Histoire de la vie et de l'administration de Colbert
«Après avoir dit tout ce que je crois nécessaire qu'il fasse pour son instruction, je finirai par deux points. Le premier est que toutes les peines que je me donne sont inutiles, si la volonté de mon fils n'est échauffée et qu'elle ne se porte d'elle-même à prendre plaisir à faire son debvoir; c'est ce qui le rendra lui-même capable de faire ses instructions, parce que c'est la volonté qui donne le plaisir à tout ce que l'on doibt faire et c'est le plaisir qui donne l'application. Il sait que c'est ce que je cherche depuis si lontemps. J'espère qu'à la fin je le trouveray et qu'il me le donnera, ou, pour mieux dire, qu'il se le donnera à lui-même, pour se donner du plaisir et de la satisfaction toute sa vie, et me payer avec usure de toute l'amitié que j'ai pour lui et dont je lui donne tant de marques.
«L'autre point est qu'il s'applique sur toutes choses à se faire aimer dans tous les lieux où il se trouvera et par toutes les personnes avec lesquelles il agira, soit supérieures, égales ou inférieures; qu'il agisse avec beaucoup de civilité et de douceur avec tout le monde, et qu'il fasse en sorte que ce voyage lui concilie l'estime et l'amitié de tout ce qu'il y a de gens de mer; en sorte que pendant toute sa vie ils se souviennent avec plaisir du voyage qu'il aura fait et exécutent avec amour et respect les ordres qu'il leur donnera dans toutes les fonctions de sa charge.
«Je désire que toutes les semaines il m'envoie, écrit de sa main, le mémoire de toutes les connoissances qu'il aura prises sur chacun des points contenus en cette instruction.»
Quelque temps après, le marquis de Seignelay fit un voyage en Angleterre et en Hollande, et rédigea pour lui-même, suivant le désir manifesté par Colbert, une instruction très-détaillée, concernant les points principaux sur lesquels ses observations devraient porter dans ces deux pays si intéressants à étudier pour lui, en raison des fonctions auxquelles on le destinait[435]. L'année suivante, en 1671, il visita l'Italie, et Colbert lui donna encore une instruction dans laquelle il l'invitait surtout à se mettre au courant de la forme des divers gouvernements de cette contrée, et des sujets de contestations qui pourraient exister entre eux[436].
«Dans tout ce voyage, ajoutait l'instruction, il observera surtout de se rendre civil, honneste et courtois à l'esgard de tout le monde, en faisant toutefois distinction des personnes; surtout il ne se mettra aucune prétention de traitement dans l'esprit et se défendra toujours d'en recevoir, et qu'il sçache certainement dans toute sa vie que tant plus il en refusera, tant plus on luy en voudra rendre. Il faut aussy qu'il prenne garde que sa conduite soit sage et modérée, n'y ayant rien qui puisse luy concilier tant l'estime de tous les Italiens que ce point, qui doibt estre le principal soin qu'il doibt prendre.
«Et, à l'esgard des ministres du roy, il faut bien qu'il prenne garde de ne point prendre la main chez les ambassadeurs, c'est-à-dire qu'il faut donner toujours la droite aux ambassadeurs chez eux, quelques instances pressantes qu'ils luy fassent du contraire, d'autant que le roy leur a deffendu de donner la droite à aucun de ses subjets, et qu'ainsy ce seroit offenser le roy, s'il en usoit autrement...
«S'il veut s'appliquer à former son goust sur l'architecture, la sculpture et la peinture, il faut qu'il observe d'en faire discourir devant luy, interroge souvent, se fasse expliquer les raisons pour lesquelles ce qui est beau et excellent est trouvé et estimé tel; qu'il parle peu et fasse beaucoup parler.
«C'est tout ce que je crois nécessaire de luy dire pour ce voyage. Je finirai priant Dieu qu'il l'assiste de ses saintes gardes et bénédictions, et qu'il retourne en aussy bonne santé et aussy honneste homme que je le souhaite.»
Lorsque le marquis de Seignelay fut de retour, Colbert jugea à propos de l'initier à la connaissance des affaires, et il en demanda l'autorisation au roi, qui la lui accorda. C'est alors que le grand ministre rédigea pour son fils une nouvelle instruction, pièce essentielle, par laquelle seulement on apprend à le bien connaître, et dont il importe de donner des extraits un peu plus étendus.
Instruction pour mon fils pour bien faire la 1re commission de ma charge[437].
«Comme il n'y a que le plaisir que les hommes prennent à ce qu'ils font ou à ce qu'ils doibvent faire qui leur donne de l'application, et qu'il n'y a que l'application qui fasse acquérir du mérite, d'où vient l'estime et la réputation qui est la seule chose nécessaire à un homme qui a de l'honneur, il est nécessaire que mon fils cherche en luy-mesme et au dehors tout ce qui peut luy donner du plaisir dans les fonctions de ma charge.
«Pour cet effect, il doibt bien penser et faire souvent réflection sur ce que sa naissance l'auroit fait estre sy Dieu n'avoit pas bény mon travail et sy ce travail n'avoit pas esté extrême. Il est donc nécessaire, pour se préparer une vie pleine de satisfaction, qu'il ayt toujours dans l'esprit et devant les yeux ces deux obligations sy essentielles et sy considérables, l'une envers Dieu et l'autre envers moy, affin qu'y satisfaisant par les marques d'une véritable reconnoissance, il puisse se préparer une satisfaction solide et essentielle pour toute sa vie, et ces deux debvoirs peuvent servir de fondement et de base de tout le plaisir qu'il se peut donner par son travail et par son application.
«Pour augmenter encore ce mesme plaisir, il doibt bien considérer qu'il sert le plus grand roy du monde et qu'il est destiné à le servir dans une charge la plus belle de toutes celles qu'un homme de ma condition puisse avoir et qui l'approche le plus près de sa personne; et ainsy il est certain que, s'il a du mérite et de l'application, il peut avoir le plus bel establissement qu'il puisse désirer, et, par conséquent, je l'ay mis en estat de n'avoir plus rien à souhaiter pendant toute sa vie.
«Mais encore que je sois persuadé qu'il ne soit pas nécessaire d'autre raison pour le porter à bien faire, il est pourtant bon qu'il considère bien particulièrement cette prodigieuse application que le roy donne à ses affaires, n'y ayant point de jour qu'il ne soit enfermé cinq à six heures pour y travailler; qu'il considère bien la prodigieuse prospérité que ce travail luy attire, la vénération et le respect que tous les estrangers ont pour luy, et qu'il connoisse par comparaison que, s'il veut se donner de l'estime et de la réputation dans sa condition, il faut qu'il imite et suive ce grand exemple qu'il a toujours devant luy.
«Il peut et doibt encore tirer une conséquence bien certaine, qui est qu'il est impossible de s'advancer dans les bonnes grâces d'un prince laborieux et appliqué, sy l'on n'est soy-mesme et laborieux et appliqué, et que comme le but et la fin qu'il doibt se proposer et poursuivre est de se mettre en estat d'obtenir de la bonté du roy de tenir ma charge, il est impossible qu'il puisse y parvenir qu'en faisant connoistre à Sa Majesté qu'il est capable de la faire, par son application et par son assiduité, qui seront les seules mesures ou du retardement ou de la proximité de cette grâce.
«Sur toutes ces raisons je ne sçaurois presque doubter qu'il ne prenne une bonne et forte résolution de s'appliquer tout de bon et faire connoistre par ce moyen au roy qu'il sera bientost capable de le bien servir.
«Pour luy bien faire connoistre ce qu'il doibt faire pour cela, il doibt sçavoir par cœur en quoy consiste le département de ma charge,
«Sçavoir:
«La maison du roy et tout ce qui en dépend;
«Paris, l'Isle de France et tout le gouvernement d'Orléans;
«Les affaires générales du clergé;
«La marine, partout où elle s'estend;
«Les galères;
«Le commerce, tant au dedans qu'au dehors du royaume;
«Les consulats;
«Les Compagnies des Indes orientales et occidentales, et les pays de leurs concessions;
«Le restablissement des haras dans tout le royaume.
«Pour bien s'acquitter de toutes ces fonctions, il faut s'appliquer à des choses générales et particulières....
«.... Après avoir parlé de tout ce qui concerne la maison du roy, il faut voir ce qui est à faire dans ma charge pour la ville de Paris.
«Paris estant la capitale du royaume et le séjour des roy, il est certain qu'elle donne le mouvement à tout le reste du royaume; que toutes les affaires du dedans commencent par elle, c'est-à-dire que tous les édits, déclarations et autres grandes affaires commencent toujours par les Compagnies de Paris et sont ensuite envoyées dans toutes les autres du royaume, et que les mesmes grandes affaires finissent aussy par la mesme ville, d'autant que, dès lors que les volontés du roy y sont exécutées, il est certain qu'elles le sont partout, et que toutes les difficultés qui naissent dans leur exécution naissent toujours dans les Compagnies de Paris; c'est ce qui doibt obliger mon fils à bien sçavoir l'ordre général de cette grande ville, n'y ayant presque aucun jour de Conseil où il ne soit nécessaire d'en parler et de faire paroistre si l'on sçait quelque chose ou non.»
Cette appréciation du rôle politique de Paris, vers la fin du XVIIe siècle, par un homme aussi bien initié que Colbert à toutes les difficultés du gouvernement, et si bien placé pour en démêler les causes, mérite d'être remarquée. Ainsi il y a bientôt deux cents ans, dès lors que les volontés du roy étaient exécutées à Paris, elles l'étaient partout! La toute-puissance, l'omnipotence actuelle de Paris ne sont donc, comme on affecte de le dire, ni un fait nouveau, ni, par conséquent, le résultat de la centralisation. Autrefois, comme aujourd'hui, toutes les difficultés sérieuses que rencontrait le gouvernement dans les moments de crise avaient aussi leur source à Paris. Seulement, au lieu de lui être suscitées par les Chambres ou par le peuple, elles venaient des Compagnies, c'est-à-dire du Parlement. Ce passage de l'instruction de Colbert prouve donc suffisamment que l'influence politique de Paris était déjà, de son temps, à peu près la même que de nos jours.
A l'esgard des affaires du clergé.
«Il est nécessaire d'estre fort instruit de ces grandes questions généralles qui arrivent si souvent dans le cours de la vie, de la différence des jurisdictions laïque et ecclésiastique; qu'il lise avec soin les traités qui en ont été faits pour luy, et mesme il seroit bien nécessaire qu'il lust dans la suite des temps, et le plus tost qu'il seroit possible, les traités de feu M. de Marca[438], et des autres qui ont traité de ces matières, et même qu'il lust quelquefois quelques livres de l'histoire ecclésiastique, d'autant que de toutes ces sources il puisera une infinité de belles connoissances qui le feront paroistre habile en toutes occasions....
Pour la marine.
«Cette matière estant d'une très-vaste et très-grande estendue et nouvellement attachée à mon département, et qui donne plus de rapport au roy qu'aucun autre, il faut aussi plus d'application et de connoissance pour s'en bien acquitter; et commencer, comme dans les autres matières, par les choses généralles avant que de descendre aux particulières.
«Si j'ay parlé de la lecture des ordonnances dans les autres matières, il n'y en a point où il soit sy nécessaire de les lire soigneusement que dans celle-cy....
«Il doibt sçavoir les noms des 120 vaisseaux de guerre que le roy veut avoir toujours dans sa marine, avec 30 frégates, 20 bruslots et 20 bastiments de charge;
«Sçavoir exactement, et toujours par cœur, les lieux et arsenaux où ils sont distribués;
«Lorsqu'ils seront en mer, avoir toujours dans sa pochette le nombre des escadres, les lieux où elles sont et les officiers qui les commandent;
«Connoistre les officiers de marine, tant des arsenaux que de guerre, et examiner continuellement leur mérite et les actions qu'ils sont capables d'exécuter....
«Examiner avec soin et application particulière toutes les consommations, et faire en sorte de bien connoistre tous les abus qui s'y peuvent commettre, pour trouver et mettre en pratique les moyens de les retrancher;
«Observer qu'il y ait toujours une quantité de bois suffisante dans chacun des arsenaux, non-seulement pour les radoubs de tous les vaisseaux, mais mesme pour en construire toujours huit ou dix-neufs, pour s'en pouvoir servir selon les occasions;
«Observer surtout, et tenir maxime de laquelle on ne se desparte jamais, de prendre dans le royaume toutes les marchandises nécessaires pour la marine, cultiver avec soin les establissements des manufactures qui en ont été faites, et s'appliquer à les perfectionner, en sorte qu'elles deviennent meilleures que dans les pays estrangers;
«Acheter tous les chanvres dans le royaume, au lieu qu'on les faisoit venir ci-devant de Riga, et prendre soin qu'il en soit semé dans tout le royaume, ce qui arrivera infailliblement, si l'on continue à n'en point acheter des estrangers;
«Cultiver avec soin la Compagnie des Pyrénées, et la mettre en estat, s'il est possible, de fournir tout ce à quoy elle s'est obligée, ce qui sera d'un grand avantage pour le royaume, vu que l'argent pour cette nature de marchandise ne se reportera point dans les pays estrangers;
«Cultiver avec le mesme soin la recherche des masts dans le royaume, estant important de se passer pour cela des pays estrangers. Pour cet effet, il faut en faire toujours chercher, et prendre soin que ceux qui en cherchent en Auvergne, Dauphiné, Provence et les Pyrénées, soient protégés, et qu'ils reçoivent toutes les assistances qui leur sont nécessaires pour l'exécution de leurs marchés;
«Examiner avec le mesme soin et application toutes les autres marchandises et manufactures qui ne sont point encore establies dans le royaume, en cas qu'il y en ait, et chercher tous les moyens possibles pour les y establir....[439]
«Entre tous les moyens que son application et ses fréquents voyages, pourront luy suggérer, celuy de faire faire le marché de toutes les marchandises publiquement et en trois remises consécutives, la première au bout de huit jours, et les autres de quatre en quatre jours, en présence de tous les officiers, et après avoir mis deux ou trois mois auparavant des affiches publiques dans toutes les villes de commerce pour inviter les marchands à s'y trouver.
«Il y auroit un autre moyen a pratiquer pour faire fournir toutes les marchandises de marine, comme chanvre, gouldron, fer de toutes sortes, toiles à voiles, bois, masts, etc., etc.; ce seroit, tous les ans, après avoir examiné la juste valeur de toutes les marchandises, de fixer un prix de chacune, en sorte que les marchands y trouvassent quelque bénéfice, et faire sçavoir en suitte, par des affiches publiques dans toutes les villes du royaume, que ces marchandises seroient payées au prix fixé, en les fournissant de bonne qualité, dans les arsenaux.
«Il est de plus nécessaire de sçavoir toutes les fonctions des officiers qui seront dans les ports et arsenaux, leur faire des instructions bien claires sur tout ce qu'ils ont à faire, les redresser toutes les fois qu'ils manquent, faire des règlements sur tout ce qui se doibt faire dans lesdits arsenaux, et travailler incessamment à les bien policer.
