Histoire de la vie et de l'administration de Colbert
«Ouy le rapport du sieur Colbert, conseiller ordinaire au Conseil royal, contrôleur général des finances, Sa Majesté, estant en son Conseil loyal de commerce, a ordonné et ordonne que les étoffes manufacturées en France, qui seront défectueuses et non conformes aux règlements, seront exposées sur un poteau de la hauteur de neuf pieds, avec un écriteau contenant le nom et surnom du marchand ou de l'ouvrier trouvé en faute; lequel poteau, avec un carcan, sera pour cet effet incessamment posé, à la diligence des procureurs ou syndics des hôtels-de-ville, et autres juridictions sur le fait des manufactures, et aux frais des gardes et jurez des communautés des marchands et ouvriers, devant la principale porte où les manufactures doivent estre visitées et marquées, pour y demeurer, les marchandises jugées défectueuses, pendant deux fois vingt-quatre heures; lesquelles passées, elles seront ostées par celuy qui les y aura mises, pour estre ensuite coupées, déchirées, bruslées ou confisquées, suivant qu'il aura esté ordonné. En cas de récidive, le marchand ou l'ouvrier qui seront tombez pour la seconde fois en faute sujette à confiscation seront blasmez par les maistres et gardes ou jurez de la profession, en pleine assemblée du corps, outre l'exposition de leurs marchandises sur le poteau en la manière cy-dessus ordonnée: et, pour la troisième fois, mis et attachez audit carcan, avec des échantillons des marchandises sur eux confisquées, pendant deux heures... Et sera ledit arrest lu, et affiché partout où il appartiendra, etc.[333].»
Un tel arrêt, triste témoignage de l'entraînement des systèmes, devrait être toujours présent aux hommes investis d'une grande autorité pour les tenir en garde contre les excès où la passion même du bien peut jeter les ministres les plus honnêtes et les plus intelligents. Forbonnais a dit, au sujet de cet arrêt, qu'on le croirait traduit du japonais[334]. Reste à savoir si le Japon ne réclamerait pas contre ce jugement. L'arrêt dont il s'agit fut-il jamais exécuté en entier en ce qui regarde les personnes? Les marchands et ouvriers délinquants furent-ils mis au carcan pendant deux heures? C'est ce dont je n'ai trouvé de trace nulle part, et il est possible que la rigueur même de cette disposition ait soulevé contre elle les maires, échevins et juges chargés de l'appliquer. Quoi qu'il en soit, l'opposition aux règlements continua. Le 5 mai 1675, Colbert écrivait aux intendants des provinces que, quelques marchands et autres mal-intentionnez ayant publié qu'on avait révoqué les commis chargés de faire exécuter les règlements sur les manufactures, il importait de détruire un tel bruit et de veiller plus que jamais à l'exécution de ces règlements[335]. En même temps, il n'épargnait rien pour fortifier les nouveaux établissements; chaque teinturerie recevait 1,200 livres d'encouragement; les ouvriers qui épousaient des filles de l'endroit où ils travaillaient touchaient 6 pistoles en se mariant et 2 pistoles à la naissance de leur premier enfant; on donnait aux apprentis, à la fin de leur apprentissage, 30 livres et des outils; enfin, les collecteurs avaient ordre de diminuer de 5 livres les tailles de ceux qui étaient employés à certaines manufactures plus particulièrement privilégiées[336]. Malheureusement, la législation draconienne de Colbert sur les qualité, teinture, largeur et longueur des étoffes neutralisait en partie l'effet de ces munificences coûteuses et un grand nombre de manufactures, établies artificiellement par lui sur toute la surface du territoire, ne lui survécurent pas[337]. Cette législation, en effet, ne frappait pas seulement une fraude à laquelle, du reste, les ouvriers étaient conviés par le public, qui aimait mieux avoir certaines marchandises un peu moins bonnes que d'être obligé de s'en passer; elle frappait aussi l'inexpérience, l'erreur involontaire. «Celui qui se défie de sa main et de son adresse, a dit Forbonnais à ce sujet, ne peut lire un règlement de cette espèce sans frémir; sa première pensée est qu'on est plus heureux en ne travaillant pas qu'en travaillant[338].» Qu'on ajoute, aux mille entraves de ces règlements, la durée de l'apprentissage et du compagnonnage, les frais de réception, la rigueur intéressée des maîtres chargés de l'examen du chef-d'œuvre, les privilèges des fils de maîtres, et l'on aura une idée du singulier régime que l'administration de Colbert fit à l'industrie française, régime que ses successeurs aggravèrent encore, la multitude de leurs règlements en fait foi, et qui, en outre, appauvrissait la nation de tous les procès, de toute la perte de temps, de tous les découragements dont il était cause. Puis enfin, car tout n'était pas là, il y avait les amendes, les confiscations, les bris de métiers, les destructions de marchandises reconnues non conformes aux règlements. Un seul exemple fera connaître suffisamment les vices du système de punitions qui avait été adopté. Les statuts et règlements de la manufacture d'Amiens, approuvés en Conseil, le 23 août 1666, portaient que, si aucun fil estoit trouvé frais et moite pour frauder le poids, il seroit bruslé en plein marché suivant la coutume[339]. Comme s'il n'y avait pas de moyen plus raisonnable de sécher le fil que de le brûler!
CHAPITRE X.
Population de la France au dix-septième siècle.—Mesures prises par Colbert pour la développer (1666 et 1667).—Obligation imposée aux congrégations religieuses de solliciter, avant de s'établir, l'autorisation du gouvernement (1666).—Suppression de dix-sept fêtes (1666).—Ordonnance pour la réformation de la justice civile (1667).—Règlement général pour les eaux et forêts (1669).—Ordonnance criminelle (1670).—Ordonnance du commerce (1673).—Création d'un lieutenant de police à Paris (1667).—Ordonnances diverses concernant les abus qui se commettaient dans les pélerinages, les Bohémiens ou Égyptiens, les empoisonneurs, devins et autres (1671 et 1682).—Colbert est chargé officiellement de l'administration de la marine (1669).—Consulats et commerce de la France dans le Levant.—Causes de la décadence de ce commerce.—Circulaire de Colbert aux consuls.—Produits de divers consulats vers 1666.—Diminution des droits perçus par les consuls.—Instructions données par Colbert à l'ambassadeur français à Constantinople pour relever le commerce du Levant.—Le port de Marseille est déclaré port franc par un édit de 1669.—Cet édit rencontre à Marseille une vive opposition.—Un nouveau traité avantageux pour la France est signé avec la Porte, en 1673.
Au nombre des questions qui ont le plus préoccupé les gouvernements européens, depuis la seconde moitié de dix-septième siècle, figure en première ligne celle qui se rattache au problème de la population. Longtemps la nature de ces préoccupations a été directement contraire à ce qu'elle est de nos jours. On croyait que la misère et les famines n'avaient d'autre cause que l'insuffisance de la population, et l'on agissait en conséquence. Colbert partagea avec son siècle ces généreuses illusions. A l'époque de son administration, on ignorait encore, même approximativement, le chiffre des habitants du royaume et sa contenance. Aucun cadastre, aucun recensement général n'avaient été faits, et les évaluations les plus contradictoires trouvaient des partisans. Les uns, d'après un passage des commentaires de César, qui portait la population des Gaules à trente-deux millions, l'estimaient à trente-sept et même à quarante-huit millions. Selon Puffendorf, sous Charles IX, la France comptait vingt millions d'habitants. En 1685, un des savants autrefois pensionnés par Colbert, le hollandais Isaac Vossius, évaluait cette population à cinq millions, ce qui prouve, à défaut d'autre mérite, que les faveurs de Louis XIV n'en avaient pas du moins fait un flatteur[340]. Enfin, en 1698, un dénombrement fut demandé aux intendants des provinces, et donna pour résultat une population de vingt millions d'habitants[341]. Des guerres presque continuelles ayant désolé le royaume depuis 1672, il est probable que la population du royaume s'élevait, vers 1660, à vingt-deux millions d'habitants. On a déjà vu que Colbert avait accordé quelques gratifications et des exemptions de tailles aux ouvriers qui se mariaient. Un édit du mois de novembre 1666 exempta pendant cinq ans de la contribution aux tailles et aux autres charges publiques, tous ceux qui se seraient mariés avant leur vingtième année, et pendant quatre ans ceux qui se seraient mariés à vingt et un ans. La même exemption était accordée à ceux qui auraient dix enfants, «nés en loyal mariage, non prêtres, religieux ni religieuses,» en comptant dans le nombre les enfants morts sous les drapeaux. Enfin, ceux qui n'étaient pas mariés à vingt et un ans devaient être soumis à toutes les impositions publiques. Quant aux nobles, ceux d'entre eux qui auraient dix enfants, dans les conditions déterminées, recevraient une pension de 1,000 livres, et cette pension serait portée à 2,000 livres pour douze enfants[342]. Au mois de juillet 1667, la même faveur fut étendue à quiconque aurait dix ou douze enfants. Cependant, ces mesures donnèrent lieu dans l'application à quelques restrictions et à beaucoup d'abus. On voit dans une lettre de Colbert à un intendant «qu'à l'esgard des gentilshommes qui ont le nombre d'enfants porté par la déclaration du roy, il faut faire savoir ceux qui sont de la religion prétendue réformée, comme aussy ceux qui ne mettent pas leurs enfants dans le service quand ils sont en âge[343].» D'un autre côté, beaucoup de nobles et de roturiers se faisaient comprendre abusivement dans la catégorie de ceux qui devaient être portés sur la liste des pensions ou exempts des tailles. Ce nouvel essai d'encouragements pécuniaires ne fut donc pas heureux, et en 1683, après une expérience de seize années, les deux édits en faveur des mariages furent révoqués.
Quelques écrivains ont attribué au même motif qui les avait dictés un édit du mois de décembre 1666, portant obligation, pour toutes les communautés religieuses qui voudraient s'établir d'en solliciter préalablement l'autorisation, et soumettant par effet rétroactif, à cette formalité, toutes celles qui ne dataient pas de plus de trente ans[344]. Rien, ni dans le préambule ni dans le corps de l'édit, ne justifie cette assertion; mais on y lit que, «depuis les dernières guerres, le nombre des communautés religieuses s'était tellement accru qu'en beaucoup de lieux elles possédaient la meilleure partie des terres tandis que, dans d'autres, elles subsistaient avec peine, n'ayant été suffisamment dotées, ce qui les forçait de poursuivre leurs créanciers, au grand scandale de l'Église et au préjudice des personnes qui, après y être entrées, retombaient ensuite à la charge de leurs familles.» L'édit de décembre 1666 avait donc tout à la fois un but fiscal en cherchant à maintenir sous le régime des tailles les terres que l'érection des nouvelles communautés en exemptait, et un but moral en empêchant celles qui n'étaient pas en mesure de se constituer sur des bases durables d'entraîner les familles dans des sacrifices sans résultat. Quant à la population, si Colbert s'en préoccupa à ce sujet, rien ne donne lieu de le soupçonner. Enfin, le même édit laissait aux archevêques et aux évêques la faculté d'établir dans leurs diocèses autant de séminaires qu'ils le trouveraient à propos[345].
Vers la même époque, Colbert fit supprimer en une seule fois dix-sept fêtes. C'était une mesure très-utile et très-morale en même temps. L'extrait suivant des Instructions de Louis XIV au Dauphin fait connaître les motifs qui déterminèrent le gouvernement à l'adopter.
«Le grand nombre des fêtes qui s'étoient, de temps en temps, augmentées dans l'Église, faisoit un préjudice considérable aux ouvriers, non-seulement en ce qu'ils ne gagnoient rien ces jours-là, mais en ce qu'ils dépensoient souvent plus qu'ils ne pouvoient gagner dans les autres; car enfin, c'étoit une chose manifeste, que ces jours, qui, suivant l'intention de ceux qui les avoient établis, auroient dû être employés en prières et en actions pieuses, ne servoient plus aux gens de cette qualité, que d'une occasion de débauche, dans laquelle ils consommoient incessamment tout le fruit de leur travail. C'est pourquoi je crus qu'il étoit tout ensemble, et du bien des particuliers, et de l'avantage du public, et du service de Dieu même, d'en diminuer le nombre autant qu'il se pourrait; et faisant entendre ma pensée à l'archévêque de Paris, je l'excitai comme pasteur de la capitale de mon royaume, à donner en cela l'exemple à ses confrères, de ce qu'il croiroit pouvoir être fait; ce qui fut par lui, bientôt après, exécuté de la manière que je l'avois jugé raisonnable[346].»
L'ordonnance pour la réformation de la justice civile parut peu de temps après. Cette ordonnance, qui a été le Code civil de la France pendant plus de cent trente ans, est un des plus beaux titres de gloire de Colbert; car c'est lui qui entreprit de substituer une loi générale, uniforme, à la bigarrure des coutumes locales; c'est lui qui fit nommer les conseillers d'État et les maîtres des requêtes chargés d'en jeter les fondements; et, quand ce travail fut achevé, il prit une part active aux conférences qui en précédèrent la promulgation. L'incohérence de la législation du royaume était en effet extrême à cette époque; aussi l'idée de mettre un peu d'ordre dans ce chaos n'était pas nouvelle; mais on avait toujours reculé jusqu'alors devant l'opposition de la routine et des préjugés locaux. Dans le nombre des provinces qui composaient le royaume, les unes étaient régies par des coutumes longtemps conservées traditionnellement, les autres par le droit romain, qu'on appelait le droit écrit. En Auvergne, la coutume et le droit romain se partageaient la province. Dans beaucoup de cas, la coutume générale de la province se modifiait par les usages locaux, et souvent, pour trancher la question, il fallait recourir, soit au droit romain, soit aux coutumes du pays voisin. Enfin, le désordre était tel que la jurisprudence, sur des questions très-importantes, changeait incessamment, et l'on voyait souvent la même question jugée d'une manière différente par les diverses chambres d'un même Parlement[347].
Suivant l'auteur de la Vie de Lamoignon, Colbert avait chargé le conseiller d'État Pussort de préparer un travail pour la réformation de la justice. Le projet de Colbert était, dit-il, de ne communiquer l'ordonnance à personne et de la publier comme émanant de la seule autorité du roi, après un enregistrement en lit de justice. Averti de ce dessein, M. de Lamoignon alla trouver Louis XIV, et lui proposa, pour illustrer son règne, de réformer la justice comme il avait réformé les finances. «Colbert emploie actuellement M. Pussort à ce travail, répondit le roi; concertez-vous ensemble.» Cet incident renversa les projets de Colbert. Alors, dit le biographe de M. de Lamoignon, commencèrent les conférences dont le procès-verbal imprimé a bien démontré la nécessité, car un grand nombre d'articles y furent modifiés.
