement beaucoup de profit, mais aussi beaucoup d'honneur à la nation qui les aurait surpassés près des lieux mêmes où ils avaient laissé la plus forte empreinte de leur passage et de leur grandeur[290].

Jamais, en effet, entreprise plus magnifique et plus séduisante n'avait été proposée à un ministre ami des grandes choses. Quatorze lieues seulement séparent l'Aude et la Garonne, dont l'une se jette, comme on sait, dans la Méditerranée, l'autre dans l'Océan, et il semblait au premier abord que la jonction de ces rivières au moyen d'un canal ne présentait pas des obstacles insurmontables. Bien plus, toutes les fois que le projet avait été étudié, soit par les États, soit à la requête du gouverneur, on l'avait déclaré exécutable; mais cette possibilité de le mener à bonne fin laissait probablement beaucoup de doute dans les esprits; car, malgré les avantages qu'on espérait en retirer, le canal de Languedoc était encore à l'état de projet au commencement de l'année 1662.

Il y avait alors dans les gabelles de cette province un homme que la nature avait fait un grand géomètre. Possesseur de quelques terres au pied d'une montagne, principal empêchement à l'ouverture du canal de jonction des deux mers, il cherchait depuis plusieurs années le moyen de surmonter cet obstacle. Après plusieurs essais faits en petit dans sa propriété, essais dont les traces ont été religieusement conservées par ses descendants, Pierre-Paul de Riquet, seigneur de Bonrepos, d'une famille noble originaire de Provence, crut enfin avoir trouvé ce moyen, et fit part de son projet à Colbert dans une lettre où respire une bonhomie charmante:

«Vous vous étonnerez, dit-il, que j'entreprenne de parler d'une chose qu'apparemment je ne connois pas, et qu'un homme de gabelle se mêle de nivelage. Mais vous excuserez mon entreprise lorsque vous saurez que c'est de l'ordre de Monseigneur l'archevêque de Toulouse que je vous écris[291]

Riquet raconte ensuite à Colbert que l'archevêque de Toulouse, l'évêque de Saint-Papoul et plusieurs autres personnes de condition sont allées sur les lieux avec lui; qu'ils en sont revenus persuadés de la vérité de ce qu'il leur avait dit sur la possibilité de faire le canal, et l'ont engagé à lui soumettre la relation qu'il envoie, «mais en assez mauvais ordre; car n'entendant ni grec ni latin, et sachant à peine parler français, il ne peut pas s'expliquer sans bégayer.»

Quant au projet, la difficulté principale avait toujours été d'amener assez d'eau à un point de partage appelé les Pierres Naurouse, élevé de plus de cent toises au-dessus du niveau des deux mers, et d'où l'eau pût être dirigée de l'un ou de l'autre côté du canal avec assez d'abondance pour l'alimenter. Riquet trouva le moyen de ramasser plusieurs ruisseaux considérables, auxquels on n'avait pas même songé avant lui, à cause de leur éloignement, et de les utiliser, malgré des obstacles matériels, en apparence insurmontables, que présentaient les escarpements de la Montagne Noire, aux pieds de laquelle les Pierres de Naurouse étaient situées. Dès lors le succès de l'entreprise fut assuré. Bientôt après, l'archevêque de Toulouse présenta Riquet à Colbert. Cependant, plusieurs années se passèrent avant qu'on se mît à l'œuvre. Comme les États de Languedoc devaient contribuer à la dépense, ils nommèrent des commissaires pour vérifier le projet de Riquet, et il fut décidé que celui-ci ferait d'abord une rigole d'essai. Cet essai devait coûter 200,000 livres. Plein de confiance dans son plan, Riquet n'hésita pas à faire cette dépense.

«Mais en ce cas, Monseigneur, écrivait-il à Colbert le 27 novembre 1664, mettant en risque mon bien et mon honneur, à défaut de réussite, il me semble raisonnable, par contre-coup, que j'acquière un peu de l'un et un peu de l'autre en cas que j'en sorte heureusement. J'espère être à Paris dans le mois de janvier prochain... Et ce sera alors, Monseigneur, que je me donnerai l'honneur de vous dire mieux de bouche mes sentiments à ce sujet. Vous les trouverez raisonnables, assurément; car j'affecterai de vous porter des propositions de justice, et, par conséquent, de votre goût; et en cela, je suivrai mon naturel franc et libre, et point chicannier[292]

Riquet vint donc à Paris, et, le 25 mai 1665, il obtint par lettres patentes le droit de travailler aux rigoles nécessaires pour faire l'essai de la pente et de la conduite des eaux. Deux mois après, cet essai touchait à son terme, et l'infatigable ingénieur écrivait à Colbert que bien des gens seraient surpris du peu de temps qu'il y aurait employé et de la faible dépense qui en résulterait; qu'au surplus la réussite était infaillible, mais d'une manière toute nouvelle et à laquelle ni lui ni personne n'avait songé jusqu'alors; car le chemin où il passait maintenant lui était toujours demeuré inconnu, quelque soin qu'il eût mis à le découvrir; que la pensée lui en était venue à Saint-Germain, et que sa rêverie s'était trouvée juste, le niveau ayant confirmé ce que son imagination lui avait dit à deux cents lieues de là. Colbert répondit le 14 août suivant à cette lettre qu'il était très-aise de voir l'espérance où était Riquet concernant le grand dessein de la jonction des deux mers, qu'outre la gloire qui en reviendrait à son auteur le roi lui en saurait beaucoup de gré, son intention étant de faire exécuter le canal par ses soins de préférence à tous autres; qu'ainsi, une fois la rigole d'essai achevée, il pourrait se mettre en route pour Paris, en ayant soin toutefois de bien discuter les moyens, que l'on aurait en main pour faire trouver au roi les fonds nécessaires, afin que, ces moyens étant bien digérés, on pût les lui proposer sans retard[293].

Tout semblait donc marcher au gré de Riquet, mais de nouvelles épreuves lui étaient encore réservées. La dépense du canal avait d'abord été évaluée à 6 millions environ, et ni le roi ni Colbert ne voulaient y affecter une pareille somme. Cependant, vers la même époque, le roi dépensait en bâtiments, dans une seule année, 6,242,828 livres[294]. Le prince de Conti, gouverneur du Languedoc, fit alors un appel aux États et les excita à s'associer à l'exécution du canal, leur promettant que, «de son côté, Louis XIV retrancherait des dépenses nécessaires ailleurs, pour y contribuer de l'argent de son trésor royal.» Rendus défiants par l'expérience, et craignant que les sommes qu'ils auraient votées ne fussent appliquées à d'autres objets, les États déclarèrent, le 26 février 1666, qu'ils ne pouvaient, ni pour le présent ni pour l'avenir, participer à la dépense des ouvrages du canal. Heureusement, Riquet n'était pas à bout d'expédients. Il proposa de faire procéder à la construction du canal en donnant à l'entrepreneur la faculté de prendre toutes les terres nécessaires, lesquelles seraient payées par le roi, après estimation. Au moyen de ces acquisitions, on pourrait ériger un fief considérable, comprenant le canal, ses rigoles et chaussées, depuis la Garonne jusqu'à ses dégorgements dans la Méditerranée y compris le canal d'alimentation, depuis la Montagne Noire, où il prenait naissance, jusqu'aux Pierres de Naurouse. Les possesseurs de ce fief en jouiraient à perpétuité, et ils auraient, entre autres droits, le pouvoir exclusif de construire sur les bords du canal un château, des moulins, des magasins pour l'entrepôt des marchandises, etc., etc.