«A l'esgard de la guerre de mer, encore que ce soit plustost le fait des vice-amiraux et autres officiers qui commandent les vaisseaux du roy, il est toutes fois bien nécessaire que le secrétaire d'Estat en soit bien informé, pour se rendre capable de faire tous les règlements et ordonnances nécessaires pour le bien du service du roy, et pour éviter tous les inconvénients qui peuvent arriver.
«Pour cet effet, il faut qu'il sçache bien toutes les manœuvres des vaisseaux lorsqu'ils sont en mer, les fonctions de tous les officiers qui sont préposez pour les commander, tous les ordres qui sont donnez par les officiers généraux et par les officiers particuliers de chaque vaisseau, ce qui s'observe pour la garde d'un vaisseau, et généralement toutes les fonctions de tous les officiers, matelots et soldats qui sont sur un vaisseau, dans les rades, en pleine mer, entrant dans une rivière ou dans un port, en paix, en guerre, et en tous lieux et occasions où un vaisseau peut se rencontrer.
«Sur toutes ces choses il faut faire toute sorte de diligences pour estre informé de ce qui se pratique par les officiers généraux et particuliers de marine, en Hollande et en Angleterre, et conférer continuellement avec nos meilleurs officiers de marine pour s'instruire toujours de plus en plus.
«Toutes les fois qu'il conviendra changer les commissaires de marine qui servent dans les ports, il faudra observer d'y mettre des gens fidèles et asseurés, d'autant que le secrétaire d'Estat doibt voir par leurs yeux tout ce qui se passe dans les ports, outre le rapport continuel qu'il doibt avoir avec les intendants....
«Tenir soigneusement et seurement la main à ce que les édits concernant les duels soient exécutés dans toutes les dépendances de la marine, n'y ayant rien en quoy l'on puisse rien faire qui soit plus agréable au roy....
Pour ce qui regarde sa conduite journalière.
«Il est nécessaire qu'il fasse estat de tenir le cabinet, soit le matin, soit le soir, cinq à six heures par jour, et, outre cela, donner un jour entier par semaine à expédier toutes les lettres et donner tous les ordres.
«Pour tout ce qui concerne ma charge, il faut premièrement qu'il pense à bien régler sa conduite particulière.
«Qu'il tienne pour maxime certaine et indubitable, et qui ne doibt jamais recevoir ni atteinte ni changement, pour quelque cause et soubz quelque prétexte que ce soit ou puisse estre, de ne jamais rien expédier qui n'ayt esté ordonné par le roy; c'est-à-dire qu'il faut faire des mémoires de tout ce qui sera demandé, les mettre sur ma table et attendre que j'aye pris les ordres de Sa Majesté, et que j'en aye donné la résolution par escrit; et lorsque, par son assiduité et par son travail, il pourra luy-mesme prendre les ordres du roy, il doibt observer religieusement pendant toute sa vie de ne jamais rien expédier qu'il n'en ayt pris l'ordre de Sa Majesté.
«Comme le souverain but qu'il doibt avoir est de se rendre agréable au roy, il doibt travailler avec grande application pendant toute sa vie à bien connoistre ce qui peut estre agréable à Sa Majesté, s'en faire une étude particulière, et, comme l'assiduité auprès de sa personne peut assurément beaucoup contribuer à ce dessein, il faut se captiver et faire en sorte de ne le jamais quitter, s'il est possible.
«Pour tout le reste de la cour, il faut estre toujours civil, honneste, et se rendre agréable à tout le monde, autant qu'il sera possible; mais il faut en mesme temps se tenir toujours extrêmement sur ses gardes pour ne point tomber dans aucun des inconvénients de jeu extraordinaire, d'amourettes et d'autres fautes qui flétrissent un homme pour toute sa vie.
«Il faut aymer surtout à faire plaisir quand l'occasion se trouve, sans préjudicier au service que l'on doibt au roy et à l'exécution de ses ordres, et le principal de ce point consiste à faire agréablement et promptement tout ce que le roy ordonne pour les particuliers. Pour cet effect, il faut se faire à soy-mesme une loy inviolable de travailler tous les soirs à expédier tous les ordres qui auront esté donnés pendant le jour, et à faire un extrait de tous les mémoires qui auront esté donnés, et le lendemain m'apporter de bonne heure, toutes les expéditions résolues, et les mémoires de ce qui est à résoudre, pour en parler au roy et ensuite expédier....
«Le roy m'ayant donné tous les vendredis après le midi pour luy rendre compte des affaires de la marine, et Sa Majesté ayant déjà eu la bonté d'agréer que mon fils y fust présent, il faut observer avec soin cet ordre.
«Aussitost que j'auray vu toutes les despesches à mesure qu'elles arriveront, je les enverray à mon fils pour les voir, en faire promptement et exactement l'extrait, lequel sera mis de sa main sur le dos de la lettre et remis en mesme temps sur ma table; je mettray un mot de ma main sur chaque article de l'extrait, contenant la réponse qu'il faudra faire; aussitost il faudra que mon fils fasse les responses de sa main, que je les voye ensuite et les corrige, et quand le tout sera disposé, le vendredi, nous porterons au roy toutes ces lettres; nous luy en lirons les extraits et en mesme temps les responses; si Sa Majesté y ordonne quelque changement, il sera fait; sinon, les responses seront mises au net, signées et envoyées, et ainsy, en observant cet ordre régulier avec exactitude, sans s'en despartir jamais, il est certain que mon fils se mettra en estat d'acquérir de l'estime dans l'esprit du roy....
«Pour finir, il faut que mon fils se mette fortement dans l'esprit qu'il doibt faire en sorte que le roy retire des avantages proportionnez à la dépense qu'il fait pour la marine. Pour cela, il faut avoir toute l'application nécessaire pour faire sortir toutes les escadres des ports au jour précis que Sa Majesté aura donné; que les escadres demeurent en mer jusqu'au dernier jour de leurs vivres ou le plus près qu'il se pourra; donner par toutes sortes de moyens de l'émulation aux officiers pour faire quelque chose d'extraordinaire, les exciter par l'exemple des Anglois et des Hollandois, et généralement mettre en pratique tous les moyens imaginables pour donner de la réputation aux armes maritimes du roy et de la satisfaction à Sa Majesté.
«Je demande sur toutes choses à mon fils qu'il prenne plaisir et se donne de l'application, qu'il ayt de l'exactitude et de la ponctualité dans tout ce qu'il voudra et aura résolu de faire, et, comme il se peut faire que la longueur de ce mémoire l'estonnera, je ne prétends pas le contraindre ni le genner en aucune façon; qu'il voye dans tout ce mémoire ce qu'il croira et voudra faire. Comme il se peut facilement diviser en autant de parcelles qu'il voudra, il peut examiner et choisir; par exemple, dans toute la marine, il peut choisir un port ou un arsenal, comme Toulon et Rochefort, et ainsi du reste; pourvu qu'il soit exact et ponctuel sur ce qu'il aura résolu de faire, il suffit, et je me chargeray facilement du surplus.»
Telle est cette instruction dont je n'ai reproduit toutefois ici que les parties principales. C'est un des manuscrits les plus considérables que l'on ait de Colbert. En le lisant, en étudiant le sens de ces lignes si fines, si difficiles à déchiffrer, et qui renferment les conseils en même temps les plus paternels et les plus patriotiques, on éprouve une émotion involontaire. Le lecteur aura fait, à l'occasion de plusieurs passages de cet écrit, les réflexions qu'ils comportent, et il ne se sera nullement étonné, par exemple, que Colbert invitât son fils à rapporter toutes ses actions au roi, à ne rien faire qu'en vue d'être agréable au roi. A cette époque, on le sait de reste, le roi, c'était la personnification de la France, et il y aurait rigueur aujourd'hui à blâmer un de ses ministres d'avoir subi l'influence commune. Bien que l'instruction dont il s'agit ne soit pas datée, il est certain qu'elle est de 1671. Le marquis de Seignelay avait alors vingt ans. Il est curieux de connaître comment ce jeune homme, que la fortune prenait ainsi par la main, répondit aux desseins de son père. Le mémoire suivant jette sur ce point une vive lumière et prouve l'influence des grands exemples, lorsque cette influence est aidée toutefois par une éducation intelligente et par une heureuse nature. Ce mémoire fut écrit en entier par le marquis de Seignelay; les observations en marge sont de la main de Colbert. C'est une pièce des plus intéressantes, très-peu connue encore, et qui ne saurait être omise dans la biographie de ce ministre. On me saura gré de la reproduire ici textuellement.
Mémoire de ce que je me propose de faire toutes les semaines pour exécuter les ordres de mon père et me rendre capable de le soulager[440].
| Premièrement. | |
| Bon. | Le lundi sera employé Aux reponces à faire à M. de Terron et aux lettres de l'ordinaire de La Rochelle et de Bordeaux[441]; |
| Mais il ne faut rien oublier, et surtout que je le voie bien pour redresser ce qui ne sera pas bien fait, et prendre garde que rien ne s'oublie. |
A se préparer pour le Conseil du soir et examiner ce qui sera à faire pour le bien remplir[442]. |
| Bon. Il faut lire, et ne jamais sortir ce jour-là. |
Je m'appliqueray principalement à bien digérer les choses dont j'auray à parler au roy, à les bien relire, en rendre compte à mon père lorsqu'il aura le temps, et j'employray l'après-disner à bien lire et examiner la liasse du Conseil. |
| C'est là le principe de toute chose, et jamais ma charge ne se peut bien tenir sans cela. Il fallait cet article le premier. |
Je me feray une loy indispensable ce jour-là, aussy bien que tous les autres de la semaine, excepté le vendredy, de recevoir tout le monde depuis onze heures du matin jusques à la messe du roy. |
| Bon. | J'envoiray voir dans la salle de mon père ceux qui pourroient avoir à lui parler touchant les affaires de la charge, et je tascheray de les attirer à moy par une prompte expédition. |
| Cela est très-bon, pourvu que cela s'exécute. |
Pour cet effect, j'escriray les demandes de tous ceux qui me parleront, et j'en rendray compte à mon père dans la journée, ou je luy mettray un mémoire sur sa table affin qu'il mette ses ordres a costé. |
| Bon. | J'auray un commis qui tiendra, pendant que je donneray audience, les ordonnances et autres expéditions, et qui les délivrera à mesure qu'elles seront demandées. |
| Bon. | Le lundy, au retour du Conseil, je feray un mémoire de ce qui aura esté ordonné par le roy, et commencerai dès le soir mesme à expédier ce qui demandera de la diligence. |
| Bon. | Le mardy matin je me leveray à mon heure ordinaire; j'achèveray ce qui aura esté ordonné au Conseil. |
| Bon. | Je travailleray aux affaires courantes, et tascheray surtout de faire en sorte que toutes les affaires qui peuvent estre expédiées sur-le-champ ne soient pas différées au lendemain, et travailleray à mettre les affaires de discussion en estat d'en rendre bon compte à mon père et de recevoir ses ordres. |
| Bon. Il n'y a rien de mieux, mais il faut exécuter. |
Je me feray représenter les enregistrements le mardy après le disner; je les coteray après les avoir leus, et marqueray à costé les minuttes de la main de mon père.[443] |
| Bon. | Surtout je ne manqueray pas, lorsque j'auray quelque expédition à faire, de quelque nature qu'elle soit, de chercher dans les registres ce qui aura esté fait en pareille occasion, et je me donneray le temps de lire et examiner lesdits registres, affin de former mon stile sur celuy de mon père. |
| Très-bon. | Je visiteray tous les soirs ma table et mes papiers, et j'expédieray, avant de me coucher, ce qui pourra l'estre, ou je mettray à part et envoiray à mes commis les affaires dont ils debvront me rendre compte, et j'observeray de marquer sur l'agenda, que je tiendray exactement sur ma table, les affaires que je leur auray renvoyées, affin de leur en demander compte en cas qu'il les différassent trop longtemps. |
| Bon. | Je mettray sur ledit agenda toutes les affaires courantes, et je les rayerai à mesure que leur expédition sera achevée. |
| Bon. | J'emploiray le mercredy à travailler aux affaires que je n'auray pu achever le mardy, et, en cas qu'il y eust quelques affaires pressées dont il fallust donner part dans les ports de Brest et de Rochefort, j'escriray par l'ordinaire qui part ce jour-là. |
| Il faut lire et faire l'extrait des principales lettres, et, à l'esgard des autres, l'extrait des principaux points. |
Je liray toutes les lettres à mesure qu'elles viendront, feray moi-mesme l'extrait des principales et envoiray les autres au commis qui a le soin des despesches. |
| Bon. Il faut remettre ce travail au samedy. Dans le mercredy et le jeudy, on peut prendre les après-disners, et quelquefois les journées entières et le dimanche, et ainsy il ne faut point attacher a ces jours-là un travail nécessaire. |
Je prendray le mercredy après le disner pour examiner les portefeuilles, ranger les papiers suivant l'ordre mis à costé par mon père, y mettre les nouvelles expéditions qui auront esté faites et les maintenir toujours dans l'ordre prescrit par mon père. |
| Bon. | Je feray le jeudy matin un mémoire des ordres à demander à mon père sur les despesches affin de commencer ensuite à travailler. |
| Bon. | Je travailleray le soir au Conseil, feray les extraits des affaires auxquelles il y aura quelques difficultés, affin d'estre en estat d'en rendre compte le lendemain matin à mon père. |
| Bon. | Je feray en sorte d'achever dans le vendredy toutes les affaires de l'ordinaire, en faisant les principales que je feray toutes de ma main; je mettray à costé les points desquels je dois parler dans le corps de la lettre, et tascheray de suivre le stile de mon père, affin de lui oster, s'il est possible, la peine de les corriger ou de les refaire mesme tout entières, ainsy qu'il arrive souvent. |
| Bon. | Le samedy matin sera employé à examiner et signer les lettres de l'ordinaire, à expédier le Conseil du vendredy et travailler aux affaires courantes. |
| Bon. | Le samedy après disner je travailleray sans faute à examiner l'agenda, à voir sur le registre des finances s'il n'y a point de nouveau fonds qui ayt esté omis sur le registre des ordres donnés au trésorier, si je n'ay point omis pendant la semaine à enregistrer ceux qui ont esté donnés, et je m'appliqueray à estre si exact dans la tenue dudit agenda que je n'aye pas besoin d'avoir recours au trésorier pour sçavoir les fonds qu'il a entre les mains. |
| Il faut faire ces enregistrements à mesure que les ordonnances s'expédient sans jamais les remettre[444]. |
J'enregistreray le samedy toutes les ordonnances sur le registre tenu par le sieur de Breteuil. |
| Bon. | Le dimanche matin sera employé à vérifier la feuille des lieux où sont les vaisseaux, et à travailler aux affaires qui seront à expédier. |
| Bon. | J'aurai toujours l'agenda des vaisseaux, des escadres et des officiers, dans ma poche. |
| La loy indispensable et la plus nécessaire est d'estre réglé dans ses mœurs et dans sa vie. |
Je feray surtout en sorte d'exécuter ponctuellement tout ce qui est contenu dans le mémoire cy-dessus, en cas qu'il soit approuvé, par mon père, et de faire mesme plus sur cela que je ne lui promets. |
| Manger à ma table très-souvent, sans trop s'y assujettir. | |
| Voir le roy tous les jours, ou à son lever, ou à sa messe. | |
| Travailler tous les soirs, et ne pas prendre pour une règle certaine de sortir tous les soirs sans y manquer[445]. | |
| L'on peut pourtant, une ou deux fois par semaine, aller faire sa cour chez la reine et ailleurs. | |
| Il n'y a que le travail du soir et du matin qui puisse advancer les affaires. |
Les dispositions si précoces et si remarquables du marquis de Seignelay, fécondées par l'émulation que Colbert avait habilement éveillée en son âme, ne tardèrent pas à obtenir la récompense que celui-ci ambitionnait par-dessus toutes choses. Le 23 mars 1672, il écrivit à son frère, ambassadeur en Angleterre: «Le roi m'a fait la grâce d'admettre mon fils à la signature et aux autres fonctions de ma charge[446].» Le brevet de survivance était la conséquence de cette faveur. Cependant, il paraît que le jeune marquis de Seignelay ne tint pas exactement toutes ses promesses, et que l'âge et le sang reprirent souvent leurs droits. En effet, même à partir de cette époque, son père lui écrivit bien des fois encore pour lui rappeler, dans les termes les plus pressants, avec les plus fortes instances, la nécessité d'être plus appliqué et plus assidu aux affaires, s'il ne voulait pas se ruiner entièrement dans l'esprit du roi. L'extrait suivant d'une de ces lettres, datée de Saint-Germain, le 17 avril 1672, renferme à ce sujet de curieux détails[447].