Cependant, il se trouva dans le Parlement des voix qui s'élevèrent contre la réformation projetée. Déjà même, la cour s'en réjouissait, car elle avait toujours présents à l'esprit les empiétements de ce corps au temps de la Fronde, et elle désirait faire sur lui un coup d'autorité. Prévoyant ce projet, M. de Lamoignon usa de toute son influence pour calmer la chaleur d'une cinquième chambre des enquêtes qui se distinguait surtout par son opposition, et qu'on parlait de supprimer. Il paraît même qu'un émissaire de Colbert aurait offert 200,000 livres au premier président, à la seule condition qu'il laisserait aller les choses. Mais cette tentative fut inutile, et celui-ci, en faisant échouer les projets d'opposition qui s'étaient manifestés dans le Parlement, ôta à la cour le prétexte qu'elle attendait[348]. C'est un fait étrange que, près d'un siècle et demi plus tard, le même travail de codification, entrepris par Napoléon, ait rencontré les mêmes obstacles. Dans cette circonstance, Cambacérès essaya de rendre au Corps-Législatif et au Conseil des Cinq-Cents le service que M. de Lamoignon avait rendu au Parlement; mais ses efforts échouèrent contre les passions des uns et des autres, et les instruments d'opposition qui se formaient furent, sinon détruits, du moins singulièrement altérés par le nouveau pouvoir non moins absolu et beaucoup plus fort que celui qu'on venait à peine de briser.
La publication de l'ordonnance pour la réformation de la justice civile fut consacrée par une médaille. Elle représentait le roi tenant des balances en présence de la Justice, et portait cette inscription: Justitias judicanti, au juge des juges[349].
Deux ans plus tard, au mois d'août 1669, une nouvelle ordonnance compléta celle de 1667. A la même époque, parut le célèbre Édit portant règlement général pour les eaux et forêts. Puis, au mois d'août 1670 et au mois de mars 1673, furent publiées l'Ordonnance criminelle et l'Ordonnance du commerce, nouveaux et irrécusables témoignages de la passion pour le bien dont Colbert était animé, et de l'intelligence des hommes à qui fut confiée la rédaction de ces codes qui ont gouverné la France jusqu'au commencement de ce siècle[350]. On a reproché à l'Ordonnance criminelle un système de pénalité excessif; mais cette sévérité était conforme aux mœurs, aux idées du temps, et peut-être y eût-il eu danger pour la société à faire autrement. Au nombre des vastes travaux de cette époque, le règlement sur les eaux et forêts est encore apprécié aujourd'hui pour la sagesse de ses vues, et les modifications qui y ont été faites en 1827, du moins en ce qui concerne l'approvisionnement des bois pour la marine, trouvent de sévères censeurs. Médité et préparé pendant huit années par Colbert et par vingt et un commissaires choisis parmi les hommes spéciaux les plus habiles qu'il put réunir de tous les points du royaume, ce règlement seul eût illustré un ministre. Depuis Charlemagne, qui avait aussi organisé le service si important des eaux et forêts, une multitude de lois confuses, contradictoires, étant survenues, les préposés, sans direction et sans responsabilité, permettaient à la cupidité particulière les envahissements les plus préjudiciables au bien public. Le nouveau règlement réduisit le personnel surabondant des anciens fonctionnaires, fixa des attributions précises aux officiers maintenus, fonda l'unité du système dans toutes les provinces et l'uniformité de jurisprudence pour tous les délits; il fit constater avec exactitude la contenance et l'étendue des bois, détermina leur mode de conservation et d'aménagement, les précautions et les formalités relatives aux coupes et à la vente de leurs produits. C'est ainsi que Colbert arrêta le dépérissement des forêts et assura à la marine royale le choix dans toutes les propriétés, moyennant paiement, des arbres propres à la mâture et à la construction[351].
La création d'un lieutenant de police à Paris eut lieu au mois de mars 1667, en même temps que parut la première ordonnance pour la réformation de la justice. Déjà, au mois d'avril 1666, Colbert avait ordonné qu'il serait établi des lanternes dans Paris[352]. Au mois de décembre de la même année, il avait aussi rendu un édit concernant le nettoiement et la sûreté de Paris et autres villes du royaume. Avant la création du lieutenant de police, l'administration de la capitale appartenait de fait à un lieutenant civil du prévôt de Paris, qui avait en même temps des attributions de justice assez étendues. Ce lieutenant civil étant mort, Colbert pensa que le soin d'assurer dans Paris le repos du public et des particuliers, de purger la ville de ce qui pouvait y causer des désordres, d'y procurer l'abondance, et faire vivre chacun selon sa condition et son devoir, demandait un magistrat spécial, et il créa l'emploi de lieutenant de police. D'après l'édit de création, le nouveau magistrat devait connaître de tout ce qui regardait la sûreté de la ville, prévôté et vicomté de Paris, du port des armes prohibées, du nettoiement des rues, donner les ordres nécessaires en cas d'incendie ou d'inondation, veiller aux subsistances, régler les étaux des boucheries, visiter les halles, foires ou marchés, hôtelleries, auberges, maisons garnies, brelans, tabacs et lieux mal famés, avoir l'œil sur les assemblées illicites, tumultes, séditions et désordres, étalonner les poids et balances, faire exécuter les règlements sur les manufactures, punir les contraventions commises pour fait d'impression et vente de livres et libelles défendus. En même temps, le lieutenant de police était investi du droit de juger seul et sommairement tous les délinquants trouvés en flagrant délit pour fait de police, à moins qu'il n'y eût lieu d'appliquer des peines afflictives, auquel cas il devait faire son rapport au présidial. Enfin, un dernier article l'autorisait à exiger des chirurgiens qu'ils lui déclarassent le nom et la qualité des blessés qui auraient réclamé leurs soins[353].
Le premier lieutenant de police de Paris fut M. de La Reynie. De nombreuses lettres de lui existent dans la collection des correspondances manuscrites adressées à Colbert[354]. Ces lettres sont relatives à des publications de libelles, à des délits, arrestations ou meurtres qui se commettaient dans l'étendue de son ressort, mais principalement à l'approvisionnement de la capitale. Une de ces lettres informait Colbert que la plupart des filous, voleurs et mauvais garnements qui commettaient quelque délit, se retiraient dans l'enceinte du palais du Luxembourg, considéré alors comme lieu d'asile. Peu de temps après, le 8 juin 1671, Colbert écrivit au prévôt des marchands pour l'inviter à voir, de la part même du roi, Madame, à qui le Luxembourg appartenait, afin de lui faire connaître, «dans les termes les plus honnestes qu'il se pourroit, que Sa Majesté désiroit qu'elle donnast les moyens de faire arrester ces filous, afin d'empescher un si grand désordre[355].» Vers la même époque, on publia, pour la répression des abus qui se commettaient dans les pèlerinages, un édit de police qui intéressait tout le royaume. Le préambule de cet édit constatait les faits les plus fâcheux. C'étaient de soi-disant pèlerins qui abandonnaient leurs familles, leurs femmes, leurs enfants, pour aller vivre dans le libertinage ou en mendiant, et dont quelques-uns se mariaient en pays étranger, au mépris des liens qu'ils avaient formés en France. Dans l'intérêt et pour l'honneur même de la religion, l'édit du mois d'août 1671 assujettit tous les pèlerins à une double autorisation de déplacement, l'une de leur évêque, l'autre du lieutenant général de la province. En même temps, les peines du carcan, du fouet et des galères furent portées contre les délinquants[356].
Toutefois, la ville de Paris manquait encore d'un corps d'ordonnances qui fixât d'une manière positive les attributions de ses divers magistrats, et qui réglât les points de police, si importants et si nombreux, qui se rattachent à l'administration d'une grande cité. Cette ordonnance fut promulguée au mois de décembre 1672. Elle concernait surtout l'approvisionnement de Paris, et ses principales dispositions sont encore en vigueur[357].
Enfin, deux édits de police générale furent encore rendus pendant le ministère de Colbert. C'était au mois de juillet 1682. L'un fut dirigé contre les Bohémiens ou Égyptiens, qui reçurent de nouveau l'ordre de sortir immédiatement du royaume sous peine des galères. D'après l'édit, «ces Bohèmes avaient de tout temps trouvé et trouvaient encore protection auprès des gentilshommes et seigneurs justiciers qui leur donnaient retraite dans leurs châteaux et maisons, ce qui avait toujours rendu leur expulsion difficile, au grand dommage des particuliers.» Le second édit de police publié en 1682 regardait les empoisonneurs, devins et autres. On sait le scandale que causèrent à cette époque plusieurs procès pour fait d'empoisonnement. Le maréchal de Luxembourg, la duchesse de Bouillon et la comtesse de Soissons, toutes deux nièces du cardinal Mazarin, y figuraient comme accusés. L'un des présidents de la Chambre ardente, instituée spécialement pour juger ces affaires, était le lieutenant de police de Paris, M. de La Reynie. Un jour, il fut assez imprudent pour demander à la duchesse de Bouillon si elle avait vu le diable. «Je le vois en ce moment, répondit la spirituelle duchesse; il est fort laid, fort vilain, et déguisé en conseiller d'État.» L'interrogatoire ne fut pas poussé plus loin, ajoute Voltaire, qui raconte le fait[358]. L'édit de 1682 chassait du royaume toutes les personnes se mêlant de deviner, et punissait de mort non-seulement quiconque aurait fait usage de vénéfices et de poisons, mais encore tous ceux qui auraient joint l'impiété et le sacrilège à la superstition[359].
Cependant, quelque assidus qu'ils dussent être, les soins que Colbert donnait aux diverses parties de l'administration du royaume, ainsi qu'aux embellissements de Paris et de Versailles, n'absorbaient pas encore tous ses instants. L'année 1669, cette année particulièrement féconde et bien remplie parmi toutes celles qu'il passa au pouvoir, fut marquée par une série de mesures ayant surtout pour but de relever le commerce du Levant et de Marseille, commerce autrefois très-considérable, mais singulièrement déchu depuis quelques années. Ce redoublement de ferveur pour la marine et le commerce s'explique. Jusqu'à cette époque, Colbert n'en avait pas eu la direction officielle. En 1667, il avait même représenté au roi que la charge de contrôleur général pouvant devenir plus difficile et requérir une plus grande application, il le suppliait de vouloir bien lui retirer la marine et le commerce, qui relevaient de M. de Lionne, secrétaire d'État ayant dans son département les affaires étrangères. Louis XIV n'avait eu garde de déférer à ce vœu; seulement, il avait été décidé, pour régulariser ce changement d'attributions que «le sieur Colbert ferait les mémoires des ordres à expédier concernant le commerce tant de terre que de mer, colonies et compagnies, qu'il lirait ces mémoires à Sa Majesté, et après les avoir lus, les remettrait au sieur de Lionne pour en dresser les expéditions[360].» Ce bizarre arrangement dura deux ans. Au mois de mars 1669, un nouveau règlement d'attributions eut lieu. Colbert fut nommé secrétaire d'État, et chargé officiellement de la marine et du commerce. On donna à M. de Lionne, en compensation, la Navarre, le Béarn, le Bigorre et le Berry, qui faisaient précédemment partie du département de Colbert; plus une augmentation d'appointements de 4,000 livres, et une somme de 100,000 livres, une fois payée, que le garde du Trésor royal eut ordre de lui compter.
La nouvelle commission de Colbert portait «qu'il aurait dans son département la marine en toutes les provinces du royaume, sans exception, même dans la Bretagne, comme aussi les galères, les Compagnies des Indes orientales et occidentales et les pays de leurs concessions: le commerce, tant dedans que dehors le royaume, et tout ce qui en dépend; les consulats de la nation française dans les pays étrangers; les manufactures et les haras, en quelque province qu'ils fussent établis[361].
A peine installé, le nouveau secrétaire d'État écrivit aux maires, prévôts des marchands, échevins, jurats, capitouls et consuls, des principales villes du royaume, pour les prévenir que, le roi lui ayant ordonné de faire sa principale application du commerce, ils eussent à lui donner particulièrement avis de tous les moyens qu'ils croiraient propres à pouvoir le conserver et l'augmenter[362]. Les mesures relatives aux consulats et au commerce du Levant suivirent immédiatement.
L'établissement des consuls français à l'étranger, et principalement dans le Levant, remonte à une époque très-ancienne, et pourtant, antérieurement à l'ordonnance de 1681 sur la marine, la condition de ces agents ne se trouvait déterminée dans aucun document officiel. Choisis pendant longtemps par les magistrats ou par les commerçants des villes où ils résidaient, ce n'est qu'en 1604 qu'une capitulation avec la Porte constate qu'ils étaient à la nomination royale. Quant à leurs attributions, un voyageur du XIVe siècle raconte que le consul de France à Alexandrie avait mission de protéger, non-seulement les Français, mais encore tous les étrangers dont la nation n'entretenait pas de consul. Enfin, un traité conclu avec la Porte ottomane, sous François Ier, porte que nos consuls étaient chargés de la protection du culte catholique dans le Levant[363].
Ainsi, la France avait eu, pendant un certain nombre d'années, le monopole exclusif du commerce du Levant, et en avait retiré des avantages considérables. Ce monopole constituait la clause la plus importante du traité conclu entre le sultan Soliman et François Ier, en 1535. Sous le bénéfice de ce traité, elle achetait les marchandises du Levant, y transportait celles de l'Europe, et elle attirait même, à travers les États du Grand-Seigneur, une partie des produits de la Perse et des Indes. Il est vrai que cet état de choses ne dura pas longtemps. D'abord, les autres nations chrétiennes firent le commerce du Levant sous son pavillon et reconnurent la juridiction de ses consuls. Mais bientôt les troubles intérieurs qui désolaient la France inspirèrent aux étrangers d'autres prétentions, et non-seulement les Vénitiens, les Anglais, les Hollandais firent avec la Porte des traités qui leur permirent d'y avoir des ambassadeurs, mais ils obtinrent, sur les droits de douanes, une diminution de 2 pour 100 qui nous fut refusée. En même temps, toutes les garanties qui avaient été accordées aux Français par les anciens traités furent ouvertement et impunément violées par les moindres employés du sultan[364].