Avant de statuer sur la proposition de Riquet, une question d'une extrême importance, et qui s'est souvent représentée depuis, principalement dans ces dernières années, fut agitée dans le Conseil. Convenait-il aux intérêts de l'État que le roi gardât la propriété du canal pour le faire exploiter, soit en régie, soit en ferme, ou bien, était-il préférable de l'abandonner à des particuliers? A la suite d'une longue délibération sur les détails de laquelle les archives du canal de Languedoc ont conservé de précieux renseignements, la question fut résolue dans le dernier sens. La majorité du Conseil fut d'avis qu'un ouvrage qui exigeait une attention continuelle et des dépenses journalières ne pouvait être confié sans inconvénient à une régie publique, qu'il était bien plus avantageux et plus sûr d'en laisser la conduite à un particulier, de l'intéresser fortement à la prospérité de l'entreprise en lui en donnant la propriété, et de mettre ainsi l'intérêt public sous la sauvegarde de l'intérêt personnel. De cette manière, ni un embarras momentané dans les finances, ni les malheurs de l'État, si les circonstances devenaient contraires, ne pouvaient faire craindre d'interruption dans les travaux, et l'on assurait en même temps la solidité, l'entretien et l'amélioration du canal. Décision pleine de raison, de sagesse, dont Colbert fut sans doute l'âme, et sans laquelle le canal de Languedoc, vingt fois abandonné, repris, interrompu, n'eût peut-être été achevé qu'un siècle plus tard!

La proposition de Riquet fut donc acceptée et régularisée ensuite par un édit du mois d'octobre 1666. Riquet acheta le nouveau fief à condition qu'il n'en pourrait être dépossédé que moyennant remboursement de toutes les sommes dépensées par lui, et il s'engagea à employer le produit du fief à la construction du canal. En même temps, le roi fixa les droits qui seraient perçus pour le transport des marchandises sur le canal, et ordonna, pour subvenir aussi aux dépenses, la création d'un certain nombre d'offices de regrattiers et vendeurs de sel, ainsi que la vente de plusieurs autres petits droits. Les États seuls résistaient encore; ils ne votèrent des fonds que lorsqu'ils virent l'œuvre en cours d'exécution, le succès assuré, et ces fonds furent principalement destinés à racheter les charges, très-onéreuses à la contrée, dont Colbert avait abandonné le produit à l'entrepreneur du canal.

Le génie et la persévérance de Riquet avaient donc enfin gain de cause. Dans l'espace de six ans, toute la partie du canal située entre le point de partage des Pierres de Naurouse et la Garonne fut achevée. Le protecteur de Riquet, celui qui l'avait adressé et présenté à Colbert, l'archevêque de Toulouse, s'embarqua un des premiers à Naurouse pour se rendre dans sa métropole. Cette consécration du succès fut une réponse éclatante à la calomnie et à l'envie qui depuis longtemps s'acharnaient contre Riquet. En effet, comment eût-on pardonné à un homme du pays d'avoir entrepris une œuvre semblable? Le vieux proverbe à l'adresse des localités haineuses et jalouses se vérifia donc encore une fois.

«Si vous voulez écouter les gens du pays, dit une relation contemporaine, vous n'en trouverez presque point qui ne vous soutiennent que l'entreprise du canal n'aura aucun succès. Car, outre les préjugés de l'ignorance, plusieurs en parlent par chagrin, peut-être parce que, pour faire le canal, on leur a pris quelque morceau de terre dont ils n'ont pas été dédommagés au double et au triple, selon qu'ils se l'étoient proposé. Il y a d'ailleurs des esprits bourrus qui vous diront la même chose parce qu'ils sont accoutumés à désapprouver tout ce qui s'entreprend d'extraordinaire. Il s'en trouve même d'assez mal tournés pour en parler mal, par l'envie et la jalousie qu'ils ont contre le mérite et le bonheur du sieur Riquet; et enfin, comme il y a peu de personnes dans cette province qui soient versées en ces sortes de matières et qui aient l'intelligence de ces travaux, plusieurs n'en parlent que comme ils en entendent parler aux autres, et, comme il y a toujours des mécontents, ces ouvrages ne manquent pas de contradicteurs. Après que l'on a vu que la rigole a porté les eaux de la Montagne-Noire au bassin de Naurouse, personne n'a plus douté de la possibilité de l'entreprise. Tout le venin s'est porté alors du côté des travaux, et on les a décriés de telle sorte que c'est merveille de trouver un homme qui ne soit pas prévenu de l'impression que cette entreprise ne réussira jamais[295]

Heureusement, les clameurs de l'envie ne troublèrent pas Riquet. Toujours absorbé par les divers ouvrages du canal, il modifiait, améliorait son premier plan, voulait tout voir, être partout, et, dans sa sollicitude, ne se croyait pas suffisamment remplacé par douze inspecteurs généraux qui dirigeaient et surveillaient les travaux sous ses ordres. Souvent douze mille hommes y étaient employés à la fois. Ils étaient divisés en plusieurs ateliers. Chaque atelier avait un chef, sous lequel étaient cinq brigadiers, et chaque brigadier conduisait cinquante travailleurs. Riquet était aussi secondé par son fils aîné, à qui Colbert témoigna de l'amitié. En même temps, il s'était chargé de grands travaux que le roi avait résolu de faire exécuter au port de Cette, où, par suite d'une modification du premier projet, le canal devait aboutir. Cependant, les fonds qu'on lui avait promis se faisaient souvent attendre; alors, pour ne pas interrompre les travaux, Riquet avançait tout son bien et empruntait de tous côtés. Puis, il écrivait que l'intendant de la province l'estimait bien malheureux d'avoir trouvé l'art de détourner les rivières et de ne savoir pas arracher tout l'argent nécessaire pour ses grands et importants travaux; mais que son entreprise était le plus cher de ses enfants, qu'il y recherchait la gloire et non le profit, souhaitant avant tout de leur laisser, non de grands biens, mais de l'honneur. Une autre fois, Riquet exprimait la même pensée dans des termes qui le révèlent tout entier et le font aimer. «Je regarde, disait-il à Colbert, mon ouvrage comme le plus cher de mes enfants: ce qui est si vrai qu'ayant deux filles à établir, j'aime mieux les garder encore chez moi quelque temps, et employer aux frais de mes travaux ce que je leur avais destiné pour dot.» On voit avec plaisir Colbert apprécier ce noble caractère comme il méritait de l'être. En 1672, Riquet fut gravement malade. Le ministre lui écrivit la lettre, suivante empreinte d'une véritable affection pour l'illustre ingénieur.

«L'amitié que j'ai pour vous, les services que vous rendez au roi et à l'État dans la plupart des soins que vous prenez, et l'application tout entière que vous donnez au grand travail de la communication des mers, m'avoient donné beaucoup de douleur du mauvais état auquel votre maladie vous avoit réduit; mais j'en ai été bien soulagé par les lettres que je viens de recevoir de votre fils, du 23 de ce mois, qui m'apprennent que vous êtes entièrement hors de péril, et qu'il n'est plus question que de vous rétablir et de reprendre les forces qui vous sont nécessaires pour achever une si grande entreprise que celle où votre zèle pour le service du roi vous a fait engager; et, quoique cette nouvelle m'ait donné beaucoup de joie, je ne laisserai pas d'être en inquiétude jusqu'à ce que je reçoive de votre main des assurances de votre bonne santé. Ne pensez qu'à la rétablir, et soyez bien persuadé de mon amitié et de l'envie que j'ai de procurer à vous et à votre famille des avantages proportionnés à la grandeur de votre entreprise. Je suis tout à vous.