«Vos mémoires sont confus et les matières sont meslées l'une avec l'autre, et il y a mesme des fautes dans la diction... L'on void de plus aussi clairement, que vous ne faites point de minuttes de vos despesches ce qui entre nous est une chose honteuse et qui dénote une négligence et un déffaut d'application qui ne se peut excuser ny exprimer vu qu'il n'y a aucun de tous ceux qui servent le roy, en quelque fonction que ce soit qui ayant à escrire à Sa Majesté, ne fasse une minute de sa lettre, ne la relise, ne la corrige, ne la change quelquefois d'un bout à l'autre. Et cependant, vous qui n'avez que vingt ans faites des lettres au roy sans minuttes; il n'y a rien qui marque tant de négligence et si peu d'envie d'acquérir de l'estime dans l'esprit de son maistre; cela fait que sans aucune réflexion vous mettez toutes les matières suivant qu'elles vous viennent dans l'esprit, et outre la précipitation qui y paroist toujours en grand lustre; vostre paresse est telle qu'encore que vous reconnaissiez des fautes dans la construction, vous ne pouvez vous résoudre de les corriger crainte de brouiller vostre lettre et d'estre obligé de la refaire, et tout cela vient par le deffaut d'application, et pour ne point faire ce que je vous ay dit, redit et répété tant de fois.»
Colbert ajoutait que, sans cette précaution de faire des minutes, de bien diviser les matières, de prendre garde à la diction, à la construction, il était absolument impossible de réussir à remplir sa charge, et que, loin d'augmenter en estime dans l'esprit du roi, il fallait s'attendre à diminuer tous les jours et à se perdre infailliblement.
Quoi qu'il en soit, depuis cette époque, le marquis de Seignelay participa au travail de la marine, sous la direction et la surveillance de Colbert. Puis, onze ans après, quand celui-ci mourut, il lui succéda dans cette partie de ses fonctions, où il déploya, fidèle aux traditions paternelles, la plus remarquable activité.
CHAPITRE XV.
Négociations commerciales avec l'Angleterre en 1655.—Réclamations de cette puissance au sujet de l'augmentation du tarif français en 1667.—En quoi consistait cette augmentation.—Prétentions de l'Angleterre concernant l'empire des mers.—Remarquable lettre écrite à ce sujet par Colbert à son frère, ambassadeur de France à Londres.—Singulières représailles exercées par les Anglais contre les marchands de vins et eaux-de-vie de France.—Reprise des négociations commerciales (1671).—Appréciation, d'après un mémoire manuscrit de 1710, de l'influence exercée par le système protecteur de Colbert.—Contradictions de Colbert sur les conséquences de ce système.—Un écrivain français propose, en 1623, d'établir la liberté du commerce par tout le monde.—Traité d'alliance et de commerce conclu entre la France et l'Angleterre, en 1677.
On a déjà vu avec quelle fermeté et avec quelle intelligence des intérêts nationaux Colbert avait résisté, en 1663, aux prétentions des Hollandais dans les négociations auxquelles donna lieu le droit de 50 sous par tonneau établi sur les navires étrangers qui fréquentaient nos ports. Postérieurement, d'autres négociations, pour le moins aussi importantes et beaucoup plus épineuses, notamment avec l'Angleterre, lui fournirent l'occasion de déployer la même sollicitude pour le développement de la marine et du commerce. Les négociations avec cette puissance, très-difficiles et très-délicates en tout temps, le furent plus que jamais, peut-être, pendant la première moitié du règne de Louis XIV. En 1650, à peine admis en quelque sorte dans l'intimité de Mazarin, Colbert, frappé du tort que causait à la France l'interruption de ses relations avec ce pays, avait fait pour le cardinal ministre un Mémoire touchant le commerce avec l'Angleterre[448].
L'extrait suivant de ce mémoire fera connaître quelles étaient alors ses idées sur la liberté des échanges:
«Bien que l'abondance, dont il a plu à Dieu de donner la plupart des provinces de ce royaume, semble le pouvoir mettre en état de se pouvoir suffire à lui-même, néanmoins la Providence a posé la France en telle situation que sa propre fertilité lui serait inutile et souvent à charge et incommode sans le bénéfice du commerce qui porte d'une province à l'autre et chez les étrangers ce dont les uns et les autres peuvent avoir besoin pour en attirer à soi toute l'utilité.
...«Pour la liberté du commerce, il y a deux choses à désirer: l'une, la décharge des impositions et de celles que les Anglais lèvent sur les marchands français, et où les Espagnols même ne sont sujets en vertu de leurs traités. Nous avons raison de demander pour le moins des conditions égales; le commerce de la France ayant toujours été plus utile à l'Angleterre, et l'entrée de ceux de notre nation n'y étant point si dangereuse que celle de ce peuple méridional, avare et ambitieux. L'autre, qui, regarde particulièrement la province de Guyenne, La Rochelle et Nantes, est qu'ils laissent entrer les vins de France en Angleterre, en leur permettant l'entrée de leurs draps directement, suivant les traités faits avec leurs rois pour le commerce, au lieu que nous recevons tous les jours leurs draps par les Hollandais, qui leur portent aussi nos vins transvasés dans d'autres futailles. L'intérêt des fermes du roi est visible en cette permission réciproque; les douanes ne pouvant subsister si toutes les marchandises n'y sont reçues indifféremment avec liberté et n'en sortent de même...»
Au mois de novembre 1655, malgré la profonde et très-naturelle aversion d'Anne d'Autriche pour le protecteur, un traité d'alliance et de commerce fut conclu avec l'Angleterre à la sollicitation de Mazarin. Relativement au commerce, ce traité stipulait la liberté entière des relations entre les deux pays, la réciprocité complète sur tous les points, et la seule restriction qu'il contînt concernait les draperies anglaises, soumises, à l'entrée, aux vérifications ordinaires, en ce qui regardait leur bonté. Conformément aux clauses d'un traité de 1606 entre Henri IV et Jacques Ier, ces draperies devaient être reportées en Angleterre lorsqu'elles seraient reconnues vicieuses et mal façonnées, au lieu que les draps français déclarés tels étaient sujets à confiscation[449]. Mais cet état de choses ne dura pas longtemps. Il fallait une marine à la France, et le droit de 50 sous par tonneau sur les navires étrangers, établi par elle dans ce but, fut suivi, un an après, de l'Acte de navigation, auquel il servit aussi de prétexte. L'Angleterre, en effet, nourrissait déjà cette idée, que sa prospérité et son salut, peut-être, étaient attachés à la prééminence de sa marine sur celle de tous les autres États. Ces deux édits modifièrent sensiblement les relations commerciales des deux pays. Un peu plus tard, en 1664, la France augmenta son tarif sur plusieurs articles, et, trois ans après, une nouvelle augmentation donna lieu, de la part des Anglais comme des Hollandais, à des plaintes très-vives, suivies bientôt de représailles dont les provinces méridionales éprouvèrent le contre-coup. A l'appui de leurs réclamations, les fabricants anglais faisaient valoir que, depuis un petit nombre d'années, les droits de la plupart des marchandises qu'ils portaient à la France en échange de ses vins et eaux-de-vie avaient été triplés, et ils s'appuyaient à ce sujet sur cet extrait comparé de nos tarifs[450].
| Droits d'entrée avant 1664. | Tarif de 1664. | Tarif de 1667. | ||||||||||
| Bas de soye. | 2 | l. | 7 | s. | 5 | d. | » | l. | 15 | s. | 2 | l. |
| Bas d'estame, la douzaine. | 2 | 10 | 6 | 3 | 10 | 8 | ||||||
| Draps demy d'Angleterre. | 3 | 8 | 6 | 4 | 10 | 10 | ||||||
| Draps d'Angleterre. | 36 | 17 | 4 | 40 | » | 80 | ||||||
| Bayette d'Angleterre. | 4 | 14 | » | 5 | » | 10 | ||||||
| Bayette double. | 9 | 9 | 4 | 15 | » | 30 | ||||||
| Molleton d'Angleterre. | 4 | 15 | » | 6 | » | 12 | ||||||
| Serge d'Écosse. | 1 | 19 | 4 | 2 | » | 4 | ||||||
On comprend donc que les négociations relatives aux intérêts commerciaux des deux peuples dussent présenter de graves difficultés; mais celles-là n'étaient ni les seules ni les plus grandes, et il y avait aussi à régler une question d'amour-propre ou de vanité en apparence, question cependant très-positive au fond, quoique très-variable dans la forme, et qui, à ce moment, servait d'expression à la rivalité éternelle des deux nations.
Il s'agissait de déterminer quelle était celle des deux qui devrait la première saluer l'autre lorsque leurs navires se rencontreraient en mer, et c'est ce qu'on appelait le droit de pavillon. L'Angleterre demandait à être saluée la première, non-seulement dans l'Océan, mais encore dans la Méditerranée, et l'on se figure si la cour de France était disposée à admettre ces étranges prétentions. L'ambassadeur de France en Angleterre était alors Colbert de Croissy, frère du contrôleur général. La correspondance du ministre et de l'ambassadeur, en 1669, révèle parfaitement les dispositions des deux cours, et contient à cet égard les plus curieux renseignements.
On se souvient que la France était liée à cette époque avec la Hollande par un traité d'alliance offensive et défensive, traité qu'elle se souciait fort peu d'exécuter, et qu'elle n'exécuta pas quand le moment fut venu, laissant, sous divers prétextes plus ou moins bien colorés, les flottes anglaise et hollandaise s'entre-détruire seules, à son profit. L'Angleterre avait donc alors un intérêt réel à ménager la France. Malgré cela, elle se montrait d'une susceptibilité extrême, soit sur le droit de pavillon, soit sur le développement de la marine française; enfin elle ne reculait devant aucun moyen pour percer le secret de nos projets, comme le prouve une lettre que Colbert écrivit le 5 avril 1669 à l'ambassadeur à Londres, pour lui dire qu'on était persuadé à Paris que toutes leurs dépêches étaient ouvertes en Angleterre, où l'on connaissait aussi leur chiffre, et pour l'engager à expédier les dépêches secrètes par voie de marchand. Dans une autre lettre du 27 avril, Colbert recommandait à son frère de faire en sorte que la méfiance naturelle des Anglais, en ce qui touchait l'accroissement de notre marine, n'augmentât pas. D'après cette lettre, toutes les fois qu'on parlerait des forces maritimes du roi, il faudrait les diminuer et bien faire connaître qu'il était impossible d'approcher de celles de l'Angleterre, la France n'ayant presque pas de vaisseaux marchands, «chose indispensable pour en pouvoir tirer les gens nécessaires aux armements des vaisseaux de guerre.»
Enfin, quatre ans auparavant, le 13 février 1666, l'ambassadeur hollandais, Van Beuningen, écrivait de Paris à Jean de Witt: «Je ne manque point de faire usage de ce qu'a dit M. Downingh (ambassadeur de Londres à La Haye), que les maximes de l'Angleterre ne voulaient pas que l'on souffrist que la France se rende puissante par mer[451].»
A l'égard des pavillons, la France proposait un moyen bien simple et qui devait couper court à toute difficulté: c'était de convenir que chaque gouvernement donnerait ordre à ses vaisseaux de guerre de n'exiger aucun salut, en cas de rencontre, de quelque rang et en quelque nombre qu'ils fussent. La lettre de Colbert qui proposait cet expédient est du 3 juillet 1669. Treize jours après, il écrivit à l'ambassadeur pour le féliciter de l'avoir fait approuver et pour l'inviter à se hâter de faire expédier les ordres en conséquence par le roi et le duc d'York, grand-maître de la marine. Cependant, il y avait eu malentendu, et l'Angleterre ne s'était pas engagée autant que l'avait d'abord pensé l'ambassadeur français. La lettre suivante renferme sur cette affaire des détails du plus grand intérêt. Le désappointement de Colbert, les reproches qu'il fait à son frère de s'être laissé prendre un peu pour dupe, les opinions qu'il exprime sur certaines prétentions de l'Angleterre, donnent à cette lettre une véritable importance, et la classent parmi les pièces diplomatiques dignes d'être recueillies par l'histoire. Ces mots écrits en marge du registre d'où elle est tirée: De la main de Monseigneur, constateraient au besoin, si la gravité du sujet ne l'indiquait de reste, qu'elle est bien l'expression de sa pensée. Enfin, on a vu que toutes les réponses concernant les affaires de la marine étaient lues au Conseil en présence du roi. Cette lettre peut donc être considérée comme la manifestation intime des opinions de Louis XIV et de Colbert relativement à la prépondérance maritime que l'Angleterre prétendait s'arroger alors.
«Paris, 21 juillet 1669.