Il n'en fallait pas davantage pour ruiner le commerce français dans le Levant, et, par malheur, ces causes de décadence n'étaient pas les seules. Une des plus pernicieuses avait sa source dans le mauvais choix et la cupidité des consuls. Un arrêt du 12 décembre 1664 fournit à cet égard les renseignements les plus concluants. Le préambule de l'arrêt porte que la ruine du commerce du Levant, qui était autrefois «le plus grand et le plus considérable du monde, et attirait au dedans du royaume l'abondance et la richesse,» devait être attribuée à cinq causes principales:
1º Les consuls nommés par le roi n'avaient pas rempli leurs charges en personne;
2º Ces charges avaient été affermées par eux aux plus offrants, sans s'informer si ceux-ci étaient en état de les remplir;
3º La plupart des fermiers n'ayant pas fourni de caution, il n'est pas d'exactions que l'avarice et le désir de s'enrichir ne leur eussent inspirées;
4º Contrairement aux ordonnances et règlements, ils avaient fait le commerce pour leur compte, abusant de l'autorité dont ils étaient investis pour ruiner celui des autres;
5º Enfin, sous prétexte de payer les amendes auxquelles les autorités turques soumettaient les Français, les consuls, dans des réunions composées de quelques marchands qui fréquentaient les échelles, avaient décrété des droits de 2 à 3000 piastres sur chaque navire.
La conclusion de cet arrêt fut que tous les consuls des échelles du Levant devraient renvoyer leurs titres à Colbert avant six mois, se rendre incessamment à leur poste à moins d'une autorisation spéciale, renoncer à faire le commerce, et ne lever aucun droit qui n'eût été réglé. Un an plus tard, Colbert révoqua d'une manière absolue et sans exception la faculté de faire exercer les charges de consuls par des commis. Puis, au mois de mars 1669, peu de jours après avoir été officiellement chargé de la marine et du commerce, il adressa à tous les consuls une circulaire dans laquelle il leur faisait connaître les services que le gouvernement attendait d'eux et sur quoi devaient porter principalement les renseignements qu'ils avaient mission de fournir. Cette circulaire abonde en vues utiles qui en rendront la lecture profitable et opportune de tout temps aux agents consulaires et aux ministres dont ils relèvent. Colbert y donnait ordre aux consuls d'observer soigneusement la forme du gouvernement des villes où ils faisaient leur résidence et des pays voisins, de s'enquérir des denrées qu'on y récoltait, des manufactures qui y étaient établies, des marchandises qu'on y apportait, soit par terre, soit par mer, de leur qualité, du nombre des navires employés à ce transport, et des bénéfices qu'on en tirait. Naturellement, les consuls devaient aussi faire connaître au gouvernement tout ce qui pouvait avoir quelque influence sur la paix ou la guerre. Enfin, une recommandation spéciale était faite aux consuls des échelles du Levant au sujet d'une exportation considérable de pièces de 5 sous qui passaient de France et d'Italie dans les États du Grand-Seigneur. Les pièces de 5 sous françaises ayant paru très-belles aux Turcs, ceux-ci en avaient donné jusqu'à 5 et 6 pour cent au-dessus de leur valeur. C'était une occasion tentante pour les faux monnayeurs. Ils ne la laissèrent pas échapper, et altérèrent le titre de ces pièces au point que la plupart de celles qu'on portait en Turquie perdaient un cinquième. On juge si cette fraude était de nature à rétablir le commerce du Levant. Colbert recommandait donc très-instamment aux consuls d'examiner avec grand soin cette matière et de l'informer des expédients qu'on pourrait prendre pour empêcher la continuation d'un désordre qui tirait tous les ans des sommes très-considérables du royaume et ruinait entièrement nos manufactures au profit de celles de la Hollande et de l'Angleterre[365].
Mais de quelque sagesse qu'elles fussent empreintes, les diverses mesures adoptées par Colbert depuis 1664 n'étaient pas suffisantes pour réparer le mal. Il paraît, d'ailleurs, que l'ambassadeur français à Constantinople s'était assez mal pénétré des instructions qui lui avaient été données, car les plaintes arrivaient contre lui de toutes parts, et on l'accusait même d'avoir fait le commerce pour son compte[366]. En 1670, cet ambassadeur fut rappelé et remplacé par M. de Nointel. Les instructions que Colbert lui donna sont exactement semblables à celles qu'avait reçues son prédécesseur. Seulement, ce ministre insista particulièrement sur le préjudice que portait à la France «la mauvaise foy des Marseillois, qui altéroient toujours de plus en plus le titre des pièces de cinq sols, poussant cette altération jusques à cinquante ou soixante pour cent de proffit, quoique estant bien asseurez que la marque de France en feroit rejetter sur les François tout le mécontentement des officiers du Grand-Seigneur et toutes les avanies qui en pourroient arriver.» L'instruction donnée à M. de Nointel rappelait en outre, dans un tableau synoptique, les différentes causes auxquelles Colbert attribuait la diminution du commerce français et l'augmentation du commerce étranger dans le Levant. Voici ce tableau[367].
| A l'esgard des François. | A l'esgard des Anglois, Hollandois et autres estrangers. |
| Les Turcs ont admis les autres nations au préjudice des premières capitulations. | Ils ont esté admis à ce commerce par les Turcs et ont fait des capitulations. advantageuses. |
| Le royaume a esté longtemps agité de guerres civiles. | Ils ont esté presque toujours en paix au dedans de leurs Estats. |
| Les roys, prédécesseurs de Sa Majesté, n'ont eu aucune application au commerce. | Ils ont eu une très-grande application au commerce. |
| Les forces maritimes ont esté anéanties. | Les forces maritimes ont esté puissantes. |
| L'anéantissement des manufactures. | L'augmentation des leurs en bonté. |
| Ont esté longtemps sans ambassadeurs à la Porte. | Ont eu toujours des ambassadeurs résidents à la Porte. |
| Ont payé 5 pour 100 de douane au Grand-Seigneur. | N'ont payé que 3 pour 100. |
| La mauvaise conduite des consuls
a causé diverses avanies auxquelles ils sont mesmes accusez d'avoir participé. |
La bonne conduite des consuls. |
| La mauvaise foy des Marseillois. | La bonne foy de leurs négociants. |
| Ont payé un droit de cottimo dans les eschelles, ou de 2 ou 3 pour 100. | N'ont rien payé. |
| Un droit de cottimo fort grand à Marseille[368]. | N'ont rien payé. |
| Ont esté contraints de faire leur commerce en argent. | Ont fait leur commerce en eschange de marchandises et de manufactures. |
Telles furent les instructions données à M. de Nointel. En même temps, Colbert prit une autre détermination des plus importantes. Le port de Marseille avait été autrefois déclaré port franc; mais, par la suite, de nouveaux droits d'entrée et de sortie ayant été établis, le commerce du royaume en avait éprouvé le plus grand préjudice. Un édit du mois de mars 1669 rétablit entièrement la franchise de ce port. On voit par cet édit qu'il se levait alors à Marseille un droit de ½ pour 100 pour la pension de l'ambassadeur à Constantinople. Ce droit fut supprimé, ainsi que beaucoup d'autres, y compris celui de 50 sous par tonneau. Il en fut de même du droit d'aubaine, en vertu duquel le souverain recueillait la succession des étrangers non naturalisés. Un seul droit de 20 pour 100 fut maintenu sur les marchandises du Levant qui, bien qu'appartenant à des Français, seraient apportées par des navires étrangers[369]. Toutefois, il fallait continuer de payer le traitement de l'ambassadeur de Constantinople, fixé à 16,000 livres, rembourser les dettes contractées par les consuls français des échelles du Levant, dettes qui s'élevaient à plus de 500,000 livres pour Alexandrie et Alep seulement; il fallait en outre aviser à quelques dépenses locales, notamment au curage du port de Marseille. Un nouvel édit du mois de mars 1669 y pourvut en transférant à Arles et à Toulon les bureaux d'entrée des aluns, et en doublant un droit de pesage établi sur les marchandises grossières. On croira peut-être que ces diverses mesures furent accueillies avec reconnaissance par les Marseillais. Il en fut tout autrement. Le 30 mai 1669, Colbert écrivit à M. d'Oppède, premier président du Parlement de Provence, pour le féliciter d'avoir fait publier à Marseille l'édit sur l'affranchissement du port, malgré toutes les difficultés qu'il avait rencontrées. Colbert espérait que les Marseillais reconnaîtraient bientôt tous les avantages qui devaient leur en revenir. En attendant, il fallait donner à cet édit toute la publicité possible. Enfin, Colbert louait aussi beaucoup M. d'Oppède d'avoir décidé les échevins de Marseille à prendre sur le droit de cottimo, de préférence à tout autre, la somme de 25,000 livres indispensable pour le curage du port, et d'avoir obtenu que l'intendant des galères fut chargé de l'emploi de ces fonds.
«Il sera nécessaire, ajoutait Colbert, que l'intendant commence à faire travailler tout de bon les pontons destinés à ce curage, rien n'estant plus important, dans le dessein que le roi a de restablir le commerce du Levant, que de rendre le port capable de recevoir et contenir toute sorte de vaisseaux. Quant au droit de cottimo, il faudra, sur toutes choses, s'appliquer à mettre la ville de Marseille en état de le supprimer dans quelques années, afin que la franchise de tous droits y appelle les estrangers, et rende ce port le plus fameux de toute la Méditerrannée[370].»
Cependant, après avoir sur l'invitation de Colbert, consulté les commerçants de Paris, de Lyon, de Marseille, M. de Nointel s'était rendu à Constantinople; mais ses démarches n'eurent pas le résultat dont on s'était flatté. Non-seulement il n'obtint pas l'égalité de traitement avec les autres nations, mais, malgré sa présence, les Français continuèrent à souffrir, écrivait-il, «les mêmes avanies et vexations de la part des officiers du sultan.» Un peu plus tard, toutes ses réclamations étant restées inutiles, il informa le roi qu'il croyait nécessaire qu'on envoyât quelques vaisseaux pour le chercher, ajoutant qu'une démonstration de guerre pourrait seule inspirer d'autres sentiments au grand-visir, qui s'était refusé jusqu'alors à rien changer aux conditions en vigueur. Avant de rien décider, Louis XIV fit écrire par Colbert à M. d'Oppède de se rendre sans retard à Marseille, d'assembler les députés du commerce et les marchands les plus capables de la ville, de les consulter, et de lui faire connaître le résultat de leurs délibérations, en y ajoutant son avis particulier, «afin, disait Colbert, que le roy puisse prendre une résolution sur une matière aussi importante en parfaite connoissance de cause[371].»
Peu de temps après, M. d'Oppède répondit que son avis, celui de l'intendant des galères et celui de la Compagnie du Levant étaient conformes au vœu de l'ambassadeur. Quant aux négociants de Marseille, ils avaient d'abord adopté le même sentiment; mais ensuite ils s'étaient divisés et n'avaient pas voulu signer leurs délibérations. Les uns prétendaient que la fermeté obligerait les Turcs à mieux traiter les Français et à renouveler les capitulations sur un meilleur pied; que, renouvelées de cette manière et par la menace de la guerre, elles seraient bien mieux exécutées qu'auparavant, et que, d'ailleurs, les mauvais traitements dont le commerce et l'ambassadeur avaient à se plaindre ne permettaient plus de délibérer. Le parti contraire objectait à cela que le commerce le plus considérable qui se fit en France étant celui du Levant, et ce commerce se trouvant, pour ainsi dire, le seul de Marseille et de la Méditerranée, il y avait lieu de craindre, si la guerre éclatait et si les Français établis dans le Levant étaient obligés de s'éloigner, que les Anglais et les Hollandais ne missent tout en œuvre pour les empêcher d'y revenir, en sorte que les Français se seraient privés eux-mêmes, au bénéfice des étrangers, de leur commerce le plus avantageux. Enfin, les partisans de la paix ajoutaient qu'une fois l'ambassadeur français rappelé, la fierté des Turcs ne leur permettrait pas de renouer les négociations, et que le commerce avec le Levant serait ruiné sans retour.
On était alors en 1671, et l'on prévoyait bien à la cour de France qu'une guerre avec la Hollande ne tarderait pas à éclater. Cette éventualité dut donc exercer une grande influence sur la décision de Louis XIV. Entre les deux partis qu'on lui conseillait, il prit un moyen terme, et se contenta de rappeler M. de Nointel[372]. Mais cette manifestation suffit pour effrayer le Divan. Sur cette seule menace, l'ambassadeur fut invité à rester, avec promesse de recevoir bientôt toute satisfaction. En effet, des négociations furent entamées, et, le 5 juin 1673, de nouvelles capitulations signées à Andrinople confirmèrent toutes les prétentions de Colbert. Ces capitulations autorisaient les Français à exporter du Levant toutes sortes de marchandises, même celles dites prohibées, à naviguer sur des navires appartenant à des nations ennemies de la Porte, sans pouvoir, en cas de saisie, être faits esclaves, à n'être justiciables que de leurs ambassadeurs ou consuls, à jouir des mêmes immunités que les Vénitiens, qui étaient alors la nation la plus favorisée, à ne participer en rien aux impôts du pays, et à faire profiter du bénéfice de leur pavillon toutes les nations qui n'avaient pas de traité avec le divan. L'article 19 des capitulations consacrait la préséance de l'ambassadeur français à la Porte dans les termes les plus formels et les plus honorables pour notre diplomatie. Cet article était ainsi conçu:
«Et parce que ledit empereur de France est entre tous les rois et les princes chrétiens le plus noble de la Haute-Famille, et le plus parfait ami que nos aïeux aient acquis entre lesdits rois et princes de la croyance de Jésus, comme il a été dit ci-dessus et comme témoignent les effets de sa sincère amitié; en cette considération, nous voulons et commandons que son ambassadeur, qui réside à notre heureuse Porte, ait la préséance sur tous les ambassadeurs des autres rois et princes, soit à notre divan public, ou autres lieux où ils se pourront trouver.»
Enfin, plusieurs dispositions particulièrement relatives au commerce complétèrent, sous le titre d'Articles nouveaux, les capitulations principales, et le troisième de ces articles fixa à 3, au lieu de 5 p. 100, les droits que les Français auraient à payer dorénavant sur toutes les marchandises, importées ou exportées par eux. C'était, on l'a vu plus haut, le point que Colbert avait le plus à cœur[373].