«Colbert.»

«Paris, ce 30 novembre 1672[296]

Et, comme pour mieux marquer le vif intérêt qu'il portait à son père, Colbert écrivait à la même date au fils aîné de Riquet:

«J'ai reçu la lettre que vous m'avez escrit le 23 de ce mois, par laquelle vous me donnez advis de ce qui se passe dans la maladie de M. votre père. J'ay appris avec un plaisir extrême qu'il est hors de danger, et que sa santé va tous les jours de mieux en mieux; il est bien important qu'il pense uniquement à se restablir, et que vous l'empeschiez de s'appliquer au travail jusqu'à ce qu'elle soit parfaite. Cependant je seray bien aise d'apprendre par vous ce qui se fera pour advancer les ouvrages du canal, et pour restablir le désordre qui est arrivé à la grande jettée du cap de Cette; mais surtout faites-moi sçavoir soigneusement, par tous les ordinaires que vous aurez de m'escrire, l'estat de santé de M. votre père[297]

Le canal du Languedoc fut entièrement achevé en 1681, six mois après la mort de Riquet, arrivée le 1er octobre 1680. Sa longueur totale, de Cette à la Garonne, était de cinquante-quatre lieues, et il n'avait pas fallu moins de soixante-quinze écluses pour remédier aux inégalités du terrain. Suivant les Comptes des bastiments du roy, Louis XIV aurait contribué à la dépense pour 7,736,555 livres. Les archives du canal établissent que cette somme n'aurait pas été versée en entier.

Voici, d'après ces archives, la récapitulation de toutes les dépenses:

  l.s.d. 
Fournipar le roi7,484,051»»l.s.d.
par les États du Languedoc5,807,83116615,249,399166
par Riquet1,957,517»» 
A déduire pour les ouvrages du port de Cette et du
canal de communication de l'étang de Thau à la mer,
ouvrages que le roi se charge de faire perfectionner
1,080,000»»
Dépense du canal suivant les arrêts de liquidation
de 1677 et de 168
14,169,599166

Mais il faut ajouter à cette somme, outre 2,110,000 livres qui furent rejetées des travaux extraordinaires faits par Riquet, au delà de ses engagements, le prix de construction des magasins pour l'entrepôt des marchandises, celui des barques, hôtelleries et moulins, l'intérêt des sommes empruntées. Le prix total du canal de Languedoc s'est donc élevé à 17 millions environ.

Parmi les nombreuses pièces de vers qui furent faites pour célébrer le canal des deux mers, la suivante, de Pierre Corneille, est surtout remarquable par la pompe de l'expression et l'harmonie du rhythme. Il est fâcheux que Corneille ait substitué le Tarn à l'Aude, et que ni le nom de Riquet ni celui de Colbert n'aient trouvé place dans ses vers.

sur la jonction des deux mers.
La Garonne et le Tarn en leurs grottes profondes
Soupiroient de tout temps pour marier leurs ondes,
Et faire ainsi couler, par un heureux penchant,
Les trésors de l'aurore aux rives du couchant;
Mais à des vœux si doux, à des flammes si belles,
La nature, attachée à des lois éternelles,
Pour invincible obstacle opposoit fièrement
Des monts et des rochers l'affreux enchaînement.
France, ton grand roi parle, et les rochers se fendent:
La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent:
Tout cède, et l'eau qui suit les passages ouverts
Le fait voir tout-puissant sur la terre et les mers.

En 1684, après la mort de Riquet et de Colbert, Louis XIV chargea Vauban de visiter le canal de Languedoc dans toute sa longueur, pour s'assurer s'il ne réclamait pas quelque amélioration. Arrivé à Naurouse, point de partage du canal, l'illustre ingénieur, qui avait fait prendre et construire tant de citadelles célèbres, examina dans le plus grand détail tous les travaux exécutés sur la Montagne Noire, et demeura surtout émerveillé à la vue de l'immense réservoir de Saint-Féréol, qui n'a pas moins de 7,200 pieds en longueur, 3,000 pieds en largeur et 120 pieds en profondeur[298]. Mais les difficultés que Riquet avait dû surmonter pour pratiquer sur les flancs de la Montagne Noire, malgré leur affreux enchaînement, les diverses rigoles qui alimentent le réservoir de Saint-Féréol, excitèrent surtout son étonnement. Vauban admira longtemps ces magnifiques travaux; puis, s'adressant aux personnes qui l'accompagnaient: «Il manque pourtant quelque chose ici, leur dit-il: c'est la statue de Riquet[299].» Mais, à cette époque, l'auteur du canal de Languedoc n'était pas mort depuis assez longtemps pour avoir droit à une statue, et il fallait que la génération, qui avait douté de son génie, de sa persévérance et du succès de son œuvre, jusqu'au moment où le succès devint un fait, eût entièrement disparu avant que l'on songeât à décerner à Riquet un honneur qu'il avait si bien mérité.

Le canal d'Orléans, dont un édit du mois de mars 1679 confia l'exécution au frère du roi, moyennant la jouissance perpétuelle du droit de navigation, justice et seigneurie, était une œuvre d'une bien moindre portée, mais dont l'expérience a démontré l'utilité. Déjà, en 1606, Sully avait rendu un immense service aux bassins de la Loire et de la Seine en les mettant en relation régulière par le canal de Briare, qui communique d'un côté avec la Loire, de l'autre avec la rivière de Loing, et par celle-ci avec Moret, petit port sur la Seine, à deux lieues de Fontainebleau. Le canal de Briare, qui ne comptait pas moins de quarante et une écluses sur une longueur de vingt lieues, et qui était le premier essai de ce genre fait en France, avait prouvé l'importance et la fécondité de ces sortes de travaux. Plusieurs provinces, et parmi elles les plus productives du royaume en matières encombrantes et de première nécessité, le fer et la houille, trouvaient dans la capitale, au moyen de cette nouvelle voie de communication, des débouchés avantageux et assurés. Malheureusement, l'irrégularité de la navigation entre Orléans et Briare était extrême, et toute la Basse-Loire, dont les relations fluviales avec le bassin de la Seine étaient interrompues pendant plusieurs mois de l'année, se voyait obligée de recourir aux transports par terre, infiniment plus coûteux. Le canal d'Orléans eut pour objet de remédier à ce grave inconvénient. L'édit de concession portait que la navigation par la jonction des rivières ayant pour résultat de faire arriver facilement dans toutes les provinces ce que la nature a donné à chacune en particulier, le roi avait toujours approuvé ces sortes d'entreprises, principalement quand elles pouvaient accroître l'abondance en sa bonne ville de Paris, centre du commerce du royaume[300]. Le canal d'Orléans devait communiquer avec la Loire par le port Morand, à deux lieues au-dessus d'Orléans, traverser la forêt de ce nom et entrer dans le canal de Briare à Cepoy, près de Montargis. On estimait que les vins, eaux-de-vie et vinaigres d'Orléans, ainsi que les blés, les farines et les charbons de la Basse-Loire et d'autres marchandises venant de l'Océan pour le bassin de la Seine lui fourniraient des transports abondants, et cet espoir a été confirmé par les événements au delà de toutes les prévisions; mais il ne fut pas donné à Colbert de le voir se réaliser pendant son administration. Une compagnie à laquelle le duc d'Orléans avait cédé ses droits n'ayant pas, faute de fonds, rempli les conditions de son traité, il s'ensuivit une rétrocession, et, à cause du temps que ces difficultés firent perdre, le canal d'Orléans ne fut livré à la navigation que le 5 mars 1692, treize ans après l'édit de concession[301]. Grâce à l'énergie et aux ressources inépuisables de Riquet, la construction de réservoirs immenses, ces percements de montagnes, ces ouvrages d'art considérables, exécutés malgré des difficultés pécuniaires et des entraves de toutes sortes, cette multitude de ruisseaux ramassés de si loin et avec tant de peine, ce nombre prodigieux d'écluses, tant d'obstacles vaincus enfin, qui faisaient du canal de Languedoc une œuvre également admirable par la hardiesse de l'œuvre et la grandeur des résultats, tout cela avait été entrepris et achevé à peu près dans le même espace de temps qu'on en mit à creuser le canal d'Orléans.