«Je vous avoue que j'ay esté surpris de voir, par vostre lettre du 15 de ce mois, que vostre négociation auprès du roy d'Angleterre et de M. le duc d'Yorck, sur le sujet des saluts, n'ayt abouti qu'à donner les ordres à tous les vaisseaux anglois de ne point demander de salut et de n'en point rendre dans la mer Méditerranée seulement, se réservant toujours leur chimérique prétention dans l'Océan. La grande facilité que vous y avez trouvée vient qu'assurément ils croyaient qu'il leur estoit assez advanyageux de saluer dans la Méditerranée pourvu qu'ils exigeassent le mesme salut dans l'Océan; ey comme vous leur avez demandé moins, ils vous l'ont accordé avec grande facilité; et je ne puis pas m'empescher de vous dire que vous vous estes un peu laissé prendre pour dupe en cette occasion, veu qu'il valloit beaucoup mieux demeurer en l'estat où nous estions que de nous contenter de cet ordre, d'autant que les Anglois ne peuvent jamais nous contester la mer Méditerranée; et à l'esgard de l'Océan, quoi qu'il soit les plus puissants, nous n'avons pas vu jusqu'à présent que leur souveraineté prétendue ayt esté reconnue; ainsi il auroit esté du bien commun des deux nations et de l'intérest des roys d'establir cette parité dans toutes les deux mers. Je vous doibs dire de plus que les ordres donnés en 1662 lorsque M. le duc de Beaufort mist en mer l'armée de Sa Majesté, et qu'il passa en Levant, par les deux roys, portoient d'éviter la rencontre, et, en cas qu'il ne se pust, de ne demander aucun salut de part ny d'austre. Je fais chercher les lettres de ce temps-là pour vous en envoyer des extraits; cependant vous ne debvez point tesmoigner d'empressement de faire envoyer l'ordre qui vous a esté offert, et vous debvez faire connoistre audit roi et au duc d'Yorck les grands inconvénients que l'exécution peut tirer après soy, dès lors que la mesme chose ne sera point également establie dans les deux mers, et employer toute votre industrie pour obtenir cette égalité partout, s'il est possible.
A l'esgard du traicté de commerce, les pensées de milord Arlington sont très-raisonnables, puisqu'elles tendent à établir un traitement réciproque entre les deux royaumes; c'est à vous à bien examiner toutes les différences de traictement qui se font, afin que vous en soyez bien instruict lorsque vous travaillerez à l'examen du projet qui vous sera dellivré.
«Je vous envoye une relation de ce qui s'est passé sur le vaisseau du capitaine Languillier, faite par son frère qui est à présent au Havre, et qui l'a accompagné jusqu'à Cadis; vous verrez qu'elle est bien différente de ce qui a esté dit en Angleterre. Vous pourrez vous en servir auprès du roy pour luy faire connoistre le caractère des esprits qui publient ces sortes de nouvelles[452].
Colbert.»
Telles étaient les difficultés des négociations dirigées de Paris par Colbert sur la question des saluts. Celles relatives à l'augmentation des tarifs ne rencontraient pas moins d'obstacles, et, comme il arrive souvent, elles se prolongèrent longtemps sans aboutir à rien. On a vu quelle avait été cette augmentation, et que des menaces de représailles ne s'étaient pas fait attendre. Elles étaient, il faut bien le dire, très-naturelles, très-logiques, et la plus ordinaire prudence commandait de les prévoir. Mais ce qu'il eût été impossible de supposer, ce qu'on a peine à croire aujourd'hui, c'est que l'Angleterre, tant son irritation contre le nouveau tarif était grande, imagina de donner à ses représailles un effet rétroactif. Une lettre de Colbert du 23 mai 1670 ne permet à ce sujet aucun doute. Cette lettre, adressée à l'ambassadeur, portait, en substance, qu'il était injuste de faire payer de nouveaux droits aux marchands français pour des eaux-de-vie envoyées en Angleterre et vendues depuis plusieurs années sur la valeur des droits alors existants.
«Je suis persuadé, ajoutait Colbert, qu'en faisant connoistre au roy d'Angleterre combien cette prétention est peu fondée sur la justice, peut-estre vous parviendrez à faire descharger les marchands françois qui ont envoyé leurs eaux-de-vie à leurs correspondants sur l'assurance de l'imposition qui existoit alors, et dans laquelle la foy du roy d'Angleterre estoit engagée[453].»
Quoi qu'il en soit, les négociations relatives à un nouveau traité de commerce n'étaient pas abandonnées, et, en ce qui touchait les intérêts de l'agriculture française, de pareilles avanies en démontraient surabondamment l'urgence. Cependant, la question faisait peu de progrès. En 1671, notre ambassadeur à Londres soumit à Colbert un mémoire où il discutait quatre bases différentes, sur lesquelles le traité avec l'Angleterre pourrait être établi, au choix des parties contractantes. Ces bases étaient celles-ci:
1º Égalité complète de traitement;
2º Traitement des Anglais en France de la même manière que les Français seraient traités en Angleterre;
3º Maintien du statu quo en renouvelant les anciens traités;
4º Rétablissement des tarifs tels qu'ils étaient en 1661, et suppression du droit de 50 sous par tonneau, tout en conservant, pour tout le reste, le traitement en vigueur.
Colbert répondit à ce mémoire que la dernière base était inadmissible, le roi ne voulant, en aucune manière, renoncer à la liberté d'imposer, dans son royaume, tels droits qu'il lui conviendrait. Pour la troisième, on pourrait peut-être la discuter, mais alors seulement qu'il aurait été reconnu impossible de s'entendre sur les deux premières. Un de ses arguments était que l'avantage des deux peuples ne consistait pas à profiter l'un sur l'autre, à se disputer le peu de commerce qu'ils faisaient, mais à l'augmenter considérablement, en le retirant petit à petit des mains des Hollandais, qui l'avaient usurpé. Quant à la vérification des marchandises prétendues vicieuses, au sujet desquelles les Anglais revenaient toujours à la charge, Colbert se montrait inexorable. Il en était de même du droit de 50 sous par tonneau, et il faisait observer, avec beaucoup de raison, sur ce dernier article, que, l'impôt correspondant étant de 3 livres 10 sous en Angleterre, il y avait lieu de s'étonner qu'on demandât la suppression du droit perçu en France, suppression qu'il faudrait d'ailleurs accorder en même temps aux Flamands, aux Espagnols, aux Suédois, aux villes anséatiques, ce qui reviendrait à une abolition entière, et que, tout ce que l'on pouvait faire, c'était de stipuler l'exemption réciproque pour un nombre égal de navires des deux pays.
Enfin, un an plus tard, au moment où la France allait entreprendre sa campagne contre la Hollande et où il lui convenait de s'unir le plus étroitement possible avec l'Angleterre, Colbert jugea convenable de faire un dernier sacrifice. Répondant alors à une note relative au traité de commerce, note remise par les commissaires anglais à l'ambassadeur français, il autorisa ce dernier à concéder, s'il le fallait, le tarif tel qu'il existait avant 1664, c'est-à-dire une réduction des deux tiers environ sur celui de 1667, en recommandant néanmoins à l'ambassadeur «d'employer toute son industrie pour ne pas épuiser son pouvoir sur cet article-là[454].»
Voilà donc quelles furent, abstraction faite de cette dernière et très-importante concession motivée par les circonstances, les règles adoptées par Colbert en ce qui concernait les relations commerciales de la France avec l'Angleterre. Ce système, il est facile d'en juger par ce qui précède, n'aboutissait à rien moins qu'à sacrifier les produits de nos manufactures naturelles, dont il semble que la Providence ait voulu rendre une partie de l'Europe tributaire, à ceux de certaines manufactures encouragées et privilégiées, qui, outre le tort immense qu'elles causaient à l'agriculture et par conséquent à tout le royaume, élevaient arbitrairement le prix d'un grand nombre d'objets de consommation. Il y a déjà longtemps, vers 1710, la question de savoir si ce système a été utile ou nuisible à la France a été agitée dans les régions mêmes du gouvernement. Un mémoire manuscrit dont j'ai déjà parlé, discute en détail cette question, et renferme sur les commencements du commerce de l'Angleterre de curieux documents[455]. La fabrication des draps ne s'introduisit dans ce royaume qu'en 1485, et fit surtout de rapides progrès pendant le règne de la reine Elisabeth, qui profita habilement des troubles survenus dans les Pays-Bas pour attirer dans ses États un grand nombre d'ouvriers flamands. La découverte de la Floride par Sébastien Cabot, en 1496, celle de la Virginie un siècle plus tard, par Walter Raleigh, l'occupation des Bermudes en 1612, celle de la Jamaïque, d'Antigoa, des Barbades, d'une partie des îles Saint-Christophe et de la Guadeloupe, de la Caroline, de Maryland, etc., vers le milieu du même siècle, donnèrent à sa marine une importance considérable, qui lui permit de lutter avec celle des Hollandais, d'éclipser toutes les autres, et d'offrir avantageusement sur tous les marchés, notamment en France, les produits des fabriques anglaises. L'établissement du droit de 50 sous par tonneau porta un coup sensible à cette prospérité, «Cette nouveauté, dit le mémoire manuscrit de 1710, fut regardée en Angleterre comme le signal d'une interruption manifeste au cours ordinaire du commerce et une infraction aux traités conclus avec la France depuis plus de deux siècles, et servit de fondement au fameux Acte de navigation.» On a pourtant vu que la mesure dont il s'agit était impérieusement commandée à la France, sous peine de n'avoir jamais à opposer que quelques barques aux flottes chaque jour plus puissantes de l'Angleterre et de la Hollande. Les tarifs de 1664 et de 1667, mais principalement ce dernier, durent être beaucoup plus funestes à l'Angleterre. En effet, ce sont ces tarifs qui amenèrent les singulières représailles rétroactives dont il est question dans la correspondance de Colbert.
Quant aux conséquences du système de ce ministre à l'égard des manufactures, il est curieux, même aujourd'hui, de voir avec quelle hardiesse et quelle sûreté de vues elles furent appréciées, trente ans après sa mort, et du vivant même de Louis XIV, par un homme qui occupait, on n'en saurait douter d'après son langage et en pesant les renseignements qu'il a eus en sa possession, de hautes fonctions dans le gouvernement.
La question la plus importante débattue dans le mémoire sur le commerce avec l'Angleterre était celle-ci: Le temps où les Anglais enlevaient nos denrées en échange de leurs draps était-il plus ou moins avantageux pour la France, que celui où, grâce au produit des manufactures nationales, elle n'achetait pas de draps aux étrangers, mais où elle avait cessé de leur vendre les produits de son sol?
Cette question, disait en commençant l'auteur du mémoire, paraissait encore indécise. En effet, d'un côté, beaucoup de fabriques s'étaient formées à Sedan, Carcassonne, Abbeville, Amiens, Lille, Elbeuf. Ces fabriques enrichissaient les villes où on les avait établies et occupaient beaucoup de monde. En outre, la prudence ne voulait-elle pas que l'on se dispensât de tirer de l'étranger tout ce que l'on pouvait fabriquer chez soi? On ajoutait qu'à l'époque de la plus grande prospérité de notre commerce avec l'Angleterre, les Anglais étaient tous les ans nos débiteurs de 10 millions de livres, et qu'en raison du besoin extrême qu'ils avaient de nos toiles, de nos vins, de nos eaux-de-vie, de nos sels et de nos chapeaux, non-seulement il n'était pas à craindre que la surtaxe dont leurs draps avaient été frappés les empêchât de venir prendre ces divers objets chez nous, mais que, selon toutes les apparences, ils devraient laisser en France encore plus de numéraire qu'auparavant.
On ne saurait douter que ces raisons n'aient exercé une grande influence sur les décisions de Colbert, et il faut bien convenir qu'aujourd'hui encore les premières d'entre elles ont, dans les questions analogues, de nombreux et zélés partisans. Cependant, les objections que l'on y faisait dès 1710, avaient aussi une véritable importance, et comme la question est, pour ainsi dire, encore pendante, on me permettra de les exposer ici succinctement.
Parmi ces objections, les plus graves étaient au nombre de sept:
1º Il se fabriquait avant le tarif de 1667 trois sortes de draps: les fins, les médiocres, les grossiers. La France faisait une partie des médiocres et tous les grossiers; en somme, elle exportait pour 30 millions de draps sur lesquels, on l'a déjà vu, ceux d'Angleterre ne figuraient que pour 8 millions, et permettaient de faire des assortiments recherchés par les marchands étrangers.
2º Les obstacles apportés à l'entrée des draps d'Angleterre avaient été cause que les négociants de ce pays s'étaient mis à fabriquer les draps médiocres et grossiers, avaient expédié directement aux étrangers les assortiments que nous étions en possession de leur fournir, et avaient ainsi fait baisser le débit de nos draps à l'étranger.
3º L'augmentation de nos tarifs avait porté le gouvernement anglais à élever le prix de nos vins, eaux-de-vie, vinaigres; mais en même temps il avait laissé subsister les anciens droits sur les vins de Portugal, des bords du Rhin, des Canaries, et diminué considérablement, par ces représailles, le débit qui se faisait des vins français.
4º Les avantages procurés aux ouvriers des manufactures n'étaient pas comparables au tort fait à l'État en forçant les Anglais d'aller prendre chez les autres nations les eaux-de-vie qu'ils tiraient des provinces dont elles faisaient toute la richesse. Telles étaient la Champagne, la Bourgogne, la Provence, la Biscaye, la Guyenne, la Saintonge, le Languedoc, le Roussillon, la Haute-Bretagne, l'Anjou, la Lorraine, le Blaisois et l'Orléanais. Depuis que les vins et eaux-de-vie de ces provinces ne se vendaient plus, un malheureux vigneron qui possédait pour 800 livres de vins ne pouvait, faute de débouchés, payer une taille de 30 livres, ou bien, s'il vendait son vin, c'était à vil prix, les Anglais et les Hollandais n'étant plus là pour donner aux produits de ses terres, par la concurrence qu'ils se faisaient outre eux, leur ancienne et véritable valeur[456].
5º Il avait fallu tirer d'Espagne tous les ans pour 10 millions de laine: aussi l'aune de drap fabriqué en France valait 16 livres, c'est-à-dire 2 livres de plus qu'on ne vendait auparavant les draps d'Angleterre.
6º La diminution du commerce avait causé une grande diminution dans le revenu des fermes publiques;
7º Enfin, malgré tous les encouragements qu'on leur avait accordés, les manufactures ne s'étaient pas multipliées; il ne s'y était point formé de grandes maisons ni de fortunes considérables, et ceux qui avaient eu l'entreprise de l'habillement des troupes s'étaient seuls enrichis.
En résumé, d'après le mémoire, le droit de 50 sous par tonneau devait être considéré comme la première source du mal; mais l'augmentation du droit sur les draperies étrangères, augmentation dont les fâcheuses conséquences étaient inévitables et pouvaient être prévues, l'avait considérablement aggravé.
La conclusion était qu'il fallait profiter de l'ouverture des négociations pour rétablir la liberté que les Anglais avaient eue autrefois de vendre leurs draperies en France, porter notre attention sur les laines que le royaume pouvait produire, en tirer d'Espagne le moins possible, et favoriser la contrebande qui se pratiquait entre Calais et l'Angleterre pour l'introduction des laines de ce pays qui nous étaient utiles. On ne pouvait se flatter, il est vrai, moyennant ces changements, de ramener le commerce français au point où il était en 1659, parce que le cours en avait été dérangé. A cette époque, en effet, l'Angleterre tirait tous ses chapeaux de Caudebec, et Lyon lui fournissait toutes ses étoffes de soie; elle avait depuis établi des manufactures de ces objets, sans compter celles des draps grossiers que nous faisions seuls auparavant. D'un autre côté, les Hollandais avaient débauché des ouvriers de nos papeteries; ils avaient appris à faire des toiles à voiles, et ils en approvisionnaient l'Angleterre. Mais on aurait au moins la perspective d'augmenter le débit de nos vins et eaux-de-vie, de nos toiles à voiles, meilleures que celles de la Hollande, et de nos sels, plus estimés que ceux du Portugal[457].