Bientôt, grâce aux avantages garantis par le traité de 1673, les relations commerciales de la France avec le Levant reprirent une partie de leur ancienne importance. Vers la fin du XVIIe siècle, le Languedoc seul y expédiait trente-deux mille pièces de drap, qui, à 30 livres la pièce, valaient 960,000 livres, et il en tirait quarante mille quintaux de laine évalués 400,000 livres[374]. Sans doute, aussi, toutes les autres provinces manufacturières du royaume s'associèrent à cet heureux mouvement, fruit des efforts et de l'activité de Colbert[375].
CHAPITRE XI.
De la vénalité des offices.—Elle est approuvée par Montesquieu et par Forbonnais.—Colbert supprime un grand nombre d'offices inutiles.—Nombre, valeur et produit des offices pendant son administration.—Ce qu'il fit en faveur de l'agriculture.—Il diminue le taux légal de l'intérêt.—Fait travailler au cadastre et modifie l'assiette de l'impôt.—Édits qui défendent de saisir les bestiaux pour le paiement des tailles.—Rétablissement des haras.—Colbert reconnaît que les peuples n'avaient jamais été aussi chargés auparavant.
Au nombre des abus dont Colbert se préoccupa, il faut compter parmi les plus funestes la vénalité des offices. Cet abus, profondément entré dans les mœurs de l'ancienne société, et à la conservation duquel le sort d'un grand nombre de familles était lié, Colbert ne songea pas sans doute à le détruire tout entier; mais il eut au moins la gloire d'en atténuer considérablement les conséquences en réduisant autant qu'il lui fut possible, sauf pendant les crises financières de la guerre, le nombre des officiers publics.
La vénalité des offices remontait aux premiers siècles de notre histoire. Déjà, sous saint Louis, une ordonnance défendit de vendre les offices de judicature, ce qui n'empêcha pas Louis-le-Hutin et Philippe-le-Long, ses successeurs, de les mettre en ferme. Au contraire, Charles V, Charles VII, Louis XI et Charles VIII ordonnèrent qu'au moment de la vacation de quelque office de judicature les autres officiers du même tribunal désigneraient deux ou trois sujets des plus capables parmi lesquels le roi choisirait le plus digne, «voulant, disaient les édits, que ces offices fussent conférés gratuitement, afin que la justice fût administrée de même.» Louis XII se vit dans la nécessité de les vendre pour payer les dettes contractées par son prédécesseur dans les guerres d'Italie; mais son projet était d'en rembourser le montant dès que l'état des finances le lui permettrait. Au lieu d'obéir à ce vœu, François Ier trafiqua de tous les emplois indistinctement. Sous les règnes suivants, les abus ne firent qu'augmenter. Bientôt un seul titulaire ne suffit plus pour la même charge, et presque tous les emplois de finances furent confiés à deux et quelquefois même à quatre agents, que l'on désignait comme il suit: l'ordinaire, l'alternatif, le triennal et le quatriennal. Une ordonnance de Henri II affecta 20,000 livres par an au trésorier de l'épargne qui serait en charge, et 10,000 livres à l'alternatif. La même ordonnance enjoignit de dresser le rôle de tous les emplois publics et de les mettre aux enchères, à l'exception de ceux qui ne rapportaient pas plus de 60 écus. Sur les observations de l'assemblée des notables, Henri IV avait d'abord décrété l'abolition de la vénalité au moyen d'une augmentation de traitement fixée à 10 pour 100 de la finance payée, augmentation qui cesserait au moment de la mort du titulaire. Par malheur, Henri IV ne persista pas dans ce système, et, en 1604, il rendit un édit portant qu'on pourrait conserver dans les familles la propriété de toute espèce d'offices en payant tous les ans aux parties casuelles le soixantième de ce qu'ils auraient coûté. Ce nouveau droit fut appelé droit annuel, mais principalement la paulette, du nom du traitant Paulet, qui en devint le fermier, moyennant 2,263,000 livres par an, avec un bail de 9 ans, toujours renouvelé depuis cette époque, malgré la promesse qu'Henri IV avait faite en l'établissant[376].
Deux hommes dont le nom a une grande autorité, bien qu'à des titres divers, Montesquieu et Forbonnais, ont approuvé la vénalité des offices. Suivant Montesquieu, «la vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire comme un métier de famille ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir et rend les ordres de l'État plus permanents.» Montesquieu ajoute que, si les charges ne se vendaient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendraient tout de même; que le hasard donne de meilleurs choix que le choix du prince, et que la manière de s'avancer par les richesses inspire et entretient l'industrie, chose dont le gouvernement monarchique a grand besoin. Enfin, comme preuve à l'appui de son assertion, Montesquieu a fait remarquer l'extrême paresse de l'Espagne où l'État donnait tous les emplois[377].
Quant à Forbonnais, il alléguait que le haut prix des charges était, entre les mains du prince, un gage de la fidélité des titulaires: qu'en général les riches recevaient une meilleure éducation; qu'ils avaient plus de dignité et de désintéressement, et que, d'ailleurs, la vénalité des charges était la source d'un impôt utile à l'État sans être onéreux au peuple. Enfin, Forbonnais pensait comme Montesquieu que, si les charges n'étaient pas vendues ostensiblement au profit de l'État, elles le seraient secrètement au profit des courtisans, et il paraît même que ce dernier motif détermina Sully à proposer l'édit de 1604, qui rétablit la vénalité des offices moyennant le payement du droit annuel[378]..
On a pu voir la faiblesse des arguments de Montesquieu en faveur de la vénalité des offices. Ici, comme dans beaucoup de passages de son ouvrage, Montesquieu s'est trompé pour avoir voulu assigner des mobiles divers aux actions des hommes, suivant qu'ils font partie d'un État monarchique ou républicain. Le cœur de l'homme est le même partout, et partout on a toujours estimé à honneur de remplir les principales charges d'un État. Jamais, au contraire, et nulle part, on n'a cru s'abaisser en acceptant des emplois publics[379].
«Quoi! dit Voltaire en commentant ce passage de l'Esprit des Lois, on ne trouverait point de conseillers pour juger dans les Parlements de France, si on leur donnait les charges gratuitement! La fonction divine de rendre justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes, un métier de famille! Plaignons Montesquieu d'avoir déshonoré son ouvrage par de tels paradoxes; mais pardonnons-lui. Son oncle avait acheté une charge de président en province, et il la lui laissa. On retrouve l'homme partout. Nul de nous n'est sans faiblesse.»
La paresse reprochée aux Espagnols par Montesquieu n'avait pas davantage la cause qu'il lui attribua, car elle provenait évidemment de la masse de numéraire qui leur arrivait des Indes. En Angleterre, en Hollande, la plupart des charges n'étaient pas vénales; elles s'y donnaient gratuitement comme en Espagne; pourtant, les populations n'y étaient pas inactives, et leur industrie faisait, au contraire, le désespoir de Colbert. Les motifs allégués par Forbonnais n'ont pas plus de fondement. Sous le système de la vénalité des charges, ce qui importait le plus à l'État, c'était, au moment de leur création, d'en toucher le prix; quant à la manière dont elles étaient ensuite remplies, dont la justice était rendue, le pays administré, il s'en préoccupait secondairement. On comprend que certains emplois doivent être confiés à des hommes riches; mais qui eût empêché de choisir de préférence les titulaires dans cette classe, ainsi que cela se pratique généralement aujourd'hui pour les fonctions judiciaires? Le prétexte d'un impôt utile sans être onéreux ne résiste pas davantage au raisonnement, car il eût fallu pour cela que l'acquéreur d'une charge consentît à n'en retirer que l'intérêt, ce qui n'avait pas lieu, de sorte que le peuple finissait toujours par payer, sous forme de gages, d'épices ou par tout autre expédient moins honnête, l'impôt dont on avait prétendu l'exonérer. Enfin, de ce que quelques courtisans besogneux auraient abusé de leur position pour rançonner les solliciteurs, ce n'était pas un motif suffisant pour que l'État renonçât à une de ses plus belles prérogatives. Il y avait en effet dans cette renonciation une atteinte profonde à la morale, à la raison, à un principe, et c'était vraiment aller trop loin de dire, comme Montesquieu, que le hasard donnait de meilleurs choix que le choix du prince. Le seul inconvénient que pût avoir l'abolition de la vénalité des offices, c'était de multiplier outre mesure le nombre des aspirants aux fonctions publiques; mais cet inconvénient, il y avait un moyen d'en diminuer considérablement la gravité en établissant, pour condition d'admission aux emplois, des règles sévères, des examens, des entraves enfin, dont la rigueur aurait pu s'accroître en proportion du nombre des candidats, et qui, en définitive, eussent encore tourné au profit du bien général.
Quoi qu'il en soit des raisons par lesquelles la vénalité des offices pouvait être attaquée ou défendue, à l'époque où Colbert arriva au ministère, la seule chose possible, tant, je le répète, la société était profondément engagée dans cette voie, c'était de diminuer le nombre vraiment prodigieux des emplois inutiles que les embarras des années précédentes avaient fait créer. Un des successeurs de Colbert disait agréablement à Louis XIV: Toutes les fois que Votre Majesté crée une charge, Dieu crée un sot pour l'acheter. Quelle que fût cette charge, l'acheteur n'était pas un sot s'il en retirait de bons revenus; aussi en trouvait-on pour les plus ridicules et les plus absurdes. En 1664, Colbert remboursa les titulaires d'un grand nombre d'offices superflus, entre autres tous les triennaux et quatriennaux. Il supprima aussi deux cent quinze charges de secrétaires de roi. En même temps, il fit faire un relevé de tous les offices de justice et de finance qui existaient alors dans le royaume. Ce relevé présente les résultats suivants.
La France se divisait alors en vingt-cinq grandes provinces ou généralités, et sa population était, comme on l'a vu, d'environ vingt à vingt-deux millions d'habitants.
Les recherches ordonnées par Colbert constatèrent que le nombre des officiers de justice et de finance s'élevait à 45,780.
Le prix courant de toutes ces charges réunies était de 459,630,842 livres; cependant le gouvernement ne les avait vendues que 187,276,978 livres, et les titulaires n'étaient censés toucher que 8,546,847 livres pour leurs gages. Or, on laisse à deviner s'ils étaient hommes à ne pas même retirer l'intérêt de l'argent qu'ils avaient déboursé. Enfin, le droit annuel aurait dû rapporter 2,002,447 livres; mais tous ceux qui avaient quelque protection se dispensaient de le payer, et ils n'en obtenaient pas moins, grâce à l'intervention des courtisans, la faculté de disposer de leurs charges comme ils l'entendaient[380].
Ainsi, une somme de 419 millions était soustraite au commerce et à l'agriculture, auxquels elle eût rendu de si grands services, et immobilisée entre les mains d'environ quarante-six mille familles, mortes par suite à toute activité, à toute ambition utile, et ne songeant qu'à exploiter leurs charges le plus fructueusement possible, en vue de leur intérêt, directement contraire à l'intérêt général. Ces fâcheuses conséquences du grand nombre et du prix excessif des charges publiques ne pouvaient échapper à Colbert. Une déclaration du 30 mai 1664 porte que, «parmi les abus et les désordres qui s'étaient glissés pendant les guerres et les troubles, l'augmentation des officiers inutiles et supernuméraires n'avait pas été le moindre[381].» En 1665 et en 1669 il fit rendre un édit pour fixer le prix des offices de justice, l'âge et la capacité des juges. Enfin, d'autres édits furent aussi rendus plus tard dans le même but, et pendant toute la durée de son administration, il ne négligea aucune occasion de rembourser les titulaires des offices dont l'inutilité constatée causait à l'État, abstraction faite du point de vue moral de la question, le double dommage que j'ai essayé d'expliquer.
On a souvent répété, d'après quelques biographes du XVIIIe siècle, que Colbert, exclusivement préoccupé de l'accroissement de l'industrie manufacturière, avait été indifférent aux intérêts de l'agriculture. L'examen impartial et complet de tous les actes de son administration prouve que cette accusation n'est pas fondée. Ce qui est vrai, et l'on en trouvera la preuve plus loin, c'est que l'exclusion, par le moyen du doublement du tarif qui eut lieu en 1667, de tous les objets manufacturés fournis antérieurement à la France par les étrangers, en échange de ses denrées, et les entraves apportées par ce ministre à l'exportation des grains, mais principalement la mobilité de la législation qu'il adopta à cet égard, firent un mal immense à l'agriculture. Cette mobilité fut une faute énorme, la plus grande, peut-être, que l'on puisse reprocher à l'administration de Colbert; mais, quelque grave qu'elle soit, ce n'est qu'une faute où il eut pour complices les préjugés de son temps, tandis que l'indifférence dont on a voulu lui faire un crime, à l'égard du plus précieux et du plus respectable des intérêts, surtout en France, mériterait un nom plus sévère, La diminution du nombre des offices devait, on vient de le voir, exercer, bien que dans des proportions restreintes, une influence favorable à l'agriculture. Plusieurs édits relatifs au taux de l'intérêt eurent, en partie, le même but. Cette question de l'intérêt de l'argent est des plus délicates. Des hommes éminents et très-justement célèbres, des penseurs profonds qui ont consacré une vie noblement désintéressée à l'étude des plus grands problèmes sociaux, considérant, avec raison, l'or et l'argent comme une marchandise, voudraient qu'elle pût être vendue ou prêtée avec la liberté qui préside à toutes les autres transactions commerciales. Toutefois, il est permis de se demander si le prêt ne constitue pas une variété de transaction comportant d'autres lois que la vente ordinaire, et si pour empêcher que les hommes forcés d'emprunter ne soient impitoyablement rançonnés, la justice publique ne doit pas, d'accord avec la loi religieuse, établir certaines limites que les hommes cupides et sans entrailles ne puissent dépasser. Ne devrait-on pas, dans tous les cas, commencer par abolir la contrainte par corps, malheureux vestige de cette horrible loi romaine qui donnait droit au créancier de prendre un morceau de la chair du débiteur impuissant à se libérer? En effet, sans la contrainte par corps, juste épouvantail des familles, la race des usuriers se montrerait bien plus circonspecte, et une foule de jeunes gens ne seraient pas entraînés par elle dans le guêpier des emprunts. Enfin, cette loi fatale achève d'obérer la plupart des petits marchands qui n'ont pas réussi et les met dans l'impossibilité de travailler à se relever, en les condamnant à une inaction forcée pendant que, d'un autre côté, leurs affaires, qu'ils ne peuvent pas surveiller, périclitent de plus en plus.