CHAPITRE IX.

Système industriel de Colbert.—Organisation des jurandes et maîtrises avant son ministère.—Règlements sur les manufactures et sur les corporations (1666).—État florissant de l'industrie en France de 1480 à 1620.—Le système de Colbert jugé par ses contemporains.—Aggravation du tarif de 1664.—Opposition des manufacturiers aux règlements de Colbert.—Mesures répressives adoptées contre les délinquants.

La manufacture royale de tapisseries de Beauvais fut fondée par Colbert, en 1664; celle des Gobelins, en 1667[302]. Cependant, même à partir de cette première époque, on pouvait déjà voir le système industriel de Colbert se dessiner chaque jour plus nettement. Ce système célèbre peut se formuler en peu de mots. Dans les idées de Colbert, pour que l'industrie occupât en France un rang proportionné à la population et à l'importance du royaume, il fallait trois choses:

1º Des corporations fortement organisées enveloppant dans leur réseau les travailleurs de tous les métiers;

2º Des règlements obligeant tous les fabricants et manufacturiers à se conformer, en ce qui concernait les largeur, longueur, teinture et qualité des étoffes de toute sorte, aux prescriptions que les hommes spéciaux de chaque état auraient reconnues nécessaires.

3º Un tarif de douanes qui repoussât du territoire tous les produits étrangers pouvant faire concurrence aux produits français[303].

Tel était le système dont Colbert poursuivit le succès avec une énergie extrême, comblant d'encouragements et de privilèges de tout genre quiconque secondait ses vues, infligeant des peines excessives, inouïes, à ceux qui comprenaient leurs intérêts autrement que lui. C'est à ce système que les économistes italiens du XVIIIe siècle ont donné le nom de Colbertisme, et c'est derrière ce qui en est resté que se retranchent encore de nos jours, soit pour attaquer, soit pour se défendre, un grand nombre d'intérêts privés; car la Révolution elle-même ne l'a pas détrôné, et Napoléon, qui semble avoir pris à tâche de donner aux XIXe siècle le spectacle des grandeurs et des fautes du règne de Louis XIV, reprit en partie l'œuvre de Colbert. Comme il s'agit ici d'une des parties les plus importantes, on peut même dire les plus populaires de son administration, il est indispensable d'entrer à ce sujet dans quelques détails.

Examinons d'abord les conséquences du système que Colbert adopta en ce qui concerne les corporations et les règlements sur les manufactures.

Un écrivain du siècle dernier, Forbonnais, a dit avec beaucoup de raison, en parlant de la France: «Cette nation, taxée d'inconstance, est la plus opiniâtre à conserver les fausses mesures qu'elle a une fois embrassées.» L'histoire du régime des corporations industrielles fournirait au besoin une nouvelle preuve de cette vérité. Utiles à un moment donné, du Xe au XIIIe siècle, pour permettre aux travailleurs de s'organiser contre l'oppression féodale, elles devinrent bientôt elles-mêmes un instrument d'oppression insupportable pour les travailleurs pauvres, en même temps qu'elles furent très-onéreuses aux consommateurs. Déjà, au XIIIe siècle, les ordonnances du pouvoir royal constatent ce double résultat de l'influence des corporations. En 1348, un édit avait permis à tous ceux qui étaient habiles d'exercer leur art sans être reçus maîtres; en 1358, un édit de Charles V relatif aux tailleurs porte que les règles des corporations «sont faites plus en faveur et proufit de chaque métier que pour le bien commun[304] Peu de temps après, les corporations ayant pris une part active dans la sédition des Maillotins, Charles VI annulle leurs privilèges, établit des visiteurs de métiers dépendant uniquement du prévôt de Paris, et interdit aux artisans de se réunir. Malheureusement, Louis XI eut besoin, dans sa lutte avec la féodalité, de s'appuyer sur les gens des métiers, et ils en profitèrent. Bientôt leurs exigences ne connurent plus de bornes. On imposa la condition des chefs-d'œuvre, et les droits de réception au profit de la communauté furent aggravés. En même temps, les métiers se subdivisèrent à l'infini et eurent chacun leurs statuts. On vit surgir alors les procès les plus ridicules, les plus absurdes. C'étaient les jurés-fruitiers qui plaidaient avec les épiciers et les pâtissiers, les cabaretiers et taverniers avec les boulangers et les charcutiers, les cordonniers avec les savetiers, les tailleurs avec les fripiers. Ces derniers ont été en procès depuis 1530 jusqu'en 1776[305]. Le procès entre les poulaillers et les rôtisseurs ne dura que cent vingt ans, mais il ne fut pas moins sérieux. Il s'agissait de savoir si les rôtisseurs avaient le droit de vendre de la volaille et du gibier cuits. En 1509, les poulaillers le leur disputèrent. On remonta aux statuts de 1298, et, de procès en procès, on arriva jusqu'en 1628, où un arrêt du 19 juillet défendit aux rôtisseurs de faire noces et festins, leur permettant seulement de vendre chez eux, et non ailleurs, trois plats de viande bouillie et trois de fricassée. «Cependant, dit gravement Delamarre dans son Traité de la police, cette mésintelligence causa beaucoup de trouble à l'ordre public: les volailles et le gibier s'en vendaient plus cher.»

Tels étaient les plus clairs résultats du régime des corporations. A plusieurs reprises, les ordonnances d'Orléans, de Moulins, de Blois, essayèrent d'atténuer les abus qui en résultaient. Un édit rendu par Henri III, au mois de décembre 1581, édit mal connu jusqu'à ces derniers temps, résume tous les griefs adressés aux corporations. On a accusé Henri III d'avoir proclamé dans cet édit que le travail était un droit domanial et royal. Valait-il donc mieux laisser ce droit aux corporations, et, s'il est nécessaire que les travailleurs contribuent en cette qualité aux charges publiques, n'est-ce pas dans les coffres du roi ou de l'État que cette contribution doit entrer? Quant à la tyrannie des corps de métiers, l'extrait suivant du préambule de l'édit de 1581 est on ne peut plus formel à ce sujet.