Telles étaient les idées que des esprits éclairés avaient déjà sur la liberté du commerce, il y a plus de cent trente ans[458]. On a vu plus haut par quels motifs ces propositions pouvaient être combattues avec succès en ce qui concernait l'établissement du droit de tonnage, mesure indispensable et sans laquelle, vu les ressources des marines hollandaise et anglaise, la France eût été éternellement condamnée, sous ce rapport, à une humiliante et dangereuse infériorité. Mais, ces réserves faites, il faut convenir que les résultats attribués à l'augmentation excessive des tarifs en 1667 n'étaient malheureusement que trop réels, et il est trop vrai encore qu'en se combinant avec la législation sur les grains, cette aggravation produisit dans les provinces, mais principalement dans les campagnes, l'horrible détresse dont les intendants, les évêques et les gouverneurs crurent devoir informer Colbert. Puis enfin, à la mort de ce ministre, l'exagération de son système sur le commerce des grains et sur les manufactures, compliquée, il est vrai, des conséquences d'une guerre désastreuse, réduisit le royaume à cet état dont Vauban a tracé le déplorable tableau. Quoi qu'il en soit, les négociations entamées entre la France et l'Angleterre, en 1669, pour la conclusion d'un traité de commerce, ces négociations où Colbert, dominé par l'intérêt politique de la situation, abandonnait, non-seulement le tarif de 1667, mais celui de 1664, demeurèrent sans résultat. Les événements marchèrent plus vite qu'elles. En 1672, au commencement de la campagne de Hollande, les deux nations étaient unies, contrairement à l'intérêt évident de l'Angleterre et grâce aux séductions de toute sorte exercées sur Charles II à l'instigation de Louis XIV, habile à exploiter au profil de sa politique les passions de ce prince[459]. Peu de temps après, l'Angleterre força la main à son roi, et celui-ci dut faire cause commune avec la Hollande. Enfin, quelques années plus tard, le 24 février 1677, un traité de commerce fut signé à Saint-Germain entre la France et l'Angleterre; mais ce traité semble avoir eu simplement pour objet de rétablir entre les deux pays les relations qui avaient été interrompues par la guerre, et il ne stipulait rien en ce qui concernait leurs tarifs réciproques[460]. Or, c'était le fond de la question, et, comme il arrive dans la plupart des conventions diplomatiques, crainte de ne pouvoir s'entendre de longtemps, on n'y toucha pas. D'un autre côté, il est certain, et le fait est constaté par un mémoire manuscrit de Colbert, qu'à la paix de Nimègue la France renonça, non sans un vif déplaisir, à son tarif de 1667, et l'on a toujours dit que ce fut en faveur de la Hollande[461]. Pourtant, il n'est fait aucune mention d'une résolution aussi importante dans le traité de commerce et de navigation qu'elle signa avec cette puissance en 1678[462]. La même faveur fut-elle accordée à l'Angleterre? Cette supposition n'a rien d'invraisemblable. Mais, ni les documents officiels, ni les travaux imprimés ou manuscrits sur le commerce de la France avec cette nation ne fournissent aucune indication à ce sujet.
CHAPITRE XVI.
Effets produits en Hollande par l'augmentation du tarif français en 1667.—La vérité sur les médailles frappées dans ce pays.—Causes réelles de l'invasion de la Hollande en 1672.—Correspondance de Van Beuningen relativement à l'élévation des droits d'entrée mis en France sur les marchandises étrangères.—La Hollande use de représailles.—Lettres de Colbert sur ce sujet.—Invasion de la Hollande et ses suites.—Clauses principales des traités d'alliance et de commerce conclus entre la France et la Hollande, en 1678, 1697 et 1713.
Cependant, en ce qui touchait la Hollande, l'augmentation du tarif français en 1667 avait dû produire dans ce pays une irritation extrême, s'il faut en juger par l'amertume de ses récriminations et par la vigueur des représailles où sa rancune l'entraîna. Cette puissance se trouvait alors dans une position très-critique et dont il importe de se rendre compte pour apprécier les graves événements qui suivirent. «Il est singulier et digne de remarque, a dit Voltaire au sujet de l'invasion de la Hollande en 1672, que, de tous les ennemis qui allaient fondre sur ce petit État, il n'y en eût pas un qui pût alléguer un prétexte de guerre[463].» En effet, si les motifs ne manquaient pas, ni la France ni l'Angleterre, n'avaient, il faut l'avouer, aucun grief sérieux à lui reprocher, et cette absence de raisons à alléguer fut telle, qu'au moment où les préparatifs de Louis XIV se trouvèrent achevés, prise à l'improviste, attérée, la Hollande lui fit demander si c'était bien contre elle qu'ils étaient dirigés.
On a souvent répété depuis bientôt deux siècles, que la Hollande s'était attiré la colère de Louis XIV par l'orgueil et la vanité de ses médailles. Cette explication, si elle était vraie, serait peu honorable pour la France, et témoignerait de la plus déplorable légèreté de la part du roi et de ses minisires. Mais les faits la contredisent complètement. A la vérité, les Hollandais avaient fait graver une médaille ainsi conçue: «Assertis legibus; emendatis sacris; adjutis, defensis, conciliatis regibus; vindicata marium libertate; stabilita orbis Europæ quiete;—Les lois affermies; la religion épurée; les rois secourus, défendus et réunis; la liberté des mers vengée; l'Europe pacifiée.» Mais cette médaille ayant éveillé la susceptibilité de Louis XIV, ils en firent briser le coin[464]. Il est vrai encore qu'on reprocha à l'ambassadeur Van Beuningen d'en avoir fait graver une dans laquelle, nouveau Josué, il commandait au soleil de s'arrêter: Sta, sol, ce qui eût été en même temps une allusion à la fameuse devise Nec pluribus impar et aux conquêtes du roi, suspendues en 1667 par le traité d'Aix-la-Chapelle, où Van Beuningen, négociateur principal de ce traité, n'avait pu obtenir toutefois qu'on donnât à la France la Franche-Comté au lieu de la Flandre espagnole. Mais cette accusation était une véritable calomnie, et, dès qu'il en fut informé, Van Beuningen écrivit à M. de Lionne pour démentir le bruit qu'on avait répandu, à quoi M. de Lionne répondit «qu'on était persuadé à la cour de la vérité de ce qu'il disait.» Il résulte même, d'une lettre de Van Beuningen, que la médaille dont il s'agit n'avait existé que dans l'imagination de ses ennemis[465].
L'invasion de la Hollande eut donc des causes plus sérieuses que celle-là. Une d'elles, on l'a déjà vu par l'extrait du traité secret entre Louis XIV et Charles II, fut l'audace de ces républicains, de se vouloir ériger en souverains arbitres et juges de tous les autres protentats, témoin le rôle qu'ils avaient joué lors du traité d'Aix-la-Chapelle; l'autre, et elle ne fut pas moins déterminante que la première, fut l'augmentation de droits dont les États généraux frappèrent les vins et eaux-de-vie de France, en représailles des droits énormes mis sur leurs draperies en 1667. Ainsi, ce que l'on croit avoir été principalement une guerre de médailles fut en grande partie une guerre de tarifs.
«Le germe de la guerre de 1672, dit a ce sujet l'Encyclopédie, fut dans le tarif de 1667. Sans ce tarif, qui aigrit les esprits et les porta à toute sorte de mauvais traitements contre la France, quel intérêt les Hollandais pouvaient-ils avoir à indisposer un roi tel que Louis XIV?... Mais le nouveau tarif attaquait essentiellement leur commerce. C'était les blesser dans la partie la plus sensible de leur existence; dès lors, ils crurent ne devoir plus rien ménager[466].»
On n'a pas oublié l'émotion que produisit en Hollande l'établissement du droit de 50 sous par tonneau sur tous les navires étrangers qui fréquenteraient nos ports. Un an après, l'Acte de navigation porta à la marine hollandaise un coup plus funeste encore. Puis, vint l'augmentation de notre tarif, suivie presque aussitôt d'une autre augmentation tellement forte qu'elle équivalait à une véritable prohibition. Et tout cela frappait la Hollande au moment même où elle venait d'atteindre au plus haut point de sa splendeur, coup sur coup, sans qu'elle eût en quelque sorte le temps d'aviser, de chercher d'autres débouchés ou de modifier sa fabrication. Certes, c'était là une situation funeste, qui a, de nos jours, par intervalles, des équivalents chez les nations, chez les villes exclusivement manufacturières, parce que le propre de l'industrie est de se développer dans des proportions pour ainsi dire géométriques, sans rapport certain avec les besoins, ou du moins avec la possibilité de les satisfaire, ce qui est cause qu'elle n'est jamais si près d'une crise qu'au moment où elle occupe le plus de bras. On conçoit donc que cet état de choses ait arraché un long cri d'alarme à la Hollande, qu'elle se soit fortement débattue, malgré les intérêts politiques qui la poussaient vers la France, pour échapper aux liens dont celle-ci voulait l'enchaîner, et il est bien évident que, si Colbert avait pu ruiner ses manufactures sans déterminer un contre-coup fatal à l'agriculture française, son plan eût été inattaquable. Mais un pareil résultat était tout simplement impossible, et, par malheur, à défaut des enseignements de la science encore à naître, Colbert, homme de détails et d'action, n'avait ni le coup d'œil assez élevé, ni le génie nécessaire pour découvrir les vices du système où il s'était si résolument engagé.
Déjà, vers le commencement de 1667, on pouvait voir se former à l'horizon l'orage qui éclata cinq ans après. Le négociateur de l'alliance offensive et défensive de 1662, l'adversaire aussi habile qu'obstiné du droit de tonnage, Van Beuningen était de nouveau à Paris en qualité de ministre extraordinaire. «Ce Van Beuning, dit Voltaire, était un échevin d'Amsterdam qui avait la vivacité d'un Français et la fierté d'un Espagnol. Il se plaisait à choquer, dans toutes les occasions, la hauteur impérieuse du roi, et opposait une inflexibilité républicaine au ton de supériorité que les ministres de France commençaient à prendre.» On lui attribuait même, à ce sujet, quelques paroles assurément très-contestables. «Ne vous fiez-vous pas à la parole du roi? lui demandait un jour M. de Lionne dans une conférence.—J'ignore ce que veut le roi, aurait répondu Van Beuningen, je considère ce qu'il peut[467].» Il faut ajouter, à son honneur, qu'au témoignage de M. d'Estrades, ambassadeur de France en Hollande, les deux frères de Witt, Van Beuningen et Beverning, étaient alors les seuls membres des États généraux incapables de se laisser gagner[468].
Le 14 janvier 1667, Van Beuningen écrivit à La Haye qu'il ne s'occupait d'aucune affaire avec tant de zèle et d'application que des manufactures, attendu qu'il en connaissait toute l'importance. Plusieurs seigneurs de la cour goûtaient, disait-il, les raisons dont il se servait pour leur persuader qu'il n'était pas dans l'intérêt du royaume de bander si fort cette corde, et Colbert lui-même paraissait en sentir la force, mais pas assez pour l'engager à renoncer à son dessein d'établir des manufactures de draps, dont le succès lui semblait incertain tant que le commerce des draps de la Hollande serait libre. Il est à craindre, ajoutait Van Beuningen, que nous ne soyons obligés d'avoir recours aux voies de rétorsion; néanmoins, je crois que ce ne doit point être avant la paix[469].
Quelques jours après, le 20 janvier, Jean de Witt lui répondit de La Haye qu'on y était dans la même inquiétude, par rapport aux manufactures, mais que les moyens de rétorsion seraient impraticables, à cause de la diversité de conduite des Amirautés, dont l'une ne manquerait pas de relâcher plus que l'autre pour attirer le débit de son côté, comme cela se pratiquait tous les jours à l'égard des manufactures d'Angleterre qui étaient si expressément défendues. Cependant, Colbert poursuivait obstinément ses projets, et au mois d'août 1667 il modifia une partie du tarif. Alors, Van Beuningen écrivit qu'on s'était bien hâté dans la conjoncture présente, et avant la conclusion de la paix, de défendre les draps et plusieurs autres manufactures de la Hollande, que celui par les mains de qui ces choses se faisaient agissait avec plus de fermeté que de circonspection, mais que, puisque les Français repoussaient toutes les manufactures de la Hollande, il faudrait bien trouver un moyen, les plaintes étant inutiles, de les empêcher de remplir ce pays des fleurs, et de lui tirer par là le plus clair de son argent comptant. A quoi Jean de Witt répondait, le 5 mai, par le retour du courrier: «Il ne reste plus que la voie de rétorsion à opposer aux nouveaux droits mis sur nos manufactures, ou plutôt à la défense indirecte qu'on en a faite.»
Mais ce n'étaient là que les préliminaires de la guerre de représailles dont on se menaçait, du reste, de part et d'autre. En 1668, Van Beuningen quitta Paris, où sa position était devenue très-difficile, soit à cause de son opposition au système dominant, soit encore pour la roideur et l'inflexibilité de ses formes. La correspondance de Colbert de l'année 1669 et des années suivantes fait voir quels souvenirs il y avait laissés, et témoigne d'une antipathie personnelle très-prononcée. «Malgré l'opiniastreté et la trop grande présomption du sieur Van Beuningue, écrivait Colbert le 29 mars 1669 à M. de Pomponne, au sujet de la prise d'un navire français par les Hollandais, il faut toujours faire les instances dans les formes prescrites, afin que nous puissions avoir de bonnes raisons quand le roi accordera des lettres de représailles[470].»