Au surplus, à l'époque où Colbert fit publier ses édits relatifs au taux de l'intérêt, le droit que s'arrogeait le gouvernement d'intervenir sur cette question n'avait pas même encore été mis en doute. Déjà, plusieurs dispositions avaient été prises à ce sujet, notamment en 1601, où le maximum de l'intérêt fut fixé par Sully au denier 16 (6 et un quart pour 100), au lieu de 10 pour 100. Sully motiva cet arrêt sur des considérations puissantes. En premier lieu, par suite de l'élévation de l'intérêt, ni les nobles ni les propriétaires ne pouvaient plus trouver d'argent, soit pour racheter, soit pour exploiter leurs terres. Ensuite, portait l'édit, cet intérêt «empêchait le trafic et commerce auparavant plus en vogue en France qu'en aucun autre État de l'Europe, et faisait négliger l'agriculture et manufacture, aimant mieux plusieurs sujets du roi, sous la facilité d'un gain à la fin trompeur, vivre de leur rente en oisiveté parmi les villes, qu'employer leur industrie avec quelque peine aux arts libéraux, ou à cultiver leurs héritages[382].» En 1634, le cardinal de Richelieu se fonda sur des motifs exactement semblables pour réduire l'intérêt au denier 18 (5 5/9 pour 100). Le Parlement refusa d'abord d'enregistrer cet édit, sans doute, a dit Forbonnais, «pour favoriser la paresse ou la vanité d'un petit nombre de rentiers, dont les trois quarts avaient oublié que si leurs pères n'eussent travaillé, ils n'auraient pas une famille honnête à citer.» Mais une lettre de jussion fit justice de ces prétentions[383]. Le premier édit que fit rendre Colbert sur le taux de l'intérêt date du mois de décembre 1665[384] Cet édit porte, en substance que le commerce, les manufactures et l'agriculture sont les moyens les plus prompts, les plus sûrs et les plus légitimes pour mettre l'abondance dans le royaume, mais qu'un grand nombre de sujets ont cessé de s'y adonner précisément à cause des gros intérêts que le change et rechange de l'argent produit et des produits excessifs qu'apportent les constitutions de rentes; d'un autre côté, la valeur de l'argent avait beaucoup diminué par suite de la quantité qui en était venue des Indes. En conséquence, l'intérêt de l'argent fut fixé au denier 20 (5 pour 100). Plus tard, il est vrai, au moment où s'ouvrit la campagne de 1672, et quand le besoin des emprunts commença à se faire sentir, une ordonnance du mois de février fixa au denier 18 les intérêts des sommes prêtées au roi. Enfin, au mois de septembre 1679, un nouvel édit fixa au même taux l'intérêt de l'argent dans toute la France, même pour change et rechange, si ce n'est à l'égard des marchands fréquentant la foire de Lyon[385].
Mais la sollicitude de Colbert en faveur de l'agriculture ne s'arrêta pas là. On sait les abus auxquels donnait lieu à cette époque la répartition des tailles. Dans le plus grand nombre des provinces, la taille était personnelle, c'est-à-dire que la qualité, la fortune et l'état apparent des personnes y servaient seuls de base aux répartitions: dans d'autres, notamment dans les pays d'États, elle était établie approximativement d'après l'étendue et le revenu présumé des terres; elle s'appelait alors taille réelle, et c'était la moins arbitraire. Colbert forma le projet de faire cadastrer tout le royaume. Antérieurement, cette opération avait été tentée à diverses reprises sur plusieurs points du territoire. Grégoire de Tours parle d'un cadastre qui y aurait été fait à la fin du VIe siècle par les ordres de Childebert. A une époque beaucoup plus rapprochée, en 1471, l'inégalité des impositions était devenue telle en Provence qu'un cadastre fut jugé inévitable. On vit alors que la moitié des habitants était parvenue à s'exempter de l'impôt au détriment de l'autre moitié. Mais toutes ces tentatives n'eurent jamais de résultats durables ni généraux. Colbert fit commencer par la généralité de Montauban l'opération du cadastre, et en moins de trois ans, de 1666 à 1669, elle fut terminée. Par ses ordres, toutes les précautions avaient été prises pour empêcher les usurpateurs de noblesse et les personnes puissantes de se soustraire aux effets de cette grande mesure[386]. Mais, le croirait-on? cette nouvelle forme de répartition souleva des réclamations assez vives dans le pays même qui devait en profiter. On se plaignit que les simples journaliers, c'est-à-dire ceux qui ne possédaient rien, fussent exempts de l'impôt[387]. Soit que cette opposition ait découragé Colbert, soit que d'autres soins l'aient préoccupé vers cette époque, la généralité de Montauban fut seule cadastrée, et l'opération en resta là sous son ministère[388]. Après lui, plusieurs pays d'États firent cadastrer, aux frais de la province, l'étendue de leur territoire, et, au moment de la Révolution, le bienfait de cette mesure était acquis au Languedoc, à la Provence, au Dauphiné, à la Guyenne, à la Bourgogne, à l'Alsace, à la Flandre, au Quercy et à l'Artois[389].
En même temps, Colbert remettait en vigueur les sages ordonnances de Sully, qui défendaient de saisir les bestiaux pour le paiement des tailles. Son édit date du mois d'avril 1667, et les effets en furent presque instantanés. En 1669, son frère, ambassadeur en Angleterre, lui ayant donné connaissance d'une proposition de quelques marchands anglais d'envoyer des salaisons d'Irlande dans nos colonies, Colbert lui répondit, à la date du 10 juin, que l'état du royaume et les diligences faites de toutes parts pour augmenter le nombre des bestiaux ne permettaient pas d'écouter ces propositions, et qu'on pourrait même vendre des salaisons aux Anglais, s'ils le souhaitaient[390]. L'année suivante, au mois de septembre, Colbert recommandait aux intendants d'examiner si le nombre des bestiaux augmentait et si les receveurs des tailles n'en faisaient point desaisie, contrairement aux intentions du roi. «Cependant, ajoutait-il, il faut en exécuter quelquefois, mais à la dernière extrémité, et pour effrayer.» Il leur disait, en outre, de se défier des avis qu'on leur fournirait sur l'augmentation des bestiaux, les donneurs d'avis étant persuadés de faire plaisir par des nouvelles d'augmentation. Toutefois, les campagnes ne retiraient pas, à ce qu'il paraît, grand profit de ces augmentations, car elles se plaignaient de ne pas vendre leurs bestiaux. L'intendant de Tours transmit ces plaintes à Colbert, qui lui répondit, le 28 novembre 1670, que le peu de débit des bestiaux provenait assurément d'autre chose que de l'entrée de ceux d'Allemagne et de Flandres, vu que, depuis l'augmentation des droits, il n'en venait presque plus dans le royaume[391]. L'édit de 1667, qui affranchissait les bestiaux de la saisie, limitait cette faveur à quatre années. En 1671, Colbert le renouvela, «n'y ayant rien, porte le préambule du nouvel édit, qui contribue davantage à la fécondité de la terre que les bestiaux, et pareille grâce ayant produit le plus grand fruit dans le public[392].» Dans le courant de la même année, on voit Colbert se préoccuper du soin de faire venir en France des béliers de Ségovie, «malgré la défense qu'il y a en Espagne d'en laisser sortir,» et des béliers d'Angleterre, «qui produisent les plus fines laines[393].» Enfin, le 6 novembre 1683, un mois après la mort de Colbert, il parut une nouvelle déclaration portant défense de saisir les bestiaux, et nul doute qu'elle n'eût été préparée par ses soins[394].
La même remarque peut être faite pour un arrêt du Conseil concernant le rétablissement des haras du royaume, qui fut publié le 28 octobre 1683. Le 17 octobre 1665, un arrêt avait été rendu à ce sujet, et il portait que le roi voulait prendre dorénavant un soin particulier de rétablir les haras ruinés par les guerres et désordres passés, «même les augmenter de telle sorte que ses sujets ne fussent plus obligés de porter leurs deniers dans les pays étrangers pour achats de chevaux.» Par suite de cet arrêt, des étalons furent achetés en Frise, en Hollande, en Danemark, en Barbarie, et répartis en une vingtaine de haras. L'arrêt du 28 octobre 1683 eut donc pour objet de donner une nouvelle vigueur à celui qui avait paru en 1665, pendant l'administration de Colbert[395].
Voilà quels furent en quelque sorte les adieux à l'agriculture de ce ministre qu'on a souvent représenté comme indifférent au sort de la population qui vit dans les campagnes, et qu'on a accusé de n'avoir rien fait pour elle. Son attention extrême et constante à réduire l'impôt des tailles que cette population acquittait en grande partie; la réduction du nombre des offices et du taux de l'intérêt; la défense de saisir les bestiaux pour le paiement des charges publiques; les soins donnés à l'accroissement, à l'amélioration du bétail, la diminution du prix du sel, le rétablissement des haras, tous ces faits prouvent, au contraire, que Colbert n'eut jamais la pensée de sacrifier l'agriculture à l'industrie, le travail de la terre à celui des manufactures[396]. Je l'ai déjà dit, Colbert aimait véritablement, sincèrement le peuple, et il fit au privilège, cette ruine du peuple, toute l'opposition que comportaient la forme du gouvernement et le caractère du roi. Comment donc eût-il été indifférent au sort de ces cultivateurs, source première de toute richesse, et dont la condition a d'autant plus de droits à l'intérêt du gouvernement que leurs travaux sont plus rudes, leurs privations plus grandes? On raconte qu'un jour, au milieu des champs, un de ses amis le surprit les larmes aux yeux, et l'entendit s'écrier: «Je voudrais pouvoir rendre ce pays heureux, et que, éloigné de la cour, sans appui, sans crédit, l'herbe crût jusque dans mes cours[397]!» Un mémoire qu'il remit au roi vers 1680, pour lui rendre compte de l'état de ses finances, contient les paroles suivantes: «Nonobstant tout ce qui a été fait, il faut toujours avouer que les peuples sont fort chargés, et que, depuis le commencement de la monarchie, ils n'ont jamais porté la moitié des impositions qu'ils portent; c'est-à-dire que les revenus de l'État n'ont jamais été à 40 millions, et qu'ils montent à présent à 80 et plus[398].» Certes, il est impossible que le ministre qui a tracé ces lignes et dit ces vérités à Louis XIV ne se soit pas préoccupé du sort des campagnes. Au surplus, les faits justifient suffisamment ses intentions[399]. Par malheur, tant de soins et de sollicitude furent neutralisés par une sollicitude d'un autre genre, par un excès de précautions en ce qui touchait l'approvisionnement des grains nécessaires à la subsistance du royaume. Cette fatale question des grains, qui revient de temps en temps effrayer les populations et leur causer de vives paniques, au moment même où les préjugés qui l'ont si longtemps obscurcie paraissaient complètement détruits, fut l'écueil principal de Colbert. Il me tarde d'avoir examiné cette partie très-fâcheuse et très-ingrate de son administration. Heureusement, après cela, il n'y aura guère plus qu'à louer.
CHAPITRE XII.
Nouveaux détails sur la disette de 1662.—Mesures adoptées par le gouvernement.—Législation sur le commerce des grains avant Colbert.—Exposition de son système.—Comment il a été défendu et attaqué.—Prix moyen du blé pendant le XVIIe siècle.—Lettres de Colbert relatives au commerce du blé.—Résultats de son système.—Extrême détresse des provinces.—Curieuse lettre du duc de Lesdiguières.—Causes de l'erreur de Colbert touchant le commerce des grains.—Nécessité de combattre par l'enseignement les préjugés qui existent encore à ce sujet.
On se souvient que la première année du ministère de Colbert avait été marquée par une disette terrible, celle de 1662. Louis XIV raconte comme il suit, dans ses Instructions au Dauphin, les mesures qui furent adoptées pour en adoucir la rigueur:
«J'obligeai les provinces les plus abondantes à secourir les autres, les particuliers à ouvrir leurs magasins et à exposer leurs denrées à un prix équitable. J'envoyai en diligence des ordres de tous côtés pour faire venir par mer, de Dantzick et autres pays étrangers, le plus de blés qu'il me fut possible; je les fis acheter de mon épargne; j'en distribuai gratuitement la plus grande partie au petit peuple des meilleures villes, comme Paris, Rouen, Tours et autres. Je fis vendre le reste à ceux qui en pouvoient acheter, mais j'y mis un prix très modique, et dont le profit, s'il y en avoit, étoit employé au soulagement des pauvres, qui tiroient des plus riches, par ce moyen, un secours volontaire, naturel et insensible. A la campagne, où les distributions de blé n'auroient pu se faire si promptement, je les fis en argent, dont chacun tâchoit ensuite de soulager sa nécessité[400].»
Telles furent les mesures inspirées par Colbert. On a déjà vu que ces précautions et ces aumônes ne remédièrent qu'à une très-faible partie du mal. Le souvenir de la disette de 1662 demeura gravé dans l'esprit de Colbert; et cette préoccupation, toute louable qu'elle fût dans son principe, devint la source d'une erreur qui exerça sur la condition économique du royaume les plus funestes conséquences[401].
Le 19 août 1661, le Parlement de Paris avait défendu aux marchands, de contracter aucune société pour le commerce des grains et d'en faire aucun amas. Trois semaines après, Colbert arrivait au pouvoir, et non-seulement l'arrêt du 19 août, cause principale de la disette de 1662, ne fut pas cassé, mais, tout en reconnaissant les avantages des exportations, ce ministre adopta un système qui, par sa mobilité, diminua leur importance d'année en année et aboutit à des disettes périodiques.
La législation sur le commerce des grains avait subi, en France, antérieurement à Colbert, des variations nombreuses. Là encore, c'est la liberté qui était ancienne; la prohibition, qui n'est qu'une forme du despotisme, était venue bien longtemps après. Depuis Charlemagne jusqu'à la fin du règne de Charles V, c'est-à-dire pendant près de cinq cents ans, l'exportation avait été de droit commun. Dans un édit très-détaillé, en date du 20 juin 1537, François Ier rétablit la liberté du commerce des grains que quelques-uns de ses prédécesseurs avaient parfois suspendue. Quant à l'administration de Sully, elle fut surtout célèbre par la protection que ce sage ministre accorda à l'agriculture, et par la liberté d'exporter les blés qui en était la conséquence. On sait ce qu'il écrivit à Henri IV au sujet d'un arrêt rendu par les magistrats de Saumur contre la sortie des blés: Si chaque juge du royaume en fait autant, bientôt vos sujets seront sans argent, et, par conséquent, Votre Majesté. En 1631, il est vrai, un édit de Louis XIII défendit l'exportation sous peine de punition corporelle; mais sous Louis XIV même, pendant l'administration de Fouquet, un arrêt du conseil, du 24 janvier 1657, accorda la permission d'exporter les blés hors du royaume, sur ce motif digne d'attention que les habitants des provinces, étant contraints de vendre le blé à vil prix, n'avaient pas de quoi payer leurs tailles et autres impositions[402].