«....A quoi désirant pourvoir... et donner ordre aussi aux excessives dépenses que les pauvres artisans des villes-jurées sont contraints de faire ordinairement pour obtenir le degré de maîtrise, contre la teneur des anciennes ordonnances, étant quelquefois un an et davantage à faire un chef-d'œuvre tel qu'il plaît aux jurés, lequel enfin est par eux trouvé mauvais et rompu, s'il n'y est remédié par lesdits artisans, avec infinis présents et banquets, qui recule beaucoup d'eux de parvenir au degré, et les contraint quitter les maîtres et besogner en chambres, èsquelles étant trouvés et tourmentés par lesdits jurés, ils sont contraints derechef besogner pour lesdits maîtres, bien souvent moins capables qu'eux, n'étant par lesdits jurés, reçus auxdites maîtrises, que ceux qui ont plus d'argent et de moyens de faire des dons, présents et dépenses, encore qu'ils soient incapables au regard de beaucoup d'autres qu'ils ne veulent recevoir, parce qu'ils n'ont lesdits moyens»[306].

Un semblable préambule aurait dû avoir pour conclusion la suppression des maîtrises, corporations et jurandes. Il n'en fut pas tout à fait ainsi. «Tout en reconnaissant, d'après les termes mêmes de l'édit, que l'abondance des artisans rendait la marchandise à beaucoup meilleur prix au profit du peuple,» Henri III se borna à créer un certain nombre de maîtres en les dispensant du chef-d'œuvre, moyennant finance. En même temps, il dispensa aussi du chef-d'œuvre tous les artisans des villes où il n'y avait pas de jurande. Par le même édit, les maîtres des faubourgs furent autorisés à s'établir dans les villes; les ouvriers de Lyon purent faire leur apprentissage partout, dans le royaume ou au dehors, avec la faculté, une fois reçus maîtres à Lyon, de s'établir dans tout le ressort du Parlement de Paris, la capitale exceptée; les maîtres reçus à Paris furent libres d'exercer leur industrie dans tout l'intérieur du royaume, et cette dernière clause de l'édit fut cause que le Parlement de Rouen ne consentit à l'enregistrer qu'à la condition que les maîtres de Paris seraient exclus de son ressort.

Enfin, les frais de réception, qui s'élevaient précédemment, à Paris, suivant l'importance des métiers, depuis 60 jusqu'à 200 écus, somme énorme pour le temps, n'excédèrent, dans aucun cas, 30 écus, et descendirent dans les petites bourgades jusqu'à 1 écu.

L'édit de décembre 1581 constituait donc une amélioration immense au profit de la masse des travailleurs et des consommateurs, et nul doute que le régime des corporations n'en eût reçu une forte atteinte, si les intérêts particuliers ne s'étaient jetés à la traverse; mais, par malheur, cela ne tarda pas à arriver. A la sollicitation de l'assemblée des notables, tenue à Rouen en 1597, et composée, sans doute, en partie, des plus riches fabricants et manufacturiers du royaume, Henri IV rétablit les règlements sur les maîtrises, règlements dont les dernières guerres avaient partout compromis l'exécution. Toutefois, l'édit de 1597 reconnaît lui-même que, «beaucoup de compagnons, bons et excellents ouvriers, à défaut d'avoir fait leur apprentissage aux villes où ils sont demeurants, ne peuvent être reçus maîtres, chose grandement considérable, vu que tant plus qu'il y aurait d'artisans et ouvriers maîtres, tant plus on auroit bon marché et meilleures conditions de leurs denrées, peines et vacations.» Il y avait alors, à Paris, plusieurs lieux privilégiés où les artisans pouvaient s'établir sans avoir fait le chef-d'œuvre ni reçu le brevet de maîtrise: c'étaient l'enclos du Temple, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marcel; l'édit de 1597 y ajouta les galeries du Louvre. Quelques années plus tard, en 1604, un édit relatif à l'établissement de la manufacture des habits de drap d'or et de soie accorda le droit de lever boutique, sans l'obligation du chef-d'œuvre et des lettres de maîtrise, aux ouvriers qui auraient travaillé pendant trois ou six années dans cette manufacture. D'autres exceptions du même genre furent accordées par des édits postérieurs, et l'on remarque entre autres ceux de 1625, de 1628 et de 1644, par lesquels le droit de maîtrise est accordé gratuitement et sans condition de chef-d'œuvre aux Français qui auraient exercé leur industrie pendant six ans au moins dans les colonies. Tristes conséquences des lois humaines quand l'intérêt privé parvient à y prendre le masque de l'intérêt général! C'était dans le Nouveau-Monde, on l'a fait observer avec raison, que les Français, trop pauvres pour se racheter de l'esclavage où les tenait la féodalité industrielle, étaient obligés d'aller conquérir le droit de travailler librement auprès de leur famille et de leurs concitoyens[307].

Cependant, une énergique protestation contre le régime des corporations et maîtrises était partie, dès 1614, du sein même des États généraux. Les États demandèrent formellement, à ce sujet, que toutes les maîtrises créées depuis 1576, époque de la réunion des États de Blois, fussent éteintes, qu'il n'en pût être rétabli d'autres, et que l'exercice des métiers fût laissé libre à tous pauvres sujets du roi, sous visite de leurs ouvrages par experts et prud'hommes à ce commis par les juges de la police; que tous les édits concernant les arts et métiers fussent révoqués, sans qu'à l'avenir il pût être octroyé aucunes lettres de maîtrise ni fait aucun édit pour lever deniers à raison des arts et métiers; que les marchands et artisans n'eussent rien à payer ni pour leur réception, ni pour lèvement de boutique, soit aux officiers de justice, soit aux maîtres-jurés et visiteurs de marchandises; enfin, les États demandèrent que les marchands et artisans ne fussent astreints à aucune dépense pour banquets ou tous autres objets, sous peine de concussion de la part des officiers de justice et maîtres-jurés.

Mais les vœux si nettement formulés et si raisonnables des États de 1614 furent malheureusement laissés dans l'oubli, comme tant d'autres. Toutefois, à cette époque même, grâce à la tolérance du pouvoir et sans doute aussi aux bienveillantes dispositions de l'opinion, les règlements sur les maîtrises se trouvaient éludés sur beaucoup de points, ce qui n'empêchait pas, nous aurons occasion de le constater tout à l'heure, d'après un document authentique, que l'industrie française n'eût atteint dans le même temps un très-haut degré de prospérité.

Telles étaient donc les principales vicissitudes qu'avait éprouvées la législation sur les corporations avant Colbert. De la part de celles-ci, c'était un âpre et insatiable besoin de privilèges. La féodalité nobiliaire n'était nuisible ni au clergé ni aux habitants des villes, commerçants ou bourgeois, et sa lutte avec la royauté finit avec la Fronde; la féodalité industrielle, au contraire, pesait sur tout le royaume, depuis le roi jusqu'au plus pauvre serf de la plus humble bourgade: sur les uns par le prix des marchandises qu'elle fixait à son gré; sur les autres, tout à la fois par les prix et par le monopole dont elle était armée. On a vu comment, au moyen du chef-d'œuvre, du prix fixé pour la réception, et des banquets ruineux qui en étaient la suite, les corporations repoussaient de leur sein l'ouvrier prolétaire. Nul doute que les États généraux de 1614 n'aient été les interprètes de l'opinion du temps en frappant ce régime de réprobation. Enfin, la tendance du pouvoir royal à combattre ce privilège, à l'amoindrir, à préparer sa chute, résulte clairement de tous les édits qui ont été cités et de la tolérance dont le gouvernement lui-même usa envers les ouvriers, dans l'application des lois sur les corporations, pendant toute la première moitié du XVIIe siècle.