Dans d'autres lettres des 31 mai, 21 juin et 25 novembre 1669, Colbert parle de la chaleur, de l'emportement des imaginations du sieur Van Beuningue, qui causeront à son pays les plus grands préjudices qu'il ait reçus. Puis, vers la même époque (2 août 1669), «il prie M. de Pomponne d'avoir l'œil sur la modération du péage des vins du Rhin, dont Van Beuningue les menace depuis si longtemps, et sur les moyens que celui-ci entend pratiquer pour empêcher l'enlèvement de nos vins et de nos autres denrées et marchandises.» A ce sujet, d'ailleurs, Colbert ne pensait pas que cette menace, à l'aide de laquelle les États généraux espéraient l'effrayer, dût causer un grand préjudice à la France, et voici sur quoi il se fondait. Suivant lui, trois ou quatre mille navires hollandais venaient tous les ans enlever nos vins dans la Garonne et la Charente; ils les portaient dans leurs pays, où ces vins payaient des droits d'entrée, et la consommation locale en absorbait le tiers. Quant au reste, vers le mois de mars ou d'avril, lorsque la mer devenait libre, ils l'exportaient, soit en Allemagne, soit dans la Baltique, d'où ils revenaient chargés de bois, chanvre, fer, etc. Si donc les Hollandais augmentaient l'impôt sur nos vins, sans diminution pour ce qui devait être réexporté, ils s'exposaient à ce que les Anglais et les Français leur enlevassent ce commerce de transport, qui était toute leur puissance. Si, au contraire, ils ne surimposaient que les vins consommés en Hollande, ils ne pouvaient retrancher cent cinquante ou deux cents barriques de leur consommation sans retrancher en même temps la subsistance à vingt matelots[471]. Aussi Colbert disait-il qu'ils «ne pouvaient nous faire un petit mal sans qu'ils s'en fissent un grand,» et qu'ils avaient agi «comme celui qui joue avec 100,000 écus de fonds contre un autre qui n'a rien du tout, c'est-à-dire qu'ils n'avaient rien à gagner et que nous pouvions gagner beaucoup[472].» Peut-être la comparaison n'était-elle pas fort juste. On comprend très-bien, en effet, que les trois ou quatre mille navires hollandais qui chargeaient précédemment nos vins dans la Garonne ou dans la Charente, venant à cesser, pour un motif quelconque, de fréquenter nos ports, la France devait en éprouver un dommage considérable. Mais il paraît que la chaleur, l'emportement et les imaginations imputés à Van Beuningen étaient communicatifs; car de nombreux passages de la correspondance de Colbert prouvent que, dans cette question, lui-même s'était mal préservé des défauts qu'il reprochait à l'ancien ambassadeur hollandais.
Voici maintenant les pièces qui constatent la part que prit Colbert à la déclaration de guerre de 1672. Les extraits suivants de sa correspondance paraîtront sans doute assez concluants.
«5 avril 1669, à M, de Pomponne.—Je trouve la conduite de Messieurs les Estats tirannique sur tout ce qui concerne le commerce, mais je doute fort que Sa Majesté soit résolue de la souffrir.»
Les représailles de la Hollande se firent attendre pendant quatre ans. Puis, au mois de novembre 1670, après avoir longtemps hésité et menacé sans rien obtenir, les Hollandais augmentèrent les droits d'entrée sur les vins et eaux-de-vie de France et sur d'autres articles de nos manufactures[473]. Aussitôt M. de Pomponne en informa Colbert qui lui répondit:
«21 novembre 1670.—Si cet avis est véritable, il y aura lieu d'examiner les moyens de leur rendre la pareille, à quoy nous n'aurons pas beaucoup de difficulté, d'autant qu'ils contreviennent directement au traité en donnant l'exclusion à nos eaux-de-vie; mais ils ont accoustumé en d'autres occasions, mesmes plus importantes, de ne pas faire grand cas des traités; le mal est pour eux que je ne vois pas le roy en résolution de le souffrir, comme par le passé, et j'espère que vous verrez dans peu qu'ils auront tout lieu de se repentir d'avoir commencé cette escarmouche.»
Quelque temps après, M. de Pomponne ayant confirmé la nouvelle relative à cette augmentation de droits, Colbert lui écrivit ce qui suit:
«2 janvier 1671.—Je puis vous assurer que c'est un pas bien hardi pour les Estats. Nous verrons par la suite du temps qui aura eu raison sur ce sujet, ou ceux qui ont prétendu donner de la crainte et faire du mal au royaume par ces moyens, ou ceux qui n'ont pas voulu prendre cette crainte ni appréhender ce mal.»
On comprend, à la lecture de ces lettres, qu'à l'époque où elles furent écrites l'invasion de la Hollande était déjà projetée, et que, loin de s'opposer à ce dessein, qui était le rêve de toute la cour, mais dans des vues diverses, Colbert dut le seconder de toute son influence. Enfin, à tous les motifs que l'on vient d'exposer, il est permis d'en ajouter un autre qui n'agissait pas moins fortement sur son esprit: c'était la prospérité toujours croissante de la Compagnie des Indes orientales de Hollande, comparée aux mécomptes de la Compagnie française, dont la situation, malgré des sacrifices et des soins incessants, empirait tous les jours.
On sait ce qui arriva. Au mois de mai 1672, Louis XIV entra en campagne à la tête d'une armée de cent trente mille hommes, la plus brillante que la France ait jamais vue sous les drapeaux, car toute la noblesse du royaume s'était disputé l'honneur d'en faire partie, et l'or et l'argent resplendissaient sur tous les uniformes. A la tête de cette armée, il y avait Condé, Turnne, Luxembourg, Vauban. Malheureusement Louvois y était aussi, Louvois administrateur sévère, actif, vigilant, mais bassement jaloux de Condé, de Turenne, et qui fit manquer plusieurs fois le but principal de la campagne en excitant Louis XIV, dont il dominait l'esprit, à repousser leurs plans. Jamais, d'ailleurs, plus faciles triomphes que ceux dont le commencement de cette campagne fut marqué. La plupart des villes se rendirent sans attendre qu'on en fit le siége, et celles qui auraient pu le mieux résister furent vendues pour quelque argent par les officiers chargés de les défendre. On connaît aujourd'hui la vérité sur ce fameux passage du Rhin, disputé seulement pour la forme par quatre à cinq cents cavaliers et deux régiments d'infanterie sans canon, tant la panique était grande et l'ennemi mal dirigé, à dessein, dit-on, par le prince d'Orange. Abandonné, trahi de tous côtés, Jean de Witt fit implorer la paix par quatre députés, et c'est alors que la malfaisante influence de Louvois fut surtout fatale à la France. Louvois fit revenir ces députés plusieurs fois avant de vouloir les écouter, il les reçut ensuite avec une insupportable fierté, mêla la raillerie à l'insulte, et, malgré les sages avis de M. de Pomponne, alors ministre des affaires étrangères, dont, à son instigation, les conseils furent écartés comme l'avaient été ceux de Turenne et de Condé, le roi repoussa durement les propositions des députés. Entre autres conditions dégradantes, Louvois voulait que la Hollande envoyât tous les ans à Louis XIV une médaille d'or portant qu'elle tenait sa liberté de ce prince. Ce fut le signal d'une révolution. Les chefs de ce qu'on appelait le parti de la paix, le parti français, Jean et Corneille de Witt, furent massacrés, le prince d'Orange, maître enfin, régla, exploita l'effervescence populaire, et un an après, il ne restait à la France, de sa conquête, que des médailles, un arc de triomphe et les germes d'une guerre qui dura quarante ans[474]. Puis, à la paix de Nimègue, elle fut obligée d'abandonner le tarif de 1667, principale cause de la guerre. Bien plus, l'article 7 du traité signé à Nimègue entre la France et les Provinces-Unies stipula qu'à l'avenir «la liberté réciproque du commerce dans les deux pays ne pourrait être défendue, limitée ou restreinte par aucun privilège, octroi, ou aucune concession particulière, et sans qu'il fût permis à l'un ou à l'autre de concéder ou de faire à leurs sujets des immunités, bénéfices, dons gratuits ou autres avantages[475].» Ainsi, par cet article, le gouvernement français se voyait dépossédé du droit d'établir des Compagnies privilégiées, d'accorder des encouragements efficaces à certaines manufactures; et ces conditions durent paraître singulièrement humiliantes à Colbert. Heureusement, on ne le força pas à consentir à l'abolition du droit de 50 sous par tonneau en faveur des navires hollandais. Mais cette nouvelle concession, coup funeste porté à son système pour l'augmentation de nos forces maritimes, fut exigée de la France en 1697, à la paix de Ryswyck; et plus tard, en 1713, la Hollande en obtint le renouvellement à Utrecht, par article séparé[476].
CHAPITRE XVII.
Budget des dépenses de l'année 1672.—Mesures financières et affaires extraordinaires nécessitées par la guerre.—Énormes bénéfices des traitants dans ces sortes d'affaires.—Création de nouveaux offices nuisibles à l'agriculture et à l'industrie.—Colbert force tous les corps d'états à s'organiser en communautés, moyennant une taxe.—Il met pour la première fois les postes en ferme et fait adopter un nouveau tarif.—L'État s'empare du monopole du tabac.—Émission de nouvelles rentes.—Opinion de Colbert, de Louvois et de M. de Lamoignon sur les emprunts.—Création de la caisse dite Caisse d'emprunt.—Au retour de la paix, Colbert s'empresse de rembourser les rentes émises à un taux onéreux.—Résumé des opérations financières de son administration.—Projet qu'il avait de régler toujours les dépenses sur les recettes.
Le budget des dépenses ordinaires de 1672 avait été réglé à 71,329,020 livres. Huit mois auparavant le roi lui-même en avait arrêté le détail comme il suit:
projet des dépenses de l'état pour l'année 1672[477].
| Maisons royales | 8,500,000 | liv. |
| Extraordinaire à cause de l'équipage d'armée | 300,000 | |
| Étapes | 2,000,000 | |
| Traités en Allemagne[478] | 2,468,000 | |
| Angleterre | 3,000,000 | |
| Suède | 1,200,000 | |
| Ambassades | 400,000 | |
| Comptant ès mains du roy | 800,000 | |
| Bâtiments[479] | 2,200,000 | |
| Menus dons et voyages | 500,000 | |
| Dépenses extraordinaires | 2,000,000 | |
| La Bastille | 100,000 | |
| Marine | 7,000,000 | |
| Galères | 1,500,000 | |
| Fortifications du dedans du royaume | 800,000 | |
| Ligues suisses | 200,000 | |
| Commerce et manufactures | 150,000 | |
| Canal de jonction des deux mers | 300,000 | |
| Ouvrages publics | 100,000 | |
| Pavé de Paris | 100,000 | |
| Remboursements | 200,000 | |
| Extraordinaire des guerres, artillerie et fortifications | 33,321,020 | |
| Gratifications aux officiers d'armée | 200,000 | |
| Pain de munition | 4,000,000 | |
| Total [480]. . . . . . . . . . . . . . . | 71,339,020 |
Ainsi, la liste civile du roi s'élevait alors, en y comprenant l'allocation pour les maisons royales, le comptant, les menus dons et voyages, les dépenses extraordinaires, les bâtiments et les gratifications aux officiers, à 14,200,000 liv., c'est-à-dire au cinquième du budget de l'État. Mais il ne faut pas oublier, je le répète, que ni les frais d'administration des provinces, ni les frais de perception de l'impôt, ni les gages des officiers publics ne figuraient à cette époque dans le budget.
Telle fut la dépense projetée pour 1672. La dépense effective fut de 87,928,561 livres[481]. En 1670, pendant la paix, la dépense projetée avait été d'environ 70 millions, et la dépense effective de 77 millions. Les crédits supplémentaires datent, on le voit, d'aussi loin que les budgets. Pendant les années suivantes, la continuation de la guerre enfla de plus en plus le chiffre des dépenses, qui furent liquidées à 131 millions pour 1679. Enfin, la nécessité de solder les dépenses arriérées porta ce chiffre à 141 millions en 1681, et à 200 millions en 1682. Il fut réglé à 115 millions en 1683, année où mourut Colbert[482].
Pour faire face à cet accroissement de charges, Colbert fut obligé d'avoir recours à ce qu'on appelait alors les affaires extraordinaires. Dans le nombre de ces affaires, la création d'offices jouait d'ordinaire un grand rôle, et, comme rien n'était plus facile, c'est par là que l'on commençait toujours. C'était pourtant un expédient détestable qui aggravait un mal déjà grand; mais, cette fois encore, il fallut le subir. Colbert augmenta d'abord le prix des charges de secrétaires du roi, trésoriers de France, notaires, procureurs; et ceux-ci durent verser au Trésor, moyennant une élévation de gages correspondante, le montant de l'augmentation à laquelle ils avaient été taxés.
En même temps, on créa pour 900,000 livres de rente, on établit des taxes sur les maisons bâties à Paris en dehors des limites tracées en 1638, on vendit les matériaux de la halle aux draps et aux toiles, et de toutes les échoppes appartenant au roi dans la nouvelle enceinte de la capitale, expédient nécessairement impopulaire, qui suscita contre Colbert une irritation extrême. Ces diverses affaires et quelques autres devaient rapporter 14,320,000 livres; mais l'habitude de tout mettre en ferme, et sans doute aussi l'urgence des besoins, furent cause qu'on s'adressa à ces traitants si durement rançonnés, il y avait à peine dix ans, par la Chambre de justice. Se souvenant du passé et pleins de précautions pour l'avenir, ceux-ci exigèrent une remise d'un sixième, pour laquelle on leur délivra une ordonnance de comptant de 2,333,333 livres, qui les mettait à l'abri de toute poursuite ultérieure. Quant aux autres bénéfices attachés à l'affaire, ils furent évalués par Colbert lui-même à 1,320,000 livres. Sur un impôt de 14,320,000 livres l'État toucha donc 11,666,667 livres. Il est vrai que les traitants consentirent à lui donner 3 millions comptant, et le surplus en dix paiements échelonnés de trois en trois mois, à dater de l'enregistrement de l'édit[483].
Ainsi, le gouvernement était entraîné de nouveau dans ces affaires extraordinaires, épouvantail des populations pendant tant d'années, et qui leur rendaient les noms des traitants et de leurs commis si justement odieux. Malheureusement, tout ne se borna pas là, et les suites de cette fatale campagne de 1672 provoquèrent un grand nombre d'autres affaires de ce genre. Parmi les offices créés à cette époque, il faut citer, comme autant d'entraves apportées au développement de l'agriculture et de l'industrie, les vendeurs de veaux, cochons de lait et volailles, cuirs et marées, les jaugeurs et courtiers de toute sorte de liqueurs, les mesureurs de grains, mouleurs de bois, courtiers de foin, etc., etc. Les exemptions de tailles accordées à divers officiers, moyennant finance, rapportèrent 3 millions; les taxes sur les étrangers naturalisés, 500,000 livres. Enfin, le montant des affaires extraordinaires pendant cette période du règne de Louis XIV s'éleva à 150 millions, sur lesquels les traitants prélevèrent un sixième pour leur remise, sans compter leurs autres profits. Il n'est pas jusqu'à l'industrie qui n'eût à souffrir dans son organisation même de cette gêne du Trésor; car cet édit, dont il a déjà été question, portant que ceux qui font profession de commerce, denrées ou arts, qui ne sont d'aucune communauté, seront établis en corps, communautés et jurandes, et qu'il leur sera accordé des statuts, date du mois de mars 1673. Cette affaire, dit Forbonnais, produisit 300,000 livres, et il ajoute avec raison: «Cela valait-il la peine de mettre des hommes si utiles à la merci des traitants, et de donner un exemple qui devint si pernicieux sous le ministère suivant[484]?»