Le système de Colbert sur le commerce des grains a été, on le sait, l'objet des plus vives attaques de la part des économistes du XVIIIe siècle. Malheureusement, ces attaques n'étaient que trop fondées. On ne possède aucun des arrêts qui ont dû être publiés sur ce commerce, de 1661 à 1669; mais vingt-neuf arrêts, rendus depuis cette dernière époque jusqu'à la mort de Colbert, ont été recueillis et permettent d'apprécier, en toute connaissance de cause, cette partie si importante de son administration.
Dans cette période de quatorze ans, l'exportation a été prohibée pendant cinquante-six mois.
Huit arrêts l'ont autorisée en payant les 22 livres par muid fixées par le tarif de 1664[403]; cinq en payant la moitié ou le quart de ces droits, et huit avec exemption de tous droits.
Huit autres arrêts sont prohibitifs.
Enfin, il est à remarquer que les autorisations d'exporter ne sont jamais accordées que pour trois ou six mois, et très-rarement pour un an.
Les défenseurs de Colbert ont fait observer, en s'appuyant sur ces arrêts mêmes, qu'un système moins variable eût sans doute produit de meilleurs résultats; mais qu'après tout, ce ministre ne fut pas, comme on l'en avait accusé, systématiquement hostile à l'exportation des grains, puisque, sur quatorze années, elle avait été permise pendant neuf ans; qu'il était d'ailleurs bien obligé d'attendre l'apparence des récoltes pour prendre une détermination; et qu'enfin il avait un puissant motif de ne pas autoriser trop facilement les exportations: c'était le grand nombre d'hommes que Louis XIV eut presque toujours sous les armes, et l'avantage que le gouvernement trouvait à les faire subsister à bon marché. En effet, presque tous les édits de prohibition sont motivés sur la nécessité «de maintenir l'abondance dans le royaume et faire subsister avec plus de facilité les troupes pendant le quartier d'hiver[404].»
A cela, Boisguillebert, Forbonnais et, après eux, les économistes ont répondu victorieusement qu'en n'accordant des autorisations d'exportation que pour trois ou six mois, et en laissant sans cesse les propriétaires sous la menace d'une prohibition, basée tantôt sur les apparences de la récolte, tantôt sur la subsistance des troupes, tantôt enfin sur la nécessité d'empêcher que les ennemis ne vinssent chercher en France les blés qui leur étaient nécessaires, Colbert avait découragé les cultivateurs et rendu le commerce des grains presque nul; que, par suite, toutes les terres médiocres avaient été abandonnées, et qu'on n'avait plus exploité que celles de première qualité; que la diminution effectuée sur les tailles était un soulagement illusoire, si, tandis que les impôts de consommation avaient décuplé depuis 1661, le prix des produits de la terre, source génératrice de toute richesse, restait invariablement le même; qu'un système d'où il résultait que la France, avec sa population de vingt à vingt-deux millions d'habitants à nourrir, avait à craindre une disette tous les trois ans, était radicalement vicieux; et qu'enfin la preuve évidente que le sort des campagnes était plus misérable que jamais, c'est que le prix de la plupart des objets nécessaires à la vie avait triplé depuis 1600, tandis que le blé se vendait toujours au même prix. A ce sujet, Boisguillebert prouvait qu'une paire de souliers, qu'on pouvait se procurer pour 15 sous, au commencement du XVIIe siècle, valait cinq fois plus cent ans après. De son côté, Forbonnais démontrait les fâcheux effets du système de Colbert par la comparaison du prix des blés pendant un siècle. Voici les chiffres qu'il produisit à cette occasion:
|
Prix moyen du setier de blé. (1 hect. 56 cent.) | |||
| De 1596 à 1605 | 10 | liv. | |
| De 1606 a 1615 | 8 | ||
| De 1616 à 1625 | 9 | ||
| De 1626 à 1635 | 12 | ||
| De 1636 à 1645 | 12 | ||
| De 1646 à 1655 | 17 | ||
| De 1636 à 1665 | (à cause de la disette de 1662) | 18 | |
| De 1666 à 1675 | 10 | ||
| De 1676 à 1686 | 10 | ||
Dans cette dernière période, observe Forbonnais, il y eut, à la vérité, des années de disette où le prix du blé s'éleva à plus de 13 livres; mais la moyenne du prix, pendant dix ans, n'en fut pas moins d'environ 10 livres le setier, c'est-à-dire 7 livres de moins que de 1626 à 1655.
Les arguments qui précèdent reposent sur des faits malheureusement incontestables et n'ont jamais été réfutés[405]. On peut ajouter que, relativement aux manufactures en vue desquelles, dit-on, Colbert fit tous ces efforts pour maintenir les grains au plus bas prix possible, son système eut des résultats également fâcheux; car les productions de la terre n'allant plus à l'étranger et se vendant très-mal à l'intérieur, la consommation diminua en même temps que la culture; et une grande partie des manufactures grossières, celles dont le débit importait le plus, tombèrent, faute de débouchés, lorsqu'on cessa de les soutenir par des encouragements.
La volumineuse correspondance de Colbert fournit peu de détails concernant les opérations sur les grains; seulement, il est assez curieux que le petit nombre de lettres qui s'y rapportent soient la condamnation même de son système. Le 13 septembre 1669, ce ministre écrivit à M. de Pomponne, ambassadeur en Hollande, que, les blés n'ayant aucun débit, les propriétaires ne tiraient point de revenus de leurs biens, «ce qui, par un enchaînement certain, empeschoit la consommation et diminuoit sensiblement le commerce.» Quelques mois après, le 20 décembre 1669, il adressa la lettre suivante à l'intendant de Dijon.
«Ayant appris qu'il y a cette année une grande abondance de bleds en Bourgogne, et que la disette que les provinces de Languedoc, Provence et mesme d'Italie, en ont, les obligera de s'en pourvoir d'une quantité considérable en ladite province de Bourgogne, je vous prie de me faire scavoir si l'on commence à en tirer et s'il n'y a aucun empeschement dans la voicture, soit à Lyon ou ailleurs, et comme cela est fort important et que ce débit pourra apporter beaucoup d'argent, vous me ferez plaisir de vous informer de tout ce qui ce passera sur cette traicte des bleds et de me faire part de tout ce que vous en apprendrez[406].»
Une circulaire aux intendants, du mois d'août 1670, porte que le roi ayant autorisé le transport des blés hors du royaume, sans droits, du 18 mars au 1er septembre, et ce terme approchant, il importe de connaître si la récolte a été abondante, «afin que Sa Majesté puisse prendre la résolution qu'elle estimera la plus avantageuse à son service et au commerce de ses sujets[407].» Enfin, le 6 juillet 1675, un arrêt du conseil ayant défendu la sortie des blés, Colbert écrivit quelques jours après à l'intendant de Bordeaux pour lui dire d'en suspendre la publication. Celui-ci lui répondit, le 25 juillet 1675, qu'il avait pris sur lui de prévenir ses ordres, et que le beau temps qui continuait serait sans doute une nouvelle obligation pour le roi de laisser à ces deux provinces la liberté de chercher de l'argent dans les pays étrangers par la vente des grains qu'elles avaient de trop. L'intendant ajoutait «que ce secours devenait d'autant plus nécessaire que la campagne était entièrement épuisée d'argent, et que, nonobstant les contraintes exercées par les receveurs des tailles, la difficulté des recouvrements augmentait tous les jours par l'impuissance des redevables[408].»
Je ne parle pas d'un grand nombre de lettres écrites, en 1677, à Colbert par le lieutenant de police La Reynie pour le tenir exactement au courant du prix des grains, lettres desquelles il résulte qu'on craignit encore une disette cette année, où l'exportation fut d'ailleurs défendue.
On vient de voir quel fut le système de Colbert relativement au commerce des grains. Cette erreur d'un ministre si remarquable sous tant d'autres rapports peut être considérée comme une calamité publique et les conséquences en furent désastreuses. Jamais, il est triste de le dire, la condition des habitants des campagnes n'a été aussi misérable que sous le règne de Louis XIV, même pendant l'administration de Colbert, c'est-à-dire dans la plus belle période de ce règne et au commencement de ces grandes et fatales guerres qui en assombrirent la majeure partie. Les lettres adressées à Colbert contiennent à ce sujet les révélations les plus désolantes. Le 29 mai 1673, le gouverneur du Poitou lui écrivait «qu'il avait trouvé les esprits du menu peuple pleins de chaleur et une très-grande pauvreté dans le pays.» A la même date, le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, donnait à Colbert les détails les plus affligeants sur l'état de cette province. Il faut reproduire en entier sa lettre, qui répand un jour curieux sur cette époque, si brillante à la surface, mais où le peuple eut tant à souffrir de la guerre et des fausses mesures de l'administration.
«Monsieur, je ne puis plus différer de vous faire sçavoir la misère où je vois réduite cette province, le commerce y cesse absolument, et de toutes parts on me vient supplier de faire connoistre au roy l'impossibilité où l'on est de payer les charges. Il est asseuré, Monsieur, et je vous parle pour en estre bien informé, que la plus grande partie des habitants de ladite province n'ont vescu pendant l'hyver que de pain de glands et de racines, et que présentement on les void manger l'herbe des prez et l'escorce des arbres. Je me sens obligé de vous dire les choses comme elles sont pour y donner après cela l'ordre qu'il plaira à Sa Majesté, et je profitte de cette occasion pour vous asseurer de nouveau que personne au monde n'est plus véritablement que moy, Monsieur,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«Le duc de Lesdiguières.
Grenoble, ce 29 may 1675.»[409]
Voici, d'ailleurs, ce qu'on lit dans un mémoire remis par Colbert lui-même à Louis XIV, en 1681:
«Ce qu'il y a de plus important, et sur quoi il y a plus de réflexion à faire, c'est la misère très-grande des peuples. Toutes les lettres qui viennent des provinces en parlent, soit des intendants, soit des receveurs généraux ou autres personnes, mesme des évêques.»[410]
Telle était donc, à cette époque du règne de Louis XIV, la situation de la Gascogne, du Poitou, du Dauphiné, et probablement de beaucoup d'autres provinces. En 1687, quand Colbert fut mort, la misère augmentant sans cesse, ses successeurs crurent y remédier en défendant d'une manière absolue, sous peine de confiscation et de 500 livres d'amende, l'exportation des grains et légumes de toutes sortes, des laines, chanvres et lins du crû; puis, en 1699, le commerce des grains de province à province, ce commerce que Colbert lui-même avait toujours respecté, fut prohibé[411]. Les courageux écrits et la disgrâce de Vauban et de Boisguillebert, celle de Racine, les remontrances de Fénelon et de Catinat font assez voir quel fut le résultat de ces diverses mesures, et à quel excès de détresse les neuf dixièmes du royaume furent alors réduits.
On sait enfin que, dans une appréciation devenue célèbre, Vauban estimait, en 1698, que près du dixième de la population était réduit à la mendicité; que des neuf autres parties cinq n'étaient pas en état de lui faire l'aumône; que trois autres étaient fort gênées, embarrassées de dettes et de procès; que dans la dernière, où figuraient les gens d'épée et de robe, le clergé, la noblesse, les gens en charge, les bons marchands et les rentiers, on ne pouvait pas compter cent mille familles; et qu'au total il n'y en avait pas dix mille qu'on pût dire fort à leur aise.....[412]
Quant à Colbert, les préjugés de son temps en matière de subsistances, l'ignorance inévitable des principes, puisque les maîtres de la science ne les avaient pas encore fixés, le fantôme des accaparements, dont la concurrence aurait fait si bon marché, ce désir de tout diriger, de tout régler et d'intervenir partout, qui fut le défaut capital de son administration, le jetèrent dans les embarras qu'on vient de voir. En laissant, pour ainsi dire, aller les choses, Sully avait entretenu le royaume dans l'abondance; Colbert, en multipliant les arrêts relatifs au commerce des grains, en autorisant ou proscrivant ce commerce tous les trois mois, le ruina complètement, et entraîna dans cette ruine les propriétaires et les cultivateurs, c'est-à-dire tout le royaume, à l'exception de ceux qui occupaient des charges lucratives, et d'un certain nombre de manufacturiers ou de fabricants privilégiés. Encore ceux-ci, à privilège égal, auraient eu tout à gagner à un système différent. Une sollicitude excessive, exagérée, avait dicté à Colbert ses règlements sur les corporations, sur les longueur, largeur et qualités des étoffes, règlements qui eurent de si fâcheuses conséquences. Ici encore, le même excès le fit dévier du but où il voulait atteindre. A force de se préoccuper de la famine, il amena les choses à ce point que, dans un pays qui peut nourrir près de quarante millions d'habitants, une partie des vingt à vingt-deux millions d'hommes qui le peuplaient alors était exposée, une année sur trois, à vivre d'herbes, de racines et d'écorce d'arbres, ou à mourir de faim. Sans doute, en agissant ainsi, Colbert ne fit que payer son tribut aux préjugés de l'époque. Et ces préjugés, il eut lui-même occasion de les combattre dans plus d'une circonstance. Une fois, entre autres, le Parlement de Provence ayant voulu s'opposer à l'exécution d'un édit du 31 décembre 1671, qui autorisait la sortie des grains pendant un an, Colbert fit ce qu'avait fait Sully en pareille occurrence; le 10 mai suivant, il cassa l'arrêt du Parlement de Provence et maintint ses premiers ordres[413]. Mais l'ensemble de son système fut véritablement désastreux. N'oublions pas, toutefois, que, cent ans après Colbert, un ministre non moins intègre, non moins ami du peuple, et beaucoup plus éclairé, fut renversé du pouvoir précisément pour avoir voulu faire respecter la liberté du commerce des grains. A la vérité, vivant à une époque où l'autorité était forte et respectée, Colbert n'aurait pas rencontré les mêmes obstacles que Turgot, si les conséquences de cette liberté se fussent clairement dessinées à son esprit, et s'il eût autorisé plus régulièrement l'exportation des grains; malheureusement, il n'en fut point ainsi, et, faute des lumières nécessaires, on peut le dire, son administration a donné le triste et singulier spectacle d'un ministre qui, malgré sa préoccupation constante pour les intérêts du peuple et le plus ardent désir d'améliorer sa condition, lui a fait peut-être le plus de mal. Grande leçon pour ceux qui croiraient que les bonnes intentions suffisent aux administrateurs, et que le gouvernement des intérêts matériels d'une nation ne constitue pas une science! Cette science, il est vrai, n'est pas moins nécessaire aux peuples qu'aux ministres. Le résultat de l'expérience tentée par Turgot est là pour le prouver.