Voici maintenant ce que fit Colbert.

Il est évident que ce relâchement dans l'exécution des règlements devait, entre autres résultats, amener sur les marchés quelques marchandises d'une qualité médiocre. Était-ce un bien grand mal? Il est permis d'en douter. D'ailleurs, l'expérience en aurait certainement corrigé la portée; mais c'était un fait, et c'est sur ce fait que Colbert s'appuya pour revenir à l'ancienne législation des maîtrises en y ajoutant une série de dispositions qui en aggravèrent singulièrement la rigueur.

Le premier règlement de Colbert concernant les manufactures et fabriques du royaume date du 8 avril 1666. Depuis cette époque jusqu'en 1683, on ne compte pas moins de quarante-quatre règlements et instructions de ce ministre sur le même sujet[308]. Grâce au zèle des inspecteurs et commis des manufactures que Colbert avait créés, et qui voulurent prouver leur utilité, deux cent trente édits, arrêts et règlements furent rendus de 1683 à 1739, et cette manie de règlementer, de tourmenter l'industrie, sous prétexte de la diriger, ne cessa, malgré les efforts de Turgot, qu'à la Révolution.

L'erreur dans laquelle tomba Colbert provient d'une cause très-honorable sans doute et qui mérite d'autant plus d'être signalée. Ce ministre crut que, pour donner un nouvel essor à l'industrie française, pour parvenir à se passer des draps de l'Angleterre et de la Hollande, des tapisseries de la Flandre, des glaces et des soieries de l'Italie, il fallait s'entourer des plus habiles manufacturiers du royaume, écouter, suivre leurs conseils. Il arriva alors ce qui arrivera toutes les fois qu'un intérêt privé aura une voix prépondérante dans des délibérations où il est juge et partie: l'intérêt général lui fut sacrifié[309].

On sait quel prétexte fut invoqué. Un édit du 23 août 1666 ne laisse à ce sujet aucun doute. Le préambule porte que les manufactures des serges d'Aumale se sont tellement relâchées depuis quelques années, les ouvriers ayant eu une entière liberté de faire leurs étoffes de plusieurs grandeurs et largeurs, selon leur caprice, que le débit en a notablement diminué, à cause de leur défectuosité, au grand préjudice du général et particulier. «Et attendu, dit l'article 1er, qu'il n'y a aucune maîtrise, ce qui a causé la confusion et désordre, il en sera establi une pour former un corps de mestiers, sous le bon plaisir de Sa Majesté[310].» Un autre édit du mois d'août 1669 généralise le reproche et porte que «les ouvriers des manufactures d'or, d'argent, soye, laine, fil, et des teintures et blanchissages, s'estant beaucoup relâchés, et leurs ouvrages ne se trouvant plus de la qualité requise, des statuts et règlements ont été dressés pour les restablir dans leur plus grande perfection[311].» On le voit donc: établir des maîtrises là où il n'en existait pas, donner à tous les corps de métiers des statuts, afin d'obtenir par ce moyen des qualités supérieures, des teintures solides, des longueurs et largeurs uniformes; tel fut le système de Colbert. Par malheur, une fois le but fixé, tout parut permis pour y atteindre. Les privilégiés étaient en faveur et ils en profitèrent pour introduire dans les règlements qu'ils rédigeaient eux-mêmes les dispositions les plus hostiles à la liberté du travail. L'édit de Henri III, de 1581, autorisait les maîtres à former autant d'apprentis qu'ils voudraient. Les nouveaux édits n'accordèrent à chaque maître qu'un seul apprenti à la fois. Pour un bonnetier, et dans beaucoup d'états, la durée de l'apprentissage fut de cinq ans. L'apprentissage terminé, commençait le compagnonnage, pour lequel on payait d'abord un droit de 30 livres, et qui ne durait aussi pas moins de cinq ans. Passé ce temps, on était admis à faire le chef-d'œuvre. Il avait donc fallu dix ans pour être en droit de vendre un bonnet! Le moindre inconvénient de semblables prescriptions était d'immobiliser l'industrie dans les mêmes familles et de restreindre le nombre des concurrents. C'est ce que voulaient les privilégiés. Les règlements faisaient bien, il est vrai, quelques exceptions; mais c'était en faveur des fils et filles de maîtres. Dans la draperie, les fils de maîtres pouvaient devenir maîtres à seize ans, après deux ans d'apprentissage. Dans quelques états, ils n'étaient assujettis ni à l'apprentissage ni au chef-d'œuvre; et, par la suite, cette dispense devint presque générale. Quant aux filles de maîtres, celles qui épousaient un compagnon, l'affranchissaient du temps qu'il eût encore été obligé de servir. Les filles de maîtres bonnetiers affranchissaient, en outre, leur mari de la moitié des droits de réception, etc., etc.[312].

Avec un pareil système, on le comprend sans peine, les amendes et les confiscations se multiplièrent à l'infini. On les partagea comme il suit: le roi en eut la moitié, les maîtres-jurés un quart, les pauvres l'autre quart. Les fabricants de Carcassonne auraient voulu que, si «aucun manufacturier ou autre abusait de la marque d'une autre ville ou faisait appliquer la sienne à un drap étranger, il fût mis au CARCAN PENDANT SIX HEURES au milieu de la place publique, avec un écriteau portant la fausseté par luy commise.» C'était en 1666, au commencement de l'application du système sur les manufactures; Colbert eut le bon esprit de substituer une amende de 100 livres à cette pénalité un peu sauvage; quatre ans plus tard, elle lui parut très-naturelle[313]. En 1669, les maires et échevins furent exclusivement chargés de juger les procès et différends concernant les manufactures. C'était une mesure excellente en ce sens qu'elle abrégeait beaucoup la durée et les frais de ces procès, dont le nombre augmentait avec celui des corps de métiers. A la même époque, parut l'ordonnance qui réglait les longueur, largeur et qualité des draps, serges et autres étoffes de laine et de fil. Cette ordonnance, devenue célèbre, protégeait, emmaillottait si bien l'industrie française, que celle-ci eut besoin de toute sa vitalité pour ne pas étouffer. Elle assujettissait rigoureusement, sous peine d'amende ou de confiscation, toutes les étoffes quelconques, draps, serges, camelots, droguets, futaines, étamines, etc., à des largeurs, longueurs et qualités déterminées. L'article 32 accordait quatre mois aux manufacturiers pour s'y conformer. Passé ce temps, les anciens métiers devaient être rompus, et leurs propriétaires condamnés à 3 livres d'amende par métier[314]. D'autres ordonnances de même nature réglèrent la fabrication des draps de soie, des tapisseries, etc. Enfin, des instructions en trois cent dix-sept articles furent données aux teinturiers, qui formèrent deux corps de métiers, les uns de grand et bon feint, les autres de petit teint; toutes précautions très-louables et très-sages sans doute, si des menaces d'amendé et de confiscation n'en avaient gâté les heureux effets, et s'il eût été loisible à tous d'y avoir égard ou de n'en tenir aucun compte, sous leur propre responsabilité! Je ne parle pas d'une multitude d'autres arrêts de ce genre concernant toute sorte d'états, et j'ose à peine citer ici un édit relatif à la corporation des barbiers-perruquiers-baigneurs-étuvistes. Le quatrième article de cet édit portait que les bassins pendant à leurs boutiques pour enseignes seraient blancs, pour les distinguer des chirurgiens, qui n'en mettaient que de jaunes. Le vingt-neuvième article autorisait lesdits barbiers-perruquiers à vendre des cheveux, et défendait à tous autres d'en faire le commerce, sinon en apportant leurs propres cheveux au bureau des perruquiers. Et de pareilles puérilités étaient discutées en Conseil le 14 mars 1674, et enregistrées au Parlement le 17 août suivant[315]!