Une mesure véritablement utile, et qui n'eut aucun de ces inconvénients, fut la création d'une ferme spéciale pour les postes comprises jusqu'alors dans le bail des aides pour une somme insignifiante. Instituées par Louis XI, en 1464, dans un but purement politique, «estant moult nécessaire et important à ses affaires et son Estat, porte l'ordonnance, de sçavoir diligemment nouvelles de tous costés, et y faire, quand bon luy semblera, sçavoir des siennes,» les postes n'avaient pas tardé, par la force des choses, à devenir un établissement d'une utilité générale; mais, mal surveillées pendant longtemps, livrées en quelque sorte, en ce qui concernait la fixation des taxes, au bon plaisir de ceux qui s'en appliquaient le produit, elles ne rapportaient, même pendant la première moitié de l'administration de Colbert, que 100,000 livres à l'État, et les commis seuls y faisaient fortune. On trouve dans les Très-Humbles Remontrances adressées au roi, en 1654, par les Six corps des marchands de Paris, que des exactions intolérables avaient lieu, contrairement aux règlements sur le port dû pour les lettres, «exactions dont il ne fallait point d'autres preuves, disaient les marchands, que le prompt enrichissement de ceux qui s'en mêlaient, lesquels, de petits commis et distributeurs de lettres, se trouvaient dans peu de temps, en état de devenir maîtres et d'acheter des charges considérables.» Colbert sépara les postes du bail des aides, et adopta un nouveau tarif très-libéral dont on s'est bien, écarté depuis. D'après ce tarif, qui ne comptait que quatre taxes (de 2 à 5 sous), les lettres, pour des distances de vingt-cinq lieues, ne payèrent que 2 sous, et celles pour les plus grandes distances 5 sous, qui s'augmentaient de 1 sou seulement, pour chaque zone, quand la lettre était double. Colbert mit donc le produit des postes en ferme, et l'État retira 1,200,000 livres du premier bail[485]. En même temps, il obtint environ 500,000 livres de la ferme du tabac, dont la culture, libre jusqu'alors, fut restreinte à quelques localités. Au retour de la paix, Colbert aurait bien voulu revenir au régime de la liberté. On lit à ce sujet, dans un de ses mémoires sur les finances: «Il faut abolir la ferme du tabac et celle du papier timbré, qui sont préjudiciables au commerce du royaume.» Mais il n'était plus temps; car, de 500,000 livres la ferme du tabac s'était bientôt élevée à 1,600,000 livres, et non-seulement ses successeurs se gardèrent bien de donner suite à ses vues, mais, pour réprimer la contrebande si aisée à faire, si séduisante, à cause des facilités que présentait la culture de cette plante à laquelle le climat de la France convenait si bien, ils imitèrent la rigueur qu'il avait portée dans ses règlements sur les manufactures, et prononcèrent la peine du carcan contre tous ceux qui auraient cultivé le tabac sans autorisation[486].
Enfin, un grand nombre de petites propriétés dépendant du domaine furent aliénées, et des droits qui causèrent une émotion extraordinaire dans tout le royaume, principalement dans les provinces de Bretagne et de Guyenne, furent établis, en 1674, sur la vaisselle d'étain et le papier timbré. On trouvera dans le chapitre suivant des détails relatifs aux troubles graves qui éclatèrent à cette occasion.
Cependant, toutes ces ressources étant insuffisantes pour subvenir aux besoins de la guerre, force fut de recourir aux emprunts et de créer des rentes. Colbert ne s'y décida et ne s'y laissa contraindre en quelque sorte qu'à la dernière extrémité. Il avait pour cet expédient financier, le plus simple et le plus facilement praticable, mais par cela même le plus dangereux, une répugnance instinctive des plus énergiques, et ce qui se passa après sa mort a prouvé combien ses craintes étaient fondées. Suivant lui, ce qu'il y avait de plus ruineux pour un État, c'était le crédit ou l'abus du crédit, si voisins l'un de l'autre, et plutôt que d'y avoir recours il eût préféré des affaires extraordinaires plus impopulaires encore que le bail des échoppes et les droits établis sur la vaisselle d'étain ou sur le papier timbré. Un de ses contemporains a dit, et l'on a répété après lui, qu'à l'époque où la Chambre de justice sévissait contre les financiers, révolté, indigné des gaspillages qui s'étaient commis, Colbert avait fait rendre un édit portant peine de mort contre quiconque prêterait de l'argent au roi[487]. Mais aucun recueil ne fait mention d'un pareil édit. Quoi qu'il en soit, la répulsion de Colbert pour les emprunts est constante, et il n'est pas moins certain qu'il dut emprunter à des conditions exorbitantes, malgré la sage précaution qu'il avait prise, en 1673, d'admettre les étrangers à acquérir des rentes sur l'Hôtel-de-Ville, avec la faculté d'en disposer comme les Français[488]. Cette seule mesure prouverait au besoin que Colbert comprenait fort bien l'emploi, la puissance du crédit, et c'est même parce qu'il trouvait cette arme trop puissante qu'il craignait d'y accoutumer un roi dont il savait les dispositions à en abuser. M. de Lamoignon raconte que Louvois redoutait les impôts parce qu'ils auraient fait décrier la guerre, et qu'il préférait les emprunts. Par le même motif, Colbert préférait l'impôt à l'emprunt. Mais le crédit de Louvois était alors tout-puissant, et le vent soufflait à la guerre. Il fallut donc prendre un parti. Avant de se déterminer entre une augmentation d'impôts ou un emprunt, Louis XIV consulta M. de Lamoignon, qui ne fut pas de l'avis de Colbert. On se souvient du portrait que le premier président a fait de ce ministre et des motifs d'antipathie qui existaient entre eux. A l'issue de cette conférence Colbert dit à M. de Lamoignon: «Vous triomphez, vous pensez avoir fait l'action d'un homme de bien; eh! ne savais-je pas comme vous que le roi trouverait de l'argent à emprunter? Mais je me gardais avec soin de le dire. Voilà donc la voie des emprunts ouverte! Quel moyen restera-t-il désormais d'arrêter le roi dans ses dépenses? Après les emprunts il faudra les impôts pour les payer, et si les emprunts n'ont point de bornes, les impôts n'en auront pas davantage[489].»
On emprunta donc, mais je le répète, à des conditions très-onéreuses, malgré l'appel fait aux étrangers. En 1665, Colbert avait réduit l'intérêt au denier 20; au mois de février 1672 l'intérêt des sommes prêtées au roi fut élevé exceptionnellement au denier 18; mais ce taux fut de beaucoup dépassé, et l'intérêt commun des emprunts fut au denier 16 et 14, de 7 à 7 ½ pour 100 et souvent davantage. En un mot, dit Forbonnais, dans la plupart des emprunts faits de 1672 à 1679, l'État toucha 75 et 70 pour 100. En même temps, Colbert établit ce qu'on appela alors la caisse d'emprunt. Cette caisse, qui rendit de grands services pendant la guerre, recevait en dépôt les sommes que le public y portait, et qu'elle remboursait à bureau ouvert avec un intérêt de 5 pour 100, genre d'opération que la Banque de France fait aujourd'hui à raison de 2 pour 100 d'intérêt.
Aussitôt que la paix fut signée, le premier soin de Colbert fut de rétablir l'équilibre dans ce budget où il avait eu jadis tant de peine à mettre un peu d'ordre. Pour cela, il fit un premier remboursement de rentes au moyen d'un emprunt que le retour de la paix avait permis d'opérer au denier 20. Les circonstances de ce remboursement méritent d'être signalées. Quand Colbert vit que le nouvel emprunt réussissait, il annonça que le Trésor rembourserait les anciennes rentes à bureau ouvert, en échange des titres, sur le taux de la création des emprunts faits pendant la guerre, et au denier 15 pour les emprunts d'une époque antérieure. Naturellement, les rentiers se firent prier. Alors Colbert ordonna que le remboursement se ferait chaque année en commençant par les constitutions les plus anciennes, et il déclara irrévocablement déchus de tous droits les rentiers qui n'auraient pas produit leurs titres au 31 décembre 1683. C'est ainsi que plusieurs emprunts de 1 million de rentes chacun au denier 20, lui permirent d'éteindre les engagements consentis à un taux plus onéreux. On vit alors encore une fois, sous l'administration de Colbert, ce que peuvent l'amour de l'ordre, la fermeté, la prévoyance pour les intérêts sacrés de l'avenir, au milieu des situations en apparence les plus désespérées. Cinq ans après la paix de Nimègue, la plupart des aliénations étaient dégagées et les offices inutiles, créés pendant la guerre, remboursés; les anticipations n'étaient plus que de 7 millions; la caisse des emprunts ne devait que 27 millions; enfin, la dette publique constituée était réduite à 8 millions de rentes, chiffre auquel Colbert l'avait ramenée une première fois avant la guerre, et qu'il avait la prétention de ne vouloir jamais dépasser en temps de paix[490].
Résumons ici les conséquences financières de l'administration de Colbert.
En 1661, ce ministre trouva les impôts à 84 millions, desquels il fallait déduire, pour le service des rentes et des gages ou traitements, un peu plus de 52 millions. Il restait donc au Trésor un revenu net de près de 32 millions, et ses dépenses ordinaires étaient de 60 millions. Déficit annuel, 28 millions.
En 1683, époque où mourut Colbert, le produit des impôts était de 112 millions, sur lesquels il y avait à déduire, pour rentes et gages, 23 millions. Le revenu du Trésor étant de 89 millions et ses dépenses ordinaires de 96 millions, il y avait donc 7 millions seulement d'anticipations, et l'on peut se figurer quelle eût été la situation des finances à cette époque sans la guerre, désastreuse pour elles, que l'on venait de traverser.
Ainsi, Colbert, malgré une réduction de 22 millions sur les tailles, avait augmenté le produit général des impositions de 28 millions, et diminué les rentes et gages de 29 millions, ce qui représentait en réalité pour l'État un bénéfice net de 57 millions[491].
Il n'y a rien à ajouter à de tels chiffres. Certes, la plupart des affaires extraordinaires auxquelles consentit ce ministre, notamment l'obligation pour les métiers libres de se constituer en communautés, et la création d'une multitude d'offices onéreux à l'agriculture, étaient de fâcheux expédients, et il eût beaucoup mieux valu, pour n'en pas venir là, émettre 2 ou 3 millions de nouvelles rentes. Sans doute encore, il eût été bien préférable, au lieu d'affermer à des traitants les douanes, les postes, la vente du tabac, du papier timbré, etc., de confier l'exploitation de ces produits à autant de régies; ce qui aurait eu le double avantage de délivrer les contribuables des vexations des traitants et de faire rentrer au Trésor les énormes bénéfices que ceux-ci réalisaient[492]. Mais cette part faite aux vices de son système et aux habitudes de son temps, on ne saurait assez louer la double préoccupation que Colbert eut toujours et qui perce dans tous ses actes: 1º d'égaliser autant que possible le fardeau des charges publiques, au moyen de l'impôt sur les consommations, puisque celui sur la taille ne comportait pas alors cette égalisation; 2º de régler les dépenses sur les recettes.
Heureuse la France si, dans les crises qu'elle traversa depuis, la Providence lui eût envoyé des ministres qui eussent apporté dans l'administration des finances publiques la même sévérité, la même économie, les mêmes principes! Au contraire, à la mort de Colbert, le parti de la guerre se lança, libre de tout frein, dans la voie si périlleuse des emprunts; et trente-deux ans après, en 1715, la dette publique était montée d'environ 160 millions à 2 milliards[493].
CHAPITRE XVIII.
Des Parlements et des États généraux des provinces pendant l'administration de Colbert.—Opposition du Parlement et des États de Bourgogne.—Détails sur les dons gratuits.—Dix membres des États de Provence sont exilés en Normandie et en Bretagne.—Le Parlement de Paris.—Colbert propose au roi de donner des gratifications à ceux de la Compagnie qui ont bien servi.—Réponse de Louis XIV à ce sujet.—Un président de Chambre du Parlement de Toulouse est exilé.—Lettre de Louis XIV relative à l'impôt sur le papier timbré rétabli depuis la guerre.—Révolte de Bordeaux en 1548.—Nouvelle révolte au sujet d'une marque établie sur la vaisselle d'étain.—Curieux détails fournis par un commis du receveur général de Bordeaux.—Lettre de l'intendant de Guyenne à Colbert.—L'agitation gagne les provinces limitrophes.—Une nouvelle tentative d'insurrection est sévèrement réprimée à Bordeaux.—Troubles en Bretagne.—Lettres de M. de Chaulnes, gouverneur de la province, de M. de Lavardin, lieutenant général, de Mme de Sévigné.—Opposition et exil du Parlement.—Punition et penderie des révoltés.
On se figure sans peine que l'établissement de cette multitude de droits, dont il a été parlé, n'eut pas lieu sans une vive opposition. Cette opposition, je l'ai déjà dit, fut surtout des plus violentes en Guyenne et en Bretagne, où les révoltés prirent les armes et tinrent pendant quelque temps le gouvernement en échec. Il est nécessaire, pour donner une idée de l'état des esprits et de l'attitude du pouvoir dans ces circonstances, d'entrer à ce sujet dans quelques détails.
Mais auparavant il convient d'exposer succinctement quelle fut, pendant l'administration de Colbert, la nature des relations du pouvoir central avec les Parlements et les États généraux des provinces; car, dans plus d'une occasion, et notamment en Bretagne, ce fut l'hostilité sourde de ces assemblées qui servit de point d'appui aux révoltes dont l'autorité royale eut à poursuivre la répression.
On connaît les excès de pouvoir des Parlements sous la minorité de Louis XIV et la réaction qui en fut la suite, réaction moins fatale encore à ces Compagnies qu'à Louis XIV lui-même, dont tous les malheurs eurent précisément pour cause le développement excessif et sans contre-poids de son autorité. Cependant, cet abaissement des Parlements ne fut pas tel que, par intervalles, il ne se manifestât dans leurs rangs quelques essais de résistance, principalement lorsqu'il s'agissait de questions où leurs intérêts pouvaient être compromis. On a déjà vu l'opposition que celui de Bourgogne avait faite aux mesures concernant les dettes des communes et les usurpations de noblesse. En 1663, le roi ayant décidé qu'à l'avenir les procureurs seraient à sa nomination et non à celle des Parlements, ce qui avait eu lieu jusqu'alors, les procureurs de celui de Bourgogne cessèrent d'exercer, abandonnèrent les audiences, et retirèrent leurs sacs des mains des avocats, qui suivirent eux-mêmes leur exemple, de sorte que le palais se trouva désert. Doublement irrité, soit de la portée de cet arrêt qui lui enlevait un vieux droit, soit de la manière inusités dont il lui avait été signifié, le Parlement appuya hautement les procureurs, refusa d'interdire les assemblées, et le premier président écrivit à Colbert «qu'il y avait en tout cela du feu, de la chaleur, mais qu'assurément elle venait de plus loin.» Colbert répondit à cette lettre:
«Je dois vous dire avec vérité que la conduite de vostre Compagnie, au sujet des procureurs, a esté extrêmement désagréable au Roy, et, entre vous et moy, je ne feindray pas de vous faire sçavoir qu'il s'est expliqué, que, Dieu mercy, la constitution présente de ses affaires et l'établissement de son autorité sont dans un estat différent de celuy où ils se trouvoient dans le temps de la minorité et des mouvements de 49, 50 et 51. Je vois Sa Majesté dans la résolution de ne pas souffrir l'interruption de la justice par la cabale des procureurs et d'y mettre elle-mesme la main, si d'ailleurs on ne remédie pas promptement à ce désordre.»