CHAPITRE XIII.
Sur l'organisation du Conseil de commerce.—Création d'entrepôts de commerce.—Colbert fait de grands efforts pour que le transit des transports entre la Flandre et l'Espagne ait lieu par la France.—Édit portant que la noblesse peut faire le commerce de mer sans déroger (1669).—Établissement d'une Chambre des assurances à Marseille (1670.)—Ordonnance pour l'uniformité des poids et mesures dans les ports et arsenaux (1671).—Opérations sur les monnaies avant Colbert.—Réformes importantes qu'il introduisit dans cette administration.—Colbert défend l'exportation des métaux précieux.—Commerce de la France avec l'Espagne.—Évaluation du numéraire existant en France à diverses époques.
On a souvent fait honneur à Colbert de la création du Conseil de commerce; mais déjà une assemblée de ce genre avait été réunie par Henri IV en 1604, et, entre autres vœux, elle avait recommandé que le roi favorisât particulièrement la plantation des mûriers. On sait avec quelle faveur Henri IV accueillit ce vœu[414]. En 1626, le cardinal de Richelieu établit un Conseil de commerce permanent et en prit la direction. Quatre conseillers d'État et trois maîtres des requêtes en firent partie avec lui. Forbonnais observe que la qualité des personnes ne pouvant suppléer à l'expérience ni aux principes, cette nouvelle tentative n'eut pas plus de succès que la première. Plus tard, cependant, des hommes pratiques furent introduits dans ce Conseil; car le père de Fouquet, autrefois armateur et qui avait gagné une grande fortune dans le commerce des colonies, fut désigné pour y siéger. Colbert ne fit donc que se servir d'une institution déjà ancienne, qu'il perfectionna sans doute, et à laquelle un édit de 1700, rendu sous le ministère de M. de Chamillart, donna une nouvelle organisation en y appelant, outre six membres nommés par le roi, douze marchands négociants, désignés librement et sans brigue par le corps de ville et par les marchands négociants de Paris, Rouen, Bordeaux, Lyon, Marseille, La Rochelle, Nantes, Saint-Malo, Lille, Bayonne et Dunkerque[415]. L'institution actuelle des trois Conseils du commerce, des manufactures et de l'agriculture, date de là.
La création d'entrepôts de commerce, les mesures prises pour encourager le transit des marchandises étrangères sur le territoire français, l'édit qui déclare le commerce de mer ne point déroger à la noblesse, la création d'une Chambre des assurances à Marseille, remontent encore à cette année 1669, la plus féconde en ordonnances, édits et règlements sur toute sorte de matières pendant l'administration de Colbert, et au commencement de l'année suivante. On se souvient que le tarif de 1664 avait isolé les provinces qui s'y étaient soumises au moyen d'une double chaîne de douanes qui les rendait complètement étrangères à celles qui ne l'avaient pas adopté. Cet état de choses, qui eût empêché tout commerce, avait été heureusement modifié en 1664 même par la création de onze entrepôts, situés circulairement dans l'étendue des cinq grosses fermes, et au moyen desquels les négociants qui réexportaient des marchandises provenant des provinces appelées étrangères rentraient dans l'intégralité des droits acquittés. Au mois de février 1670, le bienfait des entrepôts fut étendu à toutes les villes maritimes, dans le but, disait l'édit, «d'augmenter encore la commodité des négociants de quelque pays qu'ils fussent, en leur donnant la facilité de se servir des ports du royaume comme d'un entrepôt général, pour y tenir toute sorte de marchandises, soit pour les vendre en France, soit pour les transporter hors du royaume, moyennant la restitution des droits d'entrée qu'ils auraient payés.» Seulement, la restitution des droits d'entrée n'était pas possible d'un bail à l'autre, ce qui était un sujet d'embarras très-grand pour les négociants, et il peut paraître surprenant que Colbert n'ait pas cru devoir obvier à un aussi grave inconvénient en ne soumettant les marchandises à l'acquittement des droits qu'au moment de leur mise en consommation, quand il y avait lieu[416].
On sait que la France attache, aujourd'hui encore, une extrême importance à ce que les divers États auxquels elle confine empruntent son territoire pour le transport des marchandises qu'ils s'expédient, et sa position géographique autorise bien d'ailleurs les prétentions qu'elle a toujours eues de faire le commerce de transit d'une grande partie de l'Europe. Cette préoccupation fut peut-être plus vive que jamais en 1669, et l'on ne saurait croire combien de lettres écrivit Colbert pour engager les négociants de Lille et des autres villes récemment incorporées à la France à expédier par terre jusqu'au Havre les marchandises qu'ils envoyaient en Espagne, où ils entretenaient alors beaucoup de relations, soit parce que l'Espagne était leur ancienne métropole, soit plutôt à cause de son commerce des Indes. Il y avait, au surplus, dans ces démarches de Colbert, outre le but commercial et ostensible, un but politique très-sensé; car, en multipliant les intérêts des villes conquises avec la France, on espérait les habituer plus promptement et plus sûrement à sa domination. Colbert supprima d'abord tout droit de transit entre la Flandre et l'Espagne, et il paya un entrepreneur pour se charger du transport des marchandises de Lille au Havre à meilleur marché que ne le faisaient des Allemands, qui en avaient été chargés jusqu'alors. En même temps, il mit quelques bâtiments de l'État à la disposition des négociants, sans compter les escortes qu'il proposait de fournir à tous leurs convois, quel qu'en fût le nombre. Puis, poussant la sollicitude à l'extrême, il écrivait à l'intendant de la Flandre de bien faire valoir tous ces soins aux nouveaux sujets de Sa Majesté, en leur disant qu'elle les conviait à en profiter pour leur avantage, sans les y forcer. Une autre fois, toujours à l'occasion du transit, il se plaignait que les marchands de Lille et des villes conquises n'envoyassent pas assez de ballots par la voie des provinces françaises, et il recommandait à l'intendant de ne jamais rien décider à ce sujet sans avoir entendu les marchands et les fermiers, afin de maintenir la balance égale entre eux; d'être plutôt un peu dupe des marchands que de gêner le commerce, parce que ce serait anéantir les produits; enfin, d'objecter toujours la rigueur des ordonnances, pour que les peuples, sachant que la grâce leur venait du roi, fussent portés à lui en avoir toute la reconnaissance. Recommandations profondes, et qui dénotaient chez Colbert, non-seulement une grande habileté, mais aussi un véritable attachement pour les intérêts dont la direction était confiée à ses soins[417]!
L'édit qui permettait à la noblesse de se livrer au commerce de mer sans déroger date de la même époque. Montesquieu a dit: «Il est contre l'esprit du commerce que la noblesse le fasse dans une monarchie[418].» C'est une erreur de plus à ajouter aux erreurs du célèbre publiciste. Déjà, en 1664, lors de la création des Compagnies des Indes orientales et occidentales, on avait permis à la noblesse de s'y associer sans perdre ses privilèges. L'édit du mois d'août 1669 généralisa ce droit. Le préambule portait que le commerce, particulièrement le commerce maritime, était la source féconde qui répandait l'abondance dans les États; qu'il n'existait pas de moyen plus légitime d'acquérir du bien; que celui-là avait été en grande considération parmi les nations les plus policées; que les lois et ordonnances n'avaient véritablement défendu aux gentilshommes que le trafic en détail, l'exercice des arts mécaniques et l'exploitation des fermes d'autrui, mais que, pourtant, c'était une opinion généralement accréditée que le commerce maritime était incompatible avec la noblesse. Tels sont les motifs sur lesquels se fonda Colbert. Si ses vues eussent été comprises, si une faible partie des capitaux que possédait la noblesse eût été affectée au commerce, non-seulement la richesse, mais la puissance du royaume s'en fussent accrues, et, on peut le dire, les nobles qui se seraient livrés au commerce auraient servi leur pays, moins glorieusement sans doute, mais aussi utilement que d'autres pouvaient le faire sur les champs de bataille. Par malheur, d'un côté les préjugés de classe, de l'autre, la série de guerres où la France entra peu de temps après, ne permirent pas à l'édit de 1669 de porter les fruits que Colbert en avait espérés. Sous le même règne, en 1701, un nouvel édit permit aux nobles, la magistrature exceptée, de se livrer au commerce en gros[419]. Mais cette faculté ne fut pas plus recherchée que la première fois, et tandis qu'en Angleterre le grand commerce enrichissait le pays et doublait l'importance de ses ressources; en France, l'absence des capitaux et de tout esprit d'association ne permettait d'entreprendre aucune de ces grandes opérations qui faisaient la fortune de nos rivaux et les rendaient peu à peu maîtres de tous les marchés.
L'institution d'une Chambre des assurances, ce puissant levier commercial, eut lieu vers le même temps à Marseille, grâce aux soins de Colbert. Le 30 juin 1670, ce ministre écrivit à M. d'Oppède, premier président du Parlement de Provence, pour lui donner l'ordre de faire établir cette Chambre sur le modèle de celle qui existait à Paris, «afin, dit-il, de contribuer à rétablir dans Marseille le commerce qui s'y faisait autrefois[420].»
Enfin, une mesure de détail qui a néanmoins son importance, se rattache à cette époque de la vie de Colbert. Le 21 août 1671, il fut publié une ordonnance pour rendre uniformes les poids et mesures dans tous les ports et arsenaux de France[421]. On ne saurait douter, d'après cela, que l'universel et infatigable ministre n'ait été frappé des inconvénients de toute sorte occasionnés par la diversité infinie des poids et mesures, et qu'il n'eût désiré établir un système uniforme dans toute la France. Mais les difficultés que cette amélioration a rencontrées de nos jours même font voir ce qu'elles eussent été il y a cent soixante ans, et tout porte à croire que la plupart des provinces, notamment les pays d'États, auraient cru leurs libertés et leurs privilèges à jamais compromis, si le gouvernement leur eût demandé, dans l'intérêt du commerce, le sacrifice des poids et mesures qu'ils avaient reçus de leurs aïeux.
C'est ici le lieu de signaler une très-habile opération de Colbert sur les monnaies, et les changements qu'il introduisit dans cette branche de l'administration, à laquelle, depuis son ministère, il n'a été apporté que des modifications de détail. La fabrication des monnaies avait donné lieu, antérieurement à Sully, aux plus inconcevables fraudes. Des rois de France, Philippe-le-Bel entre autres, avaient perfidement affaibli le poids des espèces, comme auraient pu le faire de faux-monnayeurs passibles du gibet. Il est vrai que c'était pour la raison d'État. L'administration de Sully lui-même donna lieu, sous ce rapport, à des plaintes unanimes très-fondées, et l'on reproche particulièrement à ce ministre un édit de 1609 qui non-seulement dépréciait les monnaies étrangères, en prohibait la circulation, mais encore défendait, sous peine de confiscation, d'amende et de prison, de transporter hors du royaume l'argent monnayé ou non monnayé. Heureusement, la Cour des monnaies, le Parlement, le peuple et le commerce firent une telle opposition à cet édit qu'il ne fut pas exécuté, du moins en ce qui concernait les monnaies étrangères, dont le commerce savait bien, au surplus, déterminer la véritable valeur.
Voici quelles étaient les règles adoptées pour la fabrication des monnaies avant 1666. Des orfèvres, des banquiers ou d'autres entrepreneurs la prenaient à bail, comme une ferme, moyennant un bénéfice proportionné au nombre de marcs qui devait être frappé, ou pour une somme fixe indépendante de la quantité de marcs fabriqués. La Cour des monnaies surveillait si le titre et le poids étaient bien conformes au traité. En 1662, le bail comprenait la fabrication dans toute la France. Les principales clauses de ce bail donneront une juste idée des principes de l'époque sur ces matières. Le roi s'était engagé envers les fermiers à ne laisser sortir du royaume aucun ouvrage d'or ou d'argent, à interdire absolument le cours des monnaies étrangères, et même à défendre aux affineurs de fondre ces monnaies sans la permission du fermier. En outre, celui-ci avait le droit d'acheter, de préférence à tous autres, au prix du tarif, toutes les matières dont il aurait besoin.
Colbert, par malheur, approuvait bien une partie de ces entraves, mais il y en avait quelques-unes, particulièrement celles qui s'opposaient à l'exportation de l'orfèvrerie française, dont il comprit tout l'inconvénient. Cependant, les règles en vigueur étaient si anciennes, le préjugé général les croyait tellement indispensables, que lorsqu'il s'agit, en 1666, de renouveler le bail des monnaies, Colbert ne trouva pas de fermier qui voulût s'en charger à d'autres conditions. Habile à profiter de l'occasion qui s'offrait à lui, il s'empressa d'adopter, pour la fabrication des espèces, une forme d'administration qui tenait tout à la fois de la régie et de l'entreprise. A partir de cette époque, les directeurs des divers hôtels des monnaies achetèrent, fabriquèrent, vendirent, avec les fonds et pour le compte de l'État, moyennant un prix fixe par marc, et sous la surveillance d'un directeur général des monnaies chargé de rendre compte au Conseil de la fabrication et des frais[422].
On sait quel prix les gouvernements ont attaché de tout temps à augmenter la masse du numéraire en circulation. L'opération principale de Colbert sur les monnaies témoigne de cette préoccupation. Il y avait alors en France une grande quantité de pistoles d'Espagne et d'écus d'or qui n'étaient pas de poids. On les décria; mais, en même temps, on invita les particuliers à les porter aux hôtels des monnaies, où ils reçurent un poids équivalent en monnaies françaises, sans déduction des droits dits de seigneuriage et de fabrication; expédient très-habile assurément, et qui, tout en attirant dans le royaume une grande quantité d'or et d'argent d'Espagne, eut sans doute aussi pour résultat d'accroître proportionnellement la masse des denrées ou des objets fabriqués que la France vendait à ce pays[423].