Quand la plupart et les plus importants de ces règlements eurent paru, Colbert créa des agents pour en surveiller l'exécution, et rédigea pour eux une instruction ou sa pensée et son style se révèlent à chaque ligne. Il leur recommanda surtout d'empêcher que ceux qui n'étaient pas inscrits sur les registres des communautés et corps de métiers travaillassent comme maîtres, afin de fermer par ce moyen la porte aux ignorants; de faire assembler les maîtres là où il n'y aurait point de maîtrise constituée et de les obliger à choisir parmi eux des gardes ou maîtres-jurés, sous peine de 30 livres d'amende, à quoi il faudrait les contraindre promptement, parce que les exemples de désobéissance sont de conséquence; d'établir dans tous les Hôtels-de-Ville une Chambre de communauté qui devrait régler sur-le-champ les différends occasionnés par les défectuosités des manufactures, tenir les jurés dans leur devoir et imprimer la crainte dans l'esprit des ouvriers et façonniers, dont la seule ressource était de bien travailler; ce que faisant, leurs marchandises seraient plus dans le commerce que par le passé, d'autant qu'il en viendrait moins des pays étrangers. Enfin, les commis des manufactures avaient mission d'inviter les ouvriers à ne pas quitter entièrement la fabrique des draps, dont ils perdraient l'habitude, pour se livrer à celle des droguets, qui passeraient bientôt de mode. Au nombre des recommandations de Colbert à ses agents, se trouvait celle de bien prendre garde de troubler le commerce des foires que peu de chose était capable d'interrompre, une prudence, une adresse et une vigilance excessives étant nécessaires pour ne pas en éloigner les vendeurs et acheteurs. Puis, quelques lignes plus bas, Colbert chargeait ses agents d'insinuer aux marchands de ne plus acheter de marchandises étroites, attendu qu'elles leur seraient confisquées, et que, supposé qu'on leur donnât recours contre l'ouvrier, ils seraient toujours passibles d'une amende pour ne s'être pas conformés aux règlements[316].

Ainsi, la plus vive sollicitude aboutissait à la tyrannie, et, tout en reconnaissant que peu de chose était capable d'interrompre le commerce, Colbert se laissait entraîner aux mesures les plus susceptibles d'en arrêter le cours. D'excellents esprits ont pensé que d'intelligentes largesses avaient corrigé les rigueurs de sa législation[317]. Grâce à elles, il est vrai, quelques-unes des manufactures qu'il a fondées ont jeté depuis sur son administration un vif éclat; mais l'on a déjà pu voir à quel prix[318]. D'ailleurs, ces largesses étaient principalement destinées à des manufactures qu'il s'agissait d'importer en France. Telles étaient celles de glaces, de bas de soie, de verres et cristaux, de tapisseries, de points de Venise et autres objets, pour l'achat desquels on estimait qu'il sortait tous les ans 12 millions du royaume[319]. Mais était-il donc impossible d'encourager les manufactures nouvelles tout en laissant aux anciennes, à celles qui existaient et prospéraient depuis longtemps, l'espèce de liberté dont elles avaient joui jusqu'alors?

Il ne faudrait pas croire, en effet, que l'industrie française date de Colbert, ni qu'elle fût entièrement ruinée à l'époque où ce ministre prit le pouvoir[320]. Vers le milieu du XVIIIe siècle, un des plus sincères et des plus éclairés admirateurs de son administration, l'auteur des Recherches et considérations sur les finances, reconnaissait que cette industrie n'avait jamais été aussi brillante en France que de 1480 à 1620. Plus tard, au mois de janvier 1654, une déclaration du roi frappa les marchandises étrangères importées en France d'une augmentation de 2 sous par livre. A cette occasion, les six corps des marchands de la ville de Paris adressèrent à Louis XIV des remontrances où on lit que les étrangers, pouvant se passer de nos blés, et nos vins étant prohibés en Angleterre, la France n'avait, à dire vrai, que son commerce et ses manufactures pour attirer l'or et l'argent qui faisaient subsister les armées; qu'elle envoyait aux étrangers les toiles; les serges et étamines de Rheims et de Châlons, les futaines de Troyes et de Lyon, les bas de soie et de laine, d'estame[321], de fil, de coton et poil de chèvre qui se fabriquaient dans la Beauce, en Picardie, à Paris, Dourdan et Beauvais; toutes sortes de marchandises de bonneterie qui se débitaient en Espagne, en Italie, et jusqu'aux Indes; toutes sortes de pelleteries, de quincailleries, de couteaux et ciseaux; toutes sortes de merceries, comme rubans et dentelles de soie, or et argent, tant fin que faux, épingles, aiguilles, gants, et une infinité d'autres; les draps de soie, d'or et d'argent de Lyon et de Tours, les chapeaux de Paris et de Rouen, dont presque tous les peuples de l'Europe, même des Indes occidentales se servaient[322], etc., etc.

D'un autre côté, antérieurement à 1667, époque où eut lieu la révision du tarif de 1664, la France recevait, il est vrai, pour 8 millions de draps fins d'Angleterre; mais, après en avoir fait des assortiments avec les draps demi-fins et les draps grossiers de ses manufactures, elle en expédiait pour 30 millions en Turquie, en Espagne, en Portugal, en Italie, aux îles et échelles du Levant; ce qui portait le montant de son exportation, sur cet article seulement, à 22 millions[323]. De plus, un document contemporain constate qu'en 1658 les objets de fabrique française exportés pour l'Angleterre et la Hollande seulement s'élevaient à 80 millions de livres[324].

Enfin, Colbert avait fait graver ces mots sur une médaille destinée à servir de marque aux marchandises d'une qualité supérieure: Louis XIV, restaurateur des arts et du commerce. On reconnaissait donc alors que les manufactures françaises avaient autrefois prospéré: et même, il est permis de dire qu'elles n'étaient pas tombées si bas qu'on pourrait le croire en voyant la multitude de règlements qui furent faits pour les relever, ou plutôt pour ruiner, s'il était possible, celles des nations voisines, et tout au moins s'en passer.

Telle fut, en effet, l'idée fixe, dominante, de Colbert.

«Il crut, a dit l'abbé de Choisy avec un sens profond, il y a plus de cent trente ans, que le royaume de France se pourroit suffire a lui-même; oubliant sans doute que le Créateur de toutes choses n'a placé les différents biens dans les différentes parties de l'univers qu'afin de lier une société commune, et d'obliger les hommes par leurs intérêts a se communiquer réciproquement les trésors qui se trouveroient dans chaque pays. Il parla à des marchands, et leur demanda en ministre les secrets de leurs métiers qu'ils lui dissimulèrent en vieux négociants. Toujours magnifique en idées et presque toujours malheureux dans l'exécution, il croyoit pouvoir se passer des soies du Levant, des laines d'Espagne, des draps de Hollande, des tapisseries de Flandre, des chevaux d'Angleterre et de Barbarie. Il établit toutes sortes de manufactures qui coûtoient plus qu'elles ne valaient; il fit une Compagnie des Indes orientales sans avoir les fonds nécessaires, et, ne sachant pas que les François, impatients de leur naturel, et en cela bien différents des Hollandois, ne pouvoient jamais avoir la constance de mettre de l'argent trente ans durant dans une affaire, sans en retirer aucun profit et sans se rebuter....[325]»

Une anecdote significative trouve ici sa place.

Colbert avait convoqué, on ne dit pas à quelle époque, les principaux marchands de Paris pour conférer avec eux sur le commerce. Comme aucun d'eux n'osait parler: «Messieurs, dit le ministre, êtes-vous muets?—Non, Monseigneur, répondit un Orléanais nommé Hazon, mais nous craignons tous également d'offenser Votre Grandeur s'il nous échappe quelque parole qui lui déplaise.—Parlez librement, répliqua le ministre; celui qui le fera avec le plus de franchise sera le meilleur serviteur du roi et mon meilleur ami.» Là-dessus Hazon prit la parole et dit: «Monseigneur, puisque vous nous le commandez et que vous nous promettez de trouver bon ce que nous aurons l'honneur de vous représenter, je vous dirai franchement que, lorsque vous êtes venu au ministère, vous avez trouvé le chariot renversé d'un côté, et que, depuis que vous y êtes, vous ne l'avez relevé que pour le renverser de l'autre.» A ce trait, Colbert prit feu et commanda aux autres de parler; mais pas un ne voulut ouvrir la bouche, et la conférence finit[326].

Ainsi, ceux-là mêmes dont Colbert avait d'abord pris les avis, suivi les conseils, trouvèrent plus tard que le but avait été dépassé.

Quant aux modifications que le tarif de 1664 avait subies, peu de mots suffiront, quant à présent, pour en donner une idée. On se souvient que ce tarif avait été établi sur des bases modérées et suffisamment protectrices. Telle était du moins l'opinion de Colbert en 1664. Trois ans après, il n'en était plus de même, et le tarif fut à peu près doublé. Cette aggravation se fonda sur ce qu'on avait reconnu, depuis le tarif de 1664, que les droits qu'il imposait à l'entrée sur les marchandises principales de fabrique étrangère, et à la sortie sur quelques matières premières, étaient trop faibles. Dans le but de fermer l'entrée du royaume à ces produits des manufactures étrangères et d'y conserver les matières premières, une déclaration du 18 avril 1667 imposa des droits considérables sur un grand nombre de marchandises.

Ces marchandises étaient, à l'entrée: la draperie, la bonneterie, les tapisseries, les cuirs fabriqués, les toiles, les sucres, les huiles de poisson et de baleine, les dentelles, les glaces et le fer-blanc;

A la sortie: les cuirs et peaux en poil, et le poil de chèvre[327].

Voici, quant aux droits d'entrée, pour quelques-unes des marchandises surchargées, la différence entre les deux tarifs[328].

 1664.1667. 
Draps de Hollande et d'Angleterre, par pièce de 25 aunes40liv.80liv. 
Bonnets de laine, le cent pesant8 20  
Tapisseries d'Oudenarde, le cent pesant60 100  
    — d'Anvers et de Bruxelles, le cent pesant120 200  
Toiles de Hollande, batiste, Cambrai, etc.; la pièce de 15 aunes2 4  
Sucre raffiné, en pain ou en poudre, le cent pesant15 22 10s.
Dentelles de fil, points coupés, passement de Flandre, d'Angleterre et autres lieux, la livre pesant25 60  

Quoi qu'il en soit, le système de Colbert était désormais complet, et on allait le voir à l'œuvre. Les premières difficultés qu'il rencontra eurent pour cause la rigidité des règlements relatifs aux qualité, largeur et longueur des étoffes. Les registres de correspondance des années 1669, 1670, 1671 et 1672 renferment à ce sujet les documents les plus positifs. De toutes parts ce furent des plaintes et des réclamations très-vives. Troublés dans leurs habitudes, les fabricants et les ouvriers refusaient de se soumettre à ces malencontreux règlements, tandis que, de leur côté, les maires et échevins ne pouvaient se décider à les appliquer. A Aumale, à Amiens, à Beauvais, à Lyon et à Tours, dans le Languedoc, de toutes parts enfin on en demandait la réforme. A cela Colbert répondait «que l'uniformité des longueurs et largeurs de toutes les manufactures causait un très-grand bien dans le royaume, et qu'il fallait que tous les statuts et règlements fussent ponctuellement exécutés[329].» Souvent, le même courrier portait la même assurance à tous ceux qui se plaignaient, afin de leur faire croire que leur ville ou leur province était la seule qui n'appréciât pas les avantages de l'uniformité des étoffes. Cependant, les ouvriers et marchands ne se rendaient pas à ces raisons, et Colbert était obligé de recommander la sévérité aux commis des manufactures, aux échevins, maires et intendants. Une de ses lettres, adressée à M. Barillon, intendant de Picardie, porte que «partout, avec un peu de soin et d'application, on a réduit les marchands et ouvriers à l'exécution des règlements sur les manufactures; qu'à Amiens, au contraire, loin de tenir la main à l'exécution de ces règlements, les eschevins n'ont pas encore condamné un seul de ceux qui fabriquent des étoffes défectueuses; mais que, si cela continue, il donnera ordre de confisquer dans tout le royaume les marchandises d'Amiens, et ainsy les ouvriers de cette ville recevront la punition de leur mauvaise foy[330].» Enfin, Colbert avait établi une manufacture de points de France à Auxerre, et il mettait un intérêt particulier à la faire réussir, à cause d'une terre considérable qu'il possédait près de cette ville, où l'un de ses frères était archevêque. Mais, loin de prospérer, cette manufacture allait en s'affaiblissant. Alors, Colbert de gourmander sévèrement les échevins, et de leur écrire que, s'ils n'avoient pas tant d'égards pour leurs concitoyens; si, au contraire, ils les punissoient sévèrement en obligeant les filles à se rendre à la manufacture et récompensant celles qui feroient bien leur devoir, ils verroient périr une industrie dont plusieurs autres villes du royaume tiroient beaucoup de soulagement[331].

Malgré ces menaces et ces exhortations, vers la fin de l'année 1670, la plupart des fabricants persistaient encore dans leur opposition aux règlements. C'est alors que l'intendant de Tours, M. Voisin de La Noiraye, eut l'ingénieuse idée, pour faire sa cour au ministre, de prendre un arrêté portant qu'à l'avenir toutes les pièces d'étoffes défectueuses seraient attachées à un poteau avec le nom des délinquants. Quelques jours après, Colbert félicitait l'intendant de Tours de l'expédient qu'il avait imaginé, «ne doutant pas, dit-il, que la honte ne contribuât beaucoup à faire observer les règlements, et l'engageant à tenir soigneusement la main à ce que les juges fissent exécuter cette peine pour toutes les contraventions qu'ils trouveraient[332].» Puis, comme si ce n'était pas assez de mettre au poteau les pièces défectueuses, il se souvint de la pénalité autrefois réclamée par les manufacturiers de Carcassonne contre ceux qui se serviraient d'une fausse marque, circonstance bien autrement grave, et il résolut de faire attacher à ce poteau les fabricants qui ne voudraient pas se plier à ses règlements. L'arrêt suivant, rendu le 24 décembre 1670, quarante jours après la lettre de félicitation à M. Voisin de La Noiraye, est contre-signé par Colbert:

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