Malgré cela, le Parlement persista dans son opposition; mais une lettre de jussion le réduisit au silence, et l'arrêt relatif aux procureurs eut son cours[494].
De leur côté, les États généraux des provinces fomentaient incessamment des germes de résistance en discutant avec une extrême parcimonie le chiffre du don gratuit qu'ils étaient obligés d'offrir au roi pour subvenir aux dépenses générales du royaume. Sous l'ancienne monarchie, cette fiction des dons gratuits présentait, dans toutes les provinces et à chaque réunion des États, des particularités très-piquantes, en raison de leur périodicité. En effet, chaque fois, le roi demandait un don gratuit très-élevé pour en avoir environ les deux tiers, et toujours les États offraient environ moitié. L'extrait suivant d'une lettre écrite le 13 mai 1671, au marquis Phelipeaux de Châteauneuf, secrétaire d'État, par le premier président Brulart, donne sur cette singulière manœuvre de curieux renseignements.
«Nos Estats commencèrent à délibérer sur l'affaire du Roy dès le lundi 11, et envoyèrent offrir dès le matin du même jour 700,000 livres pour le don gratuit extraordinaire contre leur coutume de ne présenter d'abord qu'une somme de 3 ou 400,000 livres au plus..... Cette somme n'ayant pas esté reçue par M. le duc, ils l'augmentèrent l'après-disnée. Mais leur ayant fait entendre qu'elle n'approchoit pas encore de ce qui estoit porté par l'instruction du Roy, ils offrirent mercredy 900,000 livres. Alors M. le duc leur respondit qu'ils avoient encore quelques pas à faire avant que de pouvoir leur dire la somme dont Sa Majesté pourroit estre satisfaite[495].»
Quelquefois pourtant certaines provinces étaient moins faciles à se plier aux exigences du roi. C'est ce qui eut lieu aux États de Provence de 1671. Le roi avait décidé que le don gratuit de la Provence pour 1672 serait de 500,000 livres, mais rien de moins. Cette somme ayant paru exorbitante, vu la détresse du pays, les députés des États résistèrent aux prétentions de la cour, et l'assemblée traîna en longueur. Impatienté de ces retards, Colbert écrivit le 11 décembre à M. de Grignan, alors gouverneur de Provence, une lettre pleine de colère dans laquelle il lui annonça que le roi était très-courroucé contre l'assemblée des députés à cause des retards qu'elle mettait à lui accorder les 500,000 livres de don gratuit; qu'il était décidé à ne rien rabattre de cette somme, vu les grandes dépenses de l'État et le montant des dons accordés depuis longtemps par les autres provinces; qu'il était las d'une aussi mauvaise conduite, et que, si les députés se montraient assez malintentionnés pour persister dans leur opposition, il saurait bien prendre d'autres moyens pour tirer de la Provence une contribution raisonnable. Colbert ajoutait que, suivant la réponse à sa lettre, le roi donnerait des ordres pour licencier l'assemblée, et que de longtemps elle ne serait réunie; en attendant, il priait M. de Grignan de lui envoyer les noms de tous les députés qui la composaient. Mais ces menaces mêmes ne produisirent pas leur effet ordinaire, tant la misère de la Provence était grande! L'extrait suivant d'une lettre de M. de Grignan à Colbert donnera une idée de cette misère et des embarras du gouverneur[496].
«Lambesc, 22 décembre 1671.
«.....Je vous supplie, au cas que je découvre ceux qui soutiennent par des intérêts particuliers la cabale des opiniastres, de me donner l'authorité de les punir, car il y va de celle du Roy, et les menaces que je suis obligé de faire ne suffisent pas pour les ramener dans leur devoir sy elles ne sont suivies d'aucun effet. Je suis encore obligé de vous dire, Monsieur, par l'engagement que j'ay à ne vous rien déguiser, qu'il y a beaucoup de députés qui n'ont résisté d'abord que dans la seule veuë des misères de cette province; elles sont effectivement très-grandes, mais quand les affaires du Roy ne permettent pas d'y avoir égard, il est juste que Sa Majesté soit obéie....»
Le 25 décembre, Colbert écrivit de nouveau à M. de Grignan que, le roi n'étant pas disposé à souffrir plus longtemps la mauvaise conduite de l'assemblée des communautés, il fallait la licencier. En même temps, le ministre expédia à M. de Grignan dix lettres de cachet, avec ordre de la part du roi, d'envoyer autant de députés, des plus malintentionnés, à Grandville, Cherbourg, Saint-Malo, Morlaix et Concarneau. Mais, dans l'intervalle, l'assemblée avait proposé 450,000 livres, et l'on voit, par une lettre de Colbert du 31 décembre, que le roi accepta cette offre, en persistant néanmoins dans l'ordre qu'il avait donné «d'envoyer en Normandie et en Bretagne les dix députés qui avaient témoigné le plus de mauvaise volonté pour le bien de son service... Quant à réunir encore cette assemblée, disait Colbert en terminant, il n'est pas probable que le roy s'y décide de longtemps[497].»
Au surplus, de pareils tiraillements étaient inévitables, par suite de l'incertitude laissée, lors de l'annexion des pays d'États à la couronne, sur l'autorité réciproque des deux pouvoirs, et l'on s'explique fort bien que, se retranchant derrière leur constitution, ces pays eussent la prétention de discuter le chiffre du don gratuit qu'ils devaient donner. D'un autre côté, le roi, seul juge compétent des besoins généraux de l'État, pouvait-il laisser chaque province libre de fixer à son gré la somme de ses contributions, lui reconnaître en quelque sorte le droit d'empêcher une guerre nécessaire, de s'opposer à une agression injuste? On comprend donc mieux encore les exigences du pouvoir central; seulement, le gouvernement aurait dû se montrer moins despotique envers des hommes consciencieux, mus, dans leur opposition, par le spectacle de la profonde misère de leurs concitoyens, et qui n'avaient, en réalité, d'autre tort que d'user, ou, si l'on veut, d'abuser de leur droit.
En ce qui concernait le Parlement de Paris, sans parler de la fameuse séance où Louis XIV était accouru de Vincennes, botté, éperonné, la cravache à la main, pour lui intimer l'ordre d'enregistrer quelques édits bursaux, les occasions n'avaient pas manqué de le rappeler à l'obéissance passive à laquelle on voulait le réduire. Au mois de février 1656, dit une correspondance contemporaine, le roi manda au Louvre le premier président ainsi que les autres présidents à mortier, et leur fit dire, en sa présence, qu'il n'entendait pas que les Chambres se réunissent dorénavant pour aucune affaire d'État, ni de finance, «et que, si elles le faisaient, il était résolu de leur marquer son ressentiment plus qu'il n'avait jamais fait, et d'une manière que la postérité aurait de la peine à le croire.» Puis, le roi lui-même ajouta: «Messieurs, on vous l'a dit; faites-en votre profit[498].» On a déjà vu comment s'y prit Fouquet, d'après le conseil du financier Gourville, pour amortir l'opposition du Parlement, et l'on sait quelle intimidation Louis XIV exerça sur la Chambre de justice dans le cours du procès fait au surintendant. Mais ce qui paraît étrange, c'est que Colbert lui-même jugea à propos de mettre en pratique le système de gratifications dont son prédécesseur avait reconnu les heureux effets. La lettre suivante, qu'il écrivit au roi le 5 mai 1672, est très-explicite à cet égard.
Paris, 5 mai 1672.
«Le Parlement registra vendredi les deux édits de l'aliénation des domaines pour 400,000 livres de rentes. Cela s'est passé ainsi que Votre Majesté pouvoit le désirer. Le procureur général a servi à son ordinaire; le premier président et les autres présidents de même... Je ne sais si Votre Majesté estimeroit du bien de son service de donner quelques gratifications aux rapporteurs de ces édits et à quelques-uns des plus anciens conseillers, et à ceux qui ont le mieux servi. Peut-être 12 ou 15,000 livres distribuées ainsi feroient un bon effet pour les autres affaires qui se pourront faire à l'avenir.»
La réponse de Louis XIV à la proposition de Colbert est surtout curieuse et mérite d'être rapportée.
«Je suis très-aise que les édits soient vérifiés et que chacun ait fait son devoir. Vous en pouvez témoigner ma satisfaction à chacun en particulier, quand l'occasion s'en présentera. Je vous permets de faire ce que vous jugerez bon pour mon service, à l'égard des gratifications; prenez garde seulement que cela ne tire à conséquence pour les suites[499].»
Déjà Louis XIV avait décidé qu'on substituerait à la qualification orgueilleuse de Cours et Compagnies souveraines que prenaient les Parlements le titre plus modeste de Compagnies supérieures[500]. Le système des gratifications, auquel Colbert paraissait tout à fait converti, pouvant en effet tirer à conséquence, en même temps qu'il avait sans doute aux yeux du roi l'inconvénient très-grave de sembler mettre en question son autorité souveraine, au mois de février 1673, il fut ordonné aux Cours supérieures d'enregistrer les édits, déclarations et lettres patentes concernant les affaires publiques de justice et de finances, sauf à faire des remontrances, mais après avoir prouvé leur soumission par l'enregistrement préalable. A cette occasion, le Parlement de Paris essaya des remontrances qui furent regardées alors, a dit d'Aguesseau, comme le dernier cri de la liberté mourante[501]... Quels que fussent les torts des Parlements, leur étroit égoïsme et la vénalité constatée de la plupart de leurs membres, l'édit de 1673, qui les réduisait à n'être plus que des Cours de justice, fit un mal irréparable à Louis XIV lui-même, dont l'omnipotence ne connut plus dès lors ni bornes ni mesures, et qui, libre de toute entrave, s'engagea dans cette série de fautes à la fin desquelles le Parlement cassa ses dernières volontés et redevint en un jour plus influent, plus puissant que jamais. Je n'ai pas parlé d'un président de Chambre du Parlement de Toulouse qui fut exilé comme coupable d'avoir fait rendre un édit contraire à la perception d'un droit récemment établi sur le contrôle des exploits, tandis que le premier président de cette Cour reçut une pension de 2,000 livres pour avoir forcé en quelque sorte les Chambres assemblées à casser cet édit[502]. Enfin, quant à l'opposition du Parlement de Bretagne, on verra un peu plus loin ce qui l'avait surtout déterminée, et comment il en fut puni.
Il n'est donc pas surprenant que, les dispositions équivoques des Parlements et des États généraux étant connues, des troubles graves aient éclaté sur plusieurs points du royaume au sujet de la multitude de ces malheureuses affaires extraordinaires auxquelles la guerre de 1672 donna lieu.
Les premiers eurent lieu à Bordeaux, au mois de mars 1675, à cause d'un impôt véritablement odieux qu'on avait eu le fâcheux esprit de mettre sur la vaisselle d'étain, c'est-à-dire sur la vaisselle du peuple, et ils se renouvelèrent quelques mois après au sujet du papier timbré. Ce dernier impôt n'était pas moins impopulaire; car l'obligation imposée aux procureurs de ne mettre dans chaque page de papier timbré qu'un nombre de lignes limité augmentait considérablement les frais de procédure que Colbert avait semblé jusqu'alors avoir à cœur de réduire le plus possible. Aussi les procureurs, qui éprouvaient le contre-coup de cette augmentation, ayant réclamé de tous côtés, le droit avait été porté sur la fabrication du papier et du parchemin timbré. «Mais, dit Forbonnais, le coup porté à cette industrie fut si rude qu'en 1674 il fallut modérer les droits et revenir au papier et au parchemin timbrés[503].» La lettre suivante de Louis XIV à Colbert fait connaître une partie des embarras que cette affaire suscita au gouvernement.
«Au camp de Besançon, le 18 mai 1674.
«J'ay lu avec application la lettre que vous m'avez escrite sur la marque du papier et sur les formules. Je trouve des inconvénients à quelque party qu'on puisse prendre; mais comme je me fie entièrement à vous, et que vous connoissez mieux que personne ce qui sera le plus à propos, je me remets à vous et je vous ordonne de faire ce que vous croies qui sera le plus avantageux.
«Il me paroist qu'il est important de ne pas témoigner la moindre foiblesse, et que les changements dans un temps comme celuy-cy sont fascheux et qu'il faut prendre soing de les éviter. Si on pouvait prendre quelque tempérament, c'est-à-dire diminuer les deux tiers de l'imposition du papier, sous quelque prétexte qui seroit naturel, et restablir les formules en mettant un prix moindre qu'il n'a esté par le passé. Je vous dis ce que je pense et ce qui paroistroit le meilleur; mais, après tout, je finis comme j'ai commencé, en me remettant tout à fait à vous, estant asseuré que vous ferez ce qui sera le plus avantageux pour mon service.... Il ne me reste qu'à vous assurer que je suis très-satisfait de vous et de la manière dont votre fils se conduit.
«Louis.
«A M. Colbert, saicrétaire d'Estat[504].»
Quoi qu'il en soit, les droits sur le papier timbré furent rétablis; en même temps, on promulgua les édits portant création de plusieurs nouveaux droits, entre autres celui qui soumettait la vaisselle d'étain à un poinçonnage, comme cela se pratiquait pour les matières d'or et d'argent. Seulement, la mise à exécution de ce dernier édit semble avoir été retardée, au moins dans la province de Guyenne, jusqu'au mois de mars 1675. J'ai dit qu'il y avait causé des troubles considérables. La lettre suivante, écrite au receveur général de Bordeaux, qui était à Paris quand les désordres éclatèrent, par un de ses commis, sous l'impression même des événements qu'il raconte, en fait connaître toute la portée, et révèle en outre de curieux détails d'histoire locale. Il n'est pas jusqu'au ton qui y règne, et au singulier abus du mot canaille appliqué aux rebelles de Bordeaux, qui ne soient aussi des révélations, car ils indiquent quels étaient les sentiments des financiers et receveurs du temps à l'égard du peuple. Déjà, en 1548, celui de Bordeaux s'était révolté au sujet d'une augmentation sur le sel, et après une victoire facile, souillée par quelques meurtres, il avait été réduit à la raison par le connétable de Montmorency, qui marcha sur la ville à la tête de dix mille hommes, y entra par une brèche faite à ses remparts, et fit exécuter plus de cent personnes, au nombre desquelles figuraient les principaux magistrats et bourgeois de la cité[505]. Ce souvenir n'arrêta pas les Bordelais. Le 28 mars 1675, à l'occasion de la marque de l'étain, ils se soulevèrent de nouveau, trouvèrent l'autorité désarmée, et pendant quelques mois firent la loi à Colbert. Mais laissons parler le commis du receveur général de Bordeaux. Quelle que soit l'étendue de sa lettre, on la lira, je crois, avec intérêt, non-seulement à cause des faits curieux qu'elle renferme, mais aussi pour la manière tout à la fois naturelle et dramatique dont ils y sont exposés[506].