Quant au commerce de l'or et de l'argent, il ne paraît pas que Colbert se soit dégagé, à cet égard, des préjugés contemporains. Un écrivain des plus compétents, l'auteur de l'Histoire financière de la France, a dit que ce minisire «accorda aux négociants et banquiers la liberté de trafiquer des matières d'or et d'argent en barres, lingots ou monnaies étrangères, et de les transporter dans toutes les parties du royaume, ce qui jusqu'alors avait été interdit par les ordonnances[424].» Quant à ce qui concerne l'exportation au dehors du royaume, deux lettres de Colbert lui-même établissent qu'elle fut au moins sujette à des restrictions. Dans la première, du 31 octobre 1670, ce ministre recommande à un sieur Derieu, à Lille, de ne pas laisser sortir d'argent des pays conquis sans un passeport. La deuxième, du 6 novembre suivant, est adressée à M. de Souzy, intendant à Lille, auquel Colbert envoie un arrêt contre la sortie de l'argent en barres et en réaux[425]. Enfin, deux autres lettres de la même année, relatives à l'importation des métaux précieux, constateraient de nouveau, s'il en était encore besoin, l'extrême sollicitude de Colbert pour le commerce.
«L'on m'a donné advis, écrivait-il à un de ses agents à Rouen, le 4 avril 1670, qu'il est arrivé au Hâvre de Grâce deux vaisseaux de Cadis qui ont apporté un million d'or et d'argent; j'ai esté un peu estonné de n'avoir pas reçeu cet advis par vous, veu que vous sçavez qu'il n'y a rien qui puisse estre plus agréable au roy que de semblables nouvelles. N'y manquez donc pas à l'advenir, et surtout de me mander le nombre et la quantité des marchandises qui auront esté chargées sur ces vaisseaux[426].»
L'autre lettre, datée du 15 août, est adressée à l'intendant de Bretagne. Celui-ci lui avait transmis une plainte des négociants de Saint-Malo, qui assuraient qu'il viendrait une plus grande quantité d'argent dans le royaume s'il valait autant que dans les pays étrangers. A cela Colbert répondit qu'il «avouait n'avoir pu jusqu'à présent comprendre cette réclamation; que, si les négociants de Saint-Malo voulaient lui en faire la démonstration, peut-être y trouverait-il quelque expédient; mais qu'à dire vrai il croyait qu'ils auraient beaucoup de peine à lui persuader que les espèces valaient moins en France qu'en Angleterre et en Hollande[427].»
On a pu voir en quelque sorte, à travers le temps, la joie que dut éprouver Colbert en apprenant l'arrivée de ces deux navires qui portaient 1 million au Havre. Un million d'or et d'argent! Dans leur concision énergique, ces mots résument toutes les illusions de l'époque relativement au rôle commercial des métaux précieux. Pour Colbert, en effet, c'était une satisfaction bien autrement vive de voir arriver ces navires avec une cargaison d'un million en espèces qu'en marchandises. Et pourtant, les marchandises sont aussi de l'argent, et, avant d'avoir atteint leur forme dernière, elles auront employé des milliers de bras, doublé, triplé de valeur. Mais c'était la grande erreur de l'époque. Toutes les nations voulaient faire leurs retours en numéraire, c'est-à-dire vendre sans acheter. C'est ce qui fut cause que le commerce avec l'Espagne fut alors si recherché; c'est ce qui fit encore que ce malheureux pays, appauvri par l'émigration de tous les hommes d'énergie qui allaient chercher fortune en Amérique; entouré, sollicité de tous côtés par la multitude des vendeurs, succomba bientôt sous sa richesse et par sa richesse même. Sans doute l'échange de nos denrées ou de nos marchandises contre de l'or était avantageux au royaume; mais cet avantage eût été double si la France eût reçu, en retour, une valeur susceptible d'un nouveau travail, ou qui lui eût épargné un travail onéreux. Puis, une fois l'Espagne ruinée, épuisée, que devinrent nos bénéfices et ceux de tous les peuples qui commerçaient avec elle? Ils se réduisirent à rien. Voilà ce que l'on avait gagné en poursuivant la folle idée de vendre sans acheter, ou de vendre beaucoup et d'acheter peu[428]!
On a évalué comme il suit la quantité du numéraire existant en France à diverses époques:
| En 1683 | 500,000,000 | liv. |
| En 1708 | 800,000,000 | |
| En 1754 | 1,600,000,000 | |
| En 1780 | 2,000,000,000 | |
| En 1797 | 2,200,000,000 | |
| Sous l'Empire | 2,300,000,000 | |
| En 1828 | 2,713,000,000 | |
| En 1832 | 3,583,000,000 | |
| En 1841 | 4,000,000,000 |
Si ces évaluations étaient justes, le budget central, qui s'élevait à 114 millions en 1683, aurait absorbé un peu moins du cinquième du numéraire[429]. Aujourd'hui cette proportion serait beaucoup plus élevée, et le chiffre du budget formerait environ le tiers du capital circulant. Mais ces données sont-elles exactes? Cela est au moins douteux. En effet, l'administration de la monnaie n'a conservé pendant fort longtemps aucunes données officielles à ce sujet. Il importe donc de ne pas demander aux documents qui précèdent, ce qu'ils ne peuvent fournir, c'est-à-dire une conclusion.
CHAPITRE XIV.
Détails sur la famille de Colbert.—Dot qu'il donna à ses filles.—Ses vues sur le marquis de Seignelay, son fils aîné.—Mémoires que Colbert écrivit pour lui.—Mémoires pour le voyage de Rochefort et pour le voyage d'Italie.—Instruction de Colbert à son fils pour l'initier aux devoirs de sa charge.—Rôle politique de Paris au XVIIe siècle.—Mémoire du marquis de Seignelay annoté par Colbert.—Le marquis de Seignelay obtient la survivance de la charge de son père et la signature, à l'âge de vingt-un ans.—Lettre de reproche que lui adresse Colbert.
Si jamais ministre eut quelque droit à faire participer les siens aux avantages de sa position, à les associer à sa fortune, ce fut Colbert. On a vu par sa lettre à Mazarin ce qu'il avait fait pour ses frères du vivant même du cardinal. L'un d'eux, Nicolas Colbert, fut nommé évêque de Luçon en 1661, puis d'Auxerre, où il mourut en 1676. Le marquis de Croissy, ambassadeur en Angleterre pendant plusieurs années, devint plus tard ministre des affaires étrangères. Son troisième frère, François Colbert, comte de Mauleuvrier, fut chargé d'un commandement important dans l'expédition de Candie. Je ne parle pas de son cousin Colbert du Terron, intendant de marine à Rochefort, et de plusieurs autres membres de sa famille auxquels il confia de hauts emplois. Quant à ses trois sœurs, l'une d'elles, Marie Colbert, mariée à Jean Desmarets, intendant de justice à Soissons, fut la mère de Nicolas Desmarets, dont il a déjà été question, et qui remplit la charge de contrôleur général des finances de 1708 à 1715. Les deux autres, Antoinette et Claire-Civile Colbert, embrassèrent la vie religieuse, et l'on trouve dans la collection des dépêches adressées à Colbert un grand nombre de leurs lettres qui témoignent en même temps de l'affection et de la déférence qu'elles avaient pour lui[430].
Vers 1650, à l'époque où le cardinal de Mazarin lui donnait les premiers témoignages de sa faveur, Colbert, conseiller d'État à vingt-neuf ans, avait épousé Marie Charon, fille du seigneur de Menars. Il eut de ce mariage neuf enfants, qui, par son crédit et par leurs alliances, parvinrent aux plus éminentes positions de l'administration, du clergé ou de l'armée. Quand il s'agit de perdre Fouquet, Colbert avait fait un grief au surintendant de s'être donné une importance extraordinaire, exorbitante, en mariant ses filles aux familles les plus puissantes et les plus titrées du royaume. Dix ans s'étaient à peine écoulés que ce ministre, au comble de la faveur, ne trouvait plus de parti trop élevé pour ses enfants. L'indication sommaire de leurs grades et de leurs alliances, vers 1680, donnera une juste idée de la puissance et du crédit de cette famille, inconnue en France trente ans auparavant.
Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, né en 1651, nommé ministre secrétaire d'État de la marine en survivance, en 1671, mort en 1690;
Jacques-Nicolas Colbert, archevêque de Rouen, de l'Académie Française, mort en 1707;
Antoine-Martin Colbert, colonel du régiment de Champagne, blessé à Valcourt le 16 août 1689, mort de ses blessures le 2 septembre suivant[431];
Armand Colbert, tué à Hochstedt le 13 août 1704;
Louis Colbert, comte de Linières: d'abord abbé de Bonport et prieur de Nogent-le-Rotrou, il prit l'épée à la mort de son frère, Antoine-Martin Colbert, et lui succéda dans la charge de colonel du régiment de Champagne;
Charles Colbert, comte de Sceaux, blessé à Fleurus en 1690, mort de ses blessures;
Joséphine-Marie-Thérèse, mariée au duc de Chevreuse le 2 février 1667;
Henriette-Louise, mariée à Paul de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, le 21 janvier 1671;
Marie-Anne, mariée à Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, le 12 février 1679[432].
Ainsi, pour être de nouvelle noblesse, la famille de Colbert n'en payait pas moins glorieusement sa dette à la patrie. Trois fils morts sur le champ de bataille attestent que le sang de l'ancien marchand de Reims n'était pas à coup sûr moins généreux que celui des plus anciennes familles du royaume dans lesquelles les trois filles de Colbert entrèrent par leur mariage. La dot donnée à chacune d'elles fut de 400,000 livres, ce qui, vu le nombre de ses enfants et l'époque du premier mariage, porte sa fortune à 10 millions environ, somme à laquelle Colbert lui-même l'estima plus tard[433].
Cependant, il ne suffisait pas d'avoir acquis une grande considération personnelle et des biens immenses. Colbert avait pu observer que l'anéantissement des familles les plus brillantes et des plus colossales fortunes suit de près leur éclat, si rien n'en soutient la splendeur et n'en alimente la source. Il avait même sous ses yeux un exemple des plus déplorables en ce genre, dans une famille aux affaires de laquelle il avait consacré, par reconnaissance, des soins nombreux, infinis, sans aboutir à rien, celle de Mazarin, où tout le monde semblait frappé de folie, et qui, faute du plus simple bon sens, était en train de dissiper une fortune de plus de 50 millions, fruit maudit en quelque sorte des rapines du cardinal. Il fallait donc, à l'imitation de ses collègues de Lionne et Le Tellier, se préparer un successeur parmi les siens, le faire élever en conséquence, obtenir du roi pour lui la survivance de ses charges, tout au moins de la plus importante, et viser ainsi à soutenir, sinon à augmenter encore dans l'avenir le crédit et la position qu'il aurait laissés à ses autres enfants. Naturellement, ses vues se portèrent sur son fils aîné. On a déjà vu que cette éducation lui causa bien des chagrins, et que, désespérant d'en venir à bout par la douceur, il aurait, s'il faut en croire l'abbé de Choisy, administré plus d'une fois des corrections passablement violentes au jeune marquis de Seignelay, coupable de ne pas se prêter assez docilement et assez vite aux grands projets qu'on avait sur lui. Doué d'un tempérament impétueux, ardent, dont il fut la victime, à peine âgé de trente-neuf ans, celui-ci avait peine en effet à se plonger dans l'étude de toutes sortes de traités sur la législation, l'administration, la théologie, que son père faisait faire exprès pour lui par les hommes les plus remarquables du temps. Néanmoins, à mesure que les années arrivaient, cette riante perspective d'être secrétaire d'État de la marine à vingt ans produisit sur lui son effet inévitable, et, lorsqu'il eut atteint sa dix-huitième année, son éducation théorique étant à peu près terminée, Colbert résolut de la compléter par quelques voyages à Rochefort, en Angleterre, en Hollande et en Italie.
A cet effet, toutes les fois que le marquis de Seignelay était sur le point d'entreprendre un de ces voyages, Colbert, s'arrachant pour quelques heures au grand courant des affaires, écrivait pour lui une instruction détaillée, minutieuse, pour lui servir de guide, l'accompagner de loin en quelque sorte, et lui faire connaître les points à examiner plus particulièrement. Ces instructions, où la prévoyance de l'homme d'État se mêle à la sollicitude paternelle la plus ingénieuse et la plus vigilante, sont, avec le Mémoire sur les finances pour servir à l'histoire, les pièces les plus importantes qui nous soient restées de Colbert. On trouvera les plus essentielles reproduites en entier à la fin de ce volume[434]. Il est cependant indispensable d'en donner ici quelques extraits.
Mémoire pour mon fils sur ce qu'il doibt observer pendant le voyage qu'il va faire a rochefort.
«Estant persuadé comme je le suis qu'il a pris une bonne et ferme résolution de se rendre autant honneste homme qu'il a besoin de l'estre, pour soutenir dignement, avec estime et réputation, mes emplois, il est surtout nécessaire qu'il fasse toujours réflection et s'applique avec soin au règlement de ses mœurs, et surtout qu'il considère que la principale et seule partie d'un honneste homme est de faire toujours bien son debvoir à l'égard de Dieu, d'autant que ce premier devoir tire nécessairement tous les autres après soi, et qu'il est impossible qu'il s'acquitte de tous les autres s'il manque à ce premier. Je crois lui avoir assez parlé à ce sujet en diverses occasions pour croire qu'il n'est pas nécessaire que je m'y estende davantage; il doibt seulement bien faire réflection que je lui ay cy-devant bien fait connoistre que ce premier debvoir envers Dieu se pouvoit accommoder fort bien avec les plaisirs et les divertissements d'un honneste homme en sa jeunesse.
«Après ce premier debvoir je désire qu'il fasse réflection à ses obligations envers moi, non-seulement pour sa naissance, qui m'est commune avec tous les pères, et qui est le plus sensible lien de la société humaine, mais mesme pour l'élévation dans laquelle je l'ai mis, et par la peine et le travail que j'ai pris et que je prends tous les jours pour son éducation, et qu'il pense que le seul moyen de s'acquitter de ce qu'il me doibt est de m'aider à parvenir à la fin que je souhaite, c'est-à-dire qu'il devienne autant et plus honneste homme que moi s'il est possible, et qu'en y travaillant comme je le souhaite il satisfasse en même temps à tous les debvoirs envers Dieu, envers moi et envers tout le monde, et se donne bien en même temps les moyens sûrs et infaillibles de passer une vie douce et commode, ce qui ne se peut jamais qu'avec estime, réputation et règlement de mœurs.»
Colbert insistait ensuite pour que son fils commençât la lecture de toutes les ordonnances sur la marine, visitât l'arsenal et tous les bâtiments dans le plus grand détail, se fît expliquer les fonctions de tous les officiers, s'assurât si l'on tenait un livre pour l'entrée et la sortie des matières, chose indispensable pour le bon ordre, etc., etc. Le mémoire se termine comme il suit: